Calmann-Lévy, éditeurs (p. 185-194).

VII


Léonora se pencha sur un miroir, arrangeant un pli de ses cheveux souples, ondés largement et qui bouffaient autour de son petit front d’une blancheur de jade. Un moment, elle continua de se regarder, puis haussa les épaules. Après un coup d’œil sur la pendule, elle prit son violon et se mit à faire un exercice en doubles cordes, tout en marchant.

Le salon, meublé avec les épaves d’un luxe hasardeux, était inadéquat à la grave beauté de cette jeune femme. Les meubles avaient d’acerbes dorures bourgeoises, la soie des rideaux de trop vastes ramages, et les proportions de la garniture de cheminée étaient telles que la pièce en semblait rapetissée. Aux murs se pressaient des portraits de la Hellmann-Barozzi dans tous ses rôles : peintures disparates, trop pompeuses, et qui avaient cet air de représenter une vie, en imitation grossie de la vie, qu’on voit souvent aux portraits d’actrices, dont les peintres songent à rendre la célébrité évidente.

Tout en jouant, Léonora s’arrêta devant le plus grand de ces tableaux. C’était dans un paysage bleuâtre, une Iseult agitant l’écharpe qui suscite Tristan du fond de la nuit amoureuse. La jeune fille examina la peinture avec une attention roidie, comme si elle y eût découvert quelque singularité, puis elle reprit sa marche, attaquant d’un archet plus violent les cordes de son instrument.

Le timbre électrique de l’entrée vibra. Léonora précipita son exercice. Elle tournait le dos à la porte, lorsque sa bonne, une fillette bossue à regard de chien passionné, introduisit André des Moustiers. Mademoiselle Barozzi se retourna.

– Excusez-moi, l’infernal tapage que je faisais m’a empêchée de vous entendre.

— Laissez-moi vous remercier encore d’avoir consenti à me recevoir, dit André, qui avait une façon de mélancolie discrète très seyante. Je suis découragé, terriblement.

Léonora, sans répondre, indiqua un siège ; elle se mit à ranger son violon avec beaucoup de soin.

— Je crois que vous n’avez pas vu Jacqueline depuis jeudi. Mais, comme vous êtes revenues ensemble de chez madame d’Audichamp je n’ai sans doute rien à vous apprendre sur tout cela.

— Oui, elle m’a dit.

— Je ne sais si je puis parler librement d’un tel sujet avec une jeune fille ?

— Je ne suis pas jeune ; j’ai vingt-huit ans. Et mes susceptibilités se sont émoussées au contact des hommes et des femmes. Traitez-moi comme un camarade.

— Ah ! non !… J’entends que, si vous étiez un camarade, je me hâterais de ne vous rien confier. Les hommes sont des brutes égoïstes avec qui il ne faut échanger que du superficiel. Et ce n’est pas de cela qu’il s’agit entre nous… Vous admettez, vous, j’en suis persuadé, qu’il n’y a rien de grave dans cette aventure… Oh ! attendez, ne m’interrompez pas, encore, je sais ce que vous allez dire. Je pense de moi ce que vous en pensez ; seulement, tout de même, je suis informé de mes sentiments, et je vous affirme que ceux que j’ai eus pour madame Simpson étaient dépourvus d’intensité à un point… Voyons, vous acceptez bien que tous les hommes, même de meilleurs que moi – peuvent céder à une tentation vulgaire.

– Je présume que toutes ces tentations sont de même qualité. Mais Jacqueline n’a pas tort de trouver qu’il faut avoir totalement perdu le sang-froid pour risquer d’être surpris, comme vous l’avez été, au milieu d’une soirée.

— Ah ! vous avez bien raison. C’est délirant ! Ça n’a pas de nom ! Depuis quelque temps je suis très absurde. Je ne sais plus choisir mes actes ni leurs circonstances. Je suis détraqué.

— C’est la passion ! Vous voyez bien.

— Ne faites pas une méchante figure ! Non, ce n’est pas la passion — pour madame Simpson du moins ! La passion, c’est bien autre chose que ce mauvais caprice qu’elle m’a inspiré. C’est… l’idée fixe, la vision irrésistible d’une femme. Ça ôte le goût des plaisirs, on a besoin d’être seul, et de se taire. On étouffe de n’avoir pas avoué, et on a une peur folle que quelque circonstance fasse sortir de soi le secret acharné… On est certain de n’être pas compris, ou, si on vous comprend, d’être repoussé, parce qu’on se sent indigne… tellement !

— Quel rapport a tout ceci avec votre liaison ?

— Ah ! pas le moindre ! Je vous le jure.

Il passa la main sur son front et sourit, très nerveux.

— Je voulais dire seulement que ce n’est pas ainsi que j’ai jusqu’ici aimé madame Simpson, ni aucune autre.

— Pas même Jacqueline ?

