Calmann-Lévy, éditeurs (p. 352-372).

VII


Jacqueline avait espéré trouver, en arrivant à Blancheroche le lendemain de son déjeuner avec Marken, une lettre d’excuses et d’implorations. Mais il n’y avait pas de lettre, il n’y en eut pas les jours suivants, ni jamais. Elle dut garder en soi la grande amertume de ne pas comprendre sous l’action de quel étrange travail intérieur il avait suffi de dix minutes pour transformer l’ami conquis, ému si profondément, en homme grossier, désireux de l’insulter, et qui ensuite ne donnait plus signe de vie. Jamais invités ne lui parurent plus mornes, plus sots, d’un égoïsme plus épais que ceux dont elle dut s’occuper six semaines durant. André aussi se mêla d’ajouter à son ennui par celui qu’au retour il témoigna de n’avoir pu amener avec lui la dame de Bretagne. Jacqueline, qui avait besoin de s’intéresser à quelque chose, s’intéressa à cette mélancolie ; elle fut affectueuse. Débarrassés de leurs hôtes à la mi-novembre, ils eurent, au coin du feu, de longues causeries moroses et presque tendres. Ensemble, ils examinèrent l’absurdité de la vie, l’ennui des plaisirs mondains, le vide de la plupart des sentiments ; après ces importantes constatations, ils en vinrent à se féliciter mutuellement sur l’agrément solide que leur donnait leur amitié sauvée des orages ; cela ne les remit pas de bonne humeur, mais ils en furent rapprochés. Lorsque, quinze jours plus tôt qu’elle, M. des Moustiers revint à Paris, il eut, en quittant Jacqueline, une petite émotion délicate qu’elle partagea.

Seule à Blancheroche, elle cultiva son spleen avec un soin savant. Bien résolue, d’abord, à faire attendre ce pardon que Marken n’avait pas demandé, elle adoucissait chaque jour les termes de la réponse qu’elle entendait faire à la lettre qu’il devait écrire. Les âpres ironies du début, la mélancolie désabusée, la clémence finale lui encombraient la pensée. Elle s’affirmait que bientôt elle ne songerait plus à Étienne, sa dignité lui en imposait l’obligation. Elle se préparait à cet oubli en y pensant sans cesse. Elle avait aussi une impression qui l’affaiblissait. Pour qu’il eût retrouvé si vite après les baisers, la douceur, l’espoir offert, sa mauvaise personnalité cynique, il fallait qu’elle se fût trompée en croyant avoir une telle prise sur lui. Se souvenant des infidélités d’André, de sa rupture avec le petit poète, de l’oubli d’Erik Hansen, des fins piteuses de tant de flirts ébauchés, elle se persuadait qu’il y avait en elle quelque manque d’énergie vitale, qui la rendait impropre à exciter un de ces grands sentiments complets qu’elle souhaitait, comme elle avait souhaité — tout aussi vainement — faire d’elle-même un être libre, puis secourir la douleur humaine. Elle ne pouvait être ni adorée ni bienfaisante et la certitude de son incapacité à se réaliser s’insinua en elle et la rendit misérable. Elle chercha dans la musique un rappel de cette énergie ambitieuse de bien faire, qui, à Bayreuth, l’avait poussée vers Erik et Léonora dans l’espoir d’une vie supérieure, et vers André dans l’espoir d’une vie ardente. Mais elle ne retrouva rien de la belle exaltation. Quand elle désespérait de cette reconstitution d’elle-même, qu’elle essayait de tirer des accords héroïques de Siegfried, elle jetait la partition et prenait celle de Tristan. Pendant des heures, elle jouait le troisième acte, l’acte de l’attente, du désir vénéneux, de la mort amoureuse et libératrice, et s’y brisait les nerfs. Cette musique-là ne manquait pas à faire son office. Dès les accords sourds qui montrent l’immensité désespérante et vide de la mer, le souvenir d’Étienne s’imposait plus fort, et il se rapprochait à mesure que s’approfondissait le drame du désir mortel. Elle voyait tout contre elle ces yeux extraordinaires qui parlaient comme une voix brûlante, prenaient comme des mains avides, se posaient comme des baisers voraces, ces yeux qui un moment avaient été siens et qui maintenant devaient exercer sur d’autres leur pouvoir dominateur.

