Calmann-Lévy, éditeurs (p. 214-246).

II


— Madame, je crains que vous ne me pardonniez pas le guet-apens où je semble vous avoir attirée, dit Marken en s’avançant à la rencontre de Jacqueline, qu’un domestique venait d’introduire dans le salon.

Et il avait tant de sérieux dans les façons qu’elle admit presque l’hypothèse d’un véritable guet-apens. Elle demanda :

— Que se passe-t-il ? et tendit le bout de ses doigts.

— Une foule de choses lamentables. D’abord Morelli ne vient pas. Il a une extinction de voix, l’imbécile ! en plein juillet ! Rien n’est paradoxal comme un ténor !… Voilà déjà de quoi me mettre en très mauvaise situation,

— Ce n’est pas votre faute si Morelli est enrhumé. Vous ne pouviez deviner qu’il méditât rien d’aussi absurde, dit Jacqueline avec une fausse cordialité.

Elle ne s’était décidée à déjeuner chez les Marken que pour y entendre le grand chanteur italien ; la déception lui donnait de l’humeur.

— Évidemment, je n’ai aucune responsabilité dans le rhume de ce musicastre… Je pourrais vous dire même que je viens de recevoir le pneumatique qui l’excuse. Mais la vérité, c’est que j’ai su hier soir qu’il ne venait pas… Il était tout indiqué de vous téléphoner, vous ne vous seriez pas dérangée…

— Comment pouvez-vous croire ?…

— Ah ! madame, je vous en supplie, ne tentez pas d’être polie ! J’accepte d’être traité par vous comme un inférieur toléré, parce qu’il est bien entendu que j’ai la claire conscience de ma situation. Du moment où vous essayeriez de me duper avec de la courtoisie, tout cela ne serait plus supportable.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites.

— Je vais tâcher d’être plus clair… Vous vous êtes décidée à déjeuner ici parce que, en cette saison, vous n’aviez pas la chance d’entendre Morelli ailleurs. Il n’y a pas de Morelli ; il fallait vous avertir que le marché ne tenait plus. J’ai manqué de courage pour me priver de cette occasion qui, probablement, ne se retrouvera pas ; c’est de cela que je m’excuse.

— Je ne compte pas vous répondre. Madame Marken va bien ?

— Non, justement. C’est la seconde de mes mauvaises chances. Elle a depuis ce matin un gros accès de fièvre. Elle avait espéré pouvoir rester debout. Mais elle était trop souffrante, vraiment. Elle a dû se coucher il y a une demi-heure… De cela je ne pouvais vous avertir… Vous préférerez peut-être ne pas déjeuner seule avec moi.

Jacqueline avait envie de s’en aller sous un prétexte de discrétion, mais à l’attitude de Marken, elle vit qu’il la soupçonnait d’avoir peur de lui et elle décida de rester.

— Puis-je voir madame Marken ? demanda-t-elle.

— Puisque vous le voulez bien, je vais vous conduire auprès d’elle… Excusez-moi de vous faire traverser ma chambre : il n’y a pas d’autre chemin.

Jacqueline le suivait. Elle regarda curieusement la pièce où elle venait d’entrer. La coloration en était obscure et riche ; de beaux meubles hollandais aux architectures lourdes, aux détails compliqués, se dressaient le long des murs, des traits fins de lumière pinçaient le bord des moulures d’ébène que le temps avait polies ; les panneaux de noyer d’un beau ton rougeâtre luisaient ; des cuivres lisses avaient des préciosités d’orfèvrerie. Sur une table, un orchis jaune penchait au col étranglé d’un verre de Venise. Il y avait là une odeur de tabac d’Orient, amortie par des fraîcheurs d’essences diverses. Dans un angle vivement touché par la lumière, Jacqueline découvrit, au-dessus d’une grande table sculptée, une tête de femme, peinte à la détrempe, et qui lui ressemblait de telle sorte qu’elle s’en approcha, et dit en la désignant :

– Est-ce un portrait ?

Marken eut un moment d’embarras, puis répondit avec beaucoup d’indifférence :

— Non, c’est, je crois, une étude faite de chic par un peintre espagnol très inconnu, et sans grand talent, comme vous pouvez voir.

— Pourquoi achetez-vous de la peinture que vous trouvez mauvaise ?

— Est-ce que vous savez les mobiles de vos actes, vous, madame ? Vous avez bien de la chance ! Il me serait impossible de vous dire pourquoi j’ai tenu à avoir cette tête. Mais j’y tenais bien… Vous me prendriez en pitié si je vous racontais tout ce que j’ai fait pour me la procurer.

— Dites toujours. Ça m’amusera peut-être de vous prendre en pitié.

— Je n’en doute pas. Eh bien, voilà. J’ai vu ce tableau chez un marchand de la rue Laffitte, un jour que j’avais mal à la tête. Quand j’ai mal à la tête, je suis hors d’état de résister à mes désirs. Je suis entré, j’ai demandé à acheter la toile. On venait de la vendre à Dalton — vous savez le vieux Dalton qui est si riche et qui a de si beaux tableaux, bien qu’il n’entende rien à la peinture. – Il n’y avait pas à prétendre lui racheter celui-ci ; il tient d’une manière frénétique à tout ce qu’il possède. Cependant, comme j’étais résolu…

— Qu’avez-vous fait ?

— Ce qu’il fallait. Je me suis renseigné sur cet individu, supposant avec sagacité qu’il devait avoir quelque vice dont je pourrais me servir. J’ai appris qu’il était l’amant d’une petite actrice. Alors, vous comprenez, j’étais sauvé.

— Non, je ne comprends pas.

— C’est que vous n’avez pas l’instinct de l’intrigue, madame. Quand un homme de soixante-cinq ans a une maîtresse de vingt, on peut toujours parvenir à lui faire faire ce qu’on veut, ainsi que l’événement l’a démontré. Je connaissais la demoiselle, comme je connais toutes les théâtreuses ; je me suis arrangé pour la connaître au sens biblique de la parole. Ah ! ça a été sévère ! Je ne sais pas de femme plus foncièrement cabotine, chiquée, toc et assommante que cette petite-là ! Mais il le fallait, n’est-ce pas ? Il ne s’agissait en rien de mon agrément dans cette affaire. Lorsque notre intimité m’a permis de lui parler clair, je lui ai expliqué que je voulais ce tableau, et que je lui organiserais dans la presse une réclame éhontée, si elle décidait son vieux monsieur à me le vendre. Elle a fait de son mieux, nous a mis en relations, a dit que je désirais la tête et qu’elle avait intérêt à me ménager. Ça n’a pas pris, le vieux misérable ne voulait rien entendre. Alors j’ai fait du chantage, en toute simplicité. J’ai déclaré à ma belle amie qu’elle avait à choisir, entre décider Dalton ou être éreintée au lieu d’être louée. Cette enfant a le sens pratique ; elle a donné un grand effort. Sur mon conseil, elle a feint de croire que cette étude rappelait à Dalton un ancien amour, et qu’elle en était jalouse ; elle a fait des scènes de hurlements. Le gros bonhomme n’a pas résisté à une telle marque de passion, et il m’a cédé mon tableau pour le double de ce qu’il lui avait coûté. J’ai lâché la personne, après lui avoir fait passer des notes dithyrambiques partout. Et voilà comment Paris étonné a su qu’il possédait en Jane Singly la plus éblouissante fantaisiste qui fût. C’est à des causes de cet ordre que tient la gloire, madame.

