Calmann-Lévy, éditeurs (p. 195-213).

TROISIÈME PARTIE


I


Les rumeurs d’été venaient battre contre les murs du Louvre, et y mourir. La grande cour enfermait un cube de silence. L’ombre bleue du bâtiment semblait immuable, comme peinte sur le sol. Midi sonnait à l’horloge. Des copistes sortaient du musée. L’heure brûlait : immobile à force d’ardeur.

Léonora échappant à l’excessive lumière pour entrer dans la soudaine fraîcheur de la salle égyptienne, vit Erik Hansen qui marchait vers elle.

– Pourquoi m’avez-vous donné rendez-vous ici ? dit-il. C’est une drôle d’idée de se retrouver dans un musée quand on ne s’est pas vu depuis — savez-vous combien de temps ? — j’ai fait le compte en vous attendant — il y a neuf mois et cinq jours !

– Je vous ai écrit de venir ici parce que c’est le seul endroit frais de Paris, et, à cette heure-ci, les gardiens mêmes sont évanouis dans l’espace. Nous serions moins seuls chez moi : ma jeune bonne adore écouter aux portes, c’est une manie congénitale, on n’y peut rien. Et puis ça tient peut-être à ce qu’elle a l’oreille à hauteur de serrure.

— Je suis allé deux fois chez vous sans vous rencontrer. Vous l’a-t-on dit ?

— Je suis souvent dehors. J’ai des masses de leçons.

— Qu’y a-t-il, Léo ?

— Pourquoi demandez-vous ça ?

— Ah ! vous avez pris des façons de femme ! Vous questionnez au lieu de répondre… Je vous demande ça parce que vous parlez pour faire du bruit devant votre pensée. Parce que vous n’avez pas de plaisir à me voir. Parce que vous êtes maigre, et que vous avez l’air obsédé.

— Je vais très bien. Au moins, je le suppose. Mais si j’ai un air singulier, vous ne me le cédez en rien, et vous avez une mine !…

— Je viens de voyager très vite… j’ai des ennuis.

— Quoi !

– Ce sont des choses qui n’appartiennent pas qu’à moi. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez que je n’étais pas adaptable à ce que je voulais faire… Je renonce.

– Tant mieux ! Vous avez des regrets ?

— Non, de la fatigue et un écœurement !… Tenez, regardez — il désignait le buste en marbre de la « femme inconnue » devant lequel ils étaient arrivés en marchant par les salles — croyez-vous que ça ne vaut pas mieux que toutes les rêvasseries qu’on fait pour le perfectionnement de l’humanité ? Être un bon ouvrier d’idéal, travailler en cherchant humblement l’âme de secrète beauté du réel, qu’est-ce qu’on a de mieux à faire ? Si chacun, enfermé dans un endroit bien clos, s’entêtait à tirer de soi-même l’œuvre d’art, de pensée ou de bonté immédiate dont le potentiel est en lui, la vie deviendrait plus facile pour tous.

— C’est nouveau, ça ! Qu’a-t-il bien pu vous arriver ?

– Rien. Je me suis aperçu que j’avais usé plus de temps et de substance cérébrale, pour redresser les idées des gens dont j’ai partagé les risques sans accepter les chimères, qu’il n’en aurait fallu pour écrire un livre utile… À quoi bon ? Mais à quoi servent les efforts qu’on fait ? Est-ce que vous croyez encore à la perfectibilité de l’homme, vous ? Moi, j’ai renoncé à ça aussi. Nous nous imaginons que nous sommes plus doux à la souffrance que les contemporains d’Othon le Grand… C’est bien possible ! Mais la faculté et les causes de la souffrance ont augmenté plus vite que la bienveillance, et le niveau du bonheur ne s’est pas élevé, ni ne s’élèvera. On n’atteint que les symptômes des maladies morales comme des maladies du corps, on n’atteint pas le processus morbide… car la maladie, c’est la vie. Souffrir, c’est l’irréductible loi… On change le nom de la douleur, on la déplace, on ne la supprime ni ne la diminue.

— Erik ! c’est vous qui dites ces choses !

— Oui, c’est moi ! Exactement ! J’ai cru — j’y crois encore – à un avenir où tout le monde aura du pain et des loisirs… La belle affaire !… Autrefois, manger à sa faim et être libre de développer son intelligence me paraissait suffisant pour ce fameux bonheur général auquel on s’intéresse, tant qu’on croit qu’il y a quelque part un bonheur particulier à soi réservé… Maintenant je trouve ça stupide !