Lorsqu’elle en avait assez de cette musique, elle se jetait sur un divan et y restait longtemps à se répéter que personne ne l’aimait, ni ne l’avait jamais aimée, qu’elle était seule pour toujours, et qu’aucune faculté ne restait assez vivante en elle pour qu’elle pût encore éprouver la beauté des ciels, le mystère des chefs-d’œuvre, puisque décidément il n’y avait pas d’amour sur cette triste terre, pas d’amour, à peine un peu de désir — non le désir meurtrier de Tristan — mais cette envie d’un instant qui s’efface aussitôt que satisfaite, ou tourne en haine quand on la déçoit.

À peine rentrée à Paris, elle prit un refroidissement et dut se coucher avec un gros accès de fièvre. Le malaise empoisonné de la grippe, qui décourage le plus solide entrain vital, agit sur elle comme un désastre. Elle eut l’espoir de mourir du mal qu’elle avait à la tête, défendit sa porte et ne reçut pas même Léonora, qui venait chaque jour prendre de ses nouvelles. On n’ouvrait pas les rideaux de sa chambre ; toute une semaine, elle resta dans l’obscurité, n’allumant l’électricité que pendant la visite du médecin, ou pour prendre un cachet, boire une tasse de lait, entrer dans sa baignoire et en sortir. Le docteur lui trouva une dépression démesurée à son état, il lui donna de la strychnine à hautes doses et lui fit des injections de cacodylate. L’énergie de la médication réussit. Un matin, elle eut envie de se lever, de manger, regretta d’avoir un peu maigri, encore que cette maigreur et sa pâleur augmentée lui fissent ce regard d’au delà et de dangereuse lassitude qu’on voit aux belles jeunes femmes qui viennent d’être malades.

Elle ne toussait plus ; on l’autorisa à recommencer les douches froides dont elle avait l’habitude ; elle prit du jus de viande et sentit qu’elle était guérie, reposée, curieuse des visages amis, des concerts, et qu’elle désirait se commander des robes. L’activité lui revenait ; elle pensa affectueusement à ses pauvres ; la note mensuelle du marchand de vins qui nourrissait la mère Gambier lui rappela cette excellente dame, et, du même coup, le petit peintre dont elle avait si bizarrement fait la connaissance ; pendant cinq minutes, elle se demanda ce qu’il devenait. Puis, dans un moment de sincérité, elle reconnut que ce n’étaient ni les bons Audichamp, ni Léonora, ni son couturier, ni ses miséreux, mais bien Étienne qu’elle souhaitait rencontrer, afin de savoir si décidément tout était fini entre eux. Depuis la strychnine, le cacodylate et le jus de viande, elle ne croyait plus à leur rupture définitive.

— C’est aujourd’hui, n’est-ce pas ? l’inauguration au Petit Palais ? Irez-vous ? dit-elle à son mari, en déjeunant, un matin.

— Oui, il doit y avoir du bel objet dans cette collection. J’ai rencontré Marken, qui y est allé pendant qu’on installait ; il m’a parlé de livres extraordinaires. Venez avec moi, ça vous amusera ; vous êtes très bien aujourd’hui ; il ne vous reste de la grippe que juste assez de noir sous les yeux pour avoir l’air un peu tendre… Vous êtes bien jolie, madame ! Comme on va vous le dire !…

— Moins qu’on ne vous dira que vous êtes beau, répondit-elle avec un air de paresse câline que prennent les femmes sous la flatterie.

— Hélas ! Pauvre moi ! Dites, vraiment, Jacquelinette, croyez-vous que je vieillirai un jour ? Je me demande ça parfois. Je suis d’ailleurs bien décidé à ce qu’il n’en soit rien ; mais, quand même, on n’est jamais sûr.

— Non, vous ne vieillirez pas. Et je vais vous dire pourquoi. Vos yeux ont reflété tant de regards de femmes éprises que nulle ne pourra jamais y aller voir sans risquer de perdre un peu la tête… Ce sont des étangs perfides, pleins de noyées qui appellent les passantes.

— Mauvaise !… Vous pourrez bien vous y regarder sans risque, dans mes pauvres yeux.

