Histoire des doctrines économiques/Texte entier

AVERTISSEMENT DE LA DEUXIÈME ÉDITION



Obligé de publier une seconde édition bientôt après la première, nous avons profité de cette occasion pour reviser tout notre travail et pour l’augmenter considérablement. Dans l’intervalle, en effet, l’enseignement de l’histoire des doctrines économiques a pris une importance presque inattendue ; elle fournit matière à des thèses de doctorat de plus en plus nombreuses, et l’on a même parlé de la création d’un doctorat spécial ès-sciences économiques. Il était donc convenable, nous semblait-il, que les ouvrages qui peuvent aider les étudiants fussent développés davantage. Aussi avons-nous remanié profondément, soit toute la partie antérieure aux économistes proprement dits, soit les chapitres consacrés aux physiocrates et au socialisme scientifique, sans parler de beaucoup d’autres matières très sensiblement retouchées et augmentées ou même ajoutées. C’est ainsi que l’ouvrage a presque doublé d’étendue.

Dans cette deuxième édition comme dans la première, nous avons évité de discuter à fond les systèmes dont nous avions traité dans nos Éléments d’économie politique, par exemple les théories de Ricardo, de Bastiat, de Marx, de Menger et de Jevons sur la valeur, celle de Ricardo sur la rente, celle de Ricardo et de Lassalle sur le salaire naturel, celle de Malthus sur la population, etc., etc.

Si nous avons exposé avec détails la théorie de la valeur internationale en l’ajoutant dans cette deuxième édition, c’est par le motif que cette théorie n’est jamais étudiée dans les ouvrages élémentaires et l’est même assez rarement dans les ouvrages français plus approfondis.

Pour tout le reste, il nous a paru qu’une histoire des doctrines économiques suppose au préalable la connaissance même de l’économie politique et que les termes qu’on emploie, dans une histoire doivent être présumés parfaitement connus et compris déjà du lecteur.

Hoirieu, août 1901.







La troisième édition, que nous donnons ici, contient assez peu de changements. Nous nous sommes borné à mettre à jour notre ouvrage en nous inspirant de quelques publications, récentes et en notant la suite de l’évolution de la pensée économique contemporaine, puis à compléter toutes les parties par quelques détails. Nous n’avons pas voulu grossir de beaucoup par des additions un volume auquel le public des étudiants aux Facultés de droit avait fait un accueil si favorable, et nous n’y avions rien vu qui dût en être retranché.

Hoirieu, août 1908.






INTRODUCTION

Depuis le décret du 30 avril 1895, qui a institué le doctorat en droit ès-sciences politiques et qui a rangé l’histoire des doctrines économiques parmi les matières obligatoires de cet enseignement, il n’a été publié, à notre connaissance, aucun ouvrage général où les aspirants à ce doctorat pussent trouver un cadre sommaire d’études sur lequel les parties spécialement développées par les professeurs seraient venues s’ajouter[1].

Il nous a semblé qu’il y avait là une lacune à combler. Le bienveillant accueil que le public a daigné faire à nos Éléments d’économie politique[2] ; les témoignages trop flatteurs que nous avons recueillis à leur apparition ; enfin, la pratique déjà longue que nous avons de l’enseignement de l’économie politique et la nécessité où nous sommes, à d’autres titres, d’en suivre les principales productions, tous ces motifs nous ont encouragé puissamment à entreprendre cette tâche, sous la forme brève et sommaire que nous semble devoir revêtir un manuel.

Le programme, d’après le décret du 30 avril 1895, parle de « doctrines » économiques. Il ne s’agit donc ni d’une histoire des institutions économiques, comme celle à laquelle Adolphe Blanqui et le comte de Villeneuve-Bargemont avaient consacré, il y a plus d’un demi-siècle, une partie importante de leurs ouvrages[3], ni du vaste essai d’une explication de l’histoire universelle par l’économie politique.

Sous ce dernier aspect, il y aurait à montrer comment la situation effacée ou prépondérante que les peuples ont occupée aux diverses périodes de leur histoire, a été en une certaine relation avec leurs institutions économiques et sociales, soit envisagées en elles-mêmes et d’une manière absolue, soit surtout considérées au regard des institutions correspondantes des autres peuples de leur temps et de leur région.

Cette dernière œuvre sera sans doute entreprise un jour ou l’autre ; déjà une foule de travaux monographiques du plus haut intérêt lui préparent des matériaux et en facilitent peu à peu la construction. Mais le temps n’en est pas encore venu, et, de plus, ce sujet, qui relèverait davantage, ce semble, de l’enseignement de l’histoire et par conséquent des Facultés des lettres que des Facultés de droit, n’est point celui que le décret du 30 avril 1895 a proposé aux études de nos aspirants au doctorat.

Voilà pour le but de notre volume.

Quel plan adopter maintenant ?

M. Maurice Block, en prenant pour base l’ordre habituellement suivi dans la disposition des matières économiques et en rattachant à chaque sujet les doctrines professées par les auteurs, a fait une œuvre considérable que le public savant a accueillie avec une faveur fort bien justifiée[4] ; mais cet ordre, si parfait qu’il soit pour celui qui veut rapidement trouver les diverses opinions soutenues sur une même matière, ne laisse rien voir de la filiation des diverses écoles et de l’enchaînement ou du contraste que l’on peut observer entre elles.

Dans une histoire, selon nous, c’est à l’ordre chronologique que la préférence doit être donnée, non pas sans doute à l’ordre chronologique absolu des publications, mais d’abord à l’ordre chronologique des écoles, et ensuite, dans chaque école, à l’ordre à peu près chronologique des auteurs entre eux ; et ici nous nous attacherons tout particulièrement à rechercher les influences que tel écrivain a pu recevoir de ses devanciers. Le classement des auteurs entre les diverses écoles peut paraître quelquefois incertain, pour ne pas dire arbitraire ; en tout cas nous nous sommes scrupuleusement attaché à ce qui nous a paru être le trait caractéristique d’un enseignement ou d’une vie ; au besoin, comme pour Stuart Mill et Bastiat, nous avons fait deux parts dans la personnalité scientifique de l’écrivain ; et nous persistons à croire que ce procédé de classification par écoles est le seul qui doive permettre à des étudiants d’ordonner leurs idées et leurs souvenirs.

L’ouvrage est divisé en quatre parties, de longueur fort inégale :

1o Les précurseurs (ou les idées économiques avant les physiocrates) ;

2o Les théories des lois économiques ;

3o L’école historique et le socialisme d’État ;

4o Le socialisme démocratique[5].

Ce que nous voulons faire est une œuvre d’exposition et non pas de discussion. Nous espérons cependant qu’on nous permettra de laisser percer çà et là quelque chose des sentiments et des convictions que nous avons montrés dans notre précédent ouvrage. Le temps et de plus longues réflexions n’ont fait depuis lors que les mûrir et les consolider.

Nous donnerons quelques lignes de biographie sur les principaux écrivains. On comprend mieux les œuvres quand on connaît un peu les hommes ; souvent aussi un détail biographique individualise mieux dans l’esprit l’auteur de telle ou telle doctrine et facilite par conséquent les souvenirs. Pour les références, nous avons cité par choix les ouvrages les plus récents : ils ont souvent l’avantage de présenter toute la bibliographie antérieure sur le sujet, ce qui dispense de multiplier les citations et les renvois.

Quant au socialisme, si l’on s’étonnait que nous lui eussions fait une aussi large place parmi les doctrines économiques, nous répondrions que certains des coryphées de ce parti ont produit des théories purement économiques — Karl Marx par exemple sur la valeur et la plus-value, Rodbertus et George sur les crises, et bien d’autres encore. — On ne connaîtrait pas non plus l’économie politique dans son entier, si l’on ne connaissait pas, d’une manière au moins sommaire, les discussions les plus importantes qui ont été soulevées à propos de certaines institutions fondamentales — telles que la propriété — auxquelles se rattachent inévitablement la production et la circulation de la richesse.

Hoirieu, août 1898.





LIVRE I

L’ÉCONOMIE POLITIQUE AVANT LES ÉCONOMISTES




CHAPITRE PREMIER

L’ANTIQUITÉ

I

LES PHILOSOPHES GRECS

On pourrait presque dire que des « doctrines » économiques n’ont vraiment apparu qu’avec les physiocrates. Jusque là, sans doute, des idées économiques s’étaient maintes fois révélées : bien plus, il ne pouvait y avoir une seule école de philosophie qui ne professât pas un système quelconque sur tel ou tel point détaché de ce que nous appelons aujourd’hui l’économie politique ; il ne pouvait pas non plus y avoir un seul gouvernement régulier qui ne s’inspirât, dans son administration, de certains axiomes économiques au moins sous-entendus. Mais ces opinions ou ces procédés manquaient d’une théorie qui vînt les coordonner entre eux, et surtout l’on n’avait jamais essayé de les justifier d’une manière scientifique.

En tout cas, ce n’est qu’à dater du XIIIe siècle, avec le plein épanouissement de la philosophie scolastique, puis un peu plus tard avec la Renaissance et le grand mouvement littéraire du XVIIe siècle, que les idées se multiplièrent et que des formules commencèrent à se dégager.

Le long retard que le laborieux enfantement de la science économique a subi, a deux causes principales : 1o l’absence des études statistiques ; 2o le dédain de la méthode inductive.

La statistique est, en effet, d’origine toute récente ; même le chiffre de la population est resté fort mal connu jusqu’au commencement du xixe siècle, et cela, dans les pays, comme la France, où le système administratif était le plus développé et où la centralisation était poussée le plus loin[6]. Les phénomènes sociaux, constatés d’une manière trop fragmentaire, ne fournissaient donc pas une matière suffisante à l’esprit d’observation et à la méthode inductive.

De son côté, cette dernière méthode était restée généralement beaucoup trop dédaignée, même dans les branches de connaissances où elle aurait pu trouver assez de matériaux pour s’exercer. La déduction et la méthode métaphysique ont joui fort longtemps d’une faveur exclusive.

Ainsi s’explique que même les parties de la physique dont l’étude, comme celle du calorique et de la pesanteur, pouvait être commencée sans les découvertes modernes et avec des procédés d’investigation beaucoup plus rudimentaires, fussent restées aussi prodigieusement en retard. Les considérations métaphysiques sur les quatre éléments suffisaient aux anciens ; longtemps aussi les spéculations sur la matière et la forme ont suffi à des générations un peu plus rapprochées de nous. Au milieu de cette direction générale des esprits, si l’on avait admis en principe qu’il existât des lois économiques naturelles et si l’on avait entrepris de les définir, elles n’auraient pu être étudiées que par la méthode déductive : or, celle-ci, appliquée à la science des richesses, ouvre trop facilement la voie aux formules aprioristiques et n’a rien produit toutes les fois qu’on ne l’a pas aidée et soutenue par la méthode inductive.

Une cause différente a été assignée à cette apparition si tardive de l’économie politique. « Il faut, a-t-il été dit, que le spectateur ait été préparé pour son travail et qu’il soit armé des instruments de recherche appropriés ; il faut qu’il ait cultivé préalablement les sciences plus simples capables de lui fournir les points de doctrine nécessaires et les méthodes convenables d’investigation. » Et M. Ingram, que nous citons ici, argumente à ce propos du développement tardif de la physique, de la biologie et des mathématiques[7].

Nous n’oserions souscrire à ce jugement. La physique et la biologie, récentes il est vrai, se sont bornées à inspirer la sociologie évolutionniste et positiviste sans alimenter l’économie politique proprement dite ; quant aux mathématiques, non seulement elles étaient arrivées, avec Descartes et Newton, à un développement plus que suffisant pour faire naître l’économie politique, si celle-ci avait eu besoin d’elles pour éclore, mais encore jusqu’à ce jour elles ne lui ont rien apporté, sinon les travaux passablement stériles de Cournot, de Jevons, de Walras et de quelques autres[8].

Dans l’antiquité classique, l’esprit public présentait, comme caractères généraux d’ordre économique, le mépris du travail matériel, le sentiment profond de la nécessité indestructible de l’esclavage, la conviction que la guerre et la conquête figurent à titre normal parmi les modes d’acquisition[9], enfin le dédain du commerce, dédain plus accentué encore chez les Romains que chez les Grecs et coïncidant chez les Romains avec un éloge ardent et sincère de l’agriculture.

Avant de nous demander si la philosophie, elle au moins, ne se préoccupait pas de constituer un faisceau de doctrines économiques, nous avons tout d’abord à signaler certaines idées qui, éparses chez les philosophes, doivent frapper isolément notre attention.

À côté de Thucydide, qui, avec son sens profond d’historien, a fait de nombreuses constatations économiques, c’est Xénophon, Platon et Aristote qui nous attirent ; car nous ne parlons pas ici de Socrate, puisque nous ne le voyons qu’à travers ses disciples.

Xénophon, qui passe pour refléter plus fidèlement que Platon les idées de leur maître à tous deux, est en économie politique ce qu’il est en philosophie. C’est un homme de bon sens, mais ce n’est ni un théoricien, ni un spéculatif. Ses Économiques et ses Revenus de l’Attique sont pleins de sages conseils, d’une morale douce et honnête, qui inspire les règles d’une bonne et prudente administration : il assimile celle d’un État à celle d’une famille, en n’hésitant pas à faire dépendre la prospérité sociale de la richesse du sol et des soins donnés à la culture[10]. Du reste, pas plus que ses contemporains, il ne s’élève au dessus du préjugé qui condamnait le travail matériel : car, pour lui comme pour eux, ce travail abaisse l’esprit et empêche celui qui s’y livre de se rendre utile à ses amis et à l’État. C’est donc une morale encore tout aristocratique, au moins avec une certaine aristocratie de sentiments et de profession, et c’est une morale qui, pour sauvegarder les qualités de l’esprit et du cœur, consent à sacrifier les qualités économiques de l’homme tout entier. La formule toute chrétienne de l’accord entre le travail matériel et la vertu, entre la vulgarité du métier et la noblesse de l’âme, restait donc à trouver, même après Socrate.

Les économistes ont cependant retenu de Xénophon au moins deux choses : d’abord une remarque judicieuse sur la division du travail, qui permet à l’homme de développer ses aptitudes en les spécialisant[11] ; ensuite et surtout ils ont noté chez lui la première mention des variations du pouvoir relatif de l’or et de l’argent d’après le rendement proportionnel des mines de l’un et de l’autre métal[12].

Mais il ne semble pas que Xénophon, tout en décrivant bien la loi de l’offre et de la demande et une diminution du taux d’échange de chacun des deux métaux par rapport à l’autre, se soit élevé jusqu’à la notion des variations du pouvoir général de la monnaie. « L’argent, dit-il en effet, ne ressemble point aux autres productions de la terre. Que le fer ou le cuivre deviennent communs, au point que les ouvrages faits de ces matières se vendent à trop bon marché, voilà les ouvriers ruinés complètement. Je dis la même chose des cultivateurs dans les années où le blé, le vin et les fruits sont très abondants. Pour l’argent, c’est tout le contraire. Plus on en trouve de mines et plus on les exploite, plus on voit de citoyens s’efforcer de devenir possesseurs de l’argent[13]. » C’était donc encore l’axiome que l’argent constitue la richesse par excellence, au lieu de valoir seulement, soit sous sa forme industrielle, comme une simple marchandise, soit sous sa forme monétaire, par la possibilité qu’il nous donne de nous procurer, grâce à lui, des richesses ou des actes.

Signalons au passage, pour la même période, la première mention de la loi de Gresham. C’est Aristophane, censeur judicieux et caustique de la démocratie athénienne, qui la fait dans ses Grenouilles[14].

Platon intéresse bien davantage l’économiste par ses deux dialogues de la République et des Lois. Nous aurons à les étudier plus tard, à propos des lointaines origines du socialisme. À part cela, ses idées économiques se bornent au goût de l’immutabilité, à l’aversion pour le luxe et le progrès, à la théorie de l’utilité réciproque considérée comme base de la société[15], enfin à une sorte de premier essai de la classification des métiers et à quelques passages très sensés sur la distinction des professions[16]. En cela toutefois, rien ne fait encore pressentir la théorie bien autrement fameuse et féconde de la division du travail considérée comme un moyen d’en accroître la productivité. Platon a méconnu, d’autre part, quelques-unes des règles les plus élémentaires de la morale naturelle ; il a porté aussi l’omnipotence de l’État jusqu’à ses dernières limites, de manière à ce que ce despotisme dût forcément tarir la production et conduire la société à une misère inévitable.

Aristote, malgré les erreurs dont il n’a pu se dégager, a des théories bien plus saines et des conceptions bien plus neuves et plus fécondes[17]. Il croit encore, il est vrai, à la nécessité de l’esclavage, mais il défend judicieusement la propriété contre Platon[18] ; avec cela, non content de réfuter les utopies platoniciennes sur la communauté des biens et des femmes, il proclame le premier l’existence d’une chrématistique ou science de l’acquisition des richesses.

En tout cas, nous devons d’autant plus nous arrêter aux principales idées économiques d’Aristote, qu’il a lui-même exercé l’influence la plus incontestable sur toute la science de la seconde moitié du moyen âge. Les scolastiques — qui ne pouvaient pas, il est vrai, le lire dans son texte original — le connaissaient grâce aux traductions qui leur en étaient venues par les Arabes d’Espagne, et son autorité, entourée pour eux d’un prestige irrésistible, leur fournissait à chaque instant des arguments sous lesquels ils s’inclinaient sans discussion. Nous en ferons particulièrement la remarque à propos du prêt à intérêt et de la justification de l’esclavage.

Il semble que toutes les idées économiques du philosophe de Stagyre pivotent autour de sa distinction des deux espèces de valeur : valeur d’usage et valeur d’échange, comme dira plus tard Adam Smith[19].

La valeur d’un objet, d’après la Morale, repose sur une appréciation que le sentiment du besoin nous inspire.

« Pour que l’échange puisse se faire, dit Aristote, les objets à échanger doivent être ramenés à une certaine égalité ; mais pour qu’ils puissent être ramenés à l’égalité, il faut qu’on puisse les comparer entre eux, et pour les comparer entre eux il faut une commune mesure : donc, en résumé, il est nécessaire pour l’échange qu’il y ait une commune mesure d’appréciation… Cette mesure commune, c’est le besoin. Cela est évident, car l’estimabilité des choses en vue de l’échange vient, non de leur perfection intrinsèque, mais de leur aptitude à servir aux besoins de l’homme. C’est ainsi que le blé a une valeur d’échange, tandis que les mouches n’en ont pas, bien qu’elles soient en elles-mêmes plus parfaites que le blé. Donc, de même que les choses n’ont de valeur que par rapport aux besoins de l’homme, de même le besoin est la mesure de la valeur, et c’est pourquoi, quand le besoin de blé est plus grand à cause d’une disette, le blé acquiert plus de valeur. D’où il résulte que, si les hommes n’avaient besoin de rien pour leur usage, personne ne ferait d’échange[20]. »

Cette distinction des deux valeurs engendre la distinction des deux modes d’acquisition.

Il y a : 1° la méthode primitive et naturelle, dans laquelle l’objet est acquis ou produit directement ; puis, 2° la méthode chrématistique ou commerciale, qui consiste dans l’acquisition par voie d’échange. La méthode naturelle ou primitive comprend la pêche, la chasse, l’élevage du bétail et l’agriculture ; elle comprend aussi le pillage et la conquête[21] et les admirateurs d’Aristote sont quelque peu embarrassés pour justifier ici leur maître, alors qu’ils le voient condamner le commerce avec un si cruel dédain. L’acquisition directe est « nécessaire et estimée à bon droit », dit-il, à la différence de la méthode chrématistique, qui est « dédaignée »[22]. Cette dernière renferme : 1° le trafic ou négoce, y compris les transports ; 2° le salaire ; 3° le prêt à intérêt.

Il y aurait ici de curieux rapprochements à faire, d’une part avec le système physiocratique sur la productivité de l’agriculture et l’improductivité du commerce et des industries de transformation, et d’autre part avec la théorie de la plus-value de Karl Marx[23], sur l’improbité essentielle du capital, qui se constitue selon lui par l’excédent des valeurs reçues sur les valeurs aliénées.

Toutefois, sans redescendre ainsi jusqu’à certains systèmes du xviiie et du xixe siècle, nous pouvons bien observer que la distinction aristotélicienne des deux modes d’acquisition a inspiré celle des artes possessivoe sive acquisitivoe et des artes pecuniativoe, qui avait cours parmi les scolastiques des xiiie et du xive siècle. Les artes possessivœ sive acquisitivœ comprenaient les arts qui, tels que l’agriculture, multiplient matériellement les richesses ; les artes pecuniativœ, au contraire, ne faisaient que procurer des richesses artificielles et particulièrement l’argent, pecunia, et n’avaient d’autre pouvoir que celui de déplacer, des richesses naturelles. On voit que l’idée de production était liée encore à une matérialité apparente et non pas à une idée d’utilité.

Mais revenons à Aristote.

La méthode chrématistique, ou acquisition par voie d’échange, implique d’une nécessité à peu près absolue l’usage de la monnaie. Aristote a suffisamment entrevu dans celle-ci son caractère d’équivalent et d’évaluateur de toutes choses. Mais ce caractère, la monnaie le tient-elle de la nature ou bien le tient-elle de la loi ? Ici les idées du philosophe sont un peu confuses pour ne pas dire contradictoires : d’une part, en effet, pour le remplacement du troc par la vente, il admet que « l’on convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fût aisément maniable dans les usages de la vie[24] » ; d’autre part, au contraire, il n’attribue à la monnaie d’autre valeur que celle qu’elle tient de la loi, comme si la frappe l’avait définitivement transformée de marchandise en simple signe sans retour possible à sa première forme[25]. Enfin et surtout, quand il affirme que « l’argent ne devrait servir qu’à l’échange[26] », on peut se demander s’il a vu suffisamment en lui le pouvoir d’emmagasiner la valeur[27]. Il serait également difficile de démontrer que les pures théories mercantilistes ne pussent pas se réclamer d’Aristote, bien mieux encore que de Xénophon[28].

La méthode commerciale, dédaignée toujours sous quelque forme qu’elle se montre, est absolument exécrée quand elle affecte la forme du prêt à intérêt. Aristote a frappé ce contrat d’une condamnation implacable, dont il a cru trouver le principe dans la raison elle-même[29]. C’est lui qui en a donné, non pas l’idée, mais la formule à saint Thomas d’Aquin et à tous les théologiens scolastiques, sauf à eux à développer et à compléter l’argumentation[30].

Voilà l’œuvre propre d’Aristote, et il faut bien reconnaître qu’elle est considérable.

Partout ailleurs, cependant, il a obéi aux préjugés de son siècle. Quelques contradictions qu’il ait opposées aux rêveries immorales de Platon, il est aussi étranger que lui à toute idée de progrès économique ou social ; il croit, comme lui, à la nécessité d’une population stationnaire, vivant sur un revenu national également stationnaire ; bien plus, pour assurer au sein d’une cité l’équilibre entre les besoins et les biens, il accepte comme lui le retard forcé des mariages, puis les avortements et les infanticides[31]. Enfin, même mépris du travail que chez tous ses contemporains[32], et même foi dans la constante nécessite de l’esclavage. L’esclavage, en effet, pour Aristote, est tout à la fois d’utilité sociale et de justice naturelle[33] ; il va jusqu’à dire qu’on est « esclave par nature, quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, et la brute à l’homme — or, telle est bien, ajoute-t-il, la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le seul et meilleur parti à tirer de leur être[34] ». Le mépris du travail matériel ou servile, puisque ces deux mots sont exactement synonymes, n’a jamais été plus froidement raisonné que chez Aristote.

Est-il possible de ramener tous ces traits épars à une théorie générale qui puisse constituer vraiment une doctrine ?

C’est ce que nous allons discuter.

D’abord, avec les anciens, la science économique, si elle existait, ne serait point une science analytique et descriptive : elle serait tout entière un art ; mais ce serait de considérations rationnelles que cet art serait déduit. Je sais bien qu’Aristote, pour ne parler que de lui, a été un observateur attentif de tout ce qui constituait la politique proprement dite ; je sais même que M. Barthélémy Saint-Hilaire lui a fait gloire d’avoir inauguré la méthode historique[35] : toutefois je ne vois point qu’il ait porté cet esprit dans l’étude des phénomènes économiques. Aussi bien l’absence de toute statistique et le peu d’importance que les historiens anciens ont toujours attaché à la description des faits sociaux, lui interdisaient-ils, dans les matières économiques, tout emploi proprement dit de la méthode d’observation[36].

D’un autre côté cet art, d’après les anciens, devrait compter sur une intervention énergique de l’État. Ce dernier serait chargé, non seulement d’assurer la grandeur extérieure de la cité, mais encore de régler les relations individuelles de ses membres dans le sens de l’ordre, du bien et de la vertu. «  En dehors même de toute querelle autour de la propriété, a dit M. Souchon, les socratiques ont été vraiment des ancêtres de socialisme ou tout au moins d’énergique étatisme, par ce fait qu’ils ont professé la rénovation de l’homme par celle de l’État.[37] » Nous tenons ce jugement pour bien fondé.

Partant de là, ce n’est pas même la production qui leur importe le plus, mais bien la répartition. Bien plus, on peut se demander si Aristote juge la production possible. En effet, quand il se demande « si l’acquisition des biens est ou non l’affaire du chef de famille et du chef de l’État », il répond qu’ « il faut toujours supposer la préexistence de ces biens. Ainsi, dit-il, la politique même ne fait pas les hommes : elle les prend tels que la nature les lui donne et elle en use. De même c’est à la nature à nous fournir les premiers aliments, qu’ils viennent de la terre ; de la mer ou de toute autre source : c’est ensuite au chef de famille de disposer de ces dons comme il convient de le faire[38]. » La production pour Aristote — ou du moins ce que nous appelons aujourd’hui de ce nom — est donc, à vrai dire, seulement une appropriation : et cette remarque ne nous est point inutile pour expliquer son dédain à l’égard de la méthode chrématistique ou commerciale. Personne, en effet, ne produit ; donc le négociant ne produit pas plus que personne autre : et puisque ce ne sont ni les biens de la nature, ni ceux des Barbares, que le négociant s’approprie, ce ne peuvent être que ceux des autres Grecs. De là à croire à la malhonnêteté essentielle du commerce, il n’y a qu’un pas. Nous verrons plus loin que le même problème s’est dressé plus tard devant l’esprit des scolastiques[39].

Il est bon cependant d’examiner si Aristote n’a pas soupçonné ce que nous appelons aujourd’hui le capital ou du moins le capital fixe.

Non seulement en effet, il reconnaît que « les instruments proprement dits sont des instruments de production et que la propriété est simplement d’usage » ; non seulement il ajoute que « la navette produit quelque chose de plus que l’usage que l’on en fait, tandis qu’un vêtement, un lit ne donnent que l’usage même[40] » : mais encore il distingue parmi les instruments « ceux qui sont inanimés et ceux qui sont vivants[41] ». Tout cela, d’une manière évidente, pour arriver à résoudre — affirmativement du reste — la question de la justice et de la nécessité de l’esclavage, et pour constater que les esclaves pourraient bien devenir inutiles « si les navettes tissaient toutes seules et si l’archet jouait tout seul de la cithare ».

Ce serait en ce sens — dirons-nous — que la guerre et la conquête pourraient être considérées, dans l’économie grecque, comme de véritables moyens de production, en faisant tomber des instruments vivants entre les mains des vainqueurs. Ainsi envisagées, guerre et conquête feraient plus que déplacer des richesses : elles seraient destinées à en créer en faisant du capital vivant, c’est-à-dire en faisant travailler, comme vaincus et comme esclaves, des Barbares qui n’auraient pas travaillé dans leur pays sous leur régime de liberté[42].

Mais cet espoir de trouver dans Aristote une notion, vague au moins, du capital ne tarde pas à s’évanouir. En effet, s’il suivait bien l’idée que nous lui prêtons, il ne trouverait que l’esclave qui fût du capital, parce qu’il n’y a que l’esclave qui soit la chose du maître : or, il cite comme instruments vivants « le matelot qui veille à la proue » et « l’ouvrier dans les arts », sans indiquer aucunement qu’il les suppose en servitude.

Quant aux problèmes de la répartition, les anciens ne les ont envisagés qu’au point de vue de l’intervention de l’État. L’étatisme devient donc ici du socialisme d’État, pour ne rien dire de plus, et c’est à propos seulement du socialisme que nous discuterons leurs idées sur ces points là.


II

LES JURISCONSULTES ROMAINS

Bien moins encore que les Grecs, les Romains ne nous ont donné aucun système d’économie politique. Comment, du reste, l’eussent-ils fait, eux qui en philosophie n’ont guère été que les traducteurs ou les interprètes des Grecs ?

Il aurait bien semblé peut-être que les jurisconsultes romains, puisqu’ils fondaient la science du droit, auraient dû fonder du même coup la science économique. Mais ce serait mal les connaître. Les généralisations hardies leur répugnaient plus encore que les observations statistiques ne leur étaient impossibles. Ils laissaient la société s’organiser pour ainsi dire et évoluer d’elle-même, sans qu’ils eussent d’autre souci que celui de plier peu à peu les anciens principes aux nécessités nouvelles, grâce à la souplesse du droit prétorien et aux emprunts progressifs qu’ils se permettaient de faire au droit des gens. Il y a bien des sous-entendus économiques dans le régime des lois caducaires et dans la législation augustale du fundus dotalis ; il y aurait eu à faire des études fort intéressantes sur leurs effets et sur leurs causes : mais il ne semble pas que ces sujets aient tenté ni les littérateurs, ni les prudentes.

D’autre part, les jurisconsultes romains étaient assez mal servis par la langue qu’ils maniaient. Ainsi, pour désigner la valeur, le mot même leur faisait défaut : on en a la preuve dans la fameuse constitution de Dioclétien sur la rescision de la vente pour lésion d’outre-moitié, lorsqu’on voit l’empereur se servir uniformément du même mot pretium pour désigner tour à tour, avec force circonlocutions, d’une part le prix qui a été convenu entre les parties et d’autre part la véritable valeur d’échange de l’objet, c’est-à-dire le prix dont il aurait été juste de convenir[43].

Dans le fond cependant, les jurisconsultes classiques avaient distingué la valeur d’échange et la valeur d’usage avec une exactitude et une netteté qui leur font honneur et que les économistes modernes n’ont pas toujours imitées. La valeur d’échange, c’est le pretium, c’est la justa œstimatio, c’est le quanti valet ; la valeur d’usage, c’est le quod interest et parfois aussi le quanti ea res erit, sans cependant qu’aucun de ces divers termes désigne jamais l’utilité physique ou proprement dite[44], comme la valeur d’usage et l’utilité se confondront une fois dans un texte fameux d’Adam Smith[45].

Sur la propriété, les idées des jurisconsultes sont des plus précises. Rien de plus solide et de plus autoritaire, de moins accommodant et de moins souple que leur dominium ex jure Quiritium, tellement perpétuel que l’échéance d’un terme ou l’avènement d’une condition ne pouvait pas, au moins dans la rigueur de l’ancien droit, le faire passer d’une tête sur une autre tête sans un nouvel acte volontaire d’aliénation[46]. C’est que les Romains étaient des hommes d’action, mais non point des rêveurs et moins encore des sophistes. Les théories communistes, vinssent-elles de Grèce, ne trouvaient donc, point d’adeptes chez eux. Aussi, à l’heure actuelle, n’est-il pas rare de rencontrer parmi nous des réformateurs et des idéologues qui, en reprochant à notre Code civil son respect de la propriété, l’accusent d’avoir puisé directement ses définitions dans les jurisconsultes romains à travers les légistes de la fin du moyen âge et de la Renaissance, par dessus les traditions, supposées plus chrétiennes, de la période germanique et féodale. C’est à beaucoup de catholiques sociaux que nous faisons ici allusion.

Tout le monde connaît le texte de Paul sur l’origine et l’emploi de la monnaie, ainsi que sur les inconvénients du troc[47]. La phrase de Paul laisse toutefois subsister des doutes sérieux : car les mots publica ac perpetua œstimatio appliqués à la monnaie pourraient bien exclure l’idée des variations de pouvoir et se concilier avec l’opinion d’une valeur à la fois conventionnelle et constante des pièces frappées, ce qui serait doublement inexact.

Évidemment et par la force des choses les Romains prenaient bien, en un certain sens, la monnaie pour une marchandise, malgré leur refus de confondre jamais la merx avec le pretium : mais ce n’est point une preuve que cette marchandise là n’eût pas un pouvoir légal en simples monnaies de compte, et j’avoue que leur soin d’imposer le cours forcé de cette monnaie laisserait supposer qu’elle n’était point toujours loyale[48]. À ce titre donc, il se peut que les formules législatives du Bas-Empire marquent un progrès dans la voie de la probité[49].

Quant à la constance présumée de la valeur monétaire, d’autres textes encore que celui de Paul peuvent nous y faire croire. Il est entendu — on le sait — que le débiteur par mutuum, étant engagé re, ne peut jamais avoir à rendre, à raison de ce contrat, plus qu’il n’a reçu. Or, s’il a reçu vingt mesures de blé, il peut être tenu d’en rendre vingt et une, parce que vingt et une peuvent être le simple équivalent de vingt, à cause des variations que l’a valeur du blé aurait subies dans l’intervalle. Cependant cette différence de quantité ou de nombre était interdite si le mutuum était un prêt d’argent[50]. De ce contraste entre le mutuum d’espèces et le mutuum de denrées, faut-il conclure que les Romains tenaient la valeur de la monnaie pour rigoureusement invariable, à la différence de ce qui avait lieu pour les autres choses fongibles ? Ou bien faut-il tout simplement en conclure que les changements de cette valeur leur paraissaient trop insensibles et trop lents pour mériter d’être pris en considération comme auraient pu l’être les changements de valeur du blé[51] ? Nous posons la question, nous ne la résolvons pas ; nous notons même que notre Code civil en a fait tout autant pour le pouvoir légal de la monnaie, dans son article 1895, malgré notre connaissance très réelle des variations de son pouvoir marchand.

Les théories d’Aristote sur la gratuité du prêt ne paraissent pas avoir influencé les jurisconsultes. Si des moralistes comme Caton et Sénèque condamnaient hautement le prêt à intérêt au nom de la morale, par contre les lois l’admettaient sans conteste depuis la fin des guerres du Samnium — sauf limitation du taux — et les prudents n’y faisaient non plus aucune objection. Nous n’ignorons point sans doute que cette dernière assertion va choquer quelques idées préconçues : mais nous ne l’en croyons pas moins juste et nous demandons un instant d’attention.

En droit romain, le prêt d’argent ou de choses de genre c’est-à-dire le prêt restituable en équivalent et non en identique, le prêt qui implique une mutation de propriété au moment où il est contracté et qui implique par conséquent pour l’emprunteur la faculté de disposer de la chose prêtée, ce prêt là s’appelait le mutuum : or, le mutuum ne donnait jamais au prêteur le droit d’exiger autre chose que le capital ou sors, sans aucune adjonction d’intérêts. Eh bien, a-t-on dit, cette gratuité essentielle du mutuum ne prouve-t-elle pas que les jurisconsultes romains étaient obligés de s’incliner devant la condamnation que le droit naturel lui-même a portée contre le prêt à intérêt ?

Nous avons répondu ailleurs à cette argumentation[52]. Pour nous, elle découle tout entière de l’ignorance où l’on est ordinairement de la doctrine romaine sur la formation des contrats et sur la nécessité d’une causa civilis d’obligation.

Dans le mutuum, qui était un contrat re et même un contrat muni d’une action stricti juris (par opposition aux actions bonœ fidei), l’obligation de rendre naissait du fait d’avoir reçu : donc l’emprunteur, puisqu’il n’avait reçu que le capital, ne pouvait pas être tenu de rendre des intérêts en sus de ce capital. Pour qu’il fût tenu à des intérêts, il aurait fallu qu’il eût donné une cause à cette obligation de les payer. Du reste, pour poser la cause de cette dette accessoire d’intérêts, il avait un procédé tout indiqué : c’était la stipulation. Par ce procédé, en effet, l’emprunteur (qui aurait fait ainsi une sponsio) serait obligé re à rendre le capital et obligé verbis à payer les intérêts. De cette façon, le formalisme quiritaire était pleinement respecté, sans cependant qu’aucune entrave fût apportée, au moins de ce seul chef, soit à la perception des intérêts, soit même à la pratique de l’usure[53]. De même que le mutuum, le commodat ou prêt d’usage était essentiellement gratuit : mais la difficulté, qui était ici la même que pour le mutuum (bien que le commodat fût de bonne foi), était tournée, quand il s’agissait du commodat, par la substitution d’un contrat tout différent formé consensu — je veux dire la locatio conductio — au lieu d’être tournée, comme elle l’était avec le mutuum, par l’adjonction d’un contrat verbis.

Mais n’oublions point que nous sommes ici en présence d’une œuvre juridique et non point économique. Aussi bien cette œuvre eut-elle sa grandeur. Malgré les mépris et les aversions dont le droit romain est devenu l’objet de bien des côtés et pour des causes bien diverses, il a servi la raison et fait avancer l’a justice, avec son culte inflexible de la logique et ses scrupules sur ce qu’il appelait si élégamment les inelegantioe juris. L’Église, en un temps, ne lui refusa pas non plus ses hommages, et des Papes saluèrent comme « vénérables » les « lois romaines que la Divine Providence avait fait promulguer par la bouche des empereurs[54] ».

En matière de politique douanière, la Grèce paraît avoir été partagée entre les idées de fiscalité et de mercantilisme[55].

Quant à l’Empire romain, s’il avait eu jamais autre chose qu’une politique militaire et une politique fiscale, il est clair que cette politique douanière, pour lui aussi, aurait été basée sur les théories mercantilistes les plus étroites. Le Sénat, au témoignage de Cicéron, avait renouvelé plusieurs fois la défense d’exporter de l’or. — de Rome probablement[56] ; — et un peu plus d’un siècle après Cicéron, Pline l’Ancien se plaignait amèrement que l’achat des produits de l’Extrême-Orient, importés jusqu’aux frontières romaines par les caravanes venues de l’Inde ; de la Chine et de l’Arabie, fût pour l’Empire une cause puissante d’appauvrissement, qu’il évaluait à un équivalent de 20 millions de francs chaque année (à supposer que le pouvoir de la monnaie n’ait pas varié depuis lors)[57]. Enrichi jadis parla seule conquête, stérilisé maintenant par le mépris du travail et par l’esclavage, qu’est-ce donc que l’Empire romain aurait trouvé à exporter pour rétablir l’équilibre de sa balance du commerce comme on dirait aujourd’hui ?

Il est certain, en effet, que dans, le monde romain de l’âge classique le mépris des métiers manuels et du commerce était plus répandu que jamais[58].

Quant au déclin de la culture en Italie, l’État, sans le vouloir, y avait pris vraiment quelque peine. Après la seconde guerre punique, l’administration romaine avait inauguré une politique que la France devait pratiquer aux xviie et xviiie siècle ; elle s’était préoccupée tout particulièrement des consommateurs pour leur sacrifier les producteurs et maintenir à bas prix les céréales[59]. Les provinces — plus particulièrement la Sicile, puis la Sardaigne, l’Égypte et l’Afrique — livraient, tant à titre d’impôts que par vente à l’État, des quantités considérables de blé, qui étaient soit données aux citoyens pauvres, soit vendues à vil prix, en vertu de leges frumentariœ qui remontaient aux Gracques. Sous César, les bénéficiaires des largesses purement gratuites atteignaient pour Rome le chiffre de 320.000; ils se maintinrent à 200.000 depuis la fin de la République jusqu’à Septime Sévère. Les greniers d’abondance, les ventes au rabais, enfin tout un ensemble de mesures pour empêcher la cherté complétaient ce système, qui eut une fâcheuse influence sur l’agriculture de l’Italie. Pline accuse les latifundia, et ils étaient

certainement à craindre dans une société qui offrait le contraste de l’extrême misère servile et de l’opulence de quelques-uns par la concentration démesurée des fortunes : mais Auguste avait été plus judicieux et il avait révélé, je crois, un sens économique plus profond quand il avait accusé avant tout les distributions publiques et le régime de ces leges frumentariœ[60].

Plus tard, en 301, dans une période aiguë de convulsions politiques, économiques et religieuses, c’est par une sorte de réorganisation de la société, au moins dans les villes, que Dioclétien essaiera de ramener l’ordre, la paix et l’aisance. Il entreprendra alors de corriger de façon radicale les abus de la libre production et de la libre vente.

Pour cela, dans son édit fameux du maximum, que Mommsen a restitué au moyen de fragments d’inscriptions, Dioclétien fixait un maximum des prix de vêtements, chaussures, etc., et un minimum des salaires, avec d’innombrables distinctions entre les prix de chaque sorte d’articles. En même temps, il transformait en corporations obligatoires et héréditaires une foule de métiers, de ceux, surtout, qui servaient à l’alimentation du peuple ; ce n’était pas tout, et si le personnel d’un métier semblait insuffisant, il versait de nombreux citoyens de l’un dans un autre. Pour expliquer l’audace de cette tentative, il fallait le souvenir de l’anarchie que l’Empire romain avait traversée, les menaces toujours croissantes de l’invasion, la concentration autocratique du pouvoir et, par dessus tout, il fallait des traditions d’étatisme autocratique que l’Empire avait trouvées dans la République et qu’il n’avait point abolies[61].

Mais quelque sévères que fussent les peines portées contre les vendeurs et les acheteurs qui auraient outrepassé le tarif, ainsi que pour ceux qui auraient dissimulé les subsistances et affamé ainsi le peuple, quelque abus que Dioclétien fît de la peine de mort et de la condamnation aux mines ; sa tentative eut le sort qui devait être réservé, près de quinze siècles plus tard, à la législation tout à fait pareille de la Convention. C’est que dans le monde romain du IVe siècle, pas plus que dans la France de 1793, les lois économiques n’ont permis jamais qu’on les violât. Dioclétien provoqua des troubles, la disette fut rendue plus cruelle et l’expérience, quoique prolongée au moins jusqu’après l’abdication de l’empereur, ne servit qu’à accroître les calamités auxquelles il avait voulu remédier si maladroitement[62].

CHAPITRE II

LE MOYEN ÂGE

I

LE CHRISTIANISME ET L’ÉCONOMIE POLITIQUE

Une ère nouvelle se levait sur le monde. En réhabilitant le travail manuel, le christianisme contribuait à soutenir et à développer la production. En adoucissant la puissance dominicale, en relevant l’esclave à ses propres yeux comme a ceux de son maître, en éveillant chez, lui le sentiment de sa responsabilité et de son devoir, le christianisme le formait peu à peu pour la liberté. En comblant les abîmes qui avaient séparé les classes les unes des autres, il préparait d’abord, puis lentement il réalisait l’ascension, de tous les hommes à l’égalité juridique. Enfin, dans le domaine de la morale domestique il combattait le fléau de la dépopulation et du vice par les seuls remèdes qui peuvent être efficaces et pratiques. Des calamités de tout ordre, contre lesquelles il était lui-même impuissant et désarmé, ont fondu sur le monde romain : s’il n’a pas eu le pouvoir de les conjurer, il a eu le mérite, plus grand encore, de civiliser les Barbares, de relever les ruines et de conserver intact le trésor des vérités les plus hautes et les plus précieuses. Enfin, ne fût-ce qu’au point de vue qui nous occupe, l’histoire des grands ordres monastiques reste une des pages les plus originales et les plus glorieuses que l’Église catholique ait jamais écrites.

Ajoutons que le christianisme apportait, au point de vue moral, une force toute nouvelle par le caractère nettement individualiste et personnel de ses prescriptions. Devoir, vice ou vertu, sanctions éternelles, tout y était marqué de l’empreinte la plus individuelle qui se pût concevoir. Aucune théorie sociale, aucune politique n’apparaissait car c’était par l’individu que la société allait être régénérée ; si elle devait l’être, et c’était déjà par la seule acceptation de, la vérité que l’individu s’élevait à la liberté. Sous ce dernier aspect, toute l’histoire de l’Église dans la période des persécutions avait révélé, jusque chez les femmes, les enfants, et les esclaves, un réveil absolument inattendu de la conscience.

Mais rien de tout cela ne saurait être une économie politique et, par conséquent, nous pouvons dire encore qu’il n’y a pas une économie politique chrétienne — au sens où il y a un dogme chrétien et une morale chrétienne — pas plus du reste, qu’il n’existe une médecine chrétienne ou une physique chrétienne.

Si la science économique, en effet, est la connaissance des rapports ou des lois qui unissent tel phénomène, considéré comme un effet, à un autre phénomène qui en est regardé comme la cause, on ne voit guère que le christianisme ait inauguré une manière nécessairement différente d’envisager et d’expliquer, soit ces phénomènes, considérés sous leur aspect économique, soit leurs rapports de succession ou de causalité. La liberté de l’homme, la Providence d’un Dieu créateur, sont bien des principes que le christianisme a confirmés ou révélés : mais ces principes se rattachent encore de trop loin à l’économie politique pour qu’on puisse dire que l’économie politique soit fondée avec eux ou bien, si elle existait déjà, pour qu’on puisse dire qu’elle soit transformée par la seule démonstration de ces vérités d’un ordre tout à fait général.

Ainsi en est-il des autres sciences, de la physique par exemple : car l’on ne peut pas dire davantage qu’il existe une physique chrétienne ou que le christianisme en ait révélé une par le seul fait d’avoir enseigné le dogme de la création et la distinction de l’esprit et de la matière. Que les scolastiques asseoient même leur théorie de la matière et de la forme, et la physique n’existe pas encore : car des principes de ce genre, s’ils peuvent être des bases d’une science, ne seraient pas cependant la science elle-même, pas plus que le cadre ni la toile du tableau n’est la même chose que la peinture.

À ce titre, le christianisme, à proprement parler, n’a fondé aucune science humaine, à tel point que beaucoup d’entre elles, nées en dehors de lui, lui sont postérieures de près d’une vingtaine de siècles. Mais il n’en a pas moins rendu à toutes des services inappréciables, en contribuant d’abord par sa morale à la constitution d’un état social où elles peuvent plus facilement naître et se développer, puis en les gardant de l’erreur, dans certains cas, par la certitude qu’il leur donnerait qu’elles font fausse route, si elles prétendaient jamais trouver quelque chose qui fût en une opposition irréductible avec ses dogmes.

En face de l’économie politique, le christianisme n’a pas une attitude différente. Lors même que ses commandements ou ses conseils sont d’accord, ainsi que nous verrons plus loin, avec les mesures pratiques que cette science peut bien inspirer, c’est encore au nom de la morale et de Dieu, mais non pas directement au nom de l’intérêt humain, qu’il fait entendre sa parole.

Telle est, par exemple, la voie qui fut suivie pour la suppression lente et graduelle de l’esclavage, puis du servage. Au point de vue économique, l’Église aurait pu démontrer la productivité du travail libre, supérieure à celle du travail servile. Mais elle ne s’est adressée qu’au sentiment et au devoir. C’était d’ailleurs le temps où ses docteurs ne condamnaient pas en principe la puissance de l’homme sur l’homme, pourvu que le maître regardât et traitât l’esclave comme un frère. L’Église, en parlant à la conscience et au cœur, a été tout aussi bien écoutée, sinon mieux, et ceux qui répondaient aux inspirations de sa charité, ont eu le mérite de la vertu, toujours plus précieux que les satisfactions égoïstes de l’intérêt[63].

C’est surtout depuis l’apparition du socialisme que la doctrine des Pères de l’Église sur la propriété a particulièrement attiré l’attention. Sous la République de 1848, en effet, et dans la période qui l’a précédée, nombre de socialistes, tels que Cabet et Considérant, ont revendiqué pour leurs erreurs « l’autorité de l’Évangile et les pures traditions de la religion des faibles et des opprimés[64] ». De notre temps aussi, certains catholiques généreux ont cherché dans les Pères de l’Église un appui pour des formules qui, sous prétexte de rajeunir et de légitimer la propriété, ne seraient pas allées à moins qu’à autoriser les spoliations après les convoitises.

Il serait aisé de montrer jusqu’à quel point les textes que l’on a invoqués étaient détournes de leur signification et de leur portée. La preuve en a été faite trop souvent et avec trop de détails pour que nous ayons ici à y revenir. Ce qui subsiste de ces discussions, c’est que les riches sont tenus au devoir de l’aumône, sans que l’obligation qui leur en est faite infirme la légitimité de la propriété individuelle ou qu’elle soit le moins du monde contraire à l’idée des inégalités sociales. Précisément l’aumône implique le droit de propriété de celui qui donne et la pauvreté de celui qui reçoit[65].

Au point de vue économique, un des textes les plus curieux de cette époque est celui de Théodoret, évêque de Tyr au IVe siècle. Celui-ci, dans son Traité de la Providence, explique l’inégalité des conditions, la richesse des uns et la pauvreté des autres, par la nécessité où Dieu a voulu que nous fussions de nous rendre de mutuels services par la diversité de nos professions.

« Si tous les hommes, dit-il, étaient égaux en richesses et en qualités, comment pourraient-ils jouir de la fortune ? Si tous vivaient dans une égale abondance, quels secours tireraient-ils les uns des autres dans les besoins et les nécessités de la vie ? Qui jamais eût attelé les bœufs sous le joug, qui eût labouré la terre et l’eût ensemencée, qui aurait fait la moisson, qui l’aurait portée dans l’aire et qui aurait séparé le blé de la paille, si la pauvreté ne l’eût forcé à prendre cette peine ?… Il faut convenir que, si tous les hommes étaient également riches, personne ne voudrait s’abaisser à être le serviteur d’un autre. Et de là il s’ensuit nécessairement ou que chacun serait obligé d’apprendre et de faire tous les métiers à la fois, ou que tout le monde manquerait des choses nécessaires à la vie[66]. »

Surtout il ne faut pas oublier que le monde religieux était alors beaucoup plus préoccupé de prêcher l’Évangile et de défendre le dogme contre les hérésies, qu’il ne pouvait l’être de donner des définitions ou des classifications d’un ordre économique. À cet égard l’école néo-chrétienne tombe aujourd’hui dans une grave erreur, quand elle ose affirmer, par exemple, que « dans les premiers temps du christianisme la nouvelle religion signifiait rénovation morale et sociale, et que, plus que sur les idées, elle influait sur les œuvres… avec la liberté qu’elle donnait à chacun d’adorer Dieu selon les impulsions de la foi privée[67] ».

C’est seulement aux XIIIe et XIVe siècle que les discussions philosophiques entremêlées d’idées économiques prennent une réelle importance dans les écoles[68]. D’ailleurs, le moyen âge, avec ses Universités, ses grandes écoles monastiques, ses conciles aussi, où s’agitaient les plus hautes questions de la philosophie, offre le spectacle d’un mouvement, intellectuel beaucoup plus général qu’aucun siècle de l’empire romain.

Cette fois enfin, le mot « économie » a conquis droit de cité. Qu’on prenne garde toutefois : cette économie est un art ; elle est une branche de la vertu de prudence : elle se place entre la morale, qui règle la conduite de l’individu, et la politique, qui règle la conduite du souverain. Elle est donc la morale de la famille ou du chef de la famille, au point de vue d’une bonne administration du patrimoine, comme la politique est la morale du souverain, au point de vue du bon gouvernement de son État. Il n’est encore aucunement question de lois économiques, au sens de lois historiques et descriptives ; et l’économie politique, inexistante encore en tant que science, n’est qu’un rameau du grand arbre qui s’appelle l’éthique ou l’art de bien vivre[69].

Nous grouperons les idées économiques de cette période autour de quatre sujets principaux. : 1° la propriété ; 2° la valeur, les échanges et le commerce ; 3° la productivité du capital et le prêt à intérêt ; 4° la monnaie ; et, pour les trois premiers au moins, ce sera particulièrement dans saint Thomas d’Aquin (1226-1274) que nous les étudierons, comme dans le représentant le plus illustre de la philosophie et de la théologie scolastiques.


II

LA PROPRIÉTÉ DANS SAINT THOMAS D’AQUIN

La propriété est de droit naturel, sinon primaire, au moins secondaire ; elle s’y rattache comme une addition que le genre humain y a légitimement faite et a été amené à y faire en vue de l’utilité sociale. Telle est l’opinion de saint Thomas, qui semble s’inspirer ici de saint Ambroise[70]. Dieu a institué directement le mariage ; il n’a pas institué la propriété d’une manière aussi directe, et immédiate, puisqu’il s’est contenté de donner la terre entière au genre humain représenté par Adam ; toutefois les conditions d’existence qu’il faisait à l’homme, invitaient celui-ci à reconnaître la propriété privée comme une institution nécessaire et conforme à sa propre nature.

Ce qui est singulier, c’est que saint Thomas rapproche l’esclavage de la propriété, pour expliquer l’esclavage de la même manière[71]. Il ne pressentait pas que l’esclavage était une institution temporaire — une catégorie historique, comme nous dirions maintenant — institution temporaire destinée à disparaître avec le progrès des mœurs et de la civilisation ; mais en sens inverse il ne constatait pas davantage que, si la propriété individuelle n’est pas nécessairement, dans ses origines, contemporaine du genre humain lui-même, du moins la propriété est allée toujours en se consolidant et en s’individualisant de siècle en siècle avec les développements de la civilisation et de la richesse publique. C’est la civilisation qui amène la propriété ; puis la propriété, à son tour, procure et accroît la richesse publique.

Saint Thomas, dans un texte célèbre, justifie la propriété par trois motifs, mais aucun d’eux n’appartient proprement à l’ordre économique. Ces trois motifs sont : 1° une administration meilleure des biens ; 2° un ordre plus grand et mieux observé ; enfin, 3° la paix mieux assurée entre les hommes[72]. Mais ce sont là, je le répète, des arguments moraux et sociaux plutôt qu’économiques ; et il est à remarquer que le grand docteur ne s’arrête pas explicitement à l’avantage d’une meilleure culture et d’une productivité plus abondante, qui, en accroissant le produit brut de la terre, se résoudraient forcément, toutes choses égales d’ailleurs, soit en un accroissement du bien-être de chacun, soit en un accroissement de la population. Nous trouvons donc ici une confirmation de nos remarques sur la pénurie des vues économiques proprement dites.

En tout cas, il est à remarquer que saint Thomas n’invoquait aucun argument qui pût donner à la propriété le caractère de « fonction sociale », bien que les catholiques sociaux d’aujourd’hui supposent qu’elle l’ait eu alors et qu’elle doive nécessairement le revêtir[73]. Nous ne contestons point sans doute que, dans la période féodale, la propriété terrienne pleine et libre entraînait avec elle des droits et des devoirs d’administrateur et de justicier : mais ce n’était là qu’une coïncidence accidentelle et passagère qui n’affectait aucunement l’essence de l’institution. Saint Thomas, avec son esprit généralisateur, n’a jamais argumenté de ce cumul d’attributs, au milieu duquel cependant il vivait ; bien plus, il ne paraît pas même l’avoir remarqué.

Du reste, ce n’est pas en jurisconsulte, mais en philosophe, que saint Thomas nomme la propriété. Pour lui il ne s’agit pas, sous ce mot là, d’un droit réel déterminé, distinct de tous les droits personnels quelconques et de tous les autres droits réels, mais il s’agit de toutes les attributions privatives de richesses sous la forme de n’importe quel droit. Quand on veut le lire sans se pénétrer de cette conception particulière de son sujet, on se heurte à de véritables non-sens et on lui prête des solutions pratiques qui ne peuvent pas être les siennes. Il est nécessaire d’insister sur ce caractère essentiel de sa doctrine, et c’est pour ne point l’avoir discerné que beaucoup d’écrivains catholiques contemporains ont commis de regrettables erreurs[74].

Ainsi, saint Thomas admettait-il ce que les jurisconsultes romains avaient appelé le jus abutendi, c’est-à-dire le droit de disposer de la chose, soit pour l’aliéner, soit pour la transformer ? On a prétendu que le jus abutendi est inconciliable avec sa doctrine[75]. Il y a ici ignorance chez les uns et malentendu chez les autres.

Les jurisconsultes romains, en parlant de jus abutendi, ne se préoccupaient que de la limite des pouvoirs légaux que le propriétaire peut avoir sur tel ou tel objet individuellement déterminé, en un mot sur telle species. Ils ne s’en préoccupaient même pas sur l’ensemble d’un patrimoine. De plus, le jus abutendi ne se conçoit qu’en matière de droits réels ; même la possession, pas plus que les droits personnels, ne l’implique à aucun degré ; enfin, parmi les droits réels, la propriété est seule à l’avoir et c’est par lui qu’elle diffère de l’usufruit.

Or, toutes ces considérations sont parfaitement étrangères à saint Thomas, à tel point qu’il lui arrive d’employer des expressions d’une impropriété juridique incontestable. Par exemple, l’argent que l’on met dans une commandite lui apparaît encore la propriété du commanditaire[76], alors que les espèces sont nécessairement aliénées pour les besoins du commerce et que le commanditaire ne saurait prétendre à autre chose qu’à des actions personnelles contre qui que ce soit[77].

D’autre part, au contraire, et dans le fond, saint Thomas ne contredit nullement au jus abutendi des jurisconsultes, sans lequel du reste toute pratique de l’aumône serait radicalement interdite et impossible ; il reconnaît même si bien ce jus abutendi qu’à propos du prêt à intérêt il distingue les choses dont on peut user sans les consommer, d’avec celles dont le jus utendi ne se conçoit point sans le jus abutendi[78].

Tout autre est le problème qui l’occupe. Ce problème est même double.

Il s’agit d’abord de savoir quel usage l’homme doit faire de ses biens en général, et de savoir ensuite si le domaine de l’homme est éminent, ne reconnaissant aucun maître au dessus de lui : deux questions qui sont, du reste, intimement liées l’une à l’autre.

Sur la première question, après avoir répondu qu’il est « impie de prétendre que l’homme ne puisse avoir quelque chose en propre quoad potestatem procurandi et dispensandi », le docteur ajoute que « l’homme ne doit pas posséder les choses extérieures comme si elles lui étaient propres, mais comme étant communes, ut scilicet de facili aliquis eas communicet in necessitate aliorum ». Tel est le commentaire de la conclusion qui précédait, conclusion où il affirmait : hominem non decet aliquid ut proprium habere quoad usum[79]. D’où cette conséquence que, si l’on voulait lire la Somme théologique en donnant aux mots le sens qu’ils auraient chez un jurisconsulte, il faudrait aller jusqu’à dire que saint Thomas reconnaît bien le jus abutendi aux propriétaires, mais qu’il leur dénie le jus utendi. Serait-ce assez absurde ? Mais il voulait dire tout simplement que l’homme ne doit pas user privativement pour un but égoïste de l’ensemble de son patrimoine alors que, pour user de ce patrimoine pour un but quelconque il est bien contraint de multiplier et de répéter à chaque instant les exercices de son droit de disposer une à une des choses qui le composent.

Quant aux jurisconsultes romains, ils étaient restés muets sur cet usage que l’on doit faire de ses biens en vue de l’assistance des malheureux ; mais la faute n’en est point au droit, elle en est tout entière à la morale, qui, bien loin de connaître l’Évangile, ignorait encore le Décalogue du Sinaï. Le droit n’est pas non plus la même chose que la morale, non qu’il lui doive être contraire, mais parce qu’il ne saurait traduire et sanctionner tout ce qu’elle-même elle renferme.

Dans son ensemble, la doctrine de saint Thomas, comparée à celle d’Aristote sur l’usage des biens, offre tout à la fois une ressemblance et une différence. Comme saint Thomas, Aristote déclarait « évidemment préférable que la propriété fût particulière et que l’usage seul la rendît commune » — ce qui, soit dit en passant, ne se produit pas seulement par l’aumône, mais beaucoup aussi par l’échange des services et par la dépense, même de luxe ; — mais Aristote ajoutait qu’ « amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur[80] ». Cet appel à la loi civile, au bras séculier peut-on dire, a disparu avec saint Thomas, soit que celui-ci, possédant la plénitude de la loi morale, fût enclin à moins attendre de la loi civile, soit qu’il n’entrât pas dans son plan de traiter des lois civiles avec détail.

La seconde question que saint Thomas se posait, est celle du domaine éminent. L’homme l’a-t-il ? Non, c’est Dieu, répond saint Thomas[81]. Donc, à l’égard de Dieu l’homme n’est qu’un simple usufruitier ; il est même beaucoup moins qu’un simple usufruitier, puisqu’il est comptable des fruits et de l’usage qu’il en a fait. C’est en ce sens que l’humanité a un simple jus utendi des choses. Cette doctrine est exactement la même que celle de saint Jean Chrysostôme[82]. Elle infirme d’autant moins l’existence d’un jus abutendi pour les hommes que l’exercice de ce jus abutendi juridique rentre précisément dans le jus procurandi et dispensandi que Dieu leur a concédé et dont il leur demandera compte. Bien plus, si le jus abutendi des jurisconsultes n’existait pas, le conseil évangélique, Vende quod habes et da pauperibus, resterait toujours un non-sens.

Avec cette idée du devoir et de la responsabilité de chacun de nous envers Dieu, toute la philosophie du moyen âge et celle de saint Thomas en particulier ont un caractère marqué d’individualisme, qui contraste avec l’étatisme résolument accentué de la philosophie sociale des Grecs. Le droit particulier de propriété en a été consolidé d’autant[83].

III

LA VALEUR, LES ÉCHANGES ET LE COMMERCE

Pour les scolastiques, comme pour Aristote, la valeur avait sa source dans le sentiment du besoin, et non pas dans la dignité intrinsèque de l’objet[84].

De plus, la distinction entre la valeur d’usage d’une part (ou valeur calculée au regard seulement de l’acquéreur ou du possesseur) et valeur d’échange d’autre part (ou valeur calculée au regard de tous ceux qui peuvent vouloir donner ou acquérir la richesse dont il s’agit) était quelque chose de trop obvie pour que l’attention des scolastiques ne se fût point portée sur elle. Ils trouvaient également cette distinction dans leur maître Aristote[85]. Ils avaient tout aussi bien compris que la première — valeur d’usage — ne dicte point nécessairement la seconde quand il s’agit d’un échange à contracter.

Pour fixer une valeur d’échange qui ne lèse aucune des parties, on tiendra compte, non seulement du travail, mais encore de l’opinion commune et de la diversité des circonstances et des lieux[86] ; on ne s’arrêtera pas à l’appréciation du besoin particulier plus ou moins intense de tel ou tel individu, mais on examinera le besoin de l’ensemble de tous ceux qui peuvent échanger entre eux et dont le contact possible détermine ce que nous appellerions aujourd’hui les limites d’un marché[87] ; enfin, ce besoin commun est lui-même rapporté à l’abondance ou à la rareté des marchandises[88]. Tout cela n’est pas autre chose qu’une judicieuse analyse de la loi de l’offre et de la demande.

Il est difficile après cela de souscrire à l’opinion, de certains socialistes chrétiens contemporains, d’après lesquels on devrait plonger jusqu’au cœur de la philosophie scolastique pour trouver les origines de la thèse de Karl Marx sur le travail cause et mesure de la valeur. À les en croire, les anciens écrivains ecclésiastiques, notamment saint Thomas et Duns Scott, auraient professé la doctrine que c’est le travail seul qui détermine la valeur ; et ce ne seraient que des auteurs théologiques plus récents qui auraient admis que les droits du propriétaire peuvent avoir une influence, très secondaire du reste, sur la valeur des produits obtenus[89]. La vérité, c’est que l’Église a toujours reconnu la culture par autrui et le droit du propriétaire aux fruits moyennant entretien ou salaire des travailleurs manuels, mais que ses théologiens n’ont commencé qu’assez tard à disserter sur la valeur[90]. Alors, c’est-à-dire aux XIVe et XVe siècle, ils l’ont fait avec trop de bon sens et de clarté pour fournir quelque argument aux théories socialistes du XIXe siècle[91].

L’idée de la juste valeur d’échange, quand on veut l’exprimer en monnaie, engendre l’idée du juste prix : il est celui qu’on pratique communément sur le marché[92]. Mais ce prix ne saurait être susceptible d’une limitation bien précise : il admet donc, de l’avis unanime des théologiens, trois degrés : 1° le medium justum pretium ; 2° le summum, au dessus duquel il y aurait une injustice commise envers l’acheteur, dont l’ignorance ou les besoins particuliers seraient exploités ; 3° l’infimum, au dessous duquel ce serait le vendeur qui serait exploité et lésé.

L’opinion publique admettait volontiers, avec saint Thomas, que ce juste prix fût déterminé par le législateur[93]. Gerson, au commencement du XVe siècle[94], et un peu après lui Biel, qu’on peut appeler le dernier des scolastiques[95], vont jusqu’à dire que personne n’est censé plus sage que le législateur. Les maxima légaux sont un des traits économiques de la fin dit moyen âge, dans une période où l’autorité commençait à se sentir assez forte pour étendre aussi loin son pouvoir réglementaire, mais où elle n’était pas encore assez éclairée pour comprendre les avantages de la liberté. Cependant les monopoles corporatifs, l’étroitesse des marchés et les difficultés des transports pouvaient paraître donner à ces mesures une justification que plus tard elles n’auraient plus eue aux mêmes titres. Les prix légaux étaient toujours édictés dans l’intérêt de l’acheteur.

Les maxima des salaires accompagnaient souvent les maxima de prix des denrées ; ici c’était encore dans l’intérêt des acheteurs que la réglementation intervenait, je veux dire dans l’intérêt des propriétaires et patrons, acheteurs du travail[96].

Du reste, dans le monde du travail, les désordres et les conflits étaient moins rares que beaucoup ne le supposent : plus d’un abus que l’on croit d’une origine tout à fait récente, avait fait son apparition, notamment le truck-system, contre lequel saint Antonin de Florence s’élève avec une grande force au commencement du XVe siècle[97].

Le commerce était vu défavorablement par une partie des théologiens scolastiques. Il ne s’agissait pas là d’une simple différence d’estime, mais bien d’une sorte de condamnation prononcée au nom de la justice et de la morale. Cette opinion avait d’ailleurs certaines apparences d’une tradition. Le Corpus juris canonici répétait saint Augustin : Merito dictum negotium, quia negat otium, quod malumest, neque quærit veram quietem ; quæ est Deus[98] ; et le sentiment du pape saint Léon, demandant de discerner la « qualité du lucre », servait à introduire seulement des distinctions[99]. Pour les scolastiques, le blâme du commerce s’expliquait d’ailleurs fort bien par l’autorité d’Aristote, qui, ainsi que nous l’avons vu déjà, avait condamné l’acquisition dite chrématistique[100]. Il importait, ce semble, de distinguer les arts qui, tels que l’agriculture, multiplient les richesses — artes acquisitivœ — et ceux qui se bornent à les déplacer — artes pecuniativœ.

Saint Thomas regarde le commerce comme honteux, turpe, c’est-à-dire mauvais, sauf dans les deux ordres de cas suivants : 1° si le negotiator, qui achète pour revendre plus cher, a le dessein de fournir aux besoins de sa famille, de subvenir aux indigents ou de rendre service à sa patrie ; 2° si la marchandise doit être transformée par lui, immutata, dans l’intervalle de l’achat et de la revente, c’est-à-dire si le commerce doit être mélangé d’industrie. Or, l’agriculture implique essentiellement cette production ou transformation matérielle : elle n’a rien à voir avec l’acquisition chrématistique, c’est-à-dire avec les artes pecuniativœ, et c’est pour cela qu’elle n’avait pas besoin d’être légitimée et purifiée par l’intention de celui qui s’y livrait. Quant à la productivité économique du commerce, il serait bien hardi de supposer que saint Thomas l’eût entrevue, malgré les termes propter publicam utilitatem, ne scilicet res necessariœ advitam patriœ desint[101]. Hors ces cas là, donc, il condamnait le profit commercial et le commerce exercé en vue d’un gain.

À vrai dire d’ailleurs, l’article de saint Thomas que nous venons d’analyser, était précisément établi contre les adversaires les plus intransigeants du commerce : la preuve, c’est qu’il débutait — suivant le procédé thomiste — par les arguments contre toute espèce de commerce et qu’il se terminait par leur réfutation. C’était donc une certaine licéité que saint Thomas voulait démontrer, contre ceux qui n’en admettaient aucune[102].

Peut-être aussi la question n’était-elle pas bien posée. Saint Thomas se demandait utrum liceat negotiando aliquid carius vendere quam emere. Eh bien, pourquoi le doute n’aurait-il existé qu’en cas de negotiatio ? Pourquoi aurais-je pu vendre ce que j’avais fait faire par mes ouvriers, plus cher que je ne leur en avais payé la façon ? Pourquoi surtout aurais-je pu vendre pour un prix quelconque un objet que je m’étais procuré sans aucun prix, par exemple, une chose qui m’avait été donnée ou que j’avais trouvée, ou bien encore un bois qui avait poussé naturellement sur mon terrain et que j’avais vendu sur pied, c’est-à-dire sans aucun frais de transport ni d’abattage ? Si le doute est permis à l’égard du commerce et si le théologien ne répond, en ce qui concerne celui-ci, que par des exceptions et des distinctions, il nous semble bien que le doute ou les exceptions seraient encore bien plus logiquement à leur place dans les cas que nous venons de relever. Cependant nous ne les y trouvons pas. Où en est la cause, sinon que les poser, c’eût été condamner toute espèce de propriété territoriale cultivée avec le concours d’autres mains que celles du propriétaire en personne ? C’eût été alors condamner tout le régime économique du moyen âge ; et cette condamnation n’était exigée ni par Aristote, avec sa distinction de l’acquisition primitive et de l’acquisition chrématistique, ni par la théologie contemporaine, avec sa distinction des artes possessivœ et des artes pecuniativœ. Mais il se peut que les socialistes chrétiens de notre temps ne soient que des logiciens impitoyables, lorsque, partis de ces mêmes principes, ils érigent en axiome la formule que le propriétaire foncier ne doit tirer de son fonds aucun autre revenu que celui du travail que lui-même y consacre personnellement[103]

Cependant l’opinion thomiste sur le commerce, quoique déjà plus douce que d’autres, n’était pas unanimement suivie, même au XIIIe siècle, et il semble qu’au XIVe siècle elle fut abandonnée sans que le profit commercial rencontrât plus longtemps de sérieux contradicteurs[104].

En tout cas, la réponse de saint Thomas sur la question, de savoir ulrum liceat negotiando aliquid carius vendere quam emere ne pouvait guère permettre la spéculation, dont l’utilité économique pour la régularisation des cours et l’atténuation des écarts n’était et ne pouvait être encore aucunement soupçonnée. Saint Thomas est absolument muet sur ce sujet[105]. Mais aux XIIIe et XIVe siècle l’Ayenbite of Inwyt[106] fait rentrer très nettement tous les cas de spéculation dans l’usure, dont ils forment une cinquième espèce. Celle-ci, y est-il dit, consiste, soit à vendre une chose plus qu’elle ne vaut en ce temps là, soit (ce qui est pire) à la vendre quand elle est beaucoup demandée et qu’elle atteint des prix doubles ou triples de sa valeur : ainsi il y a des gens qui achètent du blé au temps de la moisson ou bien quand il est très bon marché, avec l’intention de le revendre quand il sera cher et avec le désir de voir arriver la cherté[107].

Cependant le traité De regimine principum, dont les deux premiers livres sont attribués à saint Thomas et adressés au roi de Chypre, contient de judicieuses remarques sur l’utilité du commerce, qui permet à un pays de se procurer les denrées qu’il n’a pas lui-même[108].

Partagé comme on était sur l’utilité productive du commerce, on ne devait pas en voir la liberté avec une grande faveur. Les entraves y étaient donc nombreuses ; et avec les progrès toujours croissants de l’absolutisme royal, on s’acheminait vers le système annonaire, c’est-à-dire vers la conception de l’État chargé d’assurer l’alimentation publique, en constituant des réserves de grains, en interdisant la sortie des céréales et en prohibant, sous le nom même d’accaparement, jusqu’aux réserves de blé que les particuliers se seraient faites dans leurs greniers. L’Italie entra la première dans la voie de ce système annonaire, et il devait régner en France depuis le milieu du XVIe siècle jusqu’aux formidables assauts que les physiocrates lui livrèrent et même jusqu’à la fin de la Révolution.