— Ah !… c’était mademoiselle Singly !… Et à quelle époque se passait cette histoire ?

— Janvier, février 1900, madame ; quelques mois après ce voyage d’Allemagne où j’avais eu l’honneur de vous rencontrer.

— Alors… vous étiez l’amant de Singly en même temps que mon mari ?

— Oui, en effet, madame. Monsieur des Moustiers a commencé de s’intéresser à elle, une quinzaine de jours avant notre séparation, répondit Marken.

Il y eut un court silence. Jacqueline examinait la tête de femme, penchée, songeuse et qui lui ressemblait tant.

— Et vous avez pris toute cette peine, — c’est vous qui dites que c’en était une, – pour avoir un tableau que vous jugez mal peint ? C’est assez bizarre, fit-elle au bout d’un instant.

Elle cessa de s’occuper du tableau et se regarda dans la profondeur liquide d’un miroir encadré d’ébène.

— Je prends toujours la peine qu’il faut, pour aller au bout de ma volonté, répondit Marken avec un imperceptible mouvement qui le redressa.

Elle tourna les yeux vers lui. L’intérêt qu’il lui inspirait parfois, pour un instant, venait de se ranimer. Cette phrase qu’il avait prononcée lui donnait la sensation presque physique de l’énergie totale de cet homme. Marken continua :

— Je ne regrette rien, d’ailleurs. Ce tableau m’est l’occasion de très beaux plaisirs. Comme la vie ne me donne pas grand’chose, je me suis entraîné à la patience en développant ma faculté d’imaginer. Cette dame dans ce cadre m’appartient et je lui ai enseigné à me comprendre. Quand je ne peux pas dormir, et c’est souvent, – la nuit irrite ma volonté de telle sorte que je n’y trouve aucun repos, — je m’installe là, et je regarde dans ces yeux pleins de ténèbres hantées… Nous nous entendons à merveille, elle et moi… Elle sait bien de quoi je serais capable pour l’amour d’elle.

Il avait le visage très grave, mais sa voix raillait.

— Allons voir votre malade, dit Jacqueline.

Marken ouvrit une porte et s’effaça. Dans des mousselines, du satin paille et d’admirables guipures, madame Marken était étendue parmi des boîtes à poudre et des glaces, coulées aux plis des couvertures. D’un geste saccadé, elle pressait la poire d’un vaporisateur qui répandait en pétillements une vapeur d’héliotrope. Malgré les taches rouges, visibles sous son blanc, et dont la fièvre marbrait sa peau mate, elle était très jolie.

— Ah ! chère madame, cria-t-elle d’une voix plaintive et rageuse, quelle bonté de venir me voir !… et quelle infortune d’être ainsi malade, précisément la première fois que vous consentez à déjeuner ici ! Qui sait maintenant quand vous reviendrez ?… Dio mio ! comme j’ai mal à la tête. Croyez-vous que ce soit périlleux, ce que j’ai ? Le typhus, peut-être ?… Vous resterez quand même, n’est-ce pas, à déjeuner avec Étienne ? Il vous admire tant !… Comme tout le monde, du reste… Je le disais encore hier à la marquise de Lurcelles… Quel joli chapeau vous avez !… Santissimo ! ma pauvre tête !…

Jacqueline profita de ce qu’elle se taisait un moment pour s’enquérir des détails de son malaise. Elle les obtint, nombreux, agrémentés de commentaires saugrenus. Pendant que sa femme discourait, Marken arpentait la pièce.

— Oh ! Étienne, ne marche pas comme un lion furieux, ça me résonne dans la cervelle, cria tout à coup la malade d’un ton de désespoir irrité.

Sans répondre, il se jeta dans un fauteuil. Jacqueline les examinait. Le contraste entre eux était si fort qu’il était inutile de chercher le détail de leurs raisons de ne pas se tolérer. Elle, avec cette jolie tête dont sa vulgarité intime défaisait le caractère ; inharmonique, agitée, bruyante et faible, fausse d’accent, de geste ; lui, sec, souple, élégant, son front dur dessiné par les pointes de ses cheveux ras, comme par une pièce d’armure précisément ajustée, et son énergie, sensible jusque dans l’immobilité, tout cet ensemble brillant, fin et redoutable…

« Elle a l’air d’un chiffon et lui d’une épée », — songeait madame des Moustiers.

L’Italienne avait repris ses doléances :

— Regardez-le, chère madame, il est furibond, parce que j’ai dit que ça me faisait mal de l’entendre marcher… Si vous n’étiez pas là… Dieu sait ce qu’il ferait, tant il est en colère… Mais vous êtes là, il n’ose pas.

Toujours silencieux, Marken se leva et sortit de la chambre.

— Là ! Voyez-vous !

Elle oubliait son mal de tête ; dressée sur son lit, elle gesticulait dans la direction de la porte, comme s’il y avait une chance qu’un peu de sa fureur allât rejoindre Marken et lui causer quelque dommage.

— Voyez-vous ce que je vous disais ! Il est furieux ! Il feint de me mépriser. Ou plutôt, non, il me méprise vraiment. Infortunée que je suis… Et si vous saviez comme il me traite ! Et pourtant, je le vaux bien, je suis de bonne famille, moi… tandis que lui… Ah ! papa avait bien raison de me dire : « On n’épouse pas un journaliste. Qu’est-ce que c’est, un journaliste ? rien… » Et j’ai trouvé des partis si brillants !… Un certain marquis Cutto, un Sicilien, qui m’adorait, madame, et le baron Lardini, qui est dans la diplomatie, et qui sera ambassadeur… Mais non, il a fallu que je prenne cet homme-là, ce mauvais homme. Vous ne pouvez pas savoir, vous dont le mari est un homme de bien et si courtois pour vous, la vie que me fait celui-là ? Pour tout, madame, ce sont des scènes. Et quelles !… Si je lis une de ses lettres, — ça n’est pas mal de lire les lettres de son mari, – il a de ces colères !… je crois qu’il va me tuer…

— Calmez-vous, dit Jacqueline. Il faut vous tenir tranquille. Votre mari est agacé de vous voir souffrante. Tous les hommes sont ainsi.