— Non. Elle ne s’en serait pas souciée. Quand nous nous sommes mariés, je l’ai trouvée aussi éprise d’elle-même que je pouvais l’être. Elle demandait de l’admiration et de la tendresse, je lui ai donné tout cela et même davantage. Pendant quelques mois nous avons été très heureux… C’est ainsi qu’on dit, n’est-ce pas, pour exprimer que deux êtres échangent des sensations violentes ? Quand notre enfant est mort, elle s’est retirée de moi tout à fait. Oh ! je ne lui en sais pas mauvais gré : dans ces crises, chacun fait comme il peut. Seulement, si nous avions été des amis, notre chagrin nous aurait rapprochés. Ça a été le contraire.

— Est-ce bien sa faute si vous n’étiez pas des amis ? Avez-vous pris les peines qu’il fallait ?

— Nous avons mal commencé, il n’y avait entre nous que du désir ; ça fausse le reste. Et puis, remarquez-le : la vocation de plaire atteint le maximum chez Jacqueline. C’est sa fonction, J’ai répondu à sa volonté, en restant toujours séduit… Ce n’est pas le moyen d’aller au profond d’un être.

— Mais, quand vous étiez malheureux tous les deux, vous auriez pu faire l’effort nécessaire. Elle ne songeait pas à vous séduire, alors ?

— Oh ! non ! Elle ne songeait même pas que j’existais. Mais on n’a guère envie de se dévouer, quand on souffre ; moi surtout, qui suis mal organisé pour souffrir. Alors, que voulez-vous ? j’ai tenté d’échapper. Ah ! si j’avais eu quelqu’un, une amie comme vous, qui m’eût soutenu, dirigé, ainsi que vous pourriez le faire si vous vouliez… J’ai pris l’habitude des amusettes sentimentales. Quand Jacqueline s’est un peu consolée, le mal était déjà fait… Cependant, tout aurait pu s’arranger, si elle avait cherché en moi son principal intérêt ; mais, à ce moment-là, par réaction, elle s’est jetée dans la vie mondaine, s’est occupée d’un tas de choses… de tout excepté de moi… Alors j’ai continué. À vrai dire, je n’aurais jamais pensé qu’elle me crût fidèle ni qu’elle attachât la moindre importance à ce que je ne le fusse pas.

– Alors… pendant votre voyage d’Allemagne, vous imaginiez qu’elle était au courant de votre liaison, et qu’elle s’arrangeait de faire ménage à trois ?

— D’abord, madame Simpson n’était pas ma maîtresse à ce moment-là !

— Si !

— Comme vous dites cela !… Qu’en savez-vous ?

— Je sais !

— Eh bien, oui, c’est vrai. Je ne peux pas mentir… à vous. Mais je voudrais trouver un moyen de vous faire comprendre que j’ai eu des excuses… Je ne sais comment m’y prendre pour vous persuader sans être grossièrement indélicat et d’une fatuité imbécile.

— Vous vouliez dire que madame Simpson vous a provoqué ? Je suis toute prête à le croire. C’est une basse créature.

— Puisque vous devinez tout !… Avouez que mon cas est un peu moins mauvais qu’il ne vous semblait ?

– Non. Mais laissons ces choses. C’est répugnant. Parlons de Jacqueline. Vous n’êtes ici que pour cela.

— Certes !… Vous ne pouvez pas savoir le bien que ça me fait de me raconter à vous ; tout va s’arranger, si vous voulez bien vous en occuper. Je ne comprends pas ce qu’il y a en vous qui attire le meilleur de moi. J’ai le cœur plus net quand je vous regarde.

— Mais Jacqueline, enfin ! Parlons de Jacqueline ! Sincèrement, l’aimez-vous encore !

— Oui, mais vous êtes-vous demandé si, pendant ces quatre ans où elle m’a témoigné tant de cordiale indifférence, elle avait eu pour moi une tendresse bien ardente ?… Dans cette histoire-ci, elle a gardé un sang-froid singulier… J’ai toujours cru que, lorsqu’une femme était atteinte en plein amour, elle faisait des gestes malhabiles, disait des sottises et perdait un peu la tête… Quant à moi, je n’ai pas manqué à exécuter ces différents exercices ; car, vraiment je suis très malheureux… Elle a trouvé des mots blessants, des intonations spirituelles, et m’a couvert de ridicule. Croyez-moi, ce ne sont pas là des façons d’amoureuse.

— Mais, s’il vous plaît, de quoi s’agit-il ? Vous n’avez plus pour Jacqueline que de l’amitié ; vous jugez qu’elle n’en a même plus pour vous ; que prétendez vous tirer de tout cela ?

— Pour l’instant, je voudrais vivre en paix, ne plus voir la méchanceté de son regard, et qu’elle renonçât à avoir des manières qui me donnent la sensation de rentrer chez moi après avoir purgé une condamnation infamante, à la suite d’une infraction grave aux lois de ce pays-ci.

— Que comptez-vous faire de vos maîtresses ?

— Madame Simpson est partie vendredi, après m’avoir affirmé qu’elle ne m’avait jamais aimé, ce dont je me moque éperdument. J’ai liquidé Singly, ce matin même. Je suis l’homme le plus solitaire ! Et j’ai l’intention de le demeurer. C’est bien facile… dans certains états d’esprit.

— Quels états d’esprit ?