La sévérité que l’on montrait à l’égard du commerce eut parfois son contrecoup à l’égard des professions libérales. Au commencement du XIIIe siècle, par exemple, Robert de Courçon, archevêque de Paris, ne permettait pas aux avocats de vendre leurs consultations, c’est-à-dire de recevoir des honoraires. La même opinion réapparaît encore chez Nifo, au commencement du XVIe siècle[109].

Mais c’est en matière de prêt à intérêt que l’influence des idées économiques des théologiens fut la plus puissante et la plus durable, et nous nous arrêterons un peu plus longtemps sur ce sujet.


IV

LA PRODUCTIVITÉ DU CAPITAL ET LE PRÊT À INTÉRÊT

Les scolastiques ne dégagent pas ex professo le concept du capital. S’il y a vraiment là une catégorie économique, contemporaine pour ainsi dire du premier homme et du premier effort qu’il fit en vue de satisfaire ses besoins, il n’en est pas moins vrai que l’idée n’en fut isolée que beaucoup plus tard, et que c’est avec Adam Smith seulement qu’elle apparaît en pleine lumière.

Bien plus, le capital existait-il au moyen âge ? Oui, si on donne à ce mot le sens que les économistes « orthodoxes » ont consacré. Mais au dire de l’école historique, « de toutes les définitions économiques, c’est là une des plus irréelles et des plus fantaisistes[110] », et le capital n’aurait pas même existé. Nous reviendrons plus tard, avec Rodbertus et Lassalle, sur leur notion du capital considéré comme une catégorie historique, notion mille fois plus fantaisiste que toutes celles qu’il leur plaît de reprocher aux économistes proprement dits.

Quoi qu’il en soit, sans employer le mot « capital », l’Église et la théologie catholique ont toujours reconnu le droit du propriétaire à se faire donner une prestation périodique pour la jouissance, soit du capital, soit tout simplement de l’objet de consommation dont il se dessaisit et qui doit lui être rendu in specie, c’est-à-dire identiquement le même. C’est le contrat de louage, locatio conductio : la merces n’a jamais été déclarée illégitime. Jamais non plus l’Église n’a contesté que les terres dussent donner un légitime revenu à ceux qui les faisaient cultiver, soit par des esclaves, soit plus tard par des serfs et des colons. Le régime du précaire était pratiqué, soit pour les propriétés de l’Église, soit pour celles des laïques, sans soulever de discussions. Toute l’économie rurale du moyen âge reposé sur ces principes, combinés, il est vrai, avec celui des jouissances communautaires là où il en existait. Les monastères tiraient d’importants revenus de l’amodiation de leurs terres, comme le polyptyque d’Irminon, au commencement du IXe siècle, en témoigne pour l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Les maisons urbaines étaient aussi l’objet de contrats de louage, que l’on tenait pour réguliers et licites[111].

C’était seulement en matière de capital argent — ou plus exactement même en matière de prêt à intérêt — que la productivité du capital était contestée et niée. Ici les scolastiques se retrouvaient les disciples étroits d’Aristote : Philosophus dicit, répétait saint Thomas, et il condamnait tout intérêt du mutuum au nom même du droit naturel : Usuraria acquisitio pecuniarum est maxime PRAETER NATURAM[112].

Était-ce donc, avons-nous déjà dit, que les scolastiques n’eussent pas, pour ainsi dire malgré eux, l’intuition de la productivité du capital argent ?

Nous croyons que cette vue ne manquait pas aux théologiens du XIIIe siècle, et nous n’en voulons pour preuve que le célèbre passage de la Somme théologique où saint Thomas, en condamnant le prêt à intérêt, absout et justifie cependant la commandite. Le motif qu’il en donne, c’est que dans le cas de commandite l’argent demeure la propriété du commanditaire[113] : proposition qui serait un véritable non-sens si l’on s’obstinait à l’entendre de la matérialité des écus au lieu de l’entendre de leur productivité économique ; proposition qui, par conséquent, a le mérite, malgré l’inexactitude juridique de ses termes, de nous faire voir que saint Thomas soupçonne malgré lui une puissance de capital véritablement distincte de cette matérialité. Il y a plus : dès l’an 1206, le pape Innocent III, dans une lettre à l’archevêque de Gênes sur la question du douaire, avait fait expressément remarquer que le douaire des veuves devait dans certains cas être confié à un marchand, afin que des gains honnêtes pussent fournir un revenu[114].

Il y a donc une contradiction au moins apparente entre le principe de la productivité du capital et le principe de la gratuité essentielle que le droit naturel lui-même, à ce que l’on dit, imposerait au mutuum[115]. Cette apparente contradiction n’a pas échappé aux chrétiens sociaux de la fin du XIXe siècle[116] ; et M. Rudolf Meyer, un des plus avancés d’entre eux, n’a pas craint d’affirmer que reconnaître la productivité du capital terre ou celle du capital instrument, c’est se condamner à reconnaître tôt ou tard la productivité du capital argent ; d’où il suit, à l’en croire, que l’Église, ayant commis la faute de ne pas nier jadis que la terre pût être un élément de revenu pour le propriétaire non cultivateur, devait forcément, après une résistance plus ou moins longue, s’avouer vaincue même dans sa lutte contre le prêt à intérêt[117].

Des socialistes qui n’ont rien de chrétien — Anton Menger par exemple — ont professé la même opinion. « Il n’y a pas la moindre raison, a-t-il dit, pour attaquer au point de vue moral et religieux le prêt à intérêt et l’usure plutôt que les autres formes du revenu sans travail et leurs abus. Si l’on conteste la légitimité du prêt à intérêt, on doit également repousser comme inadmissibles les autres formes de profit du capital et la rente foncière, et notamment les formes féodales du moyen âge… Ce n’eût été qu’une conséquence logique du point de vue où s’était placée l’Église, si elle s’était prononcée en général contre le revenu sans travail ; et la célèbre sentence de l’apôtre Paul, « celui qui ne travaille pas ne doit pas manger » (II Thess., III, 10), lui aurait même permis de s’appuyer sur la Bible[118]. »

Au reste, le rapport entre le loyer du capital terre, qui était permis, et le loyer du capital argent, qui ne l’était pas, n’avait pas échappé aux scolastiques. Le Corpus juris canonici en avait emprunté déjà un aperçu à saint Jean Chrysostôme[119] : toutefois celui-ci, au lieu de résoudre la difficulté, la tranchait assez brutalement, à ce qu’il semble, en se refusant à voir que la monnaie, instrument d’échange, pût être jamais un instrument de production, c’est-à-dire un capital.

Mais ici l’argumentation par trop brève d’Aristote était trouvée insuffisante par l’École, et les théologiens s’évertuaient à la renforcer.

Comment s’y prenaient-ils ?

Il y a des choses, disaient-ils, dont on ne peut user qu’en les consommant — ce sont les choses fongibles du droit romain ; — puis il y a les choses qui survivent à l’usage qu’on en fait. Ces dernières admettent deux sortes de contrat : la vente, qui implique un pretium, et le louage, qui implique une merces. C’est aux parties à opter entre l’un et l’autre contrats. Mais il n’en est pas de même des choses fongibles comme l’argent : celui qui les emprunte ne peut en faire aucun usage utile, s’il ne les consomme pas ; donc l’analogue du contrat de louage ne peut pas exister pour l’argent ; il ne peut y avoir pour lui que l’analogue du contrat de vente, c’est-à-dire le mutuum. Ainsi la restitution d’une somme égale à la somme empruntée éteint toute espèce de droit à laquelle le prêteur aurait voulu prétendre ; ayant touché l’équivalent d’un pretium, il ne saurait prétendre toucher en outré l’équivalent d’une merces. Pour une prestation unique et indivisible, deux paiements distincts, l’un du capital et l’autre des intérêts, constitueraient un double emploi et partant une injustice[120].

Telle est la thèse de saint Thomas, qui la développe en opposant le mutuum à une location de maison ; ce qui, soit dit en passant, ne démontre point qu’il ait bien saisi, soit la théorie du capital proprement dit, c’est-à-dire social ou productif, soit aussi la puissance de l’argument qu’il essaie d’écarter, puisque la maison — capital lucratif ou privé — est précisément quelque chose d’improductif en soi[121]. C’était au prêt d’un fonds de terre qu’il aurait fallu penser.

En tout cas, le raisonnement de saint Thomas ne fut jamais oublié. Il est encore admis au XVIIIe siècle par le jurisconsulte Pothier dans son Contrat des prêts de consomption[122], et il est celui que Turgot combat dans son Mémoire sur les prêts d’argent[123].

On aurait pu objecter qu’une somme future n’est pas égale à la somme présente dont le prêteur s’est privé. Mais entre elles il n’y a que l’intervalle du temps, et les scolastiques n’admettaient pas qu’on pût vendre le temps, parce qu’il appartient à Dieu[124].

Saint Thomas, fidèle en tout à sa thèse de la gratuité du crédit, n’admettait pas non plus qu’on pût vendre plus cher sous la condition d’un paiement différé, ni se faire vendre en dessous du juste prix sous la condition d’un paiement anticipé[125]. Il était, en effet, très logique de condamner l’escompte au même titre et de la même façon que l’intérêt.

Mais il serait imprudent de juger de ces règles sans se reporter au temps où elles étaient données.

En fait, avec un marché très étroit, sans outillage puissant et sans industrie active, alors que les grandes entreprises se réduisaient à la construction des églises et des forteresses féodales, les emplois productifs de l’argent faisaient défaut. Il n’y avait guère place, au moins au XIIe siècle et presque encore au XIIIe, que pour les prêts à la consommation. C’était un baron, par exemple, qui empruntait pour aller à la croisade, ou bien un monastère pour faire bâtir une église. En dehors de ces cas là ou bien en dehors des cités italiennes et allemandes qui naissaient au commerce, il n’y avait d’occasions que pour le prêt à la petite semaine, si facilement usuraire et si fermement condamné par l’Église. La fixité de la propriété féodale et l’immobilité générale des conditions réduisaient même ce que nous appelons aujourd’hui les emplois en immeubles. Les commandites, mentionnées et recommandées dès 1206 par le pape Innocent III dans sa lettre à l’archevêque de Gênes, ne pouvaient être que des exceptions, surtout en dehors des cités commerciales de l’Italie. Il faut descendre au XIVe et surtout au XVe siècle pour que la prohibition constitue vraiment une gêne pour les entreprises de production. En attendant, les conciles de Latran, en 1179, sous le pape Alexandre III, de Lyon, en 1274, sous le pape Grégoire X, et de Vienne, en 1311, sous Clément V, obtenaient sur ce point la conformité des lois religieuses et des lois civiles, au moment où l’étude du droit romain, renouvelée par Irnerius et les glossateurs, aurait tenté d’introduire le principe de liberté que ceux-ci retrouvaient dans la législation justinienne[126].

Toutefois déjà, même au XIIIe siècle, la thèse de la gratuité du mutuum n’allait point sans contradictions et sans difficultés. Albert le Grand, dans sa République, concédait déjà que « si l’usure est contre la perfection des lois chrétiennes, au moins n’est-elle pas contre les intérêts civils[127] » ; et François de Mayronis commence à montrer le vice du fameux argument d’Aristote sur l’improductivité de l’argent. « Il n’apparaît pas, dit-il, que l’usure soit illicite en droit naturel. L’argent, objecte-t-on, est stérile, et c’est pourquoi il ne doit pas produire de fruits en sorte que l’on reçoive plus que l’on n’a prêté. Je réponds qu’au point de vue politique l’usage des choses s’apprécie par l’utilité dont elles sont dans l’État. Les choses ne sont ni stériles, ni fécondes en elles-mêmes, mais selon l’usage qu’on peut ou non en faire ; or, l’argent a des utilités multiples[128]. »

La licéité du contrat de rente, d’abord contestée par Henri de Gand, au XIIIe siècle, puis finalement admise et même imposée par le Saint Siège, au moins quand les rentes étaient rachetables, quand elles ne rapportaient pas plus de 10 % et quand le capital fourni servait à l’amélioration de bona stabilia et frugifera sur lesquels elles étaient constituées, porta le plus rude coup au principe sur lequel on fondait la gratuité du prêt[129].

Bientôt, et tout naturellement d’abord en Italie, où le commerce était plus florissant et où, par conséquent, les entraves législatives étaient plus pénibles, à supporter, on vit l’idée de la productivité de l’argent s’implanter graduellement dans les esprits. Je n’en veux que deux preuves : ce sont deux textes, l’un de saint Antonin de Florence, qui reconnaît que, si l’argent est stérile par lui-même, il n’en est pas moins au pouvoir des marchands de le rendre fécond[130] ; l’autre de saint Bernardin de Sienne, qui lui reconnaît une seminalis ratio lucrosi et qui inaugure pour lui le mot capitale[131].

En même temps s’ébauchait lentement la théorie des titres extrinsèques. Le prêteur ne pouvait jamais toucher une usura, mais on lui permettait de toucher un dédommagement, quantum ejus intererat, d’où le mot « intérêt », intéresse. C’est par ce détour que la règle allait être tournée d’abord et plus tard détruite.

On commença par le damnum emergens, et saint Thomas lui-même ne faisait pas difficulté de l’admettre[132]. Le damnum emergens, c’était tout naturellement d’abord le retard dans le remboursement de la dette, quand le prêteur en souffrait un dommage, comme celui de ne pas pouvoir payer ce qu’il devait lui-même[133].

On continua par le lucrum cessans, que saint Thomas admettait bien après coup, mais pour lequel il se refusait à laisser insérer d’avance une clause ferme d’intérêts dans les conventions[134].

Bien plus, on permet à l’Etat d’autoriser les prêts à intérêt, non pas sans doute que l’intérêt puisse être touché en conscience à la simple condition que la loi civile l’ait autorisé[135], mais en ce sens que l’Etat puisse se désintéresser de cette violation des lois et même promettre d’avance d’y être indifférent. Il est à remarquer que saint Thomas, ici, renonce forcément à contester l’utilité sociale du prêt à intérêt, puisqu’il explique avec elle la nécessité des tolérances accordées par les lois civiles, ne impedirentur, dit-il, utilitates multorum[136].

On sait que les souverains du moyen âge ne se faisaient as faute de vendre la permission de prêter à intérêt[137].

On donnait deux motifs de cette licence : 1° que l’État peut bien permettre les péchés, qu’il ne lui est pas possible d’empêcher[138] ; 2° que le paiement des intérêts par l’emprunteur peut bien être exempt de péché, si c’est pour subvenir à ses besoins qu’il s’y réduit[139]. Cette dernière explication, envisagée au point de vue économique, a le défaut d’admettre en faveur des prêts à la consommation une tolérance dont les prêts à la production sont exclus.

Alors, si les prêts même non gratuits étaient nécessaires, si la loi civile doit les tolérer et si la loi religieuse, en cas de nécessité, doit les permettre à l’emprunteur comme prêts à la consommation, pourquoi les gouvernements ne prendraient-ils pas l’initiative de créer des banques qui en auraient le monopole légal et qui s’en assureraient sans peine le monopole effectif ? L’idée de banques de ce genre fut émise en France d’abord par Durand de Saint-Pourçain, évêque de Meaux, au commencement du XIVe siècle, puis un peu plus tard par Philippe de Maizières, conseiller du roi Charles V. Un essai de ce genre fut tenté à Nüremberg dans le siècle suivant. Ce ne fut cependant que la charité qui essaya de résoudre ce problème, par la fondation des monts de piété que les Franciscains inaugurèrent en Italie dans la seconde moitié du XVe siècle. Léon X ne tarda pas à relever ces établissements de la règle de la gratuité des prêts, pour leur donner les moyens qui leur manquaient de se procurer des fonds[140].

Quant aux prêts à la production, nous restons convaincu que, bien loin d’avoir obtenu quelque faveur, ils n’ont joui d’aucune tolérance même sous-entendue. Nous ne saurions donc croire, malgré l’opinion de M. Charles Périn, que « l’Église ait toujours déclaré légitime le prêt à intérêt dans les cas… où il n’est autre chose que le revenu correspondant, suivant les règles de l’équité, au prêt utile d’un capital destiné à un emploi productif[141] ». Non seulement, en effet, saint Thomas est absolument muet à cet égard et porte une condamnation générale qui se refuse à admettre une différence quelconque entre les prêts à la consommation et les prêts à la production — distinction qui, du reste, ne s’est jamais présentée à son esprit ; — mais encore bien plus tard le pape Benoît XIV, dans son Encyclique Vix pervenit du 4 juillet 1745, promulguée à l’occasion d’un emprunt à 4 % émis par la ville de Vérone et du volume Dell’impiego del danaro, que le marquis Scipion Maffei venait de faire paraître à ce propos en 1744, a formellement condamné la perception d’un intérêt solius mutui causa dans le cas bien constaté d’un prêt au commerce ou à l’industrie[142]. Et cela, il l’a fait à un moment où les plaintes croissantes formulées contre la prohibition du prêt à intérêt l’auraient certainement porté à adoucir les rigueurs de l’ancienne règle plutôt qu’à les accroître. Il n’a voulu ni l’un ni l’autre : il les a simplement maintenues et confirmées[143].

Ce qui achèverait de nous convaincre, s’il en était besoin, ce serait la condamnation portée par Sixte-Quint en 1586, dans sa bulle Detestabilis, contre le trinus contractus ou triple contrat. On sait, en effet, que le commerce essayait de tourner la prohibition du contrat simple de prêt à intérêt, à l’aide de trois contrats connexes, plus ou moins contradictoires entre eux, dont chacun pris en soi-même était tenu pour licite : 1° une société en commandite ; 2° un forfait de bénéfices en % du capital au lieu de l’aléa de l’entreprise ; 3° une promesse ou caution contre la perte éventuelle du capital dans l’entreprise. Or, il est évident de soi que le trinus contractus ne pouvait remplacer que le prêt sérieux à la production[144]. Mais il n’en était pas moins prohibé.

Il est bien vrai cependant que, si la brèche était ouverte dans l’ancienne prohibition ecclésiastique, c’était sous l’influence de l’idée d’une production économique par l’argent ; Plus avancé, par exemple, que Pothier, le fameux théologien Lessius (1554-1623) reconnaît dans l’argent un instrumentum negotiandi dont la privation volontaire justifie une perception d’intérêt etiamsi nullum mercatori lucrum cesset. Peu à peu l’extension du commerce, le développement des affaires industrielles, les grandes entreprises coloniales multipliaient partout les prêts à la production et faisaient surgir des difficultés croissantes pour les consciences des pénitents et les avis pratiques des confesseurs. Benoît XIV, en maintenant énergiquement et par principe les anciennes prohibitions, n’en laissait pas moins ouvertes les excuses du damnum emergens et du lucrum cessans, sans doute aussi celle du periculum sortis ou risque de non-remboursement, sous lesquelles la règle devait s’écrouler[145]. Les partisans de la liberté ne se rendaient pas. Au lendemain même de l’Encyclique, en 1746, le marquis Maffei publiait, avec l’autorisation du maître du Palais apostolique, une seconde édition où, couvrant de fleurs Benoît XIV, il n’en soutenait pas moins la légitimité des intérêts non usuraires[146].

On s’acheminait donc à cette période nouvelle où la question de principe est laissée : de côté et où la perception de l’intérêt est suffisamment justifiée, non plus comme autrefois par la vérification d’un titre extrinsèque, purement accidentel, que l’on pourrait invoquer dans l’espèce, mais bien par la présomption générale et universelle que l’on serait dans le cas de pouvoir en invoquer un.

Nous nous sommes expliqué ailleurs sur le reproche d’ignorance que l’on fait si souvent à l’Église, en blâmant les anciennes prohibitions, et sur celui de contradiction qu’on lui adresse, en constatant qu’elle les a levées pratiquement au XIXe siècle[147]. Ici nous croyons ne pouvoir mieux faire que citer Ashley, auteur aussi compétent que peu prévenu : « Lorsque la doctrine canonique, dit-il, est accusée d’entêtement, cela signifie seulement qu’elle n’était pas arrivée encore à ce principe défini et clair qui sert à distinguer entre l’usage légitime et l’usage illégitime du pouvoir de l’argent, principes que cherchent encore les juristes et les économistes modernes[148] ».

Le célèbre économiste allemand Schmoller, que ses sentiments nous garantissent plutôt hostile à l’égard de l’Église, n’a même pas craint de montrer dans la lutte entreprise contre l’usure « un des actes les plus glorieux à l’actif de l’Église du moyen âge… avec moins de partialité dans la pratique que ne le supposent souvent ses adversaires libéraux d’aujourd’hui[149] ».

Nous avons épuisé ici, d’une manière incidente, cette question du prêt à intérêt, pour ne pas avoir à y revenir.


V

LA MONNAIE

Sur la monnaie, il ne semble pas que les grands scolastiques du XIIIe siècle aient eu des idées bien avancées. Aristote, à ce qu’il semble, leur suffisait, et Aristote, à cet égard, manquait peut-être bien un peu d’exactitude ou d’unité. Ils distinguaient sans doute le troc et l’échange, ainsi que l’utilité de la monnaie[150] ; mais ce n’était guère neuf, et le jurisconsulte Paul s’était exprimé depuis fort longtemps sur ce sujet en des termes que nous connaissons déjà et qui ne peuvent être oubliés[151].

Avec cela ils avaient aussi l’intuition que la monnaie n’est pas un vain signe, que le métal dont elle est faite a par lui-même une valeur propre et que, par conséquent, il ne dépend pas du prince d’y attribuer un pouvoir conventionnel et fictif, mobile peut-être comme ses caprices et ses besoins[152]. On comprend donc très bien que le traité De regimine principum ait eu certaines idées saines sur l’altération des monnaies. Cependant il faut attendre la période des grandes altérations monétaires, période ouverte en France par Philippe le Bel, pour voir cette question entourée de toute l’attention qu’elle mérite.

Le moyen âge, d’ailleurs, avait longtemps présenté à un très haut degré les caractères d’une Naturalwirthschaft — ou économie naturelle — et il était encore loin de les avoir dépouillés complètement, même pour la période que nous étudions ici. Par conséquent, la question des monnaies y était moins intéressante d’autant[153].

Sur ce sujet, pour le règne de Philippe le Bel, nous nous bornerons à signaler Pierre du Bois et Buridan.

Pierre du Bois, avocat et membre des États Généraux de 1302, expose en 1308, au plus fort de la crise, la hausse des prix, telle qu’elle doit résulter de l’altération des espèces et il entrevoit la tendance à la sortie de la monnaie droite[154]. Buridan, à la même époque, admet bien qu’on frappe de nouvelles pièces de menu métal qui aient moins de poids et par conséquent moins de valeur que les anciennes, qu’il faudrait alors retirer de la circulation ; mais il proteste contre l’idée d’attribuer une valeur égale à des monnaies qui n’ont pas le même poids, ni le même titre ; il proteste aussi contre le dessein d’opérer de tels changements d’une manière arbitraire et à moins qu’il ne doive en résulter un avantage sérieux pour la communauté.

Bientôt Nicole Oresme[155], évêque de Lisieux, précepteur du Dauphin qui devait être Charles V, puis conseiller de ce roi, nous donne, à propos de la monnaie, le premier livre qui ait été jamais écrit eoe professa sur une matière économique quelconque. C’est le traité De origine, natura, jure et muiationibus monetarum, qu’Oresme lui-même, pour le répandre davantage, traduisit en langue vulgaire et publia sous ce titre : Traictie de la première invention des monnoies[156].

Oresme expose d’abord l’origine et le but de la monnaie, en reproduisant l’antithèse classique du troc et de la venté ; il décrit la forme et la fabrication de la monnaie, en exigeant pour elle une matière précieuse et rare ; puis il recommande l’emploi simultané de l’or et de l’argent avec une exacte adaptation de leur valeur nominale à leur valeur réelle. À ce propos, il blâme les altérations monétaires. Elles constituent à ses yeux une exaction fiscale, moins sensible en apparence que ne serait la levée d’un impôt, mais pire par les résultats qu’elle produit.

L’énergie avec laquelle Oresme décrit les maux qui s’ensuivent et défend les droits de la communauté contre l’absolutisme du souverain, montre bien un esprit profondément impressionné par toutes les falsifications des règnes précédents, non moins que sincèrement libéral et partisan de ce que nous appellerions aujourd’hui un régime constitutionnel.

Ce sont les rois qui ont altéré les monnaies : mais la société elle-même, le peuple, la « communauté » en un mot pour qui est fait l’usage de la monnaie, le pourraient-ils mieux que les rois ? Non, répond Oresme : « tous les inconvéniens dessus diz retourneroient a la communaulte, et n’y fait riens la raison première, en laquelle on disoit que là pecune et monnoie appartient a la Communaulte, ne aucun ne peut justement abuser de sa chose ou illicitement user, si comme feroit la communaulte, si elle faisoit la mutacion telle de monnoie[157]. »

Oresme, très nettement partisan du bimétallisme, n’en connaît pas moins les variations de valeur des deux métaux. « Ceste proportion, dit-il, doit ensuivir le naturel habitude ou valeur de l’or a l’argent, en préciosité ; et selon icelle, doit estre ceste proportion instituée, laquelle il ne loist voluntairement transmuer, ne aller contre, ne si ne se peult justement varier, ce n’est pour cause raisonnable, et par la variacion de ceste matière en partie, laquelle advient peu souvent[158]. » L’ajustement de leur valeur doit être fait, s’il y a lieu, sans aucune spéculation du prince. Quant aux altérations quelconques, elles aboutissent fatalement, entre autres effets, à une émigration du métal fin ou bonne monnaie. « L’or et l’argent, dit-il, par telles mutacions et empirements, se amoindrist et diminue en ung Royaume, et nonobstant toute la garde et défense que on en fait, sest transporte il dehors ou l’on les aloue plus hault pris… de ce sensuivent doncques diminucions de matières et forger monnoie au Royaume ou pays ou l’on fait empirances[159]. »

Cette dernière idée pénétrait alors dans l’opinion. Quand on ne sait pas « ajuster l’or et l’argent », disent les mémoires de cette époque, « tantôt l’argent mange l’or et tantôt l’or mange l’argent ». Il n’y a donc pas à s’étonner qu’en 1412, quelques années après ce règne de Charles V, auprès duquel Oresme avait exercé une si heureuse influence, l’Université de Paris se soit plainte en corps au roi Charles VI de ce que, par l’effet des diminutions du titre, « la bonne monnaie était expulsée, grâce aux changes et aux Lombards, qui cueillaient tout le bon or et qui faisaient paiement de mauvaise monnaie ».

On voit donc par ce qui précède combien est fausse l’appellation de loi de Gresham, qui est communément donnée à ce phénomène de la sortie de la bonne monnaie, expulsée par la mauvaise. C’est l’Anglais Mac-Leod qui a vulgarisé cette expression, il y a moins d’un siècle ; mais s’il est vrai que sir Thomas Gresham (1519-1579) ait appelé sur ce point l’attention de la reine Elisabeth, il n’en est pas moins vrai que le phénomène lui-même, avec la régularité qui fait de lui une loi économique, avait été connu et analysé en France plus de deux siècles auparavant. Même alors il y avait dix-sept cents ans qu’Aristophane en avait fait la remarque dans ses Grenouilles. Il nous semble que les économistes français, par respect de l’histoire autant que par amour-propre national, se seraient dû à eux-mêmes de protester contre cette erreur et d’abandonner tout les premiers l’expression qui la consacrait.

VI

LA SOCIÉTÉ AU MOYEN AGE ET LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE

Nous n’avons fait que glaner dans ce vaste champ des idées économiques de la seconde moitié du moyen âge. Nous ne le quitterons pas sans une remarque sur le caractère profondément abstrait qui distingue toutes les œuvres des grands esprits de cette période. Ils sont muets sur les phénomènes concrets de leur temps : muets par exemple sur le régime corporatif, dont une certaine école veut faire aujourd’hui le trait caractéristique du système économique de ces siècles ; muets aussi sur la profonde empreinte dont les institutions féodales devaient avoir frappé la propriété foncière. Les théories du monde scientifique d’alors, fondées généralement sur Aristote, cherchaient à exprimer des vérités de tous les lieux et de tous les temps. Ce sont là travaux de penseurs, écrits souvent dans le silence du cloître, mais ne reflétant à peu près rien de la vie contemporaine. Bien du temps devait donc s’écouler avant que l’économie politique fût vraiment fondée, assise qu’elle doit être sur l’incessante observation de tous les phénomènes de production, d’échange et de vie sociale.

Aussi n’est-ce point aux savants de ces temps là que nous devons nous adresser pour connaître le régime économique au milieu duquel ils vivaient. Force est plutôt de dépouiller les mémoires et les archives.

Il appartenait à notre siècle de faire ce travail. L’Angleterre a l’Interprétation économique de l’histoire et Travail et salaires en Angleterre depuis le XIIIe siècle de Thorold Rogers. Elle a également le solide ouvrage d’Ashley, si souvent cité par nous, Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre[160]. En France nous possédons les œuvres de M. le vicomte d’Avenel — plus profondes à notre avis que celles de Thorold Rogers — je veux dire son Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général, depuis l’an 1200 jusqu’à l’an 1800[161], où tout simplement même sa Fortune privée à travers sept siècles[162]. L’Histoire économique — suivie du tableau des prix innombrables qui ont été patiemment recueillis par M. d’Avenel, mais dont une partie seulement a été imprimée — jette la lumière la plus limpide et la plus vive sur la vie économique de toute la fin du moyen âge et de tout l’ancien régime.

À cet égard, et pour entrer très brièvement dans le domaine : des faits, nous ferons remarquer qu’on est beaucoup trop enclin dans certains milieux à exagérer l’importance du système corporatif et à croire que ce fût par les corporations que le régime du travail fût alors caractérisé. Si les corporations tiennent une si large place dans la littérature et dans l’histoire, c’est parce qu’elles eurent leurs règlements écrits, leurs chartes et leurs codes, et parce qu’elles prirent une grande part au mouvement d’affranchissement des communes. Mais elles ne furent jamais qu’un phénomène urbain ; or, au moyen-âge, c’était dans les campagnes et autour des châteaux qu’était l’immense majorité de la population. Beaucoup des objets qui proviennent actuellement d’ateliers, étaient alors procurés par l’industrie domestique elle-même ; bien plus, dans le plein épanouissement du système féodal, l’atelier, groupé autour du seigneur et peuplé de ses hommes, était lui-même féodal au lieu d’être corporatif[163]. C’est donc dans la condition des personnes en général, mais ce n’est pas dans le Livre des métiers d’Étienne Boileau, que l’on doit étudier ce que fut le régime du travail au moyen âge.

Vingt ans après l’avènement de Louis XV, Melon comptait que les artisans, en France, ne formaient que 10 % de la population totale, tandis que les laboureurs et paysans en faisaient 80 %[164]. Or, presque au milieu du XVIIIe siècle, l’industrie et même une certaine grande industrie était déjà née. ; le commercé était reconnu et pratiqué ; la France avait certains débouchés internationaux ; surtout l’industrie domestique avait perdu une notable partie de sa production, grâce à la spécialisation des professions, qui à ce moment était déjà fort avancée. Il y a, dans ces dernières considérations historiques, beaucoup plus qu’il n’en faut pour que nous puissions affirmer que le régime corporatif ne pouvait pas comprendre au moyen âge une partie seulement égale de la population, soit un dixième, même s’il s’était étendu alors à tout ce qui n’était pas agricole et en quelque localité que ce fût.

Bref, nous croyons volontiers que les corporations ouvrières n’avaient jamais dû renfermer 5 % de la population totale, surtout au XIIe siècle. Certainement elles n’en avaient même pas approché. Comment, après cela, pourrait-on les considérer comme ayant formé l’élément typique de ces sociétés et de ces temps[165] ?

Il y a d’ailleurs d’autres indices à observer. Les catholiques sociaux — laudatores temporis acti — célèbrent le moyen âge comme une période de Naturalwirthschaft, où le rôle de l’argent était réduit à peu de chose. Eût-ce été possible si la corporation professionnelle et, par conséquent, le travail industriel spécialisé avaient été la règle pratique ? Qui ne voit que toute corporation produit nécessairement pour l’échange et que la production pour l’échange, quand elle est le fait général, implique de toute nécessité une Geldwirthschaft ou économie monétaire ? Il y a donc une contradiction manifeste entre ces deux conceptions différentes que l’on nous donne du moyen âge : d’une part, un régime de travail corporatif organisé par professions, et, d’une autre, un régime où l’on produisait pour la consommation plus que pour rechange, avec un usage restreint de la monnaie et presque nul du crédit.

Ce qui est infiniment plus vrai et trop peu remarqué, c’est le degré de richesse économique auquel le moyen âge des XIIe et XIIIe siècle était parvenu. Nous en avons la preuve dans les monuments que ces temps là nous ont laissés et dont un nombre infiniment plus considérable survivraient si l’ignorance et le vandalisme ne les avaient pas détruits. Quelle que soit la foi d’un peuple, il lui est impossible de couvrir un pays de cathédrales, de châteaux forts et de monastères comme ceux dont il nous reste les exemples, sans que cette société là soit parvenue à une convenable satisfaction de ses besoins matériels. Surtout, pour juger de ces gigantesques efforts, il faut se souvenir tout ensemble de la difficulté des transports de matériaux et de la faiblesse des forces musculaires — les seules pourtant qui fussent alors utilisables : — le tout comparé avec la puissance moderne de nos forces mécaniques.

Est-il donc vrai aussi, au moins dans l’ordre économique et social, que la philosophie du moyen âge ait fait les institutions de son temps ? En d’autres termes, est-il vrai, comme il a été dit, que « l’un des traits qui se dégagent de la période médiévale, ce soit précisément la manière dont l’idée y précède et y façonne le fait[166] » ?

Nous ne le croyons point. Non seulement, en effet, ainsi que nous l’avons vu, les grands penseurs de ces temps là ne fixaient leur esprit que sur les concepts les plus universels, comme s’ils avaient mis à l’étude de la nature et de ses lois d’autant moins de soins qu’ils en apportaient davantage à la solution des problèmes les plus ardus de la théologie et de la métaphysique ; mais encore, par les années où ils vivaient, c’est à peine s’ils étaient les derniers contemporains des institutions les plus caractéristiques de leur âge, bien loin qu’ils eussent pu en être les initiateurs ou les pères. De même donc que saint Louis, regardé par Joinville comme un attardé dans un siècle qui ne le valait plus et qui ne pouvait déjà plus comprendre l’ardeur de sa foi, ainsi saint Thomas clôt ou suit la période la plus brillante et la plus originale du moyen âge, au lieu de l’avoir lui-même formée par ses leçons. Il peut en être, dans l’ordre de la science religieuse, le produit le plus élevé et le plus complet : mais dans l’ordre économique et social surtout, bien plus encore que dans tous les autres, il n’en est point le facteur. Le moyen âge s’était fait tout seul ; ses institutions lui avaient été spontanées et instinctives ; il avait été quelque chose comme l’organisation irréfléchie de ce qui, après l’invasion des barbares, aurait dû n’être qu’anarchie ; mais il n’avait pas été — comme la Révolution française par exemple — une architecture qui, dessinée alors dans les traités de théologie comme l’autre le fut plus tard dans les salons et les académies, aurait été réalisée après coup dans les rapports sociaux.

Tout au contraire, après la scolastique du XIIIe siècle, c’est le sens de la chrétienté qui va se perdre ; c’est la féodalité qui s’achemine à son déclin ; c’est le pouvoir royal qui partout marche à la centralisation ; ce sont les anciens monastères bénédictins qui cessent d’être le foyer des études et la pépinière des grands pontifes ; ce sont aussi les enthousiasmes qui se refroidissent, et c’est l’ardeur des croisades qui achève de s’éteindre, que ce fût contre les Sarrasins d’Orient, contre les Albigeois de France ou contre les Maures d’Espagne qu’il se fût agi auparavant de les entreprendre. Alors, enfin, à la place de l’unité que la religion avait faite et qui se manifestait dans le langage de la science comme dans la science elle-même, vont éclater les antagonismes des nations rivales, sinon presque toujours ennemies.

Souvent encore les catholiques sociaux ont affecté de parler de la « sociologie » de saint Thomas, pour abriter sous elle certaines conceptions tout à fait modernes. Il faut bien s’expliquer.

Si l’on entendait par sociologie de simples principes sur l’origine et l’essence de la société, évidemment saint Thomas aurait une sociologie ; et cependant la sienne ne serait rien autre chose que la croyance au fait social expliqué et justifié par la nature de l’homme ; elle serait donc, avec la reproduction des idées d’Aristote, un laconique démenti jeté d’avance aux théories, non encore soupçonnées, de Jean-Jacques Rousseau sur le contrat social et d’Herbert Spencer sur l’organisme social.

Mais le mot « sociologie » désigne autre chose, et quelque chose d’aussi nouveau que lui-même. Il signifie, après Auguste Comte, la science qui d’une part analyse les divers éléments constitutifs des diverses sociétés et qui d’autre part raisonne sur le processus historique de leurs développements et sur les mouvements continus, mais plus ou moins rapides, qui s’opèrent au sein d’une masse sociale. Or, rien de semblable dans saint Thomas. Il n’a pas analysé les éléments sociaux du moyen âge ; il n’a pas non plus étudié la condition des personnes, si l’on excepte le sentiment qu’il a exprimé sur la justice et l’utilité de l’esclavage. Sur ce dernier point, du reste, il ne faisait que suivre Aristote, comme il suivait Justinien sur la division tripartite du droit en droit naturel (commun à tous les animaux), droit des gens et droit civil, théorie qu’il s’efforçait de mettre en harmonie avec la sienne propre[167]. Bien moins encore aurait-il eu l’idée d’une sociologie dans l’histoire ou d’une cinématique sociale — ce qui ne convenait point au genre de son génie et ce qui, d’ailleurs, était alors impossible, puisque l’histoire n’existait guère, au moins l’histoire sociale, et puisque la statistique n’avait encore jamais existé.

Au XIIIe siècle, enfin, l’économie politique elle-même n’était en germe nulle part ; ce n’est qu’au XIVe siècle qu’elle commence à apparaître et sur-un point de détail

seulement, je veux dire par une théorie de la monnaie qui reconnaît ou suppose la constance de certaines lois naturelles de l’ordre économique. Auparavant il y avait bien eu des solutions de morale sur des questions de valeur et d’échange, de commerce et de contrats ; il y avait bien eu ce que plus tard on a nommé une éthique économique ; mais c’était tout, et j’ose dire que les bases mêmes de la science n’étaient pas encore posées ou du moins n’avaient pas été

CHAPITRE III

LA RENAISSANCE

Le XVe et XVIe siècles, si brillants l’un et l’autre par l’éclat que les arts y jetèrent, et agités tous deux — le XVIe siècle surtout — par des dissensions et des guerres religieuses qui changèrent la face de l’Europe septentrionale, marquèrent à peine leur sillon dans le champ de l’économie politique. Ils ne virent éclore aucune théorie nouvelle, sinon les premières ébauches du mercantilisme et la théorie quantitative de la valeur, d’après laquelle les existences d’or et d’argent commandent les prix ; et les changements économiques qui s’accomplirent au cours de leur durée, ne parurent reposer sur aucun système original et hardi. Les discussions théologiques absorbaient les esprits ; la philosophie sommeillait en attendant des penseurs profonds ou subtils comme Descartes, Leibnitz et Spinosa ; l’histoire se déroule donc d’elle-même, sans que la grande évolution politique et sociale que les années apportaient, cherchât de parti pris à suivre la route que quelque penseur nouveau aurait pu lui tracer. Le culte de l’antiquité suffisait aux esprits de ce temps là. Or, les sages de la Grèce et de Rome n’avaient pas pensé en économie politique. Pourquoi se serait-on donc lancé dans une voie où l’on n’aurait pas pu les avoir pour modèles ? Pourquoi se serait-on aventuré à écrire des livres qui n’eussent pas reposé sur l’autorité de Tite-Live ou de Plutarque ?

L’Allemagne, dans le mouvement commercial et scientifique, avait pris alors une avance considérable sur la France, que les interminables calamités de la guerre de Cent ans avaient fâcheusement retardée dans son essor[168]. C’était là que la Renaissance assistait au développement des sciences camérales, autrement dit la caméralistique.

Sous les rois mérovingiens, on avait appelé camera le trésor du prince ; puis ce nom avait bientôt embrassé toute la fortune privée du souverain. C’était cette fortune qui, d’après les idées féodales, devait fournir aux dépenses ordinaires de l’État, sous la réserve que dans les circonstances graves le prince pouvait lever des impôts, dits aides, avec le consentement de la nation exprimé dans des assemblées féodales, qui formèrent en France les États Généraux et en Allemagne les Landesstœnde. On sait que la duchesse de Brabant avait consulté saint Thomas d’Aquin sur le droit que les souverains pouvaient avoir de lever des contributions sur leurs sujets, et l’on connaît la curieuse réponse que le docteur lui avait faite[169].

C’était le thesaurarius ou camerarius qui administrait cette fortune privée du prince, dite Kammergüter dans les pays germaniques. Il se forma ainsi, au moins dans ces pays, toute une science d’administration financière, avec ses systèmes et son enseignement. Telle fut la caméralistique ou Kameralwissenschaft.

Au XVIe siècle, Maximilien d’Autriche et la plupart des souverains allemands organisèrent des Cours camérales, sortes de Cours des comptes, qui firent certainement avancer les idées, bien avant que le XVIIIe siècle eût vu Frédéric-Guillaume Ier, de Prusse, créer, en 1727, des chaires d’économique et de caméralistique à Halle et à Francfort-sur-l’Oder. Une école de caméralistique se fondait vers le même temps à Kaiserslautern.

Aux temps de la Renaissance aussi, l’Allemagne centrale et septentrionale était devenue par son commerce une heureuse rivale de Venise et de l’Italie, qui penchaient déjà vers leur déclin. La Hanse ou ligue hanséatique avait été un des instruments les plus puissants de cette prospérité[170]. Brême, Hambourg et Lubeck, communes indépendantes comme le XIIe siècle en vit constituer un si grand nombre, s’étaient liguées, au moins en 1241 et peut-être dès 1169, pour assurer la liberté de leurs communications réciproques par terre et pour protéger leur navigation contre les pirates.

Ces sortes d’alliances étaient dans les besoins et les traditions de cette période. Pour ne parler ici que de l’Allemagne, la ligue des villes rhénanes et la ligue souabe pouvaient servir de modèle à la ligue hanséatique du Nord, en attendant que cette dernière absorbât les débris des anciennes ligues et consacrât définitivement le nom de Hanse.

Au XIVe siècle, la Hanse embrassait toutes les villes importantes situées entre la Vistule et l’Escaut. Elle atteignit son apogée au XVe siècle, avec 85 villes confédérées, réparties entre les quatre cercles ou districts de Lubeck, Brunswick, Cologne et Dantzig, et avec une quarantaine de villes confédérées, telles qu’Amsterdam et Stockholm. La Hanse était en outre unie par des traités de commerce avec toutes les villes commerçantes de l’Europe ; elle avait amené les souverains du Nord à lui donner des privilèges ou monopoles pour les échanges avec la Scandinavie, le Danemark, la Pologne, la Prusse et la Russie ; enfin elle avait fondé des comptoirs dans un grand nombre de villes, telles que Londres, Bruges, Bergen et Novogorod, parfois comme à Bergen avec un privilège exclusif pour le commerce d’outre-mer, et toujours avec des quartiers ou entrepôts séparés, que seuls les commis des négociants hanséatiques géraient et habitaient, isolés du reste de la ville et sévèrement garantis contre tout mélange avec la population locale.

Ce sont là des procédés et des mœurs que nous avons peine à comprendre. Cependant, comme l’a fort bien dit Worms, « les Hanséates furent d’une utilité incontestable, en ce que seuls ils fournissaient des débouchés aux peuples et que seuls ils satisfaisaient à leurs besoins. Le monopole dont ils usaient était l’expression naturelle de la situation… Quand les Hanséates croyaient avoir à se plaindre des peuples parmi lesquels ils étaient établis et qu’ils n’obtenaient pas le redressement de leurs torts, ils renonçaient volontairement à ce monopole : et les peuples, affranchis de leur prétendu joug, suppliaient ces despotes commerciaux de déposer leur rancune et de renouer la chaîne du passé. Il faut donc bien reconnaître que le monopole de la Hanse fut utile et inoffensif : mais nous disons de plus qu’il fut indispensable[171]. »

Les délégués des villes hanséatiques se réunissaient tous les trois ans à Lubeck ou dans une autre ville, pour discuter des intérêts commerciaux de la Hanse, mais sans s’immiscer dans la politique intérieure ou extérieure des villes confédérées.

Le déclin de la Hanse remonte à la découverte des Indes et de l’Amérique, qui déplaça vers le midi et l’ouest le grand mouvement commercial de l’Europe ; puis ce déclin s’accentua de plus en plus avec le progrès général de l’ordre et de la sécurité et avec le développement et la facilité des communications. Au XVIe siècle, beaucoup de villes se détachèrent de la Hanse, surtout à l’ouest, vers la Hollande, et à l’est, vers la Pologne. Au XVIIe siècle, elle ne comprenait plus que les villes libres de Brème, Hambourg et Lubeck, qui ont passé ensuite, avec une autonomie plus ou moins réelle, d’abord dans la Confédération germanique et la Confédération du Nord, puis dans l’empire d’Allemagne.

C’est dans ce vaste mouvement de négoce et d’affaires que les grandes fortunes commerciales font leur apparition. Les palais des nobles marchands florentins, génois et vénitiens sont restés debout, comme des preuves vivantes de ces premières concentrations des capitaux : mais c’est bien plus encore dans les Fugger d’Allemagne que la Renaissance peut nous montrer ses Rothschilds.

La famille des Fugger remonte à un modeste tisserand de Grâhen, près d’Augsbourg, Jean Fugger, qui vivait vers l’an 1350. C’est lui qui commence l’édifice de cette colossale fortune, poursuivi un peu plus tard par Ulrich, par le second des Jacques et surtout par Antoine[172]. Antoine Fugger entretient un vaste commerce avec le Venezuela et les Indes, et telle est sa faveur auprès de Charles-Quint qu’il en obtient la franchise douanière pour les objets d’alimentation qu’il importe en Allemagne. Il prête plusieurs millions à Charles-Quint et à Philippe II ; il a pour tributaires les princes les plus puissants d’Allemagne, auxquels il a prêté sur hypothèque et dont il se fait ensuite céder les domaines à vil prix ; et c’est en son nom — soit comme amodiataire, soit comme concessionnaire définitif — que sont exploitées les plus riches mines de cuivre, d’argent et de mercure de la monarchie espagnole.

Cette fortune colossale ne laisse pas que d’exciter l’envie ; on demande que les lois interviennent pour limiter les capitaux affectés aux entreprises industrielles, et puisque les Fugger sont du côté des catholiques dans les guerres de religion qui commencent à ensanglanter l’Allemagne, Luther dénonce la Fuggerei avec toute l’indignation d’un moderne socialiste[173]. Qu’on veuille bien nous pardonner cette digression, ne fût-ce qu’à raison de certains rapprochements qui nous semblent ici tout naturels. C’était, en dehors des Républiques italiennes, le premier exemple d’une fortune plus que princière amassée dans le commerce : c’était aussi la révélation inattendue d’une forme toute moderne de la richesse et même de la puissance.

D’ailleurs les saines idées qu’Oresme avait émises en France depuis plus d’un siècle, avaient trouvé un écho en Allemagne. Le traité De monetarum potestate et utilitate de Biel, paru en 1488, affirmait les vrais principes ; pour lui, l’empreinte gravée par le prince est une garantie du poids et de la sincérité de la monnaie : donc une altération monétaire est un mensonge. Toutefois, par une anomalie bizarre, Biel reconnaissait encore au souverain le droit de frapper de la monnaie faible, lorsqu’il s’agissait de couvrir des dépenses intéressant la nation comme les frais d’une guerre : en ce cas, en effet, quoi qu’en ait déjà dit Oresme, l’abaissement du titre apparaît à Biel comme un impôt indirect, utile autant que juste, levé sur tout le monde, c’est-à-dire sur les nationaux, car on ne doit pas imposer les étrangers et l’on n’a pas par conséquent le droit de les payer en cette monnaie. Plus judicieux en matière de bimétallisme, Biel demandait entre les deux monnaies d’or et d’argent le même rapport qu’entre les valeurs marchandés des deux métaux : mais Oresme en avait dit autant[174]. On doit aussi à Willibald Perkheimer, humaniste et homme d’Etat de Nuremberg (1470-1530), un traité Priscorum numismatorum ad Numbergensis monetœ valorem facta œstimatio, qui lui assigne un rang parmi les écrivains monétaires.

Il faut citer au même titre le fameux Copernic (1472-1543), auteur du traité De cudendœ monetœ ratione. Le grand astronome polonais le composa à la demande de Sigismond Ier, roi de Pologne, qui était justement préoccupé de l’altération et de la diversité des monnaies répandues en Pologne et en Prusse. Composé en 1526, ce petit travail, de Copernic fut retrouvé seulement en 1815 et imprimé pour la première fois en 1816[175]. L’auteur était prié de donner des conseils au roi : il le fait au point, de vue pratique, en n’abordant les questions de principe que dans la mesure où il le faut pour donner de l’autorité à ses avis. Il faut une monnaie saine et loyale avec un juste rapport de la valeur respective des pièces, d’or et d’argent et avec le moins de diversité dans les pièces. « Les pays qui possèdent une bonne monnaie sont florissants, tandis que ceux qui n’en ont qu’une mauvaise tombent en décadence et périssent[176]… La confusion résulte de la diversité des ateliers monétaires, qui empêche l’égalité de valeur[177] », et deux ateliers suffisent, l’un pour la Pologne, et l’autre pour la Prusse, alors sa vassale. Mais « il n’appartient point aux princes de tirer aucun profit de la monnaie qu’ils frapperont ; et il faudra, lors de démission de la monnaie nouvelle, démonétiser l’ancienne… en l’admettant à s’échanger dans les ateliers de monnayage, dans la juste proportion de la valeur intrinsèque[178] ». Ici on s’attendrait à voir citer la loi d’Oresme : mais non, Copernic ne pense pas à l’émigration de la bonne monnaie et il se préoccupe seulement d’une « confusion qui serait peut-être pire que l’état actuel[179] ». Finalement il réclame un procédé pour que l’exécution des contrats antérieurs à la refonte des monnaies ne lèse pas trop — nimium — l’une des deux parties engagées, et il cite à ce propos, à titre d’exemple, un règlement déjà fait pour ce cas là à Malborg en 1418[180].

On possède également les Gemeine Stymmen von der Müntze, écrites en 1530 par un auteur inconnu, ainsi que les répliques de circonstance qu’elles ont provoquées. Les vrais principes sur la monnaie étaient donc connus du monde savant dès les XIVe et XVe siècle ou le commencement du XVIe, quoique les gouvernements aient persévéré beaucoup plus tard dans les abus, et la France elle-même jusqu’au cours du XVIIIe siècle.

L’exploitation des mines de métaux précieux d’Allemagne traversait alors une période d’activé prospérité. Cette exploitation nous est surtout connue par les ouvrages du Saxon Landmann, dit Georges Agricola (1494-1555), médecin et surtout métallurgiste, fixé à Chemnitzet très versé dans l’industrie minière de son temps[181]. C’était lui qui assurait à l’électeur de Saxe que le dessous de ses États valait mieux que le dessus. Il a laissé douze livres De re metallica, les traités De veteribus et novis metallis, De mensuris et ponderibus Romanorum et Grœcorum, etc.


CHAPITRE IV

LA RÉFORME

Les Réformateurs d’Allemagne apportaient-ils avec eux des doctrines économiques ou au moins des formules sociales qui puissent leur assigner un rang à part parmi les écrivains ou les orateurs de leur siècle[182] ?

Il ne semble point. Luther, Zwingle et Mélanchthon sont les défenseurs de la propriété privée contre le mouvement communiste des paysans. Luther, en particulier, hérite visiblement des doctrines plutôt sévères que la scolastique avait professées sur le juste prix des choses et sur le commerce ; il se déclare partisan des taxes contre les accapareurs et de la fixation officielle des prix ; et s’il lui arrive de viser ouvertement certains cas ou certaines formes de la spéculation, c’est pour les condamner avec l’énergie que les docteurs du moyen âge y auraient apportée s’ils les avaient connus[183].

L’étude de plus en plus répandue du droit romain avait tendu à acclimater dans la doctrine l’idée de l’indifférence morale — et par conséquent de la licéité — de l’intérêt de l’argent ; en même temps, dans la pratique, le développement du commerce, surtout en Italie et en Allemagne, puis la fréquence croissante des emprunts des villes et des princes avaient habitué peu à peu les esprits à trouver de plus en plus naturels et de moins en moins illégitimes, soit un procédé qui rendait ainsi de réels services, soit un phénomène qui se représentait à chaque instant sous les yeux. Or, là encore — je veux dire en matière de prêt d’argent — les réformateurs allemands n’ont ni devancé leur siècle, ni innové[184]. Luther est un adversaire du prêt à intérêt, et il va jusqu’à condamner la rente, au moins dans les cas où elle tend à se transformer en rente-volante[185], bien que dans d’autres endroits, il faut aussi le dire, il se montre tolérant et facile pour les emprunts dont le taux peu élevé n’aurait rien d’usuraire en notre sens moderne de ce dernier mot. En tout cas Mélanchthon, quoiqu’il admette la rente et les titres extrinsèques, demeure volontiers intransigeant sur le principe.

Calvin est plus intéressant et plus neuf. Dans ses Institutions, il introduit la distinction toute nouvelle du crédit à la consommation, qu’il veut gratuit, et du crédit à la production, qu’il accepte de voir intéressé. Dans le texte le plus caractéristique qu’il ait laissé sur cette matière, il distingue compendieusement un nombre assez complexe de cas pour aboutir, en somme, à la même formule que celle que nous venons d’exprimer[186]. C’est la séparation bien marquée entre le prêt charitable d’une part, auquel seul s’appliqueraient le texte de saint Luc, Mutuum date, nil inde sperantes[187], et le texte d’Ezéchiel, Si ad usuram non commodaverit et amplius non acceperit… hic justus est[188], et d’autre part le prêt d’affaires, le prêt de commerce, comme Pothier dira plus tard en termes exprès, prêt où le gain du prêteur est légitimé jusqu’à due concurrence par le gain de l’emprunteur.

Aussi bien à cette époque la loi civile de Genève permettait-elle déjà l’intérêt, bien antérieurement à la loi française[189]. En France, en même temps, le fameux jurisconsulte Dumoulin attaquait ouvertement la prohibition canonique de l’intérêt, par une distinction toute semblable à celle de Calvin et par conséquent tout économique[190].

Dans cet exposé du XVIe siècle nous devons une place à part à Jean Bodin, dont « l’histoire économique — disait M. Baudrillart il y a cinquante ans — n’a pas encore recueilli le nom, mais qui a droit de prendre rang comme un des précurseurs les plus hardis et les plus clairvoyants de la science dès Smith et des Turgot[191] ».

Bodin, quant à nous, nous intéresse à un double titre : par ses vues judicieuses sur la monnaie, et il s’y montre le continuateur intelligent soit d’Oresme, soit des Allemands de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe ; puis par ses idées assez libérales sur le commerce, et là il nous apparaît en une notable avance sur tous ses contemporains et même sur beaucoup de ses successeurs.

Né à Angers en 1530, Jean Bodin fit ses études de droit à Toulouse, où il fut ensuite avocat : puis il se fixa à Paris en 1561. Il y écrivit, en 1566, sa Methodus ad facilem his toriarum cognitionem, où il nous faisait pressentir Montesquieu, mais avec le sens chrétien en plus et les tendances socialistes en moins. En 1568, on le voit assister aux États de Narbonne. Il devient le commensal et le confident d’Henri III. En 1576, l’année même où il publie son grand traité De la République, il se fixe à Laon, pour y être plus tard procureur du roi. Il préside l’Assemblée du Tiers État aux États Généraux de Blois, ouverts à la fin de cette même année 1576, et il meurt de la peste à Laon en 1596.

Huguenot timide dans sa jeunesse, puis momentanément ligueur par situation, Bodin était ce qu’on appelait un « politique », un homme avisé et prudent, conscient des nécessités du moment et des difficultés inévitables d’une période de transition. Son grand ouvrage de la République est tout un traité du gouvernement et de la société, érudit et bourré de citations classiques comme devait-en mettre alors tout écrivain qui se respectait. L’ouvrage, il est vrai, est gâté, au moins par endroits, par des calculs cabalistiques sur les nombres et sur leurs propriétés, quoique dans d’autres œuvres Bodin ait sacrifié encore bien davantage à ce travers d’un grand esprit trop peu affranchi de certains préjugés de son époque. En tout cas, c’est à tort que plusieurs ont voulu ranger Bodin parmi les précurseurs du socialisme[192]. Il n’est point un républicain, et bien moins encore un socialiste ; il considère la famille et la propriété comme des institutions de droit naturel et il les met au dessus des entreprises de l’État, avec l’intention évidente de protester contre l’Utopie de Thomas Morus, alors en grand honneur.

Les pages consacrées à la monnaie sont actuellement pour nous parmi les plus intéressantes.

En 1566, M. de Malestroit, conseiller du roi et maître des comptes « pour le fait des monnoies », avait adressé au roi ses observations sous le nom de Paradoxes[193]. Contrairement à l’opinion reçue alors, il soutenait que rien n’était enchéri en France depuis trois cents ans, et que le sentiment contraire qui avait cours ne venait que de l’amenuisement des monnaies. Ainsi selon lui, si un muid de vin de qualité moyenne, qui avait valu autrefois 4 livres en année commune, en valait 12 de son temps, c’était tout simplement parce que les changements survenus dans l’Intervalle avaient eu pour résultat de ne mettre ni plus ni moins d’or ou d’argent dans les douze livres que dans les quatre[194].

C’est pour réfuter ces assertions que Bodin écrit en 1568 sa Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit touchant renchérissement de toutes choses et la monnaie[195]. Il assigne immédiatement à ce phénomène « quatre ou cinq causes », qui sont les suivantes selon lui : 1° « l’abondance d’or et d’argent » — c’est « la principale et presque seule, dit-il, (que personne jusques ici n’a touchée) » ; 2° les « monopoles » ; 3° la « disette qui est causée, tant par la traite (exportation des marchandises) que par le dégât » ; 4° « le plaisir des rois et grands seigneurs, qui haussent le prix des choses qu’ils aiment » ; 5° « le prix des monnaies, qui est ravalé de son ancienne estimation » — et ici, si Bodin se retrouve d’accord avec Malestroit, ce n’est assurément que dans une bien légère mesure[196].

Nous ne nous arrêterons que sur l’abondance de l’or et de l’argent. Voila donc, bien nettement formulée, la « théorie quantitative » ou Quantitœtstheorie des Allemands. Bodin établit d’abord sa proposition sur l’exemple de renchérissement général qui avait eu lieu à Rome, soit, au dire de Plutarque et de Pline, après la conquête de la Macédoine par Paul Emile, soit aussi, au dire de Suétone, après la bataille d’Aetium et la soumission de l’Égypte. Alors « l’usure diminua, dit Bodin, et le prix des terres fut plus cher de beaucoup qu’il n’était auparavant. Ce n’était donc pas la disette des terres, qui ne peuvent croître, ni diminuer ; ni le monopole, qui, ne peut avoir lieu en tel cas : mais c’était l’abondance d’or et d’argent, qui cause le mépris d’iceluy et la cherté des choses prisées[197]. » Or, poursuit-il, il est certain que les existences de métal précieux ont beaucoup augmenté depuis trois siècles, et il se met à l’établir.

D’où vient donc que l’or et l’argent, si rares cependant aux siècles passés, sont devenus plus abondants en France ? En analysant bien la pensée de Bodin, on voit que la cause, selon lui, est le développement, des exportations, qui lui-même tient au progrès de l’industrie, à la paix extérieure, à l’accroissement de la population et à la richesse naturelle de la France comparée à celle des pays voisins[198].

Ce qui est peut-être plus remarquable, c’est que Bodin signale parmi ces causes de l’afflux d’or et d’argent, non seulement ce que nous appellerions aujourd’hui un excédent favorable de la balance du commerce, mais encore les placements faits en France par les étrangers[199]. Pourtant il y a encore plus d’or et d’argent en Espagne et en Italie, et voilà pourquoi « tout est plus cher en Espagne et en Italie qu’en France, et plus en Espagne qu’en Italie, et même le service et les œuvres de main[200] ».

Enfin, en France, « la traite trop grande qui se fait hors le royaume », c’est-à-dire : l’exportation, opère dans ce même sens d’enchérissement, puisque la marchandise plus rare en est moins offerte d’autant pendant que le métal l’est davantage[201].

Ajoutons que Bodin décrit les principales monnaies de l’Europe ; il critique les altérations monétaires et voit en-elles, à fort juste titre, une continuelle menace à la sûreté des contrats ; enfin, comme le rapport de valeur commerciale de l’or et de l’argent est de son temps de 1 à 12, il conclut que l’on pourrait profiter de la simplicité de cette relation pour frapper des pièces d’or et d’argent d’un poids égal, présentant entre elles un rapport de valeur de 1 à 12. C’est l’idée que la Convention reprit avec la loi du 6 vendémiaire an II, quand elle imagina les francs d’or et les républicaines d’argent, de 10 grammes les uns et les autres, mais avec le rapport de 1 à 15 1/2, déjà inauguré par M. de Galonné. Quant au rapport de là 12, Bodin reconnaît bien qu’il peut changer et qu’il changera dans le sens d’un enchérissement de l’or : ce changement, en tout cas, ne pourra s’opérer que d’une manière insensible[202]. Là dessus Bodin eut raison jusqu’en 1871.

Ce qui manquait encore à cette théorie de la monnaie et des prix, c’étaient les considérations sur les besoins différents que l’on a de l’or et de l’argent : suivant la vitesse de circulation qu’on leur donne et suivant le perfectionnement, du crédit et de ses modes de règlement. Sur le premier de ces deux points, il faut attendre Cantillon[203]. sur le second, Bodin, sans aller aux banques de dépôt et de virement que possédaient Venise, Gènes et Barcelone, aurait pu s’instruire à la « Chambre des quatre paiements » de Lyon, qu’il a contribué à faire regarder comme une banque au sens moderne de ce dernier mot[204].

Les théories de Bodin en matière de circulation et de commerce international ne nous paraissent pas moins intéressantes, ni surtout pas moins neuves. Adversaire de l’esclavage[205], Bodin s’y montre libéral dans une large mesure, et il y avait encore quelque originalité à l’être, après que Montaigne — jugeant d’ailleurs en cela comme Voltaire jugera plus tard — avait écrit que « le proufit de l’un est dommaige de l’aultre et que le marchand ne faite bien ses affaires qu’a la desbauche de la jeunesse, le laboureur a la cherté des bleds[206] ».

À l’intérieur, Bodin — comme les États d’Orléans de 1560 — demande la liberté du travail et du commerce. Convaincu que la coalition des artisans est une cause artificielle de l’élévation des prix, il va jusqu’à proposer la suppression des confréries elles-mêmes[207].

Il tient également pour la liberté des cultures, contre ceux qui « veulent qu’on arrache les vignes pour mettre tout en blé[208] ».

Dans sa Réponse au sieur de Malestroit, il affirme sa croyance à l’utilité du commerce international, « quand ce ne serait que pour communiquer (avec les étrangers) et entretenir une bonne amitié entre eux et nous » ; bien plus, s’élevant ici à de plus hauts horizons, il croit que Dieu en a voulu ainsi et qu’il y a « donné ordre par sa prudence admirable : car il y a, dit Bodin, tellement départi ses grâces qu’il n’y a pays au monde si plantureux qui n’ait faute de beaucoup de choses[209]. » Aussi Bodin veut-il même la liberté d’exportation, par cette haute raison économique que « ce qui entre en lieu de ce qui sort cause le bon marché de ce qui défaillait[210] ». Ne croit-on pas entendre déjà la théorie des débouchés, que J.-B. Say, cependant, ne développera que deux siècles plus tard ? Il est vrai que Bodin réserve la sortie des blés, dont il voudrait punir l’accaparement et pour lesquels il recommande des greniers d’abondance où les stocks seraient renouvelés chaque année[211]. Cependant, s’il veut retenir parfois les céréales, ce n’est point pour en empêcher par principe l’exportation : en effet, il est tellement convaincu de la supériorité agricole de la France qu’il demande, comme moyen d’alléger le poids des impôts une traite foraine sur le « blé, vin, sel, pastel, toiles et drap, et principalement sur le vin, sel et blé, qui sont, trois éléments desquels dépend après Dieu la vie de l’étranger et qui ne peuvent faillir ». De la sorte, ajoute-t-il, on « soulagerait merveilleusement le peuple et enrichirait le royaume[212] ». Peut-être bien cependant dans la République (qui ne fut écrite que huit ans après) le système de Bodin est-il plus franchement mercantiliste, ou protectionniste au sens de Colbert. Là Bodin veut des droits élevés à la sortie des matières premières ; il les veut élevés aussi à l’entrée des produits, jusqu’au point d’être prohibitifs ; il les veut faibles au contraire à l’entrée des matières premières et à la sortie des produits finis[213].

Ce qui achève de nous rendre Bodin précieux, ce sont les détails de statistique et d’histoire qu’il nous donne sur le prix des choses et de la main-d’œuvre : à cet égard il précède même Fromenteau[214], et il le fait avec un véritable goût pour toutes les connaissances de cet ordre[215]. Enfin, ce qui est mieux encore, c’est que, au point de vue moral, Bodin se montre toujours soucieux des intérêts du pauvre monde et désireux d’alléger le fardeau du peuple, surtout par une meilleure et plus égale assiette des impôts.

En Italie, sur les questions monétaires, nous trouvons à citer les noms de Scaruffi et de Davanzati, contemporains de l’auteur de la République[216]. Peut-être, si nous empiétions un peu sur le XVIIe siècle, ajouterions-nous, sur l’économie en général, l’Allemand Besold et l’Italien Botero, Besold (1577-1638), d’abord professeur à l’Université de Tübingen, puis à celle d’Ingolstadt, a sur la productivité du capital de larges vues qui en font un partisan de la licéité du prêt à intérêt[217]. Quant à Botero (1540-1617), nous le retrouverons plus tard à propos de Malthus et du problème de la population[218]. Mais, inquiet de l’accroissement du nombre des habitants d’un pays et convaincu qu’il peut être nécessaire de faire venir des aliments du dehors, il est amené à des idées assez libérales sur le commerce et les échanges. Son traité Della ragione di stato, est une longue suite d’avis sur la conduite d’un prince, avec force exemples tirés de l’antiquité ou de l’histoire contemporaine, et s’il présente un intérêt économique, ce n’est guère qu’à propos des impôts et des emprunts[219].

CHAPITRE V

LES MERCANTILISTES

I

LE MERCANTILISME AVANT COLBERT

Le moyen âge n’avait pas, à proprement parler, un système douanier quel qu’il fût. Les seigneurs féodaux pratiquaient volontiers sur les céréales ce que l’on appelle « la politique de l’approvisionnement », en interdisant ou en taxant l’exportation des grains ; ils établissaient plus volontiers encore des droits fiscaux sur le transit des marchandises ; enfin les corporations des villes, fortes de leurs privilèges municipaux, les exerçaient en écartant autant qu’elles le pouvaient la concurrence des produits du dehors. Mais toutes ces mesures n’appartenaient pas à un système économique homogène et raisonné, et elles ne procédaient, pas du désir de créer ou de diriger des courants industriels, et commerciaux. Venise, cependant, qui était aux XIVe et XVe siècle le principal entrepôt entre l’Orient et l’Occident, pratiquait alors un régime nettement restrictif, avec de véritables « actes de navigation » destinés à réserver à ses nationaux tout le fret d’entrée et de sortie.

Au XVIe siècle, lorsque la facilité croissante des communications fait surgir la question de la liberté du commerce extérieur, c’est le mercantilisme qui tend à dominer d’une manière exclusive, remplacé çà et là, il est vrai, par de simples formules de protection du travail national. D’ailleurs le nom de mercantilisme ne doit être trouvé que par Adam Smith, et le mercantilisme lui-même, s’il existe dans les faits et les procédés, n’existe pas encore dans la doctrine. On disserte peu, mais on agit ; et l’on agit comme si la certitude des axiomes sous-entendus dispensait de les exposer et de les démontrer. Ces axiomes, c’est que l’or et l’argent sont la richesse par excellence ; c’est que le souverain doit s’attacher à en accroître l’existence dans son royaume ; c’est enfin qu’on les y fera affluer par les ventes à l’extérieur et le bas prix de la production à l’intérieur. Au besoin, des lois somptuaires empêcheront l’appauvrissement des nationaux, en même temps que les exportations de métaux précieux seront directement interdites. Suivant les périodes et les hommes, ce sera à l’agriculture, ou au commerce, ou plus habituellement encore à l’industrie manufacturière que l’on s’adressera pour constituer par eux le trésor ou stock métallique national[220]. Les mêmes principes inspireront les gouvernements dans les relations avec les colonies, et c’est de là que naîtra le pacte colonial.

Nous avons vu Bodin, qui est l’expression de la doctrine la plus libérale de son temps. Revenons un peu en arrière et glanons quelques faits.

Les mesures que l’on prenait alors pour développer la richesse ne visaient point le travail à encourager, mais bien tout simplement l’or et l’argent à retenir où à attirer. L’aveu en est fait aussi crûment que possible, par exemple, dans l’édit du 23 novembre 1466, par lequel Louis XI instituait la « fabrique de Lyon[221] ».

Plus d’un siècle plus tard, c’est aussi le seul avantage ou à peu près le seul qu’une brochure anonyme de la fin du XVIe siècle trouve au développement que cette fabrique pourrait prendre[222]. La brochure est peut-être de Laffémas de Humont, qu’Henri IV, en 1600, nomma contrôleur général du commerce : Laffémas, en tout cas, dans son « Règlement général » de 1597, n’hésite pas à dénoncer le commerce international comme la cause de la pauvreté du royaume[223]. Il n’est pas même à dire que Bodin ait été exempt de tort préjugé mercantiliste[224]. En tout cas, l’Anglais William Stafford ou plutôt John Hales, dont Stafford, en 1581, reproduit les idées déjà vieilles d’une génération, professe un mercantilisme certainement assez étroit[225].

D’ailleurs, le mercantilisme fondé, comme d’ordinaire nous le croyons, sur l’axiome que monnaie vaut richesse et que les existences de monnaie dans un pays se constituent ou s’accroissent par les excédents d’exportations, avait en ces temps là une excuse qui plus tard lui a été enlevée. Les impôts rentraient jadis fort mal, le crédit n’était pas encore organisé, et ceux-là même qui possédaient de grands biens trouvaient difficilement de l’argent comptant[226]. Il faut voir comment Botero, dont le livre avait alors une grande autorité, recommande au prince, non pas de thésauriser sans fin[227], mais bien de constituer un trésor avec lequel il puisse soutenir une guerre inopinée sans qu’il soit contraint ou bien de lever des impôts de circonstance, qui rentreraient mal, ou bien d’emprunter à intérêts — car « les intérêts sont la ruine des États » — ou bien enfin d’emprunter sans intérêts, ce que Botero veut encore éviter, quoiqu’il ne juge pas le moyen trop difficile à employer[228]. Aussi, si l’on est mercantiliste, ce n’est pas que la monnaie soit la richesse par excellence : c’est tout simplement parce qu’elle en est la forme la plus facilement réalisable et qu’à cet égard on a bien vite conclu de l’économie privée à l’économie publique, pour étendre à l’État tous ces avantages que la possession de la monnaie procure aux particuliers.

À ce titre l’Italien Antonio Serra, par exemple, répondait bien à la préoccupation des gouvernements, quand il intitulait son livre : Breve trattato delle cause che possono fare abbondare li regni d’oro e d’argento dove non sono miniere[229]. Serra y soutient la supériorité des manufactures sur l’agriculture au point de vue du développement de la richesse nationale, et il oppose à l’exemple de Naples celui de Gênes, de Florence et de Venise, quoique de ces trois villes les deux premières au moins fussent déjà bien déchues.