Elle parlait un peu durement, comme à un enfant qu’on tâche de réduire par le verbe avant d’en venir aux coups.

La porte s’ouvrit.

— Le docteur est là, peut-il entrer ? dit Marken, du seuil, où il s’était arrêté.

— Oui, oui, le si cher docteur ! C’est un compatriote, expliqua-t-elle à Jacqueline, il est si bon ! Qu’il entre tout de suite, Étienne, ne le fais pas attendre… Chère madame, excusez-moi, combien il me déplaît !… mais que faire ?

— Adieu, je vous laisse. Tâchez de guérir vite, dit Jacqueline en sortant avec Marken.

Quand ils furent dans le salon :

— Retournez là-bas, je vais lire en vous attendant. Il faut savoir ce que trouvera le médecin, dit-elle.

Marken sortit de la pièce, sans rien objecter.

Madame des Moustiers se promenait autour du salon fanfreluché, encombré d’objets disparates. Elle vit quelques belles toiles, alternant avec des cadres surdorés où s’étageaient les portraits des souverains d’Italie, de Verdi, de Garibaldi, de Léonora Duse et d’officiers à moustaches touffues ; d’affreux fauteuils en Aubusson moderne voisinaient ridiculement avec une admirable table Renaissance de l’école lyonnaise ; des étoffes orientales pendillaient autour d’une tapisserie à tons de coquillage, où les membres déliés d’une déesse de Boucher roulaient sur un nuage bleuâtre parmi des roses répandues. Il y avait, dans des vases, des touffes d’herbes marines teintes ; dans d’autres, des bouquets trop gros dont chaque fleur, empalée d’un fil de laiton, avait l’air d’attendre un anniversaire officiel.

En se rappelant la sombre beauté de la chambre qu’elle avait traversée, Jacqueline jugea que ce salon manifestait le génie individuel de madame Marken. Pour s’occuper, elle dénigra en soi-même la jolie Italienne. Comment cet homme avait-il pu un moment aimer une telle femme ? Il devait y avoir en lui des points de vulgarité : c’était cela peut-être, — qu’on ne soupçonnait pas sous son assurance agressive, ses façons de raffiner sur les choses, — qui donnaient à sa personne tant d’inexplicable. Elle refit en esprit les étapes de leurs relations. La première rencontre à Bayreuth, d’abord, l’impression peureuse qu’elle avait eue de la rude ardeur de son regard, les quelques phrases échangées la veille du départ. Il lui déplaisait vivement alors, elle croyait sentir, sous son admiration, le dédain d’un être fort pour sa faiblesse de femme. Et le soir du dîner chez les Audichamp, quelle sincère irritation il lui avait donnée en révélant ses espionnages ! Venant de tout autre, les mots qu’il disait auraient signifié l’intention précise de lui faire la cour ; mais il y avait un peu de haine dans l’âpreté de l’accent, elle s’en souvenait bien. Au premier abord elle s’était demandé s’il voulait avoir ses secrets, puis lui faire peur afin de se servir d’elle comme d’un moyen vers quelque ambition. Ensuite, pendant des mois, trop fortement requise par ses émotions personnelles, elle n’y avait plus songé. Vivant un peu à l’écart, elle ne l’avait guère rencontré. Dans l’hiver suivant, ils s’étaient retrouvés. Il gardait les mêmes façons exagérément respectueuses sous lesquelles l’insolence demeurait perceptible. Il s’abstenait de toute flatterie. Souvent elle le sentait dénigrant. Quand ils étaient ensemble dans un salon, et qu’un homme prenait vis-à-vis d’elle une attitude de galanterie, elle se tournait instinctivement vers Marken, sûre de trouver sur sa figure une expression de moquerie méchante qui l’irritait. Elle le dédaignait, et pourtant elle y pensait souvent. Il l’occupait comme un problème obscur. Elle en avait entendu raconter de mauvaises choses, et elle voyait toutes les portes s’ouvrir devant lui ; ceux-là qui le définissaient « un homme taré » le flagornaient sans mesure. Si c’était vrai pourtant ce qu’on disait ? Mais comment alors aurait-il trouvé pour lui servir de témoins dans un duel récent deux hommes classés dans l’opinion par la roideur stricte de leurs principes mondains ! Quand même, elle gardait de lui un petit dégoût instinctif de créature délicate pour ce qui est irrégulier ou équivoque. Elle le devinait taché, encore qu’une telle notion s’adaptât mal à ses manières orgueilleuses et coupantes, à la susceptibilité qu’il apportait dans ses relations masculines, la riposte toujours prête et féroce, la menace sans cesse à fleur d’accent. Mais c’étaient là peut-être des moyens d’aventurier risque tout qui, comptant sur la lâcheté générale « bluffe » hardiment jusqu’au jour de s’effondrer dans le mépris… Enfin il y avait une dernière hypothèse plus simple et qui arrangeait les choses : s’il était fou, simplement, comme tout le monde ? Mais cela ne satisfaisait guère son esprit. Elle lisait ses articles et connaissait le jeu puissant de cette pensée, l’étroite logique qui en liait les mouvements, la prodigieuse acuité critique, le clair éclat du style où malgré ce nom et cette apparence qui le marquaient si fort d’une race lointaine, le génie profond de la langue de France, ordonnée, lucide, ferme et probante s’affirmait à chaque tour de phrase, ou au choix habile de la moindre épithète. L’homme qui écrivait ainsi devait n’être dément que sur peu de points, et comment préciser quels étaient ces points-là ? En causant avec lui, elle avait l’impression de respirer un air soudain plus vif et salubre, qui lui faisait goûter une brève allégresse. À son sujet, un terme dont son père usait souvent, lui revenait : « C’est quelqu’un ». Quelqu’un, par opposition à la plupart des gens qui, à force de se ressembler entre eux, ne sont personne. Comme Marken tranchait brusquement sur ces vagues individus, qui font les mêmes actes, en même temps, et, tous ensemble subissent des idées qu’ils ne comprennent et ne choisissent pas. Mais en quoi consistait précisément la singularité de ce drôle d’homme ? Était-ce dans le don littéraire ? Jacqueline connaissait des écrivains de mérite égal, en qui rien de surprenant n’apparaissait. N’était-ce pas plutôt quelque infamie secrète qui le différenciait de son milieu ? Elle n’y comprenait rien. Était-il amoureux d’elle ? Ce tableau accroché dans sa chambre…

Marken entra.