— Oh ! ce serait trop difficile à expliquer… Aussi bien ne voudriez-vous pas comprendre… Parlons d’autre chose ! Vous pouvez dire à Jacqueline que j’ai agi de mon mieux pour satisfaire à sa dignité, et que je reste son ami le plus tendre, prêt à accepter tout ce qu’il lui plaira de m’imposer.

— Je tâcherai de la persuader de vos bonnes intentions. Mais c’est de vous, surtout, qu’il dépend qu’elle y puisse croire.

— Non, non ! Je suis l’ennemi. Comprenez donc que sa vanité est en défense ; elle se gardera, comme d’une faiblesse, de croire rien de ce que je pourrai lui dire.

— Vous la jugez très mal, elle n’est pas vaniteuse.

— Presque toutes les femmes le deviennent, en face de l’infidélité de l’homme. Vous décidez que Jacqueline se conduira comme vous feriez à sa place… C’est absurde l… Pensez-vous qu’elle me sauterait au cou si j’allais lui dire : « J’aime votre intelligence, j’apprécie votre caractère et je vous suis entièrement dévoué ; vivons en amis sûrs, calmes et graves » ? Pas du tout ! Je n’ai encore vu aucune femme qui prît plaisir à ce qu’on se montrât moins troublé par sa beauté que sensible à sa valeur morale… Vous êtes ainsi… Oui, mais vous… c’est vous. Je suis bien certain qu’on vous offenserait en témoignant si peu que ce fût de l’émotion créée par votre incomparable splendeur.

— En effet !

— Mais ne seriez-vous pas indulgente à qui — sans se permettre même de penser que vous êtes… telle que vous êtes — vous avouerait souhaiter de toute son énergie un droit à votre pitié, à votre sympathie ? cette sympathie dont j’ai entendu la voix qui brûle, l’autre soir, dans la musique qui pleurait et chantait sous vos doigts.

— Je n’ai jamais eu l’occasion d’accueillir ni de refuser rien de pareil. Ceux qui sont mes amis ne parlent pas de leur amitié. Elle est là, je le sais, cela suffit.

— Ne permettez-vous pas cependant que je parle quelquefois de la mienne ?… J’ai tant besoin de vous ! Ce serait si encourageant, cette tendresse limpide, sans équivoque ! Vous avez vu, tout à l’heure, j’ai tenté de vous mentir… je n’ai pas pu. Vous êtes la seule personne qui m’ait donné l’envie de me montrer à fond, dussé-je en pâtir. Je vous apporte un cœur simplifié — pas très bon, mais si vrai ! — Prenez-le, que craignez-vous ? C’est une œuvre de charité que je vous propose… Grande sœur des pauvres !

— … J’accepte votre amitié, et je ferai de mon mieux. Puisque vous semblez croire que mes conseils puissent vous servir, je vous conseillerai. Seulement, à votre première résistance, au moindre mensonge, notre pacte sera rompu.

— Entendu ! me voici tranquille quant à sa durée.

– J’irai demain voir Jacqueline, et j’espère la convaincre de votre sincérité comme j’en suis convaincue… car je le suis… Pourquoi seriez-vous venu ici ?

— Parce que je vous aime !

Il avait dit cela vivement ; il se reprit avec quelque gaucherie.

— Car je vous aime beaucoup, grande amie ; il faut vous résigner à le supporter.

— C’est inutile à dire, ce sont les actes qui prouvent.

— Je ne le dirai plus jamais ! Permettez-vous que je revienne après-demain pour savoir les résultats de vos premières tentatives ?

— Oui.

— Merci… passionnément ! Et, dites, de vous, ne parlerons-nous jamais ?

— À quoi bon ?

Elle se leva.

— Je pars, je pars, dit André en se levant aussi. Vous avez un grand désir d’être laissée en repos : cela se voit. Vos yeux n’ont pas le beau calme froid et chaud qui leur est habituel… Voulez-vous me donner la main en signe d’alliance ?… Merci… Et… puis-je baiser cette main qui me tient et me conduit, comme on baise les doigts de la Madone aux miracles ?

— Je n’en vois pas la nécessité.

— Oh ! vraiment, suis-je pour vous un si dangereux personnage qu’avoir la main baisée par moi vous paraisse indécent… ou pas sûr ?

— Faites comme vous voudrez, mais allez-vous-en ; il faut que je travaille.

André se courba sur le poignet de la jeune fille et y appuya longuement sa bouche. Il vit en se redressant que Léonora était toute rose.

— Adieu, grande amie ! dit-il simplement.

Elle répondit : « adieu » et le laissa partir sans l’accompagner.

Quand elle fut seule, elle se tourna d’un mouvement machinal vers la grande toile où Iseult agitait l’écharpe qui suscite Tristan dans la nuit amoureuse, et resta là longtemps, la figure sombre.

M. des Moustiers, arrêté sur le trottoir, avait pris un cigare. À la lueur bougeante de l’allumette, on eût pu croire que ses yeux riaient. Sans doute, il n’en était rien. D’où lui serait venue l’envie de rire ?…