— Mais, André, au contraire, j’y risquerais infiniment… si je m’y risquais… Aussi… Je ne voudrais pas aventurer notre amitié, à quoi je tiens tant… Vous souvenez-vous combien j’ai été insupportable et ridicule avant de savoir quel ami exquis j’avais en vous ?

— Oh ! non, je ne vous ai jamais trouvée ridicule, il s’en faut ! Même, je vous avoue que votre méchanceté est un de mes chers souvenirs. J’ai eu la mégalomanie d’imaginer que vous m’aviez aimé passionnément, et je ne renoncerai pas volontiers à cette idée là. Je vous suis reconnaissant de cela presque autant que du bonheur que vous m’aviez donné. Et puis…

— Et puis ?…

— J’ai compris qu’il appartenait à la femme unique que vous êtes de créer entre nous ce sentiment d’amitié trouble, à base de désir de ma part — ne vous y trompez pas — et fait chez vous d’indulgence, de souvenirs, et, par moment, d’un peu d’émotion, qui met dans ma vie une saveur extraordinaire.

– De sorte que vous êtes content ainsi ?

— … Oui, avec la pointe d’amertume nécessaire à toute jouissance fine… Et vous, êtes-vous contente ?

— Moi… Je trouve que vous êtes le seul homme avec qui on puisse vivre, tant vous avez de tact et d’esprit. Je suis parfaitement votre amie.

— Je le sais, chérie. Tout ce qui vient de vous est parfait ; la joie de votre amour l’a été, le regret aussi de l’avoir perdu, et l’étrange plaisir de notre amitié. À aucune époque de notre vie, je ne vous ai, je crois, mieux aimée.

— Et… vous n’êtes pas jaloux, naturellement ?

— Je ne me permets pas de m’interroger là-dessus. De quel droit ?…

— Vous avez dit, un jour, que c’était le droit de l’homme…

— Ai-je dit ça ?… En tout cas, ce ne serait que lorsque l’homme possède la femme, et non lorsqu’il l’a perdue par sa stupidité. Mais… pourquoi ne pas l’avouer, après tout ? Oui, je suis jaloux, car je sais qu’on vous aime, et je vois que ce n’est pas pour vous déplaire. Mais je vous connais si bien ! Vous êtes incapable de vous risquer tout entière dans une petite histoire de flirt. Il faudrait que vous aimiez, et cela…

— Vous croyez que c’est impossible ?

— Non. Mais très improbable. La femme que vous êtes devenue, depuis que la désillusion dont j’ai été cause vous a révélée à vous-même, ne peut aimer qu’un homme assez fort pour être son maître, et résolu à se comporter en esclave… C’est à cela que conduisent les émancipations intellectuelles et sentimentales que préconise Léonora. Or, l’homme qui satisfait à ce programme…

— Oui, vous avez raison, il n’existe pas… Eh bien, je vais m’habiller et vous me mènerez au Petit Palais.

Le déjeuner était fini depuis longtemps ; elle se leva, André la suivit, et, comme ils entraient dans le salon :

— Cette conversation m’a donné une prodigieuse envie de vous embrasser, dit-il ; ça se fait entre amis, et savez-vous qu’il y a presque trois ans que ça ne m’est arrivé ?

Il l’avait prise à la taille.

— Embrassez-moi, si vous y tenez ! dit-elle, avec un rire un peu nerveux.

Il lui baisa les paupières, puis rapidement les lèvres. Elle se dégagea.

— Est-ce que vraiment on s’embrasse comme ça entre amis ? Au moins, n’en laissez rien Barrois, dit-elle avec un effort de gaieté.

— En ce moment, je ne suis plus très sûr de mon amitié… et vous, Jacquelinette ?… Vos chers yeux sont troubles. Vous aussi, vous venez de vous souvenir.

— Peut-être… oui, je crois que vous avez raison… je me suis souvenue.

— Eh bien ?…

— Eh bien, je vais m’habiller, décidément… C’est très mal, savez-vous, d’être infidèle — même en pensée — à cette pauvre Jeanne d’Audibert.

— Croyez-vous que je lui sois fidèle quand je l’embrasse en pensant à vous ?

— Quelle horreur !

— Pour elle ?…

— Mais non, pour moi !

— Comme vous vous trompez ! On ne peut faire à une femme d’hommage plus complet que de la ressentir pendant qu’on en aime une autre.