— Elle a peu de grippe et beaucoup de mauvaise humeur, dit-il en réponse à la question où Jacqueline mit un intérêt exagéré pour mieux masquer le petit embarras que lui donnait le caractère particulier de sa méditation interrompue.

— Ce sera long ?

— La grippe ? Non, quelques jours, dit le médecin.

— Et la mauvaise humeur ?

— Oh ! ça !… Toute la vie !… Ah ! madame, comme il faut qu’un homme ait perdu la tête pour se marier !

— Écoutez, j’ai consenti à déjeuner avec vous ; mais, si c’est pour entendre dire du mal de madame Marken, je m’en vais à l’instant.

— Nous ne parlerons pas d’elle, rassurez-vous.

Il ne parla guère d’autre chose pendant tout le repas. Avec beaucoup d’esprit et d’adresse, de façon que les domestiques ne comprissent pas de qui il était question, il dit les jalousies, les colères, les conseils burlesques sur son travail, le snobisme grossier de la jolie petite femme, et aussi son inintelligence, son mépris sincère et son incompréhension du talent. Jacqueline, d’abord contrainte et pincée, s’amusa du portrait féroce fait avec un air de négligence, et elle finit par rire lorsqu’en quittant la table il dit :

— C’est, voyez-vous, la sorte de personne qui ne saurait vivre plaisamment que si son mari a ce qu’elle intitule « une place » : cela correspond dans son esprit à la faculté de mettre un uniforme et cela oscille entre des possibilités vagues qui vont de la situation de préfet à celle de concierge dans un ministère.

Rentrés au salon, ils quittèrent le ton impersonnel imposé par la présence des gens. Jacqueline s’étonnant qu’avec une clairvoyance comme la sienne il se fût trompé à tel point sur la femme qu’il associait à sa vie, Marken s’expliqua :

— Quand je l’ai connue, j’étais dans un dangereux état d’esprit, excédé de la prodigieuse banalité des actrices, des filles à diamants, et même des autres, de celles d’en bas qui ont par éclairs un style intéressant et l’accent du réel, j’avais besoin d’amour ! Mais ma vue de l’amour était fausse… j’ai mis longtemps à m’en rendre compte. Il me paraissait qu’un homme également passionné par l’idée et l’action, un intellectuel réalisateur comme j’en suis un, devait trouver dans la femme choisie un être neuf de sens, de cœur et de pensée, parfaitement plastique et à qui par son amour et son vouloir il imposerait une forme adéquate à son idéal, et qu’ensuite il pourrait adorer définitivement dans l’orgueil de la création réussie. Elle m’avait paru être cette matière souple et fine avec laquelle je devais pétrir la femme qui serait vraiment ma femme… Sa beauté m’a trompé, et puis aussi le mirage qui l’entourait… Je l’ai vue pour la première fois à Rome, une nuit d’été sèche, claire, silencieuse, dans un de ces jardins qu’il y a là-bas et où le cœur s’affole aux suggestions du passé. Elle est sortie d’une charmille noire, nu-tête, en robe blanche, et a marché dans le large clair de lune jusqu’au bord d’un bassin qui pleurait goutte à goutte. J’étais ivre de cette nuit, des odeurs amères et chaudes, de l’incitation à vivre qui sort de la terre miraculeuse. Il m’a paru que c’était l’âme amoureuse de la cité qui venait à moi… J’ai cru l’aimer, et j’ai eu un tel espoir de joie, que pour retrouver cette sensation première, je me suis contraint par la suite à ne rien voir de sa sottise, de sa vanité, de son inaptitude même à être belle avec sa beauté. Je voulais ressusciter cet instant de prestige où je l’avais confondue avec ma puissance de désirer… Je me suis obstiné… Voilà toute l’histoire ; elle est très simple, et très sotte comme vous voyez.

— Évidemment, on a tort de s’entêter dans une erreur ; mais, quand on l’a faite, le mieux est d’en supporter les conséquences sans se plaindre.

— Je n’ai pas coutume de me plaindre. Je ne parle jamais de moi à personne. Et je m’excuse de cette infraction à mon système.

— Vous êtes tout excusé… J’avais remarqué déjà, en effet, que vous n’aviez pas le goût de vous expliquer à autrui.

— À vous, en particulier. Je souhaite ne pas vous ennuyer et je vous déplais assez déjà…

— Qui vous le fait croire ?

— J’ai vu souvent la répulsion que je vous inspire, jusque dans les plis de votre jupe quand vous la ramenez contre vous, comme vous venez de faire, pour évitez qu’elle me frôle.

— Vous avez mal vu. Ce n’est pas de la répulsion, mais pourquoi n’en pas convenir ? — de la méfiance Vous êtes si incompréhensible ! Et puis vous avez une légende singulière. Où qu’on prononce votre nom, il se trouve toujours quelqu’un pour prendre un air mystérieux et donner à entendre qu’il sait de vous des choses effarantes. Il y a autour de vous une atmosphère spéciale. Mais, avec tout cela, peut-être êtes vous le personnage le plus bourgeois et avez-vous eu la vie la plus simple et la plus claire.

Il s’était planté devant elle, les bras croisés, la regardant durement.

— Non, dit-il, pas simple, ni claire. On vous a dit que j’avais un passé obscur, c’est vrai. On a insinué que j’avais tout commis… Je n’ai pas tout commis, mais j’ai été au bord extrême de quelques-unes des actions qui souillent un homme. Je n’ai pas fait ces actions, madame, mais j’ai failli les faire, et quelque chose de ces possibilités est demeuré en moi. C’étaient de laides choses, voyez-vous, que celles vers quoi j’ai été tenté, des saletés d’argent, des indélicatesses que les lois atteignent. J’ai même parfois songé à tuer. Le meurtre est un moyen qui en vaut un autre pour déblayer la route devant les énergies excessives auxquelles tout s’oppose, car l’énergie est dangereuse à ce tas de faiblesses agglutinées qui s’intitule société… Je vous fais peur, semble-t-il… Tâchez de me bien comprendre. Si je n’étais pas sorti net de toutes ces suggestions, je ne vous en parlerais pas, vous pouvez le croire. On a eu raison de vous dire que j’étais capable de tout : rien n’est trop beau ou trop hideux pour que je le réalise s’il me plaît, et rien ne me paraît illégitime pour les forts ; ils ont tous les droits y compris celui de forfaire au droit, établi pour la sauvegarde des médiocres. Mais ce qu’on nomme crime ou délit a l’inconvénient d’isoler ; or l’isolement affaiblit. C’est pour avoir compris cela que je suis resté sur la limite de ce que la lâcheté et l’intérêt ont taxé d’honneur et de déshonneur. Oui, je suis capable de tout ; mais, jusqu’ici, je ne suis coupable de rien. Commencez-vous à comprendre pourquoi on parle de moi ainsi qu’on le fait ? Les jolis messieurs corrects qui vous offrent le bras pour aller à table, et qui sont purs de toute vilenie parce qu’ils sont inaptes à rien désirer avec violence, sentent en moi le vouloir redoutable et soupçonnent que je puis bien être un bandit. Nul d’entre eux pourtant n’a pu vous citer un fait précis qui me déshonorât ; c’est que ce fait n’existe pas.