— Pourquoi ?

— Mais parce que quand tout le monde aura le temps de regarder en soi-même, on s’inventera de nouvelles tortures.

— Non, car la raison sera fortifiée chez des êtres que n’abrutira plus l’excès de travail.

— Oui, oui, je sais, c’est la vieille histoire ! Les religions oubliées ! L’esprit scientifique pénétrant les masses, refaisant les mœurs ! Plus de parents idiots élevant des enfants scrofuleux, tuberculeux ou cardiaques ; tous les hommes avec une santé de fer et un esprit libre… On ne verra plus que des gens doués d’un parfait sens critique. Ni dégénérescence, ni tares ataviques, l’équilibre partout… la joie universelle.

— Naturellement, vous me l’avez dit assez souvent : en ôtant la maladie et l’injustice, on met chacun en état de ne plus attribuer aux autres inconvénients de la vie que l’importance qu’ils ont, vraiment ; donc, on est plus heureux.

— Ah ! que non ! Savez-vous ce qui arrivera, dans ces temps où on aura supprimé les paysages et où il n’y aura que des choses d’acier ou de cuivre au lieu d’arbres, où tous les torrents seront dans des tuyaux, et lorsqu’il ne restera plus, pour inciter le rêve, que la mer, l’indomptable mer, et le ciel ?… Il arrivera que deux ou trois faibles êtres en régression vers le passé, voyant un soir le soleil mourir, auront le cœur gonflé d’une détresse imprévue ; le désir périmé de l’impossible leur tordra les nerfs, et les pleurs, les cris, la magnifique misère de ceux-là tenteront les bons équilibrés vers le besoin de sentir au delà de leurs forces, vers l’inutile désespérance… C’est quand l’humanité sera solidement rationalisée, bien nourrie, instruite et sceptique, qu’on y verra éclater comme des pestes des crises de lyrisme vénéneux et des souffrances plus corrodantes qu’aucune de celles que nous avons connues, car on y sera mal préparé : personne ne saura plus cet art de souffrir si nécessaire à l’âme multiforme.

Erik parlait d’une voix indifférente. Sa figure était diminuée, ses yeux luisaient trop, sertis dans des ombres violettes, Léonora dit doucement :

— Vous l’aimez toujours ?

— Qui ?

— Erik, si je vous blesse, un mot suffira pour que je me taise, mais ne mentez pas avec moi.

— Non… Je suis las, d’ailleurs, de ne jamais entendre son nom que dans mon crâne où il sonne la folie. Parlez-moi d’elle. Qu’est-elle devenue pendant que j’étais en Amérique ?

— Rien n’est changé, apparemment du moins. Elle a passé tout l’été dernier à Paris. Ensuite elle est allée à Blancheroche, sa propriété, en octobre et novembre ; puis après, en Italie — sans son mari. — Elle était avec les Lurcelles ; elle n’est rentrée qu’au mois de mars, elle est encore ici en ce moment. Que voulez-vous que je vous dise d’autre ?

— Ce qui se passe en elle.

— Il faudrait le savoir. Elle ne me raconte plus rien… depuis longtemps déjà. Je ne la comprends pas… Je ne l’ai jamais comprise. Elle est insaisissable… Savez-vous que je me suis demandé parfois si elle ne vous aimait pas ?

— Elle a parlé de moi ? que disait-elle ?

— Oui, elle a parlé de vous, l’autre année, pendant les deux mois qui ont suivi votre départ. Elle avait des manières bizarres, contraintes, nerveuses, elle qui manœuvre si bien sa figure et sa voix… Du reste, elle était comme ça avec vous aussi. Vous n’avez pas pu ne pas le remarquer, les deux fois que vous vous êtes rencontrés chez moi en avril. J’ai cru qu’il y avait un secret entre vous, mais… je me trompe sans doute.

— Oui, tout à fait… Je ne l’ai vue que chez vous, et, au parc Monceau, un matin où je lui ai dit…

– Vous ne l’avez pas mise au courant des choses que vous faites ?

— Grand Dieu ! non ! Et vous non plus, j’espère !

— N’ayez pas peur. Je ne suis pas complètement folle ! Mais pourquoi avez-vous si peur, au fait ? Vous en avez pâli davantage encore.