— Je ne suis pas de votre avis. Je trouve que c’est la pire injure. Mais ne discutons pas là-dessus : ce n’est vraiment pas une conversation d’amis… mariés… Dans vingt minutes, je serai prête. Dites qu’on attelle, voulez-vous ?


Ils arrivèrent au Petit Palais à l’instant précis où le Président de la République effectuait sa sortie. Il y avait sur les marches des gens en redingote, le chapeau à la main. Les portières des voitures claquaient, le ministre de l’Instruction publique donnait les dernières poignées de main à quelques-uns de ses hommes liges, déférents, préoccupés, pleins de sourires et d’espoirs variés.

Dès la première salle, Jacqueline aperçut un groupe qui menait grand bruit parmi des agitations, des fourrures somptueuses, des plumes. C’étaient les Audichamp, madame Steinweg verdâtre et belle au-dessus de son étole de renard noir, Léonora, les Lurcelles, la petite marquise de Mascrée dans les zibelines garnies d’alençon de sa corbeille.

On se rejoignit : il y eut des exclamations tendres, et de ferventes colères. Comment ! Jacqueline était revenue et on n’en savait rien, quand on l’attendait avec une telle impatience !

On s’informa de sa grippe avec sollicitude. Elle répondit rapidement, puis, changeant de sujet, demanda les nouvelles récentes, car elle n’était plus au courant de rien, n’ayant guère écrit ni reçu de lettres pendant les dernières semaines de son séjour à Blancheroche. On lui annonça deux mariages prochains, dont un sensationnel, une opération de la veille, trois accouchements, une brouille et quantité de maladies.

— Et puis il y a l’histoire Marken, dit madame Steinweg.

— Quelle histoire ? demanda Jacqueline.

Et, prise d’un soudain intérêt pour un portrait du xviiie siècle, elle s’arrêta, cherchant avec obstination une signature absente.

— On ne sait pas bien les détails, expliqua madame d’Audichamp ; il paraît que cette petite Marken faisait des farces avec ses airs d’être jalouse… Le mari a tout découvert, cet automne… Oh ! il a été très bien, vraiment. Il pouvait divorcer… Tout le monde divorce, à présent ; et puis, dans ce milieu-là… Mais non. Il s’est expliqué de ça avec moi très discrètement, avec un tact… et du cœur aussi… Il se reconnaît des torts, figurez-vous ! Il lui a pardonné, à cette petite imbécile… et, de fait, elle ne vaut pas même la peine qu’on lui garde rancune… Seulement, il l’a réexpédiée dans sa famille ; il lui fait une grosse pension, et il est débarrassé d’elle. Franchement, c’est tout bénéfice.

— Quand se sont produits ces drames ? demanda Jacqueline distraitement.

— Au mois de septembre, dit madame Steinweg d’un air informé. Imaginez-vous que, justement, il venait de liquider cette affaire quand il est venu aux Louveteries pour le mariage de Sonia. Il n’avait pas l’air d’un homme à qui des choses pareilles viennent d’arriver. Ah ! il se possède, celui-là… Quelle idiote que cette femme… avec un mari pareil !

— C’est vrai, il est correct et bien élevé, dit madame d’Audichamp.

— Vous êtes très liée avec lui, chère madame, puisqu’il vous fait ses confidences ! remarqua Jacqueline.

— Ma foi, oui ; depuis mon retour, je le vois tout le temps. Il me plaît, ce garçon ; c’est un original et, en somme, je ne crois pas un mot de tous ces potins qu’on a faits sur lui. Et il est d’une obligeance ! Et influent, avec ça, on ne s’imagine pas… Il m’a obtenu un bureau de tabac que je sollicitais inutilement depuis deux ans pour la veuve du colonel Rameure. Je n’ai eu qu’à lui en parler ; ça a été fait en un clin d’œil. Et puis, la semaine dernière, il a fait entrer le fils de mon régisseur dans une compagnie d’assurances… Tenez, c’est lui qui m’a eu des places pour la réception de Norlet à l’Académie… La duchesse de Franclieu n’a pas pu en avoir, elle qui connaît Haussonville et Vogüé depuis leur naissance… Il a la main dans tout, cet homme-là, positivement. Ce matin encore, monsieur de Lurcelles est allé chez le ministre de l’Intérieur avec une recommandation de lui, et il a été reçu… Oui, il est très précieux, notre Marken ; alors, vous comprenez, on n’utilise pas les gens à ce point-là sans se familiariser avec eux.