Cette tendance à préconiser l’industrie aux dépens de l’agriculture est d’ailleurs, suivant la judicieuse remarque de Roscher, un des traits caractéristiques des théories mercantilistes. L’agriculture n’est susceptible que de progrès lents et presque insensibles ; ce n’est pas en quelques années que les impôts levés sur elle auront pu remplir le trésor royal. Les mercantilistes, cherchant à augmenter le commerce extérieur et surtout le commerce d’exportation, espéraient trouver en lui une élasticité plus grande et surtout plus rapide, parce que c’est sur la production industrielle que l’action de l’État devait pouvoir s’exercer ; plus facilement et d’une manière plus efficace. Colbert, un peu plus tard, ne s’écartera pas de cette conception.

Le Traité d’économie politique de Montchrétien de Vatteville révèle un notable progrès, bien que l’auteur ait dû la plus grande partie de sa renommée à l’heureuse fortune qu’il eut d’inventer ce mot d’économie politique, réservé à de si hautes destinées[230].

Antoine Mauchrétien, né en 1575 ou 1576, fils d’un apothicaire de Falaise, débuta dans la littérature avec autant d’ardeur que de succès : il s’y annonça à vingt ans par une tragédie de Sophonisbe, suivie de plusieurs autres, dont une Marie Stuart où se rencontrent de fort belles scènes ; il fit des bergeries et des sonnets ; puis, une fois lancé dans la haute société de Caen, il se fit annoblir pour devenir le Montchrétien de Vatteville que l’on connaît[231]. À la suite d’un duel dans lequel il tua son adversaire, il fut obligé de se réfugier en Angleterre en 1605, jusqu’à ce que les sollicitations de Jacques Ier, roi d’Angleterre, l’eussent fait gracier par Henri IV. Il était parti poète ; il revint homme d’affaires. On le retrouve fabricant de coutellerie et de quincaillerie à Ousonne d’abord, puis à Châtillon-sur-Loire. En 1615, il fait paraître le fameux Traité d’économie politique, qu’il dédie au roi (Louis XIII) et à la reine-mère (Marie de Médicis). Les guerres de religion remplissent la fin de sa carrière déjà si mouvementée. Montchrétien, à peu près certainement catholique jusque là, mais aigri peut-être de ne point voir suivre ses conseils, se jette dans le parti protestant, se bat avec des fortunes diverses à Jargeau, à Sancerre, à Sully et à la Rochelle, organise un soulèvement des huguenots en Normandie, et finalement se fait battre et tuer le 7 octobre 1621, à Tourailles, près de Domfront, par Claude Turgot, capitaine du parti du roi et ancêtre du fameux ministre Turgot.

Le Traité d’économie politique est divisé en quatre livres. Le premier traite des arts économiques, de leur ordre et de leur utilité, du règlement des manufactures et de la distinction des métiers les plus profitables aux communautés. Le deuxième est consacré au commerce intérieur et extérieur — ce qui amène l’auteur à étudier la question de la monnaie. : — Le troisième livre s’occupe de la navigation, des colonies et du commerce avec l’Orient. Enfin, le quatrième, intitulé « de l’exemple et des soins principaux du prince », est rempli par des conseils donnés au prince sur les sujets les plus variés, la piété et la charité, la milice et les finances, les charges et les magistratures, etc. Dans son ensemble, d’ailleurs, le traité n’est qu’un recueil d’avis pratiques : Montchrétien, en effet, n’a ni théorie, ni méthode didactique, et s’il a inventé le nom de l’économie politique, personne ne peut revendiquer pour lui la gloire d’en avoir fondé, ni même d’en avoir entrevu la science. Il doit être placé encore parmi les écrivains mercantilistes[232] ; mais çà et là aussi émergent des idées très saines, fécondes non moins qu’originales, par exemple sur le travail, source de la richesse nationale[233], sur la concurrence, qui est une heureuse émulation portant à bien faire, et sur le progrès industriel et mécanique, qui diminue le travail des hommes et abaisse le prix des choses[234]. C’est pousser cependant l’hyperbole un peu loin, que d’oser dire : « Rien n’y manque, depuis les définitions les plus élémentaires jusqu’à l’exposition des lois les plus vastes[235] ».

Faut-il ranger Sully parmi les précurseurs de l’économie politique ? Il nous répugne de l’y mettre. C’est l’administrateur vigilant et le financier sévère ; mais ses volumineux mémoires — les Économies royales — ne renferment qu’un assez petit nombre d’idées économiques, disséminées dans le long exposé de toutes les mesures qu’il avait prises ou conseillées.

Sully — ou plus exactement Maximilien de Béthune, baron de Rosny — né en 1560, à Rosny, près de Mantes, avait été mis, dès l’âge de douze ans, à la suite du jeune Henri de Bourbon, qui devait être plus tard Henri IV. Il s’attacha dès lors à la fortune d’Henri, sans autre interruption qu’un assez court service auprès du duc d’Alençon, quand celui-ci, en 1581, eut été élu prince des Pays-Bas.

Sully, qui ne suivit pas Henri IV dans son abjuration et dont le caractère froidement calculateur était tout l’opposé de celui du roi, posséda toute sa confiance et cumula auprès de lui les honneurs et les fonctions. Successivement membre du Conseil du Roi en 1595, capitaine des canaux et rivières en 1597, grand-voyer de France et grand-maître de l’artillerie en 1599, surintendant des finances en 1601, surintendant des fortifications et bâtiments du roi en 1602, grand-maître des ports et havres de France en 1606, il fut fait encore duc de Sully.

Au cours de cette longue carrière, il releva l’agriculture et les finances, ruinées par les guerres extérieures et les guerres de religion.

Retiré dans ses terres à la suite de la mort d’Henri IV en 1611, il y fit rédiger les Économies royales par des secrétaires sous sa propre dictée. Une partie de ce vaste travail, n’allant que jusqu’en 1605, fut publiée pour la première fois en 1638 ; l’ensemble ne fut donné qu’en 1665, vingt-quatre ans après la mort de Sully. Par une bizarrerie sans exemple, Sully n’y parle de lui ni à la troisième personne comme César, ni à la première comme il est d’usage : ce sont ses secrétaires qui lui racontent à lui-même sa propre histoire, en entremêlant d’abondantes citations de pièces le narré qu’ils lui font de ses entretiens avec le roi.

Sully se fait remarquer par la prédominance qu’il accorde à l’agriculture, comme si les physiocrates devaient plus tard s’inspirer de lui, et par ses préjugés en faveur des lois somptuaires. Sa maxime favorite était que « labourage et pastourage sont les deux mamelles de la France, les vrayes mines et trésor du Pérou ». Sévère contre tout ce qui ressemblait à la prodigalité, il n’était pas même juste pour l’industrie. « On peut être assuré, disait-il, que si j’avais été cru, je n’aurais toléré ni les carrosses, ni les autres inventions de luxe, qu’à des conditions qui auraient coûté cher à la vanité. » Selon lui, on aurait dû nommer dans chaque juridiction des censeurs ou réformateurs pour dénoncer aux juges « tous pères, enfants de famille et telles autres personnes occupées de porter la dissolution au-delà des bornes de l’honneur et les dépenses superflues au-delà de leurs besoins », avec prise à partie contre les juges négligents et avec mise sous séquestre du tiers des biens des prodigues, en vue de l’acquittement forcé de leurs dettes. Sully aurait voulu également que tout prêt qui eût été considérable par rapport aux facultés de l’emprunteur, fût nul et dépourvu d’action, si les parties n’avaient pas exprimé dans le contrat lui-même la destination que les fonds devaient recevoir.


II

COLBERT

Colbert, « le seul ministre, a dit Blanqui, qui ait eu un système arrêté, complet et conséquent dans toutes ses parties[236] », appartient de plus près à l’économie politique[237]. Né à Reims en 1619, il avait débuté dans les bureaux du secrétaire d’État, Michel Le Tellier, et avait été intendant de Mazarin. En 1662, à la chute de Fouquet, avec lequel le titre de surintendant des finances disparaissait, Colbert fut nommé contrôleur général des finances[238]. Le département de la marine lui fut aussi confié en 1669, et il demeura ainsi aux affaires jusqu’à sa mort, en 1683.

La politique économique de Colbert a été appréciée très diversement, et elle l’a été généralement avec beaucoup de défaveur depuis les physiocrates. Il faut bien dire aussi que les défauts de cette politique ont été notablement exagérés après Colbert et que le souvenir de ces abus postumes n’en a pas moins pesé sur lui.

Cherchons donc à dégager, le plus brièvement possible, les pensées maîtresses auxquelles lui-même obéissait et qu’il a eu la puissance d’imposer à la France, sinon jusqu’à la fin de l’ancien régime, au moins jusqu’au règne passager des « économistes ».

Il est difficile de contester le déclin dans lequel l’industrie française était tombée depuis les guerres de religion. La relever et par elle fournir des ressources au royaume, pour le succès de la politique extérieure de Louis XIV : tel était le but à atteindre ; mais quels moyens fallait-il employer ?

En fait, l’esprit public demandait avant tout des mesures prohibitives contre l’importation des tissus étrangers. On trouve déjà l’écho de ce sentiment dans les vœux des États Généraux de Blois en 1576, dans ceux de l’Assemblée du Châtelet en 1590, et dans ceux de la réunion des Notables à Rouen, en 1596, aussi bien que dans les vœux des Cours souveraines assemblées à Paris en 1648. Partout les importations de l’étranger sont dénoncées comme la cause du mal. Telle était aussi l’ignorance des conditions du commerce international, que Laffémas de Humont, en 1589, s’indignait à la pensée que les produits manufacturés introduits en France représentaient plus que la dépense de l’entretien des armées du roi d’Espagne[239] et que Richelieu lui-même, en 1626, proposait aux Notables de « bannir les changes supposés, dont le gain est si grand », en ajoutant que « en Espagne, Angleterre et Hollande, où le commerce est florissant, les changes sont défendus sous peine de confiscation et de grosses amendes[240] ».

D’autre part, la décadence avait coïncidé avec un relâchement dans l’application des règlements de métiers : de là à penser que ces règlements importaient à la prospérité de l’industrie, il n’y avait qu’un pas, et Colbert, comme ses contemporains, n’eut pas de peine à le franchir[241].

Son idéal fut donc une industrie nationale protégée et réglementée, pour que le peuple fût actif, pour que l’agriculture bénéficiât du voisinage de cette industrie florissante, et que l’une et l’autre, enrichies et prospères, pussent mieux payer les impôts dans une France où l’étranger aurait envoyé son or. Le mercantilisme dont Colbert fat la plus brillante expression et qui allait trouver un partisan convaincu dans le maréchal de Vauban, impliquait ainsi la défense d’exporter des métaux précieux, le développement de l’exploitation des mines d’or et d’argent, les obstacles à l’importation des produits étrangers, la protection du commerce d’exportation au moyen de Compagnies ; de traités et même de guerres de commerce, le devoir de l’État de susciter, de guider et de soutenir les industries qui pouvaient, en exportant leurs produits, attire, dans le pays l’or et l’argent des autres peuples : en un mot, l’émancipation économique de la nation et l’écrasement systématique des États concurrents.

De là les faveurs accordées aux ouvriers étrangers qui seraient venus apporter leur art en France, et de là les sévérités outrées contre les Français qui auraient porté le leur à l’étranger[242].

De là surtout l’élévation des tarifs contre les importations étrangères. Sur ce point cependant, il semble que Colbert n’ait pas été toujours le prohibitionniste étroit que nous voyons en lui à dater des premières difficultés soulevées avec la Hollande. Sans lui attribuer précisément un mémoire de 1651, dont l’origine est douteuse et qui rappellerait à s’y méprendre certaines idées de Bodin[243], il est certain que le tarif de douanes de 1664 est construit dans un esprit beaucoup plus large que celui de 1667.

Colbert ajoute tout un système d’encouragements en faveur de la grande industrie. En dehors des petits fabricants, disséminés un peu partout, organisés en communautés et en corporations dans les Villes, mais jouissant d’une entière liberté dans les campagnes[244], on voit surgir en assez grand nombre des manufactures, soit royales, soit simplement privilégiées. Les manufactures royales (si l’on excepte les Gobelins et la Savonnerie, vraies manufactures d’État ; qui correspondent à nos manufactures nationales de maintenant) étaient des entreprises privées qui avaient obtenu des lettres patentes du roi, dont le personnel, soit ouvrier, soit patron, jouissait de certaines exemptions et qui, en certains cas, obtenaient des dons ou des prêts, soit de la cassette du roi, soit des États de la province[245]. Les manufactures simplement privilégiées jouissaient de monopoles exclusifs : mais Colbert, convaincu que « les nouveaux établissements sont toujours avantageux aux peuples », aimait peu ces privilèges, qui, selon lui, « contraignent toujours le commerce et la liberté publique[246] ». Sa réserve, malheureusement, ne fut pas imitée par ses successeurs.

De plus certaines affirmations de sa correspondance, favorables à la liberté, paraissent se concilier difficilement avec beaucoup de ses actes, lui qui, en 1674, à propos des plaintes des fabricants d’Auxerre, se félicitait de l’émulation et de la concurrence parce qu’il y voyait le bien des ouvriers et du public[247], et qui auparavant déjà avait proclamé que « tout ce qui tend à restreindre la liberté et le nombre des marchands ne peut rien valoir[248] ». S’il en est ainsi, pourquoi donc fit-il remettre en vigueur les anciens règlements de fabrication ? et comment par exemple fit-il rédiger les édits de 1666 et de 1669 sur la fabrication des tissus, ainsi que l’instruction de 1671, en 317 articles, sur la teinture des laines[249] ? Il reste là pour nous comme des énigmes insolubles. Y avait-il donc en Colbert un si grand contraste entre le penseur et le législateur ?

Mais toutes ces mesures n’ont pas peu contribué au mouvement de réaction qui se dessina ensuite contre l’œuvre de Colbert, dans une période où, quoi qu’on fît, l’esprit réglementaire et corporatif ne pouvait aller qu’en s’éteignant[250].

Colbert était-il soutenu au moins par la pensée ; que le travail — le travail de manufacture ou d’atelier, faut-il dire, à la différence du travail agricole — fût un droit domanial et régalien, qu’il appartenait au roi de concéder d’après son bon plaisir[251] ? On l’a dit, on le répète encore, et nous pensons qu’il convient ici de discuter cette tradition[252].

Le Trosne, semble-t-il, contribua plus que personne à l’accréditer, par son livre de l'Administration provinciale et de la réforme de l’impôt, qui, publié en 1779, sortait probablement d’un mémoire antérieurement présenté à un concours de l’Académie de Toulouse[253]. Mais ce qui est plus grave, c’est que Turgot venait de consacrer lui-même cette fausse interprétation par le préambule de l’édit du 6 février 1776, lorsqu’il y avait parlé du temps où quelques personnes… annonçaient que le droit de travailler était un droit royal, que le prince pouvait vendre et que les sujets devaient acheter ». Or, quelles preuves pouvait-on donner ? À en croire Le Trosne (qui fut, du reste, secrétaire de Turgot), « ce fut Henri III qui déclara, en 1583, que le droit de travailler est un droit royal et domanial ». Toutefois un édit semblable de 1583 est inconnu : il est vrai seulement qu’Henri III, en décembre 1581, réunit au domaine, d’une manière définitive, des droits fiscaux qui avaient été perçus jadis par le roi des merciers pour l’exercice de certains commerces. Ainsi « la prétention que Le Trosne réprouve sans l’avoir comprise, se serait réduite à percevoir comme domaniale une redevance dont antérieurement profitait un officier[254] ». Mais cette redevance ne peut pas plus que notre patente moderne prouver le monopole régalien du droit de travailler. À l’encontre encore de Le Trosne[255], on doit donner une explication analogue de l’édit de Charles IX de 1571 (et non de 1577), par lequel le roi, en enlevant aux baillis et sénéchaux le pouvoir d’autoriser la traite des blés, avait revendiqué ce pouvoir comme « royal et domanial », ne pouvant être « communiqué à personne[256] ».

La question, pour le XVIIe siècle, doit être envisagée sous un tout autre aspect. Colbert ne la tenait point pour tranchée en principe ; seulement, de même que la loi moderne sur les brevets d’invention dépossède très réellement le public de son droit d’inventer et d’exploiter ses inventions, ainsi Colbert accordait aux créateurs de manufactures des privilèges qui prévenaient et empêchaient la concurrence.

L’idée d’un monopole régalien du travail ne saurait donc être, invoquée pour Colbert. Il se proposait même beaucoup plus d’acclimater l’industrie, que déplacer les industriels sous le pouvoir de l’État[257]. Lui-même, dans un mémoire au roi, résumait comme suit son système : « Réduire les droits à la sortie sur les denrées et les manufactures du royaume ; diminuer aux entrées les droits sur tout ce qui sert aux fabriques ; repousser par l’élévation des droits les produits des manufactures étrangères[258] ». Puis, en parlant aux négociants lyonnais des béquilles qu’il leur avait prêtées et qu’il comptait leur retirer plus tard, il révélait par ce mot que la question des droits éducateurs ne lui était point inconnue.

Mais ce qui le préoccupait avant tout et ce qui le poussait à développer l’industrie et la richesse, c’était-le souci des impositions à faire rentrer. Le ministre du trésor perçait donc sous ce que nous appellerions aujourd’hui le ministre du commerce, et la prospérité du pays, au lieu de lui apparaître comme un but, ne lui était guère qu’un moyen de servir la politique du grand roi[259].

C’est ici surtout que Colbert se révèle mercantiliste étroit et soupçonneux : pour lui, il n’y a que « l’abondance d’argent dans un État qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance » ; il déplore les « 12 à 18 millions de livres qui sortent tous les ans du royaume, en denrées de son crû nécessaires pour la consommation de l’étranger[260] » ; il veut qu’on l’informe de l’entrée du numéraire lorsque quelque navire en apporte[261] ; et les peines les plus sévères continuent à frapper l’exportation des monnaies, sans que Colbert paraisse suffisamment se souvenir qu’une des plus grandes lois de la circulation internationale de la monnaie, révélée il y avait trois siècles déjà par Oresme, devait se jouer impunément de ses barrières et de ses douaniers.

À cet égard, en effet, on n’était pas sous Louis XIV beaucoup plus avancé qu’aux temps où l’ordonnance d’Orléans de 1561, élaborée par le chancelier de L’Hôpital, avait défendu, sauf pour les annales, de transporter de l’or et de l’argent hors du royaume, sous peine d’une amende quatre fois égale à la somme exportée.

Le plus grand mérite de Colbert ne fut donc pas, ici, d’apporter des idées nouvelles et d’autres principes, mais bien plutôt de savoir réaliser avec beaucoup d’intelligence et d’énergie un programme dont Henri IV déjà avait esquissé les grandes lignes dans son édit de 1603[262].

Comme mesures pratiques au point de vue du commerce, Colbert avait projeté là suppression des traites (ou douanes) intérieures : s’il ne put faire aboutir ce projet, il les simplifia tout au moins par l’abaissement des tarifs et par le groupement des provinces des cinq grosses fermes, non sans accepter toutefois, par une anomalie que nous ne comprenons guère, le système des pays à l’instar de l’étranger effectif et la distinction ; entre les frontières économiques de la France et ses frontières politiques[263]. Le commerce était également ; facilité par l’ouverture des voies de communication. L’entreprise du grand canal de Languedoc, œuvre immortelle de Biquet, la création de la poste aux chevaux, l’amélioration ou la construction d’un certain nombre de routes, la tentative de l’unification des poids et mesures, enfin le projet du canal de Bourgogne attestent l’active sollicitude que Colbert déployait dans cette partie de son programme d’administration. C’est la brillante période du siècle de Louis XIV et elle l’est surtout par Colbert.

La misère cependant était intense. Si les plaintes les plus retentissantes qui nous sont parvenues, celles de Vauban et de Boisguilbert, sont postérieures d’une quinzaine d’années à la mort du grand ministre[264], il n’en est pas moins vrai que cette misère datait de bien plus loin. Boisguilbert remonte à 1660 lorsqu’il calcule depuis quand les revenus annuels de la France avaient diminué de cinq à six cent millions de livres, et lorsqu’il expose que certains fonds ne sont pas au quart de leur valeur d’autrefois. Le déclin de l’agriculture, dit Boisguilbert, pesait lourdement sur l’industrie, car les personnes « qui avaient mille livres de rentes en fonds, n’en ayant plus que cinq cents, n’emploient plus ; des ouvriers que pour la moitié de ce qu’ils faisaient autrefois, lesquels en usent de même a leur tour à l’égard de ceux desquels ils se procureraient leurs besoins[265] ».

Mais le colbertisme ne songeait guère à l’agriculture. Les injustices du système fiscal, les vexations et l’arbitraire de la taille la ruinaient. C’était une période de concentration de la propriété foncière ; et au fur et à mesure que de petits domaines étaient absorbés par la grande propriété, les nouveaux acquéreurs obtenaient des exemptions ou des allégements de taille, qui alourdissaient encore le fardeau sur les épaules des paysans, bien que la taille dans son ensemble eût subi des réductions entre l’avènement de Louis XIV et la mort de Colbert[266]. Tels sont les faits qui suscitèrent un peu plus tard les travaux de Boisguilbert et de Vauban[267].

Au début cependant le système de Colbert avait contribué sans aucun doute à développer notre industrie : mais il avait été aussi une des causes déterminantes de la guerre de Hollande (1672-1678), qui présageait déjà le déclin du grand règne et dont les malheurs contribuèrent à contrarier sensiblement lès-résultats que Colbert s’était proposés. Colbert aussi avouons-le, versait dans ce que nous appellerions aujourd’hui l’étatisme ; l’intervention trop minutieuse et trop étouffante de l’État menaçait de décourager les initiatives particulières. Ce n’était là, du reste, qu’un des traits du régime, sous un pouvoir de plus en plus absolu et centralisé. Les initiatives charitables elles-mêmes ne trouvaient pas grâce devant ce système, pendant que les vieilles fondations de la naïve générosité des siècles chrétiens étaient absorbées dans les « Hôpitaux généraux ». La théorie que le prince est chargé d’assurer la prospérité économique de son peuple par son active intervention en toutes choses, arrivait au terme de sa carrière, c’est-à-dire de ses abus.

De son côté, le commerce avec les continents éloignés était l’objet de privilèges de plus en plus centralisés.

De bonne heure, en effet, on avait senti la nécessité de grouper les efforts pour le commerce et la découverte économique des pays nouveaux, et de protéger les négociants contre d’inutiles concurrences. Les navigations étaient alors dangereuses et fort longues, et de plus une action commune et suivie n’était pas moins nécessaire que maintenant. De là les concessions de privilèges et l’organisation des Compagnies coloniales, écloses simultanément en France, en Angleterre et en Hollande sous la poussée des mêmes besoins.

En France, les deux plus anciennes avaient été celle du Canada et de l’Acadie, fondée en 1590, puis celle de Sumatra, Java et les Molluques, créée en 1600. Un essai de vaste monopole, tenté en 1604, avec une Compagnie des Indes orientales, n’aboutit pas, faute d’expérience et de ressources. Richelieu revint donc aux privilèges multiples, limités à des régions assez peu étendues. La durée en était comprise entre quinze et vingt ans. Les concessions de ce genre furent particulièrement nombreuses entre 1626 et 1642.

Colbert retourna à la centralisation en créant, en 1664, la Compagnie des Indes Orientales et celle des Indes Occidentales, investies de droits politiques tels que les haute, moyenne et basse justices et le droit de paix ou de guerre avec les tribus indigènes. De nombreux avantages étaient promis aux émigrants et aux participants ; les droits d’entrée et de sortie sur les marchandises étaient abaissés ; des avances de fonds étaient faites, sans intérêts et avec dispense de remboursement en cas de perte. Toutefois la Compagnie des Indes Occidentales, qui avait fait de mauvaises affaires, fut dissoute en 1674, et l’on revint au système de la multiplicité des concessions.

L’Angleterre, sous le règne d’Elisabeth, avait vu naître plusieurs Compagnies privilégiées. Celle des Indes, plusieurs fois remaniée et fusionnée avec d’autres, remontait à l’an 1600. L’État mit de plus en plus la main sur elle, à mesure que ses attributions politiques se développaient davantage. Finalement, en 1834, elle céda à la couronne ses pouvoirs et tout son actif, moyennant quarante annuités, égales aux derniers dividendes, que le Trésor devait lui servir, et en conservant l’administration de l’Inde sous la surveillance du bureau de contrôle institué par Pitt en 1798. Elle fut définitivement supprimée en 1858, après la grande révolte des Cipayes.

En Hollande, la Compagnie des Indes Orientales se constitua en 1602, par la fusion de plusieurs sociétés similaires antérieures. Elle fut investie, non seulement de monopoles commerciaux, mais aussi de droits politiques exercés au nom des États Généraux de Hollande, qui, du reste, lui nommaient ses directeurs. L’Europe était en quelque sorte tributaire de cette Compagnie pour le commerce des épices, et l’on sait que pour maintenir le prix élevé des denrées sans se grever de trop de frais de transport, elle détruisait elle-même l’excédent des récoltes trop, abondantes. Bien administrée dans le cours du XVIIe siècle, elle fut assez mal conduite au siècle suivant, et elle liquida en 1795, avec un passif écrasant dont l’État se chargea.

Notons en passant que ces diverses sociétés avaient inauguré et commencé à acclimater quelque peu les valeurs mobilières, grâce aux parts ou actions, par grosses coupures, avec lesquelles elles avaient appelé les capitaux.


III

LES THÉORIES MERCANTILISTES EN ANGLETERRE

Le mercantilisme étroit qui régnait en Europe dominait également en Angleterre. Ce furent les Anglais, notamment, qui inventèrent — et ils le pouvaient mieux que personne, à cause de la configuration géographique de leur pays — le procédé connu sous le nom de « balance des contrats », balance of bargains.

Ce singulier procédé consistait à obliger les navires exportateurs de marchandises à rapporter en monnaie une partie du prix de vente des marchandises exportées, et à obliger inversement les navires importateurs à remporter en marchandises tout l’équivalent de leurs importations. Dès 1381, des officiers de monnaie, venant témoigner devant les Lords, se prononcent pour l’emploi de ces mesures[268]. Des fonctionnaires spéciaux surveillaient l’observation de ces règles, qui florissaient encore aux xvie et xviie siècles. Toutefois l’usage croissant des lettres de change devait tendre à les éluder, non moins qu’à les faire trouver de plus en plus gênantes et vexatoires[269].

Le système de la balance des contrats avait soulevé en effet, dès longtemps, de nombreuses plaintes dans le monde du commerce. Nous en avons la preuve dans le Mémoire d’un commerçant français établi en Angleterre sous le règne d’Elisabeth et dans la publication du mémoire de Laffémas, Système de la balance du commerce en remplacement de celle des contrats, comme on doit permettre la liberté du transport de l’or du royaume et par quels moyens conserver le nôtre (1602).

Le système proprement dit de la « balance du commerce » est postérieur à celui de la balance des contrats. Il doit y avoir mieux que la violence, pour faire entrer la monnaie : car celle-ci peut se jouer facilement des prohibitions et des contrôles, surtout dans les pays de continent où les frontières presque entièrement terrestres sont d’une surveillance plus difficile. Aussi semble-t-il ensuite que le meilleur moyen de faire affluer la monnaie, ce soit d’assurer une balance favorable du commerce par un excédent des exportations. Cette nouvelle formule est d’ailleurs beaucoup plus libérale que toutes celles qui défendaient directement la sortie du numéraire, puisque, sans professer une aversion systématique contre le commerce international, elle se borne à lui demander d’orienter son courant dans un certain sens plutôt que dans un certain autre.

Le principal théoricien du mercantilisme sous cette dernière forme est l’Anglais Thomas Mun, négociant qui avait fait le commerce avec les pays étrangers, et particulièrement avec la Toscane, et qui, sous forme de conseils à son fils, écrivit, probablement entre 1641 et 1651, son traité England’s treasure by forraign trade — or the ballance of our forraign trade is the rule of our treasure[270]. L’ouvrage ne fut imprimé qu’en 1664 après la mort de l’auteur[271].

Mun critique très judicieusement certains procédés, alors en faveur, que le mercantilisme ou plutôt le bullionnisme avait inspirés, et ces critiques nous sont d’autant plus précieuses qu’elles nous éclairent sur les faits. Ainsi, d’après lui, nous ne devons pas croire que nous nous enrichissions quand nous altérons notre monnaie pour la faire moins lourde ou moins pure[272] ; ou quand nous autorisons les monnaies étrangères à circuler chez nous à un cours légal qui dépasse celui de nos monnaies indigènes, eu égard aux quantités de métal fin renfermées dans les unes et les autres[273] ; ou quand nous pratiquons le système de la balance des contrats et que, ainsi, par le statute of employments nous exigeons, soit qu’une exportation de marchandises provoque un retour partiel de monnaie, soit qu’une importation de marchandises provoque exclusivement une exportation de marchandises[274] ; ou, enfin, quand nous interdisons la sous-évaluation (underevaluation) de notre monnaie dans le règlement du change tiré[275]. Ici Mun proteste très intelligemment contre les taxations du cours du change. Que prouve une hausse du change, dit-il, sinon un excès de nos dettes envers l’étranger sur nos créances contre lui ? Et alors, dans cette situation qui tend à provoquer une sortie, soit de marchandises, soit de monnaie, que peut la fixation légale d’un cours du change, si elle ne répond pas exactement à ce degré plus ou moins grand dans lequel l’équilibre a été déjà rompu ? Tout ce chapitre de Mun est d’une exactitude et d’une clarté qui frappent vivement l’esprit : mettez « balance internationale des comptes » là où Mun a écrit « balance du commerce », et tout en peut être conservé pour être relu avec fruit. Encore faut-il ajouter, à l’avantage de Thomas Mun, que de son temps les créances internationales n’avaient guère d’autres causes que les entrées et sorties de marchandises, puisque les placements à l’étranger étaient alors de si peu d’importance. Mun triomphe donc sans peine du Hollandais Gérard Malynes, qui avait écrit, paraît-il, plusieurs volumes pour expliquer que la sous-évaluation de la monnaie nationale est une cause directe de l’appauvrissement du pays et que, là contre, le remède consiste tout simplement dans la fixation légale du change au pair[276]. Il y a aussi des marchands, dit Mun, c’est-à-dire des banquiers cambistes, qui ne font qu’acheter et vendre des traites, et envoyer et recevoir des espèces : mais ces mouvements de fonds ne sont que le correctif des excédents ou des déficits de la balance du commerce et ils ne doivent pas en être détachés[277].

C’est à la balance seule du commerce qu’il faut s’en prendre. Aussi est-ce bien à tort, suivant Mun, que la balance des contrats a combattu cette loi naturelle du commerce, qui veut que le retour des exportations se fasse, au mieux des intérêts du marchand, soit en monnaie, soit en marchandises, soit en lettres de change[278]. De tel ou tel pays, en effet, on n’a pas nécessairement un retour en marchandises, et souvent ce sont celles d’une tierce puissance qui, avec un transport momentané d’espèces ou avec lettres de change prises et cédées, fournissent le chargement que l’on ramène. À plus forte raison ne peut-on pas résoudre que toute sortie de monnaie soit un appauvrissement du pays : son enrichissement peut aussi en résulter[279]. Mais j’avoue que cette partie du livre étonne un peu, tellement elle renverse les idées communément reçues sur le mercantilisme. Comment donc un pays s’enrichirait-il à exporter de la monnaie ? C’est que l’enrichissement du pays, suivant Mun, ne saurait avoir d’autre cause que l’excédent de la valeur des marchandises nationales exportées sur la valeur des marchandises étrangères importées et consommées par nous ; or, rigoureusement parlant, une sortie de numéraire n’empêche aucunement que cet excédent n’existe dans la réalité des faits : car la monnaie qui sort peut fort bien servir à des échanges entre tierces puissances, échanges dans lesquels une part certaine de profits sera pour les navires anglais qui les auront faits. Si l’on a de la monnaie, il faut précisément la faire fructifier : et le commerce, soit entre l’Angleterre et l’étranger, soit entre puissances étrangères, est un de ces moyens. Quand on a les marchandises, on trouve toujours l’argent : il n’est pas toujours aussi facile, quand on a l’argent, de trouver les marchandises. Toute cette discussion de Mun est aussi vive que neuve. Enfin il faut distinguer, dans un pays, trois ordres d’intérêts qui ne sont pas toujours convergents : ceux de l’État, c’est-à-dire de la nation (Commonwealth) ; ceux des marchands ; ceux du roi, c’est-à-dire du fisc levant des impôts : ce dernier ne perdra jamais à un développement quelconque des affaires, puisqu’il frappe de taxes toutes les opérations qui s’accomplissent. Mais ce n’est pas l’intérêt du fisc qui doit passer le premier.

Mun ne se flatte point qu’on puisse connaître exactement les valeurs des marchandises entrées et sorties. Ce qui est le plus important, c’est de savoir lire les chiffres que l’on connaît. Distinguons suivant que le commerce se fait par navires anglais ou par navires étrangers. Dans, le premier cas, il faut ajouter 25 % environ aux exportations et déduire 25 % des importations : car ces 25 % représentent la moyenne des frets, et ces frets sont acquis à l’Angleterre, quoique la douane anglaise ait omis, soit de les ajouter à la créance pour vente de marchandises, soit de les déduire de la dette pour achats. Dans le second cas, c’est-à-dire avec transport sous pavillon étranger, toute correction est inutile puisque l’étranger est bien créancier ou débiteur de tout ce que la douane constate, mais de cela seulement[280].

Nous devons citer, dans le même courant d’idées, sir William Temple[281], Charles Davenant[282], Raleigh, Fortrey, Manley et Wood. Tout le monde, du reste, n’y apportait pas un esprit aussi large que Mun ; et Hume, dans son Essai sur la balance du commerce, signale « l’alarme générale qui s’empara de l’Angleterre lorsqu’on vit dans les écrits de M. Gee une espèce de démonstration appuyée sur les détails les plus circonstanciés pour prouver que la balance du commerce était tellement désavantageuse que la nation devait être entièrement épuisée d’or et d’argent dans l’espace de cinq ou six ans[283]. »

Davenant, que nous venons de nommer, a un autre titre au souvenir. C’est lui qui a le plus contribué à attirer l’attention sur la fameuse loi de King. Gregory King, né en 1628, héraut du duché de Lancastre à la fin du XVIIe siècle et finalement secrétaire de la commission de comptabilité publique, s’adonnait à la statistique au temps où elle n’existait pas encore. Il observa les fluctuations du prix des blés et il conclut que sur un marché fermé, comme celui de l’Angleterre, des déficits de récolte de 1, 2, 3, 4 et 5 dixièmes amenaient dans le prix des hausses respectives de 3, 8, 16, 28 et 45 dixièmes[284].

Sir Josiah Child formulait au même moment, de la façon la plus claire, la théorie mercantiliste comme on la comprenait avec la balance du commerce. « L’opinion la plus universellement reçue, dit-il, sur la balance du commerce en général, et qui n’est pas mal fondée, est qu’il faut la chercher par un examen exact et scrupuleux de la proportion qu’il y a entre la valeur de la masse des denrées et marchandises qui sont exportées du royaume, et la valeur de la masse de celles qui y sont importées : et si l’exportation excède l’importation, on en conclut que la nation gagne par son commerce en général ; car on suppose que l’excédent entre en argent, et que c’est autant d’ajouté au trésor général de l’État, l’or et l’argent étant regardés comme le signe et la mesure des richesses… J’avoue que cette notion de la balance du commerce renferme beaucoup de vérités. On a une grande obligation à celui qui l’a imaginée le premier[285]. » Mais, demande Child, comment faire cette comparaison ? Par la statistique douanière ? Elle existe à peine et fourmille d’erreurs. Par l’état favorable ou défavorable du change ? Trop de causes diverses le modifient. Et Child, après cette discussion, conclut naïvement que « la meilleure façon de juger de la balance du commerce est d’après l’augmentation ou la diminution de notre navigation ou du nombre de nos vaisseaux marchands en général[286] ». En tout cas et c’est le moindre mal qu’on en puisse dire, ce procédé, outre qu’il serait trop spécial à l’Angleterre, a bien le défaut d’être illogique, puisqu’il ne fait de distinction ni entre le fret d’entrée et le fret de sortie, ni entre le plus ou moins de valeur et de volume des marchandises.

Ce qu’on a le plus retenu de lui, c’est qu’il voit une cause d’enrichissement dans le faible taux de l’intérêt et qu’il explique de cette façon la prospérité de la Hollande ; mais il a le tort de croire que ce taux, au lieu d’être la résultante naturelle des circonstances économiques, puisse et doive être décrété par la loi. Ce sont ces considérations sur l’intérêt qui lui ont valu l’honneur d’avoir ses Brief observations concerning trade and the interest on money (1669) traduites plus tard en français par Gournay[287]. On trouve déjà chez Culpeper[288], en 1621, les mêmes idées sur l’utilité d’une baisse de l’intérêt : par là, en effet, beaucoup d’entreprises deviendraient possibles et le prix des terres monterait avec la baisse du taux de capitalisation, si bien que les capitalistes auraient dès lors plus d’avantages à améliorer les leurs qu’à en acquérir de nouvelles. Or, cette baisse du taux de l’intérêt, une loi pourrait l’édicter : du moins Culpeper l’affirme sans aucune hésitation[289].

Ce n’est point cependant que des doutes ne fussent venus parfois sur l’exactitude intrinsèque de la formule qui servait de base à tout le système mercantile. Montchrétien l’avait dit déjà : « Ce n’est point l’abondance d’or et d’argent, la quantité de perles et de diamants qui font les États riches et opulents, c’est l’accommodement des choses nécessaires à la vie et propres à la vie[290]. » Mais les soupçons que l’on pouvait avoir d’une autre politique, étaient fort loin de s’imposer encore à l’opinion.

C’était l’époque où l’Angleterre fondait sa puissance maritime et commerciale sur le prohibitionnisme étroit et sévère dans lequel elle se renfermait. Elle avait eu déjà, depuis 1382, un acte de navigation, maintes fois remanié aux XVe et XVIe siècles : celui qu’elle doit à Cromwell et à Charles II et qu’elle garda sans modifications appréciables pendant un siècle et demi, demande une attention spéciale, soit à cause de ses résultats économiques, soit à cause des jugements dont il a été l’objet.

En 1650, le long Parlement qui avait renversé Charles Ier, défendait aux navires étrangers le commerce avec les colonies anglaises. Cette mesure était plutôt politique, dirigée contre les îles à sucre, qui avaient soutenu la cause du roi. Un second acte, de 1651, qui défendait aux navires étrangers même le commerce avec l’Angleterre, s’inspirait encore de dispositions politiques analogues, quoique celles-ci soient diversement interprétées par les historiens.

Enfin l’acte de navigation, reçut sa forme dernière, en 1660, dans un esprit bien marqué d’hostilité contre la Hollande. À cette époque, en effet, c’était la Hollande qui détenait à peu près tout le commerce maritime ; et Colbert, par exemple, écrivait à M. de Pompone, ambassadeur de France auprès des Pays-Bas : « Le commerce par mer de tout le monde se fait avec 20.000 navires environ… Les Hollandais en ont de ce nombre 15.000 à 16.000, et les Français, peut-être 500 ou 600 au plus. »

Or, l’acte de navigation de 1660 ne se contentait pas de réserver aux navires anglais le cabotage, l’intercourse coloniale et la navigation entre l’Angleterre et les colonies — ce qui n’eût été que l’application des usages généraux de ces temps là : — mais, en outre, pour les relations entre l’Angleterre et l’Europe, il dressait une liste de dix-huit marchandises dites « énumérées », en ayant soin de les prendre parmi celles dont le fret était le plus avantageux ; il en prohibait l’importation par tiers pavillon et il n’en admettait même l’importation sous le « pavillon de la puissance » qu’avec, une surtaxe, qui était le double du tarif fixé par le bill des droits de 1652.

Tout le commerce se trouvait ainsi réservé, en fait, aux navires anglais. Étaient seulement considérés comme anglais les navires qui appartenaient en totalité à des Anglais et dont le capitaine et les trois quarts de l’équipage étaient Anglais. Plus tard on exigea de plus que le navire eût été construit en Angleterre. Les contraventions étaient punies sévèrement, entre autres moyens par la confiscation du navire et de la cargaison.

Contre les pays hors d’Europe, les mesures étaient encore plus rigoureuses, puisqu’avec eux toutes les marchandises étaient visées (et non plus seulement les « articles énumérés » de 1660) et puisque, avec eux, le « pavillon de la puissance » n’était pas même admis. À cet égard la Turquie et la Moscovie étaient classées comme pays hors d’Europe. Toutefois, comme les pays extra-européens ne possédaient pas alors de marine, cette dernière partie de l’acte de navigation n’avait pas une portée pratique sérieuse.

Les États-Unis, après la guerre de l’Indépendance et le traité de Versailles, auraient vu les ports d’Angleterre fermés à leurs navires, si l’Angleterre ne leur avait pas alors accordé de les traiter comme pays d’Europe, soumis seulement à la surtaxe du pavillon de la puissance. La guerre qu’ils eurent ensuite avec l’Angleterre, et qui se termina en 1815, fut suivie d’un traité de navigation sur la base de la réciprocité des conventions. D’autres traités intervinrent avec d’autres États ; la politique libérale d’Huskisson encourageait ce mouvement, et les derniers restes de l’acte de navigation disparurent en 1849.

L’acte de navigation a obtenu la haute approbation d’Adam Smith[291], et dans des termes tout à fait équivalents à ceux que Child avait employés[292]. Ce qui ne pourrait être nié, c’est qu’il contribua puissamment au développement de la marine anglaise et qu’il ruina la marine hollandaise avec d’autant plus de facilité que la Hollande, jusque là, avait transporté beaucoup plus qu’elle n’avait fabriqué. Mais tous ces heureux résultats n’allaient point sans des mesures de représailles que la politique anglaise inspirait forcément aux autres États.

En tout cas l’historien, s’il est impartial, est bien obligé de constater que l’Angleterre, avant de présenter au monde le libre-échange comme un axiome d’une application universelle, avait fondé tout d’abord sa puissance industrielle et commerciale sur le protectionnisme le plus intransigeant et le plus étroit.

IV

VAUBAN ET BOISGUILBERT

En France, des calamités de tout genre marquaient la fin du règne de Louis XIV, où la détresse des campagnes, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, avait surtout sa cause dans un déplorable système de fiscalité. Cette situation dirigea du côté des questions économiques l’attention de deux hommes, Vauban et Boisguilbert[293], en qui l’on se plaît souvent à voir les prédécesseurs immédiats des physiocrates. C’est faux, à coup sûr, de Vauban ; c’est même fort exagéré en ce qui concerne Boisguilbert.

Vauban[294] sortait d’une famille très pauvre de la petite noblesse de province. Il fait ses premières armes dans les troupes de Condé guerroyant contre le gouvernement du roi : puis il prend part à toutes les guerres du règne, parcourt la France en tout sens, et construit ou transforme cent cinquante places fortes. Promu maréchal en 1703, il se retire en 1706 et ne tarde pas à mourir, dans le chagrin que lui cause la disgrâce qu’il s’est attirée par sa Dîme royale[295].

C’est surtout ce petit volume qui a fait une place à Vauban parmi les auteurs économiques[296]. Au milieu de ses courses continuelles à travers la France, Vauban avait été frappé de la misère générale du royaume. Il voudrait que le roi y remédiât par une meilleure répartition des impôts. L’impôt, selon lui, devrait être proportionnel aux revenus, sans privilège ni exemption ; il devrait être perçu en nature, afin que la charge que les contribuables en supportent, variât en exacte relation avec les quantités et les prix des récoltes ; enfin, pour que la perception en fût plus simplifiée il devrait être unique, autant que possible.

Vauban, passant à l’application de la théorie, n’en conclut pas moins à quatre « fonds » ou branches d’impôts. Le premier, qui est le principal, consiste en une dîme en nature sur le produit, brut des biens-fonds ; cette dîme ne prendrait ordinairement que le quinzième de ce produit, sauf nécessité absolue, et elle ne pourrait jamais dépasser le dixième. Sa proportionnalité, comparée à l’arbitraire de la taille, aurait l’avantage de ne pas décourager le cultivateur des améliorations à effectuer dans son domaine[297]. Le second fonds comprendrait une dîme sur le revenu des maisons, des moulins, des rentes, gages et pensions, et des bénéfices industriels évalués par des sortes de Chambres de commerce. Le troisième fonds se composerait de là gabelle ou taxe sur le sel, mais sensiblement réduite de son taux d’alors. Enfin le quatrième fonds, dit « revenus fixes », renfermerait les domaines, parties casuelles, francs-fiefs, amendes, douanes aux frontières et impôts volontaires (ces derniers seraient des taxes de consommation sur les objets d’usage facultatif ou objets de luxe, tels que tabac, thé, café, etc.).

La Dîme royale fut composée en 1698-1699 et probablement communiquée au roi en manuscrit. Elle ne fut imprimée qu’à la fin de 1706, quelques semaines avant la mort du maréchal, et la condamnation que le Conseil du roi porta contre le livre, hâta sans doute la fin du maréchal.

Vauban se recommande par son talent d’observation et par sa touchante sollicitude pour les pauvres. L’histoire nous l’a dépeint comme extrêmement ménager de la vie de ses hommes ; et l’écrivain, chez lui, ne le cède en rien au capitaine.

Mais Vauban ne s’élève pas encore au dessus des conceptions économiques de ses contemporains : il regarde le pays « comme une forteresse dont le roi doit assurer la subsistance » ; persuadé, comme tous ses contemporains, que la France récoltait normalement du blé pour deux ans au moins, il recommande les greniers d’abondance qui doivent parer aux disettes ; et si ami qu’il soit de la liberté du commerce à l’intérieur, il est purement mercantiliste pour le commerce extérieur. « Le commerce, dit-il, qui nous peut apporter du nouvel argent, ne saurait être recherché avec trop de soin. Le commerce étranger ne peut être permis que pour les marchandises nécessaires à la vie, à l’habit, à de certaines médecines, et à de certaines fabriques, dont les matériaux ne se trouvent pas chez nous. Il doit être défendu, quand, pour des marchandises qui ne regardent que le luxe et les modes, il sort plus d’argent du royaume qu’il y en apporte ; mais celui qui nous peut apporter du nouvel argent ne saurait être recherché avec trop de soin[298]. »

Comment se fait-il donc que Vauban ait été pris pour un initiateur de l’économie politique libérale et pour le précurseur des physiocrates[299] ?

Faut-il expliquer ce jugement par la sollicitude aussi vive que sincère que Vauban témoignait pour les classes inférieures et surtout pour les paysans[300] ?

Mais là n’est point le critérium : et maint passage de la correspondance de Colbert, si dur cependant pour la mendicité fainéante comme aussi pour toute contravention à son système, atteste un égal intérêt pour la cause des travailleurs honnêtes et dociles.

Faut-il davantage expliquer l’erreur traditionnelle sur Vauban par une méprise sur une définition mal lue de la richesse, définition où Vauban faisait consister celle-ci dans « l’abondance des denrées dont l’usage est si nécessaire au soutien de la vie des hommes, qui ne sauraient s’en passer[301] » ? Mais l’erreur, ici, ne serait pas moins grande : non seulement, en effet, Vauban, dans la ligne suivante, nous montrera les étrangers « obligés de venir chercher leurs besoins vers la France, en échange de leur or et de leur argent » ; mais encore le sens général du morceau nous contraint de rattacher tout entière cette théorie de la richesse agricole à la théorie de la population et à la certitude où est Vauban que « la grandeur des rois se mesure par le nombre de leurs sujets[302] ».

Bref, soit que l’on juge isolément la Dîme royale dans sa partie économique, soit qu’on la rapproche des nombreuses Oisivetés entre lesquelles elle se place dans l’ordre des temps[303], le mercantilisme de Vauban n’en éclate pas avec moins d’évidence. Vauban qui veut protéger les manufactures capables d’étouffer pacifiquement la concurrence des Hollandais sur le marché international ; Vauban qui veut faire anoblir les négociants enrichis à 200.000 écus et les inventeurs d’une mine d’or ou d’argent ; Vauban qui blâme la révocation de l’édit de Nantes, parce qu’elle a fait porter à l’étranger « 30 millions de l’argent le plus comptant » et fait perdre « nos arts et nos manufactures particuliers, la plupart inconnus aux étrangers, qui attiraient en France un argent très considérable de toutes les contrées de l’Europe » ; Vauban qui recommande l’essai du caféier dans le Midi et l’élevage des abeilles, mais qui blâme l’achat des épices et le commerce avec les Indes orientales, parce qu’il s’agit d’empêcher l’argent de sortir ; Vauban enfin, qui explique la puissance des Anglais par ce fait qu’ils « se sont rendus les maîtres et dispensateurs de l’argent le plus comptant de l’Europe, dont la meilleure partie demeure bien sûrement entre leurs mains» : certes, voilà un Vauban que Colbert n’aurait en rien contredit. Et pour Vauban, comme pour Colbert, le but de cette politique, purement nationale, c’est l’émancipation même de la France, pour que la France n’ait plus besoin de personne au monde.

Ceux qui prétendent que l’idée d’une patrie et d’une nation françaises est née à la chute seulement de l’ancien régime, n’ont jamais lu une ligne de tous ces écrivains, en qui le culte de la France prenait une forme si crûment exclusive et si éloignée de notre humanitarisme contemporain. Le colbertisme, à coup sûr, avait le culte de la patrie : ce serait à l’économie politique libérale de maintenant que l’on pourrait bien davantage reprocher de ne l’avoir ni entretenu, ni conservé, avec ses théories, parfois exagérées, sur les insignifiances ou les impossibilités des émigrations de populations et de capitaux.

Ainsi s’explique d’autre part que Vauban — comme aussi Colbert — demande la liberté du commerce intérieur et la construction des voies de communication. S’il veut l’unification des poids et mesures et la suppression des frontières provinciales, c’est parce que « la vraie politique conspire toujours à conserver une certaine uniformité entre les sujets, qui les attache plus fortement au prince ». Mais il n’a pas un mot contre les douanes extérieures, car il ne rêve pas d’un monde qui aurait des royaumes pour provinces[304]. Il veut le canal du Languedoc : mais il « ne tient pas que l’usage doive en être permis aux étrangers, pour quelque cause et occasion que ce soit ». Faut-il enfin mentionner son projet de réduire l’Angleterre à merci par la guerre de course, comme Napoléon plus tard par le blocus continental[305] ?

Boisguilbert, lieutenant général civil au bailliage de Rouen[306], se rencontre avec Vauban quand il s’agit de dépeindre les souffrances du peuple : mais il s’en écarte dans les remèdes à appliquer ; il voit déjà l’heureuse influence de la liberté ; il a surtout une idée toute différente de la richesse.

Outre les lettres et les conseils plus ou moins importuns qu’il prodigua à Pontchartrain, à Chamillard et à Desmarets, Boisguilbert donnait en 1697 le Détail de la France, la cause de la diminution de ses biens et la facilité du remède, en fournissant tout l’argent dont le roi a besoin et enrichissant tout le monde[307] puis, en 1707, il donnait son Factum de la France, vrai pamphlet économique qui ne pouvait que lui faire des ennemis.

Boisguilbert, après avoir décrit la misère du royaume, préconise deux remèdes, dont l’action, selon lui, doit être immédiate. Il faut : 1° des impôts, non pas diminués en sommes, mais mieux répartis, en ce sens particulièrement que la taille doit être générale et proportionnelle ; 2° la liberté du commerce. Alors chacun pourra semer, planter, produire et négocier, et le revenu du roi augmentera avec les revenus de chacun des sujets. En un mot, il faut « permettre au peuple d’être riche, de labourer et de commercer[308] ». Par là, Boisguilbert est l’avant-garde qui engage la lutte pour la suppression des entraves apportées au commerce et à la circulation des céréales.

C’est surtout le Détail de la France et le Factum qui ont fait la renommée de Boisguilbert. Cependant le Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains et surtout la Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs n’ont pas une moindre portée, tout au contraire.

Ce dernier ouvrage, en ajoutant au titre ces mots : « Où l’on découvre la fausse idée qui règne dans le monde à l’égard de ces trois articles (richesses, argent et tributs) », paraît annoncer bruyamment la nécessité d’une révolution dans les doctrines. C’est ici qu’il n’est pas exagéré de dire que Boisguilbert est le prédécesseur direct de Quesnay et qu’il mérite de prendre rang parmi les fondateurs de l’économie politique libérale. Comme Quesnay, il proteste contre l’équation de la richesse et de la monnaie. Il accuse cette formule d’avoir « fait plus de destructions que les plus grands ennemis étrangers pourraient jamais causer par leurs ravages[309] » : et il ne regarde l’argent que comme un moyen d’échanger les denrées entre elles, tandis que la véritable richesse, selon lui, consiste « en une jouissance entière, non seulement des besoins de la vie, mais même de tout le superflu[310] ». Comme Quesnay, il prend nettement parti pour les cultivateurs, et il croit à la nécessité de chercher dans l’exportation des blés l’unique soulagement aux souffrances des classes rurales. Comme Quesnay enfin, il a des vues plus individualistes sur la richesse, et il regarde le désir du profit comme le stimulant le plus efficace de la prospérité, en vertu de lois naturelles dont le libre jeu ne doit pas être combattu par l’action de l’État. Bien plus encore, au nom de ces mêmes lois, il croit à la justice et à la nécessité de l’échange, entre les nations, comme, il a cru à une solidarité économique des diverses branches de travail et d’industrie[311].

À ses yeux, « la terre que l’on compte pour le dernier des biens, donne le principe à tous les autres, et ce sont principalement les blés qui mettent toutes les professions sur pied ». À cet égard le Traité des grains est une œuvre de combat ; il exprime les plaintes des propriétaires contre la philanthropie mal entendue de ceux qui, pour servir l’intérêt des consommateurs pauvres, veulent que le blé soit à bas prix et que pour l’y mettre l’État en régularise les cours. Dans la première partie du Traité, Boisguilbert conclut que le prix assez élevé et peu variable de toutes choses sert à la longue les intérêts du consommateur aussi bien que ceux du producteur[312] ; dans la seconde, il répond qu’un prix convenable, au lieu de pouvoir être obtenu par une réglementation de l’État, doit résulter de la suppression des droits de douane et de la pleine liberté de l’exportation. Voilà pourquoi il condamne les greniers d’abondance, que Vauban réclamait ; voilà pourquoi, se regardant comme « l’organe des laboureurs et des gens des champs », il consacre toute cette seconde partie du Traité des grains à démontrer que « plus on enlèvera de blés en France, moins on aura à craindre la cherté[313] ». L’avilissement du prix des grains n’est-il donc pas, même pour les pauvres familles du royaume, plus désastreux encore que la famine ?

Cependant, si Boisguilbert, comme écrivain, est un critique d’une force et d’une âpreté merveilleuses, s’il excelle à démolir le système administratif et financier du grand règne, s’il propose même ordinairement, pour le remplacer, les plus sages mesures qui pussent être adoptées, il faut bien aussi reconnaître qu’il n’est pas encore un constructeur de systèmes.

Les physiocrates ont fait grand cas de lui. Dupont de Nemours, après avoir rendu hommage à la « sagacité avec laquelle il avait reconnu ce que tout le monde ignorait de son temps : la nécessité de respecter les avances des travaux utiles et les avantages de la liberté du commerce », ajoutait que « s’il eût vu que la terre et les eaux étaient les seules sources d’où le travail de l’homme peut retirer des richesses… ; s’il eût su connaître l’existence du produit net et le distinguer d’avec les frais de reproduction, et s’il eût combiné ces vérités avec les autres qu’il avait senties, on lui devrait l’honneur de l’invention des principes de la science économique[314] ».

CHAPITRE VI

LES FINANCIERS

Un grand événement économique et financier — je veux dire l’apparition et la chute du système de Law[315] — allait exercer une influence peut-être décisive sur le mouvement qui se préparait dans les idées. Si connus que soient ces faits, il n’est pas mauvais de les rappeler en quelques mots pour en faire apprécier les conséquences.

Le 2 mai 1716, des lettres patentes du Régent autorisaient Law à créer une « Banque générale », pour escompter le papier de commerce et pour prendre en France le rôle que la Banque d’Angleterre tenait déjà depuis plus de vingt ans. Le capital social était fixé à 6 millions de livres, partagés en 1.200 actions de 5.000 livres. Un quart était payable en espèces, et trois quarts en billets d’État, sorte de bons du Trésor que le Régent avait émis pour faire face à la dette flottante et qui, bien que rendant 4 %, n’étaient alors cotés que 20 % de leur valeur nominale. Quelques mois plus tard, le 10 avril 1717, le Régent ordonnait aux receveurs des revenus publics d’accepter les billets de banque en paiement des contributions et même de les échanger contre du numéraire s’ils le pouvaient. La même année, au mois d’août, Law rachetait d’un sieur Crozat le privilège pour le commerce avec la Louisiane (ce qui comprenait le bassin du Mississipi et du Missouri, avec les montagnes Rocheuses jusqu’au Pacifique) et il fondait la Compagnie d’Occident, au capital de 100 millions, payables en billets d’État.

Le 4 décembre 1718, la conversion de la Banque générale en Banque royale, avec rachat de ses actions, dévoile le plan que Law poursuit depuis deux ans. Ce plan, c’est de remplacer la monnaie métallique par des billets de banque moralement gagés sur le crédit de l’État. Un arrêt du Conseil autorise la Banque à émettre des billets au profit du gouvernement ; et la défense de payer plus de 600 livres en monnaie métallique dans les villes où la Banque a créé des succursales, l’interdiction de transporter de la monnaie dans ces mêmes villes, l’obligation imposée aux comptables de l’État d’y tenir leur caisse en billets, enfin la nullité des offres réelles qui auraient été faites en numéraire, toutes ces mesures faisaient ressortir l’ostracisme dont le métal était frappé.

Parallèlement à la Banque, la Compagnie d’Occident se développait. En mai 1719, elle fusionnait avec toutes les Compagnies coloniales alors existantes, pour prendre le nom pompeux de Compagnie des Indes. En même temps elle étendait son objet : investie déjà depuis 1718 du monopole des tabacs, elle entreprenait la refonte des monnaies ; puis elle faisait résilier une adjudication que les frères Paris avaient obtenue deux ans auparavant, et elle se faisait ainsi substituer à eux pour la ferme générale des impôts. Toutes ces transformations entraînaient la création d’actions nouvelles. Comme d’une part les propriétaires d’actions anciennes dites mères pouvaient seuls participer aux émissions des filles et des petites-filles, il en résultait la hausse des anciennes actions ; et comme, d’autre part, ces actions nouvelles ne pouvaient être libérées qu’en billets de banque, le numéraire en vint à perdre un moment jusqu’à 10 % sur les billets.

Tout cela ne devait avoir qu’un temps. La chute était inévitable, puisque les bénéfices industriels et commerciaux de la Banque, joints à ceux de la Compagnie des Indes, devaient être insuffisants à servir un dividende proportionné aux cours exagérés que les actions avaient atteints. La spéculation à la hausse, en effet, ne peut pas maintenir et faire monter indéfiniment les cours : un moment vient où certains spéculateurs veulent réaliser, où les Contreparties leur manquent et où les portefeuilles des capitalistes commencent enfin à discuter le revenu possible du titre. Ainsi en fut-il dès le mois de décembre 1719[316].

Le gouvernement voulut défendre la Banque contre la fatalité inexorable des lois économiques qui avaient été violées. Il se crut assez fort pour détruire à coup d’ordonnances la valeur du métal et pour décréter le crédit du billet. Interdiction fut faite aux particuliers de payer en argent plus de 40 livres et en or plus de 300 ; interdiction aussi, à peine de confiscation, de posséder plus de 500 livres en métal ; enfin, démonétisation de l’or et de l’argent par la suppression de leur pouvoir légal de paiement. Toutes ces mesures avaient pour but de soutenir artificiellement les billets et de recroître en même temps l’encaisse métallique ; La fusion de la Banque et de la Compagnie des Indes, le 22 février 1720, ne pouvait rien sauver. Vainement les billets en circulation atteignirent-ils un moment le chiffre colossal de 3 milliards de livres. Le gouvernement finit par s’avouer vaincu ; et en novembre 1720 il décidait que les billets ne seraient plus acceptés que de gré à gré. C’était la fin du système.

Une double faute avait été commise : Law avait fait croire que le crédit peut remplacer la monnaie, lors même qu’il ne tend pas à l’acquisition, au moins ajournée, de cette monnaie ; et s’imaginer que ce crédit pouvait reposer tout entier sur l’État, était d’autant plus dangereux que les finances publiques étaient alors dans un désarroi plus profond. Au moins le Régent avait eu l’adresse de payer les dettes de l’État en billets de la Banque, sous la menace de conversions fort onéreuses (conversion forcée au denier 50, c’est-à-dire en 2 %), si bien que l’État trouva le moyen de s’alléger de ses dettes au milieu de cette ruine des particuliers, qui était son œuvre.

On a de Law, outre ses mémoires au Régent et les nombreuses lettres et pièces justificatives que la défense de son système a nécessitées, des Considérations sur le numéraire et le commerce, qu’il avait présentées au Parlement d’Edimbourg à la suite de la création de là Banque d’Écosse en 1695 et des difficultés avec lesquelles elle s’était trouvée aux prises. La conclusion de Law, c’est la monétisation de la terre, par la création de billets d’une Banque territoriale, qui les gagerait sur les propriétés foncières, soit en prêtant par hypothèque, soit en achetant elle-même ces terres ou bien à réméré (et alors d’après une capitalisation du revenu à 5 %) ou bien sans réméré et d’une manière irrévocable[317]. Si on avait écouté Law, l’Écosse aurait alors possédé de véritables assignats, singulièrement analogues aux nôtres de la Constituante.

Les conséquences dernières des folies de Law, ce fut que la France, malgré l’exemple de l’Angleterre, resta privée pendant près d’un siècle encore d’une Banque d’émission, sauf toutefois le Comptoir d’Escompte, qui fonctionna de 1766 à 1793 ; ce fut encore que les physiocrates, par réaction à la fois contre Law et contre Colbert, ne virent d’autre productivité économique que la productivité matérielle de la nature ; enfin, ce fut une démoralisation profonde de l’aristocratie française, à laquelle déjà les fortes et solides vertus qui découlent d’un christianisme sincère commençaient à manquer, et qui s’acheminait, à travers la débauche, vers le mouvement philosophique et révolutionnaire où elle allait disparaître.

Quant à la Compagnie des Indes, détachée à nouveau de la Banque, elle se prolongea jusqu’en 1770, où, écrasée de dettes et ruinée moins par sa mauvaise administration que par la politique de Louis XV, elle abandonna son actif au roi, qui promit une rente à ses actionnaires. Dès lors on eut la liberté, du commerce lointain, sauf quelques restrictions momentanées comme celle qui résulta de la création d’une nouvelle Compagnie des Indes, instituée pour sept ans par de Galonné en 1785, puis dissoute en 1790.

Le mercantilisme, comme école doctrinale, finit avec les financiers, Melon, Dutot et Forbonnais, dont les deux premiers reflétaient les fausses théories de Law en matière de crédit.

Melon, originaire de Tulle, successivement secrétaire du cardinal Dubois, de Law et du Régent, puis avocat à Bordeaux[318], est l’auteur d’un Essai politique sur le commerce qui parut en 1734. Le volume obtint le suffrage de Voltaire, sous certaines restrictions, sans qu’éloges ou critiques nous impressionnent bien vivement, venant d’un philosophe dont les idées économiques étaient aussi peu saines et peu éclairées que celles de Voltaire. Melon est le premier qui ait vraiment fait en France la théorie du système mercantile, mais avec une modération qui le fait apprécier[319]. C’est ce que l’on a tenté d’appeler le melonisme[320].

Il introduit surtout une idée nouvelle qui contribuera à résoudre une contradiction. D’une part, en effet, le mercantilisme se propose d’accroître dans l’État les existences d’or et d’argent ; or, d’autre part, d’après la théorie quantitative de la monnaie, pour laquelle tenaient tous les mercantilistes, la hausse des prix doit suivre les introductions de métaux précieux. Qu’est-ce donc que l’on aura gagné à en avoir davantage ? Heureusement, faut-il répondre, l’abondance de la monnaie stimule les activités économiques, et il leur faut désormais en plus grande quantité la monnaie, qui est le « gage des échanges[321] ». On sent percer là quelque chose des idées de Law sur le crédit facteur de la richesse.

Quatre ans plus tard Dutot, ex-premier commis de Law[322], donna ses Réflexions politiques sur les finances et le commerce, « où l’on examine — est-il dit en sous-titre — quels ont été les revenus, les denrées, le change étranger et conséquemment sur notre commerce les influences des augmentations et des diminutions des valeurs numéraires des monnaies ». Dutot se proposait de redresser sur certains points l’Essai politique sur le commerce de Melon. Tout en faisant l’apologie du système de Law, qui aurait eu « des avantages réels s’il avait été suivi[323] », Dutot a des idées fort justes sur les monnaies. Ses observations sur le pair ou les écarts du change, pour connaître si un pays est débiteur ou créancier de l’ensemble des autres pays, étaient certainement lues avec profit par ceux qui demandaient à la balance du commerce de leur révéler l’enrichissement ou l’appauvrissement relatif d’une nation[324].

Véron de Forbonnais[325], d’abord négociant, écrivit dans l’Encyclopédie les articles Change, Commerce et quelques autres, inspirés par le plus pur esprit mercantiliste. Non seulement, à l’en croire, un peuple ne s’enrichit que de ce que perdent les autres peuples, mais encore il faut bien savoir que les nationaux en achetant un produit étranger font perdre la valeur de l’acquisition, le salaire manqué des ouvriers indigènes, le prix des matières premières, les bénéfices que la circulation aurait donnés, et finalement les ressources diverses que le souverain aurait tirées de cette production. Les articles de Forbonnais furent réunis et publiés à part, en 1754, sous le titre Éléments du commerce.

Forbonnais, très prisé par Choiseul, qui lui demanda un plan de réorganisation des finances, puis par Silhouette, avec lequel il finit par se brouiller, publia, en 1758, ses Recherches et considérations sur les finances de la France de l’an 1595 jusqu’à l’an 1721. C’est là qu’on trouve les renseignements les plus abondants et les plus sûrs sur les finances françaises sous Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et la Régence. En 1767, sous le titre Principes et observations économiques, Forbonnais fit une bonne critique, toute négative, du Tableau économique de Quesnay. Forbonnais y combattait avec logique et clarté, la thèse physiocratique de la stérilité de la classe industrielle ; mais par malheur il ne trouvait à substituer à cette doctrine que les lacunes et les vices de son propre système mercantile. Forbonnais disparaît de la scène après l’avènement de Louis XVI : puis il s’éteint en 1800 membre de l’Institut et réconcilié avec le physiocrate Dupont de Nemours, avec lequel, à ce moment là, il écrit dans le journal l’Historien. Il avait traduit, en 1753, un ouvrage espagnol fort estimé de Jérôme Ustariz, où les doctrines mercantiles avaient été poussées à l’extrême[326].

Nous ne terminerons pas ce chapitre sans citer l’Essai sur les monnaies ou Réflexions sur le rapport entre l’argent et les denrées, de Dupré de Saint-Maur, paru sans nom d’auteur en 1746. On y trouve d’excellents développements sur la valeur de marchandise que le métal conserve après le monnayage et en dépit de toutes les ordonnances qui statuent sur sa valeur légale. Dupré de Saint-Maur, embrassant une longue période de près d’un siècle et demi, constatait cependant que les grains n’avaient pas suivi tout à fait renchérissement des espèces, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas enchéri en exacte proportion avec l’avilissement de la livre[327].

À distance, aussi, nous nous imaginons trop peu les immenses progrès que l’industrie française avait réalisés au cours de ce XVIIIe siècle si fécond en enthousiasmes et en contrastes. La vieille noblesse avait secondé ce mouvement dans un esprit de libéralisme sincère et généralement éclairé. C’est une des raisons peut-être pour lesquelles il serait permis de trouver que les physiocrates, dans leur préférence exagérée pour l’agriculture, ne furent pas des observateurs assez judicieux et, assez attentifs de la transformation industrielle qui s’accomplissait sous leurs yeux[328].



LIVRE II

LES THÉORIES DES ÉCONOMIQUES

CHAPITRE PREMIER

LES PHYSIOCRATES

I

COMMENT LE MOUVEMENT PHYSIOCRATIQUE FUT PRÉPARÉ

Un trait commun va maintenant rapprocher les écoles diverses que nous étudierons ; et ce trait commun, c’est que les faits économiques paraîtront enchaînés les uns aux autres par des rapports que l’arbitraire et la fantaisie des hommes seraient impuissants à changer. On avait cru jusqu’alors à des procédés : on va croire maintenant à des lois. Telle est la doctrine des lois économiques, caractérisée par la croyance à un certain ordre naturel et permanent des sociétés.

Mais quel est cet ordre ? Et quels sont les faits qui en découlent ? Ici les opinions peuvent diverger, et un abîme, sans doute, va séparer Malthus et Ricardo d’avec Carey, ou bien Jean-Baptiste Say et Bastiat d’avec List. N’importe : quand même tous ces écrivains différeront entre eux sur l’application du principe, ils s’accorderont au moins sur son existence, et ils en feront la base de leurs théories, en laissant à l’école historique l’illusion que rien n’est absolu dans le monde, en laissant au socialisme d’État l’erreur de croire que c’est l’État qui informe et conduit à son gré la nation, et en laissant enfin au socialisme absolu l’ambition la terre le paradis terrestre à la condition qu’il en bannisse la famille, la propriété et tout d’abord la liberté individuelle.

Les physiocrates, quelques erreurs qu’ils aient commises, ont eu les premiers le mérite d’asseoir leur système sur ce principe de lois économiques naturelles. Jusque là on en avait bien pénétré ou imaginé quelques-unes, notamment en matière de monnaie et de commerce international : mais on n’avait point cherché à les coordonner en un système. Voilà donc pourquoi il n’est point injuste de faire commencer réellement l’économie politique avec la grande école des physiocrates, si énergiquement convaincue de l’existence et de la nécessité de ces lois.

Leur nom même en vient, du grec φύσις, nature, et κράτος, puissance. Il existe des lois naturelles qui commandent : telle est la véritable origine du mot « physiocratie », quoique pour l’expliquer on ait invoqué parfois la théorie qui fait de la terre, c’est-à-dire de la nature, l’unique puissance productive.

Le mot physiocrate est nouveau : Dupont de Nemours l’employa pour la première fois en 1799, et ceux que nous nommons les physiocrates n’étaient connus de leur temps que sous le nom d’économistes. Il n’y a d’ancien que l’adjectif physiocratique et le substantif physiocratie. À la fin de 1767, Dupont donnait ce dernier en sous-titre à un recueil d’œuvres de Quesnay qu’il publiait sous ce nom : Physiocratie ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain[329] ; mais il ne faisait apparemment qu’employer un mot déjà usité au moins dans une école.

Les doctrines physiocratiques ont apparu et se sont développées un peu après 1750. Montesquieu, dont l’Esprit des lois parut en 1748, ne contribua pas peu à accréditer l’idée de lois économiques[330]. Il proclamait, dans l’ordre moral comme dans tout autre ordre, l’existence de lois naturelles qui ne sont autres que les rapports dérivant de la nature des choses. Du reste, il n’approfondissait pas ce principe sous l’aspect qui seul nous intéresse, et il se bornait à disséminer çà et là des idées économiques, aussi souvent inexactes que dangereuses. On connaît ses vœux en faveur des lois somptuaires[331] et des impôts indirects[332], ses réflexions sur l’usage de la monnaie[333] et l’influence des climats[334].

C’est ce qu’il y a, à cet égard, de plus judicieux dans tout l’ouvrage. Pour le surplus, Montesquieu n’est ni un mercantiliste comme il aurait pu l’être, ni un libéral comme le seront Quesnay et Turgot : mais il encourage le socialisme d’État, en assignant à l’État le rôle de nourrir et de vêtir les citoyens[335], et il n’est pas loin de trahir la cause de la propriété, notamment quand il préconise l’impôt progressif[336]. Son défaut de sens économique se révèle surtout par son aversion contre les machines et le progrès industriel[337]. Nous ne parlons pas enfin de sa malveillance à l’égard du catholicisme et de l’Église, malveillance qu’il laisse percer en maint endroit, notamment à propos de la théologie scolastique[338], des hôpitaux et des monastères[339].