— Jusqu’ici ! Mais demain ? dit Jacqueline.

— Demain ! Oui, sans doute… Demain, qui sait ?…

L’obstacle entre moi et mon désir doit céder ou bien…

— Ou bien ?

— Ou bien, par tout moyen noble ou ignoble, j’en triompherai… Si je ne vaincs pas, je crèverai… Qu’importe ? Mais non ! Jamais rien de ce que j’ai voulu ne m’a résisté.

— Vraiment ! dit Jacqueline.

Et sa voix traîna sur le mot avec une ironie hautaine.

Les paupières de Marken battirent comme sous la menace d’un coup au visage.

— Il me semble, dit-il, que je suis allé trop loin et pas assez. Ne devrais-je pas vous montrer les grandes lignes de mon existence afin que vous sachiez s’il vous convient de continuer à me rendre mon salut ?

— Oui, cela me paraît indiqué par ce commencement de confidence, mais vous voudrez bien remarquer que je ne l’ai pas sollicité.

— Oh ! naturellement. Je n’ai pas l’espoir de vous intéresser ; c’est pour moi-même que je vous renseignerai, parce que j’ai usé toute ma patience sur votre mépris sans raison précise, et que ce sera un agrément pour moi d’être méprisé à cause de ce que je suis vraiment.

— Je vous écoute, dit Jacqueline, en mettant un coussin à son épaule.

— Les biographes commencent toujours par des indications sur la famille du héros, n’est-ce pas ? fit Marken, qui s’était levé et marchait par la pièce en déplaçant sur son passage les objets qui encombraient les tables et les étagères. Ma famille, c’est ceci : un Hongrois chez qui la sauvagerie primitive était restée sous les allures de mondain et de courtisan, et une gitane ramassée par lui, Dieu sait où, dans quelque campement où sa tribu grattait du violon, racommodait des chaudrons et volait des poules : c’est à ça que s’occupe, vous le savez, cette branche de mes ancêtres. La gitane que je n’ai point connue, car elle est morte de ma naissance, avait été pour mon père une cause de brouille avec sa famille. C’est la sorte de chose que personne ne fait, là-bas, qu’installer chez soi et traiter en dame une fille de cette race. Mais il l’aimait, je suppose ; on m’a dit qu’après sa mort il avait eu la tête détraquée pendant assez longtemps, et, d’après ce que j’ai pu voir, un peu de ce détraquement lui est resté jusqu’à la fin de sa vie. J’ai passé mes premières années à Buda et dans la plaine hongroise, l’endroit des mirages et des courses folles où l’on boit le vent et la frénésie. Pendant des semaines, mon père me gardait auprès de lui nuit et jour, me faisait coucher dans sa chambre, ne me quittait pas une minute ; c’étaient les détestables heures de ma vie, car il me défendait de parler et me tenait assis à côté de lui, me regardant sans cesse avec des yeux singuliers, comme s’il voyait en moi je ne sais quoi d’effrayant et de cher aussi ; il pleurait souvent avec de gros sanglots maladroits. Puis, un matin, on m’apprenait qu’il était parti, et des mois coulaient sans que je le revisse. J’étais libre, car mon précepteur ne s’occupait guère de moi et je passais mes journées à cheval, ce qui représentait pour moi la forme précise du bonheur. À quatorze ans, sans plus d’explications, j’ai été envoyé à Paris, placé dans d’excellentes conditions pour faire mes études, et je suis resté là jusqu’à ce que j’eusse vingt et un ans. Tout de suite j’ai pris la passion de la France ; jamais je n’ai eu la nostalgie de la vie libre que j’avais quittée. Ici, c’est le pays de la souplesse, la vraie patrie de l’âme latine que j’aime comme une femme. L’âme d’éloquence ! Les peuples du Nord gardent toujours une bonne moitié de leur pensée inexprimée ; les Français passent tout entiers dans les mots qu’ils disent, c’est leur cœur même qu’on respire dans l’air remué par leur parole ; c’est pourquoi on est, chez vous, à ce point captif du vocable et fasciné par lui, et c’est, pour qui le comprend, le charme non pareil de votre nation. Les lourdauds d’outre-Rhin ou d’outre-Manche disent que vous êtes légers : les imbéciles ! Vous êtes généreux suprêmement, vous vous donnez par le verbe comme par l’action, et c’est cette faculté de se donner qui fait que vous prenez autrui et que vous gardez votre suprématie partout où l’on pense. J’aime l’âme de France, madame, d’une ferveur incroyable… Lorsque j’ai été rappelé là-bas, je me suis juré de revenir à Paris pour y accomplir mon destin ; ce sera ainsi. À peine m’avait-il revu que mon père s’est tiré une balle dans la tête ; on n’a jamais su la raison d’un tel acte et on l’a attribué au dérangement mental dont il avait donné tant d’autres preuves. Cela a puissamment aidé à faire casser le testament, d’ailleurs irrégulier de tous points, par lequel il me léguait sa fortune. Les sept années passées hors du pays m’avaient fait oublier des quelques personnes qui me connaissaient ; la famille de mon père m’a signifié sa volonté de ne jamais entendre parler de moi ; inutile précaution, car je ne songeais guère à lui demander son appui. Je me suis trouvé, à vingt-deux ans, parfaitement seul, sans un franc. Jusque-là ma vie avait été stricte et austère. J’avais absorbé les sciences et la philosophie comme une éponge sèche boit l’eau, j’avais trop pensé et pas agi. Je savais que les morales sont régionales et les codes transitoires. Je jugeais non pas que la force prime le droit, mais qu’elle est le droit ; l’histoire me l’avait appris, mes premiers contacts avec le réel me l’ont prouvé. Je me sentais apte à beaucoup de choses, mais j’avais les mains vides de moyens, même du moyen de manger. Le surlendemain de la mort de mon père, je déchargeais des malles à la porte d’un hôtel borgne pour avoir de quoi dîner. Il me manquait les cinq sous nécessaires pour écrire à Paris et demander à quelqu’un des maîtres qui s’étaient intéressés à moi au cours de mes études de me procurer une place. La seule personne qui m’ait secouru, c’est un vieux domestique qui méprisait en moi le fils de la gitane, mais qui m’avait pourtant dans mon enfance donné le titre auquel j’aurais eu droit si j’avais été légitimé : à cause de cela, il m’a aidé à gagner ma vie… J’avais une âme effroyable et magnifique à ce moment-là, madame ; on n’y eût trouvé en aucune place la paille d’une faiblesse, d’un préjugé ou d’une pitié. J’étais le fauve sûr de ses muscles et travaillé par la faim, une redoutable bête, je vous jure. De plus, c’est alors que l’instinct d’amour, maintenu jusque-là par l’excès de dépense nerveuse du travail intellectuel, s’est éveillé en moi ; ma résolution de conquérir a eu la brutale sauvagerie que le désir de la femme met dans le sang impatient. J’ai fait n’importe quoi en attendant l’occasion ; d’abord, j’ai été secrétaire d’un très grand seigneur. Chez celui-là, j’ai été tout près de voler. Ne vous reculez pas, madame ; vos bijoux sont en parfaite sûreté… J’ai résisté à mon envie, ayant compris qu’une telle maladresse compromettrait mes meilleures chances… Ensuite j’ai été précepteur, rédacteur de bas journaux, courtier d’annonces. J’ai eu une amitié de quelques semaines avec un garçon très intelligent, mais d’esprit dévié, qui fabriquait de faux billets de banque : après avoir bien examiné la question, j’ai refusé de l’aider à les mettre en circulation… J’ai bien fait, il a eu une fin détestable… Partout le hasard m’a donné la possibilité d’actes louches et qui m’eussent tiré de peine. Pendant que j’étais précepteur, notamment, une fort belle personne m’a offert beaucoup d’argent et… mieux encore, pour voler dans un tiroir un testament. J’ai refusé ; pourtant le testament était inique et la femme admirable ; l’hésitation fut longue, cette fois-là, — terriblement. — Au reste, devant toutes ces choses que je viens de vous dire, j’ai été tenté ; pas une n’a révolté en moi ces fines sensibilités que les cœurs nobles ont, paraît-il, toute prêtes à agir avec la vivacité d’un réflexe. Ce qui m’a retenu, c’est la certitude que ça ne valait pas la peine. Apercevez-vous ce qu’est ma morale, à moi, madame ? Elle consiste à proportionner le risque à l’importance du but ; c’est la morale de l’énergie des conquérants. Je n’ai rien rencontré encore dont la possession m’ait paru valoir un crime. C’est ma seule raison pour n’en avoir pas commis. Vos amis font très souvent de petites indélicatesses qui sont la monnaie du crime ; je n’ai pas fait de ces choses-là parce que, comme les autres que j’ai écartées, je juge qu’elles ne paient pas l’effort. Le jour où j’aurais une vraie raison, une bonne…