— Oui, évidemment, dit Jacqueline. Où vont-elles ? Ceci avait trait à madame Steinweg et aux deux marquises qui s’écartaient. Comme font toujours les femmes réunies dans un endroit où on vient pour regarder des objets exposés, le groupe avait piétiné, irrésolu, se débandant, se rejoignant tout à coup, ne voyant pas les vitrines les plus intéressantes, prenant racine au milieu des salles, les yeux vagues et errants. André des Moustiers, ayant aperçu l’organisateur de l’exposition, était parti avec lui.

— Si nous nous dirigions un peu ? proposa Jacqueline.`

Et, prenant le bras de Léonora :

— Viens, laissons-les, allons regarder les ivoires.

Elle l’entraîna de façon à mettre une distance entre elles et les autres, puis, s’arrêtant :

— Je suis contente de te retrouver, ma chère vieille ! dit-elle.

Son accent avait une chaleur sincère ; elle était vraiment contente. C’était peut-être la sensation riche et ambitieuse de la convalescence qui lui donnait envie de vivre, d’être gaie et bonne. Léonora n’ayant rien répondu, elle ajouta, avec plus de tendresse que de reproche…

— Méchante fille, tu es toujours fâchée ? Tu ne m’as pas écrit depuis six semaines.

— J’ai eu tant à faire ! répondit mademoiselle Barozzi.

En l’abordant, Jacqueline avait remarqué sa mine tirée, son amaigrissement, son air las et agité.

— Tu n’es pas bien, fit-elle.

— Je suis éreintée. C’est vrai. J’ai trop travaillé. Le mauvais diable de l’ambition m’a empoignée. J’écris, figure-toi !

— Tu as bien raison ! Quoi ?

– De la musique, naturellement. J’ai fait un quatuor depuis que nous nous sommes vues, ça m’a rendue enragée. On ne sait pas, sans l’avoir essayé, comme c’est difficile de bâtir un quatuor raté ! Nous n’avons plus la finesse, la patience, la discrétion, le sens intérieur enfin, qu’il faut à ces œuvres qui ressemblent à des causeries alternées où le cœur et l’esprit se racontent, suspendent leurs confidences pour écouter une réponse délicate ou moqueuse, la reprennent entre le sourire et la mélancolie. Maintenant, quand on écrit un quatuor, on y fourre des effets d’orchestre, on pousse à la sonorité, on est bête, enfin ; moi, du moins ! Mais je fais pire encore.

— Quoi donc ?

— Eh bien ! vraiment, je rougis de l’avouer — enfin… J’ai commencé un opéra ! Ah ! ne me dis pas ce que tu penses de ça, ce n’est pas la peine ! Je me suis tout dit. Mais que veux-tu ? je ne peux pas m’en empêcher. J’ai une espèce d’inquiétude, de bouillonnement, qui ne se calme qu’en composant… Mon poème est très beau : une légende norvégienne ; c’est Erik qui me l’a rapportée. Il y a de la douleur là dedans, tant qu’on en veut ; c’est très musical, la douleur… Je te raconterai. Je travaille la nuit. C’est pour ça que j’ai cet air vanné. Ça me détraque, mais tant pis !… J’ai de bons moments. Les jours de pluie, ou quand j’ai la migraine et la disposition de mon sens critique, je me rends compte que c’est très mauvais ; mais, pendant que je travaille, je ne sens plus que la joie de me délivrer de toute cette musique qui tourne dans ma tête. Tu m’as mise bien en colère, l’été dernier, quand tu m’as dit que j’étais amoureuse d’Erik ; mais, depuis, j’ai compris ce qui te donnait cette idée. Il y avait en moi quelque chose d’incompréhensible, de fou ; c’était ça… pas autre chose, je t’assure !

— Mais, je te crois, je te crois ! C’est assez naturel, ça devait aboutir ainsi. Ce doit être très beau, ce que tu fais.