Un autre ouvrage, vraiment économique, frayant bien plus directement la voie aux physiocrates, c’est l’Essai sur la nature du commerce en général, ouvrage de Richard de Cantillon, composé probablement vers 1725 et publié seulement en 1755[340].

L’Essai sur la nature du commerce en général comprend trois parties. La première traite de la richesse ou de la production. Cantillon débute en définissant la terre comme la source ou la matière d’où l’on tire toute richesse » — ce qui va être une théorie purement physiocratique — et il exprime à ce sujet une foule d’observations assez originales. Cantillon, par exemple, avait-il une vague intuition de ce qui devait être la doctrine de Ricardo, lorsqu’il écrivait que « le prix ou valeur intrinsèque d’une chose est la mesure de la quantité de terre et du travail qui entre dans sa production, eu égard à la bonté ou produit de la terre et à la qualité du travail[341] » ? Le deuxième livre traite de rechange et de la circulation du numéraire, avec des vues judicieuses sur la manière dont la loi de l’offre et de la demande fixe le juste prix des choses par le procédé de ce qu’il appelle l’altercation entre le vendeur et l’acheteur. Cantillon s’y montre partisan de la liberté de l’intérêt, dont le taux, semblable au prix de toutes les choses, est régi par des lois naturelles. Enfin le livre III est consacré au commerce international : c’est un mercantilisme assez éclectique et sans système bien coordonné. Cité par Turgot et recommandé par Gournay, cet auteur était connu des physiocrates, et peut-être ne fut-il pas sans quelque influence sur eux.

Ce qui fait l’originalité de Cantillon, c’est sa distinction entre la « richesse en elle-même », d’une part, c’est-à-dire étudiée dans un pays isolé et supposé sans relations avec les autres, puis, d’autre part, la « richesse comparative », qui « consiste, dit-il, — toutes autres choses étant égales — dans la plus ou moins grande abondance d’argent qui circulé hic et nunc » dans les États[342]. L’argent a donc, selon lui, une double fonction : mesure des valeurs à l’intérieur d’une nation, il est entre elles la mesure comparative de leurs richesses. « Le vrai corps de réserve d’un État, dit Cantillon, est l’or et l’argent, dont la plus grande ou la plus petite quantité actuelle détermine nécessairement la grandeur comparative des royaumes et des États[343]. » Cantillon est donc nécessairement mercantiliste, partisan des balances de commerce favorables, non seulement avec le souci des excédents d’exportations, mais aussi avec la préférence donnée, entre les exportations, à celles des produits manufacturés ou industriels, parce que dans ceux-ci « entre peu de produit de terre ». De cette manière, l’on aura la richesse sous ses deux formes, l’une « en elle-même » et l’autre « comparative », avec une nombreuse population.

Mais Cantillon est allé beaucoup plus loin dans cette analyse des résultats d’une balance du commerce. Est-ce qu’un pays pourra recevoir indéfiniment des excédents de numéraire en ayant indéfiniment des excédents d’exportations ? Eh bien, non ! Devenu trop abondant, l’argent achètera moins, de telle sorte que le pays, encombré d’une monnaie à pouvoir réduit, verra moins d’étrangers affluer sur ses marchés, tandis que lui-même sera sollicité plus vivement d’aller acheter sur des marchés étrangers, où son argent aura un pouvoir plus considérable que sur le marché national. D’où cette conséquence qu’à un mouvement dans un sens devrait logiquement succéder, dans une autre période, un mouvement en sens opposé[344].

Par ailleurs, Cantillon, négociant et banquier de son état, était trop homme d’affaires pour ne point voir que la théorie quantitative est dérangée forcément par l’action des facteurs les plus divers, au nombre desquels il faut placer, dans un sens, la vitesse de circulation de la monnaie et dans un autre l’accroissement de la population et des affaires, en un mot ici l’augmentation de l’emploi de l’argent[345].

D’autre part, la question des blés a joué un rôle trop important dans la formation des doctrines physiocratiques et elle a suscité trop d’œuvres doctrinales, pour que, même avant de la suivre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous n’exposions pas ici tout d’abord ce qu’elle était au moment où la nouvelle école est apparue[346].

La tendance constante des autorités publiques avait été, depuis longtemps, d’assurer l’alimentation locale par les obstacles apportés au commerce et au transport des blés. Toutefois, malgré des fixations assez fréquentes du prix maximum des blés par voie d’ordonnances royales au cours des XIVe siècle et XVe siècles, les entraves mises à ce commerce ne faisaient point partie, à proprement parler, du système féodal. Saint Louis, au contraire, avait disposé expressément que « les baillis et sénéchaux ne défendront point les transports de blé, de vin et autres marchandises hors de leur territoire, si ce n’est en cas de grande nécessité », et que, « après avoir fait ces défenses, ils n’exempteront personne par grâce où faveur ». Là réglementation systématique ne commence qu’avec les derniers Valois et n’appartient en propre qu’aux derniers siècles de là monarchie.

C’est là ce qu’on appelle, à proprement parler, la politique annonaire.

Le principal texte législatif à cet égard est l’ordonnance du 21 novembre 1577, inspirée par le chancelier de l’Hôpital. La déclaration du 31 août 1699 l’a ensuite complétée.

Envisageons brièvement cette législation aux divers points de vue du commerce, de l’alimentation de Paris, de la circulation à l’intérieur et de l’exportation. Nous ne nous occuperons d’ailleurs que des règles permanentes, sans trop nous arrêter à des expédients passagers comme ceux que la famine de 1709 et quelques autres disettes exceptionnelles purent inspirer.

Tout d’abord les pouvoirs publics s’armaient de défiance contre toute idée d’accaparement, et c’était par la suppression des intermédiaires, c’était par le rapport direct du cultivateur et du consommateur qu’ils voulaient assurer le bon marché. De là la défense faite au cultivateur de garder son blé au-delà du terme de deux ans ; de là l’obligation de venir en personne au marché, d’y décharger et d’y vendre sa marchandise soi-même ou par quelqu’un de sa famille, sans pouvoir employer ni un commissionnaire, ni un facteur quelconque ; de là l’interdiction de remporter les grains une fois amenés et la nécessité de les vendre le troisième marché au plus tard, sans pouvoir dans l’intervalle hausser le prix qui avait été déclaré la première fois. L’obligation de vendre au marché était, du reste, fort ancienne : on l’a constaté déjà dans la coutume de Beauvais, en 1383 ; et de nombreux édits ou ordonnances, entre autres de Philippe le Bel et de François Ier, ne faisaient que la confirmer ou la généraliser. Bref, « au commencement du XVIIIe siècle, l’obligation de rendre son blé au marché était pour l’agriculteur une nécessité : quand les cours étaient bas, l’administration fermait les yeux sur les contraventions toujours nombreuses ; mais à la moindre hausse les vexations et l’arbitraire reprenaient de plus belle[347]. »

L’ordonnance de 1577 avait fait défense aux laboureurs (comme aux nobles et à d’autres catégories de personnes) de faire le commerce des blés, avec obligation pour quiconque voulait le faire de se déclarer et faire enregistrer aux greffes. Ce n’était point non plus sans risques qu’on embrassait cette profession, puisque les marchands assumaient la charge « d’aniener leurs grains au marché public de la ville où ils résident, une fois le mois pour le moins, si plus souvent n’est ordonné, et d’en avoir à cet effet toujours quantité ès dites villes, et déclarer les autres lieux esquels ils feront leurs achats et amas de grains ». Le soupçon d’avoir voulu attendre la hausse, parfois le simple fait d’avoir acheté sans marchander pouvaient entraîner les plus sévères condamnations[348].

Il fallait surtout que l’habitant des villes eût le blé à bon marché, et l’on pensait assurer ce résultat par la suppression de la concurrence et des intermédiaires[349]. Pour Paris notamment, les achats furent limités en quantité, afin que la petite consommation domestique ne souffrît pas des achats en gros de la boulangerie[350]. De plus, une ordonnance du lieutenant civil de Paris, du 8 janvier 1622, confirmant des dispositions antérieures, forma trois zones concentriques autour de Paris : dans la première, de huit lieues de rayon, les achats étaient interdits aux boulangers et négociants de Paris ; dans la seconde, de deux lieues de rayon, ils restaient interdits aux négociants et devenaient permis aux boulangers ; enfin, au-delà de dix lieues, les marchands pouvaient acheter en liberté ; Au resté, ceux de Paris pouvaient acheter partout, même dans les zones de protection de deux lieues qui s’étendaient autour des autres villes et qui étaient interdites aux boulangers et négociants de ces villes elles-mêmes. « L’usage de sacrifier toujours les intérêts des campagnes à ceux des villes, dit avec raison Afanassiev, était une tradition du moyen âge, reprise et aggravée encore par la monarchie absolue. Sitôt que le pain était cher, le prolétariat des villes s’agitait, et le gouvernement redoutait, à Paris surtout, les mouvements populaires, toujours pleins de menaces[351]. »

À l’intérieur de la France, la circulation des grains n’était pas affranchie des droits divers qui grevaient les marchandises en général et en particulier des droits qui étaient perçus ; soit à l’entrée des cinq grosses fermes, soit aux frontières de chaque province réputée étrangère. Momentanément l’arrêt du Conseil du 21 août 1703 permit bien la circulation en franchise dans tout le royaume : mais ce ne fut que passager, et après diverses interruptions la franchise disparut finalement avec l’arrêt du Conseil du 26 octobre 1740. Bien plus, dans les périodes de cherté le transport d’une province à l’autre était absolument interdit, soit par des arrêts des Parlements, soit par l’autorité des intendants.

Partant de cette idée que c’est l’abondance, et non la production, que l’on doit encourager, aucune mesure n’était prise contre l’importation des céréales étrangères.

En revanche, les exportations étaient ordinairement interdites, sauf des licences que les exportateurs payaient fort cher. François Ier, par l’ordonnance de novembre 1539, abrogea toutes les autorisations ou interdictions, privées, et prohiba l’exportation, sauf autorisation du roi ; François II, en 1559, établit un bureau de huit commissaires pour accorder ou refuser les sorties, suivant l’état du marché ; et Charles IX, en 1571, déclara que cette « faculté et puissance d’octroyer des congés et permissions pour le transport des grains hors le royaume est de droit royal et du domaine de la couronne, incommunicable à quelque personne que ce soit[352] ». Sully, protecteur de l’agriculture, obtint, il est vrai, des adoucissements à ce système ; mais la politique industrielle de Colbert ramena dans toute sa force le régime des interdictions. Les autorisations d’exporter n’étaient que temporaires, données pour trois mois ou six mois selon l’état de la récolte, et rarement pour l’année. Colbert se croyait obligé de justifier ces permissions par la considération que « le débit pourrait apporter beaucoup d’argent[353] » : mais leur brièveté arrêtait toute spéculation de quelque importance, dans un temps surtout où les correspondances et les transports étaient nécessairement fort longs. Les sorties n’avaient lieu très souvent qu’avec le paiement des droits ou au moins de la moitié des droits « suivant le tarif[354] ». Et quand la sortie était prohibée, elle l’était avec une impitoyable rigueur : témoin la peine de mort prononcée dès 1626, puis reproduite ; dans la déclaration du 22 décembre 1698, et enfin dans les arrêts du Conseil de 1710, de 1711 et de 1712. Ces dernières dates, d’ailleurs, rappellent des périodes de famine pour la France, et l’exportation ne pouvait guère être, alors ni une menace pour le royaume, ni une cause de bénéfice pour le vendeur.

Souvent aussi, de maladroites : interventions de l’administration décourageaient ou paralysaient la culture : tantôt, comme en 1692 et 1693, on permit au premier venu d’emblaver les terres qui ne l’auraient pas été ; tantôt, comme en 1709, après le terrible hiver qui gela les blés, on voulut réserver pour la consommation tout ce qu’il y avait de grains dans les greniers, on défendit aux cultivateurs de réensemencer les terres en orge et en blé de mars, et il était trop tard quand on s’aperçut que les paysans, meilleurs juges, chacun pour soi, de l’apparence de leurs récoltes, avaient eu raison de croire leurs emblavures perdues par la rigueur de la saison. Citons encore l’édit d’Henri IV, qui avait ordonné de tenir en Mairie les deux tiers de chaque domaine. Tout cela procédait du faux principe que l’intérêt général, au lieu d’être, sauf exceptions, la résultante des intérêts particuliers, ne peut être connu que par l’État et qu’il a besoin d’être imposé par lui. C’était méconnaître que la liberté et la concurrence, en étant les meilleurs stimulants de la production, sont aussi les pourvoyeurs les plus vigilants de la consommation.

Dans ces conditions, le commerce des blés avait été anéanti ou ne s’était pas constitué. Le prix de toutes choses avait monté, par l’affaiblissement du pouvoir de la monnaie, mais celui du blé était resté stationnaire : Forbonnais l’estimait en moyenne, pour le règne de Louis XIV, à 10 livres le setier de Paris, comme pour le règne d’Henri IV[355]. Ce prix était surtout beaucoup trop irrégulier, par l’absence de débouchés extérieurs et par les entraves mises à la loi de l’offre et de la demande. Aussi la situation des campagnes était-elle devenue très misérable, et d’autant plus que les céréales tenaient alors dans le régime agricole plus de place encore qu’elles n’en occupent maintenant.

« C’est un fait, disait déjà Boisguilbert en 1697, que plus de la moitié de la France est en friche ou mal cultivée, c’est-à-dire beaucoup moins qu’elle ne pourrait l’être et même qu’elle ne l’était autrefois[356] » ; et le contrôleur général de Machault écrivait en 1749, dans son Mémoire : « On ne saurait imaginer l’état déplorable où est l’agriculture, à moins de l’avoir vu de ses propres yeux en parcourant les campagnes et de s’être un peu appliqué à cette partie négligée… On est surpris qu’il se trouve encore des laboureurs en France et que les disettes de blé ne se fassent pas sentir plus vivement et plus fréquemment… Lorsque l’on voit tant de terres devenues incultes, la plupart même de celles qui sont cultivées ne l’être qu’à demi, tant de peuples qui ont disparu des campagnes, tant de bourgs et villages détruits ou qui tombent en ruines tous les jours, une infinité de gens réduits à déserter leurs foyers et à périr de misère, pendant qu’il y aurait moyen de les faire vivre tous en les occupant, n’est-il pas concluant qu’il faut que l’agriculture soit prodigieusement tombée depuis cinquante ans seulement et qu’il y ait dans la police des blés quelque vice radical, funeste à l’agriculture et à l’industrie[357] ? »

Ces détails historiques — un peu longs peut-être — nous ont semblé nécessaires pour expliquer le point de vue ; où les physiocrates se sont placés et pour donner la raison de l’orientation particulière vers laquelle l’économie politique allait d’abord se tourner.

La grande école à laquelle nous arrivons enfin, se subdivise en deux groupes : 1° celui des « économistes » proprement dits ou physiocrates, véritable secte de Quesnay, qui comprenait Quesnay, Mirabeau le père, Mercier de la Rivière, Le Trosne, Baudeau, Dupont (de Nemours), Abeille, de Saiht-Péravy, Vauvillers, Roubaud, etc. ; 2° le groupe de Gournay, qui comprenait au premier rang Gournay et Turgot, puis derrière eux Morellet, Trudaine de Montigny, Malesherbes, Herbert, Bertin, Maynon d’Invau, de Boisgelin, de Cicé, Dangeuil, Clicquot-Blervache, etc.

Nous étudierons dans cet ordre :

1° L’historique général de l’école ;

2° Les principes généraux sur lesquels elle repose ;

3° Les principaux de ses membres.

II

HISTORIQUE GÉNÉRAL DE L’ÉCOLE PHYSIOCRATIQUE

Le mouvement physiocratique remonte aux premières années après 1750. Quesnay, alors âgé de cinquante-cinq ans, venait d’être nommé médecin de Mme de Pompadour en 1749 ; des liens s’établirent entre lui, Gournay, qui est nommé intendant du commerce en 1751, et Turgot, qui allait être, en 1753, maître des requêtes au Parlement de Paris. Le modeste entresol que Quesnay occupait à Versailles au dessus des appartements de la favorite, était devenu le foyer des causeries économiques les plus animées. L’Encyclopédie était en cours de publication. Quesnay y fit les articles Fermiers et Grains (1756 et 1757) ; Tùrgot, les articles Foires et marchés, Fondations (1756) et quelques autres.

Dès 1752, Gournay, alors intendant du commerce, adresse à Trudaine père un mémoire où il insiste sur la triste situation de l’agriculture et sur les avantages de la liberté du commerce des grains, en montrant combien la culture est découragée par les entraves, les vexations et les menaces[358].

Deux ans après, Herbert amorce publiquement le débat par son Essai sur la police des grains, qui paraît en 1754[359]. Herbert, comme tous les physiocrates vont le faire, demande bien la liberté du commerce et de la circulation des grains : mais c’est dans l’intérêt des consommateurs eux-mêmes qu’il la demande. La liberté, selon lui, doit faire la baisse et non la hausse, et il s’efforce de le démontrer par des chiffres empruntés à la statistique anglaise. L’argument peut-être était habile : en tout cas, Herbert, parmi les physiocrates, professe là une opinion qui lui est tout à fait personnelle et que pas un autre auteur ne semble partager. Il réussit au moins à faire sensation, et un arrêt du Conseil du 17 septembre 1754 accorda la libre circulation entre les provinces.

Nous citerons plus loin les publications de plus en plus nombreuses et fréquentes de l’école — de la « secte », comme disaient ses adversaires : — mais nous reprenons rapidement ici les résultats de la campagne de réforme qu’elle poursuivait.

L’arrivée de Bertin au contrôle des finances, en 1759, était de bon augure pour les réformateurs[360]. Bertin, ancien intendant à Lyon, était un partisan convaincu de la liberté du commerce des grains. En 1760, il envoie une circulaire aux intendants pour leur demander de favoriser et de provoquer la fondation des Sociétés d’agriculture[361]. Enfin il rédige la fameuse déclaration du 25 mai 1763, qui ouvre véritablement une ère nouvelle. Elle rompt nettement avec l’ancienne doctrine de la nécessité de la réglementation, et elle proclame que « rien n’est plus propre à arrêter les inconvénients du monopole qu’une concurrence libre et entière dans le commerce des denrées alimentaires ». Bertin rétablit ainsi la double liberté du commerce des blés et de leur transport à l’intérieur, avec exemption de tous droits, même de ceux de péage. Il laisse toutefois subsister : 1° les règlements sur l’approvisionnement de Paris ; 2° les droits de marché ; 3° les réglementations locales et les droits d’octroi aux barrières des villes ; 4° l’administration des Mes du roi, système d’approvisionnement public que la couronne avait institué pour pouvoir subvenir, en cas de nécessité, aux besoins des villes et pour pouvoir en tout temps peser sur les cours par des achats et des ventes[362].

Mais l’avènement de la liberté souleva de violents orages. Seuls les Parlements de Toulouse et du Dauphiné applaudirent, à la réforme. Quant à celui de Paris, non content de protester avec ceux de Bordeaux et de Dijon, il se préparait à rendre un peu plus tard, en 1769, un arrêt pour obliger les marchands, comme par le passé, à se faire inscrire et à assurer l’approvisionnement. Turgot, en 1770, quand il fut intendant du Limousin, se vit encore réduit à briser la résistance du lieutenant de police d’Angoulême, qui prétendait contraindre les particuliers à se déposséder de leurs grains et à les porter au marché.

Dans l’intervalle Bertin avait cédé la place à L’Averdy. À ce dernier on doit deux choses : l’édit du 19 juillet 1764 et le fameux traité Malisset.

Par l’édit de 1764, l’exportation était permise, soit par terre, soit par mer, moyennant un droit ad valorem de 1/2 % toutes les fois que le blé ne valait pas plus de 12 livres 10 sous le quintal (ou 30 livres le setier de Paris) — ce qui correspondait, en poids et monnaie actuels, à 24 fr. 90. environ les 100 kil. — Pour la sortie par mer, vingt-sept ports, puis bientôt trente-six en tout, furent désignés, la sortie ne pouvant avoir lieu que sous pavillon français. L’édit de 1764 est purement inspiré par les physiocrates, comme en fait foi le passage sur la nécessité « d’animer et d’étendre la culture des terres, dont le produit est la source la plus réelle et la plus sûre de la richesse d’un État ».

L’Averdy fut moins heureux avec le traité Malisset, qui devint le point de départ de la fameuse légende révolutionnaire du pacte de famine, légende trop facilement acceptée par Henri Martin et même par Maxime du Camp[363]. Il s’agissait tout simplement d’une soumission qu’un gros négociant en blé, nommé Malisset, passa pour douze ans, le 28 août 1765, pour s’obliger, moyennant diverses commissions et divers avantages, à entretenir et à renouveler dans les magasins du roi autour de Paris une quantité de 40.000 setiers de blé qu’il prenait en charge et qu’il ne pouvait diminuer en une certaine mesure que dans les périodes de bon marché. Mais la concurrence trop inégale que Malisset faisait aux négociants ordinaires, découragea le commerce libre et poussa forcément au monopole. Aussi l’intendant des finances chargé des approvisionnements, Trudaine de Montigny fils, partisan lui-même de la liberté, imagina de passer avec un autre négociant un marché qui, en préjudiciant à Malisset par une concurrence inattendue, l’amena à solliciter de lui-même, pour le 31 octobre 1768, la résiliation d’un contrat aussi onéreux pour le roi que funeste au pays tout entier.

Pendant ce temps, grâce à la législation plus libérale de 1763 et de 1764, l’agriculture semblait se reprendre, non seulement au témoignage des physiocrates, mais de l’aveu même de leurs adversaires.

Puis vinrent les mauvaises récoltes et l’abbé Terray au contrôle général des finances. Ce sera la seconde phase du grand mouvement économique du XVIIIe siècle, et nous le verrons en étudiant Turgot.

Dans la première partie, les journaux non moins que les livres avaient servi aux physiocrates pour formuler et faire connaître leurs doctrines. En outre de la Gazette du commerce, où paraissaient aussi des articles de Forbonnais, dirigés contre les physiocrates, ceux-ci eurent pour organe soit le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, qui fut sous la direction de Dupont de juillet 1765 à novembre 1766 et qui passa alors du côté opposé, soit les Éphémérides du citoyen, de l’abbé Baudeau, qui, lui-même peu favorable d’abord aux physiocrates, se rallia ensuite tout à fait à eux et y appela Dupont comme rédacteur en chef en 1768. Ainsi dans la presse périodique les écrivains du parti rencontraient une vive opposition, et ils finirent par en être éliminés, après toute une période d’habiletés et de stratagèmes, pendant laquelle ils avaient eux-mêmes — Quesnay entre autres — fait des articles contre leurs propres doctrines, soit pour laisser au journal l’aspect d’une tribune impartiale où toutes les opinions pouvaient se produire, soit pour attirer davantage l’attention du public sur des propositions contredites ainsi sous ses yeux. La Physiocratie de Dupont, parue en 1767, n’est — sauf le Discours préliminaire composé par Dupont — que le recueil des articles que Quesnay avait publiés dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances. Un peu plus tard, ce fut dans les Éphémérides du citoyen que furent publiées pour la première fois, en 1770, les fameuses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, de Turgot, le premier ouvrage vraiment classique par le fond et par la forme qui ait été composé sur l’économie politique.

Mais depuis quelque temps une scission s’était opérée dans le groupe dont Quesnay avait été le centre à un certain moment. D’un côté se trouvaient Quesnay, Mirabeau père, Baudeau et quelques autres, convaincus que l’agriculture seule produit, tandis que la classe des industriels ; et des commerçants n’est qu’une classe stérile ; de l’autre côté se plaçaient Turgot et Morellet (nous ne parlons plus de Gournay, mort dès 1759), préoccupés avant tout de la liberté du commerce. Ce fut ce dernier groupe qui finit par l’emporter. Dupont avait été d’abord avec Quesnay : il se rallia peu à peu aux idées de Turgot, et il finit par réunir devant l’histoire, sous le nom générique de « physiocrates », les « économistes » proprement dits, sectateurs de Quesnay, et le groupe de Turgot.

Déjà aussi l’astre de Quesnay pâlissait. Voltaire, dans l’Homme aux quarante écus, avait raillé son disciple Mercier de la Rivière ; et Forbonnais, en 1767, avait discuté et combattu très sérieusement son Tableau économique. D’autre part, la mauvaise récolte de 1767 avait amené une cherté du blé que le peuple, toujours facile à séduire dans les périodes de disette et de calamités, attribua à la liberté du commerce et de l’exportation. L’abbé Terray, qui avait succédé en 1769, comme contrôleur général, à Maynon d’Invau, rétablit la réglementation du commerce des céréales. Les Éphémérides du citoyen, découragées par les ciseaux de la censure, ne tardèrent pas elles-mêmes à disparaître, en 1772. Si la carrière n’était pas encore achevée, au moins le prestige était-il évanoui.

Le parti trouva cependant un regain de popularité avec l’élévation de Turgot au ministère, lorsque Louis XVI, prenant le pouvoir avec un esprit appliqué et des vues irréprochables, inaugura son règne en rappelant au contrôle général des finances le seul homme dont les lumières et l’énergie auraient pu conjurer la Révolution et y substituer les réformes, si le roi avait eu l’audace de le soutenir jusqu’au bout. C’était en août 1774. Le 16 décembre de la même année mourut Quesnay, et le 12 mai 1776 Turgot fut invité à donner sa démission. Au commencement de la Révolution, tous les physiocrates étaient morts ou tombés dans le discrédit, sauf Dupont et Morellet.

L’influence de l’école physiocratique n’en avait pas moins été immense et elle survécut à la popularité de ses fondateurs, quelque inconscients qu’en fussent les hommes qui subissaient ces idées.

On doit aux physiocrates le mouvement sincèrement libéral qui caractérise les brillantes années du début de Louis XVI, éclairées par les victoires de la guerre de l’Indépendance ; on leur doit la liberté du commerce et du transport des céréales ; on leur doit enfin la suppression légale des corporations, qui, depuis le milieu du XVIIe siècle, n’avaient plus qu’une vie toute factice. Ce qu’il y a de bon dans l’œuvre fiscale de la Constituante est dû tout entier aux physiocrates. Ils ont sans doute semé plus d’idées qu’ils n’en ont vu germer et lever ; mais il leur restera toujours la gloire d’avoir montré dans la liberté économique le fondement de la productivité et de la prospérité générale. J.-B. Say, notamment, et Frédéric Bastiat sont de ceux qui leur ont fait le plus d’emprunts, sans se l’avouer peut-être à eux-mêmes : et l’un des derniers historiens de la physiocratie, Oncken, est allé jusqu’à dire « qu’aujourd’hui encore le système physiocratique attend sa réfutation scientifique[364] ». C’est cependant aller bien loin dans l’éloge, comme si l’on pouvait oublier que les physiocrates ont joint au mérite de défendre et d’honorer l’agriculture le tort de croire qu’il ne puisse pas y avoir de production dans les autres industries.

Ajoutons pour terminer, que le « principe économique », véritable postulatum de toute la science, est une formule de Quesnay : « Obtenir, avait-il dit, la plus grande jouissance possible avec le moins d’efforts possibles, c’est la perfection de la conduite économique. »

III

LES DOCTRINES PHYSIOCRATIQUES

Si nous cherchons à grouper les idées communes des physiocrates autour de quelques points principaux, nous les ramènerons aux suivants :

1° L’existence d’un ordre naturel des sociétés ;

2° La prépondérance de l’agriculture, considérée comme l’unique industrie productive ;

3° La justice et la nécessité du despotisme légal.

Mais est-il juste de les regarder comme les fondateurs de la théorie du libre-échange ? C’est ce que nous verrons, en étudiant leurs idées sur le commerce extérieur et les droits de douane.

Premier principe. — Ordre naturel des sociétés.

Il y a un certain ordre naturel qui doit être respecté, et les lois humaines, si elles le troublent, font le malheur des peuples.

Quesnay affectionnait cette maxime :

Ex natura jus, ordo et leges ;
Ex homine arbitrium, regimen et coercitio.

Dupont avait mis cet aphorisme comme épigraphe en tête de la Physiocratie. Les économistes y trouvaient une arme générale pour combattre les procédés administratifs des gouvernements de leur temps. Quesnay inscrivait presque à la première ligne de ses Maximes générales cette formule : « Que la nation soit instruite des lois générales de l’ordre naturel, qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait[365] » ; et Mercier de la Rivière intitulait son principal ouvrage : Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.

Or, aux yeux des physiocrates, les institutions essentielles qui découlent ainsi de la nature sont :

I. — La société elle-même.

C’est la nature qui a fait l’homme sociable et qui impose les lois constitutives de toute société. « L’homme, dit Quesnay, ne peut pas plus constituer l’ordre naturel qu’il ne peut se créer lui-même. Les lois constitutives de la société ne sont pas d’institution humaine… Il n’y a donc point à disputer sur la puissance législative quant aux premières lois constitutives des sociétés, car elle n’appartient qu’au Tout-Puissant, qui a tout réglé et tout prévu dans l’ordre général de l’univers[366]. » Cette vérité là n’était sans doute ni bien originale, ni bien neuve, et il ne s’était pas trouvé un seul philosophe chrétien qui ne l’eût enseignée : cependant, au moment où Rousseau allait lancer son Contrat social après son Discours sur l’inégalité des conditions, il était bon de multiplier les affirmations contraires ;

II. — La propriété, considérée comme fondement de l’ordre social.

« Que la propriété des biens-fonds et des richesses mobilières, disait Quesnay, soit assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes : car la sûreté de la propriété est le fondement essentiel de l’ordre économique de la société[367]. » Pour défendre la propriété, Quesnay insistait sans doute beaucoup, et d’une manière peut-être un peu exclusive, sur l’argument économique de l’utilité sociale ; mais cet argument ne perd rien de sa valeur propre, malgré le concours que d’autres arguments viennent lui donner.

Affirmer ainsi le caractère naturel et nécessaire de la propriété, c’était aller visiblement à l’encontre de la théorie de l’ancienne monarchie, où l’on ne craignait pas de proclamer « la propriété supérieure et universelle du roi sur toutes les terres[368] ». De plus, Quesnay, protégeant ainsi la propriété individuelle contre le domaine éminent du roi, ne la protégeait pas moins contre les exagérations de la fiscalité, en posant la règle que l’impôt ne doit pas être « destructif, ou disproportionné à la masse du revenu de la nation[369] », et cela, ne fût-ce qu’au point de vue des intérêts purement économiques.

C’est Mercier de la Rivière, tout particulièrement, qui dans son Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques a approfondi cette notion du droit naturel et abstrait de propriété[370]. Pour lui, la propriété de chacun sur sa « personne et sur les choses acquises par ses recherches ou ses travaux » est antérieure, au moins logiquement, à la société civile ; nous l’apportons dans cette société, sous la garde de laquelle nous la plaçons ; et les lois humaines, qui d’après la doctrine physiocratique sont faites pour garantir des droits, mais non pour en créer[371], doivent s’incliner devant la « nécessité de maintenir la propriété et la liberté dans toute leur étendue naturelle et primitive[372] ».

La propriété est le fondement de l’ordre social tout entier ; elle porte manifestement le caractère d’une « institution divine[373] ». Elle est de trois sortes : 1° la propriété personnelle », qui n’est autre que la disposition de nous-mêmes ; 2° la « propriété mobilière », qui porte sur les objets « produits ou acquis par nos recherches et nos travaux » ; 3° enfin la « propriété foncière », qui naît de ces travaux et des dépenses que nous faisons sur les terres, de telle manière que, « ces dépenses une fois faites, on ne peut plus enlever aux terres défrichées les richesses qu’on a consommées en les employant à ces opérations[374] ». La théorie de la propriété foncière fondée sur nos travaux et nos dépenses incorporés au sol tranche très nettement avec la théorie traditionnelle des jurisconsultes, qui, parlant avec raison de l’occupation, condition nécessaire du travail, n’avaient jamais attaché leur pensée à ce travail qui la suit[375]. Quant au respect du droit concret des autres, il naît du sentiment de notre droit abstrait de propriété sur nous-mêmes et sur les richesses mobilières ou foncières que nous sommes susceptibles d’avoir. Ainsi la terre, par l’institution de la propriété, nourrit des hommes en nombre naturellement croissant, tantôt parce que ces hommes la possèdent à titre de propriétaires fonciers, tantôt parce qu’ils la cultivent pour le propriétaire moyennant une part des fruits en nature ou bien moyennant un forfait en argent, tantôt enfin parce que « vos propres besoins — à vous propriétaires fonciers — besoins soit naturels, soit factices, assurent à cette troisième classe le droit de partager dans vos récoltes[376] ». Fondée ainsi sur la disposition de notre personne et de nos actes, sur la nécessité de pourvoir au présent et de prévoir l’avenir, l’institution de la propriété assure le plus possible de jouissances à l’humanité.

En tout cas les physiocrates, sur la, question de la défense de la propriété, se mettaient bien nettement en opposition avec Hobbes, qui proclamait le droit de tous à tout[377], et également en opposition avec J.-J. Rousseau, qui s’obstinait à ne voir dans la propriété qu’une institution purement arbitraire imposée par certains hommes, institution parfaitement funeste d’ailleurs à la masse de l’humanité[378]. Les physiocrates ont ainsi contribué puissamment à l’heureuse inconséquence de la Convention, dont la plupart des membres, disciples beaucoup trop serviles de Rousseau sur tous les autres points, ont cependant répudié ou passé dans l’ombre ce qu’il y avait eu de plus nettement socialiste dans l’œuvre du philosophe genevois[379]. C’est une justice qu’il faut savoir rendre ;

III. — La liberté économique.

Les physiocrates, à cet égard, réclamaient deux libertés qui manquaient plus ou moins à leur temps, c’est-à-dire la liberté des cultures et la liberté des échanges. Ainsi l’on voit Quesnay demander « que chacun soit libre de cultiver dans son champ telles productions que son intérêt, ses facultés, la nature du terrain lui suggèrent pour en tirer le plus grand profit possible[380], » et « qu’on maintienne l’entière liberté du commerce : car, ajoutait-il, la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’État consiste dans la pleine liberté de la concurrence[381] ». De là la fameuse maxime attribuée à Gournay : « Laissez faire, laissez passer », maxime qui peut bien remonter à d’Argenson[382] et qui autoriserait l’anarchie si on voulait la prendre en dehors des circonstances qui la faisaient alors adopter et en dehors du sens que les physiocrates lui donnaient.

Peut-être bien chez Quesnay cette liberté est-elle surtout regardée comme un procède pour faciliter l’écoulement des denrées, augmenter le produit net des terres et améliorer la condition du cultivateur[383]. Mais chez Mercier de la Rivière elle est certainement tout un principe ; et celui-ci découle de la liberté personnelle, comme le principe de la propriété des choses découlait aussi de la propriété de la personne. Par définition, le bien devait résulter du libre jeu des intérêts particuliers abandonnés à leur mutuelle concurrence.

« Le monde alors va de lui-même, dit Mercier : le désir de jouir et la liberté de jouir, ne cessant de provoquer la multiplication des productions et l’accroissement de l’industrie, impriment à toute la société un mouvement qui devient une tendance perpétuelle vers son meilleur état possible[384] ». « Plus on avance — disait aussi Dupont en 1771 — dans l’étude de l’ordre que la Sagesse suprême a donné à l’univers, et plus on est forcé d’admirer la réciprocité des rapports qui-unissent les diverses parties de cet assemblage immense. Rien n’y est isolé, tout s’y tient : toutes les causes sont effets, tous les effets sont causes. Les richesses, par exemple, font naître la culture ; la culture multiplie les richesses ; cette augmentation de richesses accroît la population ; l’accroissement de la population soutient la valeur des richesses mêmes. »

Ce tableau, dira-t-on, n’est qu’une description enthousiaste et poétique. Eh bien, Bastiat, en le reprenant avec des couleurs encore plus vives, y mettra plus de lyrisme et plus d’enthousiasme ; mais quant à nous, nous, croyons qu’il n’est pas moins facile de tirer du spectacle du monde économique que du spectacle de la création inanimée un hymne à la Providence et à la Sagesse infinie de Dieu. Cette croyance en une harmonie naturelle des relations est un des traits caractéristiques de la doctrine physiocratique, née d’ailleurs au milieu des bergeries sentimentales qui attendrissaient nos pères à la veille des égorgements de la Révolution.

Nous n’envisageons ici la liberté qu’au point de vue abstrait ; car il est impossible d’exposer et de discuter les théories physiocratiques sur le commerce extérieur, avant d’avoir étudié leurs théories sur le commerce en général. Nous y reviendrons un peu plus tard.

— Au fond, ce système n’avait-il pas avec lui ses exagérations, déjà dans la partie que nous venons d’en exposer ? Nous n’y contredisons point ; mais nous croyons qu’elles ont été exploitées contre lui avec plus de passion que de justice et d’impartialité. Les griefs soulevés sont les suivants :

1° L’inaction du gouvernement poussée jusqu’aux dernières limites.

On a voulu la trouver dans la maxime : « Laissez faire, laissez passer ». Il serait cependant plus juste de n’y voir que ce que les physiocrates y mettaient, c’est-à-dire une revendication énergique, mais nécessaire alors, de la liberté du commerce et de la liberté du travail.

En tout cas Quesnay, le véritable patriarche de la secte, pose en principe que le gouvernement doit favoriser une certaine orientation de l’activité et un certain emploi des revenus[385] ; il déclare que « l’autorité souveraine peut et doit instituer des lois contre le désordre bien démontré », en ayant soin, toutefois, de « ne pas empiéter sur l’ordre naturel de la société[386] » ; il consacre tout un long chapitre à ce qu’il appelle la « proscription de l’intérêt particulier exclusif[387] » ; enfin, il trace aux lois civiles positives un cadre qui nous semble laisser à l’État pleine liberté d’accomplir tout son devoir et de remplir toute sa mission[388].

Ce n’est pas tout, et il faut voir comment les physiocrates entendaient appliquer leurs maximes. Certes, l’administration de Turgot comme intendant du Limousin et les mesures énergiques qu’il y prit pour conjurer les malheurs de la famine, ne donnent pas prétexte aux prétendus interventionnistes pour l’accuser de mollesse, d’indifférence ou d’inertie en face des souffrances populaires. Un peu plus tard c’était lui aussi qui, au préambule du fameux édit du 6 février 1776, sur la suppression des corporations, plaçait sur les lèvres de Louis XVI cette belle pensée : « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits : nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer dans toute leur étendue les seules ressources qu’ils aient pour subsister[389] » ;

2° L’uniformité du système, qui, une fois tenu pour vrai, est réputé susceptible d’être appliqué partout indistinctement.

Ce second grief est beaucoup plus fondé que le premier. Les jugements et les procédés de l’école physiocratique sont en effet trop absolus ; c’est un code en un trop petit nombre d’articles ; c’est un formulaire ne s’appliquant pas à une assez grande variété de conditions. Mais ce défaut s’explique très bien chez les physiocrates, d’abord par l’esprit éminemment classique et simpliste des salons du XVIIIe siècle ; ensuite, par l’abus de la méthode métaphysique, vers laquelle toute science qui débute a toujours incliné beaucoup trop ; enfin, par la pénurie des observations économiques et par une connaissance insuffisante de la complexité des phénomènes. Même aujourd’hui, beaucoup des hommes qui accusent l’école physiocratique d’un dogmatisme exagéré, tombent dans le même défaut, en abordant les questions économiques, soit avec les déductions métaphysiques de Karl Marx, soit avec d’autres formules aprioristiques, qu’ils empruntent ordinairement à la morale et dont ils font des applications erronées et abusives.

Cependant, même avec les physiocrates, il faut bien noter qu’ils prétendaient légiférer seulement pour un peuple « agricole » : ce n’est, en effet, que pour un peuple « agricole » que Quesnay rédigeait les Maximes, et Mercier de la Rivière établissait très nettement le contraste (inexact d’ailleurs) des peuples agricoles et des peuples commerçants[390] ;

3° La confusion entre l’ordre économique et l’ordre moral, en ce sens que les lois morales ne tendraient qu’à assurer le bien-être du genre humain, et que la science morale deviendrait la subordonnée de la science économique.

« Les lois naturelles, disait par exemple Quesnay, sont ou physiques ou morales. On entend ici par loi physique le cours, réglé de tout événement de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. On entend ici par loi morale la règle de toute action humaine de l’ordre moral conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain[391]. »

Des passages de ce genre ne nous semblent protégés contre la critique d’une saine philosophie que par l’obscurité qui les enveloppe et qui permet de disserter sans fin sur la véritable pensée de leur auteur. Mais en réalité, si les lois morales tendent certainement au bonheur des hommes en général et même de tous les hommes en particulier, c’est, avant toutes choses, dans la perspective des récompensés qui doivent en suivre l’accomplissement. En outre — à moins que par lois morales Quesnay n’ait entendu le rapport de succession entre un fait envisagé au point de vue de sa moralité et un autre fait dont le premier serait la cause — il semble bien y avoir chez les physiocrates une confusion manifeste entre les deux sens très divers du mot « lois », selon que l’on parle de lois morales proprement dites, qui commandent, ou bien de lois économiques, qui ne font que décrire et expliquer.

La confusion de l’économie politique et de la morale — ou plutôt le caractère subalterne de la morale à l’égard de l’économie politique — éclate surtout dans l’Abrégé des principes de l’économie politique. Cet Abrégé, paru en 1772, est un manifeste à forme bizarre, qui rappelle à la fois, suivant le mot de Dupont, tout ensemble « les arbres généalogiques et les inscriptions lapidaires ». Il est de Charles-Frédéric, margrave de Bade ; mais Dupont, soupçonné d’y avoir collaboré, doit au moins l’avoir inspiré, et en tout cas les physiocrates y ont bien reconnu leur esprit[392]. Ce qui est certain, c’est que Dupont félicite Quesnay d’être « parti de l’intérêt calculé des hommes pour arriver aux résultats que dicte sévèrement leur droit naturel, et d’avoir commencé à constater la sanction physique et impérieuse des lois naturelles — ce qui l’a conduit à en reconnaître la justice — », tandis que « les écrivains moraux et politiques, s’ils ont très bien fait sentir la justice de quelques unes de ces lois, ont toujours été embarrassés pour trouver la sanction physique de ces mêmes lois[393] ».

Mais en même temps que nous protestons ici contre la subordination de l’éthique à l’économique, nous n’acceptons pas davantage entre ces deux sciences un ordre inverse de hiérarchie. Nous maintenons donc la formule enseignée ailleurs par nous, à savoir que, si l’homme doit demander d’abord à la morale de lui dicter sa conduite, ce n’en est pas moins à l’économie politique seule, et non subordonnée à la morale, qu’il doit demander ensuite quelles vont être, dans l’ordre des prévisions humaines, les conséquences économiques que ses actes vont entraîner après eux ;

4° L’optimisme exagéré. Là encore, convenons-en, il y eut chez les physiocrates quelque chose de cette illusion et de cette ardeur communes à presque tous les auteurs de grandes découvertes et à tous les fondateurs de systèmes nouveaux. Mais — dirons-nous aussi — que ceux-là jettent la première pierre à l’école physiocratique, qui n’ont pas promis la régénération sociale et le bonheur de l’humanité par la mirifique vertu d’une formule de leur invention !

— De tout cela on a rejeté les thèses morales, l’exagération du laissez-faire et l’optimisme sans limites basé sur

l’harmonie nécessaire de tous les intérêts. En général, au contraire, on a eu la sagesse de garder la croyance à des lois économiques naturelles, qu’on a cherché depuis lors à mieux connaître et qu’on a vues un peu autres que les « économistes » d’antan n’avaient cru les trouver ; puis on a gardé, dans la pratique contemporaine universelle, la liberté du travail, de la production et des échanges, que les physiocrates avaient puissamment concouru à nous donner.

Deuxième principe. — Productivité de l’agriculture seule.

L’agriculture est la seule industrie qui produit : le travail subséquent transforme sans produire ; aussi les manufacturiers, commerçants, ouvriers quelconques des industries non agricoles composent-ils une classe stérile.

Cantillon avait déjà exprimé, comme une définition qui dominait tout, cette idée que « la terre est la source ou la matière d’où l’on tire la richesse[394] » : mais, avec cela il regardait aussi le travail de l’homme comme la « forme qui produit la richesse ». Ce n’est donc bien que chez les physiocrates que cette idée de la production par la seule agriculture a pris corps et qu’elle est devenue un axiome, base pour ainsi dire de la science tout entière. On peut voir dans cette doctrine une réaction toute naturelle, soit contre les exagérations et les erreurs du système de Law, soit contre l’industrialisme quelque peu exclusif de Colbert[395]. C’était aussi un retour raisonné vers les principes que Sully avait appliqués dans son administration.

N’était-ce point également un retour inconscient à la vieille thèse d’Aristote, qui condamnait l’acquisition chrématistique, et à celle de la théologie scolastique, qui bien certainement ne voyait pas de sources de production en dehors de la terre et du travail ? Eh bien, non. Assurément, ce n’est pas devant une autorité péripatéticienne ou théologique que les physiocrates auraient consenti à s’incliner : mais ce n’est pas tout, et leur thèse est bien intrinsèquement différente : car le travail lui-même ne leur apparaît pas comme un agent producteur — « la forme qui produit », disait Cantillon — et leur attention se concentre à tel point sur la nature que les industries de transformation — et non point seulement le commerce — se voient infliger la qualification de stériles, à quoi, jusque là, l’on n’avait point songé.

Cette productivité de l’agriculture, en contraste avec l’improductivité des industries de transformation, revient pour ainsi dire à chaque ligne dans les Maximes de Quesnay[396]. « Que le souverain et la nation, dit-il, ne perdent jamais de vue que la terre est l’unique source des richesses et que c’est l’agriculture qui les multiplie[397]. » L’agriculture doit recevoir nécessairement des avances pour conserver et accroître sa productivité[398] ; et l’État doit encourager ces « dépenses productives », aux dépens des « fortunes pécuniaires[399] ».

Le Tableau économique tracé un an plus tard, en 1758, renferme sur ce sujet la quintessence de la doctrine physiocratique, montrant comment les « dépenses du revenu » circulent sans fin dans la société pour alimenter d’une part les « dépenses stériles relatives à l’industrie » et d’une autre les « dépenses productives relatives à l’agriculture[400] ».

Quesnay distingue trois classes dans la nation : 1° la classe productive ou des cultivateurs ; 2° la classe des propriétaires ; 3° la classe stérile, qui comprend tout le surplus de la population — marchands, industriels, fonctionnaires, etc. — La classe productive tire de la terre un produit brut ; elle retient sur ce brut sa nourriture, les salaires de ses ouvriers et les frais reproductifs tels que semences et renouvellement du matériel. Le surplus constitue le produit net : il est versé aux propriétaires. La classe des propriétaires fait trois parts de ce produit net : une première part retourne aux cultivateurs en achat de denrées alimentaires ; une deuxième va à la classe stérile en achat de marchandises manufacturées ; une troisième — s’il y a un excédent — est employée à titre d’économies. La classe des propriétaires, ajoutons-le, se subdivise à son tour en trois sous-classes : le souverain, les possesseurs des terres et les décimateurs[401]. La classe stérile emploie, soit en achat de denrées alimentaires, soit en achat de matières premières, ce qu’elle vient de recevoir de la classe des propriétaires. Mais elle ne produit pas, à proprement parler ; tout au plus doit-on lui savoir gré de faire des choses utiles en procurant des richesses qui, telles que des maisons, survivent à l’effort présent et se conservent pour l’avenir.

Tel est le processus de la production et de la matière produite ; et Quesnay n’hésita pas à essayer de représenter par des chiffres l’évolution et la répartition du produit brut telles qu’il les envisageait. Il supposait, par exemple, un produit agricole brut de cinq milliards, sur lesquels deux milliards représentaient les avances à faire à la reproduction et l’entretien en nature de la classe productive. Restait un produit net de trois milliards. Alors « les trois milliards, que la classe productive a reçus pour les ventes qu’elle a faites aux propriétaires du revenu et à la classe stérile, sont employés par la classe productive au paiement du revenu de l’année courante, de deux milliards, et en achat d’un milliard d’ouvrages qu’elle paye à la classe stérile[402]. »

Comment expliquer logiquement cette thèse de la productivité exclusive de l’agriculture et de la stérilité essentielle de l’industrie et du commerce[403] ? Pour répondre à la question, il faut peut-être se souvenir que les récoltes semblèrent naître de la terre et pour ainsi dire être créées par elle, aussi longtemps que la chimie n’eut pas démontré que les végétaux sont une vivante transformation des éléments de l’atmosphère et du sol. Quesnay disait « qu’une production est une richesse renaissante[404] » ; et encore un demi-siècle plus tard Jean-Baptiste Say, qui tient aux physiocrates par plus d’un côté[405], écrivait que « le champ est comme un creuset dans lequel vous mettez du minerai et d’où il sort du métal et des scories », en ajoutant que « si un fonds de terre s’usait, il finirait, au bout d’un certain nombre d’années, par être consommé tout entier[406]. » De là pour les physiocrates la différence entre la production et le gain. L’industriel et le négociant peuvent gagner : mais il n’y a que l’agriculteur qui produit, car la production est une création de matière utile, plutôt qu’une addition d’utilité sur une matière préexistante. Dès le début, la philosophie économique de Quesnay se place sur ce terrain[407]. Tout au plus « les travaux d’industrie contribuent-ils à la population et à l’accroissement des richesses, pourvu qu’ils n’occupent pas des hommes au préjudice de la culture des biens-fonds », car en ce cas ils seraient doublement nuisibles, en préjudiciant tout ensemble à l’enrichissement et au développement de la population[408].

Il y avait beaucoup à répliquer. Rendons même à Quesnay cette singulière justice que, dans le-temps où les physiocrates se réfutaient eux-mêmes pour se donner l’occasion de discuter et pour forcer le public à s’occuper d’eux, lui-même s’est combattu très fortement dans son Mémoire sur les avantages de l’industrie et du commerce et sur la fécondité de la classe prétendue stérile[409]. Là, Quesnay a fort bien établi que « la classe stérile est réellement, la classe productive de la valeur vénale qui donne à ces productions (de la classe agricole) la qualité de richesses » ; et il ajoute non moins justement que « c’est au commerce des transports que la classe des cultivateurs doit, pour la plus grande partie, le prix de la vente de la première main des productions qu’elle fait naître[410] ». Et Dupont de reconnaître en note — comme rédacteur en chef du Journal de l’agriculture — que « ce mémoire est peut-être le plus fort, le plus suivi, le plus serré » qui ait été fait contre le système du Tableau économique. Tout cela, il est vrai, pour mieux amorcer le public !

Que restait-il à riposter ? Quesnay se chargea de réfuter son pseudonyme sous un autre pseudonyme[411]. Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que la réplique ne vaut pas l’objection. L’adversaire disait que « la classe stérile contribue au moins à la valeur vénale des productions qu’elle achète de la classe productive » : Quesnay lui répond que la classe stérile « n’y contribue pas plus que la classe productive ne contribue à la valeur vénale de ce qu’elle achète à la classe stérile ; et que ses achats se contrebalancent de part et d’autre, de manière que leur effet se réduit de part et d’autre à des échanges de valeur pour valeur égale » ; il répond qu’il faut « distinguer la valeur des productions renaissantes de la valeur des dépenses purement en frais, car une dépense n’est pas une production…, et que la classe stérile, ne vendant que des valeurs de pures dépenses en frais, n’est pas productive du prix de ces ventes[412] ». Aussi la classe stérile, « comme elle ne produit rien et qu’elle ne travaille que pour la consommation, ne peut subsister que par les richesses de la nation, c’est-à-dire par les richesses que la classe productive fait naître[413]. ». Dupont appelait l’objection le sophisme de la source et de la corde, « parce que la corde sert à puiser l’eau que la source produit et parce que les esprits faux ne savent pas discerner si c’est la corde ou bien si c’est la source qui donne l’eau[414].

Partant de là, Quesnay faisait résulter le bien-être général d’une augmentation du produit net des terres, parce que cette augmentation allait fournir plus largement aux dépenses des deux autres classes et particulièrement à celles de la classe stérile. Autrement dit, par l’accroissement du produit net, la classe stérile allait transformer davantage : on la verrait tout ensemble davantage consommer et faire consommer[415].

Ainsi un prix raisonnable du blé, « un bon prix, comme dit Quesnay, qui procure de si grands revenus à l’État, n’est point préjudiciable au bas peuple[416]. » Cependant dans la cherté il faut distinguer celle qui est constante et régulière, d’avec celle qui n’a pour cause que le manque de liberté et qui alterne d’une manière très funeste avec les avilissements des prix.

Nous pouvons bien nous expliquer ces vœux que les physiocrates faisaient pour renchérissement du blé ; car les prix alors étaient bas, les campagnes étaient pauvres, et Quesnay, réel connaisseur en matière agricole, parlait de variations entre 10 à 30 livres le setier (environ de 8 fr. 30 à 24 fr. 90 les 100 kilos) et d’une moyenne de 17 livres 8 sous le setier (14 fr. 45 les 100 kilos)[417], alors que, suivant l’estimation commune, l’agriculture était en perte si le froment ne se vendait pas de 15 à 18 livres le setier (de 12 fr. 45 à 14 fr. 90 les 100 kilos)[418].

Il faut tout sacrifier à cette recherche du produit net le plus élevé, et cela non point par égoïsme, mais tout simplement par le sentiment du bien général à procurer.

Par conséquent il ne suffit pas de recommander l’économie dans les frais de culture ; il faut aussi ne pas reculer devant l’emploi de la main-d’œuvre étrangère — les Savoyards, disait Quesnay, s’ils coûtent moins que les Français — car la hausse du produit net fera faire de nouvelles avances à l’agriculture ; partant de là, elle provoquera l’abondance des récoltes et l’accroissement de la population même nationale[419].

Toutefois, par un contraste assez curieux, ces agrariens d’autrefois demandaient à la liberté le relèvement de l’agriculture, tandis que ceux d’aujourd’hui le demandent à la protection. Il est vrai que dans cet intervalle les réglementations n’ont pas moins changé que les situations[420].

La théorie de la productivité exclusive de l’agriculture a entraîné, d’autre part, deux conséquences doctrinales très remarquables, l’une au point de vue de l’impôt, l’autre au point de vue de la liberté du commerce extérieur.

Pour les physiocrates, c’est un axiome que les impôts, quels qu’ils soient, retombent sur l’agriculteur, de même que toute chose utile et toute production procèdent de lui. Par conséquent les impôts indirects doivent être condamnés ; ils entraînent des répercussions indéfinies ; ils nécessitent des armées de fonctionnaires et enchérissent le recouvrement ; bref, comme dit Quesnay, ils coûtent au pays plusieurs fois plus qu’ils ne rapportent au souverain, et si le souverain les élève pour en retirer les sommes nettes dont il a besoin, l’écart va toujours grandissant entre les sommes nettes qu’il perçoit et les sommes brutes arrachées au premier obligé[421]. Voilà encore pourquoi l’élévation du produit net des terres sera si avantageuse : c’est que le souverain pourra lever plus d’impôts[422]. N’y a-t-il pas là, par des arguments tout nouveaux, un écho pour ainsi dire de la correspondance de Colbert avec les intendants, lorsque celui-ci autorisait la sortie des blés pour que les paysans pussent payer la taille au roi[423] ?

Bref, les physiocrates proclament nécessairement arbitraire tout impôt indirect sur les choses « commerçables » et sur les personnes[424] ; ils ne tiennent pour rationnel que l’impôt direct sur les : fonds, impôt proportionnel au produit net moyen de la terre[425]. Mirabeau, après sa conversion à la physiocratie, avait consacré toute sa Théorie de l’impôt (1760) à la démonstration et à l’application de cette thèse. À cet égard, les physiocrates n’étaient pas même d’accord avec Vauban, qui non seulement avait admis des impôts sur d’autres revenus que ceux des biens-fonds et admis en outre des contributions indirectes et des taxes de consommation, mais qui aussi, en atteignant la terre, avait voulu l’atteindre dans son revenu brut et proportionnellement à lui[426]. Or, si défectueux que soit le procédé des physiocrates, il est cependant sur ce point là moins injuste que celui de Vauban. Quesnay estimait le produit net agricole de la France à 3 milliards et croyait qu’on aurait pu en prendre les 2/7 à titre d’impôt : l’impôt foncier aurait donné ainsi 850 millions par an, soit 28 %, charge qui aurait été évidemment ruineuse pour l’agriculture. Mais le « salaire des hommes » aurait été expressément affranchi, ainsi que toute la classe stérile et toute celle des fermiers des biens-fonds[427].

La Constituante fit d’assez larges emprunts à cette partie de la théorie physiocratique ; elle y a pris entre autres la définition du revenu net dont elle a fait l’article 2 de la loi du 1er décembre 1790 et le point de départ de l’impôt foncier réel et proportionnel[428].

Par une conséquence assez inattendue, la théorie de la productivité exclusive et unique de l’agriculture fournissait un argument contre le système mercantile. En effet, la crainte de la sortie du numéraire ne doit pas empêcher la circulation des marchandises — pas plus à l’entrée qu’à la sortie — s’il est vrai qu’il n’y ait pas d’autres richesses véritables que les produits de la terre fécondée par les avances et le travail de l’homme[429]. L’essentiel, c’est d’encourager la reproduction ; et en quoi le courant de la balance du commerce vient-il y aider ou bien directement y faire obstacle ?

Dans un autre sens, au contraire, on doit craindre la sortie, des revenus. En effet, il ne faut pas, dit Quesnay dans ses Maximes, « qu’une partie de la somme des revenus passe chez l’étranger sans retour, en argent ou en marchandises » ; il faut également éviter « la désertion des habitants qui emporteraient leurs richesses hors du royaume[430] », et c’est bien, paraît-il, à l’intérieur de la nation que doit se vérifier cette autre maxime : « Que la totalité des sommes du revenu entre dans la circulation annuelle et la parcoure dans toute son étendue ; qu’il ne se forme point de fortunes pécuniaires ou du moins qu’il y ait compensation entre celles qui se forment et celles qui reviennent dans la circulation[431] ».

Surtout il y avait en tout ceci plus de dédain que de faveur pour le commerce international. Les physiocrates proclamaient bien haut que « les avantages du commerce extérieur ne consistent pas dans l’accroissement des fortunes pécuniaires » ; que « celles-ci ne mesurent pas les richesses d’une nation », et que la balance du commerce ne révèle pas davantage le degré de la prospérité d’un peuple[432] — et en cela ils étaient bien les adversaires du mercantilisme : — mais dans le fond ils se souciaient fort peu de développer le commerce extérieur et les transformations opérées pour le compte de l’étranger.

Mercier de la Rivière est fort instructif sur ce point. Pour lui, tout commerce n’est qu’un « échange de marchandise pour marchandise… », afin de « parvenir à une consommation » ; On ne doit donc pas « se laisser séduire par les dehors imposants des ventes qui se succèdent les unes aux autres » : cependant, « comme la consommation est la mesure de la reproduction, et comme le commerce intérieur est le moyen par lequel la consommation s’opère ; la liberté dont il jouit est tout à l’avantage de la reproduction[433] ». Nous reviendrons plus loin sur la question du commerce extérieur et du libre-échange.

L’industrie n’est pas autrement traitée[434]. Même la vente faite à l’étranger à un prix plus élevé que le « prix nécessaire » ne serait pas un gain pour la nation, parce que ce prix ferait loi pour le commerce intérieur et parce que, dans ce cas, la nation — essentiellement composée de la classe productive — serait « mise à contribution par l’ouvrier vendeur[435] ». Et telle était bien dans son ensemble la doctrine avérée de l’école, comme le prouvent les axiomes de Quesnay et l’adhésion de Dupont.

C’était donner beau jeu aux mercantilistes. La Gazette du commerce publia[436] la lettre d’un « habitant de Nîmes » sur la question suivante : « Dix fabricants de Nîmes achètent aux Italiens de la soie pour un million de livres ; avec cette soie ils font fabriquer des bas à Nîmes et ils les revendent deux millions et demi de livres, partie aux Allemands et partie aux Portugais. On demande si ces manufacturiers n’appartiennent pas à la classe productive ; on demande si ce travail n’augmente pas les ressources et le nombre des consommateurs, ainsi que la quantité et la valeur des denrées nationales ». L’objection était grave. Quesnay se chargea d’y répondre. Il le fit assez péniblement, et beaucoup plus en contestant la vraisemblance de l’hypothèse qu’en réfutant la logique des conclusions[437].

Ne quittons pas ce sujet sans appeler l’attention sur la théorie des avances à la culture. Celles-ci comprennent : 1° les avances foncières, c’est-à-dire la formation même du terrain cultivable ; 2° les avances primitives, telles que bâtiments, matériels, etc., avances qui ont besoin d’être entretenues à peine de dépérissement ; 3° les avances annuelles ou dépenses de culture proprement dites[438].

On peut voir dans cette distinction quelque chose d’analogue à celle du capital fixe et du capital circulant d’Adam Smith. Smith n’a fait que généraliser pour toutes les industries une théorie que les physiocrates n’avaient énoncée que pour l’agriculture : encore Karl Marx accuse-t-il Adam Smith de « retomber, dans l’application, loin derrière Quesnay[439] », sans doute au point de vue du processus de circulation et de production[440].

À mesure qu’on arrive un peu plus tard, le mot «  capital » fait lui-même son apparition : avec Le Trosne, par exemple, dans l’Intérêt social publié en 1777[441].

Telle est, dans son ensemble et ses principales conséquences pratiques, la théorie de la productivité de l’agriculture et de sa prédominance absolue, sur les autres branches du travail.

Mais ce système ne garda pas longtemps de défenseurs aussi intransigeants que ceux que nous avons vus jusqu’à présent. Quelque excuse qu’il pût trouver alors dans l’importance relativement plus considérable de l’agriculture comparée, aux manufactures, au commerce et aux transports, on s’aperçut bien vite qu’une pareille doctrine était inadmissible.

Dès 1766, Turgot écrivait déjà à Dupont : « Vous êtes les protecteurs de l’industrie et du commerce, et vous avez la maladresse d’en paraître les ennemis ». Pourtant, avant d’abandonner entièrement la classification physiocratique, on essaya de faire disparaître l’appellation de « classe stérile », en la remplaçant par quelque autre nom qui fût moins évidemment impropre et qui n’eût pas le même caractère odieux. Turgot, dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, se mit à dire « classe stipendiée[442] », et Dupont proposa l’expression de « classe subordonnée ». Tous ces mots avaient le même, tort ; ils niaient ou dissimulaient la productivité incontestable, et dès lors incontestée, de l’industrie manufacturière, des transports et même du commerce.

Nous abordons un dernier sujet.

Ici, nous intervertissons un peu l’ordre que nous avions indiqué plus haut, et nous allons discuter si les physiocrates ont inauguré la théorie du libre-échange international[443].

Question. — Le commerce extérieur et le libre-échange.

Les physiocrates ont-ils apporté la théorie du libre-échange ?

On l’a cru longtemps, et toute l’école libre-échangiste a travaillé à le faire croire[444]. L’opinion en est cependant revenue, sous l’influence des études plus approfondies et plus impartiales qui ont été faites au cours de ces dernières années.

La vérité, c’est que les physiocrates ne faisaient pas entrer cette question dans le cadre de leurs formules, et par là s’expliquent assez bien soit certaines divergences entre eux au sujet du commerce extérieur, soit surtout l’évolution de leurs idées à mesure que l’autorité du maître allait en s’affaiblissant ; la vérité encore, c’est qu’ils ne furent jamais mercantilistes — sauf probablement Gournay — et que, s’ils furent libéraux, leur libéralisme s’est inspiré de considérations qui n’ont rien de commun avec les principes proprement dits du libre-échange. Turgot, il est vrai, doit être mis à part ; puis les idées aussi marchaient et Dupont lui-même a modifié graduellement sa manière de voir.

Tout d’abord Gournay, partisan de la liberté du commerce intérieur en même temps que de la liberté du travail, ne paraît point avoir transporté ces théories là dans le domaine du commerce international. Bien plus, il traduisit l’ouvrage déjà cité de Child[445], où se trouvait la formule essentielle du système de la balance du commerce, et bien loin de la critiquer quelque-part, il faisait observer que les deux ouvrages de Child et de Culpeper contiennent, de l’aveu des nations les plus commerçantes, les meilleurs principes que l’on connaisse en fait de commerce[446] ».

Chez Quesnay lui-même, on pourrait relever çà et là quelques formules qui seraient à première vue favorables à la théorie de la balance du commerce et notamment celle-ci : « Plus un royaume peut se procurer de richesses en argent, plus il est puissant et plus les facultés des particuliers sont étendues, parce que l’argent est la seule richesse qui puisse se prêter à tous les usages et décider de la force des nations relativement les unes aux autres[447] ».

Mais l’hostilité profonde que les derniers des mercantilistes, comme Forbonnais, témoignaient aux physiocrates, et la place insignifiante ou nulle que les physiocrates firent à une étude de la monnaie, montrent bien qu’une profonde distance séparait la nouvelle école de toutes celles qui l’avaient précédée.

C’est que la monnaie, pour les physiocrates, n’est plus ni la richesse, ni le signe même de la richesse ; elle est simplement un instrument nécessaire de l’échange, dont l’abondance dictera ce prix élevé des denrées agricoles qu’ils regardent comme la condition indispensable ou unique du relèvement et de la prospérité de l’agriculture. Le Trosne dit expressément : « On ne doit jamais s’inquiéter de l’argent, il y en a toujours assez… On peut suppléer à l’argent, mais rien ne peut suppléer aux productions[448]. »

Cela dit, les physiocrates étaient bien partisans de la liberté commerciale, non seulement à l’intérieur, mais à l’extérieur aussi : seulement ce n’était que dans l’intérêt des producteurs agricoles. Volontiers eussent-ils envisagé la suppression des droits de douane comme une mesure de protectionnisme agrarien. Il fallait que la France pût acheter les produits manufacturés de l’étranger, pour qu’elle pût lui vendre en retour ses produits agricoles et pour qu’elle pût faire hausser à l’intérieur le prix de ces mêmes produits. On sent que les physiocrates veulent réagir contre le mercantilisme colbertiste, qui avait protégé si énergiquement l’industrie aux dépens pour ainsi dire de l’agriculture ; et ils attendent de la liberté commerciale, en faveur de l’agriculture, non seulement des ventes plus faciles de ses produits, mais aussi des cours plus réguliers et de moindres variations du prix de ses denrées. « Il est prouvé, disait Quesnay, que (cette liberté) en même temps qu’elle renchérit les productions du pays, leur assure un prix beaucoup moins variable[449]. »

Bien plus, tout au rebours des libre-échangistes, les physiocrates ne tiennent aucunement au développement du trafic international. Mercier de la Rivière surtout y est très peu favorable. Pour lui, le commerce extérieur n’est qu’un « pis-aller » ; sa nécessité, lorsqu’elle résulte du climat, est un « malheur » ; quand il est « indispensable », il faut dire qu’il est un « mal nécessaire[450] ». On doit bien se garder de confondre « l’intérêt du commerce », c’est-à-dire « l’intérêt particulier, des commerçants nationaux », avec « l’intérêt commun de la nation[451] ». Le commerçant est « nécessairement cosmopolite : comme instrument du commerce, il est nécessairement aux gages de plusieurs nations ;…il ne considère point de quel pays sont ses vendeurs, ni, quand il revend, de quel pays sont ses acheteurs. » Ce n’est pas encore assez : « les commerçants nationaux, poursuit-il, ne font point, en cette qualité, partie des hommes qui constituent l’État ; et une preuve, c’est que les richesses mobilières et occultes ne font jamais corps avec les richesses de l’État et même ne s’accroissent qu’aux dépens de celles de l’État…, car il n’y a que les productions annuellement renaissantes dans l’État, qu’on puisse regarder comme richesses pour l’État[452]. »

Ainsi, ce que les physiocrates demandent, c’est un commerce extérieur, non pas très développé, mais très libre. « Le commerce extérieur, disent-ils, diminue en raison inverse de l’augmentation du commerce intérieur[453]… Le plus petit commerce extérieur est suffisant, pourvu qu’il jouisse de la plus grande liberté[454]. » Toujours incapable d’enrichir une nation, le commerce extérieur est capable de l’appauvrir, de la ruiner, de l’anéantir[455]. Enfin un peuple commerçant fera toujours un État précaire, incapable de vivre d’autre chose que des salaires payés par d’autres nations[456].

Pourquoi donc, s’il en était ainsi, les physiocrates étaient-ils des libéraux en matière de douanes ? C’est que, comme tous leurs contemporains[457], ils étaient convaincus que la France récoltait beaucoup plus de céréales qu’elle n’en pouvait consommer : de là et des entraves au commerce venait suivant eux la misère des campagnes. La liberté qu’ils réclamaient était donc une liberté dont l’exportation seule aurait profité, car ils ne se préoccupaient nullement d’une importation dont l’hypothèse ne s’était jamais présentée à leur esprit. L’essentiel pour eux, c’était de faire hausser les prix pour relever le produit net des terres : or, « pour me procurer constamment et nécessairement le plus haut prix possible, il est indispensable que je puisse librement préférer l’étranger, et que les consommateurs nationaux, au lieu de me faire la loi, la reçoivent de la concurrence[458]. »

Mais Le Trosne, qui en 1777 tient encore et tout autant à cet enchérissement des produits nationaux[459], y mêle enfin quelque souci des intérêts du consommateur. Hostile aux droits de sortie, qui détourneraient de nos marchés des acheteurs étrangers ou bien qui retomberaient sur les producteurs nationaux sous la forme d’une baisse de leurs prix de vente, il l’est aussi aux droits d’entrée, parce que la nation qui achète « doit être considérée, dit-il, comme composée uniquement de consommateurs, et n’a d’autre intérêt que de payer au plus bas possible les productions qu’elle tire de l’étranger ; c’est donc à elle qu’elle préjudicie par des droits d’entrée[460]. »

Ce sont ces conseils, c’est cette opposition faite aux droits d’entrée et de sortie, en un mot c’est cette politique de franchise douanière qui a fait croire du même coup à une doctrine de libre-échange nettement formulée.

Il n’en est rien, cette théorie nouvelle demeure fortement influencée, voire même déterminée par la certitude que la France n’a rien à craindre de l’importation étrangère, si ce n’est pour « quelques ouvrages de luxe et de pure fantaisie, objet futile et qui certes ne mérite aucune attention dans la masse des travaux, objet, d’ailleurs, pour lequel la France conservera toujours des avantages[461] » ; puis le dernier état de la pensée de Le Trosne, c’est que ce commerce sera toujours onéreux, par les frais de transport qu’il nécessitera en pure perte et aux dépens du produit net de la terre. « Le commerce d’une province frontière à une province limitrophe d’un autre État, dit-il, est le même que celui de deux provinces voisines d’un même empire. La différence de domination n’y fait rien : ce n’est pas parce qu’il se fait avec l’étranger que le commerce extérieur est onéreux, ce ne peut être qu’à raison de l’éloignement[462]. »

Troisième principe. — Despotisme légal.

La loi — et je veux dire la loi positive ou loi de l’État — doit avoir un pouvoir absolu, parce que la loi, dans un peuple éclairé et instruit, ne peut vouloir que le bien et ne peut être que conforme au droit naturel[463]. Quant au mot « despotisme légal », il est de Mercier de la Rivière.

Quesnay ne voulait même dans l’État aucune force qui pût faire contrepoids à l’omnipotence du législateur[464]. La concurrence individuelle lui paraît un des éléments essentiels de la richesse et de la prospérité d’un peuple, tandis qu’au contraire « les commerçants, les entrepreneurs de manufactures, les communautés d’artisans, toujours avides des gains et fort industrieux en expédients, sont ennemis de la concurrence et toujours ingénieux à surprendre des privilèges exclusifs[465] ». Il appelle cela la « proscription de l’intérêt particulier exclusif ». Ainsi le soin de l’égalité dans la concurrence est pour lui le motif de l’émiettement nécessaire des forces économiques. C’est donc de lui, autant que de Jean-Jacques Rousseau, que les hommes de la Révolution s’inspirèrent en dissolvant toutes les associations préexistantes, en interdisant à l’avenir tout groupement et toute entente des citoyens entre eux, et en fondant l’absolutisme jacobin sur le principe de la dispersion de toutes les forces morales et sociales. Nous reviendrons d’ailleurs sur la suppression des corporations et sur l’interdiction des associations ouvrières, avec d’autant plus de soin que le régime de fait du XVIIIe siècle est d’ordinaire moins exactement connu et présenté.

