Calmann-Lévy, éditeurs (p. 380-394).

IX


Le froid était âpre, sec et sombre. Jacqueline éprouva un bien-être de la chaleur du musée. Elle marchait lentement, absorbée, le cœur lourd, inquiète de ce qui l’attendait en haut du vaste escalier clair au fond duquel s’élevait le vol éternel et formidable de la grande Victoire.

Elle s’arrêta un moment devant l’Ariane endormie dans la guirlande de ses bras musculeux. Elle était venue là bien des fois avec le petit poète qui l’avait aimée. Il méprisait la trop héroïque charpente de la statue, et disait des choses subtiles en la comparant à la forme déliée de Jacqueline. Certaines phrases lui revenaient avec leur accent de dévotion. Étirant sa minceur nerveuse, elle ressentit la beauté si juste de son corps et, dans la tiédeur de ses vêtements, eut conscience de ses modelés polis, de sa finesse de figurine indienne. Elle traversa la salle pour regarder la joueuse d’osselets ; elle voulait calmer son appréhension en s’intéressant aux choses, mais elle n’y parvenait pas. Depuis quatre jours, elle avait attendu l’heure de ce rendez-vous avec une anxiété croissante ; vainement avait-elle mené la vie la plus agitée pour éviter d’être seule, de penser, de prévoir ; l’anxiété l’avait suivie dans le monde, elle s’était accrue au vide des conversations et des projets, aux aveulissements de la musique. Rien ne l’en avait distraite, elle n’avait même pas rencontré Marken, ni eu de lui le moindre signe qu’il pensât à elle. L’impression d’un danger contre lequel personne n’était là pour la défendre avait augmenté jusqu’à cet instant où il allait falloir l’affronter. Quelle absurdité d’avoir donné ce rendez-vous qu’Erik ne sollicitait même pas ! Pourquoi avait-elle voulu le voir encore ? C’était si loin d’elle maintenant l’anecdote qu’il représentait ! Elle avait hâte d’aller sa route, de voir de nouveaux aspects de l’existence ; Erik, c’était le passé s’accrochant à elle pour la retarder. Qu’allait-il lui dire ? Des reproches auxquels la réponse serait mal aisée. Comment formuler, sans être cruelle, qu’elle s’était totalement trompée en lui disant qu’elle l’aimait ? Car elle l’avait dit, et le souvenir lui en était insupportable.

Elle entra dans la salle du Sacre et vit Erik debout. L’endroit était désert. Les copistes avaient quitté leurs chevalets et le gardien venait de disparaître pour déjeuner.

Sous le jour louche qui plombait de haut, l’atmosphère était morose et frigide ; une brume flottait, les pas s’entendaient trop dans trop de silence.

Jacqueline perçut, mieux encore qu’elle n’avait fait à l’Exposition, le délabrement, la misère physique d’Hansen. L’antagonisme qu’elle avait accumulé disparut, tout sentiment personnel s’effaça d’elle pour laisser la place libre à la pitié. Elle alla vers lui très vite et dit avec l’accent de la plus chaude sympathie :

— De quoi souffrez-vous ?

— Du désespoir d’être un lâche, répondit-il avec un regard poignant où elle ne vit plus rien de son amour.

— Vous ne pouvez pas être un lâche, vous ! répondit-elle en essayant de croire ce qu’elle disait.

Mais elle avait eu, en une seconde, la certitude de quelque action affreuse qu’il allait avouer. Ses doigts gelaient dans ses gants.

— Si, répondit-il d’un ton obstiné. Vous ignorez par quel chemin de vertige on descend à l’infamie… Vous ne savez pas. Vous avez de la pitié pour les misérables, fils de voleurs et de prostituées qui deviennent assassins, et vous avez raison. Il faut les plaindre, mais ceux qui ont en pleine conscience forfait à l’idéal, ceux qui, après s’être dans leur vanité démente donné des attitudes héroïques, commettent le plus bas des actes par manque de courage… il faut mépriser ceux-là et les haïr.

— Je ne comprends pas, fit-elle.

L’idée qu’il pouvait être fou venait de la traverser. devant l’exaltation de sa parole, l’expression vide et hagarde de ses yeux.