— Stupide, totalement, et non pas seulement détestable ; c’est je ne sais quoi de malsain, de bas, de grossier.

— Ah ! bonne Léo, quelle chance ! Tu te souviens de m’avoir injuriée parce que Wagner me bouleversait !… « Le vieux sorcier sensuel », comme tu l’appelais… Toi aussi, tu vas dans la tour de Klingsor ; tant mieux ! c’est un bon endroit pour les musiciens !

— Ma foi non, la vraie musique, ce n’est pas cette brutale attaque à la moelle épinière, c’est la haute liberté que donnent Bach et Beethoven, mais… Enfin voilà, il ne me vient que des harmonies immorales ; ne ris pas, il n’y a pas de quoi ! Et, en les écrivant, je suis ivre, folle, heureuse. Après ça, je dors, et je me réveille avec des sensations d’alcoolique. Tu ne me reconnais pas, hein ?

— Guère, mais je crois que je t’aime mieux ainsi. Nous pourrons peut-être nous comprendre enfin. Est-ce que tu as renoncé aussi aux théories sur l’indépendance, la responsabilité, toutes ces grandes machines ?

— Certes pas ! Je pense de même, je vis de même… et je continuerai.

— … Oui, dit Jacqueline d’un ton qui concentrait en soi tout le doute. Es-tu contente, au moins, maintenant que tu as trouvé la passion dont tu avais besoin ?

— Quelle façon étrange de dire les choses tu as toujours !… la passion dont j’avais besoin !…

— Dame ! c’en est bien une, rien n’y manque ; tu as même des remords. Qui est-ce, ce jeune homme qui te salue ? il me semble que je connais sa figure.

— Mais oui, c’est ton amoureux, Roustan, le peintre, tu sais bien !

— C’est vrai, je ne me rappelais plus sa tête, et puis il est habillé comme tout le monde : ça le change prodigieusement. Je crois qu’il a bien envie de venir causer… C’est ça ; le voilà qui s’amène ; il suit son instinct ce garçon-là ! Tiens, il connaît les Audichamp.

Elles s’étaient arrêtées. Madame d’Audichamp, suivie du jeune homme, s’approcha.

— Ma chère Jacqueline, laissez-moi vous nommer monsieur Roustan, un peintre du plus grand talent. Il vient de commencer mon portrait ; c’est d’une ressemblance ?… vous verrez !

— Mais je connais monsieur, je l’ai rencontré déjà chez une vieille personne qui est notre amie commune, dit Jacqueline avec un grand sérieux.

— Qu’est-ce encore que cette histoire ! s’écria madame d’Audichamp. Pourquoi m’avez-vous demandé de vous présenter à madame des Moustiers, puisque vous la connaissez ?

Jacqueline tira le peintre de l’embarras convulsif où elle l’avait mis en donnant une version fort arrangée de leur rencontre ; à son tour madame d’Audichamp expliqua que, sur la recommandation de Marken, Roustan était allé en octobre aux Louveteries pour essayer le portrait de madame Steinweg, et qu’il en avait fait une telle merveille que M. d’Audichamp lui avait immédiatement commandé celui de sa femme.

– À mon âge, avec la figure que j’ai !… Quelle idée, n’est-ce pas ? Mais ça fera plaisir à ma fille après mon décès… Du reste, je ne me repens pas d’avoir consenti… Je ne sais comment monsieur Roustan s’y prend, mais il est arrivé à faire de moi quelque chose qui a un air.

— Ce sera un très grand air, si j’ai la fortune que ce soit le vôtre, dit Roustan, en s’inclinant un peu.

Et Jacqueline admira que deux mois de fréquentations mondaines eussent suffi à enseigner la courtisanerie au voisin de la mère Gambier.

— Vous devriez vous faire peindre par lui, ma chère, continuait madame d’Audichamp ; on ne s’ennuie pas une minute. Il raconte des histoires… Par exemple, ses histoires… Enfin !… Et puis il vient à domicile… Il dit qu’il faut représenter les gens dans leur ambiance… c’est bien ça, n’est-ce pas, monsieur Roustan ?

— Exactement, madame… Voilà monsieur Marken là-bas, il ne nous voit pas. Voulez-vous que j’aille le chercher ? Il n’y a personne comme lui pour vous montrer tout ce bibelot-là. Il comprend si bien les choses d’art !