— Continuez votre histoire, dit Jacqueline après un silence.

Elle avait pris un coupe-papier sur la table voisine et le tournait nerveusement dans ses doigts ; le coussin où elle s’appuyait était tombé sans qu’elle songeât à le ramasser. Marken, arrêté au milieu de la pièce, sa mince et brusque figure tirée par l’exaltation intérieure, était pâle et il regardait devant lui sans voir. Il se remît à marcher.

— Eh bien, ça a duré cinq ans, cette vie-là. Puis j’ai eu mille francs dans ma poche, mille francs gagnés sou par sou aussi honnêtement que si j’eusse été un bon jeune homme timoré. Je suis venu ici, à pied pour ménager ma fortune. J’achetais du pain, je buvais de l’eau et je couchais en plein air : c’était l’été. La route est longue… N’importe : quelles heures magnifiques ! Je n’ai rien vu des paysages du chemin, je regardais la face de mon ambition qui reculait devant moi comme un guide qui montre la voie. Aussitôt arrivé je retrouvais l’admirable camaraderie française et j’avais en deux jours une place de répétiteur. Ensuite, j’ai porté de la copie dans tous les bureaux de rédaction et j’ai eu la veine qu’on en prît dans deux petits journaux. Je touchais cinq francs pour un article, puis peu à peu ça a été mieux. J’ai fait des romans-feuilletons pour un entrepreneur de littérature populaire ; il me payait deux cents francs le volume, j’étais parfaitement heureux. J’avais une chambre propre, je mangeais une fois par jour, j’étais à Paris ! Je ressentais Paris, son cœur, son haleine par toutes mes fibres nerveuses. Quelles nuits j’ai passées seul à marcher dans les rues en respirant cet air qui fait vouloir plus fort ! Un jour, j’ai porté une chronique d’actualité sur un incident politique dans un grand journal où je connaissais un reporter. Ce brave garçon était là, par hasard. Je lui ai donné l’article, il l’a lu ; je vois encore sa figure bonasse pendant qu’il me disait : « Mon petit, ça, c’est épatant. Je vais le donner au secrétaire de la rédaction pour qu’il le passe au patron. » Et le plus singulier, c’est qu’il a fait comme il disait. Le surlendemain, j’ai reçu un mot du directeur me fixant un rendez-vous. Mon article avait paru. Il était assez bien documenté, je savais la question, on l’avait remarqué. J’ai eu tout de suite deux chroniques de tête par mois. Un an après, je vivais dans un vrai appartement, j’avais des bottines respectables, un domestique et une pièce en répétitions au Vaudeville. Puis j’ai publié Prométhée et je suis devenu quelqu’un avec qui on compte. Dès que je l’ai pu, je me suis fait naturaliser. La vie était facile ; seulement, j’avais des dettes. Excusez-moi de vous parler de cela ; mais c’est ce qu’on me reproche le plus et vous devez l’avoir entendu dire : c’est pourquoi je tiens à m’en expliquer. J’ai fait des dettes aussitôt que cela m’a été possible, et sans le moindre scrupule. Du reste, mon système se poursuit en ceci ; je n’ai jamais emprunté cent francs à un camarade, c’eût été compromettre ma liberté d’action. Quand j’attaque, on sait qu’il n’y a aucun moyen de me faire taire. Les usuriers coûtent plus cher que les amis à ceux qui vont au hasard sans connaître leur chemin : pas à moi ; et ce boulet de la dette que je traîne exaspère mon vouloir et le fortifie. Vous ne pouvez savoir quelle frénétique résolution de vaincre et de réussir on a dans les muscles et dans la pensée, lorsqu’on a passé tout le jour à lutter, à se battre, à s’humilier, devant des misérables qui tiennent dans leurs sales mains la possibilité du désastre où on s’abîmerait irréparablement.

— Mais qui vous dit que vous l’ajournerez éternellement, ce désastre ?