— Elle aurait un tel mépris de moi !

— Qui sait ?… les femmes aiment le danger… des autres.

— Pas elle !

— Pardon ! je ne voulais pas l’insulter.

— Je sais, Léo, je sais. Vous l’aimez, vous aussi !… Vous rappelez-vous quelques-uns des mots qu’elle a dits à mon sujet ?

— C’était toujours peu de chose. Quand je lui ai appris que vous aviez quitté Paris, — j’ai raconté que vous alliez organiser des coopératives et fonder un journal pour les ouvriers, — elle est devenue blanche. Elle a détourné la conversation ; évidemment, elle avait peur d’en dire plus qu’elle ne voulait…

— Et puis ?

— Elle demandait de vos nouvelles, presque tous les jours. Elle vous citait lorsqu’elle affirmait quelque chose. Elle disait : « Il penserait cela, il jugerait ainsi. » Pendant des semaines, votre souvenir l’a hantée.

— Et après ?

— L’été, je ne l’ai pas beaucoup vue. Quand je suis allée la retrouver à la campagne, en octobre, elle n’as pas une seule fois prononcé votre nom, pendant tout mon séjour… Pardon, pauvre Erik, je vous fais plus mal ?

— Non. Il faut de l’étonnement pour ajouter au mal qu’on a. Et je ne suis pas étonné… Ça devait être ainsi. Pourquoi penserait-elle à moi ?… Elle aime toujours son mari ?

— Oh ! non, certes non ! Elle s’est très vite consolée de son grand désespoir… Leur vie a été difficile pendant quelque temps. Elle était très dure avec lui… Il a eu une patience !… Il a fait ce qu’il a pu. Mais la vanité de Jacqueline n’a pas pu pardonner.

– Soyez tranquille, si elle ne pardonne pas, c’est qu’elle l’aime encore… Il aura son heure. Il est si séduisant, ce personnage !

— Vous vous trompez. Je vous garantis qu’elle ne l’aime plus, si tant est qu’elle l’ait jamais vraiment aimé ! Maintenant, les choses marchent tranquillement ; elle ne s’occupe plus de lui. Ils se voient aux repas et sortent ensemble le soir. Elle le traite comme on fait d’un indifférent trouvé dans une gare, et avec qui on cause sans trop songer à ce qu’on dit, en attendant les deux trains qui vont emmener chacun dans une direction opposée.

— Et, dites encore, cet apaisement s’est-il produit au moment où elle a cessé de parler de moi ?

— Quelle étrange question !… Attendez, que je cherche… Voyons, mais oui, vous avez raison, ça a coïncidé.

— A-t-elle de nouvelles relations ? Qui voit-elle beaucoup en ce moment ?

— Ah ! je comprends votre idée !… Mais là encore, vous vous trompez… Il y a toujours les mêmes gens autour d’elle : les Audichamp, les Lurcelles, madame Steinweg, Lamare, Allemanne, Barrois, et toute la bande de ses snobs habituels… Ah ! il y a les Marken, qu’elle voit un peu plus souvent. Vous savez le Marken du Prométhée vengé ?…

— Oui, je le connais. C’est un individu inquiétant. Il sait trop de choses, sur trop de gens… et pas par hasard… Alors elle le voit souvent ? Très souvent ?

— Non, pas très souvent. Les Marken ne vont chez elle qu’aux grandes réceptions, mais elle le rencontre un peu partout, je crois.

— Amoureux d’elle ?… Bien entendu ?

— Je ne sais pas trop. Puisque vous le connaissez, vous devez vous rendre compte que ce n’est pas un cœur ouvert à deux battants… S’il sait les affaires des autres, on ne sait pas les siennes… Je n’avais jamais songé qu’il pût être amoureux de Jacqueline ; l’amour n’est pas ma préoccupation fixe, et le flirt, ce n’est guère le genre de Marken. Cependant…

— Cependant, quoi ?

— Je pense… Lui et sa femme qui ont toujours été aimables avec moi, mais sans plus, se sont depuis un an jetés à ma tête. Ils m’invitent tout le temps. Marken a voulu que je donnasse des leçons d’accompagnement à sa femme, qui joue bien du piano, c’est tout ce qu’elle sait faire, cette dinde noire ! Et puis Marken passe son temps à me rendre service… Je me suis souvent demandé, sans y rien comprendre, d’où lui venait cette passion de m’obliger… Car ça n’est pas saint Vincent de Paul, après tout !