— Oui, c’est ça, amenez-le, dépêchez-vous ; on dirait qu’il s’en va ; il ne sait pas que nous sommes là.

Jacqueline vit Roustan rejoindre Marken. Au lieu de faire le mouvement instinctif de se retourner, Étienne resta immobile, évidemment il hésitait à obéir. Il se décida enfin, et revint vers le groupe des femmes, tassées en ce moment devant des émaux limousins.

Madame des Moustiers avait décidé qu’un air de froideur et de distraction convenait à la circonstance. Mais, dès que de loin leurs regards se furent rencontrés, elle lui sourit. L’inquiétude s’effaça du visage de Marken et Jacqueline fut toute envahie d’un plaisir fier. Sa jeunesse, la beauté des choses qui l’entouraient, la couleur du jour, le parfum de sa toilette lui devinrent sensibles et grisants.

Madame d’Audichamp et madame Steinweg accaparèrent Marken, et, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, l’accablèrent de questions désordonnées.

Jacqueline marchait à quelque distance et seule. Ce groupe familier, qui allait devant elle, lui paraissait concrétiser, avec cette éloquence nette qu’ont les faits, l’instabilité palpitante de la vie et ce travail qu’elle opère sur les volontés, les convictions, les événements, comme un maître retouche le dessin hésitant d’un élève. Elle sentait que tout bouge incessamment dans les êtres et autour d’eux ; que vivre, c’est changer perpétuellement ; que rien n’est fixe, et qu’être telle et être là impliquait pour elle comme pour tous l’inéluctable nécessité d’être différents et d’être ailleurs dans la seconde suivante. Elle comprenait l’absurdité de vouloir se raidir dans une attitude définitive. La désagrégation et la reconstitution incessantes de tout, idées, sentiments, conditions, apparences, s’affirmaient. Ce renouvellement perpétuel, cette magnifique et féconde incertitude, au lieu de la troubler, l’affermissait dans sa conviction que chacun a droit à parachever son développement en se reniant lui-même pour subir la loi de l’heure. La seule obligation qu’on ait envers soi et envers autrui, c’est la sincérité ; elle avait été sincère en prenant Léonora pour la force, Erik Hansen pour la logique, André pour la passion ; sincère, en méconnaissant Marken ; tous les termes du problème étaient déplacés et maintenant, si elle s’avouait son erreur et cherchait des solutions nouvelles, c’est qu’elle était sincère toujours.

Elle écoutait la voix métallique d’Étienne qui lui arrivait par instants, et un demi-sourire orgueilleux tirait sa lèvre.

Tout à coup, elle s’arrêta, s’appuyant à l’angle d’une table. Elle avait vu à dix pas Erik Hansen qui la regardait. Sa joie intime s’altéra, elle eut une hésitation, puis, résolument, marcha vers lui.

Il avait cet aspect de vieillesse précoce que laissent après eux les grands délabrements de l’organisme ; en s’approchant elle s’aperçut que ses cheveux avaient blanchi par places. Que venait-il faire dans cette inauguration officielle ? La chercher, elle n’en douta pas un instant. Elle était près de lui et lui tendait la main.

— Vous m’avez reconnu ? dit-il, avec un lent sourire de malade.

— Pensiez-vous que je vous eusse oublié ?

— J’en étais certain.

— Vous me jugiez mal. Êtes-vous souffrant ?

— Non… et vous, êtes-vous heureuse ?

— Heureuse !…

Elle eut une belle expression amère et ironique. La figure tourmentée d’Erik Hansen venait d’ouvrir en elle la douloureuse source du souvenir. L’instant précédent, elle acceptait comme une joie et comme une richesse ce changement de toutes les choses, qui permet à chaque individu de vivre plusieurs vies ; maintenant elle ne percevait plus que l’horreur de la destruction de ce qui a été cher un moment. Cet homme à l’aspect vaincu avait baisé ses lèvres, pourquoi, elle ne savait plus ; son mari, qu’elle apercevait de loin causer et rire, avait été pendant des mois le principe de sa joie, et de cela aussi elle ne pouvait plus comprendre la raison ; et cet autre, qu’elle voyait la regardant impérieusement, il l’avait tenue dans ses bras, il l’aimait aujourd’hui, l’aimerait-il demain ? Non sans doute, puisque tout s’efface. Elle voulut savoir que non, qu’il est des choses durables, qu’Erik se souvenait, lui ; elle dit :

— Vous êtes content de me revoir ?