— Non ! Comment comprendriez-vous ? Est-ce qu’on devine ces choses-là ?… Savez-vous comment elles arrivent ? Je vais vous le dire, moi… Au lieu de vivre selon la norme, d’employer l’ardeur de son cœur à l’amour de quelques êtres, on a voulu aimer l’humanité, on s’est faussé soi-même avec de grands mots généreux ; puis, sous la poussée d’une douleur, d’une indignation, on se jure la vengeance et le sacrifice… oui, on veut venger toute la race des martyrs que fait l’égoïsme, et qu’on a vu supplicier dans la personne d’un être cher, comme les premiers chrétiens avaient vu tuer toute la tendresse humaine sur le Golgotha. On prend vis-à-vis de soi-même une attitude de justicier… Puis, à mesure que l’on comprend davantage combien l’effort était inutile, et que d’ailleurs on n’était pas digne de le tenter, on s’y acharne plus âprement ; on se dit que c’est plus noble, plus pur de donner sa vie pour une cause à laquelle on ne croit plus, qu’on sera plus grand à demeurer le captif d’un serment, qu’on ne l’était en suivant l’impulsion d’une colère ou d’une conviction… On perd tout contact avec la réalité, on pose pour soi même… Puis on rencontre une circonstance… un être qui bouleverse toute cette construction illusoire… On avait accepté de mourir, on veut vivre… ah ! tellement fort !… Si on était appuyé sur la raison, solide sur ses pieds, on résisterait ; mais non, on s’est accoutumé à vivre dans la chimère, on n’a plus rien pour s’accrocher, on oscille, la tête vide, sur les sommets branlants de l’orgueil… L’appel est trop puissant, le mirage trop beau ; il faut qu’on tombe. Il faut, comprenez-vous ?… Alors les sophismes commencent leur travail ; il sort des voix insidieuses du découragement, de la faiblesse ; on appelle ça bonté, pitié, on entend en soi des avis astucieux qui conseillent de respecter la vie d’autrui, quel qu’il soit. On sait pourtant… on sait… N’importe, on écoute les voix… Et savez-vous ce qu’on fait ? On renie son devoir, on rejette la responsabilité ; c’est la banqueroute morale… Et après, très vite, on devient bassement criminel ; on a dans toute sa chair, dans son sang, dans sa tête, partout, un souvenir hideux, infâme, qui bat sans cesse… sans cesse… Tout cela, pourquoi ? Parce qu’on a voulu vivre, qu’on a senti une seconde ce goût-là dans sa bouche… le goût de la vie ! et qu’on souhaite avoir quelques semaines de plus pour rencontrer un regard où on se souvient d’avoir vu…

— Marchons un peu, voulez-vous ? dit Jacqueline brusquement.

Une bande de « Cooks » venait d’entrer avec un gros bruit de chaussures.

Ils allèrent dans les salles désertes où sont les vases étrusques. Par la fenêtre on voyait tomber la neige ; la lumière avait un gris triste de cendre.

— Je n’ai pas compris tout ce que vous venez de dire, commença Jacqueline d’une voix contenue et avec le désir anxieux qu’il répondît sur le même ton ; car, pendant qu’il débitait sa tirade dans la salle des David, il parlait si violemment et si haut qu’on pouvait l’entendre de loin.

Il ne sembla pas s’être aperçu de ce qu’elle venait de dire. Arrêté devant l’un des vases, il montrait du doigt une longue figure de femme, étroitement drapée, que dessinait sur le fond sombre un trait rouge, délicat et audacieusement assuré.

— Voilà qui vous ressemble, dit-il doucement.

— Je vous en prie, fit-elle, en respirant avec effort, — le battement des artères de son cou gênait sa parole, — expliquez-moi clairement ce qui est advenu dans votre vie, et dont vous semblez me rendre responsable.

— Ah non ! mon Dieu !… Grâce à vous, j’ai eu l’heure d’illusion parfaite qui suffit pour que je ne demande pas davantage. Vous n’êtes coupable de rien. Nous ne pouvions pas nous rejoindre ; nos races sont trop lointaines. J’ai la tête pleine des rêvasseries du Nord, je suis chimérique, impropre à l’action… votre sang latin est vif, si vif ! Il crée les instincts changeants, le goût de la joie et de l’harmonie, l’horreur de ce qui pèse, de ce qui dure trop… Qu’aviez-vous à faire de moi ? Rien ! Vous m’avez jugé, vous avez passé… Quel droit ai-je même à la bonté qui vous a menée ici ?