— Et vous croyez qu’il veut avoir auprès de madame des Moustiers une répondante de l’excellence de son âme ? Il vous parle beaucoup d’elle ?

— Non. Jamais… Il ne parle pas des gens : il en fait parler. Ça me frappe, maintenant que vous attirez mon attention là-dessus. Je ne suis pas avec lui dix minutes qu’il faut que je prononce le nom de Jacqueline, c’est irrésistible. Est-ce curieux que je ne m’aperçoive de ça que maintenant !

— Sa femme n’est pas jalouse de madame des Moustiers ?

— Non, elle se localise sur les actrices ; et puis cette jalousie-là, c’est surtout un moyen d’empêcher qu’on regarde dans ses affaires. Elle témoigne à Jacqueline beaucoup de servilité, parce qu’elle l’utilise pour augmenter ses relations. Elle va partout maintenant, on la supporte, à cause du mari.

— Il a des succès dans le monde ? Il plaît à madame des Moustiers ?

— Il l’ennuie moins que les autres. Il est renseigné sur tout et il s’est fait une attitude d’insolence qui la repose des bonnes façons mondaines. Mais s’il lui plaisait tant que ça, je suppose qu’elle ferait mieux que de l’inviter quand elle a deux cents personnes, et de rendre à madame Marken une visite sur dix…

— Comment savez-vous qu’ils se rencontrent souvent dans le monde ? Est-ce que vous y allez ? Ou bien vous parle-t-elle de lui chaque fois qu’ils se sont vus ?

— Quel interrogatoire ! Non, je ne vais pas dans le monde, excepté pour y jouer. Non, elle ne me parle pas de lui. Je sais les faits et gestes de Marken par madame Steinweg, dont la sœur est une de mes élèves de violon. Madame Steinweg s’est toquée de Marken et n’a jamais fini de raconter des histoires sur lui.

— Comment est-elle ? Gaie ? Triste ?

— Ce n’est pas madame Steinweg que vous voulez dire, je pense ? Comment est Jacqueline ?… Un peu différente. Elle a plus d’indépendance d’allures. Si elle voulait quelque chose, elle le voudrait plus énergiquement, je crois. Elle n’est ni gaie, ni triste. Elle doit s’ennuyer. Elle s’occupe d’une foule de choses, mais sans ardeur vraie. Elle continue à voir des pauvres. Elle est généreuse, bonne même, mais elle met de trop belles robes pour aller chez eux. Elle a souvent des déconvenues avec ses protégés, et elle les raconte avec beaucoup de verve. On dirait que ça l’amuse de ne pas réussir dans ses charités, et qu’elle continue pour se donner un plaisir d’ironie.

— Vous vous voyez constamment ?

— J’ai pris l’habitude d’être là comme un tampon, au temps où le ménage marchait si mal.

— Vous êtes très liée aussi avec monsieur des Moustiers ?

— Un peu… Il a souffert de cette rupture, j’ai eu pitié de lui.

— Il est capable de souffrir ? Je ne l’aurais pas imaginé. Mais dites, Léonora, depuis près de deux ans qu’ils sont séparés, il a dû avoir bien des aventures ?

— Je crois que non.

— Il vous l’a dit ? Positivement ? Et vous l’avez cru ?

— Je n’y vois rien d’impossible, il est très changé.

— Vous êtes sa confidente ?

— Je suis son amie.

— Il vient souvent chez vous ? Deux fois par semaine ? ou trois ? Davantage sans doute ?

— Comment le savez-vous ?

— Je le devine. Vous dit-il combien il vous trouve belle ?

— Jamais ! Voyons, Erik, êtes-vous fou ? Que supposez-vous ?

— La vérité. Si monsieur des Moustiers se convertit, c’est qu’il désire celle qui le prêche.

— Je vous plains. Il faut que vous souffriez beaucoup pour devenir à ce point injuste, grossier et inintelligent ! dit Léonora avec une soudaine violence.

— Je ne suis rien de tout cela. Mais… je vous ai aimée, vous le savez, bien que vous ne m’ayez jamais permis de vous le dire. J’ai gardé pour ce qui vous touche une prescience susceptible. Vous ne voyez pas combien vous êtes différente de vous même. Il y a de la peur dans vos yeux si braves. Ma chère, si chère Léo, vous avez cessé de juger cet individu parce que vous l’aimez. Ah ! vous êtes bien libre ! Et ça ne me regarde pas… Tout de même, je ne peux m’empêcher d’être irrité, quand je vois la créature d’orgueil et de liberté que j’admirais, abdiquer pour prendre rang dans la liste des mille et trois de ce séducteur de salon.