— Ma volonté, madame, mon implacable, mon irrésistible volonté ; l’art aussi avec lequel j’ai vécu. J’ai rendu bien des services à des gens qui savent que je ne suis pas homme à les oublier ; je tiens des secrets dangereux pour la plupart de ceux qui mènent les affaires, en ce pays-ci et ailleurs. Je connais Paris dans tous ses plis, dans son sang, dans ses nerfs, je sais comment l’émouvoir et le dompter. Je peux servir et je peux nuire. J’ai choisi mes ennemis savamment, parmi ceux dont la haine est une recommandation et un soutien ; ils me servent. Je n’ai pas d’amis, j’ai des obligés et des peureux. Lorsque s’offrira l’occasion que j’attends, il y aura autour de moi une clientèle passionnée d’égoïsmes et d’intérêts : c’est avec ça qu’on marche ! Voilà dix ans que je travaille mon destin sans une minute de distraction, sans avoir permis aux amusettes de la vanité ou de l’amour de m’entamer. Je n’ai commis qu’une seule faute : mon mariage. Mais on répare les fautes… Voilà, madame, quel homme je suis, embusqué, armé, prêt. Peu de chose aujourd’hui ; demain, peut-être, une puissance qui courbera bien des têtes.

Il s’arrêta devant Jacqueline, qui l’avait écouté avec une gêne croissante. Ils se taisaient tous les deux ; elle ne cherchait même pas la parole qui eût rompu le silence. L’énergie de cet homme lui apparaissait comme une chose neuve, d’une beauté répulsive ; elle ne songeait plus à s’étonner du tour emphatique que tout prenait à son contact ; il avait, en l’intéressant, faussé pour un moment son goût et sa critique. Le sentiment morne et étroit de l’inutile, qui mettait l’ennui dans la plupart de ses heures, était remplacé par une impression d’ardeur. N’avait-il pas le véritable sens de la vie, cet ambitieux qui grimpait avec des muscles rudes et souples, qui se créait lui-même à chaque seconde, déplaçait les circonstances et maîtrisait les êtres ? Elle l’imaginait tenant la fortune et la gloire dans ses doigts durs, posés en ce moment sur la tête de bronze d’une statuette qu’il palpait nerveusement. Elle était remuée par cette révélation de lui, si différent de ceux au milieu desquels la molle monotonie de ses sensations avait coulé. Différent aussi d’Erik Hansen qui, un moment, lui avait paru détenir dans le vaste champ de sa conscience un si large fragment de l’idéal humain. Erik rêvait, celui-ci agissait ; son but, c’était lui-même ; mais, s’il se fût acharné au bonheur de l’humanité, sans doute eût-il apporté à l’œuvre ce pouvoir de réussir qui détruit l’obstacle. Jacqueline se sentit en infériorité devant Marken et dit, d’une voix moqueuse :

— En somme, vous êtes le dernier des romantiques. Je me demande si vous vous en doutez.

Il ôta sa main de la tête de la statue et fit un geste qui moquait la phrase.

— Ah ! pas du tout, s’écria-t-il, à aucun degré ! Mais vous voulez peut-être dire seulement que cette confession était de mauvais goût ? J’ai un peu déclamé, c’est vrai ; j’étais ému ; et puis, si j’ai eu moins de simplicité, plus d’emphase que ne le comportent les conversations de salon, c’est qu’à tout prendre, je ne suis pas un mondain égalisé par le frottement des conventions. À l’ordinaire, vous me rendrez cette justice, je préfère les attitudes du sang-froid qui me paraissent d’un meilleur style. Mais de sang-froid je n’aurais pas pu vous dire tout cela ; il m’a fallu, pour en trouver le courage, me résigner à être vraiment tel que je suis : un excessif qui met de la passion dans tout. Je veux les petites choses aussi éperdument que les plus grandes. Jamais je n’entreprends rien, sans l’arrière-pensée de faire le sacrifice de ma vie plutôt que de renoncer. C’est, sans doute, pour cela que la résistance des autres cède toujours devant moi. On n’est vaincu que lorsque l’acharnement à vivre rend prudent et débile. Or moi, je ne tiens à la vie qu’à condition que les événements prennent la forme de mon vouloir. Subir, ce n’est pas vivre… Qu’importe de mourir pour l’objet le plus mince, si on l’a un moment désiré ?

— Vous subissez pourtant… Vous avez dit tout à l’heure que vous deviez parfois vous humilier.

— C’est la dîme payée au destin, ensuite la voie est libre… et on passe ! Mais je crains bien de vous avoir excédée, madame, en parlant ainsi de moi… Il le fallait, il fallait que vous me connussiez… Je voudrais tant être votre ami !

— C’est un point où vous vous rencontrez avec madame Marken : elle m’exprimait tout à l’heure le même bienveillant désir… Je suis flattée, croyez-le.

Marken, qui s’était assis près d’elle, se leva si brusquement que sa chaise tomba. Il se courba pour la ramasser ; le sang lui était monté aux joues et le ton de brique de son visage habituellement pâle en aggravait le caractère, d’une sauvagerie presque effrayante.

— La leçon est bonne, elle suffira, fit-il en essayant de sourire.

— Qu’avez-vous ?

— J’ai, madame, un orgueil que vous ne soupçonnez pas, trompée sans doute par l’humilité que j’ai jusqu’ici gardée devant vous ; je n’oublierai jamais que vous n’avez trouvé que cette pauvre ironie pour répondre à l’une des plus grandes émotions de ma vie… Avez-vous aimé la reprise des Français ? N’est-ce pas que Le Bargy est incomparable ? Quelle intelligence des intentions du rôle ! comme il nourrit ses silences de pensées et de sensations ! Le silence, c’est la pierre de touche du talent des comédiens, n’est-ce pas votre avis ?

— Oui, certainement. J’aime beaucoup Le Bargy ; mais…

— Je me demande souvent si le théâtre, au lieu d’être un art grossier comme le prétendent les purs littérateurs, n’est pas le premier de tous. Les autres arts tendent à l’objectivation de la personnalité ; il faut s’extérioriser pour entrer dans la beauté d’un tableau, par exemple. Les jeux de la scène, au contraire, nous refoulent en nous-mêmes ; c’est à l’intérieur qu’a lieu l’échange qui se fait entre l’œuvre et la sensibilité. On ne va pas vivre sur le théâtre les personnages des pièces, ce sont eux qui pénètrent dans le spectateur et chacun se mêle à un instinct qui lui correspond et qu’il dilate. Le théâtre exalte le sentiment du moi. Le drame, c’est nous-mêmes, notre passé, notre avenir, les possibilités de notre être actuel, finis, limités, mis au point, de façon que nous en puissions saisir toute la forme. Nous nous adaptons et nous réagissons comme sous l’action de la réalité, mais plus savoureusement parce que nous sommes resserrés par le temps. Nous avons une conscience plus précise de nous-mêmes, et cela est magnifique et délicieux. Je crois que c’est à cause de cela que je ne puis souffrir les pièces gaies… Le comique naît de la mauvaise attitude, inadéquate, incompréhensive des personnages. C’est de leur manque de liberté en face des circonstances que viennent la dégradation, le ridicule qui suscitent le rire… Je ne prends aucun plaisir à sentir vivre en moi le pauvre homme qui court en caleçon poursuivi par sa belle-mère, ni le mari verbeux dans le dos duquel les amants s’embrassent. Je veux bien être le fou Hamlet ou Macbeth l’assassin, mais pas l’éternel cocu du Palais-Royal… En somme, je n’ai peut-être pas le sens du théâtre, le vrai, le seul, qui est un goût de cruauté. Jadis on allait voir saigner et mourir dans le cirque ; maintenant on va chercher une jouissance dans la détresse ou le ridicule des personnages et de soi-même qui les contient pour un moment. Je ne sais si vous pensez comme moi là-dessus ?…

— S’il vous plaît, à quel propos cette conférence ?