— Mais pourquoi dites-vous cela ? C’est abominablement injuste. C’est vrai, que je me suis trompée, pas sur vous, certes, mais sur moi-même, lorsque je suis allée vous trouver, il y a deux ans ; et je n’ai jamais oublié, je n’oublierai pas la générosité et la noblesse dont vous avez témoigné. Aujourd’hui comme alors, je suis votre amie, de toute mon âme, et prête à vous le prouver. Vous êtes déçu, malheureux ; confiez-vous à moi, je vous consolerai, j’en suis sûre… Qui peut empêcher que nous nous voyions souvent encore, affectueusement, tendrement ?…

— Tout. D’ailleurs, quand vous saurez ce que j’ai à vous dire… ce qu’il faut que je vous dise, vous sortirez d’ici en hâte, sans retourner la tête, avec du dégoût, de l’horreur, et la peur rétrospective que quelqu’un de votre monde, traversant cette salle, ait pu me voir auprès de vous.

Jacqueline s’assit sur une banquette, et, dominant sa paralysante anxiété, répondit d’un air qui voulait être brave :

— Tentez l’épreuve, nous verrons bien !

Il la regardait ; sa figure n’avait plus l’expression hagarde. Ses yeux étaient calmes, elle y vit l’incroyable lucidité qui vient aux regards de ceux dont la vie ou la raison est menacée et qui, avertis par l’instinct qu’ils n’ont plus que des instants, ramassent leurs facultés éparses pour tout comprendre et tout sentir d’un seul coup. Jacqueline sut qu’il lisait en elle les pauvres et médiocres raisons de son malaise.

— Donnez-moi encore une minute, fit-il, une seule… la dernière… Après cela…

Le silence opaque assombri par la chute plus dense de la neige s’élevait entre eux comme un obstacle. La détresse de Jacqueline s’accrut tant que des larmes lui vinrent aux paupières.

— Je vous en prie, dit-elle, c’est si pénible !…

— Oui, j’abuse de vous ; pardon, c’est fini. Je vais vous dire.

Sa douce figure nerveuse se roidit soudain, devint implacable et dure. Il parla d’une voix sèche que l’émotion n’infléchissait pas. On le sentait devenu étranger à lui-même, comme s’il se fût vidé de toute sensibilité.

— L’été dernier, un soir que vous causiez avec Léonora, vous avez entendu crier dans la rue l’attentat commis ce jour-là même. Aux paroles que Léonora a dites, vous avez deviné qu’elle craignait que je ne fusse l’assassin : elle m’a raconté tout cela… et votre émotion… Elle avait raison, ce pouvait être moi. Vous avez compris ce soir-là, pour la première fois, probablement, que j’étais un de ces fous qui croient qu’en tuant un roi on réveille des consciences… Je vous ai dit que ce pouvait être moi, le meurtrier ; la vérité, c’est que ça devait l’être… Ah ! je ne me trompais pas en jugeant que toute votre bonté ne résisterait pas à cet aveu-là !… Ne me regardez pas, voulez-vous ? il y a dans vos yeux de quoi m’empêcher de finir. Et il faut que je finisse.

Jacqueline avait baissé la tête ; elle ne répondit rien. Il reprit, au bout d’un instant :

— Lorsqu’une de ces exécutions est décidée entre ces gens auxquels de penser seulement vous soulève le cœur, n’est-ce pas ?… on tire au sort celui qui sera chargé de la besogne. C’est pour celui-là la mort assurée, ou, dans les pays où on n’applique pas la peine de mort, pis encore : la réclusion perpétuelle… et quelle réclusion !…

Il ôta son chapeau, d’un geste brusque. Jacqueline, effrayée par ce geste, releva la tête et vit son grand front moite, une insupportable expression dans ses yeux pâles ; très vite, elle se détourna.

Il recommença de parler, la voix saccadée ; maintenant les phrases jaillissaient de lui comme des plaintes de blessé, suivant le rythme inégal d’une affreuse transe.