– Et moi, j’éprouve quelque chose d’analogue, quand je vous vois m’insulter pour satisfaire à la haine que vous inspire monsieur des Moustiers, et cela seulement parce qu’il est le mari d’une femme dont vous avez envie !

Erik toucha le bras de mademoiselle Barozzi d’un geste tendrement autoritaire.

— Taisons-nous un moment. Il faut nous apaiser. Nous allons nous faire trop de mal, dit-il.

Elle obéit. Ils étaient devant un des esclaves de Michel-Ange et le regardaient, pensifs :

— Ah ! la belle image de nos pauvres cœurs ! dit enfin Erik dont la voix s’était calmée. Comme nous sommes bien tels : des Titans liés, avec l’illusoire puissance de nos muscles inutiles ! Quand serons-nous assez forts pour que nos passions n’oppriment plus notre vouloir, comme ces liens de marbre enserrent la beauté lamentable de ce corps captif. Pourquoi le besoin d’aimer, cette cime de l’énergie vitale, est-il mêlé de tant d’angoisse ?… Les idées, les grands espoirs, tout est à la merci d’un regard, du pli d’une bouche… Ne reviendrons-nous jamais à l’amour brutal et sain qui s’assouvit dans un plaisir simple, sans que les rêves s’y infiltrent, nous saturant de leur poison ?… Une femme en vaut une autre… Qu’est-ce donc que cette démence qui nous obstine à vouloir une créature particulière, à ne vouloir qu’elle, à lui donner tant d’importance que la nature, l’humanité, tout disparaisse, qu’il n’y ait plus qu’elle au centre du monde déserté ? L’amour, l’exécrable amour, conduit à admettre la dualité de l’être… Il nous fait sentir notre âme non seulement différente de notre corps, mais indépendante de lui, errante, seule et torturée, loin de cette loque qu’elle oublie… Ce n’est que le désir physique, qui engendre ces folies… et pourtant, cet amour égaré finit par abolir la conscience même du désir !… On ne souhaite plus posséder… Cela ne suffirait pas ! Le néant seul serait assez grand pour combler une telle avidité… On veut la mort… Ah ! Léo, si vous aviez accepté mon affection calme et digne de nous deux, nous aurions été sauvés ! Mais non, ce n’était pas possible… Et puis, je vous aimais mal, sans doute, puisqu’il m’a suffi de regarder dans ces yeux, où un peu de musique avait mis son trouble passager, pour me détacher de vous en un instant… Tout de suite je lui ai appartenu irrévocablement. Elle m’a arraché de mon devoir, car je vous ai menti tout à l’heure…

— Pauvre ami ! En quoi avez-vous menti ?

— En disant que j’abandonnais par lassitude ces compagnons d’autrefois. Ce n’est pas vrai ! C’est parce que je veux être libre ; habiter la ville qu’elle habite ; n’avoir la pensée prise par rien d’autre qu’elle… Et tout cela, pour avoir cru qu’il y avait en elle la puissance d’un tel amour, et que peut-être… Mais non, je n’espère rien. Je ne désire pas… Il me suffirait de la voir… de regarder le mouvement de sa vie dans les colorations alternées de son visage et les lueurs mobiles de ses indéchiffrables yeux… Voyez-vous, Léo, quand nous cultivons en nous le sens de la pitié, nous y ouvrons de prodigieuses sources de douleur. Car la pitié est curieuse du secret des âmes, elle en a la faim, la fureur. Ah ! posséder une âme, y entrer, la retenir… Mais c’est là l’impossible… c’est le rêve qui rend fou et qui tue…

Tendrement Léonora dit :

— Pauvre Erik ?… J’avais toujours pensé que vous tomberiez de votre orgueil. Vous n’êtes qu’un passionné, un pauvre passionné.

— Et vous ? Qu’êtes-vous d’autre ?

— Moi ! Je ne sais rien des troubles dont vous venez de parler. Si j’avais, quelque jour, la honte de sentir cela en moi… je ne ferais pas comme vous. Je m’éloignerais de qui me le ferait éprouver.