Comment les physiocrates, partisans de la liberté économique, pouvaient-ils aboutir à cette formule du despotisme de la loi ? À première vue on s’en étonne, et bientôt on arrive à le comprendre. Ils avaient des intentions droites, jointes à des convictions inébranlables. C’est même une justice à leur rendre que, sauf Baudeau et Morellet, les physiocrates étaient plutôt moins dissolus que leurs contemporains[466]. Persuadés de l’excellence de leur système, ils éprouvaient cette tentation d’intransigeance que les fortes croyances donnent si facilement ; bien plus, l’exactitude rigoureuse de leurs doctrines ne leur paraissait pas moins évidente pour les autres que certaine en elle-même. Ils se révoltaient donc à la pensée que quelqu’un pût y refuser son adhésion : partant de là, ils demandaient aux lois civiles, d’abord de convaincre quiconque aurait encore douté[467], puis de faire au besoin triompher par la force ces lois naturelles qui apportaient le bonheur au genre humain et auxquelles des insensés se seraient cependant obstinés à ne se point soumettre. Toute la Révolution n’est-elle point là, avec le caractère tyrannique de ses prescriptions ? Jamais philosophe, ni sophiste — Proudhon excepté — ne poussa plus loin l’orgueil de ses découvertes. Et pourtant, au point de vue de l’économie politique pure, que reste-t-il aujourd’hui, que restait-il même à la fin du XVIIIe siècle, de ces formules sur la production ou la répartition, que les physiocrates avaient données comme d’immuables principes devant lesquels les siècles futurs devaient s’incliner jusqu’à la fin des âges ? On a même exagéré la réaction : car il restera toujours aux physiocrates, non seulement la gloire d’avoir déterminé l’éveil de l’esprit économique à la veille du jour où les découvertes de la science allaient éveiller l’industrie, mais encore la gloire d’avoir semé bien des définitions auxquelles il n’a guère été changé et bien des observations fort judicieuses qui n’ont aucunement vieilli.


IV

QUESNAY ET LES ÉCONOMISTES

Quelques rapides notices sur les principaux personnages de cette école vont suffire maintenant.

Quesnay doit venir le premier. Né en 1694, à Méré, près de Montfort-l’Amaury, et fils d’un avocat au Parlement de Paris, Quesnay se dirigea vers la médecine et lui consacra, non sans succès, la plus grande partie de sa carrière. Après diverses publications médicales qui l’avaient mis en relief, il fut nommé premier médecin ordinaire du roi ou plus exactement de la marquise de Pompadour, à qui il eut la chance de sauver la vie. Il ne commença qu’en 1756 à écrire sur des sujets économiques, il prépara pour l’Encyclopédie divers articles : deux sur les Fermiers et les Grains, qui sont de 1756 et 1757[468] ; deux autres sur l’Impôt et l’Intérêt de l’argent, qu’il retira au moment où ils allaient être publiés ; enfin un dernier sur l’Homme, qui ne fut pas non plus inséré, mais qui, récemment retrouvé, ne présente pas d’intérêt pour nous[469]. Il cessa de collaborer à l’Encyclopédie quand la faveur royale fut retirée à cette publication, en 1760. À ce moment, ses productions économiques se suivent avec une grande rapidité. En 1757, les Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole et notes sur ces maximes sont imprimées sous le faux titre : Extrait des Économies royales de M. de Sully. Elles sont réimprimées en 1759, avec des modifications, et précédées cette fois du Tableau économique[470]. Les Questions intéressantes sur la population, l’agriculture et le commerce sont de l’année précédente 1758. Les articles qu’il donna, soit dans le Journal de l’agriculture (1765-1766), soit dans les Éphémérides du citoyen (1768), sont trop nombreux pour que nous les citions tous : nous nous bornerons aux Observations sur l’intérêt de l’argent, aux Dialogues sur les travaux des artisans, au Droit naturel, à l’Analyse du gouvernement des Incas du Pérou et au Despotisme de la Chine. Ce sont ces deux derniers ouvrages qui renferment la doctrine politique de Quesnay ou théorie du despotisme légal.

Dans la question de l’intérêt de l’argent, Quesnay, très conséquent d’ailleurs avec lui-même, prenait une position où ses disciples ne le suivirent point. Aussi cet article — paru dans le Journal de l’agriculture sous le pseudonyme de Nisaque[471] — ne fut-il pas recueilli par Dupont dans sa Physiocratie. Quesnay part de cette idée que « l’intérêt est fondé de droit sur le rapport de conformité qu’il a avec le revenu des biens-fonds et avec le gain que procure le commerce de revendeur ». Mais puisque le commerce n’a pas de productivité propre, ses gains sont eux-mêmes en conformité avec le revenu des biens-fonds : par conséquent c’est ce dernier qui doit, « dans l’ordre naturel et dans l’ordre de la justice », dicter le taux de l’intérêt[472] : Ainsi, semble-t-il, l’intérêt de l’argent ne serait légitime que dans les prêts à la production, ou bien — avec les prêts à la consommation — seulement lorsque le préteur aurait pu placer son capital en biens-fonds. On dirait pour ce dernier cas la thèse théologique du lucrum cessans. Pratiquement Quesnay demande que le prince détermine un taux maximum pour empêcher le prêteur « d’abuser des besoins de l’emprunteur » ; et ce taux devrait être revisé au moins tous les dix ans…, sur l’estimation « unanime des notaires du district des villes principales de chaque province… d’après le prix et le revenu des terres[473] ». Cependant cette réglementation ne s’étendrait ni aux opérations entre marchands, ni à l’escompte ordinaire du commerce[474].

À la mort de Mme de Pompadour en 1764, Quesnay était tombé dans une sorte de disgrâce[475]. Il se tourna finalement vers les mathématiques et écrivit ses Recherches sur les vérités géométriques, ce qui fit dire à Turgot que « le soleil s’encroûtait ». Il mourut le 20 décembre 1774.

Quesnay, dans son Essai physique sur l’économie male (1747), s’était déclaré très nettement pour la liberté, pour l’immortalité de l’âme et pour les sanctions de la vie future, en ajoutant que « toutes ces connaissances et ces réflexions s’accordent parfaitement avec les lumières de la révélation, et qu’elles concourent aussi à nous avertir de nous tenir sur nos gardes, dans l’attente d’une vie future qu’elles nous dénoncent et qu’il est très important de prévoir[476] ».

Le marquis de Mirabeau (1715-1789), père du fameux tribun, fut un esprit original, mais désordonné et sans repos ni méthode. En 1757, il donna l’Ami des hommes, Traité de la population, ouvrage mal disposé, d’où il ressort que la vraie richesse ne consiste que dans la population, que la population dépend de la subsistance et que la subsistance ne peut être tirée que de la terre[477]. Mais cet ouvrage, au dire de Dupont, « n’est point dans les principes de la science économique ; Il les contredit même entièrement, puisque le fond de son plan est de regarder la population comme la source des richesses, et non les richesses comme la cause de la population[478]. »

Au fond, il y a bien en lui de ces deux points de vue à la fois. Il pense avec les « économistes », que « les hommes multiplient comme les rats dans une grange, s’ils ont les moyens de subsister[479] » ; mais il est vrai qu’il pose ailleurs cet aphorisme que « les richesses se trouvent partout où il y a des hommes[480] ». Associant les deux idées, il préconise le développement de l’agriculture et blâme, énergiquement tout le luxe des consommations inutiles, tout le luxe aussi des parcs d’agrément. Chose bizarre, c’est cet esprit d’utilitarisme étroit et rigide qui lui inspire en plein XVIIIe siècle contre « les auteurs politiques protestants » un remarquable plaidoyer en faveur des communautés religieuses : car, à ses yeux, malgré le célibat de leurs membres « il est impossible de nier que les établissements des maisons religieuses ne soient très utiles à la nombreuse population », puisque leurs membres vivent de peu ou de presque rien, et que telle abbaye, dans le voisinage de laquelle il a habité, fait vivre quinze religieux, vingt novices et au moins quatre domestiques avec 6.000 livres de rente au total. Ainsi « en voilà quarante d’arrangés en vertu d’une institution particulière[481]. »

Un des mérites de Mirabeau, dans son plan de réformes sociales, est précisément de faire une large part aux mœurs. Ainsi « Mirabeau, dit M. Brocard, se sépare nettement de ses futurs maîtres les physiocrates et de l'école classique, pour se rapprocher de Le Play et de l’école historique[482]. » Éloge exagéré sans doute et même immérité en ce qui concerne Le Play ; et quant au rapprochement avec l’école historique, il faut bien noter que Mirabeau, à la différence des « historiques », croit à l’absolu et à la constance des lois économiques.

Paru en trois parties d’abord, cet ouvrage en eut trois autres en 1758 et 1759 et valut à son auteur le surnom d’ « Ami des hommes », sous lequel le connurent ses contemporains.

En tout cas et quoi qu’on dise, l’éloge exclusif que Mirabeau avait fait de l’agriculture, appartenait bien à la doctrine physiocratique. Mirabeau, en 1757, ne connaissait pas encore Quesnay : il fut subjugué par lui, lui voua une admiration profonde et s’inféoda dès lors à la secte, sauf à y perdre quelque chose de son originalité.

De lui on a encore la Philosophie rurale[483], les Économiques et surtout la Théorie de l’impôt (1760), où il entreprend de démontrer que les impôts, quels qu’ils soient, retombent toujours sur les propriétaires de biens-fonds, avec plus ou moins de répercussions intermédiaires. Cet ouvrage eut un énorme succès, puisqu’il parvint à sa dix-huitième édition. Mais les critiques qu’il contenait et les réformes dont il impliquait la nécessité, déplurent au roi : Mirabeau passa cinq jours en prison (décembre 1760), puis il fut exilé pour deux mois dans sa campagne de Bignon, et la disgrâce qui en rejaillit sur Quesnay affecta profondément le patriarche de l’école.

Mercier de la Rivière[484] (1720-1793 ou 1794 ?), d’abord conseiller au Parlement de Paris, s’était distingué, en, 1762, en défendant la Martinique attaquée par les Anglais. « Intendant de justices police, finances, et marine dans les Îles françaises du Vent de l’Amérique » depuis 1758, il y avait fait preuve de beaucoup d’énergie, d’intelligence et de désintéressement. Il en revint ruiné, y fut renvoyé une seconde fois, de 1762 à 1764, et revint cette fois ci disgracié sous le ministère de Choiseul. A dater de ce moment, il se voua aux études économiques.

En 1767, il fit paraître l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, ouvrage où il s’efforçait de trouver le lien entre l’économie politique et le droit naturel[485]. Le volume eut un grand succès, mais déchaîna une violente polémique. Le principal adversaire en fut Mably, qui y répondit par ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel des sociétés, œuvre nettement communiste[486]. Voltaire, aussi, railla La Rivière dans l’Homme aux quarante écus. Telle était cependant sa réputation que l’impératrice Catherine le fit venir en Russie pour rédiger des lois à l’usage de son peuple. Comme il est aisé de le comprendre, La Rivière échoua dans cette tentative, sans que les causes de cet insuccès soient partout présentées de la même manière. Les confédérés de Pologne le consultèrent aussi, concurremment avec Rousseau et Mably, pour, le choix d’une constitution à donner à la Pologne. Puis La Rivière mourut oublié sous la Terreur, on ne sait ni où ni comment. Dupont avait fait, en 1768, sous le titre Origines et progrès d’une science nouvelle, un abrégé de l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.

Le Trosne ou Le Trône (lui-même employait les deux orthographes), d’Orléans (1728-1780), avocat du roi au présidial de cette ville, fut un ami et élève du grand jurisconsulte Pothier. En outre de ses nombreux articles dans le Journal de l’agriculture et les Éphémérides du citoyen, on a de lui les Effets de l’impôt indirect prouvés par les deux exemples de la gabelle et du tabac (1770) ; l’Ordre social (1777), exposé de la pure doctrine physiocratique en matière de principes sociaux ; et un traité De l’intérêt social par rapport à la valeur, à la circulation, à l’industrie et au commerce intérieur et extérieur (1777). Il y expose clairement les principes fondamentaux de l’école et il s’attache surtout à réfuter les idées que son ami Condillac venait d’émettre dans son traité du Commerce et du gouvernement, soit sur la valeur, soit sur la productivité de l’industrie[487]. Le Trosne y a formulé cet axiome, dont cependant les adversaires de l’économie politique réclament avec fracas la paternité, à savoir qu’il « ne faut pas croire que toutes les valeurs soient du même genre, ni confondre les travaux et les services avec les productions : car ce serait confondre ceux qui payent avec ceux qui sont payés[488] ».

Une mention spéciale est due également à l’abbé Baudeau, qui fonda successivement les Éphémérides du citoyen (1765-1772)[489], puis les Nouvelles éphémérides (1774-1776), et qui publia de nombreux et volumineux ouvrages, dont le plus important est la Première introduction à la philosophie économique ou Analyse des États policés, exposition générale du système de Quesnay, beaucoup supérieure par le style, par la méthode et par la lucidité de l’esprit aux travaux analogues de Mirabeau — la Philosophie rurale — et de Mercier de la Rivière. Nous devons citer de lui la formule de la perception la plus économique des impôts[490], qui allait devenir une des quatre maximes fiscales d’Adam Smith, et une définition des biens et des richesses, à laquelle il n’a guère été changé depuis lors[491].

À côté de « l’art productif », qui comprend : 1° la chasse, la pêche et l’élevage ; 2° la culture ; 3° les mines[492], et à côté de « l’art stérile ou non productif », qui renferme l’industrie manufacturière et le commerce, Baudeau place la théorie de « l’art social », qui est « l’art d’exercer l’autorité et de la perfectionner de plus en plus[493] » ; pareillement, à côté des avances foncières, il introduit la théorie des « avances souveraines » (chemins, canaux, rivières navigables, ponts, ports, etc.), qui sont ce que nous appelons aujourd’hui « l’outillage national »[494] : et quand il se demande si c’est de bras que manque l’agriculture, il rompt brutalement avec l’opinion courante, pour répondre que « les campagnes ont actuellement trop de bras dans presque toute l’Europe », et que « la grandeur des récoltes ne s’estime point du tout par le nombre des ouvriers de culture et par l’assiduité de leur travail…, mais par la grandeur des avances souveraines, foncières et mobilières[495] ». Ici la contradiction avec l’Ami des hommes, de Mirabeau, est on ne peut mieux proclamée.

Nous arrivons ainsi à l’écrivain le plus fécond de toute cette pléiade, Du Pont, dit communément Dupont de Nemours (1739-1817)[496].

Mirabeau et Quesnay avaient remarqué de bonne heure ce jeune homme : « Soignez-le, disait déjà Quesnay, il parlera quand nous ne serons plus. »

Du Pont est dès lors le collaborateur infatigable des maîtres. En 1764, il débute avec son mémoire De l’importation et l’exportation des grains et prépare, en concours avec Turgot, l’édit de liberté que le contrôleur général L’Averdy allait faire rendre par le roi. L’année suivante, il prend la direction du Journal de l’agriculture, du commerce et des finances. Du Pont se fait volontiers le vulgarisateur des idées d’autrui : en 1767 il publie, avec un Discours préliminaire de sa plume, le recueil des articles de Quesnay, qu’il intitule Physiocratie, et il résume l’année suivante le grand ouvrage de Mercier de la Rivière dont nous parlions il y a un instant. Après qu’il eut dirigé les Éphémérides du citoyen, qui disparaissent ensuite sous l’abbé Terray, nous trouvons successivement Du Pont à Carlsruhe auprès du margrave de Bade, puis en Pologne comme précepteur des enfants du prince Czartoryski. Turgot, nommé contrôleur général, le rappelle en France et en fait son confident plus encore que son secrétaire. Après Turgot, tantôt en faveur et tantôt en disgrâce, il perpétue la doctrine libérale et se sert des diverses fonctions qu’il remplit pour préparer et faire aboutir, en 1786, le traité de commerce avec l’Angleterre, dit traité d’Eden, bientôt suivi d’un traité semblable avec la Russie. C’est le triomphe momentané de la politique libérale des physiocrates.

En 1789, le bailliage de Nemours l’envoie aux États Généraux, et de là lui vient le nom de Dupont de Nemours, sous lequel il est toujours désigné. Il prend en cette qualité une part importante à l’œuvre financière de la Constituante ; il fait prévaloir très justement le principe de la proportionnalité et de l’universalité de l’impôt foncier ; il fait supprimer les gabelles ; il combat les fausses théories qui se produisent à propos de l’émission des assignats ; toutefois il recommande trop vivement le système des impôts directs, en conformité avec les idées des physiocrates. Le 10 août 1792, Du Pont est aux côtés du roi : il échappe quelque temps, est pris, enfermé à la Force, puis sauvé le 9 thermidor. Sous le Directoire, il fait partie de la secte des théophilanthropes.En 1797, il est élu membre du Conseil des Anciens par le département du Loiret ; proscrit après Fructidor, il s’échappe aux États-Unis, où Jefferson, alors vice-président de la République, lui demande un plan d’éducation nationale. Il revient en France au commencement de l’Empire. Là, tout en défendant de son mieux, avec sa plume, la liberté du commerce et du travail, il se tient en dehors de la politique, où il ne réapparaît qu’en 1814, comme secrétaire du gouvernement provisoire, au moment de l’abdication de Napoléon. Les Cent-Jours sont pour lui un nouveau signal d’exil : Du Pont repart pour les États-Unis, refuse de les quitter après Waterloo, et y meurt deux ans plus tard, en laissant à tous ceux qui l’avaient connu le souvenir d’un honnête homme, consciencieux et convaincu, et d’un écrivain de combat plutôt que d’un philosophe de cabinet. Il avait, du reste, très sensiblement adouci, avec les années, l’ardeur de ses premières opinions physiocratiques[497].


V

GOURNAY ET TURGOT

Passons au second groupe, en tête duquel brillent Gournay et Turgot.

Jean-Claude-Marie Vincent, qui devait être célèbre sous le nom de Gournay[498], était né à Saint-Malo en 1712. Son père, qui était armateur, l’envoya de bonne heure, pour ses affaires commerciales, à Cadix, où il demeura quinze ans, de 1729 à 1744. Vincent revient alors en France, se lie avec Maurepas, consacre les deux années 1745 et 1746 à des voyages à Hambourg, en Hollande et en Angleterre, puis révient s’installer à Paris. C’est alors qu’il prend le nom de seigneur de Gournay, d’une terre qui lui était venue par héritage. Il est nommé intendant du commerce en 1751. Il multiplie ensuite ses voyages à travers la France, souvent accompagné de Turgot, qui le regarde comme son maître. Gournay prend note des abus et prépare les réformes ; surtout il provoque les observations et les rapports, avec un esprit particulièrement minutieux et attentif aux détails. Il meurt en 1759, presque avant que les « économistes » se soient fait connaître.

Gournay n’a pas écrit. Il s’est borné à traduire le Traité de l’usure, de l’Anglais Culpeper, puis l’ouvrage de Josiah Child, Brief observations concerning trade and the interest on money, sous ce titre : Traité sur le commerce et les avantages qui résultent de la réduction de l’intérêt de l’argent[499]. La critique des entraves et des règlements corporatifs, avec un plaidoyer en faveur de la liberté de l’industrie, s’y mêle à l’exposé complet du système mercantiliste de la balance du commerce. Gournay faisait cette traduction pour achever de convertir Trudaine à la liberté du travail. On a aussi, sinon de la main de Gournay, mais avec ses idées, des Considérations sur le commerce, sur les compagnies, sociétés et maîtrises, qui furent rédigées sous ses yeux et avec ses conseils par Clicquot-Blervache[500].

Sans avoir fait de livre, ni construit de théorie, Gournay n’en est pas moins un des fondateurs de l’économie politique libérale. Éclairé par sa longue pratique des affaires, par ses observations sur l’état du commerce et de l’industrie, et par les plaintes qu’il avait recueillies au cours de ses enquêtes personnelles, il fut le défenseur de la liberté du commerce et du travail et le grand adversaire des règlements de fabrication et des monopoles de métier. Il lui semblait avec raison que, si la liberté des procédés doit amener des produits inférieurs sur le marché, il y a aussi des consommateurs à qui conviennent et cette infériorité de qualité et cette différence de prix qui doit en être là conséquence. « Laissez faire, laissez passer » était sa devise, et c’était avec ce mot d’ordre qu’il demandait la liberté du commerce et du travail. Ce fut lui qui créa la première des Sociétés d’agriculture — celle de Bretagne — Sociétés auxquelles le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, illustré par les physiocrates, devait servir d’organe. Mais la nature éminemment pratique de Gournay ne pouvait pas ne pas le mettre en garde contre les exagérations de cette école. Tout en estimant Quesnay, il n’admettait pas la thèse de la stérilité de l’industrie, en ce sens que cette industrie lui semblait un élément important de la prospérité. Il « pensait, dit de lui Turgot, qu’un ouvrier qui avait fabriqué une pièce d’étoffe, avait ajouté à la masse des richesses de l’État une richesse réelle[501]. » C’était toutefois chez lui une intuition et un sentiment, plutôt qu’une conviction faite d’arguments et de preuves.

Gournay nous est surtout connu par l’Éloge, que Turgot fit de lui. Reste à savoir seulement dans quelle mesure le panégyriste a pu prêter ses propres idées à l’ami dont il faisait l’éloge.

Turgot, baron de l’Aulne, était né à Paris en 1727. Il sortait d’une vieille famille, normande, dont un membre, Claude Turgot, avait présidé la noblesse de Normandie aux États Généraux de Blois de 1614. Son père avait été prévôt des marchands de Paris. Le jeune Turgot fut destiné à l’état ecclésiastique et envoyé en 1749 à Saint-Sulpice. Il s’y lia notamment, soit avec l’abbé de Boisgelin de Cucé, qui devait être successivement archevêque d’Aix, puis, après le Concordat, archevêque de Tours et cardinal, soit avec l’abbé de Cicé, qui devait être archevêque de Bordeaux. Des discours que Turgot eut à faire à la Sorbonne en 1749 et 1750, le mirent en évidence, et surtout celui de 1750 sur les Progrès de l’esprit humain. En 1751, Turgot quitte l’état ecclésiastique pour lequel il ne se sent aucune disposition, et il se tourne vers la magistrature. On le voit successivement, en 1752, substitut du procureur général, puis conseiller au Parlement, et, en 1753, maître des requêtes.

C’est le moment où sa vocation économique se dessine. Il écrit ses deux Lettres sur la tolérance, puis, sous le titre le Conciliateur, la Lettre d’un ecclésiastique a un magistrat, pour y soutenir la thèse du libéralisme religieux, avec cette formule « qu’aucune religion n’a le droit d’exiger d’autre protection que la liberté » ; il adresse à l’abbé de Cicé sa Lettre sur la liberté du prêt à intérêt ; enfin il écrit pour l’Encyclopédie les articles Étymologie, Existence, Expansibilité, Foires et marchés et Fondations. Ici toutefois il est regrettable que pour combattre l’idée même des fondations il apporte un souci exagéré des droits de l’État et qu’il adopte une thèse inconciliable avec le principe de la liberté[502]. D’ailleurs Turgot avait fréquenté dans les salons des « philosophes », chez Mme Geoffrin, chez la marquise du Deffant et chez Mlle de Lespinasse, et il avait accepté les idées philosophiques de ce milieu, pour les mêler aux idées économiques qu’il avait développées dans la société de Quesnay et des premiers économistes.

En 1759, Turgot compose son fameux Éloge de Gournay, que Marmontel lui avait demandé pour le Mercure : nul, d’ailleurs, n’était mieux fait pour ce travail que l’homme qui venait d’être l’ami, le confident et le compagnon de voyage de M. de Gournay.

La nomination de Turgot aux fonctions d’intendant du Limousin, en 1761, ouvre une nouvelle période de sa vie. Ce pays était alors ruiné. Le nouvel intendant entreprend d’y réaliser trois réformes d’une haute importance : 1° une meilleure répartition de la taille, très inégalement assise jusque là ; 2° l’amélioration de la viabilité ; 3° la suppression des corvées en nature pour les chemins. Sur ce dernier point, Turgot persuade aux paroisses de faire faire leurs travaux à prix d’argent par des entrepreneurs : il imputera ensuite la dépense sur la taille. Ce procédé avait pour résultat de décharger les paysans et de faire contribuer les citadins, mais non toutefois la noblesse et le clergé, dont l’une remplaçait la taille par le service militaire et dont l’autre s’en rachetait par les « dons volontaires », intermittents et accidentels en principe, mais périodiques et réguliers en fait.

Par malheur, les mauvaises récoltes de 1770 et 1771, avec la disette qui en fut la conséquence, troublèrent l’administration de Turgot. Il maintint énergiquement la liberté du commerce intérieur, que les physiocrates avaient obtenue par l’édit de 1763, et il s’opposa à toute mesure par laquelle les uns voulaient empêcher les grains de sortir de leur ville, ou par laquelle d’autres voulaient obliger les habitants de porter et de vendre immédiatement au marché tout ce qu’ils pouvaient avoir au-delà de leurs besoins personnels. Le malheur des temps inspira même à Turgot des expédients singulièrement autoritaires : ce fut ainsi qu’il mit à la charge des paroisses les pauvres incapables de gagner leur vie, et qu’il obligea les propriétaires à garder et à nourrir leurs colons partiaires, sous peine de fournir, soit en argent, soit en nature, pour chaque colon renvoyé, l’entretien de quatre pauvres.

Mais il faut nous arrêter ici pour reprendre cette question des blés, sans laquelle le mouvement économique du XVIIIe siècle en France resterait à peu de chose près un livre fermé.

Maynon d’Invau, qui en 1768 avait remplacé L’Averdy au contrôle général et qui, malgré quelques préventions contre le système des économistes[503], rappelait plutôt Bertin, donna sa démission de contrôleur général des finances en décembre 1769. Il eut pour successeur le trop fameux abbé Terray.

À ce moment treize ports — sur trente-six au début — restaient seuls ouverts à l’exportation des blés. En juin 1770, le Conseil interdit sévèrement l’exportation par toute frontière quelconque ; puis Terray exprima l’intention de limiter la circulation intérieure ; enfin le Conseil, en décembre 1770, sans abroger formellement la déclaration de 1763, en réduisit à néant les dispositions essentielles et replaça, de fait, le commerce des grains sous le régime des ordonnances et règlements d’autrefois, avec « défenses d’enarrher ni acheter les blés et autres grains en vert, sur pied et avant la récolte », défenses même « d’aller au devant de ceux qui amèneront les blés au marché[504] ».

Le service des « blés du roi » prenait une importance inattendue[505]. La « commission pour les blés » faisait effectuer des achats dans les provinces, en violation des règlements et au détriment des populations locales.

Baudeau écrit un mémoire sur le « monopole des blés exercé dans tout le royaume depuis 1770 ». Il y démontre qu’aucun négociant ne peut lutter contre « les commissionnaires du roi trafiquant avec les deniers de son trésor » et vendant à perte, « à très grosse perte ». « Nommez-moi, dit-il, le marchand que vous voudrez, soit étranger, soit national, et je vous le ruine infailliblement le premier[506]. » Aussi le commerce libre, relevé par les réformes de 1763 et 1764, était-il de nouveau désorganisé ; et un ancien condisciple de Turgot, Mgr de Boisgelin, archevêque d’Aix, écrivait très justement à Terray, le 30 décembre 1772 : « Si les approvisionnements faits par le gouvernement sont nuisibles, il ne faut pas qu’ils deviennent nécessaires. Ils sont nuisibles parce qu’ils détruisent le commerce : ils deviennent nécessaires quand le commerce est détruit[507]. » Désastreux pour le pays, ce système était aussi fort onéreux pour le roi, dont les agents-spéculaient très maladroitement, mais avec d’énormes commissions. Ainsi se créa la légende qui, bien après le traité Malisset, persista à accuser le gouvernement d’avoir constitué une compagnie de monopoleurs officiels, coupable de vouloir centraliser entre ses mains et à son profit toutes les opérations sur les grains[508].

Dès la fin de 1769[509] et par conséquent avant la désastreuse récolte de 1770, avaient paru les Dialogues sur le commerce des blés, de l’abbé Galiani. L’Italien Galiani, qui était alors à Paris comme secrétaire d’ambassade pour le roi de Naples, s’était déjà fait remarquer par un fort bon traité sur la monnaie[510]. Ses Dialogues sont une œuvre vive et spirituelle, quelque chose d’assez superficiel et d’assez éclectique pour pouvoir plaire au monde des salons. Le succès en fut prodigieux. Voltaire les louangeait beaucoup et en disait, avec sa légèreté ordinaire de grand seigneur : « Si cet ouvrage ne fit pas diminuer le prix du pain, il donna beaucoup de plaisir à la nation, ce qui vaut mieux pour elle[511] ». Galiani croyait, à l’encontre des physiocrates, que le bon marché du blé est une condition nécessaire de la prospérité de l’industrie manufacturière : mais ce n’était pas du système prohibitif qu’il attendait ce bon marché. Comme conclusions pratiques, il demandait, à l’intérieur, la liberté entière du gros commerce et une révision de la réglementation du petit commerce, avec rachat de tous les droits intérieurs au moyen de taxes sur l’importation et l’exportation ; à l’extérieur, il demandait, non pas la liberté absolue de la circulation, mais des droits réciproques d’importation et d’exportation calculés de telle sorte qu’il fût plus avantageux d’exporter de la farine que du grain, et plus avantageux d’importer du grain que de la farine[512]. Toutefois les faits étaient inexactement connus de lui, et Morellet n’eut pas de peine à relever ses erreurs et ses contradictions sur la population et l’agriculture de la France[513].

Galiani ne manqua pas de contradicteurs. L’abbé Roubaud, qui venait de faire, en 1769, ses Représentations aux magistrats — car les Parlements avaient vivement combattu les réformes de 1763 et 1764[514] — écrivit, en huit lettres correspondant aux huit dialogues de Galiani, ses Récréations économiques ou lettres à M. le chevalier Zanobi, principal interlocuteur des Dialogues (1770). L’ironie y est aussi lourde qu’amère. L’abbé Morellet[515], à la sollicitation de Turgot, prépara la même année une Réfutation de l’ouvrage de Galiani intitulé Dialogues sur le commerce des blés, livre qui ne fut publié qu’en 1774 après la chute de l’abbé Terray. La thèse de Morellet, c’est que l’exportation, en provoquant les hauts prix, provoquera la culture : mais ces hauts prix opposeront eux-mêmes une barrière à l’exportation. On aura certainement la quantité. Quant aux prix élevés, ils ne sont pas préjudiciables nécessairement, et ils ne le sont point du tout quand la liberté, à côté d’eux, sert à les refréner. L’ouvrage de Morellet a le mérite d’une rigoureuse logique, et il flétrit très justement la légèreté et l’insouciance qui avaient bien pu valoir à Galiani les sympathies de Voltaire, mais qui n’étaient assurément point de mise en un tel sujet[516]. À ce moment Morellet, ancien condisciple de Turgot à la Sorbonne, venait de publier contre la Compagnie des Indes, en 1769, des mémoires assez âpres, qui contribuèrent à la suppression de celle-ci ; il venait aussi d’entreprendre un Nouveau dictionnaire du commerce, dont le Prospectus — seule partie qui en ait été publiée, en un gros volume — contient une bonne distinction de l’utilité et de la valeur, ce qui était encore assez nouveau en 1769.

Mais revenons à Turgot, qui ne restait point inactif dans cette lutte pour l’agriculture et la liberté — le double idéal des économistes d’alors.

Du 30 septembre au 2 décembre 1770, après les premières réformes de Terray et la mauvaise récolte de cette année là, il écrit au contrôleur général ses sept fameuses Lettres sur les grains, datées de Limoges, Tulle, Angoulême, etc. Trois malheureusement (les 2e, 3e et 4e) furent perdues par Louis XVI, qui se les fit communiquer plus tard : on n’en a que la notice succincte rédigée par Dupont. La thèse générale, c’est que la liberté augmentera le revenu du propriétaire et les ressources du cultivateur, sans augmenter le prix moyen du blé : donc ni les producteurs, ni les consommateurs n’ont à la redouter. Turgot y faisait en même temps des vœux pour la réduction du métayage au profit du fermage[517].

Turgot se consacre treize ans à son Limousin. Mais Louis XVI, en prenant le pouvoir, se hâte de l’appeler auprès de lui. Il lui donne le portefeuille de la marine le 20 juillet 1774, et le contrôle général des finances le 24 août de la même année, en remplacement de l’incapable et malhonnête Terray.

Turgot se met à l’œuvre en se donnant comme programme : « Point de banqueroute ; point d’augmentation d’impôts ; point d’emprunts. Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen : c’est de réduire la dépense au dessous de la recette[518]. »

De ses réformes administratives et économiques, nous détachons au premier rang : l’édit du 13 septembre 1774, pour la liberté du commerce et de la circulation des grains[519] ; 2° l’édit du 6 février 1776, pour la suppression de la corvée et son, remplacement par des impositions ; enfin, 3° un autre édit plus fameux du même jour, 6 février 1776, pour l’abolition des jurandes et des maîtrises.

L’édit du 13 septembre 1774 proclame la liberté du commerce et de la circulation des grains ; il supprime absolument les achats pour le compte du roi ; enfin il autorise la libre sortie des blés entrés en France, mais sans permettre l’exportation proprement dite. Sur ce dernier point Turgot ne pouvait ou n’osait revenir à l’édit de L’Averdy de 1764. De plus les « règlements particuliers à la ville de Paris » étaient maintenus. Un peu plus tard il suspendit les droits d’octroi sur les grains et farines dans les généralités où sévissait alors la disette, Paris excepté (juin 1775) ; il abrogea le « droit de rêve », qui se percevait sur toutes les marchandises, grains et autres, qui sortaient ou ressortaient de Lyon (septembre 1775), et finalement il supprima les offices sur les ports, quais, halles et marchés de Paris (février 1776).

Mais la récolte de 1774 fut très mauvaise, et les adversaires de Turgot exploitèrent contre lui les hauts prix qui en furent la conséquence et que ses primes à l’importation, n’avaient point conjurés[520]. La question des blés, envenimée par les adversaires de Turgot, provoqua des troubles à Dijon, en avril 1775, puis une émeute à Versailles — c’est ce qu’on appela, avec exagération, la « guerre des farines ». — De son côté, la suppression des corvées allait atteindre, comme disait l’édit, « les privilégiés, qui possèdent une grande partie des propriétés foncières du royaume », bien que pour la taxe de remplacement que cette mesure exigeait, on leur eût encore consenti, entre autres faveurs, l’exemption d’une ferme de quatre charrues et des parcs attenant aux châteaux. Enfin la suppression des maîtrises ne pouvait qu’irriter les artisans privilégiés, en les dépouillant de leur monopole[521].

Nous ne revenons pas sur le préambule trop connu de l’édit supprimant les maîtrises[522], ni sur le sens général des dispositions qu’il renferme. Le choix des professions devient libre ; toutefois les maîtres et les commerçants autres que négociants en gros devront encore faire une déclaration préalable auprès du lieutenant de police : les règlements de fabrication sont maintenus ; et des syndics et adjoints seront élus, annuellement et par quartier, par les marchands et artisans, « pour veiller sur les commerçants et artisans de leur arrondissement, sans distinction d’état ou de profession[523] ».

Aux yeux de la postérité, c’est la suppression des corporations qui est restée comme l’œuvre capitale du ministère de Turgot. Momentanée avec lui, elle allait, en effet ; bientôt devenir définitive, avec les deux lois des 2 mars et 14 juin 1791, dont la première supprima l’obligation, et l’autre, la faculté de l’association professionnelle entre gens de même métier. On a beaucoup critiqué surtout cette dernière interdiction ; mais nous-mêmes, témoins des conséquences de la loi du 21 mars 1884, qui, en ayant eu le mérite de donner la liberté des associations professionnelles, a eu le tort de ne pas organiser leur responsabilité à côté de leur liberté, nous pouvons nous demander si au XVIIIe siècle l’acclimatation de la liberté du travail n’exigeait pas un certain isolement du travailleur, comme un moyen de prévenir les coalitions de l’esprit de corps armé contre les nouveaux concurrents. Autour de Turgot, on se demandait si la liberté du travail était conciliable avec les associations de métiers ; on répondait négativement à la question : et la réponse, inexacte si elle est prise en son sens absolu, peut bien avoir été vraie pour le milieu social où elle était donnée[524].

Quoi qu’il en soit, tous les ennemis du ministre se coalisèrent contre lui. Le Parlement refusa d’enregistrer les édits de février 1776. Vainement le roi tint-il un lit de justice le 12 mars ; il faiblit lui-même devant les résistances, et le 12 mai il donna l’ordre à Turgot de démissionner. Celui-ci vécut peu longtemps dans sa retraite et mourut le 18 mars 1781.

C’était un homme probe et énergique, mais raide par caractère, non moins que timide et embarrassé pour parler en public. Il valait mieux pour concevoir ou pour exécuter en sous-ordre, que pour faire accepter un programme et tourner ou désarmer des oppositions.

Bien d’autres réformes eussent complété son œuvre, s’il avait pu demeurer plus longtemps au pouvoir. Ses projets d’assemblées paroissiales, puis cantonales et provinciales, élues les premières par les propriétaires et les autres par les assemblées inférieures, auraient, eu quelque chance d’habituer graduellement le pays à la liberté administrative, puis à la liberté politique, et de désarmer à temps l’absolutisme royal. Il fut trop tard quand on voulut, quinze ans après, inaugurer la liberté : comprimée trop longtemps, elle devait éclater tout de suite dans la licence.

Au milieu des sollicitudes que lui donnait l’administration du Limousin, Turgot avait trouvé le temps de composer des œuvres qui ont achevé d’illustrer son nom. En 1766, il écrivait, pour deux jeunes Chinois, Ko et Yang, qui retournaient dans leur pays après leurs études faites, ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses. Ce fut le premier ouvrage didactique destiné à vulgariser les principes fondamentaux de la science. Le système physiocratique y est succinctement présenté, mais sans les exagérations au milieu desquelles Quesnay l’avait irrémédiablement compromis. Toute la partie consacrée aux capitaux en général, à la valeur, à la monnaie, aux richesses mobilières et à l’intérêt de l’argent, y est-particulièrement remarquable[525] : nous y citons entre autres les observations sur les inégalités de rendement des capitaux[526], la fameuse comparaison du taux de l’intérêt avec le niveau d’un étang qui, en s’abaissant, rend des terres à la culture[527], enfin la théorie nouvelle et fort judicieuse du calcul de la richesse nationale[528]. On a voulu trouver dans ces Réflexions une première ébauche de la loi du salaire nécessaire[529] que Lassalle formulera plus tard. Mais les expressions de Turgot, placées dans un parallèle tout physiocratique qu’il établit entre l’ouvrier et le laboureur, signifient simplement que l’ouvrier ne produit rien, qu’il gagne seulement son salaire et que ce salaire, limité par la concurrence des autres, lui sert seulement à vivre, tandis que « la position du laboureur est bien différente », puisque « la terre, indépendamment de tout autre homme et de toute convention, payé immédiatement à ce laboureur le prix de son travail[530] ». Tout au contraire de l’opinion qu’on avance, Turgot a eu la conviction de la variabilité du taux des salaires au dessus du minimum de la loi d’airain ; bien plus, il a eu aussi l’intuition du rapport naturel de ce taux avec la productivité du travail[531]. Turgot, sans doute, ne contestait pas que le salaire ouvrier soit limité par la concurrence, mais il tenait surtout à établir que c’est par la nature que le gain du laboureur est fourni autant que limité.

Les Réflexions ne furent publiées qu’en 1769 et 1770, dans les Éphémérides du citoyen, par Dupont, qui y fit des modifications importantes et nombreuses. Turgot se fâcha et demanda par sa lettre du 2 février 1770 que le texte primitif fût rétabli, ce qu’il ne put obtenir qu’en partie[532].

La question du prêt à intérêt et l’abrogation des lois qui le prohibaient, étaient parmi les plus graves questions de ce temps là : Turgot y revint, à propos d’un procès, dans son Mémoire sur les prêts d’argent, composé en 1769 ; Il explique la prohibition de la manière suivante. C’était l’aversion dû peuple contre les usuriers qui, surtout en présence de voies d’exécution beaucoup trop rigoureuses autrefois, avait inspiré le sentiment catholique ; puis le sentiment catholique avait suscité à son tour l’argumentation des scolastiques ; enfin les théologiens étaient parvenus à imposer la prohibition aux jurisconsultes[533].

On sépare ordinairement — et nous l’avons fait nous-même — Turgot du groupe de Quesnay et de ses disciples proprement dits. La distinction est-elle donc exacte et sur quoi se base-t-elle[534] ?

Turgot affichait l’indépendance. Écrivant à Dupont au sujet de l’insertion de ses Réflexions dans les Éphémérides, il le menaçait, de faire « imprimer une lettre au Mercure, pour désavouer toutes ces additions, qui toutes, dit-il, tendent à me donner pour économiste, chose que je ne veux pas être plus qu’encyclopédiste[535] ».

Pourtant Turgot ne peut point se détacher aussi facilement de ses maîtres. Il professe la théorie générale de l’école sur la prééminence de l’agriculture, seule industrie productive, et sur la justice de l’impôt direct, qu’il faudrait pouvoir substituer aux impôts indirects, c’est-à-dire à tous impôts assis sur autre chose que le produit net du sol[536] : car son impôt direct — sens bien différent du sens actuel — n’est que celui que le propriétaire paye immédiatement sur le revenu net de ses seules terres, à tel point que « les maisons, ne produisant aucun revenu qui puisse être regardé comme un nouveau revenu dans l’État…, doivent être taxées, non à raison de la valeur des bâtiments, mais à raison de la valeur du terrain qu’elles occupent[537] ».

Même sur la question des mines et de leur productivité, où Turgot ne suit pas ses maîtres, il a le secret de défendre leurs principes tout en répudiant l’application qu’ils en faisaient. Il s’agissait de savoir si la mine produit. Non, répondait Turgot : « l’entrepreneur ne peut avoir à proprement parler de produit net…, son profit n’est pas d’une autre nature que les profits de tous les genres d’industrie… ; il n’a rien de commun avec les revenus qu’un propriétaire retire de sa terre sans risque et sans travail. » Et la conséquence, c’est que Turgot, en vrai physiocrate qu’il restait, regardait comme « contraire aux vrais principes en matière d’imposition, de charger l’exploitation des mines d’aucune taxe[538] ».

Turgot professe également que, « le laboureur fournissant à tous… leurs aliments et de plus la matière de presque tous leurs ouvrages…, ce n’est pas ici une primauté d’honneur ou de dignité, mais de nécessité physique[539] ». Cependant ces derniers mots semblent indiquer déjà que Turgot est prêt à plaider les circonstances atténuantes pour le système de son école. Voilà pourquoi le « capital » et les « capitaux » tiennent une place considérable dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses ; voilà pourquoi la classe « stérile » des premiers économistes devient avec lui la classe « stipendiée » ; voilà aussi pourquoi la classe « propriétaire » de Quesnay devient ici la classe « disponible[540] », afin que Turgot puisse y faire entrer, à côté des propriétaires fonciers, les capitalistes qui prêtent de l’argent à l’industrie[541]. Il peut, d’ailleurs, « exister d’autre revenu que le produit net des terres et que ce soit encore la terre qui a fourni tous les capitaux qui forment la masse de toutes les avances de la culture et du commerce[542] ».

Cependant, et malgré cette théorie du produit net, Turgot ne se gêne point pour critiquer la méthode de calcul appliquée par le Tableau économique[543].

On peut noter par ailleurs de graves divergences de principes : l’une sur le despotisme légal, à tel point qu’il voit dans le mot « autorité tutélaire le cachet économistique » et ce qui « caractérise précisément la partie honteuse du système des économistes[544] » ; l’autre sur le fondement de la propriété foncière. Ce fondement, Turgot le mettait dans les conventions humaines et les lois civiles qui ont garanti aux premiers cultivateurs et à leurs héritiers là propriété des terrains qu’ils avaient occupés, lors même qu’ils cesseraient de les cultiver ». Dupont de Nemours, insérant ce passage des Réflexions, biffa les mots « humaines » et « civiles », et expliqua ces « conventions » et ces « lois » par les « avances foncières… pour ainsi dire incorporées au sol même ». C’était substituer les théories du travail et du droit naturel aux théories de l’occupation et du droit civil, et « c’est, disait Turgot, cette correction qui m’a le plus fâché[545] ».

À coup sûr aussi, dans la pratique, plus certainement encore que dans la théorie, Turgot et Gournay se montraient les protecteurs dévoués et sincères de l’industrie, tout aussi bien que s’ils eussent été parfaitement étrangers à la doctrine qui avait cours parmi les économistes[546].

Ce n’est pas tout, et le sentiment de la liberté est autrement vif, il opère sur un champ bien autrement étendu, avec Turgot qu’avec Quesnay. Sur la question du prêt à intérêt, le contraste est frappant, et il fait supposer une divergence appréciable aux points de départ. Tandis que Quesnay légitimait et tout ensemble limitait l’intérêt par la considération du rendement parallèle des achats de biens-fonds, et tandis qu’il empruntait ainsi, mais inconsciemment, quelque chose à la doctrine canonique du lucrum cessans[547], Turgot, au contraire, entendait ne procéder que de la liberté et du droit de propriété, identique sur l’argent, sur les terres et sur n’importe quel objet. Parce que je suis propriétaire de mon argent, je puis le vendre contre des marchandises : c’est aussi parce que j’en suis propriétaire que je peux le louer en quelque sorte par le contrat de prêt.. Dans un cas comme dans l’autre, dans le louage comme dans la vente, les conditions, c’est-à-dire le prix, seront, le résultat de la loi de l’offre et de la demande[548].

Ce sens de la liberté ramène donc bien plus puissamment Turgot vers le libre-échange. Il professe bien encore qu’il n’y a « point de nations qui soient commerçantes et industrieuses par opposition à l’agriculture[549] » ; il reste convaincu que, hors le cas d’un défaut d’aptitude du sol, les pays suffisent, à se nourrir, si, d’autre part, « une fausse police et le défaut de liberté n’ont pas resserré la culture[550] » ; mais cela dit, il prétend bien faire abstraction des frontières en matière de commerce. « Quiconque, écrit-il en 1770, à Julie de Lespinasse, n’oublie pas qu’il y a des États politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, ne traitera jamais bien aucune question d’économie politique[551] ». Sur le terrain pratique, il est hostile aux droits de sortie, parce que les étrangers achèteront moins ou paieront moins cher ; hostile aussi à un droit d’entrée, parce que ce droit là « sera en surhaussement du véritable prix que l’étranger aura reçu ; il vous sera donc payé seulement par vos acheteurs nationaux ; il ne sera qu’un droit de consommation[552] ». On ne demandera pas même la réciprocité ; car « la première nation qui donnera aux autres l’exemple de cette politique éclairée et humaine, affranchira ses productions, son industrie et son commerce de toutes prohibitions et de tous droits, s’élèvera rapidement à la plus haute prospérité et forcera bientôt les autres nations à l’imiter au profit de l’humanité tout entière[553] ». Il est vrai que Turgot ne construisait aucune théorie et qu’il ne scrutait point les complexités du problème. Comment l’aurait-il pu, puisqu’il était, lui aussi, intimement convaincu de la supériorité agricole et industrielle de la France, ainsi que le révèlent ses protestations — bien inutiles sans cela — contre l’idée que l’on pouvait avoir de mettre des droits à l’exportation[554] ?

Sur Turgot, une dernière question reste à examiner. Les Réflexions de Turgot ont-elles pu inspirer Adam Smith[555] ? Ou bien est-ce, au contraire, Adam Smith qui aurait inspiré Turgot ?

Dans le premier sens, on fait observer que les Réflexions de Turgot ont été publiées dès 1770, envoyées à Josias Tucker et traduites en Anglais, tandis que la Richesse des nations d’Adam Smith est seulement de 1776. De plus, Adam Smith était venu en France en 1763 et 1765 ; il avait connu Turgot et les physiocrates ; lui-même a déclaré que « le système économique de Quesnay, avec toutes ses imperfections, était l’opinion la plus voisine de la vérité qui ait été encore publiée sur les principes de cette importante science[556] ».

Les Anglais ont écarté cependant l’idée d’une influence que Turgot aurait eue sur Smith.

Adam Smith avait professé la philosophie morale à Glasgow, de 1752 à 1763. Ses cours n’ont pas été publiés et lui-même n’avait pas voulu que rien en fût conservé ; mais il vient de se retrouver une copie des notes qu’un de ses élèves aurait eu prises à ce cours, copie qui, transmise de génération en génération jusqu’à M. Charles Maconochie, fut révélée par ce dernier en 1895 et fut publiée en 1896 par M. Edwin Cannan, sous le titre Lectures on justice, police, revenue and arms[557]. On y reconnaît les idées de plusieurs passages importants de la Richesse des nations. Notamment, après toute une première partie consacrée à la justice, c’est-à-dire au droit politique, administratif et privé, on retrouve dans les Lectures à peu près le plan des premiers chapitres des immortels volumes de Smith[558]. Il est donc certain que Smith avait ébauché ses idées bien avant ses voyages en France, c’est-à-dire avant qu’il eût rien pu connaître de Turgot et avant même que Turgot eût rien écrit sur ces sujets. On ajoute aussi que l’ouvrage de Turgot ne s’est point trouvé dans la bibliothèque de Smith[559].

Finalement il reste assez probable que Smith et Turgot ne se sont rien fourni l’un à l’autre, sinon en puisant dans ce fonds commun d’idées où s’alimentaient alors les entretiens des philosophes.

Terminons avec le nom de Trudaine. Celui-ci, intendant d’Auvergne en 1730 et devenu, en 1734, un des quatre intendants des finances, avait, dans ses attributions, le « détail des ponts et chaussées ». Ce fut en cette qualité qu’il créa l’École des Ponts et Chaussées, dota la France de routes nouvelles et s’associa à l’œuvre de Turgot. Il eut pour successeur dans ses fonctions, de 1769 à 1777, son fils Trudaine de Montigny, qui appartint au même groupe.


VI

LES INDÉPENDANTS ET LES ADVERSAIRES

Si général et si uniforme que fût le mouvement d’idées qui, sur le terrain économique, avait trouvé son expression dans la physiocratie et dans la doctrine de la liberté, de profondes dissidences se manifestaient encore parmi les hommes qui ouvraient ainsi de nouvelles voies aux recherches de l’esprit humain.

Au premier rang des contradicteurs et non pas seulement des dissidents, il faut placer Graslin[560]. Ce nom nous a bien été conservé par Turgot dans ses Observations sur le mémoire de M. Graslin ; mais les physiocrates sont parvenus à faire oublier l’auteur plus qu’il ne méritait.

Graslin (1727-1790), receveur général des fermes du roi à Nantes et ami de Forbonnais, consacra une grande partie de son activité aux progrès de l’agriculture, au dessèchement de divers marais en Bretagne et à l’embellissement de sa ville de Nantes. Ainsi formé à la pratique, il était peut-être moins exposé que d’autres à se laisser séduire par des formules erronées et pour ainsi dire mathématiques.

Il était sur le point de faire paraître une réfutation de la thèse physiocratique sur la stérilité du commerce et de l’industrie, lorsqu’il eut connaissance du concours que la Société d’agriculture de Limoges ouvrait, en 1767, sur l’impôt indirect et ses effets à l’égard des propriétaires[561]. Il présenta son travail et obtint une mention, pendant que le prix était décerné à M. de Saint-Péravy.

Ce mémoire, revu et complété, est devenu l’Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, où l’on réfute la nouvelle doctrine économique, publié en 1767.

Graslin, argumentant de préférence contre la Philosophie rurale de Mirabeau, ne craint pas d’y accuser les économistes d’avoir mis la vraisemblance à la place de la nature et d’avoir prodigué au Tableau économique une admiration servile et exclusive. Il l’appelle un « tableau hiéroglyphique qui n’a ni base, ni soutien.., ne représente rien de réel et n’est qu’un tableau de fantaisie[562] ». Effectivement son point de départ est tout autre, Il le met dans le travail, seul moyen d’obtenir les productions de la terre, condition nécessaire que le Créateur a apposée à son bienfait[563]. L’agriculture n’échappe pas à cette loi ; car la production agricole « exige également le sol et la main du cultivateur ; et le champ du laboureur ne produit pas plus par lui-même que la boutique de l’ouvrier, l’atelier de l’artiste, le cabinet du savant[564]. » Les définitions de la richesse et du besoin ne sont pas moins bonnes[565]. Dans la valeur, Graslin distingue : 1o  la valeur absolue, « exprimant dans la chose un attribut qui lui est accidentel et qui dépend uniquement du besoin de l’homme comme l’effet dépend de la cause » (il doit s’agir, non d’utilité, mais seulement de valeur d’usage) ; 2° la « valeur relative ou vénale…, en raison composée du degré de besoin et du degré de rareté ». Cette rareté dont il s’agit « s’entend toujours relativement au nombre des consommateurs », et elle peut être imaginaire ou réelle, selon que ces consommateurs se trompent ou ne se trompent pas sur l’abondance des objets et sur l’intensité de la demande[566]. Des vues très justes sur l’égalité de valeur des parties d’un tout collectif et sur les variations des valeurs entre elles complètent ces définitions[567]. Il n’y manque ; pas même la loi d’indifférence, d’où Ricardo plus tard tirera sa loi de la rente[568]. Enfin le travail a sa valeur, établie comme celle des marchandises par le besoin qu’on en a et la rareté qu’on en trouve[569].

Graslin est très affirmatif sur la productivité du commerce, qu’il appelle « l’art de colporter[570] » ; et il entreprend de la démontrer par l’hypothèse d’une île imaginaire dont les diverses régions, inégalement pourvues des diverses denrées, ne deviendraient heureuses que par la possibilité de les échanger entre elles[571]. Ce sera la théorie des débouchés de J.-B. Say et l’apologue des quatre régions de la France de Destutt de Tracy.

La conséquence de ces théories de la valeur, du besoin et des échanges d’après Graslin, c’est que les prix dans les échanges doivent varier, non seulement en raison de la quantité variable des marchandises, mais en raison aussi de la quantité variable de la monnaie — vérité que les physiocrates ne paraissaient pas avoir dégagée quand ils se préoccupaient, avec une sollicitude si exclusive, de la hausse nominale du prix des produits agricoles, sans qu’ils eussent jamais soulevé la question du pouvoir d’achat de la monnaie. Or, c’était là, chez les physiocrates, une grave lacune, et elle rendait incomplète leur théorie sur la hausse du prix des blés et sur l’accroissement du produit net des terres.

Il est regrettable que Graslin ait gâté toutes ces idées profondément justes, je ne dis pas par sa théorie des richesses immatérielles, où il précède Jean-Baptiste Say[572], mais par son sophisme sur la constance invariable de la masse des richesses nationales. Comment y est-il arrivé ? Par une confusion entre les deux idées de richesse et de valeur. On est d’autant plus riche, lui semble-t-il, que les choses échangeables que l’on possède ont plus de valeur ; or, si les biens se multiplient autour de nous, ceux que possède chacun d’entre nous perdent de leur valeur d’échange ; donc le produit arithmétique, qui est la richesse de tous les possesseurs ensemble, restera constant, puisqu’on se mettra à multiplier un plus grand nombre de choses utiles par une moindre valeur de chacune d’elles — « une somme double de rapports sous-doubles, dit Graslin, ne faisant jamais qu’une même somme de rapports[573] ». — Il est vrai que J.-B. Say fera plus tard une confusion analogue[574] ; mais ici Graslin aurait bien dû prévoir, tout au moins, les variations dans le chiffre de la population et les variations des rapports entre la production et la consommation.

Tout cela n’était que pour amener la théorie de l’impôt. Puisque la production est multiple et qu’elle se montre partout où se montre le travail, Graslin veut l’impôt multiple, frappant à la fois les denrées du sol et les produits du travail, les revenus de l’agriculture et les bénéfices de l’industriel et du commerçant[575]. Nous ne suivrons Graslin ni dans le fondement rationnel qu’il assigne à la légitimité de l’impôt en général, ni dans l’étude des taxes qu’il recommande. Notons seulement qu’il tient pour l’impôt progressif, ce qui lui a valu d’être pris pour un socialiste par M. Lichtenberger[576]. Il fondait la progressivité sur le devoir de l’État de proportionner l’impôt aux besoins décroissants, plutôt qu’aux biens croissants du contribuable, et cela, selon la thèse toute moderne de l’égalité des sacrifices, que sans le savoir on lui a empruntée[577].

Graslin combattit ensuite l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Mercier de la Rivière, par des articles que publièrent la Gazette du commerce et le Journal de l’agriculture. Ici il eut le dernier mot. Mais finalement le silence se fît sur son nom et ses opinions. Quoi qu’il en soit, « la part de blâme, peut-on dire aujourd’hui avec l’auteur qui vient de l’exhumer de l’oubli, est bien petite et l’écrivain nantais mérite de justes éloges[578]. »

L’attention vient aussi d’être appelée sur un autre contemporain dont les idées en matière de libre-échange sont tout à la fois plus nettes et plus profondes que celles des physiocrates. C’est Isaac de Bacalan (1736-1769), d’abord conseiller au Parlement de Bordeaux, puis intendant du commerce en 1767, auteur des Paradoxes philosophiques sur la liberté du commerce qui, écrits en 1764, ont, été publiés pour la première fois en 1903[579].

On peut ramener aux propositions suivantes les idées de Bacalan sur le commerce extérieur : 1° le commerce international ne peut être qu’un échange, et la monnaie ne peut y jouer que le rôle de marchandise, à moins qu’on ne la prenne seulement pour un signe : donc tout tarif qui aura pour but de faire exporter plus qu’on n’importera, poursuivra une chimère ; car l’équilibre s’impose et il ne peut y avoir que des différences de composition, mais non des inégalités de totaux, entre les deux courants d’entrée et de sortie ; si un pays recevait un excédent de monnaie, celle-ci perdrait de sa valeur jusqu’à ce que l’équilibre rompu des forces économiques fût parvenu à se rétablir ; 3° on ne peut étendre son commerce qu’en faisant ou laissant se développer le commerce ; des autres nations : autrement dit, c’est la loi de solidarité des intérêts économiques entre nations ; enfin, 4° il n’y a pas même besoin de réciprocité dans le libre-échange, et cela pour l’intérêt combiné de l’agriculture, des consommateurs et du fisc. Cette dernière opinion sera exprimée également par Turgot[580].

Graslin était un adversaire : Condillac est tout au plus un indépendant ou un disciple émancipé[581]. Cependant le Commerce et le gouvernement, paru en 1776, ne saurait être compris parmi les œuvres de l’école physiocratique. De même que les physiocrates, Condillac admet bien que « la terre est l’unique source des richesses » ; mais il croit aussi à l’utilité et à la productivité du commerce, ne fût-ce que par cette raison — absolument insuffisante — que tout acheteur donne moins pour avoir plus (sans quoi il n’achèterait pas), ce qui implique bien, lui semble-t-il, que le commerçant vendeur a produit, comme richesse nouvelle, l’écart entre la valeur qu’il donne et la valeur qu’il reçoit[582]. Finalement, il croit concilier toutes choses et mettre les artisans et les cultivateurs sur le même rang les uns que les autres, en leur déniant à tous la faculté de produire véritablement quoi que ce soit, en n’expliquant que par un abus de langage la formule qui leur attribue le pouvoir de produire, les uns, les richesses foncières, les autres, les richesses mobilières, et en regardant toutes les classes, sociales comme salariées réciproquement les unes par les autres — ce qui fait tomber les deux classes productive et stérile de Quesnay et de Dupont[583].

L’ouvrage renferme un certain nombre de saines idées, notamment, sur la monnaie, le pouvoir de la monnaie et les variations des prix[584], ainsi que sur la valeur[585], quoiqu’ici Condillac ait fait d’abord, entre la valeur et l’utilité, une confusion que Morellet aurait certainement évitée et qu’Adam Smith dissipait d’une manière plus ou moins judicieuse par sa distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. L’ouvrage devait avoir trois livres : la mort de l’auteur l’empêcha de l’achever.

Le Trosne entreprit de combattre Condillac partout où celui-ci s’émancipait de l’autorité du maître : aussi a-t-il mis de nombreuses pages de polémique dans son Intérêt social (1777). Le Trosne a raison, contre Condillac, de croire que l’échange n’ajoute en soi aucune valeur aux choses échangées[586] ; il a raison d’établir, bien avant J.-B. Say, que la vente n’est que la moitié d’un échange[587] ; mais sa définition de la valeur, qu’il réduit à être seulement « le rapport d’échange que les productions ont entre elles[588] » et qu’il regarde comme une « qualité absolue, inhérente à la chose et en elle-même indépendante des jugements que nous portons[589] », est certainement moins philosophique que celle de Condillac, outre que les quatre causes qu’il assigne à la valeur — c’est-à-dire l’utilité, les frais indispensables, la rareté et la concurrence — ne sont ni logiquement isolées les unes des autres, ni réduites à leur plus simple et unique expression[590].

À lire la faiblesse des arguments que les derniers physiocrates apportaient contre la productivité de l’industrie, on sentait que leur règne était passé et ne pouvait pas revenir[591].

Au moment de la « guerre des farines » (avril 1775) parut l’ouvrage de Necker sur la Législation et le commerce des grains[592], ouvrage qui eut un immense succès. Rien cependant ne justifie cette appréciation. Ce n’est qu’une œuvre d’actualité, pour ne pas dire d’ambition privée et d’opposition politique. Necker n’a ni système, ni principes. Il soutient que la population contribue plus que la richesse aux forces d’un État, et il ne se préoccupe pas du rapport qui peut exister entre l’une et l’autre ; avide de popularité, il prend parti pour les procédés artificiels qui assurent les approvisionnements des villes ; il entreprend de démontrer que la liberté du commerce des grains est préjudiciable aux manufactures et aux ouvriers. Dans ce dernier ordre d’idées, Necker ne craint même pas d’exciter les passions populaires contre la propriété et l’ordre social[593]. Au demeurant, ce n’est qu’un empirique, fécond en ressources et même en expédients, mais de nulle valeur scientifique. Il plaide élégamment le pour et le contre : pour la spéculation, afin que les achats dans la baisse relèvent les prix et empêchent l’écrasement du marché[594] ; mais contre la liberté du commerce, dès que le blé vaudra 30 livres le setier (24 fr. 90 les 100 k.), pour qu’alors les marchands soient empêchés « d’acheter sans destination et dans le dessein uniquement de revendre plus cher dans un autre moment[595] ». Selon lui l’exportation ne devrait jamais être permise, pour les blés et ne l’être pour les farines que si les blés sont tombés et se maintiennent à moins de 20 livres (16 fr. 60 les 100 kilos). Il tient surtout à la régularité des cours, avec la conviction que le taux des salaires — comme si la loi d’airain était déjà reconnue — n’est jamais ni au dessus, ni au dessous de ce qui est « exactement nécessaire à l’entretien de la vie du travailleur ».

C’était contrecarrer la politique de Turgot. Aussi les amis de ce dernier répondirent-ils, notamment Morellet[596], Condorcet[597] et Baudeau[598]. Ce dernier refit alors, avec assez de bonheur, le procès des règlements et du système manufacturier en général, comme la politique de Colbert l’avait comportés et comme Necker semblait vouloir le ramener.

Avec Condorcet nous allons descendre jusqu’à la Révolution[599]. Le marquis de Condorcet, mathématicien surtout et philosophe, ami de Turgot, mais d’une impiété profondément sectaire, avait donné divers articles dans l’Encyclopédie, notamment ceux de Monopole et de Monopoleurs. Député à la Législative et à la Convention, il publia, en 1792, l’Impôt progressif, reflet des passions du moment. Puis, proscrit en juillet 1793 après l’arrestation des Girondins, il écrivit, dans sa cachette de la rue Servandoni, son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, où se trouve, un écho du discours que Turgot avait prononcé sur le même sujet à la Sorbonne en 1750[600]. Condorcet y affirme sa croyance à la perfectibilité indéfinie de la race humaine par la liberté, l’instruction et la fin de la superstition. Ce qui est plus remarquable, c’est qu’on trouve là pour la première fois l’idée de caisses de retraites pour la vieillesse, qui, basées sur le calcul des probabilités de vie d’après les tables de mortalité et sur le calcul des intérêts composés, seraient constituées, gérées et entretenues par l’État[601]. Ce sont du reste les pages les plus intéressantes — les seules intéressantes même — de cet ouvrage.

Mais à ce moment la Constituante, avec la loi du 2 mars 1791, qui supprimait les maîtrises, et avec la fameuse loi Le Chapelier, du 14 juin de la même année, qui interdisait toute association professionnelle et tout groupement tenté en vue des « intérêts prétendus communs », avait achevé de réaliser une des idées maîtresses des physiocrates et plus particulièrement de Turgot. Les orateurs qui soutinrent les projets de loi, et notamment Dallarbe, qui fut rapporteur de celle du 2 mars 1791, firent de larges emprunts à l’ancien ministre de Louis XVI.

Tout était-il donc nouveau dans ce régime de 1791 ? Ou bien n’était-ce, sous l’empire de circonstances nouvelles, que la rédaction légale et tout à fait généralisée de certaines idées que l’ancien régime aurait eu déjà mises en pratique à titre d’expédients et de procédés, sinon encore à titre de système ? C’est à ce dernier avis que nous nous rallions pleinement. Pour nous comprendre on n’a qu’à suivre, tout au cours du XVIIIe siècle, l’histoire du compagnonnage, ouvrier, avec tous les troubles qu’il souleva et avec toutes les mesures de répression que ceux-ci provoquèrent[602]. Au commencement de la Révolution, la recrudescence du désordre et la fréquence des émeutes achevèrent de déterminer les législateurs[603].

Nous nous expliquerons plus tard sur le contraste — inexplicable selon nous — qui sépare, lorsqu’il s’agit d’associations professionnelles et de syndicats ouvriers, les hommes et les principes de 1789 d’avec nos hommes d’État contemporains et d’avec la tendance actuelle de tous ceux qui se réclament encore des idées de la Révolution.

CHAPITRE II

ADAM SMlTH, J.-B. SAY, MALTHUS ET RICARDO

I

LES PRÉCURSEURS DE L’ÉCOLE ANGLAISE CLASSIQUE

L’opinion commune, injuste peut-être pour certains des physiocrates, attribue à Adam Smith la création de l’économie politique. Mais, sans parler des écrivains français qu’il avait connus personnellement, Adam Smith n’avait-il point, dans l’Angleterre même, d’auteurs auxquels il eût pu se rattacher à quelques égards ? Allait-il donner aux préoccupations économiques une orientation tout à fait sans précédent ? Bref, l’Angleterre n’avait-elle donc connu jusqu’à lui que le mercantilisme étroit de Mun, de Gee ou de Josiah Child ?

Quelque réponse qui puisse être faite à cette question, il y a certains noms à relever, comme ceux de Petty, de Dudley North, de Locke, de Berkeley, de Hutcheson, de Tucker, de Denham Steuart et surtout de Hume.

Le médecin William Petty (1623-1687)[604] avait habité assez longtemps la France et la Hollande, à la fin du règne de Louis XIII et sous la minorité de Louis XIV, avant d’être nommé inspecteur général de l’Irlande.

Il a laissé un grand nombre d’écrits[605], où il montre une véritable faculté d’observation et une précieuse justesse de raisonnement, le tout, il est vrai, entremêlé d’assertions hardies et accompagné de beaucoup d’imagination. Faut-il le classer parmi les mercantilistes ou les libéraux ? en faire un ancêtre des physiocrates ou des socialistes ? Toutes les opinions ont été émises sur lui et toutes sont également injustifiées. Par exemple, s’il trouve que « la monnaie dans un État fournit de la nourriture de l’étranger aux époques de disette à l’intérieur, qu’elle embellit l’ensemble et plus spécialement les individus qui la possèdent en abondance », c’est dans la phrase même où il vient de dire qu’il « ne serait pas difficile de substituer à la monnaie (s’il n’y en avait pas en quantité suffisante) quelque chose d’équivalent[606] ».

Le mercantilisme cependant domine.

Ce qui a surtout conservé son nom, c’est son appel à « l’arithmétique politique », terme dont il se sert le premier, non pas tant, il est vrai, pour fonder la statistique que pour « ramener à des sortes de démonstrations, suivant les règles ordinaires de l’arithmétique, les questions de gouvernement et celles d’une étendue et d’un intérêt aussi considérables que la gloire du Prince, le bonheur et la grandeur du peuple[607] ». Il y étudie la situation intérieure du Royaume-Uni pour arriver à conclure que tout n’y est pas encore perdu ; et l’un des procédés les plus originaux qu’il préconise, c’est la limitation du taux des salaires, pour que les ouvriers soient contraints de travailler sans s’adonner à la débauche et pour qu’ils produisent à bon marché[608]. Avec cela l’on exporterait beaucoup, l’on recevrait de la monnaie, et l’on ne s’arrêterait que lorsque l’on serait sûr « d’avoir plus de monnaie qu’aucun autre État voisin[609] ». Mac-Culloch n’en fait pas moins, de Dudley North et de lui, « les économistes les plus distingués du XVIIe siècle[610] ».

Dudley North, que nous venons de nommer, donnait en 1691 ses Discours sur le commerce[611]. Il avait un pressentiment plus net, ce semble, des avantages du commerce entre les peuples, qu’il assimilait heureusement aux échanges entre les particuliers.

Mais ni l’un ni l’autre ne nous éloignent encore beaucoup de Mun, ni de Child ; et si nous les en séparons ici, ce n’est que pour nous conformer à une opinion répandue qui veut creuser plus avant pour trouver bien profondes les racines du libéralisme économique des Anglais.

Locke (1632-1704), avec son Essai sur l’entendement humain, est beaucoup plus connu comme philosophe que comme économiste. Cependant, outre trois petits traités purement économiques, parus entre 1691 et 1695 (et relatifs à l’altération monétaire, au bimétallisme[612] et à l’abaissement du taux de l’intérêt par la force de la loi), Locke a plongé assez avant dans certaines questions préliminaires de l’économie politique, en écrivant son Essai sur le gouvernement civil et notamment ses chapitres sur la propriété. Il y réhabilite le travail en le présentant comme l’agent par excellence de la production[613] et comme le titre suprême de la propriété, par opposition à la théorie de l’occupation. Sur la propriété, cependant, il a bien, à ce qu’il semble, des idées quelque peu étranges, en admettant qu’elle puisse, de droit naturel, se perdre par le non-usage s’il s’agit de choses frugifères[614], tandis que la valeur et la propriété de la valeur pourraient être emmagasinées sous la forme d’une monnaie qui ne recevrait aucun emploi. Pourquoi Locke fait-il cette différence ?

L’Irlandais Berkeley (1685-1753), évêque de l’Église anglicane à Cloyne, est l’auteur du Querisi (ou Questionneur)[615], recueil de 595 questions, dans lesquelles il combat très énergiquement le préjugé mercantiliste d’après lequel l’or et l’argent sont la richesse par essence. Ce qui est plus intéressant encore, c’est que Berkeley, quoique protestant et dignitaire de l’Église établie, s’élève très loyalement contre la tyrannie politique et commerciale que l’Angleterre faisait peser sur l’Irlande. Il y a là, en effet, ne fût-ce qu’au point de vue de l’économie politique, une page très curieuse de l’histoire de la persécution de l’Angleterre protestante contre l’Irlande catholique. En 1663, le Parlement anglais exclut l’Irlande de l’acte de navigation et ruina une marine qu’il aurait dû chercher à favoriser. En 1665 et 1680, il interdit l’entrée de l’Angleterre aux bestiaux, lard, beurre et fromage d’Irlande. Enfin, non content d’avoir empêché, en 1696, les colonies de commercer avec l’Irlande, on en vint, en 1699, jusqu’à interdire aux Irlandais d’exporter quelque part que ce fût la laine qu’ils commençaient à manufacturer. On chercherait vainement un autre exemple de persécution économique aussi intense et conduite aussi systématiquement. C’est ainsi que l’Irlande fut empêchée de rivaliser avec l’île sœur dans le champ du travail, et les plaintes de Berkeley n’ont rien qui nous doivent surprendre. En outre, Berkeley, adoptant les idées de Locke sur le travail considéré comme source de toute richesse, demandait « s’il n’est pas injuste de supposer que la terre soit elle-même la richesse ; si l’on ne doit pas mettre au premier rang l’industrie comme constituant la richesse, comme transformant en richesses la terre même et l’argent, puisque la terre et l’argent n’ont de valeur qu’à titre de moyen ou de stimulant pour l’industrie ; et s’il ne peut pas arriver que dans les solitudes de l’Amérique un homme possède vingt mille mètres carrés de terre et qu’il manque cependant d’aliments pour son dîner ou de vêtements pour couvrir son corps[616] ». Tout cela est fort intéressant à noter, trente ans avant la thèse tout opposée de la vieille école française.