— Je ne pensais pas que cela dût jamais plus arriver.

— Est-il possible que vous ayez gardé la mémoire de moi, pareille pendant tout ce temps, et… votre promesse ?

– Oui, dit-il d’un tel accent qu’elle sut que c’était vrai.

Alors, cette désireuse de tous les cœurs éprouva une angoisse à l’idée de ne pas jouir encore de celui-ci ; elle eut un regard merveilleusement tendre.

— Il faut nous revoir, causer… Je crains que vous ne soyez irrité contre moi.

— Non… Pourquoi ? Je savais.

— Vous ne savez rien ! Où pourrons-nous nous rencontrer ?

Il hésita. Il était extrêmement pâle, non d’une fugitive pâleur d’émotion, mais de cette lividité fixe qui colle au masque des mourants. Elle craignit de le voir tomber, terrassé par le mal mystérieux qui semblait travailler en lui.

— Vous souffrez ; voulez-vous vous asseoir ? demanda-t-elle.

— Non, c’est inutile… Vous avez raison, il faut que nous causions ensemble encore une fois… encore une fois… cela vaudra mieux… Il faut que vous sachiez… Je n’ai pas le droit d’occuper une place dans votre souvenir.

Elle vit passer dans son regard cette âme étrangère qui se substitue à leur âme dans les yeux des fous. Roidissant son courage, elle dit :

— Samedi au Louvre, à midi, dans la salle des David… il n’y aura personne.

Il accepta d’un signe de tête. Elle lui serra la main et s’éloigna rapidement. L’étrangeté de ce visage lui faisait peur comme un cauchemar. Était-ce la maladie seule qui avait ainsi brisé cet homme dont la douceur cachait tant d’énergie profonde ? Elle rejoignit ses amis, le cœur trouble, incapable d’entendre les mots que disait Étienne, au sujet d’une tapisserie gothique devant laquelle il avait arrêté le groupe des femmes.

Au moment où elle avait abordé Erik, André, qui causait avec Léonora à l’autre bout de la salle, avait dit d’un ton moqueur :

— Tiens, voilà Jacqueline en conférence avec votre bon ami… Il habite donc Paris maintenant ?… Que fait-il ? Est-ce qu’il s’occupe d’objets d’art ?

— Oui, il s’intéresse beaucoup à toutes ces choses.

— Quelle dégaine extraordinaire il a ! fit André.

Et tous deux, pendant un instant, restèrent silencieux, observant la conversation de Jacqueline et du libertaire.

— C’est déjà fini… Il paraît qu’ils n’avaient pas grand chose à se dire. À moins pourtant que ce ne fût tellement intense que trois paroles aient suffi… Vous êtes toujours en intimité avec ce Scandinave ?

— Je l’aime beaucoup, répondit Léonora en détournant la tête.

— Trop ?

— Ne plaisantez pas là-dessus ; ça m’est pénible.

— Je ne plaisante pas, il s’en faut. J’ai toujours peur…

— De quoi ?

— Qu’on ne me prenne le peu que j’ai de vous. Cet individu vous aime, ou vous a aimée. Je l’ai vu à notre première rencontre. Même, c’est ce jour-là que j’ai commencé à être jaloux de lui. Ah ! ça ne date pas d’hier. Mais parlons d’autre chose…

— Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas.

— Tant mieux !

— Je vous demande sérieusement de vous expliquer, dit Léonora avec une agitation piteuse. Il y a sous vos réticences un doute qui me blesse affreusement. Déjà, dans vos lettres, cet été, j’ai senti que vous aviez une idée que vous ne disiez pas… Je vous en prie.

— Eh bien… oui, je vous dirai cela, un de ces jours, chez vous. Mais pas maintenant… pas ici. Est-il possible que vous soyez à ce point indifférente que vous ne voyiez rien du trouble dans lequel je suis ?

Elle n’eut pas le loisir de répondre, la bande de madame d’Audichamp les rejoignait. On en avait assez des bibelots, on allait prendre le thé chez Colombin.