Les yeux d’Erik pesaient sur elle, et elle détourna la tête.

— Il va falloir que je m’en aille, dit-elle.

— Où ?

— Donner sa leçon d’accompagnement à madame Marken.

— J’irai avec vous jusqu’à la porte. Je n’ai pas le courage de vous quitter encore.

— Comme vous voudrez.

Ils sortirent du musée silencieusement.

Quand ils eurent marché quelque temps :

— Expliquez-moi ces Marken, dit Erik en s’arrêtant pour regarder, par-dessus le parapet, l’eau du fleuve où le soleil faisait pétiller son insupportable éblouissement.

— Ce sont des gens qui échappent à l’analyse. Ils ont l’air de réciter des rôles dans un décor mal planté, qui menace de leur tomber sur la tête. Rien n’est réel dans leur existence. Au moins, j’en ai l’impression. Il y a un grand luxe chez eux, madame Marken s’habille chez Doucet, lui a des automobiles ; l’appartement est trop petit pour le nombre des domestiques qui y circulent. Ils donnent des dîners extravagants. Marken doit dépenser des fortunes chez les fleuristes. On voit chez madame Steinweg des corbeilles invraisemblables envoyées par lui ; chez Jacqueline aussi, du reste.

— Il lui donne des fleurs ? À quel propos ?

– Sans aucun à propos… Comme ça. Je me souviens d’avoir entendu André… monsieur des Moustiers, s’en étonner comme vous. Marken a inauguré ce système, un jour de musique chez madame Steinweg. Jacqueline avait fait un compliment du panier d’orchidées qui était là, et tout de suite Marken a dit : « Vous permettrez peut-être, madame, à la fleuriste qui a arrangé ces fleurs — je la protège, elle est très intéressante, pauvre femme ! – de vous envoyer parfois des bouquets ? » Ça avait l’air du coup de la recommandation, d’un tapage de charité. Jacqueline a répondu : « Oui, donnez-moi son adresse, je m’en occuperai ». Le soir même, elle a reçu un monceau de roses entortillées de tulle noir ; c’était joli, du reste. Depuis, ça a continué. On n’y fait plus attention. Il doit agir ainsi avec toutes les femmes qui le reçoivent… Et, pour commenter ces façons somptueuses, on rencontre dans son antichambre des têtes d’huissiers et d’usuriers ; je connais ces gens-là, j’en vois souvent, ils ont un regard acide qui ne trompe pas. Quelque-fois, pendant les leçons, auxquelles il assiste toujours, le valet de pied vient dire à Marken : « C’est la personne d’hier matin ». Il sort très vite et rentre avec une figure d’assassin. De temps en temps, quand je suis seule avec elle, sa grue de femme dit un mot qui fait deviner des ennuis d’argent. Ils me payent mes leçons vingt francs ; et, un jour, elle m’en a emprunté quinze pour régler une facture… Allemanne, le peintre, m’a dit qu’ils ne se maintenaient que soutenus par le syndicat de leurs créanciers.

— Oui, c’est la règle. On pourrait croire que créanciers et débiteurs ont des intérêts antagonistes… Pas du tout. Ils réunissent leur action. Le débiteur n’a qu’une idée : continuer à dépenser et ne jamais payer, les créanciers agissent au mieux pour lui fournir le moyen de faire de nouvelles dupes.

— C’est vrai, et comme c’est singulier ! Pour moi, tout ce que j’ai vu — et j’en ai vu, des gens détruits, par la dette ! — m’a persuadée que les usuriers avaient des cervelles de poètes et un chimérisme à nul autre pareil. L’argent est une sale chose qui détraque le bon sens de ceux dont le métier consiste à le faire travailler. Marken n’a pour toute fortune qu’une dette énorme, et il peut acheter n’importe quoi, pour n’importe quel prix. Si j’essayais d’en faire autant, ça ne réussirait pas.

— Il a du crédit.

— Oui. Est-ce assez fou : le crédit de Marken… Le crédit en soi, du reste ! Quelle extravagance, lorsqu’on le regarde au point de vue de l’absolu, que ce prolongement métaphysique de l’argent qui, dans ce cas-ci et dans beaucoup d’autres, ne s’appuie sur rien. C’est pareil à l’aboutissement de l’amour hors de la réalité, dont vous parliez tout à l’heure.