Les Essais moraux, politiques et littéraires de Hume nous rapprochent des physiocrates et d’Adam Smith. Hume (1711-1776), à la fois philosophe sceptique et sensualiste, historien et même économiste, avait séjourné en France assez longtemps. Toutefois ses Essais, parus en 1752, sont antérieurs aux premières publications de l’école physiocratique. Ils portent sur le commerce, le luxe, l’argent, l’intérêt de l’argent, les impôts, le crédit public, la balance du commerce, la jalousie commerciale, et la population des nations anciennes. Hume a fort justement pensé qu’une nation a intérêt à être entourée, non pas de nations pauvres, mais de nations riches, qui puissent lui acheter ses produits, et il a engagé solidement la lutte contre le mercantilisme. Ses notions sur la monnaie sont exactes : il ne croit pas, par exemple, que ce soit la quantité de la monnaie qui fasse varier le taux de l’intérêt[617] ; il estime aussi que les variations de prix qui résultent d’un accroissement des existences monétaires, sont lentes, qu’elles ne portent pas proportionnellement sur le prix des denrées et sur le prix de la main-d’œuvre, et qu’elles se combinent avec les variations que présente l’activité de l’industrie et du commerce. Mais Hume n’est pas favorable à l’usage des billets de banque et des papiers de crédit, dont la multiplication, selon lui, doit faire hausser les prix des choses et décourager l’industrie.

Hume était un ami et admirateur d’Adam Smith, et nul doute qu’il ait exercé sur lui la plus profonde influence[618].

Un des prédécesseurs de ce dernier à la chaire de philosophie morale de l’Université de Glasgow, Hutcheson (1694-1747), avait effleuré aussi quelques problèmes d’économie politique dans son traité de philosophie morale, écrit en latin et paru en 1745. Le chapitre De rerum pretio énonce les causes de la cherté plus ou moins grande des choses et touche quelque peu aussi à la question monétaire, mais le tout sans s’élever au dessus de ce que les scolastiques et les théologiens d’autrefois en avaient dit ou auraient pu en dire. Ce qui est plus intéressant, c’est l’idée qu’Hutcheson se fait des lois naturelles. En 1747, il autorisa une traduction anglaise de son volume latin ; elle parut sous le titre, A short introduction to moral philosophy in three books, containing the elements of Ethicks and the Law of Nature[619]. La préface qu’Hutcheson y mit sous forme d’appel aux étudiants de l’Université de Glasgow, divisait la morale en deux parties : l’éthique proprement dite et la connaissance de la loi de la nature. Il subdivisait cette dernière en trois branches : 1° la doctrine des droits privés ; 2° l’économique ; 3° la politique[620]. On voit donc que Smith était bien invité à faire de l’économie politique une branche ou une annexe de la philosophie morale telle que cette dernière était envisagée à l’Université de Glasgow.

Le pasteur Josiah Tucker (1711-1799), doyen de Gloucester, n’écrit que des brochures d’actualité. Il plaide avec conviction la cause des protestants expulsés d’autres pays et émigrant en Angleterre ; il soutient que leur arrivée ne peut faire aucun tort aux Anglais ; et il s’efforce, par un louable pressentiment de ce que nous appelons aujourd’hui la solidarité des industries, de montrer l’harmonie naturelle de l’intérêt des propriétaires avec celui des marchands et des industriels. Turgot a traduit une des publications de Tucker sous le titre de Questions importantes sur le commerce, à l’occasion du dernier bill de naturalisation (ouvrage publié par Tucker en 1755).

Un écrivain contemporain, Adam Ferguson, dans son Essay on the history of civil society (1767), avait eu également quelques excellentes pages sur des sujets économiques[621] : nous ne faisons que le mentionner.

Faut-il faire, dans cette rapide nomenclature, une place à part à sir James Denham Steuart[622] ? Peut-être, sinon pour l’exactitude de toutes les théories qu’il a professées, au moins pour le dessein qu’il a eu de donner, avec son Inquiry into principles of political economy, un traité méthodique et complet. L’ouvrage, paru en 1770, a cinq parties : la première traité de la population, laquelle ne peut s’accroître qu’à raison de l’accroissement des subsistances ; la deuxième, du commerce et de l’industrie avec un fâcheux retour à la théorie de la balance dû commerce ; la troisième, des monnaies ; la quatrième, de l’intérêt et du crédit ; la cinquième, de l’impôt. Le livre consacré à la monnaie est précieux, par les renseignements historiques qu’il fournit et par les saines réflexions qui y sont exprimées[623].

Un mouvement analogue se manifestait partout dans les esprits, comme à la veille d’une fermentation générale. Obligé de nous borner, nous ne citerons guère que des noms.

En Italie[624], outre Galiani et son traité Della moneta, c’est Bandini, de Sienne, dont le Discorso sulla Maremma sienese, écrit en 1730 et publié seulement en 1775, ne fut pas sans influence sur les saines réformes administratives qui furent appliquées à la Toscane à la fin du xviiie siècle ; c’est Genovesi, de Naples, qui occupa, comme professeur de « commerce et art industriel », la première chaire d’économie politique qui ait existé[625] ; c’est le fameux criminaliste Beccaria, qui contribua, par son traité Des délits et des peines, à déterminer la réforme de l’ancien droit pénal et dont les Elementi di economia pubblica, écrits en 1769-1771, mais publiés seulement en 1804, c’est-à-dire dix ans après la mort de leur auteur, portent l’empreinte évidente de l’esprit physiocratique qui régnait d’une manière exclusive au moment de leur composition[626] ; c’est Verri (1728-1797), ami de Beccaria et auteur des Meditazioni sull’economia politica (1771), très diversement appréciées, il est vrai, mais émaillées de formules neuves et de vues originales. Verri combat par exemple d’une manière heureuse la théorie des physiocrates sur la stérilité des industries de transformation. « La production, dit-il, naît des manufactures comme du travail des champs. Tous les phénomènes de l’univers, qu’ils soient produits par la main de l’homme ou par les lois universelles de la physique, nous donnent l’idée, non d’une création actuelle, mais uniquement d’une modification de la matière. Rapprochement et séparation sont les seuls éléments que l’esprit humain découvre dans l’analyse de l’idée de reproduction ; et il y a tout aussi bien reproduction de valeur et de richesse, quand la terre, l’air et l’eau se transforment en grains dans les champs, que lorsque, par la main de l’homme, la sécrétion d’un insecte se transforme en velours où que quelques petits morceaux de métal sont organisés de manière à former une montre[627]. » Il est impossible de mieux dire, surtout dans l’état où était alors la chimie. Par conséquent, quoi qu’en pense Stuart Mill[628], ce n’est point à James Mill son père que revient l’honneur d’avoir fait le premier cette observation.

Même pour l’Italie, bien d’autres noms seraient à citer : nous n’en ajouterons plus qu’un, celui d’Ortès[629], auteur original qui, d’une part, devance Stuart Mill dans l’énoncé du rendement non proportionnel de l’agriculture et Malthus dans l’inquiétude d’une population trop nombreuse, et qui, d’un autre côté, semble plus porté à demander des réformes dans la répartition que des accroissements dans la production. Ortès, dans son Economia nazionale (1774), s’écarte très heureusement des hérésies mercantilistes qui étaient encore en faveur.

En Allemagne, le mercantilisme conserva plus longtemps son empire. Plus ou moins absolu ou mitigé, c’est lui qui domine dans Justi (1702-1771), professeur de caméralistique au Theresianum de Vienne, puis à Goettingen, auteur d’une Staatswirthschaft remplie de conseils pratiques aux gouvernants, et dans l’Autrichien Sonnenfels (1733-1817), auteur des Grundsœtze der Polizei, Handlung und Finanz[630].

Mais celui que le principal historien de l’économie politique allemande, Roscher, appelle « le plus grand économiste allemand du XVIIIe siècle », c’est Justus Moeser (1720-1794), très prisé par Gœthe[631] et auteur d’une série de fragments intitulés Patriotische Phantasien, qui, publiés en 1774, jettent un jour intéressant sur beaucoup d’institutions sociales léguées par le moyen âge. Mœser les entoure d’une sympathie qui a tous les caractères de la vénération, et il ne se montre nullement enthousiasmé de l’ère nouvelle d’industrialisme et de progrès que l’on sent déjà bien près de s’étendre sur le monde.


II

ADAM SMITH

Né en 1723 à Kirkcaldy, dans le comté de Fife en Écosse, fils d’un modeste contrôleur des douanes, Adam Smith fit ses études, d’abord à l’Université de Glascow, de 1737 à 1740, puis à celle d’Oxford, de 1740 à 1747. Il était destiné à la carrière ecclésiastique : mais sa liaison avec Hume et d’autres philosophes donna une direction plus indépendante à ses pensées. Smith revint en Écosse et ouvrit à Edimbourg, en 1748, des cours libres de littérature, qui commencèrent à fixer heureusement l’attention sur lui.

En 1751, il était nommé professeur à l’Université de Glascow, pour y enseigner d’abord la logique et ensuite, à partir de 1752, la philosophie morale. Sa Théorie des sentiments moraux, qui parut en 1759, le rangea parmi les philosophes les plus en vue de l’école écossaise. Ce livre devait rester son œuvre préférée : elle eut cinq éditions de son vivant, et lui-même ne cessa jamais de la mettre au dessus de sa Richesse des nations, bien que ce dernier ouvrage soit demeuré son véritable et unique titre de gloire.

Déjà en écrivant sa Theory of moral sentiments, Adam Smith laissait présager quelque grande œuvre de sociologie ou d’économie politique — « description, disait-il, des principes généraux, de lois et de gouvernement, ainsi que des différentes révolutions qu’ils ont subies dans les différentes époques et les différentes périodes de la société, non seulement en ce qui concerne la justice, mais encore en ce qui concerne la police, les revenus, les armes et tout ce qui touche à la loi ». — La découverte et la publication de toute cette partie de son cours de philosophie morale — Lectures on justice, police, revenue and arms — d’après les notes qu’un de ses élèves avait prises, viennent tout récemment de montrer la manière dont ces divers sujets étaient déjà envisagés par le futur auteur de la Richesse des nations[632].

En 1763, Adam Smith accompagne en France le jeune duc de Bucleugh et y passe une année. C’est Toulouse qui lui sert alors de résidence. Il fait un nouveau voyage en France en 1765. Cette fois ci, il séjourne à Paris ; il s’y lie d’une part avec les économistes, notamment Turgot et Quesnay, d’autre part avec les philosophes de l’Encyclopédie et particulièrement avec Helvétius. On s’est demandé si les idées philosophiques de Smith s’étaient modifiées à ce contact et si, de déiste comme il avait été dans sa Théorie des sentiments moraux, il n’était pas ensuite devenu matérialiste. Rien ne permet de croire qu’il en ait été ainsi, bien que le sens général de la Richesse des nations s’accorde indifféremment avec l’une ou l’autre de ces deux hypothèses. Mais Smith avait pu d’autant mieux garder ses premières opinions, que les encyclopédistes n’étaient point unanimes entre eux et qu’ils ne rattachaient aucunement leurs conceptions économiques à leurs systèmes philosophiques sur Dieu et le monde. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que Smith, en 1790 et par conséquent quelques semaines seulement avant sa mort, revisa sa Théorie des sentiments moraux pour une sixième édition, sans rien enlever de la profession de foi déiste qu’il y avait insérée trente ans auparavant[633].

Adam Smith se retira ensuite à Kirkcaldy auprès de sa mère. C’est là qu’il prépara ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations[634], qui parurent en 1776. Il passa les dernières années de sa vie à Edimbourg, où il remplit les fonctions de commissaire des douanes de 1778 à 1790, et il y mourut, après avoir vu quatre éditions successives de sa Wealth of nations.

Ses meilleurs amis et ses admirateurs les plus sincères ont reconnu que cet ouvrage, d’une si vaste portée didactique, manque d’ordre à un très haut degré. J.-B. Say l’appelait « un vaste chaos d’idées justes ». Il est donc peut-être nécessaire d’en donner ici le sommaire, pour expliquer la marche, bizarre sans doute, mais certainement fort étudiée, que Smith a voulu suivre.

La Richesse des nations s’ouvre solennellement par une définition que tout le monde connaît : « Le travail annuel d’une nation, dit Smith, est le fonds primitif qui fournit à sa consommation toutes les choses nécessaires et commodes à la vie, et ces choses sont toujours ou le produit immédiat de ce travail, ou achetées des autres nations avec ce produit[635]. » C’est déjà une protestation contre le principe essentiel de l’école physiocratique.

Mais cette quantité des produits va dépendre : 1° de l’habileté et de la dextérité des travailleurs ; 2° de la « proportion entre le nombre de ceux qui sont occupés à un travail utile et de ceux qui ne le sont pas ». Ici perce déjà citez Adam Smith la tendance à ne voir l’utilité que dans la matière et dans les transformations physiques qu’elle peut subir, avec un dédain peut-être exagéré pour les efforts de l’esprit, fussent-ils dirigés vers la production des biens économiques. On aurait pu lui demander, ce semble, et avant toutes choses, à quoi se reconnaît l’utilité d’un travail[636].

Smith annonce ensuite le plan de son ouvrage. Un premier livre sera consacré aux « causes qui perfectionnent le pouvoir productif du travail » et à « l’ordre suivant lequel ses produits se distribuent naturellement » (il y aura donc là tout à la fois de la production, de la répartition et de la circulation). Puis il remarque — sans beaucoup de raison — que la proportion des travailleurs utiles et productifs par rapport aux non-travailleurs « est partout en proportion de la quantité du capital employé à les mettre en œuvre et de la manière particulière dont ce capital est employé[637] ». Voilà le mot « capital » qui intervient : il faut l’expliquer, et ce sera le sujet du deuxième livre. Ce sont ces deux premiers livres qui renferment vraiment le système économique de Smith ; Le livre III parlera du développement inégal et non proportionnel des industries aux différents âges et particulièrement des villes et des campagnes ; le livre IV, des différentes théories d’économie politique déjà constituées ; le livre V, du revenu du souverain et par conséquent de l’impôt.

Tel est le plan, et nous allons voir, avec quelques détails de plus, comment il a été suivi.

Smith entre brutalement en matière par la division du travail, sans donner aucune définition, pas même celle des richesses. C’est la division du travail qui a réalisé les plus grandes améliorations dans la puissance productive de ce travail[638] ; car les machines naissent à peine, et Smith ne peut encore ni connaître, ni deviner les conséquences industrielles des inventions scientifiques[639]. Ensuite les échanges sont d’autant plus nécessaires que le travail est plus divisé. La nécessité des échanges implique à son tour la nécessite de la monnaie. Donc théorie de la monnaie[640] : et l’étude qui en est faite se termine par le passage bien connu, mais obscur ou inexact, sur la distinction de la valeur en usage et de la valeur en échange[641].

De la monnaie nous passons au prix[642]. On distingue le « prix réel », exprimé en travail, et le « prix nominal », exprimé en argent. Là se placera théorie du travail considéré comme étalon de la valeur en ce sens que « la valeur d’une denrée quelconque (pour celui qui l’échange) est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en état d’acheter ou de commander[643] ». Smith veut alors décomposer ce prix en ses parties constituantes[644], ce qui l’entraîne dans une matière tout à fait différente, celle de la répartition. On pourrait trouver, dans les pages qui suivent, la base de la distinction du travail simple et du travail qualifié, laquelle jouera un rôle important dans le Capital de Karl Marx[645] ; on y voit aussi la notion de la rente, que Smith, toutefois, ne sépare pas du fermage[646] ; enfin, on y rencontre la confusion entre le loyer ou intérêt d’une part et le profit de l’autre, autrement dit entre le capitaliste et l’entrepreneur[647], confusion qui se perpétuera, surtout chez les économistes anglais, pendant plusieurs générations après Smith. Ce chapitre est un de ceux où les divisions et les définitions peuvent paraître le moins nettes et le moins exactes[648]. Vient ensuite la théorie du « prix naturel », que J.-B. Say va appeler les « frais de production » : ce prix naturel, pour Adam Smith, est « le plus bas qu’on puisse accepter pour un temps considérable de suite[649] ». En termes différents, c’est donc la formule du « producteur le moins favorisé » de Ricardo[650].

Ainsi amené, et pour ainsi dire d’une manière incidente, sur le terrain de la répartition, Smith va épuiser les sujets qui s’y rattachent, avec sa division tripartite des salaires, des profits et de la rente[651].

Sur les salaires, Smith débute en étudiant la situation du travailleur autonome, la seule qui existât, dit-il, « dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux… ; mais cet état ne put pas durer…, et dans tous les pays de l’Europe, pour un ouvrier indépendant, il y en a vingt qui servent sous un maître[652] ». Sans manifester ici de particulières sympathies pour la classe ouvrière, Smith attribue la dépression des salaires à un manque de liberté, parce que « nous n’avons point, dit-il, d’actes du Parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser[653] ». Il terminera cependant cette étude des salaires par des vœux en faveur de l’amélioration du sort des classes pauvres, amélioration qu’il rattachera à l’application de la loi sous-entendue du Wage-fund. « La demande de ceux qui vivent de salaires, dit-il, ne peut augmenter qu’à proportion de l’accroissement des fonds destinés à payer des salaires[654]… Elle augmente nécessairement avec l’accroissement des revenus et, des capitaux de chaque pays, et il n’est pas possible qu’elle augmente sans cela[655]. » Toutefois cette formule du wage-fund ne tarde pas à recevoir une restriction très sensible, puisque, aux pages suivantes, Smith revient à rattacher la hausse des salaires, « non pas à l’étendue actuelle de la richesse nationale, mais à son progrès continuel[656] », progrès dont la marque est « l’augmentation du nombre des habitants[657] » : pourtant cette dernière opinion, c’est-à-dire l’idée d’un rapport qui existerait entre la richesse et l’accroissement de la population, fait assez difficilement corps avec la doctrine d’ensemble de Smith et avec tout le système purement chrématistique de ses successeurs et disciples. En finissant, signalons dans ce chapitre une bonne et fine analyse des causes de l’inégalité des divers salaires comparés les uns aux autres.

Les deux chapitres qui suivent, « des profits du capital » et « des salaires et des profits dans les divers emplois du travail et du capital », sont inférieurs au précédent. Le terme « profits du capital » est un de ceux que les économistes plus récents ont le plus justement répudiés ; et Smith, qui a tant ajouté à Turgot, aurait pu, au contraire, trouver dans celui-ci le germe assez visible de la distinction entre le loyer ou intérêt du capital et le profit de l’entreprise[658].

Vient ensuite l’étude de la rente, que Smith, comme nous savons déjà, confond avec le fermage, quoiqu’il admette qu’une certaine partie de ce fermage puisse être accidentellement du profit ou intérêt de capital. Mais pour lui la rente, c’est-à-dire le fermage, est avant tout et essentiellement le prix de monopole que le propriétaire se fait donner pour la jouissance de la terre, prix aussi élevé que possible et le plus fort que le propriétaire puisse percevoir sans mettre en perte le fermier[659]. Ailleurs, pourtant, Smith trace fort heureusement la voie à Ricardo, en remarquant que la facilité des communications donne une rente[660] ; en notant que la nourriture de l’homme paraît être le seul des produits de la terre qui fournisse toujours et nécessairement de quoi payer une rente quelconque au propriétaire[661] » (Ricardo, on le sait, raisonnera toujours avec le blé) ; enfin, en observant que ce sont les frais de production du producteur le moins favorisé qui règlent le prix du marché[662].

Au point de vue social, la conclusion de ce chapitre va être que « toute amélioration qui se fait dans l’état de la société, tend… à faire hausser la rente réelle de la terre, à augmenter la richesse réelle du propriétaire, c’est-à-dire son pouvoir d’acheter le travail d’autrui ou le produit du travail d’autrui ». Il en est ainsi, tout particulièrement, de « l’amélioration des terres et de la culture » et de « tous les progrès, dans la puissance productive du travail, qui tendent à réduire le prix réel des ouvrages de manufacture[663] ». Le salaire lui-même, par conséquent, haussera, grâce à une demande plus active de travail ou de produits. Les intérêts des trois classes de la société, c’est-à-dire des propriétaires, des salariés et des industriels, sont donc présentés comme étant harmoniques, bien qu’il faille se défier des marchands, qui réclameront toujours la satisfaction de leurs intérêts propres et qui solliciteront à ce titre un régime de fiscalité et d’entraves[664]. Ce chapitre sur la rente est fâcheusement interrompu par une interminable digression sur les variations historiques du pouvoir de la monnaie et du pouvoir réciproque des deux métaux, ce qui fait qu’à lui seul il forme plus de la moitié de ce premier livre.

Passons au livre II, intitulé « De la nature des fonds ». Ces « fonds », c’est le capital et les approvisionnements, approvisionnements que Ricardo, un peu plus tard, rangera très nettement parmi le capital.

Smith fait ici des distinctions aussi heureuses que nouvelles, et il introduit dans la science des concepts vraiment féconds.

Les produits du travail, selon lui, peuvent être destinés, soit à une consommation immédiate, soit à quelque autre usage : dans ce dernier cas, ils constituent un fonds ou « stock »[665]. Puis, un peu plus nettement encore, il oppose le capital à « la portion (du produit) réservée pour servir immédiatement à la consommation et dont le caractère distinctif est de ne point rapporter de revenu ou de profit[666] ». Il met dans cette dernière catégorie les maisons, qui, donnant un revenu à leur propriétaire sans donner de nouvelles richesses à la société, ont été, depuis lors, classées très justement dans le capital lucratif ou privé, par opposition au capital productif ou social.

Le capital proprement dit — maisons non comprises — se subdivise en capital fixe et capital circulant. De chacun des deux, Adam Smith cite quatre catégories différentes, en comprenant, il est vrai, parmi le capital fixe, les qualités personnelles acquises par le travail[667]. Ce chapitre est un des plus nets et des plus originaux de tout l’ouvrage : il est trop souvent cité et trop présent à toutes les mémoires pour que nous entrions dans de nouveaux détails à son sujet[668]. Mais on trouvera peut-être étrange que Smith eût déjà expliqué au livre I les profits du capitaliste, avant d’avoir défini le capital et énuméré les diverses sortes de capitaux. Il y a là un défaut de logique dans l’arrangement des parties.

La suite de ce livre II n’a pas la même valeur, malgré des pages fort instructives. Adam Smith y traite de l’argent considéré comme capital et des papiers de crédit, chapitre long et lourd, où se trouve, cependant, la belle comparaison, fréquemment citée, entre les papiers de crédit et les routes en l’air, lesquelles rendraient autant de services que les routes sur terre, en ayant sur elles l’avantage de ne point enlever de terrain à la culture ; il y traite de la distinction du travail productif et du travail non productif, distinction qu’il n’aurait point faite s’il n’avait pas matérialisé avec un certain excès les idées d’utilité et de richesse[669] ; il y traite encore des fonds prêtés à intérêt et enfin des différents emplois des capitaux.

Mais des passages fort remarquables disséminés çà et là ne laissent pas de captiver l’attention. Nous citons les vues sur la formation du capital[670], les critiques de la prodigalité des gouvernements comparée à celle des particuliers[671] et l’exposition des causes qui font baisser le taux de l’intérêt. Est-ce l’augmentation de la quantité du métal ou des instruments de paiement ? Non ; et Smith, qui combat fort judicieusement Locke, Law et Montesquieu, conclut que ce qui fait baisser le taux de l’intérêt, c’est « la portion du produit annuel[672] qui est destinée à remplacer un capital que le producteur ne se soucie pas de prendre la peine d’employer lui-même[673] ».

Là s’arrête ou plutôt s’interrompt la partie vraiment didactique de l’œuvre.

Le livre III, qui décrit « la marche différente des progrès de l’opulence chez différentes nations », est un exposé de vues historiques, gâté par des théories métaphysiques préconçues, mais intéressant encore par les aperçus qui s’y trouvent sur la solidarité naturelle des intérêts entre les villes et les campagnes.

Le livre IV, consacré « aux systèmes d’économie politique », s’ouvre par une sorte de définition, très critiquée, de l’économie politique. Au lieu d’y voir une science qui préexiste logiquement à l’art pour contribuer à l’inspirer, Smith se borne à assigner à l’économie un but purement pratique. D’après lui, elle « se propose deux objets distincts : 1° procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante ; 2° fournir à l’État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public[674]. » Dans l’esprit d’Adam Smith elle ne serait donc qu’une des branches de la politique.

Après cela Smith ramène à deux les systèmes qui ont été soutenus avant lui : 1° le système mercantile (c’est lui qui a introduit ce mot) ; 2° le système agricole (ou physiocratique)[675].

Il commence par le système mercantile, qui, dit-il, est « moderne et le plus connu dans le pays et le siècle où j’écris[676] ». Smith, ici, avait pleinement raison, puisque l’Angleterre en était restée généralement à Mun et à Child, malgré tout l’ascendant que la physiocratie avait pris en France. Il est judicieux quand il classe les deux périodes successives du mercantilisme, la première caractérisée par la prohibition directe de la sortie du numéraire, et la seconde (qu’on appelle parfois le néo-mercantilisme) caractérisée par la théorie de la balance du commerce[677] ; il est surtout intéressant quand il fait la critique des «  entraves extraordinaires apportées à l’importation de presque toutes espèces de marchandises des pays avec lesquels on suppose la balance du commerce défavorable[678] ». Mais quelque adversaire qu’il soit des formules mercantilistes, Adam Smith n’en fait pas moins de très larges concessions à ce qu’on appellerait aujourd’hui le protectionnisme national. Nous n’en voulons pour preuves que son éloge des actes de navigation de Cromwell et de Charles II[679], sa thèse sur l’utilité des droits éducateurs[680], ses justes observations sur la nécessité de ne passer que lentement d’un régime d’entraves à un régime de liberté commerciale[681], enfin ses réserves en faveur de la protection, même permanente, des industries qui seraient nécessaires à la sécurité du pays[682].

Le système agricole ou physiocratique est réfuté plus faiblement. Tout en n’acceptant pas l’idée de la productivité exclusive et unique de l’agriculture, Smith s’attarde dans une idée encore beaucoup trop matérielle de la production. Ce qu’il voit et ce qu’il recherche, c’est moins la satisfaction des besoins, préparée peut-être ou procurée par des efforts de l’esprit aussi bien que du corps ; c’est plutôt un objet matériel façonné par l’ouvrier avec un apport plus ou moins direct de la nature, objet dans lequel se sont incarnées la productivité du travail et la valeur[683].

On peut même se demander si Smith a été juste pour les physiocrates. Il avait passé dix mois à Paris entre 1764 et 1766 ; il y avait été en relations assez intimes avec Quesnay et ses disciples, surtout avec Turgot, à qui Hume l’avait recommandé particulièrement : aussi, publiant sa Richesse des nations en 1776 et surtout la revisant d’une manière très attentive en 1784 pour la troisième édition, c’est-à-dire bien des années après l’élévation de Turgot au ministère en 1774, on ne comprend guère qu’il ait écrit et maintenu dédaigneusement ces quelques lignes, non exemples à coup sûr d’une erreur historique : « Le système qui représente le produit de la terre comme la seule source du revenu et de la richesse d’un pays, n’a jamais, autant que je sache, été adopté par aucune nation et n’existe à présent que dans les spéculations d’un petit nombre d’hommes en France… Ce n’est sûrement pas la peine de discuter fort au long les erreurs d’une théorie qui n’a jamais fait et qui vraisemblablement ne fera jamais de mal en aucun lieu du monde[684] ». Il altère également la vérité, quand il dit des physiocrates qu’ils « affectent de dégrader la classe des artisans, manufacturiers et marchands, en la désignant par la dénomination humiliante de classe stérile ou non productive ». On peut souscrire à ce jugement récent de M. Oncken — neutre d’ailleurs entre Anglais et Français — quand il ose dire que « la critique dirigée par Smith contre le système des économistes français n’est pas à la hauteur de ce que l’on était raisonnablement en droit d’attendre de lui[685] ». Adam Smith se trompait aussi en s’imaginant que « les écrivains de cette secte suivaient tous dans le fond et sans variation sensible la doctrine de M. Quesnay », et en appelant « petit livre » les deux volumes de Mercier de la Rivière sur l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques[686].

Smith conclut que, « en écartant tous ces systèmes ou de préférences ou d’entraves (c’est-à-dire le système agricole et le système mercantile), le système simple et facile de la liberté naturelle vient se présenter de lui-même et se trouve tout établi[687] ». Il est injuste, ici, pour les physiocrates : car le sentiment des lois naturelles était chez eux beaucoup plus intense et surtout beaucoup plus philosophique que chez Adam Smith ; et la liberté qu’ils eussent voulu dans le régime du travail, du commerce intérieur et jusque dans les échanges internationaux — ici au moins avec Turgot — aurait été plus complète encore et plus humanitaire qu’avec Adam Smith.

Le dernier livre, « du revenu du souverain ou de la République », ne comprend que trois chapitres : 1° des dépenses ; 2° des sources du revenu ; 3° des dettes publiques.

Sur le caractère et le rôle de l’État, les principes que pose Adam Smith n’ont pas besoin d’être rappelés. Tout le monde connaît sa classification des trois devoirs du souverain, dont le premier est de « protéger la société contre la violence et l’invasion d’autres sociétés indépendantes » ; le second, de « protéger autant que possible chaque membre de la société contre l’oppression ou l’injustice de tout autre membre, ou bien d’établir une administration exacte de la justice » ; le troisième, enfin, d’ « élever et entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions, que l’intérêt d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoique, à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser la dépense[688] ».

On sait que depuis lors l’école de la liberté naturelle a elle-même sensiblement élargi le rôle de l’État. Tel que le dessine Adam Smith, il peut suffire, rigoureusement parlant, à la mission de « gardien du juste » dont l’État est investi. Mais la troisième partie de la tâche du souverain est trop circonscrite ; car l’État ne doit pas évaluer seulement en argent le résultat des diverses œuvres auxquelles il applique ses efforts ; celles qui le sollicitent peuvent à bien d’autres titres se recommander à ses encouragements et à ses faveurs, tout aussi bien, en sens inverse, que des mobiles désintéressés et non pécuniaires peuvent pousser des initiatives privées vers quelques-unes de ces œuvres ou de ces institutions qui préoccupent Adam Smith et qu’il veut confier tout entières au seul souverain[689].

Le revenu de l’État, c’est : 1° le revenu de son domaine ; 2° l’impôt, avec de judicieuses observations sur la tendance de l’impôt à prendre une importance relative toujours plus considérable à mesure que l’on s’éloigne de la féodalité pour avancer dans les temps modernes[690]. Les quatre maximes fiscales de Smith sont restées justement célèbres ; elles consistent : 1° dans la proportionnalité de l’impôt ; 2° dans sa détermination précise et non arbitraire ; 3° dans son adaptation aux plus grandes commodités du contribuable ; enfin, 4° dans l’économie de sa perception[691].

Le dernier chapitre, sur les dettes publiques, est relativement fort peu étendu, moins que ne l’eût permis le développement avancé où la science financière était déjà parvenue chez les Anglais.

— Telle est cette œuvre immense, demeurée universellement célèbre. Elle a plus de lacunes que d’erreurs ; mais ceux qui cèdent à la tentation de lui reprocher les unes ou les autres, oublient trop le progrès immense qu’elle a réalisé. On voit trop volontiers ce qui y manque : on est souvent injuste pour ce qui s’y trouve. La postérité a peu ajouté à la notion du capital ; elle n’a pas corrigé beaucoup dans la théorie de la répartition. Et tout cela jaillissait pour ainsi dire du premier jet, après le système des physiocrates, défectueux à tant d’égards, après quelques exposés épars des véritables principes, et après l’œuvre, didactique déjà, mais fausse à tant de points de vue, de James Denham Steuart.

Quelle est la méthode philosophique qu’Adam Smith a suivie ? Il aurait hésité lui-même à répondre à cette question si on la lui avait posée ; mais il suffit de le lire pour apprécier quelle large part il a faite à l’observation et à l’analyse des faits. C’est de la méthode inductive, croyons-nous, qu’il s’inspire le plus ordinairement ; et la démarcation profonde qui le sépare des physiocrates en est encore plus nette et mieux tranchée. En cela, du reste, il demeure ce qu’il s’était montré dans sa Théorie des sentiments moraux : car, d’après Smith moraliste, si la raison intervient dans le discernement du bien et du mal, ce n’est pas en acceptant ou en démontrant des principes de métaphysique, ni des concepts généraux, c’est tout simplement en généralisant les données empiriques qui naissent des sentiments, soit de sympathie, soit de répugnance, provoqués en nous par la vue répétée des actes moraux de nos semblables.

Les critiques dirigées contre Adam Smith peuvent être ramenées aux suivantes :

1° Le manque d’ordre. Nous n’avons pas la prétention de l’en justifier. L’œuvre est parsemée ça et là de digressions qui n’ont aucun rapport avec les sujets traités ; et le comte Garnier lui-même ne s’est pas fait scrupule d’en signaler les principales[692]. Citons les suivantes : à propos de la rente, une étude sur la variation de la valeur des métaux précieux pendant les quatre derniers siècles[693] ; à propos du capital et de l’argent considéré comme capital, une discussion sur les banques de circulation et le papier-monnaie[694] ; à propos du système mercantile, une dissertation sur les banques de dépôts et particulièrement sur la banque d’Amsterdam[695] ; enfin, à propos des traités de commerce, une dissertation sur les avantages du droit de seigneuriage[696] ;

2° Le caractère cosmopolite et universel que Smith donne à l’économie politique, n’accordant pas une attention suffisante aux diversités de temps et de pays, c’est-à-dire, en général, aux circonstances et aux faits concrets. Ce grief est formulé également contre tous les grands écrivains de cette période, et c’est l’école historique allemande qui s’en est faite le principal interprète : nous le discuterons pour tous en même temps[697] ;

3° L’optimisme basé sur le libre jeu de la liberté individuelle. Cette disposition particulière d’Adam Smith se conçoit mieux lorsque l’on réfléchit aux entraves dans lesquelles le commerce extérieur et l’industrie de l’Angleterre se débattaient encore de son temps et qui, par le maximum légal du salaire ouvrier, n’épargnaient pas même le régime du travail[698] ;

4° La restriction excessive des fonctions de l’État.

Ces deux derniers griefs ont été articulés à diverses reprises, notamment par Raymond et par List, au nom de l’économie politique nationale[699], et par tous les groupes divers de prétendus interventionnistes et de socialistes. Nous n’osons pas dire que les critiques sûr la trop grande restriction des fonctions de l’État n’aient pas quelque chose de fondé. Tout en sachant, quand il convient, s’inspirer des intérêts particuliers de l’Angleterre, Adam Smith a paru proclamer d’une manière un peu trop absolue l’accord permanent de l’intérêt privé et de l’intérêt général[700]. Cependant, si nous n’acquiesçons en aucune manière à son système de morale, nous ne croyons pas, quoi qu’on en ait dit[701], que cette morale de la sympathie qui est la sienne, ait exercé aucune influence appréciable sur l’orientation générale de la Richesse des nations.

Entre les physiocrates et lui, c’est cependant un point de dissemblance qu’il est bon de noter ; car Quesnay professe à l’égard des intérêts particuliers une défiance que Smith ne partage pas, pas plus du reste que Say et Ricardo ne la partageront après lui.

En tous cas il est très heureux pour la mémoire d’Adam Smith que dans son grand ouvrage et le seul qui lui ait survécu, il ait eu le bon sens de ne pas faire de philosophie, ce qui l’a sauvé d’en faire de la mauvaise.

III

JEAN-BAPTISTE SAY

Jean-Baptiste Say était né à Lyon, en 1767, d’une famille protestante originaire de Nîmes, mais émigrée à Genève au moment de la révocation de l’édit de Nantes et rentrée en France au milieu du xviiie siècle[702]. Son père, qui était dans le commerce, fit de mauvaises affaires à Lyon et se réfugia à Paris. Le jeune Say y débuta comme employé dans une maison de banque. Entre 1785 et 1787, il fit un séjour en Angleterre ; toutefois la Richesse des nations ne fut connue de lui qu’après son retour en France.

Bientôt la Révolution éclate : il embrasse avec ardeur les idées nouvelles, quitte le comptoir pour faire du journalisme, puis s’enrôle comme volontaire en 1792. Rentré dans la vie civile, il fonde vers la fin de la Terreur (floréal an II — mai 1794) une revue qu’il intitule la Décade philosophique, politique et littéraire par une société de républicains, et dans laquelle il écrit souvent des articles d’affaires et d’économie politique. Au lendemain du 18 Brumaire, il est nommé tribun : c’est le temps de toute la ferveur de son enthousiasme pour Bonaparte. En 1805, il tombe en froid avec l’empereur. Il refuse alors le poste de directeur des Droits réunis dans l’Allier, poste qui lui est offert en compensation du tribunat ; puis il se met à voyager, essaye de diverses industries, monte une filature de coton à Auchy, près d’Hesdin, dans le Pas-de-Calais, et ne revient à Paris qu’en 1812. Sous Louis XVIII, il est nommé professeur d’économie industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers, puis, après 1830, professeur d’économie politique à la Sorbonne, et il meurt en 1832.

Ses œuvres principales sont les suivantes :

1o  Le Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, ouvrage publié en 1803, la même année que le fameux Principe de population de Malthus. Pour la seconde édition, publiée en 1814, le Traité fut presque entièrement refondu[703]. L’ouvrage comprend trois parties : 1o  production ; 2o  distribution ; 3o  consommation des richesses. La circulation n’y est pas, encore détachée comme une partie spéciale de la science ;

2o  Le Catéchisme d’économie politique, manuel élémentaire par demandes et par réponses, paru en 1817 ;

3o  Le Cours complet d’économie politique, publié en 1828-1829 et écrit dans la pensée que l’économie politique « embrasse le système social tout entier[704] ». Du reste J.-B. Say inclinait de plus en plus vers les études philosophiques[705], comme Quesnay, dans sa vieillesse, s’était tourné vers les mathématiques. Quoique le Cours soit moins bien ordonné que le Traité, sa division se ramène sans trop de peine à la grande division qui a fini par prévaloir et qui est devenue absolument classique, je veux dire la division en quatre parties : production, circulation, répartition et consommation. Les deux premiers livres de Say ( « Production des richesses ; — Application des principes de l’économie politique aux diverses industries » ) représentent la production ; le livre III ( « Échanges et monnaies » ) et le livre IV ( « Influence des institutions sur l’économie des sociétés » ) figurent, quoique moins exactement, la circulation ; le livre V fait de la répartition sous le titre : « De la manière dont les produits sont distribués dans les sociétés » ; le livre VI est consacré à la population ( « Nombre et condition des hommes » ) ; le livre VII ( « Des consommations opérées dans la société[706] » ), à la consommation ; le livre VIII, aux « Finances publiques » ; et le tout se termine par des « Notions complémentaires », où la statistique tient une large place.

« Pour exposer les vues de Say, a dit M. de Böhm-Bawerk, il faut prendre presque exclusivement comme sources le premier de ses deux principaux ouvrages, le Traité d’économie politique. Le Cours complet est, en effet, presque absolument dépourvu d’assertions originales[707]. »

Si J.-B. Say n’a pas l’originalité puissante d’Adam Smith, il excelle au moins à vulgariser des idées justes, qu’il sait rendre personnelles par la façon dont il les présente. Ce qui frappe avec lui, c’est un style agréable et coulant, une limpidité remarquable dans l’exposition, et un ordre vraiment didactique dans l’ordonnancement des matériaux. Ne pouvant le suivre avec le même détail qu’Adam Smith, nous détacherons dans son œuvre certaines théories plus saillantes, qu’il a émises le premier ou qu’il a faites siennes par la lumière qu’il a projetée sur elles. En les connaissant, on connaîtra suffisamment l’œuvre tout entière.

I. Théorie des richesses immatérielles. — Nous avons signalé dans Adam Smith la forme matérielle sous laquelle le grand économiste avait en quelque sorte emprisonné la valeur, la richesse et le travail. À peine s’était-il une fois écarté de cette conception — et ici fort mal à propos — en considérant comme du capital les qualités intellectuelles ou autres acquises par le travail[708]. Or, J.-B. Say réagit contre cette tendance, en ramenant l’attention vers la nature du besoin qui est satisfait, au lieu de la concentrer tout entière sur la matérialité tangible d’une chose. C’est précisément pour cela que dans l’intervalle, entre la composition du Traité et celle du Cours complet, Say avait été amené à voir dans l’économie politique une science qui doit embrasser l’ordre social tout entier[709], en quoi l’on peut trouver qu’il allait bien un peu trop loin.

Mais revenons à sa notion moins matérielle de l’utilité économique.

« L’utilité, dit-il, peut être créée, avoir de la valeur et devenir le sujet d’un échange sans avoir été incorporée à aucun objet matériel… Les services que l’on rend sont un produit immatériel qui a son prix et qui devient la matière d’un échange. » Et J.-B. Say cite l’utilité d’une représentation théâtrale, qui satisfait notre besoin de jouir[710]. Cette idée s’applique aisément aux travaux du soldat, du juge, de l’administrateur[711] ; poussée plus loin, elle engendre la notion d’un capital productif d’agrément, qui viendrait s’ajouter à la notion déjà traditionnelle du capital[712]. Mais, si ingénieuse et si philosophique qu’on puisse la trouver, cette idée n’a pas été suivie.

II. Concept économique de la production et de la consommation. — Qu’est-ce que produire ? Qu’est-ce que consommer ? Questions élémentaires auxquelles les physiocrates avaient oublié de répondre. Eh bien, produire, c’est ajouter de l’utilité ; consommer, c’est en ôter[713]. Puis viennent les diverses catégories de consommations. Celles-ci sont publiques ou privées ; elles sont improductives, c’est-à-dire stériles ou de jouissance, ou bien au contraire productives. Consommation de jouissance est synonyme de dépense, dans le langage usuel[714].

Tout cela est devenu élémentaire, en restant absolument classique.

III. Rôle de l’entrepreneur. — C’est J.-B. Say, aussi, qui a isolé et analysé le rôle de l’entrepreneur, en le détachant nettement de celui du capitaliste. Les recherches du savant, les applications de l’entrepreneur, l’exécution par l’ouvrier, voilà les trois opérations dont l’ensemble constitue toute production industrielle[715].

La notion du profit d’entreprise, bien distincte de celle du loyer ou intérêt du capital, devait nécessairement en sortir. J.-B. Say la dégage, en remarquant fort bien la confusion que les économistes anglais avait faite jusque là. Ils y ont néanmoins persévéré encore un demi-siècle après lui[716].

On connaît enfin la classification des industries en industrie agricole (y compris les mines), industrie manufacturière et industrie commerciale[717] : classification qui, en juxtaposant ainsi bien malgré elles l’agriculture et les mines, nous fait involontairement ressouvenir des anciennes doctrines physiocratiques sur la nature et sur la production[718].

IV. Théorie des débouchés. — La théorie des débouchés est la plus grande contribution que J.-B. Say ait apportée à la science économique. Elle se rattache chez lui à une autre idée bien simple : c’est qu’une vente n’est que la moitié d’un échange. « Les ventes et les achats, dit-il dans son Catéchisme, ne sont, dans la réalité, que des échanges de produits… La monnaie n’est pas le but, mais seulement l’intermédiaire des échanges[719]. » Mais Le Trosne l’avait dit avant lui et presque aussi bien[720], et il n’était pas même le seul parmi les physiocrates.

De là à la théorie des débouchés il n’y a qu’un pas[721]. « Ce n’est jamais, dit Say, la volonté d’acquérir qui manque aux hommes ; c’est le moyen. Or, ce moyen, en quoi consiste-t-il ? C’est de l’argent, s’empressera-t-on de répondre. J’en conviens, mais je demande à mon tour par quels moyens cet argent arrive aux mains de ceux qui veulent acheter : ne faut-il pas qu’il soit acquis lui-même par la vente d’un autre produit ? L’homme qui veut acheter doit commencer par vendre et il ne peut vendre que ce qu’il a produit ou ce qu’on a produit pour lui[722]… Que devons-nous conclure de là ? Si c’est avec des produits que l’on achète des produits, chaque produit trouvera d’autant plus d’acheteurs que tous les autres produits se multiplieront davantage… C’est si bien avec des produits que l’on achète les produits, qu’une mauvaise récolte nuit à toutes les ventes[723]. »

De la théorie des débouchés on tire sans peine :

1° Le principe de la solidarité des industries, des régions et des nations entre elles, et ici Say critique fort justement Voltaire, qui « fait consister le patriotisme à vouloir du mal à son voisin[724] ». Mais cette théorie non plus n’avait de nouveau que sa forme, car les économistes du xviiie siècle n’avaient pas été sans la voir ;

2° La réfutation de la théorie de la surproduction. « Si tous les produits s’achètent les uns les autres, demande J.-B. Say, comment arrive-t-il qu’à certaines époques tous les produits surabondent à la fois et qu’on ne trouve à vendre quoi que ce soit ? » Et J.-B. Say répond par le défaut d’équilibre : la surproduction, que l’on a envisagée comme absolue, est seulement relative, relative aux besoins actuels, c’est-à-dire relative à l’aisance d’une population qui ne pourrait acheter que si elle avait à vendre[725].

Cette question de la surproduction — comme aussi celle des richesses immatérielles — fut longuement discutée dans la correspondance entre J.-B. Say et Malthus. Nous ne défendons pas Say dans sa théorie des richesses immatérielles, qui, vraie au fond, n’était peut-être pas revêtue d’une terminologie assez claire : mais sur la théorie des débouchés l’avantage reste sans peine à J.-B. Say, en face de Malthus[726]. Celui-ci, sans avoir la clairvoyance et la perspicacité d’Adam Smith, en avait un peu le désordre, avec une certaine inégalité dans cet art de bien discerner et de bien définir qui est vraiment l’essence de l’esprit philosophique.

Depuis lors, cependant, les événements ont montré que la théorie des débouchés ne saurait avoir le caractère absolu que J.-B. Say lui attribuait. À l’en croire, ce ne sont jamais, entre peuples, que les produits qui s’échangent contre les produits : il ne semble point qu’il ait fait une part aux capitaux, dans ce mouvement de va-et-vient qui s’opère de nation à nation. C’était sans doute presque complètement vrai de son temps, alors que les valeurs mobilières étaient peu nombreuses et peu répandues ; alors que les législations permettaient difficilement aux étrangers d’acquérir et déposséder des immeubles ; alors, enfin, qu’il n’y avait encore ni nos grands marchés de valeurs internationales, ni notre esprit moderne de cosmopolitisme financier. Aujourd’hui, au contraire, les capitaux émigrent sans peine ; les terres et les maisons elles-mêmes franchissent en quelque sorte les frontières ; surtout les créances et les valeurs de portefeuille se déplacent de pays à pays sans la moindre difficulté. Aujourd’hui, par conséquent, les nations peuvent s’appauvrir en aliénant leurs capitaux, comme un prodigue livre les siens contre les produits et les services de ceux qui exploitent ses faiblesses. L’échange international des produits contre les produits ne donne donc plus l’explication d’une balance des comptes ou d’une variation des cours du change, comme il aurait pu en fournir la raison il y a un siècle[727].

Bien plus, la théorie des débouchés, appliquée au commerce international comme Say l’appliquait lui-même, c’est-à-dire d’une façon absolument simpliste, le conduisait à une erreur aussi grave que celle des mercantilistes ses adversaires. Pour lui, d’une part, l’échange international est tenu nécessairement en équilibre par la formule « produits contre produits » ; d’autre part, quand il s’agit d’apprécier le bénéfice qu’un pays réalise dans cet échange, c’est sur les marchés étrangers — et non pas sur le marché national — que nous devons prendre la valeur des articles que nous y avons mis et de ceux que nous en avons retirés[728]. Ainsi, quand un marchand français envoie pour 20.000 francs d’eaux-de-vie en Angleterre, et quand, parvenant à les y vendre 1.000 l. st., il achète de la quincaillerie anglaise qui, rendue en France, y vaut 28.000 francs, l’échange des produits est en équilibre et la France a gagné un équivalent de 8.000 francs, tandis qu’elle n’eût rien gagné si c’était la balance du commerce qui se fût trouvée en équilibre pour cet article là[729]. La comparaison ne doit pas être faite entre 20.000 et 28.000 francs, mais entre 25.000 fr. et 1.000 l. st., ou 1.000 l. st. et 25.000 fr. — ce qui est maintenant l’égalité parfaite.

Toutes les difficultés sont ainsi résolues. L’excédent apparent des importations tient donc, d’après J.-B. Say : 1° à la plus-value que donnent les transports, puisque la douane nationale a évalué avant le transport les marchandises qui sortaient, et après le transport celles qui rentraient[730] ; 2° aux prix auxquels le marchand national a su vendre et acheter, prix qui, eu égard au marché national, étaient inversement cher et faible, cher lorsqu’il vendait et faible lorsqu’il achetait. Par conséquent, l’avantage d’un pays — étant donné l’équilibre constant et nécessaire qui résulte de la formule « produits contre produits » est d’avoir une balance du commerce beaucoup défavorable[731].

Et J.-B. Say, poursuivant son argumentation contre les mercantilistes, se pose cette question : « Convient-il de recevoir des métaux précieux préférablement à toute autre marchandise ? » — Cela dépend, répond-il ; car, « si les besoins de la société réclament de l’or et de l’argent, le taux de leur valeur relativement aux autres marchandises assure dès lors des bénéfices aux négociants qui en feront venir ; et si l’état de la société n’en réclame pas, on la condamnerait à perdre en l’obligeant à recevoir des métaux précieux plutôt que toute autre chose dont les négociants trouvent la défaite plutôt lucrative[732]. »

Nous acceptons bien le raisonnement de J.-B. Say en ce qui concerne la comparaison des mouvements de numéraire et des mouvements de marchandises ; quant à son idée un peu trop simpliste de la balance du commerce — balance qu’il suppose en un équilibre nécessaire et dont, les écarts apparents ne servent qu’à masquer cette nécessité de l’équilibre — nous restons convaincu que certains mercantilistes éclairés, comme Mun, avaient professé des opinions plus exactes.

En d’autres termes, l’erreur de J.-B, Say, c’est tout ensemble de ne pas soupçonner les correctifs que la balance générale des comptes apporte à la balance spéciale du commerce ; elle est de ne pas croire à une émigration ou immigration de capitaux, qui se superposerait à la théorie des débouchés et même à tous les mouvements de revenus dans un sens ou dans l’autre pour mettre la balance des comptes en équilibre ; elle est enfin de ne rien soupçonner du phénomène que Ricardo, au même moment, constatait et expliquait par sa théorie de la valeur internationale : je veux dire l’adaptation naturelle et réciproque qui, entre nations, ajuste le pouvoir de la monnaie sur le besoin qu’on en a[733]. Il est même à craindre maintenant que beaucoup de libre-échangistes, séduits par la clarté d’exposition de J.-B. Say, ne s’arrêtent à cette surface et qu’ils ne le citent beaucoup de confiance sans avoir creusé comme il convenait cette partie, assurément incomplète et très défectueuse, de sa doctrine économique.

On a prêté parfois à J.-B. Say des sympathies en faveur de la progressivité de l’impôt. Nous avons répondu ailleurs sur ce point[734]. Au fond, il ne s’agissait que de l’exemption des revenus très misérables, ce qui n’a rien de commun avec le principe de la progressivité.

Dans leur ensemble, les travaux de J.-B. Say laissent l’impression d’un esprit vraiment didactique, éminemment apte à exposer, à faire comprendre et à persuader. Aussi est-ce lui qui a vraiment fondé, je ne dis pas l’économie politique, mais au moins l’enseignement économique. Il est toutefois regrettable que certaines pages, comme le Discours préliminaire du Traité, révèlent un homme profondément infatué de lui et armé d’un cruel dédain pour le vulgaire inapte à le comprendre. Il n’est pas moins regrettable que sa morale, purement utilitaire au sens de Bentham, n’ait eu qu’une base absolument fragile et fausse, que la saine philosophie est incapable d’avouer[735].

Enfin, bien que ce dernier grief n’ait pas la même importance, on ne saurait non plus justifier J.-B. Say de son dédain pour l’étude des doctrines économiques professées avant lui, à moins qu’on ne lui trouve une excuse dans cet esprit général de suffisance et d’amour-propre scientifique qui, à la fin du xviiie siècle et au commencement du xixe, inspirait à presque tout le monde le mépris systématique de l’histoire et des institutions du passé.

En l’an VIII, membre alors du Tribunat, il avait répondu à un concours de l’Institut sur la question : Quelles sont les meilleures institutions pour fonder la morale chez un peuple ? par un mémoire auquel il donna le titre Olbie. Il y décrivait, au milieu de ses conseils et dans toute la prétentieuse élégance de ces temps là, les mœurs du pays chimérique d’Olbie, où, disait-il, il avait voyagé. C’était, avec toute l’outrecuidance de la philosophie la plus hostile au christianisme[736], la peinture d’une Salente économique. « Pour les Olbiens, dit-il, le premier livre de morale fut un bon traité d’économie politique », parce que l’économie politique est une « science importante, la plus importante de toutes, si la moralité et le bonheur des hommes méritent d’être regardés comme le plus digne objet de leurs recherches[737]. » J.-B. Say moraliste est tout entier dans ces jugements.


IV

MALTHUS

L’opinion des anciens — au moins de ceux d’entre eux qui en avaient une sur ce point là — c’est que la population doit rester stationnaire, une fois atteint le nombre d’hommes qu’une contrée peut nourrir. Platon et Aristote n’étaient guère scrupuleux sur le choix des procédés qui devaient maintenir cet équilibre. Puis les théologiens du moyen âge ne virent que le côté moral de cette question[738], en même temps que les hommes d’État cherchaient dans le nombre de leurs sujets une des principales forces des royaumes. Telle était, par exemple, l’opinion de Vauban, parfaitement d’accord du reste avec les maximes de nos saints Livres.

Mais y a-t-il danger que les hommes puissent croître plus vite que les quantités de subsistances qui leur sont nécessaires ? Et si ce danger existe, y a-t-il quelque part des moyens de l’éviter ? Tel est le problème économique qui se pose, avec toutes ses conséquences dans l’ordre moral et l’ordre social.

L’Italien Botero est un des premiers qui en paraissent occupés[739]. Selon lui, l’augmentation de la cité procède à la fois de la force génératrice des hommes, qui est constante, et de la force nutritive de la cité ; et bien que le nombre soit la force des États, il n’en est pas moins vrai que son excès, si les aliments manquaient aux hommes, serait une cause de misère et un péril.

Les physiocrates et Adam Smith après feux semblaient croire à une harmonie naturelle entre la population et la subsistance.

« La mesure de la subsistance, disait le marquis de Mirabeau dans l’Ami des hommes, est la mesure de la population[740]. » Quesnay, en demandant « qu’on fût moins attentif à l’augmentation de la population qu’à l’accroissement des revenus[741] », montrait tout simplement qu’il est plus sage de poursuivre le but par une voie détournée que par une voie directe, et que l’accroissement des vies suivra tout naturellement l’accroissement des moyens de vivre. Adam Smith répétait que « les hommes, comme toutes les espèces d’animaux, se multiplient en raison des moyens de subsistance[742] ». J.-B. Say, tout en recommandant déjà la prudence dans l’union conjugale[743], proclamait encore que « rien ne peut accroître la population que ce qui favorise la production, et que rien ne peut la diminuer, au moins d’une manière permanente, que ce qui atteint les sources de la production[744] ». C’était aussi le sentiment d’un médecin suisse, Herrenschwand[745], qui, avant de déduire toute une économie politique arrangée en vue d’assurer le maximum de subsistance, posait en principe que « l’espèce humaine est susceptible de multiplication tant que la procréation n’a pas atteint les limites de la nourriture[746] », mais pas au-delà, et qu’un « excès de procréation » est parfaitement possible.

L’éventualité d’un défaut d’équilibre devait préoccuper tout particulièrement l’Angleterre. Les poor-laws (ou lois sur les pauvres) y mettaient les indigents à la charge de leurs paroisses respectives, en les faisant entretenir par des impôts que payaient seuls les propriétaires fonciers. Or, la charge était lourde, et il était tout naturel qu’on voulût la réduire ou l’empêcher d’augmenter. Aussi, dès 1770 — bien avant Malthus par conséquent — Denham Steuart demandait déjà qu’on interdît le mariage aux pauvres[747].

Toutefois ce fut Malthus qui fit vraiment sienne cette question par l’ampleur inattendue qu’il lui donna.

Thomas-Robert Malthus (1766-1834) était né dans le comté de Surrey, d’une famille très imbue de philosophie, qui avait eu pour hôtes Hume et Rousseau. Le jeune Malthus se fit ministre. Son père admirait alors beaucoup les publications de Godwin, un mécontent, vrai socialiste, comme nous dirions aujourd’hui, qui attribuait tous les vices et toutes les misères aux défauts de l’organisation sociale[748]. Ce fut un vif sujet de débats dans la famille des Malthus, et le fils en prit occasion pour lancer un Essai sur le principe de population, qui parut en 1798 sans nom d’auteur[749]. À Godwin, qui avait accusé les gouvernements d’être des obstacles au perfectionnement et au bonheur de l’humanité, Malthus répondait que c’est la trop forte tendance de l’humanité à se reproduire qui est la cause de la misère incurable. Mais les matériaux démographiques lui avaient manqué ; il se met alors à voyager pour les recueillir, il parcourt successivement le Danemark, la Norvège, la Suède, une partie de la Russie, la Suisse et la Savoie, et au retour il publie avec son nom, en 1803 ; son fameux Essai sur le principe de population[750].

En 1804, Malthus était nommé professeur d’économie politique au collège d’Haileybury, poste qu’il occupa jusqu’à sa mort sans quitter cependant ses fonctions de pasteur. D’autres publications économiques sortirent de sa plume pendant ce temps là. Nous citons les Recherches sur la nature et les progrès de la rente et sur les principes qui la déterminent (1815) ; les Principes d’économie politique sous le rapport de leur application pratique (1819) ; diverses publications contre les lois prohibitives de l’importation des céréales (cornlaws) et contre la taxe des pauvres, à la réforme de laquelle il ne fut pas étranger ; des lettres échangées avec J.-B. Say ; enfin les Définitions en économie politique (1820).

Les Principes d’économie politique eurent une seconde édition, qui, sensiblement différente de la première et préparée lentement par Malthus, ne fut publiée qu’en 1836, deux ans après sa mort[751]. Malthus y intercala sa nouvelle opinion sur la valeur, d’après les idées qu’il venait d’exposer dans son ouvrage la Mesure de la valeur établie et démontrée avec une application des principes aux altérations qu’a subies l’agent des échanges depuis 1790 (paru en 1823). C’était un retour à la théorie d’Adam Smith sur le travail pris comme étalon de la valeur. Inutile de dire qu’il ne s’agissait pas de la cause de la valeur — question envisagée cependant aux temps de la physiocratie, notamment par Le Trosne, Turgot, Graslin et Condillac, mais perdue de vue depuis lors — il s’agissait seulement de l’étalon des taux d’échange. Les Principes de Malthus sont bien oubliés aujourd’hui. Sans avoir l’originalité puissante de l’œuvre de Ricardo parue à peu près sous le même titre, ils en ont cependant les lacunes. Malthus s’y occupe seulement de la richesse et du travail productif de la valeur (expliquée par la loi de l’offre et de la demande) ; de la répartition, avec ses trois titres, qui étaient selon lui la rente de la terre, les salaires du travail et les profits du capital (on sait que l’école anglaise confondait entrepreneur et capitaliste) ; et enfin des progrès de la richesse dans une société. La rente y était représentée comme le revenu essentiel et nécessaire de l’agriculture.

Les Définitions en économie politique n’ont pas gardé plus de crédit, malgré l’ambitieuse prétention de Malthus d’accorder entre eux les économistes. Après des polémiques contre James Mill, Mac-Culloch et autres, Malthus y proposait un vocabulaire qu’il croyait définitif. Malheureusement on peut s’étonner qu’il y traduise encore « production » par « création d’objets constituant la richesse » et « consommation » par « destruction totale ou partielle de certaines portions de la richesse[752] ». Était-ce une réminiscence des axiomes de la physiocratie ? En tout cas, après le Traité de J.-B. Say, on peut trouver que c’était bien vieux et bien enfantin. On comprend donc fort bien que le Principe de population soit la seule œuvre de Malthus qui lui ait survécu.

L’Essai sur le principe de population — ou plutôt sur les lois de la croissance de la population, comme nous dirions en français — a cinq livres. Les deux premiers étudient les obstacles à la population, soit dans les pays anciens et moins civilisés, soit dans l’Europe contemporaine. Ils s’ouvrent par deux chapitres qui renferment toute la substance de la doctrine malthusienne. Le premier traite de la « tendance de tous les êtres vivants à accroître leur espèce plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée[753] » ; et il expose la double formule de la progression géométrique des existences humaines doublant par vingt-cinq ans et de la progression seulement arithmétique des subsistances[754]. Le second renferme la théorie des obstacles, tantôt préventifs (vice et contrainte morale), tantôt répressifs (malheurs divers, embrassés sous le nom collectif de misery)[755]. Ces idées essentielles, constitutives de toute la théorie de Malthus, sont suffisamment exposées et discutées ailleurs pour qu’ici nous n’y revenions pas[756] : elles appartiennent actuellement aux éléments de l’économie politique, beaucoup plus qu’à une histoire des doctrines économiques.

C’est le livre III qui est, après les chapitres i et ii du livre I, la partie la plus importante du volume. Malthus y commence par réfuter les formules socialistes de Wallace[757] et de Condorcet. Contre ce dernier et contre son projet de créer et d’alimenter par l’impôt une caisse nationale de retraités pour la vieillesse[758], Malthus objecte que non seulement la certitude de ces retraites émousserait la prévoyance individuelle, mais encore qu’elle aurait le défaut d’encourager outre mesure le développement de la population[759]. L’auteur, passant ensuite à la discussion des idées de Godwin explique très clairement la forme sous laquelle lui-même envisage un problème dont l’existence en soi ne saurait être contestée. « Je sais fort bien, dit-il, que les millions excédant dont j’ai parlé n’ont jamais existé. C’est une observation parfaitement juste de M. Godwin, « qu’il y a dans la société, humaine un principe par lequel la population est perpétuellement maintenue au niveau des moyens de subsistance ». La seule question qui reste à résoudre, est celle-ci : Quel est ce principe ?[760] » Le livre se termine par une critique de la taxe des pauvres, par une critique économique du principe même de l’aumône (ce qui est une page fâcheuse de Malthus)[761], et par la recherche de la meilleure combinaison pour avoir une nation à la fois nombreuse et bien nourrie. Malthus y discute, au point de vue de leurs avantages respectifs, le régime agricole et le régime commercial, et il conclut pour le mélange de l’un et l’autre[762], conclusion qui a peut-être le tort d’être donnée d’une manière générale et sans une suffisante adaptation aux circonstances de lieu et de temps.

Le livre IV a une portée beaucoup plus morale. À propos de « l’espérance qu’on peut concevoir dans l’avenir, de guérir ou d’adoucir les maux qu’entraîne le principe de population », Malthus s’y montre sentimentaliste, doux et onctueux pour ainsi dire, vrai pasteur, ayant souvent sur les lèvres les textes de la Bible et de saint Paul. Rien ne fait allusion à certain vice, qu’on lui a reproché si souvent d’avoir préconisé ; et ici toute sa faute semble bien être d’avoir mal connu la nature humaine et d’avoir beaucoup trop présumé de la force, avec laquelle un homme pourra résister aux appétits sensuels toutes les fois qu’il ne voudra chercher que dans l’ordre naturel et économique le point d’appui qui lui est nécessaire, en dehors du mariage, pour résister à ces appétits, et dans le mariage pour ne pas les déformer et les vicier. Malthus clôt son œuvre par la réponse aux objections, sorte d’appendice au livre V, où les redites ne peuvent pas manquer. On y retrouve par exemple une discussion sur le droit des pauvres à l’assistance, discussion qui aurait été mieux à sa place à propos des poor-laws et de l’aumône.

Mais restons sur ces mots, qui résument bien la pensée de Malthus : « La première grande objection qu’on ait faite contre mes principes, c’est qu’ils contredisent le commandement primitif du Créateur… Ceux qui m’opposent cette objection n’ont pas lu mon ouvrage… C’est méconnaître entièrement mes principes que de m’envisager comme un ennemi de la population. Les ennemis que je combats sont le vice et la misère[763]. »

Il est vrai que la première ébauche du Principe de population avait contenu une phrase autrement dure, qu’on n’a pas manqué de reprocher à l’auteur. « Un homme, y était-il dit, qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut plus le nourrir ou si la société ne peut utiliser son travail, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et, elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. » Mais cette phrase fut supprimée dès l’édition de 1803.

Le retentissement de cette œuvre fut immense. Sans doute le plan n’est pas parfait, et la forme est quelque peu ennuyeuse ; on n’y trouve rien qui rappelle soit la limpide clarté d’exposition qui caractérisait J.-B. Say, soit la bonhomie qui rendait.si facile et si agréable la lecture d’Adam Smith. Bref, le livre du pasteur Malthus ressemble trop à un prêche lourd et froid. Mais il insiste avec une telle force que les idées qu’il apportait et qui étaient vraiment neuves, ne pouvaient pas manquer de faire une profonde impression sur les esprits.

Trop d’auteurs catholiques sont actuellement d’une injuste cruauté pour la mémoire de Malthus. Il y a chez lui, en effet, deux choses à distinguer : la théorie scientifique d’abord, et il nous semble difficile que l’on en conteste l’exactitude, sauf les discussions que peut susciter la durée apparemment un peu trop courte du doublement par vingt-cinq ans ; puis il y a la partie morale ou pratique, c’est-à-dire les conseils de moral restraint, et celle-ci seule peut prêter à de dangereuses interprétations. Mais qu’est-ce que Malthus demande ? Est-ce le célibat perpétuel d’une portion de la population et le célibat prolongé d’une autre portion ? Est-ce la continence dans le mariage ? Sont-ce enfin les fraudes mêmes dans l’acte conjugal ? Évidemment Malthus aurait dû être plus explicite sur ce dernier point ; cependant on ne trouve rien en lui qui permette de le condamner sur cet article[764].

Les hommes qui, instruits eux-mêmes, ont voulu le juger d’après son livre et non pas d’après les déviations que sa doctrine a subies plus tard, ont été plus élogieux, disons aussi plus perspicaces. Nous avons cité ailleurs les termes dans lesquels Joseph de Maistre appréciait le volume, « un de ces livres rares, disait-il, après lesquels tout le monde est dispensé de traiter le même sujet[765] » ; et un jésuite, le R. P. Taparelli d’Azeglio, dans son Essai sur le droit naturel (1857), n’a fait guère autre chose que christianiser les idées économiques du Principe de population[766]. Enfin, le, plus ancien des économistes chrétiens, M. de Villeneuve-Bargemont, en condamnant très énergiquement le néomalthusianisme, avait cru devoir conclure ainsi : « Les paroles formelles de l’Apôtre (saint Paul)… répondent suffisamment aux allégations contradictoires des philosophes modernes et des économistes de l’école anglaise, qui, après s’être élevés contre le célibat des prêtres, ont depuis reproché au clergé d’encourager indiscrètement la population. Mais sous ce point de vue même l’ouvrage de Malthus nous est doublement précieux, car il a mis sur la voie de combattre de vieilles erreurs anticatholiques[767]. »

Comment donc le nom de malthusianisme a-t-il été inventé et pourquoi est-il devenu ainsi odieux ? Ce fut la faute des disciples, défigurant la pensée du maître et trop pressés de la faire descendre dans la pratique, au lieu de la laisser planer dans les régions de la théorie avec une contrainte morale irréalisable ou dangereuse. Sismondi lui-même, qui a combattu par d’assez médiocres raisons le système théorique de Malthus l’a de beaucoup dépassé par le cynisme irreligieux de ses conseils[768].

De ceux qui se sont signalés dans ce travail de corruption intellectuelle, nous nous bornons à citer le conseiller aulique allemand Weinhold[769] ; puis un certain Marcus, pseudonyme d’un auteur anglais « d’une grande célébrité », disait Rossi, qui connaissait son vrai nom, mais n’a jamais voulu le révéler[770] ; enfin, parmi nos contemporains, l’Anglaise Annie Besant, qui a prêché une véritable croisade de vice parmi les populations ouvrières de la Grande-Bretagne[771]. Annie Besant appartenait au socialisme, avant de tourner à la théosophie. Mais la crainte de la surpopulation est souvent exprimée chez les écrivains socialistes, et les procédés néo-malthusiens n’y sont pas désavoués, tout au contraire. Sur ce point là, un des auteurs les plus curieux et les plus cyniques est précisément l’Irlandais William Thompson, le représentant le plus illustre du communisme oweniste[772].

Le système de Malthus, si on veut le discuter de près, et en le dégageant de la portée pratique qu’il peut avoir, doit être scindé nettement en ses deux formules. Il y a la thèse physiologique sur l’accroissement numérique des vies humaines ; il y a la thèse économique sur le rapport entre le nombre des hommes et la quantité de subsistances qu’ils peuvent produire. Nous distinguerons donc ces deux points de vue.

La thèse économique de Malthus a trouvé son adversaire le plus connu dans Carey[773], d’après lequel la productivité croîtrait au moins en proportion exacte avec la densité de la population. Mais il est prématuré d’en parler ici ; nous aurons à y revenir, comme nous aurons à discuter les diverses explications qui sont fournies du ralentissement de la natalité depuis le temps où écrivait Malthus. Est-ce là un démenti de sa formule théorique ou bien une application plus ou moins exagérée et faussée de ses conseils ?

V

RICARDO

David Ricardo naquit à Londres en 1772, d’un juif hollandais qui s’y était établi courtier de change (broker). À l’âge de vingt ans, il passa à l’Église anglicane, ce qui le brouilla avec sa famille. L’année suivante, en 1799, la lecture des ouvrages d’Adam Smith, qu’il fit accidentellement aux eaux de Bath, lui révéla l’économie politique et le détacha des études de physique et de chimie, auxquelles il s’était adonné jusqu’alors. À dater de ce moment, il partage son temps entre les opérations de change et de commerce et les spéculations économiques. Possesseur d’une immense fortune, qui était due tout entière à son travail et qu’on n’évaluait pas à moins d’une quarantaine de millions, il est élu, en 1819, membre de la Chambre des communes, puis il meurt prématurément en 1823, emporté en quelques jours par un abcès au cerveau.

Ricardo débute en 1809 par un opuscule intitulé : Le haut prix des lingots est une preuve de la dépréciation des billets de banque[774]. On sait que la Banque d’Angleterre était alors sous le régime du cours forcé depuis 1797. Il y avait eu des émissions exagérées de billets, et le métal (or et argent jusqu’en 1816) faisait prime sur le billet. L’écart, qui en 1808 encore n’avait été que de 2%, était monté à 14 % en 1809, en attendant qu’il atteignît jusqu’à 30 % en 1813. Dans ces conditions là, le change avec la France et l’Europe ne pouvait être que très défavorable.

Le mémoire de Ricardo provoqua des objections : il y répliqua, en 1811, par sa Réponse aux observations de M. Bosanquet. En 1815, dans ses Propositions pour une circulation monétaire économique et sûre, il concluait en faveur de l’échange libre des billets de la Banque d’Angleterre, non pas contre de l’or monnayé, mais contre des lingots d’or, Ce qui, tout en supprimant le cours forcé des billets, aurait donné la certitude que le public n’eût pas abusé de leur convertibilité[775].