— Je savais depuis longtemps que l’heure pouvait venir où il faudrait faire cela… J’envisageais froidement une telle possibilité, autrefois… dans un temps où il me paraissait beau de finir ainsi. Mais… je vous ai vue… et j’ai appris la peur de la mort. À l’idée de ne vous retrouver jamais, il n’y a plus rien eu en moi qu’une lâcheté effroyable… Ne plus vous voir… ne plus vivre, perdre cette chance que, peut-être, vous reveniez me répéter que vous ne vous trompiez pas, le jour où vous m’avez dit : « Je vous aime… » Mon Dieu !… Fou !… Stupide fou !… Quand la destinée s’est bouchée devant moi, que le devoir s’est imposé…. quand ils ont lu mon nom… le cœur m’a failli. J’ai demandé grâce !… Ah ! leur mépris, à tous ceux-là qui tenaient leur vie prête pour l’offrir… de ceux-là que je m’étais permis de juger… leur mépris ! On se rappelle ça ; ça tue aussi sûrement qu’un couteau… L’un d’eux, qui m’aimait, parce que, une fois, sans rien risquer, par hasard, j’avais sauvé la vie à sa maîtresse, s’est offert à ma place… Le regard qu’il avait… si vous aviez pu voir son regard à ce moment-là !… il ressemblait au vôtre tout à l’heure ; j’y ai lu si bien la surprise horrible de mon infamie… Et il avait raison, lui, car, comprenez-vous ?… peut-on comprendre ?… j’ai accepté son sacrifice… Oui, oui, écartez-vous de moi, vous avez raison, mon contact salit… J’ai accepté cela, pour rester sur cette terre où vous êtes, pour qu’il me soit donné de vous parler encore une fois… pour avoir la torture sans nom de voir sur votre visage la terreur, et le dégoût, pour sentir que vous me haïssez, pour mourir taché jusqu’au cœur… J’espérais… je ne sais quoi, qu’il renoncerait, qu’il ne pourrait approcher du roi, que quelque chose arriverait qui ferait tout manquer… Je savais bien pourtant qu’on peut toujours tuer quand on est décidé à mourir !… Vous savez le reste, on l’a pris. Depuis cinq mois, pas une seconde ma pensée ne s’est détachée de lui. Je vis dans son cachot ; la sensation précise de sa souffrance me réveille hurlant comme un fou, lorsque par hasard je m’endors pour une heure. Je descends avec lui pas à pas dans la démence, l’atmosphère qui l’étouffe m’étouffe… Je voulais vous revoir ! Quand j’ai lu dans le journal que c’était fait, qu’il était arrêté, j’ai eu un tel choc que j’ai espéré mourir sur le coup. Mais non… non, on ne meurt pas ! Et alors, très vite, tout de suite, j’ai pensé à vous… à vous ! Léonora est entrée, elle m’a parlé. J’ai cru que vraiment vous aviez eu peur pour moi, j’ai espéré que vous voudriez bien me voir, puisque vous ne saviez pas que j’étais indigne… Et puis, le lendemain, j’ai appris votre départ. J’ai compris : ce n’était pas pour moi, mais de moi que vous aviez peur ; vous pressentiez l’infamie… C’est juste. Pour se poser sur moi il faudrait que votre pitié se courbe trop bas… Mais vous ne savez pas ce que j’ai enduré ! Vous ne savez rien, sinon qu’un jour où vous étiez venue me demander mon amour… m’offrir le vôtre, je vous ai dit : « Partez… » Vous êtes partie, pour ne revenir jamais, jamais plus !… C’est bien ainsi ; vous êtes le moyen de la justice, vous seule pouviez me faire expier… J’ai tout dit.

Jacqueline ne parla pas ; elle pensait avec difficulté, par images vagues, son cœur ralenti battait à peine ; elle avait la sensation de faiblesse nauséeuse que lui donnait la vue du sang qui toujours la faisait évanouir ! Elle apercevait à peine Erik au travers de la brume qui lui semblait collée à ses prunelles ; il était lointain, elle ne le reconnaissait plus ; elle était environnée d’une atmosphère d’horreur, et le vertige d’un danger incertain, mais terrible, lui mettait une rumeur d’eau furieuse dans les oreilles.

— Parlez-moi, dit-il, d’un ton d’angoisse ; fût-ce le mot le plus cruel, que j’entende votre voix.