— Les deux idées voisinent. L’argent, comme l’amour, représente la domination… La vie ne nous apparaît plus comme un cercle fermé, mais comme une spirale qui monte dans l’inconnu. On veut aller toujours plus haut. Cet appétit de l’excessif, augmente à mesure que la vie multiplie ses formes. Pour le satisfaire nous avons besoin de la notion tout idéale du crédit, qui étend le domaine des possibilités, comme nous avons besoin de pousser l’amour au delà de son objet… en plein rêve… Tout cela ne vaut pas les joies qu’on trouve, lorsqu’on a le don de la solitude… Dès qu’on se mêle aux hommes, il faut posséder et vaincre. On devient mauvais… Chaque jour, j’admire davantage les âmes fines qui s’isolent dans l’ascétisme et la vision, comme faisait notre Werner… Puisque nous devons peupler l’espace avec les fantômes de notre imagination, n’est-ce pas plus pratique d’adorer le bon Dieu à grande barbe, fâché ou aimable selon le cas, et d’utiliser l’effort qu’il faut faire pour ne pas mourir, en se donnant la tâche de conquérir une éternité confortable ?

— Pas nécessaire ! Le bien accompli paye tout de suite l’effort qu’il coûte.

— Non, grande amie ! sans cela, vous seriez heureuse, et vous ne l’êtes pas. Pourquoi cela vous fâcherait-t-il, ce que je viens de dire ?

– Mais ça ne me fâche pas du tout !

— C’est que… vous avez rougi, et que je ne vous ai jamais vue rougir que de colère. Et puis vous avez une figure si étrange !

— Non, je vous assure, j’ai été seulement un peu surprise de vous entendre m’appeler « grande amie » ; c’est une expression dont vous n’avez pas l’habitude.

– J’ai tort. Rien ne vous convient mieux. Tous ceux qui approchent votre cœur devraient vous nommer ainsi, car vous êtes l’amie incomparable, et un grand être aussi.

— Non, je suis misérablement petite… Me voici arrivée.

– Déjà. Quand se revoit-on ? Et où ?

— J’irai chez vous. J’ai constamment des leçons… Chez moi, nous ne serions pas tranquilles.

— Bien… Vous n’avez pas perdu la clef de mon appartement ?

— Non, non. Je suis allée souvent en votre absence voir si tout était en ordre.

— Merci. Je suis toujours là jusqu’à midi. Mais si d’aventure j’étais sorti, vous m’attendriez ?

— Bien entendu. Dois-je dire à Jacqueline que vous êtes à Paris ?

— À quoi bon ?… Cependant, si vous pensiez qu’elle souhaitât me voir… Quelle absurdité ! Non, ne lui dites rien… À moins qu’elle ne s’informe de moi, naturellement… Vous comprenez ?

— Oui. Allons, adieu.

— Adieu. Nous nous aimons toujours, Léo ?

— Certes !… Même aux moments où l’un de nous s’obstine à méconnaître l’autre, nous restons si fraternels ! Voyez-vous, ce n’est pas en vain que nous nous sommes rencontrés à l’heure qui pour nous a été la meilleure quand tous les deux nous subissions la discipline de l’abbé Werner… Il nous avait fait de belles âmes claires et généreuses… Nous les avons abîmées depuis, mais le lien entre nous persiste et rien ne le cassera… Au contraire. J’ai toujours eu l’impression — ne me demandez pas de vous l’expliquer, par exemple ! — qu’à nous deux nous n’avions qu’un seul destin. Sans doute, en y regardant bien, on découvrirait que les grands incidents de notre vie intérieure se produisent à la même heure, et se ressemblent… Vous changez de route en ce moment… moi aussi, je songe à en changer… J’ai envie d’aller très loin, mener une existence calmée. Vous êtes las ? moi aussi… Nous nous apercevrons peut-être bientôt qu’il faut nous rejoindre pour finir ensemble loin des êtres qui n’ont rien pu… rien, ni nous comprendre, ni nous aimer…

– Vous voyez bien qu’il se passe quelque chose de grave en vous et autour de vous… Pourquoi n’est-ce pas de cela que nous avons parlé ?

— Il n’y a rien à dire… Ma fatigue s’accroît, comme la vôtre, voilà tout… Mais adieu, décidément. Je suis en retard déjà.

Elle entra sous la porte cochère. Erik reprit lentement sa marche. Il allait, sa grande taille courbée un peu, la figure brouillée, vieillie et incertaine.