— Mais, pour causer, madame, pour causer uniquement. Lorsque deux personnes indifférentes se rencontrent et sont dans l’obligation de passer ensemble quelques instants, n’est-il pas convenable et obligatoire qu’elles parlent de choses de théâtre ?

Jacqueline se leva :

— Rien ne nous oblige à demeurer ensemble, dit-elle, la tête dressée et le ton coupant. Vous voudrez bien exprimer à madame Marken mes vœux de prompt rétablissement.

Pour gagner la porte, elle dut passer devant Marken, dont la figure était de nouveau envahie par ce ton d’un rouge sombre qui la changeait. Une veine soudainement grossie traversait son front. Ce visage ramena dans les nerfs de Jacqueline la petite sensation d’inquiétude avertisseuse qu’elle avait eue la première fois où, dix-huit mois plus tôt, elle avait croisé son regard avec celui de Marken.

Il s’avança vers elle et, au moment où elle touchait le bouton de la porte, abattit sa main sur le poignet de la jeune femme, d’une étreinte si rude qu’il parut à Jacqueline qu’elle n’avait plus ni force ni poids, qu’elle était une chose molle serrée tout entière dans l’étau de ces doigts. Elle sentit la rage de Marken entrer en elle et rayonner de cette étroite place où il la tenait ; la violence circula dans son sang comme un virus rapide. — Êtes-vous fou, monsieur ? dit-elle avec du courage et de l’injure dans tout son être.

L’ardente rougeur de Marken s’effaça en une seconde ; il devint affreusement pâle, sa respiration s’embarrassait. Laissant retomber le bras de Jacqueline, il dit :

— Oui… allez-vous-en, vous ferez bien.

La menace de l’accent acheva l’exaspération de madame des Moustiers.

— Pensez-vous que j’aie peur de vous ? dit-elle.

— Vous auriez raison peut-être… Je ne suis pas un de vos amuseurs ordinaires avec qui l’on joue sans danger… Partez !

— Soyez tranquille, je n’ai aucun désir de rester ici. Je souhaite seulement vous dire que vous êtes l’homme le plus mal élevé qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Marken eut un rire cassé et discordant.

— Caliban n’a pas de jolies façons avec Miranda, dit-il ; ça n’empêche pas qu’il puisse devenir à l’occasion une brute assez dangereuse.

— Ça se musèle et ça se cravache, les brutes ! dit Jacqueline, retenue là par un désir de soulager son irritation en mauvaises paroles.

Elle posa de nouveau ses doigts sur le bouton de la porte, en ajoutant :

— Je vous laisse le soin d’expliquer à votre femme que nos relations n’ont plus aucune raison de continuer.

Il fut un moment sans répondre. Sa pâleur s’était accrue, diminuant son masque et accentuant la noirceur de ses yeux. Il haletait convulsivement.

— Ni elle ni moi ne vous donnerons l’occasion de nous mettre à la porte, dit-il.

Son aspect était si étrange qu’au lieu de sortir Jacqueline se rapprocha de lui.

— Voyons, dit-elle, que signifie cette incroyable scène ? Avez-vous perdu la tête ! Reprenez vos esprits, s’il vous plaît ; faites-moi des excuses, d’abord, et puis expliquez-vous, si vous pouvez.

— Non ! Je ne vous ferai pas d’excuses… Je ne vous en dois pas. Je vous ai livré ma pensée et moi-même, et vous avez répondu à ma confiance par l’injure de votre moquerie ; c’est vous qui m’avez offensé… et comment !

— Espérez-vous que je vous demande pardon ? Ce serait d’une merveilleuse bouffonnerie.

— Je n’espère rien.

Il tomba sur un fauteuil, sa tête se renversa, il ferma les yeux, et, sans la respiration en saccades qui soulevait ses côtes, on eût pu le croire mort.

Jacqueline vint tout près de lui.

Qu’avez-vous ? demanda-t-elle avec quelque anxiété.

Il dit d’une voix vague :

– Rien… rien.

— Voulez-vous que je sonne ?

— Non !… ah non !…

Il rouvrit les yeux et, sa respiration sifflante hachant sa parole :

— Non, ce n’est pas la peine… J’ai de ces crises après les émotions fortes… J’ai une maladie de cœur… C’est grotesque et humiliant, n’est-ce pas ?… Je n’y puis rien ! Adieu, madame… excusez-moi de ne pas vous reconduire… mais…

Jacqueline lui posa doucement la main sur l’épaule.

— Tâchez de vous calmer, dit-elle. Vous vous êtes mépris sur mon intention… Je n’avais aucun désir de vous blesser… Je regrette de l’avoir fait.

— Prenez garde… Vous allez me demander pardon… malgré vous.

— Eh bien, oui, si vous voulez. Mais n’étouffez plus, répondit-elle avec un inutile effort de gaieté.

Il secoua la tête.

— À quoi bon tout cela ?… Dites seulement… devons — nous nous revoir encore… ou… plus jamais ?

— Mais oui, nous nous reverrons, certainement. Je viendrai demain prendre des nouvelles de madame Marken… et des vôtres aussi. Ça va un peu mieux, n’est-ce pas ? Vous êtes moins pâle.

— Merci, madame… oui… je suis mieux… Faites la charité à ma vanité. Laissez-moi goûter seul le ridicule de la souffrance physique.

D’un grand effort, il se mit debout. Tout son corps tremblait. Jacqueline lui tendit sa main, qu’il serra à peine ; puis, l’air un peu contraint, désireuse d’être bonne et n’en ayant guère envie :

— Peut-être finirons-nous par être amis, après tout, dit-elle.

— Ce n’est pas de la pitié pour ma faiblesse que je veux.

— Eh bien, on verra si on peut s’accommoder de votre force… Au revoir… À demain.