— Je… je vous demande pardon, dit-elle d’une voix mate, je ne me sens pas bien… le cœur me manque.

Erik l’examinait ; son visage redevenait calme et doux ; il avait un abandon amolli de tout son corps décharné sur lequel flottaient les vêtements trop larges ; la résignation fatiguée de son visage blême sous ses cheveux blancs achevait de lui donner un aspect de défaite ; il avait l’air d’une chose brisée.

— Oui, dit-il lentement. Vous avez raison, le cœur vous manque… Je vous soulagerai en vous quittant. Vous respirerez mieux quand je serai sorti de cette salle, et tout à fait bien quand… Je ne vous demande pas de me pardonner le malaise que je vous ai causé. C’est trop tôt… Mais, plus tard, dans longtemps, lorsque j’aurai mis entre nous des distances qu’on ne franchit pas… Quand vous serez bien certaine que jamais plus je ne dois croiser votre chemin, tâchez de penser à moi avec un peu de bonté, tâchez, je vous en supplie ! Rappelez-vous que j’ai eu le courage de ne pas mettre un regret dans votre vie ; dites-vous qu’il m’a fallu pour cela… Mais à quoi bon en parler encore ?… Ce que je voudrais, c’est que, s’il arrive que vous soyez triste parce que quelqu’un vous aura déçue, vous vous rappeliez mon amour, à moi ; et, si cela vous console un peu de vous dire que vous avez été aimée ainsi, mortellement aimée… eh bien, il n’aura pas été complètement inutile que j’aie vécu.

Jacqueline se taisait toujours, les yeux fixes. Elle sentait que, si elle essayait de parler, ses sanglots éclateraient tout haut dans la salle silencieuse. Pendant un instant, Erik resta debout auprès d’elle, la regardant avec ses yeux chargés de songes ; hésitant, il se courba, prit l’extrémité du boa de fourrures à demi glissé de l’épaule de Jacqueline sur la banquette et la baisa d’un geste craintif, puis salua profondément et partit. Elle voulut le rappeler, se lever, le suivre, mais sa tête tournait et, comme les grands mouvements qu’on croit faire dans le cauchemar, sa contraction intérieure aboutit à l’immobilité. Elle resta là, frissonnante, défaillante presque, le cœur battant à grands coups espacés.

Depuis un long moment, elle n’entendait plus le pas sonnant irrégulier sur les parquets. Elle avait froid. D’un mouvement débile, elle se leva, et, marchant lentement d’abord, puis plus vite, elle s’en fut dans la direction opposée à celle qu’Erik avait prise. Quand elle eut descendu le grand escalier dont le vide blanc faisait trembler ses genoux, traversé la salle égyptienne où sont les grands sphinx, et qu’elle se trouva en plein air, dans la neige que le vent tordait en spirales, elle respira profondément. Elle avait des bouffées chaudes aux tempes et son imagination s’exaltait en images délirantes. Malgré son apparente douceur, l’homme qui venait de lui faire cette abominable confidence, n’était-il pas capable des pires violences ? Des phrases de faits divers sinistres tournaient dans sa pensée ; elle regarda autour d’elle, imaginant le voir dans chaque passant, et prêt à quelque action atroce. Il avait attendu d’elle qu’elle lui offrît la consolation de sa tendresse, et elle n’avait même pas pu dire une parole. N’avait-il pas, en la quittant, témoigné son mépris pour la faiblesse qu’elle ne pouvait cacher ? Qui sait si ce n’était pas maintenant la rage de sentir qu’elle était définitivement perdue pour lui qui travaillait dans sa tête détraquée ? N’allait-il pas revenir, se venger ?

Les dents de Jacqueline claquèrent de froid et de peur. Elle avait traversé la chaussée sans savoir où elle allait. La façade de Saint-Germain-l’Auxerrois fixa son regard flottant ; elle se hâta, poussée par un instinct atavique, vers le refuge de l’église.