Son œuvre capitale — Principes de l’économie politique et de l’impôt — parut en 1817.

Dans les dernières années de sa vie, nous avons encore à signaler de lui un Essai sur le système de dettes consolidées et sur l'amortissement (1819) — attaque contre les caisses d’amortissement du système Walpole[776] — et diverses publications relatives à l’agriculture. L’Essai sur l’influence du bas prix des blés sur les profits du capital et l’opuscule De la protection accordée à l’agriculture nous montrent Ricardo partisan d’une atténuation des droits sur les blés étrangers : il était convaincu que l’abaissement du prix du blé devait se traduire par une baisse corrélative des salaires ouvriers, et que l’adoucissement des cornlaws devait donner une plus grande fixité aux cours des céréales. Quand la mort le surprit, il venait d’ébaucher le Plan d’une banque nationale, qui fut publié seulement après lui. Ricardo y demandait que l’État, par l’organe d’une commission parlementaire, eût l’émission des billets, tandis qu’une banque d’actionnaires aurait gardé les opérations d’escompte. On peut trouver dans ce programme le principe du bank-charter-act de 1844, qui divisa, comme l’on sait, la Banque d’Angleterre en issue-department et banking-department[777], mais sans confier à l’État l’émission du billet.

Malgré leur titre un peu prétentieux, les Principes de l’économie politique et de l’impôt sont une œuvre incomplète, sans plan d’ensemble et sans visées didactiques. Au surplus Ricardo n’a jamais voulu enseigner, comme Say avait voulu faire. Le titre de l’ouvrage est à lui seul assez défectueux. Pourquoi parler expressément des impôts ? S’ils vont être envisagés au point de vue de l’économie politique, c’est dans le titre une addition, non seulement inutile mais susceptible d’engendrer des confusions ; et s’ils doivent être étudiés à un autre point de vue, l’unité du sujet en doit être, dans le fond, complètement détruite. On a cherché, il est vrai, à expliquer ce plan en faisant ressortir que Ricardo s’était proposé, non point comme Adam Smith ou comme Say, de faire une œuvre didactique, se suffisant à elle-même, mais bien tout simplement de développer certaines idées nouvelles et différentes qui n’avaient pas trouvé place dans des travaux antérieurs.

Le volume renferme trente-deux chapitres. Les sept premiers ( « de la valeur ; de la rente de la terre ; du profit foncier des mines ; du prix naturel et du prix courant ;des salaires ; des profits ; du commerce extérieur » ) sont de beaucoup les plus importants. Viennent ensuite onze chapitres consacrés aux impôts. Enfin les quatorze derniers reviennent, soit à des matières déjà traitées, soit à des sujets qui, distincts en un certain sens, n’auraient pas dû cependant être détachés de celles-ci. Par exemple l’on ne comprend guère que le chapitre xix, « des changements soudains dans les voies du commerce », ne suive pas le chapitre du commerce extérieur ou bien celui des profits.

Les théories les plus fameuses de Ricardo sont forcément étudiées dans tous les cours d’économie politique.

Pour ce motif, nous ne voulons pas revenir sur sa théorie de la valeur basée sur le travail que la richesse a exigé ou aurait dû exiger pour être produite[778] — théorie que Ricardo lui-même restreignait à « celles des marchandises dont la quantité peut s’accroître par l’industrie de l’homme, dont la production est encouragée parla concurrence et n’est contrariée par aucune entrave[779] ». — Or, Ricardo, en faisant de semblables réserves, ne violait-il pas cette règle de logique, que toute définition est dans l’alternative d’être adéquate à l’objet ou bien d’être fausse ?

Nous reviendrons moins encore sur la théorie de la rente différentielle, qui aurait suffi à elle seule pour immortaliser son nom[780]. On connaît trop la définition de la rente — cette part du revenu du propriétaire foncier qui n’est pas causée par les capitaux incorporés au sol (défrichements, constructions rurales, etc.), et qui, par conséquent, est le produit propre et direct du sol lui-même ; — on connaît trop bien aussi les trois situations qui l’engendrent : 1° l’inégalité de fertilité ; 2° l’inégalité de proximité ; 3° l’inégalité de rendement des capitaux additionnels. Avec ce dernier cas toutefois, Ricardo ouvrait une brèche par où tout son système pouvait crouler ; car c’était admettre qu’en ce cas là au moins certaines, tranches de revenus de capitaux pouvaient constituer de la rente et que par conséquent la rente n’était pas uniquement et essentiellement du revenu de la terre. Il a eu également le tort de poser en principe, sans aucun essai de démonstration, l’égalité nécessaire du rendement de tous les capitaux en un certain lieu et un certain temps, quelles que fussent les dates ou les formes de leur incorporation.

Ailleurs nous avons discuté très longuement ces questions. Nos conclusions ont été : 1° que la rente différentielle n’est que le phénomène de l’inégalité de rendement des capitaux incorporés à la terre et que d’ailleurs des phénomènes analogues d’inégalité se rencontrent dans les rendements de tous les capitaux fixes incorporés à des dates différentes ; 2° que les pronostics de Ricardo sur la plus-value des terres et sur la hausse de la rente — autrement dit l’unearned increment, (ou accroissement non gagné, causé par le seul fait de l’augmentation de la population entraînant l’augmentation du prix des denrées — ne se sont pas vérifiés après lui, surtout depuis le déclin de l’agriculture ;

3° que la rente absolue ne doit pas être distincte du loyer des capitaux affectés à l’agriculture et que, par conséquent, la rente ne doit pas être comprise — comme le loyer ou intérêt, le salaire et le profit — parmi les titres ou parties prenantes de la répartition.

Cependant Ricardo, qui s’est approprié le concept de la rente différentielle par les développements qu’il lui a donnés, n’était pas le premier à en avoir eu l’intuition. Sans parler de Malthus, qui avait publié en 1815 ses Recherches sur la nature et les progrès de la rente, Ricardo était précédé depuis bien plus longtemps par James Anderson, qui avait énoncé cette théorie dès 1777, dans An inquiry into the nature of cornlaws, et qui l’avait reprise et approfondie, en 1802, dans sa revue mensuelle intitulée Recreations in agriculture, natural history, arts and miscellaneous literature[781]. M. Claudio Jannet a également relevé que l’historien arabe Ibn-Khaldoun avait déjà noté, au xive siècle, le phénomène de renchérissement progressif des terres, lorsqu’une population, comme alors les Maures d’Andalousie, se sent de plus en plus pressée sur un espace restreint[782].

Grâce au socialiste Lassalle, qui a prétendu trouver la loi d’airain dans Adam Smith, Say, Malthus et Ricardo, la formule du « salaire naturel » donnée par ce dernier, n’est pas moins célèbre, ainsi que les divergences que ce salaire naturel peut présenter avec le « prix courant du travail[783] ». Mais dans le fond Ricardo n’est pas aussi pessimiste qu’on le pourrait croire à première vue. Comme les conditions sociales sont susceptibles d’amélioration et que les capitaux peuvent augmenter, il ne désespère pas d’une hausse du prix courant des salaires. Ce qui est plus vrai, c’est que Ricardo, qui partageait les inquiétudes de Malthus sur la surpopulation et qui n’était pas moins que lui un adversaire des poor-laws, considérait comme un malheur pour les classes pauvres la fécondité naturelle dont elles ne parvenaient pas à se dépouiller[784]. Mais comment n’eût-il pas été amené à s’effrayer pour elles de cette perspective, lui qui basait toute sa théorie économique sur la loi du rendement non proportionnel de l’agriculture et sur une cherté croissante des denrées alimentaires, cherté qui devait fournir aux propriétaires du sol une rente foncière appelée à croître, elle aussi, sans limites ?

Le monde scientifique doit à Ricardo une formule d’une bien autre portée que celle de la rente. C’est la théorie de la valeur internationale ou coût relatif de production, qui conduit à toute une théorie fort ingénieuse sur le libre-échange entre les peuples et surtout à une conception toute nouvelle du rôle de la monnaie et de l’équilibre naturel des existences monétaires selon les besoins des nations. Ces théories, toutefois, furent seulement, soit ébauchées, soit brièvement exprimées par Ricardo, avant qu’elles fussent développées par Stuart Mill et par Cairnes : elles furent d’ailleurs incomprises ou ignorées en France. Nous en ajournons quelque peu l’étude pour y consacrer plus loin un chapitre spécial[785].

L’œuvre de Ricardo est avant tout métaphysique. Il raisonne toujours d’une manière abstraite ; lors même qu’il discute des hypothèses, il le fait comme un mathématicien qui examinerait l’une après l’autre les différentes valeurs que peut prendre une expression. Ce n’est point dans la statistique et dans l’observation directe des phénomènes concrets de l’histoire qu’il aime à trouver ses arguments ou ses exemples[786].

Mais, sous cet aspect, il possède bien à un degré remarquable les qualités du philosophe, et ce n’est pas sans motif que la théorie de la rente foncière lui a laissé, selon l’expression de M. Paul Leroy-Beaulieu, « l’immortalité et le renom d’une des plus fortes têtes dont puisse se glorifier l’économie politique[787] ». Bien tombé maintenant, son prestige a été longtemps indiscuté, et il a régné pendant un grand demi-siècle sur toute une école qui devait cependant compter des hommes aussi indépendants et aussi raisonneurs que Stuart Mill allait être.

Trop souvent aussi Ricardo procède par affirmations tranchantes que rien ne justifie. Je n’en veux plus donner qu’une preuve et je la prends dans sa théorie des causes de l’accroissement des profits (on sait que chez lui « profit » signifie conjointement « loyer de capital » et « profit d’entrepreneur » ). Il ne voit pour les profits qu’une cause de hausse ou de baisse : c’est la baisse ou la hausse des salaires, lesquelles sont elles-mêmes limitées ou commandées par le prix minimum des subsistances de l’ouvrier[788].

Rien de plus attristant et de plus sombre que cette formule, parce qu’elle affirme comme un dogme scientifique l’antagonisme fatal du patron et de l’ouvrier, dont l’un ne saurait jamais guigner qu’aux dépens de l’autre. Mais rien aussi n’est plus inexact, et Ricardo, outre le grand tort de n’avoir pas développé les conséquences de la productivité du travail, a accentué ici son tort bien plus grave de se laisser entraîner à un aride pessimisme dont il ne trouvait cependant les éléments ni dans Smith, ni dans J.-B. Say. Peut-être tenait-il ses regards trop obstinément fixés sur l’Angleterre d’alors ; et l’on peut croire que, ne soupçonnant et n’étudiant rien en dehors de son pays et de son temps, il n’a suffisamment pénétré ni la complexité, ni la succession des phénomènes.

VI

CRITIQUE GÉNÉRALE DE L’ÉCOLE DITE ORTHODOXE OU CLASSIQUE

Adam Smith, J.-B. Say, Malthus et Ricardo passent pour représenter ce qu’on appelle vulgairement « l’école orthodoxe ou classique[789] ». Nous conservons malgré nous cette expression si impropre qu’elle soit : car, s’il est vrai que les sciences humaines ne pouvant pas être hérétiques, ne méritent pas davantage d’être appelées orthodoxes, et s’il est vrai également que, devant la vérité à trouver, nul n’ait le droit de parler de romantisme ou d’esprit classique, il n’en est pas moins vrai que ces quatre auteurs ont concouru à des titres divers à la fondation de la science économique, et que, placés plus près de ses origines, ils lui ont apporté un certain nombre de vérités primordiales qui leur ont survécu. L’idée d’un ordre naturel et permanent, la conviction qu’il existe des lois économiques placées au dessus de l’arbitraire des législateurs humains, enfin la confiance en la liberté, qui stimule la production parce qu’elle encourage les initiatives, voilà quelques-uns des traits qui les distingueront toujours, et qui du même coup les ont désignés aux âpres critiques de l’école historique allemande et de quiconque appartient à quelqu’une des nombreuses écoles socialistes.

Quelques explications, communes aux quatre grands économistes, sont ici nécessaires, dussions-nous avouer sur certains points ce qu’il y avait encore de défectueux et d’incomplet dans leur conception du monde économique[790]. Nous ramenons aux deux chefs suivant les griefs qui ont été formulés contre l’ensemble de leurs doctrines : 1° ils ont imaginé un homo oeconomicus, qui ne connaît ni les différences de temps, ni celles de lieux, qui dans toutes les conditions de la vie est toujours et partout identique à lui-même et qui n’est jamais mû que par le seul mobile de l’égoïsme ; 2° ils ont eu une foi aveugle dans la liberté individuelle, ce qui les a portés, d’une part à ignorer ou à mépriser l’intérêt national collectif, d’autre part à se désintéresser des classes pauvres et laborieuses.

Premier grief. — Uniformité de l’homme envisagé comme sujet économique. — Ce grief implique : 1° la méconnaissance des questions particulières de lieux et de temps ; 2° la méconnaissance des qualités personnelles des individus ; 3° l’unité du mobile d’égoïsme, auquel seul on obéirait.

Méconnaissance des questions particulières de lieux et de temps. — Hildebrand formule en ces termes l’accusation, au nom de l’école historique : « Smith et son école, dit-il, partent du principe que toutes les lois économiques,  étant fondées sur les rapports entre les hommes et les choses, planent au dessus du temps et de l’espace et restent fixes et immuables. Ils oublient absolument que, en tant qu’être social, l’homme est l’enfant de la civilisation et le produit de l’histoire, et que ses besoins, sa culture, ses relations particulières avec les choses et les autres hommes ne restent jamais les mêmes, mais varient avec le milieu géographique, se modifient au cours de l’histoire et progressent avec la civilisation collective de l’humanité[791]. » Le même reproche, en termes analogues, se trouve reproduit par Schmoller, par Lujo-Brentano, par Knies et par bien d’autres.

Contre Smith, Say et Malthus l’accusation n’est pas fondée en fait, outre que nous aurions plus d’une réserve à faire sur l’évolutionnisme historique et moral, dont Hildebrand posait ici le principe[792]. Adam Smith parle à maintes reprises des changements historiques qui se sont produits dans les conditions sociales, des nécessités momentanées ou locales qui conseillent telle ou telle politique, et de la difficulté que les capitaux et les bras éprouvent quand ils sont sollicités de changer d’industrie. J.-B. Say signale « dans chaque pays et même dans chaque province des caractères nationaux qui sont quelquefois favorables, quelquefois contraires au développement de l’industrie[793] », et il raille Mercier de la Rivière, qui, appelé en Russie par Catherine II pour donner des lois à son empire, « ne pouvait pas régenter la Russie en faisant abstraction de son sol, de son climat, de ses habitudes, de ses lois, qu’il ne connaissait pas à fond[794] ». Que dire encore de Malthus, qui, dans son Principe de population, consacre une vingtaine de chapitres à décrire les obstacles divers que l’accroissement de la population rencontrait ou rencontre chez les peuples anciens et chez les peuples modernes ? Ricardo serait peut-être plus difficile à défendre, précisément parce que la forme plus métaphysique et plus abstraite de ses considérations l’appelait moins souvent à se mettre en contact avec le concret. Et cependant, dans une grande partie de son œuvre capitale, il ne fait guère autre chose que discuter, hypothèse par hypothèse, ce qui peut et doit se produire dans telle ou telle conjoncture.

Méconnaissance des qualités personnelles des individus. — Ici, si le grief paraît tout d’abord fondé en fait, il ne l’est nullement en droit. Pourquoi cela ? Parce que toute science est une généralisation et que toute science doit tendre à dégager, en tout ordre de connaissances, les éléments généraux et typiques des éléments accidentels et personnels. Je demande s’il n’en est pas ainsi dans toute philosophie. Ne s’y crée-t-on, par l’abstraction, un homo philosophicus complet, doué uniformément de mémoire, d’entendement, d’imagination et de liberté, comme si ces qualités du sujet pensant et voulant étaient identiques chez tous les hommes et comme s’il n’y avait pas à tenir compte des différences individuelles qu’ils doivent à la conformation des organes, à l’éducation et à l’habitude personnelle, ou bien encore à l’atavisme et à l’hérédité ? Allons plus loin et demandons-nous si la psychologie classique a bien souvent admis la théorie des responsabilités atténuées ou partielles, théorie qui a conquis cependant sa place en droit criminel et en physiologie.

Et cependant Adam Smith n’est pas sans analyser les causes de supériorité des hommes entre eux[795], ainsi que les différences d’habitudes qui « influent naturellement, dans tous les genres d’affaires, sur leur caractère et leurs dispositions[796] », tout en reconnaissant du reste que bien des différences observées chez l’adulte sont moins la cause que l’effet de son genre de vie antérieur[797].

Il semble bien aussi que Ricardo ait basé toutes ses déductions, en matière d’impôts et de revenus, sur la division des personnes économiques pourvues de caractères différents. Il n’y a pas jusqu’à la formule du producteur le moins favorisé, regardé comme fournissant la mesure de la valeur courante et normale de chaque objet, qui ne donne l’impression de facultés naturelles spécialement et différemment productives.

Unité du mobile d’égoïsme. — On reproche à Smith de « ne connaître d’autre mobile humain que l’égoïsme et l’intérêt personnel[798] » ; on accuse l’économie politique classique, « par cette érection du principe de l’intérêt individuel au rang de principe suprême de la science économique », de se rendre « impuissante à contribuer à l’accomplissement de l’obligation morale qui incombe au genre humain[799] ».

Or, étudier — comme fait l’économie politique — les conséquences objectives et extérieures du mobile de l’intérêt personnel là où il exerce son action, ce n’est point induire qu’il soit seul à agir sur nous. Au contraire, en un nombre incalculable de passages, Adam Smith parle des « grandes vues de l’intérêt général » ou de la « bienveillance », en même temps qu’il signale le « misérable esprit de monopole », les « clameurs importunes de l’intérêt privé » et « l’excès de cupidité » ou « l’excès d’avarice ». Seulement Smith pense — et sans doute avec raison — que l’immense généralité de nos rapports économiques avec nos semblables se compose de contrats à titre onéreux, c’est-à-dire d’échanges, et non pas de contrats de bienfaisance[800]. Telle est aussi l’opinion de Malthus, qui, tout en déclarant que « la bienveillance ne peut pas être envisagée, dans l’état présent des choses, comme le grand principe moteur de nos actions », ne cesse pas pour cela de la recommander comme « essentielle à notre bonheur » comme étant « la consolation et le charme de la vie, la source des plus nobles efforts vers l’a vertu et des plaisirs les plus purs et les plus doux[801] ».

Il se peut — et nous-même nous en avons fait la remarque à propos du troisième devoir du souverain d’après Adam Smith — il se peut que les classiques, tous protestants, matérialistes ou voltairiens, n’aient pas soupçonné les merveilleuses ressources de désintéressement et d’abnégation que le plein et complet épanouissement de la charité chrétienne, sous sa forme la plus haute et la plus pure, serait capable de donner à l’humanité[802]. Toutefois, ce n’est pas à l’école historique d’Allemagne qu’il appartient d’en faire un grief à l’école classique anglaise, alors que cette école historique allemande ne puise pas de charité à une source plus féconde, et alors qu’elle ne compte que sur l’État et la contrainte pour soulager les misères et faire progresser la société[803].

Deuxième grief. — Concordance nécessaire de l’intérêt général et des intérêts privés. — « La doctrine de Smith, disait Schmoller, considère l’économie politique sous la forme d’un système naturellement harmonique de forces individuellement et égoïstement actives[804]. » Un bon nombre de catholiques adressent le même reproche à l’économie politique tout entière.

Il faut répondre en fait et en droit.

En fait, maints passages de Smith, de Say et de Ricardo montrent que ces maîtres admettaient fort bien un antagonisme accidentel des intérêts privés et de l’intérêt général, pourvu qu’il ne s’agît pas d’un antagonisme essentiel et constant. Le texte même de Smith qu’on lui reproche le plus, contient un mot qui empêche d’en généraliser la portée. « Chaque individu, disait Smith, tout en ne cherchant que son intérêt personnel, travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler[805] » ; quant à Ricardo, partisan de l’introduction des machines, il se déclare « convaincu que la substitution des forces mécaniques aux forces humaines pèse quelquefois très lourdement, très péniblement, sur les épaules des classes laborieuses[806] ».

Mais, une fois admis ces antagonismes en quelque sorte contingents, il est difficile de contester que, dans l’immense généralité des cas, là recherche honnête et morale-de l’intérêt privé de chacun réalise providentiellement le bien général de tous[807]. Or, c’est bien là ce que les économistes classiques ont mis en évidence.

Contre l’école classique anglaise, le reproche d’une trop grande confiance dans ce bien général résultant de la recherche individuelle des intérêts privés prend une double forme ; on accuse cette école de ne pas s’intéresser : 1° à la prospérité nationale ; 2° au bien-être des classes pauvres et ouvrières. Voyons séparément ces deux points.

Indifférence pour la prospérité nationale. — Ici le reproche vient principalement des partisans de la protection douanière.

À cet égard — nous en convenons sans peine — il se peut que la conception économique de l’école de Smith et de Ricardo soit incomplète. C’est là une question que nous discuterons tout spécialement à propos de Raymond, de List et de l’économie politique nationale. Mais ici il faut avant tout examiner les textes des économistes, et nous rendrons certainement justice à leurs sentiments, quand bien même nous devrions plus tard ne pas rendre aussi pleinement hommage à la consistance et à la solidité de leur doctrine.

De Smith, nous avons cité l’approbation qu’il donnait à l’acte de navigation, la théorie des droits éducateurs, le maintien de la protection des industries nécessaires à l’indépendance nationale, enfin la convenance des lentes transitions entre un régime prohibitif et la liberté[808]. En matière de tarifs douaniers, Jean-Baptiste Say, quoique partisan plus convaincu du libre-échange, demandait néanmoins que l’on consultât les fabricants pour éviter les libertés intempestives et les ruines industrielles, qui auraient entraîné des pertes de capitaux et des misères[809]. Malthus, enfin, considérait « une parfaite liberté du commerce » comme « une illusion, une perspective que l’on ne doit pas se flatter de voir se réaliser » ; il croyait pourtant qu’il faut l’avoir en vue « pour en approcher autant que possible[810] ».

Arrêtons-nous un peu plus longtemps à Ricardo. Il ne demandait pas, comme le fit plus tard la fameuse Anticornlawleague, la suppression intégrale et immédiate des droits sur les blés. On peut même le taxer, sur ce point, d’un protectionnisme exagéré. Mais pour le comprendre il faut connaître d’un peu plus près le régime dont bénéficiaient alors les propriétaires fonciers de l’Angleterre. Aussi bien l’exposé de cette situation sera-t-il la justification la plus probante de l’attention que les Anglais apportaient, dès avant Ricardo, aux phénomènes de la rente différentielle.

En France, la législation sur les céréales avait été faite tout entière dans l’intérêt bien ou mal compris des consommateurs. Il en avait été tout autrement en Angleterre, parce que là-bas la propriété foncière était tout entière aux mains de l’aristocratie du Parlement. Donc, producteurs de blé par leurs fermiers, les landlords, dans l’intérêt de leurs fermages, avaient institué un régime de protection parfaitement abusif.

Aux termes de l’acte de 1763 (troisième année du règne de Georges III), l’entrée des blés n’était permise que quand le prix du quarter dépassait 44 shellings (24 fr. 20 les 100 kilos[811]) ; et encore si le blé ne dépassait pas 48 sh. le quarter (26 fr, 40 les 100 kilos), il était frappé d’un droit d’entrée qui correspondait à 12 fr. 62 les 100 kilos. Quant à l’exportation, ce n’était qu’au dessus des cours de 44 sh. (24 fr. 20 les 100 kilos) qu’elle était défendue dans l’intérêt des consommateurs nationaux. Ce prix de 44 sh. le quarter (24 fr. 20 le quintal métrique) était ce qu’on appelle le prix « rémunérateur ».

Or, des lois successives portèrent ce prix rémunérateur de plus en plus haut, pour étendre et rendre plus fréquentes les périodes, où il était permis aux propriétaires de faire de l’exportation, tout en empêchant l’importation ; car, en même temps, aussi, la concurrence des blés étrangers était repoussée par des droits à l’importation de plus en plus élevés et d’une application de plus en plus fréquente.

Le prix rémunérateur fut porté :

en 1787, à 48 sh. (le quarter) 26 40 les 100 kilos
en 1791, à 54
sh 
29 70
en 1804, à 66
sh 
36 30
en 1814, à 80
sh 
44  »
en 1822, à 85
sh 
45 75


En dessous des prix rémunérateurs, on avait, par exemple sous l’empire de l’acte de 1787, des droits à l’importation qui n’étaient pas moindres de 24 sh. le quarter (13 fr. 25 les 100 kilos). En 1804, le droit d’entrée, qui était de 24 sh. (13 fr. 25), fut porté jusqu’à 30 sh., si les cours du blé tombaient à moins de 63 sh. le quarter. Cela faisait, aux 100 kilos, un droit de 16 fr. 55 quand le blé n’atteignait pas le cours de 34 fr. 65. En 1814 on alla encore plus loin : on défendit l’importation quand le blé valait moins de 70 sh. (38 fr. 55 les 100 kilos). Que l’on pense donc aux souffrances ouvrières sous un tel régime, surtout avec le pouvoir de l’argent tel qu’il était il y a un siècle et avec les salaires nominaux de ces temps là[812] !

Tel était le milieu où vivait Ricardo, en 1821, quand il écrivait son petit traité De la protection accordée à l’agriculture. Il constate la souffrance de l’industrie agricole (!) et d’autre part aussi le commencement d’un mouvement pour la suppression des barrières. « Les doctrines qui condamnent, dit-il, les restrictions élevées contre l’importation des blés étrangers, ont fait des progrès depuis quelques années[813]. « Voilà les préludes de l’Anticornlawleague. Mais que propose-t-il ? Une atténuation bien insuffisante ! On maintiendrait à 70 sh. (soit 38 fr. 55) le prix jugé rémunérateur ; seulement au dessus de ce cours le droit d’entrée ne serait plus que de 20 sh. le quarter (11 francs les 100 kilos), et il serait abaissé graduellement de 1 sh. par an pendant dix ans, jusqu’à 10 sh. par quarter (5 fr. 50 les 100 kilos). La protection se manifesterait encore, d’un autre côté, par une prime à l’exportation, de 7 sh. par quarter (3 fr. 85 les 100 kilos)[814].

En fait, le Parlement resta plus loin encore dans le sens de la protection, par son acte de 1822. L’importation des blés ne fut franche de droits que quand ils valaient plus de 85 sh. le quarter (46 fr. 75 les 100 kilos) ; elle devint interdite, quand ils valaient moins de 70 sh. (38 fr. 55 les 100 kilos) ; les droits d’entrée furent de 5 sh. le quarter (2 fr. 75 les 100 kilos) quand ils en valaient de 80 à 85 sh., et de 17 sh. (9 fr. 35) quand ils valaient entre 70 et 80.

Nous avons pensé que ces détails historiques étaient nécessaires pour faire comprendre un peu plus tard l’Anticornlawleague.

Indifférence et dureté pour les classes pauvres et ouvrières. — À en croire les adversaires habituels des économistes et de l’économie politique, les petits et les humbles sont broyés : la science et les prétendus savants sont sans entrailles, et ils ont conspiré pour créer la féodalité financière par la concentration des capitaux.

En tout cas, ce ne serait pas des physiocrates et de Turgot en particulier que les économistes classiques se seraient inspirés pour donner cette funeste orientation à la science qui naissait entre leurs mains. On connaît la bienfaisante administration de Turgot en Limousin, ses tentatives de réformes pour une meilleure répartition des charges publiques et ses mesures énergiques, presque despotiques, pour le soulagement des colons pauvres pendant la grande disette de 1770 et 1771. On connaît enfin la généreuse pensée qui anime l’édit du 6 février 1776. « Nous devons à tous nos sujets, fait-il dire par Louis XVI, de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer dans toute leur étendue les seules ressources qu’ils aient pour subsister[815]. »

Mais passons aux économistes de la grande école anglaise.

Adam Smith se refuse à « jamais considérer comme un désavantage pour le tout ce qui améliore le sort de la plus grande partie (domestiques, ouvriers et artisans de toute sorte) » ; il n’admet pas que l’on puisse « regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pauvreté et à la misère » ; à ses yeux, « la seule équité exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient dans le produit de leur propre travail une part suffisante pour être eux-mêmes logés, nourris et vêtus[816]. » C’est en partant de ces principes qu’il blâme les règlements en faveur des patrons et contre les ouvriers[817] ; qu’il combat le servage et la condition — fort analogue an servage — des ouvriers des houillères et des salines d’Écosse[818] ; qu’il réprouve le régime de domicile obligatoire imposé aux pauvres[819], et enfin qu’il s’élève contre les impôts de consommation sur les objets de première nécessité[820]. Et tout cela est complété par ce jugement : « L’industrie que notre système mercantile encourage principalement, dit-il, c’est celle sur laquelle porte le bénéfice des gens riches et puissants. Celle qui alimente les profits du faible et de l’indigent est presque toujours négligée ou supprimée[821] ».

J.-B. Say admet l’intervention de l’Etat en face des misères à soulager. Pour lui cette intervention doit prendre la forme de secours proprement dits, s’il s’agit d’une cause accidentelle, isolée et passagère ; et elle doit se résoudre en quelque nouveau genre de travail à faire trouver, quand « la cause (de la chute du prix du travail) est durable de sa nature », parce que, alors, dit-il, « les secours pécuniaires et passagers ne remédient à rien ». Mieux vaut donc, pour ce cas, tâcher de fournir aux bras des employés une nouvelle occupation durable, favoriser de nouvelles branches d’industrie, former des entreprises lointaines, fonder des colonies[822]. Bien plus, non content d’approuver les factory acts de l’Angleterre[823], il admet expressément, comme fait aussi Sismondi, que « la loi doit prêter quelque force à celui des deux contractants qui est nécessairement dans une position tellement précaire et dominée, qu’il est quelquefois forcé d’accepter des conditions onéreuses[824] ». Ricardo, qui est le métaphysicien de l’économie politique, est sans doute moins abondant en déclarations philanthropiques. C’est lui cependant qui déclare que « tous les amis de l’humanité doivent désirer que les classes laborieuses cherchent partout le bien-être, les jouissances légitimes, et soient poussées par tous les moyens légaux à les acquérir[825] ».

Plus facile à défendre est Malthus, malgré sa page fâcheuse sur les conséquences économiques de l’aumône. Lui aussi vante et réclame les factory acts ; il a de très sévères descriptions de la condition où les enfants étaient réduits dans les usines de Manchester, et il la met justement en contraste avec la condition des habitants des campagnes, meilleure au double point de vue matériel et moral[826] ; il a enfin un cri d’indignation qui mérite d’être entendu. « Si un pays, dit-il, n’avait pas d’autre moyen de s’enrichir que de réduire les salaires, je dirais sans hésiter : Périssent des richesses pareilles ! Il est fort à désirer que les classes ouvrières soient bien payées, pour une raison bien plus importante que toutes les considérations relatives à la richesse, je veux dire pour le bonheur de la plus grande masse de la société… Je ne connais rien de plus misérable que de condamner, sciemment les classes ouvrières à se vêtir de haillons et à habiter des huttes affreuses, pour vendre un peu plus de nos tissus et de nos calicots à l’étranger[827]. »

Tel est le jugement d’ensemble que l’on peut porter sur ce qu’on est convenu d’appeler les grands économistes classiques. Faudrait-il croire cependant que Smith, Say, Malthus et Ricardo aient procédé d’un même esprit et qu’il n’y ait pas entre eux de nuances et même une gradation ? Ce serait aller beaucoup trop loin. S’ils forment les quatre anneaux d’une même chaîne, nul doute aussi qu’avec cette chaîne le point d’arrivée nous met à une certaine distance du point de départ.

En ce qui concerne la méthode, Smith s’inspirait surtout de l’observation : Ricardo, à l’autre extrémité, s’inspire du raisonnement. Au cours de près d’un demi-siècle, c’est donc la méthode métaphysique qui l’a graduellement emporté sur la méthode analytique. Dans l’ordre moral, l’évolution n’est guère moins marquée, et l’on sent de plus en plus que la doctrine de la non-intervention de l’État va devenir prépondérante[828].

Alors l’économie politique ou plutôt les économistes glissent sans s’en douter vers un écueil. Le souci de la richesse matérielle devient de plus en plus absorbant ; et les devoirs de justice, de protection des faibles apparaissent de plus en plus relégués à l’arrière-plan. Déjà chez J.-B. Say le sentiment national n’a plus rien, de la vivacité qu’il gardait encore avec Adam Smith. L’abus de la méthode métaphysique nous conduira jusqu’à Stuart Mill ; la recherche trop exclusive de. la fortune par le développement de l’industrie, jointe à l’oubli du principe politique des nationalités, nous acheminera insensiblement vers l’école de Manchester. Il faudra que la réaction se fasse, en un sens avec List, en un autre avec Bastiat et Carey. Bien plus, comme toute équivoque sur les principes doit logiquement et fatalement engendrer des erreurs, il faudra aussi que le socialisme marxiste s’empare de certaines propositions de Ricardo pour les travestir et pour asseoir sur elles les plus dangereux et les plus subtils de ses sophismes.

Mais, à tout prendre, la science est innocente des exagérations et des erreurs qu’on peut mêler à ses vérités. Elle ne fournit pas de justifications, ni même d’excuses, aux hommes cupides qui lui demandent de couvrir une conduite que la morale se refuserait à absoudre ; et l’ignorance ou la mauvaise foi peuvent seules expliquer qu’on l’ait accusée elle-même d’avoir inspiré ou encouragé cette conduite par l’organe de ses maîtres les plus éminents. Tout ce que nous venons de dire de ceux-ci doit suffire à le prouver.




CHAPITRE III

L’ÉCONOMIE POLITIQUE APRÈS SMITH ET RICARDO

I

LES CLASSIQUES EN FRANCE, EN ANGLETERRE ET EN ALLEMAGNE

I. — France.

Adam Smith jouit longtemps d’une autorité incontestée. Il était le maître que l’on commentait ; et les esprits les plus hardis cherchaient plutôt à ajouter à ses doctrines qu’à les réformer où à les contredire[829]. En France, il avait trouvé un traducteur dans le comte Germain Garnier, dont les autres œuvres contribuèrent également à répandre les mêmes opinions[830]. Mais on ne le séparait guère de Say, de Malthus et de Ricardo, auxquels il avait tracé la voie. L’économie politique gardait encore ce caractère de secte un peu fermée que les physiocrates avaient jadis donné a leur école. L’heure de la vulgarisation n’était pas encore sonnée : tout au plus travaillait-on pour la faire approcher.

Destutt de Tracy, plus connu comme philosophe sensualiste de l’école de Condillac, publiait, l’année même de la mort de Ricardo, en 1823, un Traité d’économie politique, où il exprimait les idées de J.-B. Say et apportait son concours à la théorie des débouchés[831].

C’est également de Say que Dunoyer se rapprochait le plus[832]. Dunoyer, auteur de l’Industrie et de la morale considérées dans leur rapport avec la liberté (1825) puis de la Liberté du travail ou simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s’exercent avec le plus de puissance (1845), était avant tout le panégyriste de la liberté économique, autour de laquelle il groupait tous les sujets. Il reprenait la théorie des richesses immatérielles, que Say n’avait fait qu’ébaucher : il la creusait plus avant, il la poussait jusqu’au point où elle apparaît plus féconde en rapprochements ingénieux qu’en déductions rigoureusement exactes. C’est lui qui, après avoir distingué les industries améliorant l’homme, cherchait à les classifier selon qu’elles améliorent son physique comme fait le médecin, qu’elles développent en lui le goût du beau comme fait l’artiste, qu’elles exercent son intelligence comme font le professeur et le savant, ou bien enfin qu’elles font naître et perfectionnent en lui les habitudes morales comme le prêtre et le moraliste[833]. Cette conception de la richesse était en parfaite harmonie avec, l’idée éminemment vaste qu’il se faisait de la science économique et que le titre même de son livre aurait suffi à déceler. C’était lui, en effet, qui assignait comme objet spécial de la science économique de « savoir précisément en quoi consiste l’économie de la société, comment tous les arts y entrent, quel rôle ils y remplissent, quelle influence ils y exercent les uns sur les autres, et à quelles conditions leur puissance est liée[834] ». De là cette pensée, que ceux qui opèrent sur les choses et ceux qui opèrent sur les hommes « réalisent également des utilités, qu’ils sont également des producteurs et qu’ils contribuent à mettre l’espèce humaine en possession de quelque moyen particulier de force et de liberté d’action[835] ».

On doit aussi à Dunoyer une division dès industries qui est devenue classique el qui s’est substituée à toutes les autres. C’est la division en industrie agricole, extractive, manufacturière, commerciale et des transports[836].

Dunoyer avait embrassé avec conviction les théories de Malthus sur la population, et il avait le tort de vouloir en faire passer toutes les déductions dans la pratique[837].

Surtout il poussait à l’extrême la conviction et le culte même de la liberté, non seulement pour être un adepte d’un libre-échange unilatéral et inconditionnel, mais encore pour réprouver les règlements sur le travail des enfants et des femmes dans les manufactures[838]. En cela, ce n’était plus d’Adam Smith qu’il s’inspirait, et il devenait le disciple même de l’école de Manchester.

Adolphe Blanqui, qui succéda à J.-B. Say comme professeur d’économie industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers, est connu surtout pour son Histoire de l’économie politique parue en 1837[839]. C’est du reste tout autre chose qu’une histoire des doctrines économiques, doctrines qui n’auraient pu non plus prétendre à une place importante que pour les dernières générations écoulées. Blanqui a fait beaucoup une histoire générale des institutions et des régimes économiques, et c’est ainsi qu’il a pu consacrer près de la moitié de son ouvrage à l’antiquité et au moyen âge ; il l’a écrite, de plus, dans ce style vague et solennel qu’on appelle le stylé académique et dont le goût s’est perdu de plus en plus depuis 1830.

Blanqui mérita quelque peu de la science par ce travail : il mérita bien mieux encore de l’humanité par ses louables et généreux efforts en vue d’obtenir une loi sur le travail des enfants dans les manufactures. Ce fut notre loi du 23 mars 1841, destinée à mettre fin à des abus dont nous avons perdu le souvenir et que nous avons peine maintenant à nous imaginer. Cette loi fut la première loi générale que l’Europe ait vue sur cette matière. Blanqui avait eu pour collaborateur dans cette croisade le docteur Villermé (1782-1863), qui s’occupa beaucoup de dresser des statistiques sur la population et sur le régime du travail, et qui publia, en 1840, son vaste Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Il était impossible que l’opinion publique restât indifférente aux souffrances que Blanqui et Villermé lui révélaient.

La personnalité la plus illustre de cette période est Pellegrino Rossi (1787-1848).

Né à Carrare, Rossi était étudiant à l’Université de Bologne, quand Napoléon le remarqua. Il débuta dans cette ville comme avocat, puis comme professeur à l’Université. La chute de la domination impériale parut briser sa carrière : mais ce n’était que l’a première des nombreuses péripéties de cette vie qui devait connaître toutes les extrémités de la fortune. En 1815, Rossi s’attache à la cause de Murat essayant de reconquérir le trône de Naples. Par bonheur, Rossi échappe, au désastre, s’enfuit et vient à Genève. En 1819, il ouvre dans cette ville un cours libre de droit. Trois mois plus tard il est nommé professeur à l’Université de Genève, et il est le premier catholique qui y enseigne depuis Calvin. En 1820, il est naturalisé Genevois, puis élu représentant. Mais cette seconde patrie ne lui suffit pas, et il vient en France en 1830, pour en chercher une troisième. En 1833, il est nommé professeur d’économie politique au Collège de France, en remplacement de J.-B. Say et par préférence à Charles Comte, gendre du défunt. Il obtient en 1834 la grande naturalisation et, quinze jours après, la chaire de droit constitutionnel à la Faculté de droit de Paris. Il est pair de France en 1839, doyen de la Faculté de droit de Paris en 1843, ambassadeur de France à Rome en 1844, jusqu’à ce que la Révolution de février le rende à la vie privée, où Pie IX va le chercher pour en faire le ministre de l’intérieur de son cabinet libéral. Il meurt bientôt, assassiné au Quirinal, le 15 novembre 1848, par les carbonari conjurés.

Rossi avait professé l’économie politique au Collège de France, de 1833 à 1840, entre J.-B. Say et Michel Chevalier. Son cours a été publié, en grande partie d’après sa propre rédaction, et pour le reste sur les notes sténographiées qu’un de ses élèves avait prises. Rossi est clair plutôt qu’original ; il excelle à exposer, à rectifier même des inexactitudes de détail. M. Paul Leroy-Baulieu, un peu trop sévèrement il est vrai, le qualifie « un écrivain qui a merveilleusement reflété les idées d’autrui, sans en avoir aucune en propre[840] ». On lui doit une fort judicieuse distinction entre la science, qui ne tend qu’à connaître, et l’art, qui se propose d’appliquer.

Un bon travail de la même période, c’est le petit volume de Gustave Droz, intitulé Économie politique ou principes de la science des richesses (1829)[841]. On y trouve, parmi beaucoup de vérités simples et non répandues alors dans le public, la division de l’économie politique en ses quatre parties généralement acceptées depuis lors : formation de la richesse ; circulation (ce que Droz appelle encore un peu obscurément « formation et distribution » ) ; distribution ; consommation.

C’est de lui qu’est ce mot souvent cité : « En lisant certains économistes, on croirait que les produits ne sont pas faits pour les hommes, mais les hommes pour les produits[842] ». Cependant ce souci de la répartition ne détache pas encore Droz des doctrines classiques exclusivement professées de son temps. Il rejette l’ingérence de l’État dans le domaine économique ; et s’il s’afflige de la modicité des salaires, s’il déclare que l’intérêt des patrons eux-mêmes est d’accorder une rémunération plus élevée à l’ouvrier, dont la productivité augmente avec la hausse des salaires, ce n’est encore que pour demander aux entrepreneurs plus d’humanité, comme il demande aux riches plus de charité[843]. Il assigne sans doute à l’art économique un but humanitaire que ni Smith, ni Ricardo n’avaient envisagé mais ce n’est pas, à vrai dire, avec la pensée de se séparer de la science économique qu’ils avaient fondée ou développée. Si l’on tient, comme Blanqui, à le ranger parmi les « économistes sociaux » de l’école française[844], encore, faut-il bien se garder de le rapprocher de Sismondi et même de Villeneuve-Bargemont.

Entre temps, une grave question de morale, qui avait souvent occupé l’attention des économistes, disparaissait de toutes les préoccupations : je veux dire la question de la licéité du prêt à intérêt. Sous la pression de l’opinion et des circonstances, les lois civiles en étaient venues à admettre l’intérêt ; même de plein droit dans une foule de cas et les lois ecclésiastiques ne tardèrent point trop à suivre les lois civiles, sinon dans la théorie, puisque les principes posés par Benoît XIV ne furent jamais rapportés, mais au moins dans la pratique, lorsque Pie VIII sanctionna, le 18 août 1830, un décret de la Congrégation de la pénitencerie répondant le fameux non esse inquietandos à ceux qui la consultaient sur la règle de conduite à suivre. La question, depuis lors, a disparu des controverses ; elle ne s’est réveillée, du moins en ces derniers temps, que dans le groupe étroit de la démocratie chrétienne ou dans son voisinage[845].

Nous avons expliqué ailleurs comment, selon nous, les solutions actuelles de l’Église se rattachent à la théorie du lucrum cessans, où déjà la plupart des scolastiques voyaient un titre légitime pour la perception, non pas d’une usura formelle, mais bien d’un quod interest équivalent. Au XIXe siècle, en effet, il est bien certain que les emplois rémunérateurs de toutes sommes d’argent sont toujours possibles, à tel point que le lucrum cessans puisse être présumé d’une manière générale, au lieu d’avoir besoin, comme autrefois, d’être constaté en fait pour chaque opération particulière qui se présentait. Nous croyons donc que la législation ecclésiastique, interprétée en ce sens, échappe au reproche de contradiction qui lui a été si souvent adressé[846].

II. — Angleterre.

En Angleterre, la littérature économique resta d’une étonnante fécondité. Ce sont ces écrivains que les Allemands appellent les Épigones, en souvenir de la mythologie grecque, qui avait donné ce nom aux fils et successeurs des sept chefs devant Thèbes.

Le disciple le plus immédiat et le plus fidèle de Ricardo fut James Mill, dont le fils Stuart Mill devait illustrer davantage le nom[847], James Mill, préludant à cette diversité de travaux qui sera un des caractères de son fils, a donné, comme historien, une Histoire des Indes anglaises (1817) ; comme économiste, des Éléments d’économie politique (1821), qui ne sont, qu’un résumé des théories de Ricardo, sans grandes vues et sans originalité ; comme philosophe enfin, une Analyse de l’esprit humain (1829) et un Essai sur le gouvernement. Dans ce dernier ouvrage, James Mill conclut d’une manière fort radicale au gouvernement du pays par le pays, au moyen du suffrage universel, qu’un système bien préparé d’éducation aurait dû, au préalable, rendre possible et éclairé. Très radical comme on le voit, James Mill ne poussait pas non plus très loin le respect de la propriété. Mais nous reviendrons sur ce point[848]. James Mill est un esprit de second ordre, enclin comme son fils à l’abus de la méthode métaphysique dans les sciences sociales.

Senior (1790-1864) fait paraître en 1826 des Lectures on political economy[849], où il développe la théorie du fonds des salaires et la loi du rendement plus que proportionnel en industrie[850].

Mac-Culloch (1779-1864), outre d’innombrables articles de revue et des travaux de statistique, a laissé des Principes d’économie politique (1825), précédés d’une introduction intéressante sur l’histoire de l’économie politique et conçus sur le plan classique de la division en quatre parties. Mac-Culloch tient pour le fonds des salaires, selon la doctrine alors dominante. On signale chez lui l’opinion que les impôts, aussi bien que les charges de famille, stimulent la production. Malgré ces erreurs, nous pensons que Mac-Culloch ne méritait point l’oubli trop grand dans lequel il est tombé.

Sir Robert Torrens (1780-1864) soutient particulièrement la cause du libre-échange et réclame l’abolition des cornlaws. Ce serait lui qui, d’après Stuart Mill[851], aurait eu la première idée de la « valeur internationale », que nous rencontrerons en étudiant ce dernier[852].

Thomas Tooke (1774-1858), sans avoir fait de traités généraux ou didactiques, est célèbre par son Histoire des prix[853], comme Edgar Gibbon Wakefield (1796-1862) par son système de colonisation[854]. Mais Tooke et Wakefield nous emmènent déjà vers une génération plus récente, où le culte des premiers maîtres de la science économique n’allait plus être aussi fidèle.

Une femme aussi, Mrs Marcet, se fit un nom dans la littérature économique. On lui doit, non seulement des Conversations on political economy, mais encore, sous le pseudonyme devenu célèbre de John Hopkins, un volume de Notions on political economy, ouvrages qui eurent l’un et l’autre un assez grand nombre d’éditions.

Pour lors, parmi les auteurs qui osaient élever quelque protestation contre les théories smithianistes et ricardiennes, nous ne voyons guère à citer que Richard Jones, professeur à Haileybury, auteur d’un Essay on the distribution of wealth and on the sources of taxation (1831), ouvrage longuement étudié par Ingram[855].

Nous rencontrerons plus tard Stuart Mill, dont les Anglais font le quatrième maître de la science, aux côtés de Smith, de Malthus et de Ricardo : car ils n’acceptent pas J.-B. Say, qui n’était qu’un Français.

III. — Allemagne[856].

L’Allemagne n’entra qu’assez tard dans le grand courant des études économiques. Le souffle libéral du XVIIIe siècle y avait circulé moins librement que dans d’autres pays ; elle n’avait point fait de Révolution, bien qu’elle eût senti lourdement la nôtre passer chez elle ; et elle atteignait ainsi le XIXe siècle avec tout un régime de corporations obligatoires, de corvées, de justice seigneuriale et de privilèges nobiliaires, même avec le servage dans certaines parties du pays, en un mot avec tout un ensemble d’institutions féodales qui contrastaient étrangement avec le régime intérieur de l’Angleterre et avec l’égalité des droits civiques, telle, que la Révolution venait de la donner à la France. Ajoutez à cela la multiplicité des États souverains, de telle sorte que les douanes intérieures eussent en Allemagne une base que notre unité nationale française, dès longtemps constituée, leur avait enlevée chez nous depuis plusieurs siècles.

Une lutte dans les idées était inévitable.

Les deux principaux représentants des institutions féodales furent Haller[857] et Adam Müller[858]. Haller défend énergiquement le servage (Leibeigenschaft) et les justices seigneuriales, qui lui paraissent une suite naturelle de la propriété foncière ; Müller fait l’éloge de la féodalité, qu’il appelle « la fusion la plus élevée des hommes et des choses » ; et tous deux s’accordent à attaquer vivement Smith et l’école libérale.

À côté d’eux, d’autres écrivains comme Sartorius, Soden, etc., et avec eux le grand jurisconsulte Savigny prennent une attitude moins systématique ; ils se placent tout simplement sur le terrain des faits et des institutions, soit pour les justifier, soit pour conseiller de n’y toucher qu’avec des précautions infinies. On peut voir en eux les précurseurs de l’école historique.

L’influence que la Révolution française avait exercée sur l’histoire de l’Allemagne, et les suites qu’elle avait eues, expliquent assez bien cette attitude nettement réactionnaire d’une notable partie de la littérature économique et politique au commencement du XIXe siècle. Par contre, il est vrai, le génie allemand aurait dû s’accommoder fort bien du caractère rationnel de l’économie politique anglaise, avec le penchant qui portait celle-ci aux généralisations et à l’étude des éléments typiques, et avec la préférence que beaucoup d’économistes anglais donnaient alors à la méthode métaphysique.

Aussi bien Adam Smith ne manqua pas de disciples. Kraus fut un des premiers[859]. À dater de 1790, il se consacra aux études économiques et politiques ; il renouvela l’enseignement des sciences camérales et implanta par là les doctrines classiques — die klassische Nationalœkonomie, qu’il faudrait bien se garder d’appeler l’économie politique nationale au sens français de ce dernier mot.

Mais ces problèmes de la liberté du travail ou du maintien des corporations (Zünfte), ceux de la suppression des douanes intérieures et ceux de l’affranchissement de la propriété paysanne absorbaient une notable part de l’attention des économistes. Jacob[860] voulait remplacer le système corporatif fermé par le système des associations libres ; d’autre part son interventionnisme étroit et son désir de ne pas sacrifier l’intérêt général à quelques intérêts particuliers lui faisaient encore croire que la propriété, n’étant pas un droit absolu, avait besoin d’être limitée par la recherche des buts généraux et plus importants à l’égard desquels elle n’était elle-même qu’un moyen. Lotz[861] serait l’auteur le plus libéral de cette génération. En tout cas, celui dont l’influence est restée certainement la plus grande fut Rau (1792-1870), professeur à l’Université d’Erlangen, puis à celle d’Heidelberg[862]. Rau n’est cependant qu’à demi libéral ; tout au moins ne s’élève-t-il que lentement vers les doctrines classiques, surtout dans leur application à l’Allemagne. Partisan du rachat des corvées et des charges qui pesaient sur la classe rurale, il ne laisse pas d’être temporisateur et quelque peu flottant dans le choix des moyens qu’il faut mettre en œuvre pour les racheter ; surtout, il demeure trop fidèle au vieux système annonaire du XVIIIe siècle avec les greniers d’abondance et les ventes de grains à vil prix. Aussi, en 1828, en était-il encore à combattre l’idée d’un Zollverein allemand.

Ce qui est à remarquer, c’est que les deux principaux ministres réformateurs du royaume de Prusse, Stein et Hardenberg, appartenaient l’un et l’autre au groupe des admirateurs d’Adam Smith.

D’autres auteurs allemands se consacraient à des branches spéciales de la science économique. Nous n’en citerons qu’un Nebenius[863], auteur d’un bon traité de crédit public, paru en 1819. Nebenius réclamait déjà le libre-échange et ne fut pas étranger à la conclusion du Zollverein.

Pour être complet, nous rappellerons encore Hermann (1795-1868), Bavarois d’origine, professeur à l’Université d’Erlangen, puis à celle de Munich, et député à l’Assemblée nationale de Francfort en 1848, auteur de Recherches économiques dans le sens d’Adam Smith et de Say ; enfin Mangoldt (1824-1868), professeur à l’Université de Firibourg-en-Brisgau, esprit déjà plus éclectique, connu surtout pour son Unternehmers Gewinn (ou Gain d’entrepreneur), ouvrage qui passe en Allemagne pour avoir renouvelé la théorie scientifique du profit et qui, dans tous les cas, mit fin à la confusion que l’école anglaise avait faite si longtemps entre le profit d’entrepreneur et les loyers ou intérêts du capital.

Dussions-nous faire un retour en arrière, c’est à l’Allemagne aussi, nous semble-t-il, que nous aurions dû rattacher Storch (1766-1835), qui, Russe par sa naissance et par ses hautes fonctions à la cour du tzar Alexandre Ier, comme précepteur du futur empereur Nicolas Ier, n’en était pas moins Allemand par sa formation aux Universités d’Iéna et d’Heidelberg. Storch a publié en 1803 un Tableau historique et statistique de l’empire de Russie ; il s’est illustré surtout par son Cours d’économie politique ou Exposition des principes qui déterminent la prospérité des nations, ouvrage qui, écrit pour l’instruction des grands-ducs Nicolas et Michel, fut publié en 1815 et traduit ensuite du russe en allemand par l’économiste Rau. La traduction française, parue en 1823, est enrichie de longues et nombreuses notes de J.-B. Say. Storch, qui a eu une réelle autorité, mais qui est bien oublié maintenant, est clair et didactique comme son annotateur. Nous signalons de lui, au passage, une théorie de la valeur causée tout entière par le besoin[864], comme l’école autrichienne le détaillera plus tard ; puis une distinction entre le revenu primitif, « qui résulte d’une production matérielle », et le revenu secondaire dans lequel il met les salaires même industriels[865]. — théorie que Storch paraît bien emprunter aux physiocrates ; — enfin une division quadripartite des revenus en salaires, rente du capital (c’est-à-dire loyer ou intérêt), rente foncière et profit d’entrepreneur. Il serait entendu ici que le fermage se décomposerait en deux éléments, dont l’un serait la rente primitive ou rente foncière pour la location de la terre vierge, et dont l’autre serait une rente (ou loyer de capital) pour les améliorations immobilisées[866]. Storch décompose pareillement le profit d’entreprise en salaire d’entrepreneur et intérêt de capital ; en quoi, confondant entrepreneur et capitaliste, il se trompe bien évidemment[867]. Antérieur à Ricardo, il ne soupçonne rien de la rente différentielle. Mais comme lui il croit à un salaire nécessaire : ce dernier varierait selon les industries, et, outre l’entretien de l’ouvrier, il devrait comprendre aussi le renouvellement de la classe ouvrière : on aurait ainsi et très clairement la loi, non pas morale, mais tout simplement économique, de ce qui est appelé aujourd’hui le salaire familial absolu et moyen[868].

Le véritable intérêt que Storch présente encore actuellement, c’est la description d’un régime économique et social fort différent de celui de l’Angleterre et de la France[869] ; et Storch en prend occasion pour exprimer sa conviction, que « c’est rendre un service essentiel à l’économie politique et fournir de nouvelles preuves évidentes à ses principes, que de montrer qu’ils se vérifient ici comme ailleurs[870] ».


II

VON THÜNEN

En Allemagne, l’esprit le plus original de cette période, c’est sans contredit l’agronome prussien von Thünen (1780-1851), célèbre par sa théorie de « l’État isolé » et par sa thèse, presque nouvelle alors, du rapport entre les salaires et la productivité du travail.

Grand propriétaire foncier à Tellow, en Poméranie, Thünen se demande s’il y a des principes généraux qui puissent conduire un cultivateur à faire les plus grands profits. C’est à cette question qu’il répond dans son livre fameux de l’État isolé[871], paru, pour la première partie au moins, en 1826.

Thünen suppose d’abord une vaste plaine, uniforme et identique à elle-même en toutes ses parties, et ne possédant ni canaux, ni rivières navigables qui puissent en différencier les diverses régions par des facilités inégales de communication. Au milieu est une grande ville, et il n’y en a pas d’autre dans tout le pays : le pays lui-même, isolé par définition, n’entretient aucun rapport avec le reste du monde. Cette supposition bizarre ne se fût jamais présentée à l’esprit d’un Anglais : mais elle est moins absurde dans le cerveau d’un Poméranien, qui ne conçoit rien autre que la plaine uniforme qui va de Magdebourg à Kœnigsberg et des monts Karpates jusqu’à la Baltique. Toutefois, ce qui est plus étonnant, c’est qu’une hypothèse aussi chimérique ait amené d’intéressantes déductions.

Dans cet État imaginaire, c’est la ville qui doit fournir tous les produits manufacturés ; ce sont les campagnes qui doivent donner, sans aucun appoint de l’étranger, toutes les denrées alimentaires. Tout autour de la ville se dessinent des zones concentriques affectées à des produits spéciaux.

La première zone est réservée à ceux dont la conservation est impossible, comme le lait et les légumes frais, et à ceux qui, étant encombrants comme les fourrages, se prêtent mal aux transports ; la deuxième est la zone de la culture forestière, parce que le bois, plus facile à conserver que le fourrage, est presque aussi difficile à transporter ; la troisième est celle de la culture continue par assolement régulier entre les céréales et les autres récoltes ; la quatrième est celle de la culture pastorale ; la cinquième est celle de la culture alternative (ou triennale), peu intensive et dépourvue d’engrais ; la sixième repose sur l’industrie du bétail avec transport des cuirs et des laines (comme font aujourd’hui les lointaines régions de l’Australie et de la Plata)[872].

Bien plus, dans chaque domaine, en admettant que les bâtiments d’exploitation soient au centre, on peut observer des zones concentriques analogues ; et ici l’observation de Thünen est d’une frappante exactitude pour quiconque regarde un domaine isolé placé dans une situation quelque peu semblable. La maison y est entourée du jardin et des menues récoltes exigeant le plus de soins journaliers ; viennent un peu plus loin des terres à culture continue, situées à une distance moyenne, mais assez faible encore pour que les engrais y soient transportés commodément ; enfin, tout aux limites de la propriété, se trouve une ceinture extrême de bois pour le chauffage domestique et de terres laissées fréquemment en jachère.

Telle est la théorie qui a fait connaître Von Thünen.

La seconde partie de l’État isolé est consacrée au salaire naturel et à ses rapports, soit avec le loyer des capitaux, soit avec la rente de la terre. Thünen se demande avec inquiétude « si le bas salaire que le manœuvre reçoit presque partout, est conforme à la nature, ou bien s’il provient d’une usurpation à laquelle l’ouvrier ne peut plus se soustraire ». Cette partie de l’œuvre de Thünen ne parut qu’en 1850. Mais il y avait plus de vingt ans qu’il en assemblait et en revisait sans cesse les matériaux, puisque dès 1830 il écrivait à son frère toute la joie qu’il avait éprouvée en se démontrant à lui-même la fausseté de la prétendue loi du salaire nécessaire, « une de ces lois, disait-il, qui légitiment toutes les duretés et qui, en démontrant l’impossibilité du progrès, dispensent tout le monde de le poursuivre[873] ». Et il constatait que le salaire a une double base : l’une qui se déduit des besoins de l’ouvrier, parce que la population ouvrière ne pourrait ni vivre, ni se renouveler, s’il n’y était pas pourvu, ainsi que l’avait déjà remarqué Adam Smith[874] ; l’autre, qui se déduit du gain que l’ouvrier procure au patron, c’est-à-dire de la productivité du travail. Il est vrai que Thünen demande à l’ouvrier de ne se marier qu’avec le sentiment de la responsabilité qu’il assume et du progrès auquel il doit faire monter ses enfants[875].

De là, quoi qu’il en soit, sont venues, chez Thünen, deux formules restées fameuses l’une et l’autre.

D’après la première de ces formules, « le salaire est égal au surcroît de produit fourni dans une grande exploitation par l’ouvrier placé le dernier », parce que, suivant l’expression de M. Block, « on ne peut pas augmenter indéfiniment le nombre des ouvriers qu’on met à une besogne, sans qu’il y ait un moment où le produit ne vaudrait pas le salaire qu’il a coûté[876] ». Dans un champ de pommes de terre, par exemple, pour faire enlever en un jour les tubercules contenus dans un morgen, on emploie cinq ouvriers, qui en enlèvent 80 hectolitres, mais qui en laissent quelque peu. Si on employait six ouvriers, ils en enlèveraient 86 hectolitres dans leur journée : donc le dernier ouvrier placé donnerait un surcroît de rendement égal à la valeur de 6 hectolitres. Théoriquement, ce dernier ouvrier placé ne peut être payé ni plus ni beaucoup moins que la valeur de ces 6 hectolitres ; car, si on devait le payer plus, on ne le prendrait pas, et si on devait le payer sensiblement moins, on en prendrait un septième dont le rendement de travail payerait encore le salaire. Or, tous les ouvriers seront payés également entre eux, sur la base du rendement du dernier, de même que les blés des terres les meilleures ou les plus rapprochées se vendent d’après les prix les plus bas avec lesquels les terres éloignées ou maigres peuvent encore être cultivées en céréales. Le lien entre la théorie de Thünen et celle de Ricardo est donc des plus frappants.

D’après la seconde formule, le salaire est une moyenne proportionnelle entre les besoins de l’ouvrier, au dessous desquels il ne peut jamais descendre d’une manière normale et prolongée, et la productivité du travail, qu’il ne saurait pas davantage dépasser. De là l’expression , en appelant le salaire, l’alimentation et la productivité. Thünen tenait tellement à cette formule qu’il voulait qu’elle fût gravée sur sa tombe. Elle reste malheureusement d’une exactitude fort hypothétique, parce que ni le strict nécessaire, ni la productivité moyenne et constante du travail ne sont des quantités susceptibles d’être déterminées arithmétiquement.

Thünen, quand il traite du salaire, doit être rattaché à l’école mathématique. On a essayé aussi de voir en lui un des précurseurs intellectuels, mais involontaires, du socialisme scientifique en Allemagne[877]. Thünen, il est vrai, après en avoir eu dès longtemps la pensée, associa spontanément, en 1848, les villageois de Tellow aux résultats de son exploitation ; mais il n’est point exact qu’il ait posé le principe d’une participation de l’ouvrier aux gains du capital. Quant à l’autorité que son système a exercée, elle est demeurée assez faible : ni Rau[878], ni Roscher[879], ni Mangoldt[880] n’ont cru que la tentative de Thünen pour formuler une loi générale du salaire eût abouti à un énoncé d’une vérité générale ou au moins suffisamment approximative.


III

SISMONDI ET SON INFLUENCE

Au début du XIXe siècle, le libéralisme économique régnait sans conteste dans la doctrine : par contre, dans la pratique, les souffrances des classes ouvrières et l’exploitation égoïste du travail sollicitaient impérieusement une intervention ou des réformes. L’heure était donc bonne pour douter de la vertu d’une liberté sans contrôle et sans frein.

Ce fut Simonde de Sismondi qui en inaugura la critique. J. G. L. Simonde de Sismondi (1773-1842), né à Genève, mais issu d’une famille originaire de Pise, qui s’était établie en Dauphiné au commencement du XVIe siècle et qui, devenue protestante, avait ensuite émigré en Suisse à la révocation de l’édit de Nantes, est un des écrivains les plus variés et les plus féconds[881].

Il avait publié, en 1803, la Richesse commerciale, où il s’inspirait encore d’Adam Smith sans dépouiller tout à fait les anciennes doctrines mercantilistes, et où il négligeait l’agriculture et l’industrie pour s’intéresser surtout au commerce. Plus tard il voyagea beaucoup. Il fit un séjour en Angleterre, en 1818 et 1819, au moment de la grande crise qui suivit les traités de 1814 et de 1815. C’était alors la période « chaotique » de la grande industrie comme on dit ensuite ; des salaires très bas, une durée exagérée du travail, le surmenage des enfants poussé à ses dernières limites, une hygiène industrielle déplorable, que les factory acts n’avaient pas encore tenté d’améliorer, tout — y compris le blé à 40 francs les 100 kilos — concourait à un paupérisme industriel, qui a été combattu très heureusement depuis cette date[882]. Sismondi en rapporta l’idée de son livre le plus connu : Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population, ouvrage paru en 1819 et réédité en 1827. Les chapitres qui en on fait la réputation, sont ceux qu’il a intitulés : « De la division du travail et des machines ; résultats de la lutte pour produire à bon marché ; restrictions apportées par les lois à la multiplication des producteurs[883] » et surtout tout le livre VII, « De la population ». Toutefois on ne connaît pas Sismondi tout entier si on laisse de côté ses Études sur les sciences sociales (1836-1838), recueil de nombreux essais détachés, dont la plupart avaient déjà paru en articles dans des revues. Sismondi y reprenait ses plaidoyers contre le machinisme, la surproduction et la concurrence, en y mêlant, il est vrai, des pages historiques et descriptives d’un réel intérêt sur la crise irlandaise, sur la culture en Italie et autres sujets.

Il s’anime surtout contre la surproduction. Pour lui, c’est là un phénomène essentiellement moderne, effet fatal des formes nouvelles du travail, conséquence nécessaire de la grande industrie et de la libre concurrence. Le développement prodigieux de la production a rendu, en effet, beaucoup plus difficile l’équilibre de l’offre et de la demande. L’entrepreneur, exposé à de faux calculs, inonde le marché ; et quand son bénéfice a déjà diminué par la baisse naturelle des prix de vente, c’est par une production plus intensive encore qu’il cherche à abaisser de plus en plus son prix de revient. Il en était autrement avec la petite industrie d’autrefois, où « l’artisan, connaissant lui-même ses chalands, apprenait presque aussitôt qu’eux quand leurs revenus diminuaient, quand, en conséquence, la demande pour son travail diminuait aussi[884]. » Mais maintenant le mal s’accroît par les efforts même qu’on fait pour le combattre, jusqu’à ce que les concurrents les plus faibles s’échappent de ce cercle infernal par la porte de la faillite. Alors les ouvriers, et leur famille « périssent victimes d’une erreur qui n’est pas la leur[885] ».

Est-ce un défaut d’équilibre ? Est-ce au contraire une crise générale de surproduction ? Sismondi, tout d’abord, n’avait pas discerné ces deux cas : mais plus tard il prit résolument parti pour la thèse des crises générales, plus rares cependant, dit-il, que les crises partielles[886].

C’était se mettre nettement en révolte contre l’autorité de J.-B. Say[887]. Comment ces crises générales sont-elles donc possibles ? La réponse semble bien simple. Dans toutes les branches de commerce, les besoins des acheteurs, quoique indéfinis, sont extérieurement limités par les moyens de payer dont ces acheteurs disposent, car ce qui importé, c’est le revenu et non pas la production[888] ; puis, en chaque ordre de produits, ces besoins sont limités aussi par le temps qu’exige l’usure ou la consommation de chaque richesse. La surproduction qui cause la baisse des salaires et qui diminue le revenu de la majorité des ménages, agit donc sur elle-même pour se rendre plus intense, parce qu’elle resserre la demande en même temps qu’elle élargit l’offre même. Le grand nombre d’individus mal nourris, mal vêtus et mal logés ne prouve rien contre la surproduction générale. Ainsi, en résumé, la surproduction est funeste aux ouvriers comme aux entrepreneurs ; pour les uns comme pour les autres, elle présente ce caractère, que l’équilibre une fois dérangé va de lui-même en se dérangeant davantage jusqu’aux pires souffrances.

On dit que la liberté guérit les blessures qu’elle a faites. Non, répond Sismondi. Ni les capitaux, ni les hommes n’ont la mobilité que la théorie leur suppose[889] : la nécessité de rester où ils sont, tout au moins la simple habitude les retient dans le même genre d’emploi ou de travail, obstinés dans cette concurrence acharnée qu’ils se font entre eux et qui déchaîne les crises. Les inventions successives des machines rendent chroniques, par leur incessante répétition, des souffrances qui n’auraient dû être que passagères. On va ainsi à des antagonismes inévitables, dont les explosions rappelleront les guerres serviles de l’antiquité.

Sismondi méconnaît, en effet, deux faits économiques d’une importance capitale. Il ne voit pas, d’un côté, le travail que la machine a demandé pour être faite ou entretenue et d’où il ressort que la productivité réelle de cette machine est toujours beaucoup inférieure à sa productivité apparente ; d’un autre côté il ne voit pas davantage l’élasticité indéfinie de nos besoins, se dilatant ou se révélant à l’improviste dans chaque classe sociale, dès qu’apparaît le moyen de les satisfaire. Besoins nouveaux et inventions sont pour lui deux faits qui n’ont aucune connexité l’un avec l’autre, et il aurait pu bien arriver, lui semble-t-il, que le besoin de lire n’eût pas coïncidé dans l’histoire avec la possibilité d’imprimer[890].

Mais il est plus facile de décrire le mal que de trouver le remède Sismondi propose que les pouvoirs publics n’encouragent ni les inventions[891], ni les fortunes industrielles ; puis un impôt fortement dégressif à la base et le partage égal introduit là où il n’existe pas encore, feront obstacle à la concentration des patrimoines[892], en même temps que la loi limitera la durée du travail, ce qui aura pour résultat d’empêcher les surproductions. Mais le meilleur remède, parce qu’il combattrait la misère là où le travail ne peut pas l’écarter, ce serait ce que l’on peut appeler la garantie professionnelle ; en effet, puisque le patron, c’est-à-dire l’industrie, fait travailler l’ouvrier valide, il faut que cet industriel le nourrisse malade, valétudinaire ou infirme, tandis que cette charge sociale, si c’est l’impôt qui y subvient, ne fait alors que retomber indirectement sur l’ouvrier[893].

Cette garantie pourrait exister si l’industrie était corporative comme autrefois. Mais Sismondi admire les corporations plutôt qu’il n’en souhaite le retour, « organisation oppressive et bizarre » dit-il[894] ; et il reste très indécis sur la manière d’appliquer ce remède qu’il entrevoit, comme aussi sur la manière de faire pratiquer la participation aux bénéfices, avec copropriété de l’ouvrier dans l’usine, ce qui effacerait selon lui l’antagonisme du capital et du travail[895].

Sismondi a-t-il au moins bien vu que la garantie professionnelle doit impliquer en bonne justice la servitude de l’ouvrier ? A-t-il bien vu que si le maître ancien pouvait être obligé de nourrir l’esclave infirme[896], c’est parce qu’il avait eu la propriété juridique de la personne et du pécule et qu’il avait pu et dû exercer la prévoyance pour le compte même de son esclave ? A-t-il bien vu, en autres termes, que cette garantie professionnelle est incompatible avec la liberté moderne et avec la possibilité ou le devoir de l’épargne domestique ? On peut croire que Sismondi a eu le soupçon de ces difficultés de principe : car, en retour de cette charge et des perspectives qu’elle ouvrirait aux patrons, il avait d’abord accordé à ceux-ci le droit de permettre ou d’empêcher le mariage de leurs ouvriers[897]. Ce serait donc, sur ce point au moins, une réaction vers une des pires conséquences de l’esclavage, sous cette condition — nouvelle il est vrai — que le maître devrait ne se servir de sa puissance dominicale que dans un esprit de prévoyance malthusienne et de philanthropie.

Sismondi, qui est un adversaire de Malthus dans la théorie[898], en est donc bien plus qu’un disciple dans la pratique. Comment cela ? Le voici.