Dès l’entrée, l’ombre colorée l’enveloppa d’un sentiment de sécurité ; elle se calma un peu, s’assit dans un angle obscur et fit un grand effort pour se reconquérir. Elle utilisa les suggestions du milieu, la paix de l’église, la voix sombre et fortifiante de l’orgue qui s’élevait tout à coup, pour susciter des images lointaines, enfantines et paisibles. Elle erra un moment dans son passé blanc de fillette ; mais, en y rencontrant l’image de Léonora, elle eut un sursaut de colère. Léonora, n’était-ce pas l’agent responsable de toute la souffrance où elle se débattait ? N’était-ce pas elle qui l’avait, en quelque sorte, poussée vers cette aventure à dénouement tragique ? Sans Léonora, aurait-elle tendu sa volonté vers des buts d’exception et d’illusoire perfectionnement, dont le résultat avait été sa visite chez Erik ? C’était sous l’exaltation de ces mots qui incitaient à la liberté qu’elle avait dit à cet homme qu’elle l’aimait, qu’elle avait failli entrer dans sa vie, être activement mêlée à toutes ces hideuses choses. Elle plaignait Erik de la douleur qu’elle lui avait vue ; mais, au fond de soi, elle s’indignait de la responsabilité qu’il lui attribuait. Car, enfin, en admettant même que ce fût pour la revoir encore qu’il eût refusé le rôle qu’on lui offrait, il aurait dû lui être reconnaissant de lui avoir évité un crime imbécile. C’était un être noble, sans doute, mais un faible, un raté que la destinée n’avait pu satisfaire parce qu’il n’était pas de taille à la vaincre.

Sa pensée qui s’apaisait un peu alla vers Marken, et elle compara ces deux hommes. Celui-ci était vraiment fort ; il ne faisait pas de phrases sublimes sur le sacrifice, n’aspirait pas à consoler toute la douleur humaine, ni à la venger, il n’avait pas de morale, croyait au droit sans bornes de sa volonté ; mais, tenté vers l’infamie et la lâcheté, il savait s’en défendre. Il ne cherchait pas à dominer la vie, il restait de niveau avec elle pour la mieux maîtriser ; il accomplissait enfin ce qu’il avait résolu. Des rêveurs déclamatoires de l’espèce d’Erik et de Léonora n’arrivent à rien réaliser, parce qu’ils rêvent trop haut. À trois jours d’intervalle, elle avait vu Léonora désemparée, inquiète, incertaine et misérable de quelque chose d’équivoque qu’elle ne disait pas ; Erik au fond d’un désespoir qui, sans doute, aboutirait à la démence ; c’étaient, par destination, des vaincus ; ils voulaient planer et tombaient dans la boue. Évidemment, André avait raison, la pauvre Léonora devait aimer Erik ; et, elle souffrait de n’en être pas aimée. Qu’allaient-ils faire maintenant ? Elle songea à des mots obscurs qu’il avait dits et les interpréta ; les distances infranchissables qu’il comptait mettre entre elle et lui, ce n’étaient pas des lieues d’espace, mais quelque circonstance particulière. Peut-être reviendrait-il à Léonora et s’en iraient-ils ensemble, quelque part, déclamer de compagnie contre l’injustice sociale, l’asservissement des femmes, la vileté des passions. Plus calme, Jacqueline conclut à l’inutilité du sacrifice individuel, et aussi à la totale absurdité de croire qu’on puisse arrêter le mouvement de sa propre vie pour se vouer à servir la vie générale. Le haut devoir de chacun, pensa-t-elle, c’est d’aller jusqu’au bout de son énergie, quelle qu’en soit la forme ; de risquer le plus grand nombre de possibilités, de ne rien laisser en soi, instinct ou pensée, qui n’ait eu satisfaction, car ce sont les grands types passionnels ou intellectuels qui, par le seul exemple de leur développement, servent l’humanité.

Elle se leva, s’étira. Le courage et la lucidité lui étaient revenus. Si le libertaire avait été là, elle eût su que lui dire, et c’est elle qui aurait pris le ton sûr de soi qu’il avait eu jadis. Elle se sentait solidement installée dans la réalité d’où lui s’était volontairement exilé. La certitude d’être une ouvrière d’harmonie, alors qu’Erik et son amie étaient des destructeurs orgueilleux et impuissants, lui faisait une paix nouvelle.

Elle sortit de l’église lasse mais fortifiée, résolue à voir Léonora, à lui expliquer son vrai devoir, lequel consistait à satisfaire sa passion pour Erik tout comme une femme ordinaire, en vivant avec lui dans la simplicité.