L’économie politique, selon lui, est un art, non une science, et un art de gouvernement, puisqu’il la définit « la recherche des moyens par lesquels le plus grand nombre d’hommes, dans un état donné, peut participer au plus haut degré de bien-être physique qui dépende du gouvernement[899] ». Or, il y a un certain rapport entre la population et les conditions de la richesse, pour que le maximum de bonheur soit atteint par le maximum d’individus[900]. Malgré cela les hommes et surtout les plus misérables d’entre eux ont une tendance à prolifier au dessus de la limite qui est commandée par ces maxima : en effet, « il n’y a jamais que la misère qui arrête la multiplication de l’espèce humaine[901] ». Cela étant, s’il est vrai que « la multiplication de l’espèce dépend de la volonté et que c’est dans cette volonté qu’elle a ses bornes[902] », par ailleurs « la population se réglera uniquement sur le revenu ; et si elle dépasse cette proportion, c’est toujours lorsque les pères se sont trompés sur ce qu’ils croyaient être leur revenu, ou plutôt lorsque la société les a trompés[903]. »

De ce côté là, l’avènement de la grande industrie a donc été fatal aux travailleurs. L’artisan d’autrefois savait combien il pouvait se permettre d’enfants, et « il n’avait garde alors de se marier ou d’augmenter sa famille[904] », tandis que l’ouvrier moderne de la manufacture est devenu incapable de tout calcul et procrée une « famille d’autant plus nombreuse qu’elle sera plus à charge à la société[905] ». C’était même la grande supériorité du régime corporatif d’autrefois. « Il est bien certain, et comme fait et comme théorie, que l’établissement des corps de métier empêchait et devait empêcher la naissance d’une population surabondante. Il est de même certain que cette population existe aujourd’hui et qu’elle est le résultat nécessaire de l’ordre actuel » ; car autrefois « les maîtres seuls se mariaient et l’augmentation de la famille de ceux-ci se proportionnait toujours à leur richesse[906]. » De là l’hostilité profonde de Sismondi contre la morale chrétienne du mariage, qu’il sait être hostile à la restriction volontaire de la natalité par les moyens qui seraient en fait les seuls pratiqués et praticables — hostilité qui s’accompagne chez lui d’un esprit profondément sectaire[907].

Mais toutes les classes ne sont pas également prolifiques. Au contraire, « les limites naturelles de la population sont toujours respectées par les hommes qui ont quelque chose, et toujours dépassées par les hommes qui n’ont rien[908] ». Les majorais exercent à cet égard une grande influence, parce que, « avec le partage égal, chaque père évite d’avoir beaucoup d’enfants[909] », tandis que le régime des substitutions encourage le grand nombre des cadets. Malgré cela, et non sans se contredire en ce qui concerne surtout l’aristocratie anglaise, Sismondi constate à maintes reprises l’extinction naturelle de toutes les classes opulentes[910], phénomène qu’il ne craint pas d’attribuer à la stérilité volontaire, parce que « chaque père regarderait une multiplication de sa race comme une dégradation de son nom illustre[911] ». Nous citons : ici nous n’apprécions rien, pas plus au point de vue de l’histoire et de la démographie qu’au point de vue de la morale, et tout au plus nous notons, que Sismondi, à cet endroit là, n’est pas facile à accorder avec lui-même.

On ne saurait non plus dissimuler la faiblesse de la partie purement économique de cette œuvre, ni l’imprécision habituelle des formules. Sismondi a nettement distingué le produit brut et le produit net, dont l’un importe à la masse, et l’autre, seulement aux privilégiés qui le perçoivent[912] ; il a séparé plus nettement qu’on ne le faisait encore « l’intérêt du capitaliste » et le « profit mercantile »[913] : mais après cela tout son livre V sur le numéraire révèle un homme peu familiarisé avec un certain nombre des phénomènes qu’il décrit et sur lesquels il entend raisonner.

Quelles que soient les exagérations et les erreurs que renferme l’œuvre de Sismondi, particulièrement en ce qui concerne les surproductions, et sans parler des solutions qu’il proposait en termes assez vagues, il est juste de reconnaître qu’il a inauguré l’étude de l’économie sociale comme distincte de l’économie politique pure ou chrématistique, et qu’il a hâté, par ses vives critiques, l’intervention de la législation dans le régime du travail et dans les rapports entre patrons et ouvriers. C’est lui, enfin, qui a jeté cette idée, demeurée si vivace après lui, que le machinisme se résout en une opposition du travail et du capital, en tendant à séparer toute espèce de propriété






« La science sociale, la plus importante entre les sciences, car c’est celle du bonheur de l’homme » (Avertissement, p. xvii). d’avec toute espèce de travail non agricole[914]. Il est vrai que depuis lors cette formule a reçu un assez sérieux démenti par la vulgarisation des sociétés anonymes et par la dissémination démocratique de leurs titres.

Sismondi a fourni sans doute des arguments aux revendications des socialistes ; cependant il n’est pas lui-même socialiste ; quoique convaincu de l’origine tout humaine et tout utilitaire de la propriété[915], il n’a procuré aucune thèse, ni aucun argument à notre socialisme scientifique contemporain, et il ne s’est pas davantage commis avec le socialisme communiste et mystique d’alors, que représentaient Saint-Simon, Owen et Fourier. Avec Owen et Thompson, en particulier, il déclare ne rien avoir de commun, sinon le désir « qu’il y ait une association entre ceux qui coopèrent au même produit, au lieu de les mettre en opposition les uns avec les autres[916] ». Plutôt que d’être socialiste, il nous apparaît bien davantage comme un aristocrate philanthrope.

Il a bien parlé sans doute de « mieux-value[917] », bien avant que Marx eût pris la « plus-value » pour une des bases de sa théorie ; mais il ne semble point que Marx se soit inspiré de ce précédent, et Sismondi ne répudiait pas non plus le principe d’une rémunération propre et légitime du capital.

Sismondi est seulement un interventionniste et c’est là son originalité pour le temps où il écrivait. Il charge l’État, non seulement de la police, mais du bonheur de la nation.

« Le dépositaire du pouvoir de la société, dit-il, est appelé à seconder l’œuvre de la Providence, à augmenter la masse du bonheur sur la terre et à n’encourager la multiplication des hommes qui vivent sous ses lois, qu’autant qu’il peut augmenter pour eux les chances de félicité[918]… Nous regardons le gouvernement comme devant être le protecteur dû faible contre le fort, le défenseur de celui qui ne peut point se défendre par lui-même et le représentant permanent, mais calme, de tous contre l’intérêt temporaire, mais passionné de chacun[919]… Je ne demande que les moyens lents et indirects de la législation, que l’exécution d’une justice complète entre le maître et l’ouvrier, qui fasse peser sur le premier toute la responsabilité du mal qu’il fait au second[920]. »

Le disciple le plus direct de Sismondi fut Buret (1811-1842), auteur de la Misère des classes laborieuses en France et en Angleterre (1842). Mais Buret va beaucoup plus loin que Sismondi. Partisan du droit éminent de l’État et du droit social qui se superposerait aux droits privés, il croit que l’État pourrait reprendre les biens au décès des propriétaires et que, sans aller pratiquement jusque là pour des motifs d’opportunité, il devrait au moins limiter les successions, en ce qui concerne, soit le montant des parts héréditaires, soit les degrés successibles de parenté. Dans la production industrielle, il faudrait des conseils du travail pour arrêter le taux des salaires et pour circonscrire la production d’après les besoins du marché. On voit donc, que, sauf le maintien de la propriété individuelle sous la condition de son morcellement, Buret adopte les conclusions du socialisme.

Par contre, dans un ordre d’idées assez analogue à celui de Sismondi, mais très éloigné de celui de Buret, le comte de Villeneuve-Bargemont avait essayé d’introduire une économie politique chrétienne. Préfet des Bouches-de-l’Ebre, puis de Sambre-et-Meuse sous Napoléon Ier, ensuite du Tarn-et-Garonne et du Nord sous la Restauration, enfin député d’Hazebrouck de 1846 à 1848, M. de Villeneuve-Bargemont devait à cette longue carrière administrative promenée de Tortosa jusqu’à Namur une connaissance exacte de la situation économique et morale des populations. Lui aussi, mais en catholique ardent et convaincu, s’éleva au dessus des conceptions purement scientifiques de l’économie politique anglaise, et il produisit un système complexe de science et de morale, de théories et d’œuvres, d’intérêts économiques et de charité pure, qu’on a maintes fois essayé de rajeunir.

Telle est la pensée qui inspira à M. de Villeneuve-Bargemont, pendant les années de repos forcé que la Révolution de juillet lui imposait, son volume Économie politique chrétienne ou recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et à l’étranger et sur les moyens de le soulager et de le prévenir (1834). C’est une œuvre estimable à plus d’un titre, qui, en visant à une amélioration effective des conditions sociales, se place sur le terrain des réformes charitables beaucoup plus que sur celui des doctrines scientifiques. Nous avons cité déjà de cet auteur un hommage rendu à Malthus[921].

Si l’économie politique classique avait fait fausse route, selon M. de Villeneuve-Bargemont c’est parce que « le but de la société ne saurait être seulement la production de la richesse » ; ce but est bien plutôt « la plus grande diffusion possible de l’aisance, du bien-être et de la morale parmi les hommes ». La conclusion, c’est que « les théories de l’école anglaise ne sauraient y conduire, et qu’elles doivent se modifier ou faire place à des doctrines plus sûres[922] ». Nous souscrivons à cette pensée de placer à côté de la science un art économique profondément imbu de charité chrétienne : mais nous craignons que la distinction entre l’un et l’autre ne soit seulement entrevue et pas suffisamment approfondie par M. de Villeneuve-Bargemont. En tout cas, avec son attachement à tous les grands principes sociaux, tels que les envisageaient les esprits les plus élevés de ce temps là, et avec les appels incessants qu’il adressait à la seule charité, il est impossible de songer un instant à le rattacher au socialisme chrétien. Si ce dernier plongeait des racines jusque dans ces temps éloignés, ce serait dans l’école de M. de Lamennais qu’il faudrait en chercher les premières traces[923]. Sismondi, cependant, y aurait une certaine part à revendiquer : car l’interventionnisme exagéré d’une certaine école catholique — malthusianisme à part — peut se réclamer de lui, et ses critiques de la division du travail, de l’emploi des machines et de la surproduction générale[924] ne sont guère qu’une reproduction des critiques mêmes de Sismondi.

On a encore de M. de Villeneuve-Bargemont une Histoire de l’économie politique ou Études historiques, philosophiques et religieuses sur l’économie politique des peuples anciens et modernes (1841). Le plan en est analogue à celui de l’ouvrage de Blanqui : les idées en sont différentes, conformes d’ailleurs à celles que nous connaissons chez l’auteur de l’Économie politique chrétienne.

À coup sûr, ce que l’on pouvait constater partout depuis longtemps, c’est qu’il n’y avait plus d’unité dans le mouvement économique qui agitait le monde. Ni les préoccupations, ni la méthode n’étaient uniformes, comme elles l’avaient été aux temps d’Hume, de Smith, de Malthus et de Ricardo. Autrefois, en effet, si l’on avait des idées différentes, c’était au moins dans le même état d’esprit, et l’on se comprenait encore, quand même peut-être on ne s’accordait pas sur les détails. Mais il n’en est plus ainsi, à mesure qu’on approché du milieu du XIXe siècle. Les questions du libre-échange passionnent les hommes d’affaires ; ils y ont réduit toute l’économie politique et ils ont construit des théories pour s’en faire des arguments en faveur de leurs intérêts. Les esprits philosophiques, avec Stuart Mill et Cairnes, s’enfoncent toujours plus avant dans les abstractions ; à la suite de Ricardo, ils s’égarent toujours plus loin des réalités concrètes de la vie. Déjà aussi les publications de Carlyle, succédant à l’œuvre de Sismondi et coïncidant avec l’agitation chartiste, ouvrent davantage les âmes aux émotions de la pitié, en attendant que le vent de l’historisme soufflé à son tour de l’Allemagne et détermine une réaction, peut-être nécessaire, contre les abus de la métaphysique. Désormais, par conséquent, il va nous falloir diviser notre attention, ou plutôt il va falloir que nous la portions successivement sur des courants simultanés d’idées quelque peu divergentes. C’est dire que l’ordre chronologique ne peut pas être suivi plus longtemps : nous lui substituons donc désormais le groupement par écoles, avec l’étude des caractères qui les différencient les unes d’avec les autres.


CHAPITRE IV

LE SYSTÈME DE LA MOINDRE ACTION DE L’ÉTAT

Nous avons vu l’Angleterre enfermée dans un régime nettement prohibitionniste, avec ses actes de navigation et ses droits exagérés sur l’importation des céréales. Le temps approche cependant où elle fera prédominer dans le Monde la politique tout opposée du libre-échange. Comment cette révolution s’est-elle accomplie ? Comment ces idées nouvelles se sont-elles dégagées peu à peu ? Comment enfin, ont-elles passé de la théorie dans les faits ?

De loin, Adam Smith semble avoir déterminé cette évolution, avec son esprit à la fois individualiste et cosmopolite et avec la place relativement faible qu’il faisait au sentiment et aux besoins de l’unité nationale. Cependant, avec son admiration pour la politique de Cromwell et de Charles II et avec ses réserves en faveur des industries à protéger, ce n’est pas encore lui qui a été, en fait, l’inspirateur dernier de ce changement.

Il y a eu d’ailleurs deux choses bien distinctes dans cette orientation de l’économie et de la politique de l’Angleterre. Il y a eu la poussée des intérêts, qui croyaient être mieux servis par le libre-échange que par les régimes de prohibition ou de protection ; et il y a eu aussi la logique des doctrines, qui, érigeant en dogme le système de la moindre action de l’État, se refusaient à admettre que celui-ci pénétrât dans les relations économiques des peuples aussi bien que dans celles des individus. Or, la morale utilitaire de Bentham, basée sur la recherche de l’intérêt privé, a préparé les esprits au triomphe de ces doctrines, infiniment mieux que n’avait pu le faire la philosophie de Smith.

Jérémie Bentham (1748-1832), destiné d’abord à la carrière du barreau, n’avait pas tardé à la quitter pour se livrer tout entier à des spéculations sur la législation et la morale, dans lesquelles il prenait Helvétius pour maître et pour guide[925]. Son Introduction aux principes de législation et de morale, publiée en 1780, renferme déjà tout son système. Pour lui, l’homme est placé sous l’empire du plaisir et de la douleur ; toute la morale consiste à chercher l’un et à fuir l’autre ; l’idée du juste est adéquate à l’idée de l’utile ; et la « logique de l’utilité », critérium du bien et du mal, « consiste à, partir, du calcul ou de la comparaison des peines et des plaisirs dans toutes les opérations du jugement et à n’y faire entrer aucune autre idée[926] ». Mais comment un tel principe d’égoïsme individuel pourrait-il fournir une règle quelconque d’ordre social et de gouvernement ? Eh bien, de même que « ce qui est conforme à l’utilité ou à l’intérêt de l’individu, c’est ce qui tend à augmenter la somme totale de son bien-être », ainsi « ce qui est conforme à l’utilité ou à l’intérêt d’une communauté, c’est ce qui tend à augmenter la somme totale du bien-être des individus qui la composent[927]. » Le problème sera résolu par la liberté. La règle, ce sera de « ne pas trop gouverner et de laisser les hommes vivre à leur fantaisie, sous la seule condition qu’ils ne se nuisent pas les uns aux autres. Pour accroître la richesse, ce que l’État a de mieux à faire, c’est de ne rien faire. Rien : c’est-à-dire rien comme encouragement positif, , car il ne saurait trop ôter les entraves. « C’est dans cet esprit que Bentham avait écrit les fameuses Lettres sur l’usure (1787), où il critiquait certaines idées d’Adam Smith, et son Manuel d’économie politique, qui est le formulaire le plus absolu du « laissez-faire » et du « laissez-passer »[928]. Mais au fond, auprès des hommes-sérieux et des esprits philosophiques, Bentham, avec ses exagérations, a nui à la cause de la liberté économique plutôt qu’il ne l’a servie, parce qu’il a eu le tort de faire du principe économique la règle suprême du bien et du mal, règle jugée capable d’éclairer toute la conduite de l’homme et jugée digne aussi de l’inspirer. Le moraliste utilitarien a affaibli justement le prestige de l’économiste.

Profitons donc de cette occasion pour nous expliquer sur le principe économique, parfois si mal compris et si défiguré.

Il ne faut voir en lui qu’un procédé d’action, mais nullement une règle de conduite, ni la loi du but à atteindre. Il est simplement la formule du moindre effort pour le plus grand résultat : à ce titre, s’il a une application toute particulière dans l’économie politique, c’est-à-dire dans l’ordre du travail et de la production, il en a d’autres aussi dans tous les ordres sans exception. C’est avec ce principe que le cultivateur choisit entre les genres de culture ou entre les semences à jeter dans le sol ; c’est avec lui que le chercheur conduit ses études, pour apprendre le plus en le moins de temps ; c’est avec lui que le maître détermine ses méthodes d’enseignement, pour faire apprendre le plus avec le moins de peine ; c’est avec lui,

. enfin, que l’ascète lui-même ordonne ses efforts vers le bien, pour monter le plus vite au plus près de la perfection. Ainsi en est-il du postulatum de géométrie qui nous montre la ligne droite comme le plus court chemin d’un point à un autre, mais qui, lorsque nous sommes en un certain point, ne nous dit pas cependant vers quel autre point nous devons tracer cette ligne droite. Le principe économique ne nous apprend pas davantage si c’est vers la richesse ou vers la vertu que nous devons nous diriger. Il nous guide seulement sur la manière d’atteindre l’une ou l’autre ou bien l’une et l’autre, une fois fait notre choix. Il y a donc un abîme entre le principe économique tel qu’il est de son essence, et la formule de la jouissance immédiate et personnelle, que Bentham voulait mettre à la base de la morale tout entière.

Un demi-siècle plus tard, on trouvera dans les manifestes de l’école de Manchester des formules analogues à celles de Bentham.

Mais tout d’abord, sur le terrain des faits, une rapide étude du mouvement libre-échangiste anglais est ici nécessaire, avec Huskisson, Peel, Gobdeh et Bright, placés au premier rang des hommes qui ont provoqué cette grande et pacifique révolution.

William Huskisson, né en 1770, avait été élevé en France, où il s’était attaché à la cause de la Révolution. Rentré en Angleterre, il se lia avec Pitt. Nous le voyons successivement membre de la Chambre des communes depuis 1804, secrétaire de la Trésorerie, agent de la Compagnie coloniale de Ceylan de 1812 à 1823, et président du Board of trade (sorte de ministère du commerce) de 1823 à 1827. Il meurt en 1830, les jambes broyées dans un accident survenu à l’inauguration du chemin de fer de Liverpool à Manchester. Mais Huskisson n’est point un écrivain. Ce qui le distingue, c’est sa campagne au Parlement, de 1816 à 1819, pour la suppression du cours forcé des billets de la Banque d’Angleterre ; ce sont surtout les mesures progressives qu’il prend, comme président du Board of trade, pour abaisser graduellement les barrières commerciales qui isolaient l’Angleterre. Suppression de prohibitions d’importer et d’exporter, abaissement de droits, simplification de règlements, abolition de la douane intérieure entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, démolition progressive de l’acte de navigation de 1660 et conclusion de traités de navigation avec concessions réciproques[929] : telles sont en quelques lignes les mesures qui marquent le passage d’Huskisson aux affaires. Dans un autre ordre d’idées, il faut savoir gré à cet homme sincèrement libéral de ses efforts pour l’émancipation des catholiques et particulièrement des catholiques irlandais.

Canning, ami d’Huskisson et son successeur à la présidence du Board of trade, maintint les premiers résultats acquis.

En 1828, les lois sur les blés commencèrent à être adoucies. L’Angleterre établit alors une véritable échelle mobile, avec des droits d’importation qui allaient en croissant dès que le blé commençait à valoir moins de 73 sh. le quarter (40 fr. 15 les 100 kil.), L’importation, au lieu d’être défendue à moins que les blés ne valussent au moins 70 sh. le quarter (38 fr. 50 les 100 kil.) comme avec la loi de 1824, commençait à être permise dès qu’ils valaient 53 sh. (29 fr. 15). Lorsqu’ils valaient ce prix-là, le droit d’entrée atteignait son maximum, qui était de 33 sh. 8 d. le quarter, c’est-à-dire 18 fr. 50 les 100 kil. ; à mesure que le blé montait, le droit décroissait progressivement jusqu’à un minimum de 1 sh. (ou 0 fr. 55 les 100 kil.), minimum qui était atteint avec les cours de 73 sh. le quarter (40 fr. 15 les 100 kil.). C’était un immense progrès.

Sir Robert Peel (1788-1850) était le fils d’un grand industriel qui avait gagné une immense fortune dans les cotons. Il débuta dans la politique à l’âge de vingt et un ans, comme député à la Chambre des communes, où il représenta d’abord un bourg pourri d’Irlande, qui n’avait que douze électeurs, et ensuite l’Université d’Oxford. Il fit partie de plusieurs ministères, à partir de 1821. Peel, qui appartenait au parti tory, avait longtemps combattu les mesures que préconisait Huskisson. Partisan du cours forcé des billets de banque, il n’ouvrit les yeux qu’en 1819, au moment où son opinion succombait définitivement. Il fut longtemps aussi l’adversaire de l’émancipation des catholiques, qu’il finit cependant par insérer dans son programme. Il a attaché son nom à deux grandes réformes : le bank-charter act de 1844 et la politique libre-échangiste.

La fameuse Ligue de Manchester — Anticornlawleague — se constituait en 1838, en vue d’aboutir à la suppression complète des droits sur les blés étrangers. Au début, elle comptait sept membres seulement, résolus à déterminer par des meetings et des discours un mouvement d’opinion contre les cornlaws.

De ce nombre était Richard Cobden (1804-1865), fils d’un fermier ruiné et grand fabricant de tissus de coton à Manchester, qui fut ensuite longtemps membre de la Chambre des communes et qui reperdit, en négligeant les affaires pour la politique, la fortune qu’il avait gagnée dans l’industrie, Cobden était un orateur véhément et passionné, grossier même au besoin avec les personnages les plus respectés de tous les partis, tels que lord Wellington, Robert Peel et lord Russel. Le principal collaborateur de Cobden fut John Bright, quaker austère, qui fut plus tard président du Board of trade dans un ministère Gladstone.[930]

En 1842, les manchestériens gagnèrent Peel à leur cause. La même année ils obtenaient une nouvelle loi sur les céréales, qui constitua un premier et important succès de la Ligue. On maintenait bien à 73 shell. (40 fr. 15 les 100 k.) le prix jugé rémunérateur, à partir duquel le droit sur les blés apparaissait comme un simple droit de statistique ; mais l’échelle croissante des droits à l’importation allait être beaucoup moins rapide, et ces droits ne pouvaient plus dépasser 1 l. sterling le quarter (soit 11 francs les 100 kil.). La même année encore le Parlement levait les prohibitions à l’entrée de la viande, du poisson, etc., et les droits d’exportation sur les houilles et les minerais. De nouveaux succès marquèrent la suite de cette campagne. Enfin les derniers débris des cornlaws tombèrent en 1846. Depuis lors les barrières douanières s’abaissèrent toujours de plus en plus, de manière à ce que les droits perçus à l’importation, tout en restant fort élevés et en fournissant à la couronne des revenus fort importants, eussent de plus en plus le caractère de droits fiscaux, ou impôts de consommation perçus sur des produits exotiques.

C’était le 27 janvier 1846 que Peel avait déposé son projet pour l’abolition des droits sur les blés étrangers. L’Anticornlawleague n’avait donc plus de raison d’être. Elle ne s’en maintint pas moins, sous un programme un peu nouveau, qu’elle formula dans le fameux manifeste du 10 mai 1846. Ce programme comportait : le libre-échange absolu au nom du droit naturel ; la paix extérieure à tout prix ; le principe de non-intervention dans la politique continentale. Telle est l’école de Manchester ou manchestérianisme — le Manchesterthum, disent les socialistes allemands — qui implique, soit au dedans, soit au dehors, l’action politique et économique de l’État réduite à sa plus faible expression[931]. On est loin maintenant d’Adam Smith ; et l’ignorance seule ou la mauvaise foi permet de confondre les premiers économistes et leurs successeurs moins immédiats sous le nom unique de manchestériens comme le font bien souvent des polémistes.

Le libre-échange venait de trouver en France un avocat éloquent et passionné dans la personne de Bastiat. Frédéric Bastiat, né en 1801, à Mugron dans les Landes, ne connut que sur le tard sa vocation et son talent. Il essaya d’abord du commerce, exploita ses propriétés, puis se fit nommer juge de paix dans son petit pays. Ce fut en 1844 seulement qu’il débuta dans l’économie politique, par des articles que le Journal des Économistes publia et qui furent immédiatement remarqués. Sa voie était trouvée : il donna la même année son premier volume, intitulé Cobden et la Ligue. Il passa les dernières années du règne de Louis-Philippe à combattre le protectionnisme et le mercantilisme dans une foule de brochures et de pamphlets pétillants de verve et d’esprit, parmi lesquels on citera toujours la Pétition des fabricants de chandelles comme un chef-d’œuvre de mordante ironie[932]. Bastiat est plus franchement que tout autre le représentant de la thèse du droit naturel d’échange avec tout le monde : et il n’est pas loin d’assimiler à un vol la perception d’un droit de douane quel qu’il soit.

Mais la Révolution de 1848 donne une autre direction à ses efforts. Libéral dans le sens le plus large du mot, Bastiat tourne alors ses armes contre le socialisme menaçant. Il est nommé député à la Constituante en 1848, puis à la Législative en 1849, et va mourir à Rome d’une maladie de langueur, en 1850, en laissant le souvenir d’une fin profondément chrétienne. Par malheur il n’avait pu achever ses Harmonies économiques, qui devaient être dans sa pensée une vaste synthèse doctrinale. Un seul volume en parut ; encore beaucoup des vingt-cinq chapitres qu’il renferme ne sont-ils que des ébauches. Nous reviendrons plus tard sur ces pages si vivantes et j’ose dire aussi si poétiques, auxquelles Bastiat, peu prisé dans les régions purement scientifiques, est redevable ailleurs d’une popularité que les années ont à peine affaiblie.

D’autres publicistes faisaient campagne avec Bastiat pour le libre-échange : citons au moins parmi eux Michel Chevalier, Joseph Garnier et Wolowski.

Michel Chevalier (1806-1879), né à Limoges, puis reçu premier à l’École polytechnique à l’âge de dix-sept ans et ingénieur des mines, avait d’abord versé dans les chimères du saint-simonisme. Il en eut une poursuite devant la Cour d’assises de la Seine et une condamnation à un an de prison, en 1832. Gracié d’une partie de sa peine, il fut envoyé en mission aux États-Unis, par la protection de Thiers, et ce fut de là qu’il écrivit, en 1834, ses curieuses Lettres sur l’Amérique du Nord. Il rentra en faveur auprès du gouvernement et fut successivement conseiller d’État, professeur d’économie politique au Collège de France en remplacement de Rossi, puis député de l’Aveyron avant 1848. Sous l’Empire on le retrouve conseiller d’État, puis sénateur.

Michel Chevalier s’efforça de donner une grande impulsion aux travaux publics et particulièrement à la construction des chemins de fer. En cela, il restait en lui autant du polytechnicien, de l’ingénieur et du saint-simonien, qu’il pouvait y avoir de l’économiste. Son Traité de la monnaie (1850) et son Cours d’économie politique sont deux œuvres d’une réelle valeur : mais il est surtout intéressant par la part qu’il eut à la négociation des traités de commerce de 1860.

Libre-échangiste convaincu, il avait entrepris, en 1859, de convertir Napoléon III à ses idées et de l’amener à négocier des traités de commerce, que la Constitution permettait à l’empereur de signer à lui tout seul, sans avoir besoin de les faire ratifier parle Corps législatif. Napoléon III se rendit aux motifs invoqués : Michel Chevalier fut envoyé en Angleterre avec mission de s’entendre avec Cobden, qu’il parvint à ramener à Paris. Mais la négociation fut pénible : tellement Cobden, partisan du libre-échange absolu et sans réciprocité conventionnelle, était éloigné de comprendre la nécessité des traités de commerce.

Joseph Garnier (1813-1881) ne fut ni un homme d’action, ni un promoteur d’idées nouvelles : c’était bien plutôt le vulgarisateur[933]. Il fut un des fondateurs du Journal des Économistes et de l’Annuaire de l’économie politique et de la statistique. On lui doit un Principe de population, dans un sens purement malthusien, un Traité d’économie politique, qui eut un grand succès, un Traité des finances et nombres d’autres ouvrages estimables.

Quant à Wolowski (1810-1876), qui appartient à la même pléïade d’économistes libéraux groupés autour de l’œuvre de 1860, il s’occupa surtout des questions de banque, de monnaie et de finances[934].

Le système de la moindre action de l’État, qui était au fond de la fameuse déclaration de Manchester du 10 mai 1846, allait se découvrir un philosophe inconnu, qui avait depuis longtemps indiqué des bases nouvelles à cette théorie. C’est Guillaume de Humboldt, frère du grand naturaliste. Il y a du reste une profonde différence entre Bentham et Humboldt, et la morale utilitaire ou la vulgarité de l’égoïsme individuel n’a plus rien à faire ici.

Né à Postdam en 1767 et mort conseiller d’État en Prusse en 1835, Guillaume de Humboldt avait été successivement ambassadeur à Vienne, membre des congrès de Prague en 1813, de Châtillon en 1814, de Vienne en 1815, d’Aix-la-Chapelle en 1818, et ministre au royaume de Prusse, toujours libéral convaincu non moins qu’ardent patriote[935]. Or, il avait composé, dès 1792, un Essai sur les limites de l’action de l’État[936], que la censure d’abord, sa négligence ensuite l’empêchèrent de publier. En 1850, on en retrouva par hasard une copie presque complète dans une de ses propriétés, et l’ouvrage, publié en 1861, fut révélé et mis en faveur par Stuart Mill dans son volume On liberty.

L’idée maîtresse de Humboldt, c’est que « le vrai but de l’homme, celui que lui assigne la raison éternelle et immuable, c’est le développement le plus large et le mieux proportionné de ses forces dans leur ensemble. Or, l’homme, même le plus libre, le plus indépendant, quand il est placé dans un milieu uniforme, progresse moins[937]. » D’où la nécessité de la liberté et de la variété. Aussi Humboldt élimine-t-il des fonctions de l’État une foule d’attributions que les préjugés, la routine ou le parti pris prétendaient lui confier.

En matière d’éducation par exemple, l’instruction publique est nettement condamnée : il suffit « d’empêcher que les enfants ne restent entièrement privés d’éducation ; il vaut mieux donner des tuteurs aux parents négligents et aider les pauvres ; car une nation qui n’aurait tout entière conservé qu’un seul mode d’éducation, manquerait de toute force pour résister à la décadence et manquerait également de tout équilibre[938]. » En matière d’associations, c’est encore la liberté qui doit prévaloir ; car, bien loin de se rallier sur ce point à l’individualisme obligatoire de Quesnay et de J.-J. Rousseau, et « bien loin de penser que les sociétés et associations produisent nécessairement des conséquences mauvaises », de Humboldt les considère comme « un des plus sûrs et plus féconds moyens pour produire et accélérer le progrès de l’humanité[939] ».

Au résumé, « l’État doit s’abstenir entièrement de tout travail tendant à agir directement ou indirectement sur les mœurs et le caractère de la nation, si ce n’est lorsque ce travail se relie fatalement, comme conséquence naturelle et allant de soi, à ses autres prescriptions absolument nécessaires… Toute surveillance exercée sur l’éducation, sur l’organisation religieuse, sur les lois somptuaires, etc., est tout à fait en dehors de l’action de l’État[940]. »

À quoi se bornera donc le rôle de l’État ? À la défense armée et à la représentation extérieure[941] ; à la sauvegarde de la justice dans les actes individuels qui touchent autrui d’une manière immédiate et directe (lois civiles) ; à la punition des transgressions dont les ordres ou les défenses de l’État seraient l’objet (lois pénales) ; enfin à la protection des personnes qui n’ont pas la jouissance intégrale des forces naturelles de l’humanité.

Je ne dis point que Humboldt, connu si tard, ait exercé une grande influence sur les idées de son siècle ; mais il est hors de doute qu’il avait traduit, au début même de la période révolutionnaire, des idées qui n’étaient ni celles de l’ancien régime, ni celles du despotisme légal ou du jacobinisme, et qui devaient avoir une étonnante fortune après lui. Par malheur, il a manqué et il manque à beaucoup de ceux qui affectent de les professer, la logique de les vouloir appliquer en tout ordre de choses, même et surtout en matière de liberté d’enseignement et de liberté d’association.






CHAPITRE V

STUART MILL

John-Stuart Mill, esprit doué d’une remarquable puissance de raisonnement, marque la transition entre l’école de Ricardo, dont il est le plus brillant interprète, et le socialisme dit scientifique, sous lequel il est bien près de s’enrôler dans les derniers temps de sa vie. Nous lui devons une attention : toute spéciale, sauf à remettre à un peu plus tard l’étude — très sommaire du reste — de ses idées socialistes.

Né à Londres en 1806, fils de James Mill que nous connaissons déjà, il dut son prénom de Stuart à la reconnaissance que son père avait vouée à son protecteur sir John Stuart. James Mill, père d’une nombreuse famille, fit seul l’éducation de cet enfant, qui montra autant de précocité que d’intelligence. À huit ans, Stuart Mill avait lu en grec Hérodote, la Cyropédie et six dialogues de Platon : il commençait alors l’étude du latin, en l’enseignant à une sœur plus jeune que lui. À douze ans, il avait lu les classiques grecs. Il se mettait alors aux mathématiques, y compris l’analyse, puis à la philosophie, qu’il étudia sans maître ; et il rédigeait un résumé de Smith et de Ricardo assez bien fait pour que son père le mît à profit. Mais ce surmenage le rendit morose et sceptique. Aucune idée religieuse n’avait pénétré en lui : car Stuart Mill aima plus tard à se vanter d’être du petit nombre de ceux qui n’avaient jamais quitté leur religion, parce qu’il était du petit nombre de ceux qui pouvaient se vanter de n’en avoir eu jamais aucune. Bentham, chez qui Stuart Mill avait été dans son enfance, lui inspirait un véritable culte. À dix-sept ans, il se déclarait résolument-pour la morale utilitaire de Bentham et fondait, avec une dizaine d’amis, une « société utilitaire » ou « utilitarienne », qui grossit le nombre des sectes mort-nées.

En 1831, quand il avait vingt-cinq ans, la rencontre de Mme Taylor, alors âgée de vingt-trois ans, lui révéla dans son cœur une faculté d’affection qu’il ne se connaissait point. Mme Taylor devint son amie ; c’est elle qui lui inspira dans son Autobiographie le chapitre intitulé « de l’amitié la plus précieuse de ma vie ». Il était admis en tiers dans le ménage Taylor, en attendant que la mort du mari, survenue seulement en 1851, lui permît d’épouser celle qu’il aimait depuis vingt ans. Ce qui fut le plus étrange, c’est que Mme Taylor et plus tard sa fille furent les Égéries de ce philosophe si sec et si profondément abstrait. Longtemps employé de la Compagnie des Indes, avec un traitement qui valait celui d’un ministre, Stuart Mill fut élu, en 1865, à la Chambre des communes, où il ne donna que des déceptions à ses amis. Non réélu en 1868, il se retira en 1869 dans les environs d’Avignon, auprès du tombeau de Mme Taylor, et il y mourut en 1873.

Tel fut l’écrivain qu’on a rangé « parmi les hommes qui ont le plus grandement accru le capital Intellectuel et moral de l’humanité[942] ». En morale, son œuvre n’a été que négative : qu’a-t-il donc apporté de nouveau dans l’ordre des connaissances intellectuelles ?

C’est son Système de logique (1843) qui a fait sa réputation comme philosophe. Nous pouvons, quant à nous, en retenir le livre VI sur la méthode dans les sciences, lequel n’est pas sans intéresser de près l’économie politique[943]. L’année suivante (1844) il donne les Essays on some unsettled questions of political economy[944], écrits dès 1829 et 1830 ; enfin, en 1848, ses Principles of political economy, with some of their applications to social philosophy ou Principes d’économie politique, dont nous aurons à faire une étude détaillée.

D’autres publications achèvent ensuite de jeter un jour utile sur ses dispositions et ses sentiments : citons à ce titre la Liberté (1859), les Considérations sur le gouvernement représentatif (1861)[945], l’Utilitarianisme (1863), Auguste Comte et le positivisme (1865), : enfin l’Assujettissement des femmes (1869).

Une grande parenté d’esprit unissait Stuart Mill et Auguste Comte. Ils correspondirent longtemps ensemble. C’est au fondateur du positivisme que Mill doit l’Idée de la sociologie comme science distincte et indépendante, en même temps que le concept d’une statique sociale et d’une dynamique sociale[946].

Stuart Mill doit être considéré aussi comme un des principaux promoteurs des théories féministes devenues maintenant en faveur. Sur la question des femmes, toutefois, une grave divergence séparait Mill et Comte. Suivant Comte, c’est une vérité naturelle, connue par l’observation expérimentale, que la femme est plus impropre que l’homme à la continuité et à l’intensité du travail mental ; qu’elle est antipathique aux abstractions scientifiques, inhabile aux vues d’ensemble du gouvernement, et vivement impressionnable par susceptibilité affective. Stuart Mill expliquait ces différences par le lent effet des éducations différentes, tandis que Comte jugeait ces inégalités, soit morales, soit physiques, trop profondes pour que des moyens extérieurs eussent pu les faire naître ou pussent les effacer[947].

Stuart Mill glissa peu à peu vers un socialisme toujours plus accentué, il en a fait l’aveu dans son Autobiographie. Nous y reviendrons : mais c’est maintenant l’économiste seul que nous voulons étudier en lui, dans le dernier prolongement des théories ricardiennes, dussions-nous conclure, avec M. Block, que « sa réputation a dépassé son mérite comme économiste[948] ».

À cet égard, Stuart Mill, avec plus d’ordre et de méthode dans l’exposition et avec un cadre d’études qui prétend embrasser la science économique et même la science sociale dans toutes leurs parties, garde les défauts de Ricardo : la sécheresse et l’obscurité du raisonnement, une métaphysique abstraite, dans laquelle tout se déduit de quelques prémisses démontrées ou tenues pour telles, enfin une abstention systématique à l’égard de tous les faits statistiques concrets dont les exemples pourraient éclairer ou confirmer ses thèses, trop souvent aussi les déranger.

Ses Principes d’économie politique sont divisés en cinq livres, dont voici l’enchaînement logique.

Le premier est consacré à la « production ». Stuart Mill oppose ce livre aux suivants, en ce que « les lois et les conditions de la production des richesses partagent le caractère des vérités physiques. Ces lois n’ont elles-mêmes rien de facultatif et d’arbitraire », puisqu’il ne dépend pas de l’homme de faire ou d’empêcher que le travail soit rendu plus productif par le concours du capital, par l’habileté de l’ouvrier et par la division des fonctions. « Il n’en est pas de même, dit-il, à l’égard de la distribution des richesses ; c’est là une institution exclusivement humaine. Les choses une fois créées, l’espèce humaine peut, individuellement ou collectivement, en agir avec ces choses comme elle l’entend[949]. »

Il s’ensuivrait, à première vue, que s’il existe des lois économiques naturelles relatives à la production, il ne saurait en exister, dans les autres parties de l’économie politique[950]. Telle n’est point cependant la pensée de Stuart Mill, qui se hâte d’atténuer sa première proposition au point de l’effacer. Non seulement, en effet, il déclare que « les opinions et les sentiments des hommes », au lieu d’être « une chose soumise au hasard… », « résultent des lois fondamentales de la nature humaine, combinée avec l’état actuel des connaissances et de l’expérience, avec l’état des institutions sociales et de la culture, intellectuelle et morale » ; mais encore il affirme que « les règles en vertu desquelles la richesse, peut se distribuer, sont au moins aussi peu arbitraires et possèdent autant le caractère de lois physiques que les lois de la production ». Seulement je me demande alors ce qui reste de la distinction essentielle que Mill avait faite plus haut. Je me le demande bien davantage, quand j’apprends, comme Mill le dit ailleurs, que « des êtres humains, qui peuvent gouverner leurs propres actes, ne peuvent pas gouverner les conséquences de ces mêmes actes pour eux ou leurs semblables ». N’en était-il pas de même pour la production, où les hommes, libres d’employer ou non des instruments, ne sont pas libres de faire que leur production soit aussi abondante s’ils n’en emploient pas que s’ils en emploient ? La vraie et la seule différence, ce serait que les lois économiques sur la production découlent en même temps de la nature physique du monde et de la nature morale de l’homme, tandis que les lois économiques sur les autres parties de cette science ne découleraient que de la seule nature morale de l’homme. Et cependant, dans les lois du salaire et de la rente, n’y a-t-il pas une large part à réserver à la nature physique des végétaux et à la nature physique de l’homme lui-même ?

Le livre I contient équité une longue étude philosophique et descriptive de la propriété foncière rurale et particulièrement de son régime en France, tel que Stuart Mill le trouvait, décrit pour la fin du siècle précédent par Arthur Young, dans le récit que celui-ci avait fait de ses voyages de 1787, 1788 et 1789[951]. Mais entre les voyages d’Arthur Young et la fin du règne de Louis-Philippe il avait passé bien près de soixante ans, et ces soixante ans, qui avaient vu la Révolutioh, les guerres de l’Empire, les machines à vapeur et le commencement des chemins de fer, devaient bien avoir changé quelque chose en France. Stuart Mill s’en doutait-il ?

Les livres II et III sont consacrés, l’un à la « distribution des richesses », l’autre à « l’échange ». Avec le livre I, ils représentent la a statique de l’économie politique », par opposition à sa « dynamique ». La statique, c’est « l’idée d’ensemble des phénomènes économiques de la société, considérés comme existant simultanément » ; la dynamique — que nous devrions appeler la cinématique, dirons-nous nous-même — c’est « l’étude de la condition économique dans les changements qu’elle peut subir » ; elle est la « théorie du mouvement », comme la statique est la « théorie de l’équilibre[952] ».

Le livre IV, « Influence des progrès de la société sur la production et la distribution », est certainement le plus original. Nous en ferons dans un instant une étude détaillée.

Enfin le livre V est consacré à « l’influence du gouvernement », ce qui amène une théorie et une description économique des impôts.

Passons aux principales idées adoptées ou émises par Stuart Mill. Nous examinerons les suivantes : 1° le travail improductif ; 2° la loi du rendement non proportionnel en agriculture, diminishing returns, qui conduit à la théorie ricardienne de la rente et au malthusianisme ; 3° la théorie du fonds des salaires ; 4° la valeur internationale ; 5° les théories et hypothèses de l’évolution économique.

I. Travail improductif. — Au lieu de s’éclairer des judicieuses observations de J-B. Say et des considérations nouvelles de List, Stuart Mill tient encore à la formulé de l’improductivité de certains travaux. « Le travail productif, dit-il en sommaire de chapitres, est celui qui produit des utilités fixes et incorporées à des objets matériels. Tout autre travail, quelque utile qu’il soit, est classé parmi les travaux improductifs[953]. » C’est une idée fausse, croyons-nous, du travail. Plus de vingt ans auparavant, Mac-Culloch avait dit déjà avec beaucoup plus de justesse : « La plupart des auteurs qui ont écrit sur l’économie politique se sont livrés à de longues discussions sur la différence qui existe entre ce qu’ils ont appelé le travail productif et le travail improductif. Mais on ne découvre pas facilement une base réelle à ces discussions ou à ces distinctions établies entre ces deux sortes de travaux… Ce n’est pas le genre de travail que nous devons considérer, mais les résultats qu’il donne….. On peut même mettre en doute que le travail manuel soit plus productif que le travail intellectuel. Il y a d’autres instruments que la charrue, la bêche et la navette : le bras n’est pas plus nécessaire pour exécuter que la tête pour inventer ; et quiconque est un peu familiarise avec l’histoire de l’humanité, n’ignore pas que c’est au travail intellectuel, à des études patientes et à des recherches longtemps poursuivies, que nous devons des découvertes innombrables, dont plusieurs ont augmenté nos moyens d’action d’une manière incalculable et ont changé complètement l’aspect et la condition de la société[954]. »

Nous ne considérons pas davantage comme exacte la classification que Mill avait faite en rayant l’a consommation du nombre des parties de l’économie politique, sous prétexte qu’il n’existe « aucune loi de la consommation[955] ». Ce n’est pas, en effet, que des lois économiques manquent à propos du luxe, de l’épargne, de l’assistance des pauvres, des dépenses publiques.et de bien d’autres sujets. Mill matérialisait vraiment outre mesure la production et l’économie tout entière.

II. Loi du rendement non proportionnel en agriculture (diminishing returns). — Avouons cependant que cette loi n’est pas une idée neuve et originale : elle était déjà à la racine de la théorie de la rente de Ricardo, puisqu’elle était le principe sur lequel reposait son troisième cas de rente différentielle, basé sur le rendement inégal et décroissant, des capitaux additionnels ; enfin, même avant Ricardo, elle avait, été acceptée d’intuition par nombre d’économistes et notamment par Turgot[956].

Mais Stuart Mill y donne une importance inattendue.

Après avoir formulé que « tout accroissement de produit de la terre exige une somme de travail plus que proportionnelle[957] », il ajoute que « cette loi générale de l’industrie agricole est la proposition la plus importante de l’économie politique ».

Or, nous tenons cette loi pour heureusement inexacte dans le sens absolu et mathématique que lui donnait Stuart Mill : nous pensons que, d’une part, les progrès dans les procédés de la culture des terrains anciennement cultivés, d’autre part, les progrès dans la conquête agricole des terres nouvelles peuvent déranger la formule de Mill de la même manière que ces mêmes causes avaient démenti les prophéties de Ricardo. Ce n’est pas tout et il nous a toujours semblé que la question était mal présentée. Pour l’industrie, manufacturière on suppose un accroissement de tous les facteurs de la production, sans exception aucune : pour l’agriculture, au contraire, on en excepte un — la terre, en tant qu’elle soit le fondement nécessaire de toute amélioration — qui ne recevrait aucun accroissement. La parité n’existe pas, ou bien elle n’existerait que si le manufacturier prétendait plus que doubler sa production en doublant son personnel, ses machines et son fonds de roulement sans doubler la superficie de son usine[958].

La loi du rendement non proportionnel conduisait logiquement à la théorie de la rente et au malthusianisme : aussi Carey, qui n’a voulu d’aucune de ces deux conséquences, rejette-t-il énergiquement la prémisse. Stuart Mill, au contraire, qui avait posé cette prémisse, embrassait volontiers l’une et l’autre conséquences. Cependant il se demande « si le revenu du capital incorporé au sol est rente ou profit » (profits du capital, cela va sans dire, suivant la vieille confusion que lui-même n’a pas répudiée)[959] ; et nous trouvons qu’ici la discussion est assez faiblement conduite et qu’elle reste fort peu démonstrative.

Mais venons au malthusianisme.

Ce n’est pas en théorie seulement, c’est en pratique que Stuart Mill est un malthusien et un néo-malthusien. Il lui semble essentiel de restreindre la natalité et d’agir en ce sens tout à la fois par les mœurs et par les lois. Rien ne soustrait les peuples à cette inéluctable nécessité : ils n’y peuvent échapper ni par l’égalité de la propriété[960], ni par la liberté du commerce des subsistances[961], ni par les encouragements et les facilités donnés à l’émigration[962].

Bien plus, un des motifs de la haine de Mill contre l’Église, le catholicisme et le clergé, c’est de voir que « la religion n’a pas encore cessé ses encouragements » à la fécondité des unions et que « le clergé catholique estime partout que son devoir est de conseiller le mariage pour prévenir la fornication[963] ». Mill en vient jusqu’à s’insurger contre les lois fondamentales de la société domestique, en déclarant que, « entre tous les usages barbares que la loi et la morale n’ont pas encore cessé de sanctionner, il n’en est point de plus dégoûtant que celui qui permet à un être humain de penser qu’il a des droits sur la personne d’un autre[964] ». Est-ce là un vœu en faveur de l’union libre, vœu arraché à Stuart Mill par la pénible pensée de la réserve que lui imposaient, à Mme Taylor et à lui-même, la présence et la trop longue vie d’un époux cependant bien complaisant ?

Pour la réforme en ce point, Mill compte sur la puissance de l’opinion, qui doit arriver à réprouver une paternité nombreuse comme elle réprouve l’alcoolisme[965] ; sur l’influence des femmes, qui doivent s’émanciper du mariage et de ses servitudes et s’élever au dessus des fonctions matérielles et dégradantes de la maternité[966] ; et enfin sur l’action plus ou moins directe de la loi, qui précisément trouverait dans le communisme une heureuse force de contrainte pour « réprimer par des peines cette satisfaction coupable de l’individu aux dépens de la communauté[967] ». Mais comment cette répression légale serait-elle pratiquée dans le régime communiste ? C’est là un point — capital cependant — que Stuart Mill a omis de développer. Je le regrette.

III. Théorie du fonds des salaires. — « Les salaires dépendent, disait Mill, des rapports qui existent entre le capital et la population », en entendant par capital seulement « cette portion du capital qui est employée à l’acquisition du travail… » Les salaires, « sous l’empire de la concurrence, dit-il encore, ne peuvent être affectés par aucune autre cause[968] ». Plus tard, cependant, et à la fin de sa vie[969], Stuart Mill abandonna cette théorie, dont la faveur allait toujours en diminuant et qui aujourd’hui n’a plus de défenseurs.

IV. Théorie de la valeur internationale. — Stuart Mill répète ici, en la développant, une théorie qui avait été émise déjà par Ricardo[970] et Robert Torrens et que lui-même avait adoptée dans ses Unsettled questions.

L’importance et la difficulté de cette question, la place considérable qu’elle tient dans les théories économiques anglaises et le peu de place, au contraire, qu’elle a eu dans les auteurs français, nous obligent à détacher ce sujet pour en faire une étude historique isolée[971].

Il serait curieux de rapprocher ce système de celui de List, que Stuart Mill, libre-échangiste, n’a discuté nulle part et auquel il n’a fait aucune allusion, malgré l’antériorité, de l’ouvrage de List. Pour lui, List n’existe pas et Carey est le seul économiste sérieux qui ait soutenu des doctrines protectionnistes.

D’ailleurs, quoiqu’il semble que les formules abstraites de Mill doivent conduire les hommes d’État à une discussion attentive des tarifs internationaux au point de vue de l’égalité de situation et d’avantages qu’il faudrait conserver, Mill ne s’en élève pas moins contre « la doctrine de la protection de l’industrie nationale », sans qu’il paraisse prendre le moindre souci des nationalités[972].

V. Théories et hypothèses de l’évolution économique. — Nous entrons ici dans le livre IV, consacré, comme nous avons vu plus haut, à la « dynamique » de l’économie politique.

Mill y pose tout d’abord en principe que « les progrès de la société tendent à nous rendre maîtres des forces naturelles et à augmenter la sécurité et la coopération[973] ».

Nous souscrivons à ce double jugement. Nous ne contestons point la grande loi de la soumission des forces naturelles, loi historique et impérative tout ensemble, loi qui, du même coup par conséquent, est une loi économique et une loi morale, loi que nous enfin, chrétiens, nous lisons aux premières lignes de la Genèse, dans le verset Replete terrant et subjicite eam. Quant à la loi de la coopération, si nous l’acceptons aussi, nous ne voulons pas cependant qu’on en déduise la nécessité ou le devoir d’une évolution vers le socialisme. On nous dit sans doute que ce socialisme doit sortir d’une notion toujours plus nette de la solidarité sociale ; dans le monde universitaire et dans le monde politique, ce grand mot de solidarité sociale et autres analogues jouissent bien aussi d’une faveur toujours croissante. Mais nous n’en craignons pas moins, quant à nous, que leur abus ne fasse oublier à l’homme son individualité morale, sa conscience d’être libre et responsable et par conséquent aussi ses devoirs et ses vrais droits[974].

Mill se propose ensuite d’étudier séparément : 1° les variations futures des valeurs ; 2° les variations futures des prix ; 3° la répartition future du produit, avec partage du produit industriel entre les ouvriers et les fabricants, et du produit agricole entre les laboureurs salariés, les fermiers et les propriétaires.

En ce qui concerne les valeurs, celles-ci ne changeront pas respectivement entre elles, à mesure que les richesses seront obtenues avec moins d’efforts grâce à la loi des progrès simultanément accomplis dans l’ordre des inventions scientifiques et dans l’ordre de la sécurité et de la coopération. Les situations respectives demeureront donc les mêmes. Toutefois, si la population s’accroît, la loi du rendement moins que proportionnel de l’agriculture devra augmenter la valeur des denrées alimentaires relativement à celle des produits manufacturés. Encore sera-t-il bon d’assimiler aux denrées alimentaires ceux des produits industriels dans lesquels une matière première tirée du sol ou du sous-sol forme un élément capital d’évaluation[975]. Pour ce motif, il y aura des altérations de valeurs dans le sens d’une baisse de la valeur des produits manufacturés, d’une hausse de la valeur des produits agricoles, et d’une situation intermédiaire des produits que l’on pourrait appeler mixtes comme résultant à la fois d’un travail facilité et d’une matière constituante raréfiée. Cependant Stuart Mill émet un doute sur l’absolutisme de sa formule d’une évaluation croissante des denrées alimentaires[976], comme s’il se prenait malgré lui à trouver incertaine et conjecturale : la loi du rendement non proportionnel en agriculture ; loi qu’il avait cependant préconisée comme la proposition la plus importante de toute l’économie politique.

Le problème de la variation des prix est beaucoup plus simple, une fois que l’on suppose résolu celui de la variation des valeurs respectives des richesses. Il s’agit seulement de savoir si les perfectionnements et les découvertes dans les productions industrielles seront ou ne seront pas suivis parallèlement de perfectionnements et de découvertes dans la production des métaux précieux[977]. Mill oublie donc tous les autres procédés de paiement et l’emploi croissant des opérations de crédit.

Beaucoup plus difficile et plus complexe, au contraire, est l’étude des variations dans la distribution du produit.

Le progrès industriel a pour traits caractéristiques : 1° l’accroissement des capitaux ; 2° l’accroissement de la population ; 3° le perfectionnement des moyens de production (et des transports)[978]. Mill se met à imaginer toutes les combinaisons ternaires que ces éléments peuvent présenter. Pour essayer de faire mieux comprendre ses hypothèses, nous allons les diviser en deux groupes, suivant que la population augmente ou reste stationnaire.

A. — La population augmente (1er, 3e et 5e cas de Stuart Mill).

1° Si la population augmente pendant que les capitaux et les moyens de produire restent stationnaires, il doit y avoir une baisse de salaires (par l’effet de la loi du wage-fund) avec une hausse des profits et des rentes[979] ;

2° Si la population augmente pendant que les capitaux augmentent aussi, mais sans que les moyens de produire se développent, il doit y avoir un état stationnaire des salaires — puisque le rapport de la population au capital n’est pas altéré ; — mais il doit y avoir une baisse des profits, parce que l’entrepreneur aura plus de salaires totaux à supporter avec des moyens de production demeurés constants. Ici se révèle déjà, dans le système de Stuart Mill, la lacune résultant de ce qu’il n’a pas songé à rattacher le taux des salaires à la productivité du travail. La rente, pendant ce temps là, aura monté[980] ;

3° Si la population augmente, pendant qu’augmentent aussi les capitaux et les moyens de produire, la solution à donner est beaucoup plus incertaine : elle doit varier avec les vitesses relatives et probablement inégales que présenteront les variations des divers éléments du calcul. Ce qui seul paraît certain, c’est la hausse de la rente[981].

B. — La population n’augmente pas : elle reste stationnaire (2e et 4e cas de Stuart Mill).

1° Si la population reste stationnaire, pendant que les capitaux montent, mais sans que les moyens de produire se développent, il doit y avoir une hausse des salaires, par la loi du wage-fund ; il doit même y avoir une hausse de la rente, parce que la population, sans être plus nombreuse, aura plus de moyens d’acheter des denrées alimentaires et par conséquent en demandera davantage ; mais les profits baisseront, par la concurrence des capitaux entre eux, avec maintien du même produit à répartir[982] ;

2° Si la population reste stationnaire, pendant qu’augmentent à la fois les capitaux et les arts de la production, l’hypothèse est aussi complexe dans ses données qu’incertaine dans les solutions des problèmes qu’elle implique : les probabilités ne sont guère faciles à dégager, sinon pour une baisse de la rente[983].

La conclusion d’ensemble de toutes ces recherches conjecturales serait que « le progrès économique d’une nation divisée en propriétaires, capitalistes et travailleurs tend à enrichir toujours la classe des propriétaires, tandis que le coût de la subsistance du travailleur tend à s’élever et les profits à diminuer. Pourtant les progrès de l’agriculture ralentissent ces deux derniers mouvements[984]. »

Tout cela, par malheur, reste absolument hypothétique, parce que les données des problèmes sont infiniment plus complexes que Stuart Mill n’a pu les entrevoir et les distinguer ; et tout cela aussi est gâté par une confusion continuelle entre la classe des capitalistes et celle des entrepreneurs, entre le profit des uns et le loyer ou intérêt des autres.

Ce n’en est pas moins, au point de vue métaphysique, une heureuse correction aux théories trop simplistes de Ricardo, quoique nous nous hâtions de faire remarquer que les prédictions de l’un ont reçu de l’expérience un démenti tout aussi manifeste que les prédictions de l’autre. Ce désaveu résulte, entre autres motifs, de ce qu’ils ont trop négligé l’un et l’autre de tenir compte des variation en pourcentage qui peuvent se produire et qui se produisent très réellement, au cours des temps et suivant les pays, entre les parts faites dans les masses totales à répartir[985]. Il est certain — et aucun observateur sérieux ne le conteste plus — que, dans les soixante ans écoulés depuis l’apparition de l’ouvrage de Stuart Mill, la condition moyenne des salariés de l’industrie est allée en s’améliorant d’une manière très sensible, tandis que la situation relative des capitalistes et propriétaires n’exploitant pas directement leurs capitaux ou leurs terres est devenue de moins en moins privilégiée ou prépondérante. La « dynamique » sociale de Mill est prise en faute[986].

Le chapitre suivant de Stuart Mill, sur la « tendance des profits à descendre à un minimum », est meilleur, malgré la même extension abusive qu’il donne au mot « profits ». Mill y démontre notamment que « dans les pays riches les profits sont ordinairement rapprochés du minimum[987] », mais que cette tendance à descendre au minimum est combattue par les crises commerciales, par les perfectionnements dans la production et par l’émigration des capitaux[988].

L’idéal de Mill, c’est l’état stationnaire, dans des pages qui sont demeurées célèbres[989]. « Je ne puis éprouver pour l’état stationnaire des capitaux et de la richesse, disait-il, cette aversion sincère qui se manifeste dans les écrits des économistes, de la vieille école… Il serait bien préférable à l’état actuel[990]. » Pourquoi donc cet enthousiasme ? Parce que : 1° l’état stationnaire implique le statu quo de la population ; or, « une restriction du principe de la population est une condition indispensable d’une distribution meilleure de la richesse[991] » ; 2° il se prête mieux à la modération des fortunes (lesquelles d’ailleurs, d’après Mill, devraient être viagères et personnelles) ; 3° il sauvegarde le pittoresque et la poésie des régions peu habitées ; enfin, 4° il serait d’autant plus conciliable avec le progrès moral, artistique et philosophique que « les âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses[992] ». Sur ce dernier point je me permets d’émettre un doute. En quoi, demanderai-je, l’état stationnaire changera-t-il la nature morale des hommes ? J’y verrais une révolte de l’humanité contre la loi divine de son progrès ; mais je n’y verrais pas le principe d’une réforme de ses penchants ou d’un abaissement du niveau de ses devoirs[993].

Plus remarquable et plus connu encore est le chapitre consacré à « l’avenir probable des classes laborieuses[994] ». Stuart Mill lui-même y voyait son plus beau titre de gloire : mais il aimait à en reporter le mérite à Mme Taylor, qui, plus encore que les saint-simoniens, lui en avait inspiré les idées et qui lui en avait presque dicté les termes[995]. L’amélioration de la classe ouvrière se fera par l’indépendance, indépendance à la fois économique et morale, qui affranchira l’ouvrier de toute relation de patronage et de tout devoir d’attachement, et qui, non contente de l’affranchir de toute sujétion à l’égard des autorités sociales, l’affranchira même de ses devoirs domestiques et de la vie de famille. Nous y reviendrons à propos des idées socialistes de Mill.

— L’autorité de Stuart Mill fut longtemps dominante : au témoignage de Bagehot, les étudiants de cette génération ne regardaient les anciens économistes qu’au travers de Mill et n’en voyaient que ce qu’il leur recommandait d’en voir[996]. C’est là un culte que nous avons peine à nous expliquer maintenant.

À coup sûr l’économiste qui en subit le plus vivement l’influence, sans accepter toutefois les idées socialistes de Mill, fut l’Irlandais John Elliot Cairnes (1824-1875), successivement professeur à Oxford, à Galway et à Londres, et auteur, entre autres ouvrages, de Character and logical method of political economy (1857)[997], de The slave power (1862) et de Some leading principles of political economy newly expounded (1874)[998].

La méthode déductive triomphe avec Cairnes. Selon lui, « les phénomènes relatifs à la richesse, tels qu’ils se présentent à notre observation, sont au nombre des plus complexes que les esprits spéculatifs puissent avoir à envisager. Ils sont le résultat d’une grande variété d’influences, qui agissent simultanément en se renforçant, en se contrariant et en se modifiant les unes les autres. Refuser de prendre un autre chemin que celui de l’induction, c’est se condamner à raisonner jusqu’à la fin du monde, sans arriver à une conclusion de quelque valeur[999]. »

C’était avec la méthode déductive que Cairnes prétendait examiner et résoudre la question de l’esclavage, qui venait de faire éclater la guerre de sécession. Il ramenait à trois les désavantages économiques de ce régime : 1° l’esclave travaille malgré lui : par conséquent le travail servile a besoin d’être concentré sur un petit espace, que quelques surveillants puissent bien embrasser du regard ; 2° l’esclave n’est pas un travailleur intelligent et instruit ; bien plus, par crainte de révolte, on le tient dans une ignorance obligatoire : donc son industrie sera toujours de celles qui demanderont peu d’intelligence ; enfin, 3° il manque de souplesse et d’adaptation : donc son œuvre est forcément uniforme. La culture du coton, dans les États du Sud, s’accommode de ces défauts ; mais l’exploitation du sol y reste nécessairement toujours la même, le régime manufacturier ne peut pas s’y implanter, et le pays court à sa ruine, pendant que les planteurs, manquant de capitaux, deviennent forcément les tributaires des régions à travail libre. Il est difficile de contester l’originalité et la profondeur de ces vues, que l’expérience n’a pas contredites.

Les Some leading principles contiennent trois livres : 1° valeur ; 2° travail et capital ; 3° commerce international.

La valeur, pour Cairnes, est essentiellement la valeur d’échange, et elle est déterminée par la loi de l’offre et de la demande dans toute sa rigueur.

Là cependant Cairnes fait intervenir la théorie — ou plutôt la qualification nouvelle — des non-competing groups (ou groupes non concurrents), avec cette remarque fort juste, que travailleurs et capitalistes peuvent gagner plus ou moins en retour d’efforts égaux ou d’emplois égaux de capital, s’il n’y a pas, en effet, un libre déplacement de capitaux et de bras. Ce phénomène des groupes non concurrents sert à expliquer : 1° les inégalités de salaires entre professions, parce que les professionnels d’un métier forment un groupe dans lequel il existe bien une concurrence intérieure, mais qui ne peut subir une concurrence extérieure, ni en faire une ; 2° les inégalités de la concurrence internationale, où les écarts de prix sont souvent beaucoup plus élevés que les simples frais de transport ne le comporteraient[1000].

Personne, enfin, n’a poussé plus loin que Cairnes la notion de l’économie, politique considérée comme une science de pure théorie. Pour lui, l’économie politique est une science comme l’astronomie et la chimie. Son objet, comme celui de toutes les sciences naturelles, n’est pas de faire atteindre un résultat pratique, mais seulement de révéler des lois naturelles et de montrer un enchaînement de causes et d’effets entre des phénomènes. Elle se tient donc en dehors de tout système particulier sur l’état social et sur l’industrie : quels qu’ils soient, elle est neutre entre eux tous. Elle nous fournit des données pour que nous nous formions une opinion saine ; mais ces données sont d’autant plus loin de déterminer nos jugements, qu’il y a moins de problèmes pratiques dans lesquels le côté économique soit exclusif et ne soit pas mélangé aux côtés politiques, artistiques et moraux. L’économie politique n’a donc pas plus à voir avec le régime du laissez-faire qu’avec le communisme. Aussi est-ce se méprendre complètement que de s’associer à ces réformateurs sociaux qui se croient appelés à dénoncer et à ridiculiser l’économie politique, parce que leur idéal de régime industriel implique tout d’abord une modification des conditions actuelles du travail et de la société. À cela, d’après Cairnes, la véritable économie politique demeure in différente[1001].

Le défaut de Cairnes, c’est d’isoler trop complètement l’économie politique de la vie concrète et réelle, pour l’enfermer dans un monde d’abstractions ; c’est, en autres termes, de la disposer à nous apparaître beaucoup trop comme une science hypothétique — défaut que l’école mathématique accentuera davantage encore.

Quant à la formule des non-competing groups, elle n’est pas sans renfermer une sérieuse menace contre la théorie ricardienne de la rente. En effet, bien que j’admette que les détenteurs des blés apportés de divers pays sur un même marché ferment entre eux tous un groupe concurrent, et bien que j’admette que la loi d’indifférence s’applique entre eux pour les obliger à mettre leurs blés en vente à un prix uniforme[1002], rien ne me prouve cependant que les divers producteurs de ces blés — par exemple les salariés et les entrepreneurs de culture de la Beauce, des Flandres ou de la Guyenne, à plus forte raison ceux de Russie, d’Australie et d’Amérique — aient formé entre eux tous un competing group unique, avec égalité de salaires, de profits et de loyers de capitaux. Donc, les supériorités de fertilité, ou de proximité de certaines terres peuvent fort bien n’avoir pas tourné au profit des propriétaires et n’avoir engendré de rente d’aucune sorte[1003]. Cette hypothèse est même certainement la plus vraisemblable, pour ne pas dire qu’elle est la plus exacte.

Nous allons retrouver Cairnes dans la discussion de la valeur internationale.

CHAPITRE VI

LA THÉORIE DE LA VALEUR INTERNATIONALE

Stuart Mill avait repris et longuement développé la théorie de la valeur internationale, qui, fameuse en Angleterre, est restée assez peu approfondie en France[1004]. Dans notre langue, en effet, Cherbuliez et l’économiste mathématicien Cournot, avec M. Vilfredo Pareto, de Lausanne, seraient les seuls qui l’auraient étudiée[1005] ; même M. Maurice Block n’a pas craint de dire que « les économistes du continent ont bien fait de la laisser de l’autre côté de la Manche ». Quoi qu’il en soit, elle est trop importante pour ne pas avoir droit à une place dans une histoire des doctrines économiques ; elle est en même temps trop difficile à saisir pour ne pas mériter une étude isolée et distincte. Stuart Mill y voyait à bon droit « les questions les plus compliquées qu’il y ait en économie[1006] politique… et une de ces matières qu’il est presque impossible de rendre élémentaires[1007] ».

Le mercantilisme, plaçant la richesse dans la possession de l’or et de l’argent, avec lesquels s’achètent toutes choses, s’attachait finalement, dans le commerce international, à l’excédent des exportations sur les importations.

Adam Smith ébauchait la théorie des débouchés ; puis J.-B. Say la mettait après lui en plus complète lumière : mais l’un et l’autre, d’après l’opinion expresse de Stuart Mill sur Adam Smith, ne trouvaient au commerce extérieur d’autre mérite que celui de fournir des débouchés à l’excédent — des produits du pays et celui de permettre à une partie des capitaux indigènes des placements non moins utiles que lucratifs en dehors du pays[1008]. Dans un cas comme dans l’autre, le pays devait importer seulement : 1° les richesses qu’il ne pouvait aucunement produire ; 2° les richesses que, capable sans doute de produire, il aurait pu seulement produire avec plus de peine que les autres pays.

Bastiat ne s’est pas élevé au dessus de cette conception, malgré sa formule du travail épargné : et il faut bien reconnaître que la simplicité de cet énoncé lui a valu beaucoup d’adhésions, surtout dans le monde des affaires et parmi les hommes qui ont la vanité d’être économistes plutôt qu’ils n’en ont la science.

Au contraire, la forme ardue de la théorie de la valeur internationale a rebuté forcément quiconque ne pouvait fixer longuement son attention sur des problèmes assez semblables, par intervalles, à la discussion des valeurs positives et négatives des équations algébriques.

Ricardo, James Mill, Stuart Mill et Cairnes — ce dernier cependant avec quelques corrections fort importantes — sont les principaux et les plus anciens représentants de la théorie de la valeur internationale.

Comme les libre-échangistes disciples de Say et de Bastiat, ils reconnaissent bien qu’entre nations les produits s’échangent entre eux et que, abstraction faite des envois de numéraire, qui ne sont jamais très considérables ou jamais continus dans le même sens, et abstraction faite aussi des lettres de change, qui ne sont que des instruments de compensation entre localités différentes, le commerce international vu de haut n’est pas autre chose qu’un échange de marchandises contre marchandises, autrement dit lin simple troc. Mais sur quelles bases de valeur, demande Ricardo, ce troc a-t-il lieu ? Car il est, avant tout, « nécessaire de fixer le mode de détermination de la valeur des marchandises dans les échanges internationaux, ou, pour mieux dire, d’énoncer le taux d’échange international[1009] ».

C’est ainsi que la question se posait.

N’oublions pas que Ricardo fondait la valeur de chaque richesse sur le travail que coûtait la production courante des richesses de ce genre ; il en était ainsi, avait-il dit, au moins pour toutes les « marchandises dont la quantité peut s’accroître par l’industrie de l’homme[1010] ». La formule était fausse sans doute : mais il n’y a pas lieu de s’arrêter à cette erreur de Ricardo sur la valeur causée par le travail. On sait, en effet, que les choses se passent ordinairement comme si elle était juste, puisque la valeur, au lieu d’être engendrée par le travail, procède comme lui de notre sentiment du besoin, qui inspire à la fois l’acte du travail et l’estime de la valeur — ce qui maintient l’harmonie de fait entre ces deux quantités d’ordre différent.

Donc les richesses, comme le veut Ricardo, s’échangeront bien ordinairement entre elles d’après la quantité de travail que des richesses de ce même genre — car je ne dis pas les richesses mêmes qui sont in specie l’objet du troc — renfermeront couramment en elles-mêmes. Partant, c’est donc tout naturellement par la quantité de travail que Ricardo va vouloir mesurer la valeur internationale des marchandises — un certain nombre de journées de travail en Angleterre achetant un certain nombre de journées de travail en Pologne ou bien en Portugal.

Dans l’intérieur d’une nation, l’échange se ferait sur un pied d’égalité, en ce sens que nous ne donnerions pas vingt journées de travail, ancien ou nouveau, incorporées en une certaine marchandise, pour nous procurer une certaine autre marchandise que nous aurions pu fabriquer nous-mêmes en quinze journées. Autrement dit, le travail acheté serait toujours tout au plus égal au travail épargné. Voilà bien la théorie du coût absolu. « Dans un même pays, ajoute Ricardo, les profits sont, en général, toujours au même niveau, ou bien ils ne diffèrent qu’en raison de ce que le capital peut être consacré à un emploi plus ou moins sûr et agréable[1011]. » La raison en est que, si une partie du pays avait un avantage marqué pour produire une certaine richesse avec moins d’efforts, le travail et le capital y afflueraient vers cette production jusqu’à ce que les producteurs les moins favorisés des autres régions se fussent arrêtés de produire, ce qui nivellerait à nouveau les profits. « S’il y avait, dit Stuart Mill, un avantage spécial à fabriquer des chaussures sur la rive gauche de la Tamise, on n’en fabriquerait point sur la rive droite : car les cordonniers, s’ils n’étaient pas établis dès l’origine sur la rive gauche, s’empresseraient d’y transporter leur travail et leurs capitaux[1012]. »

« Mais il n’en est pas de même d’un pays à l’autre », se hâte d’ajouter Ricardo, parce que, de pays à pays, ni le travail, ni le capital n’ont cette même mobilité[1013].

Notons ici le caractère beaucoup trop tranché de ce contraste entre deux provinces du même pays, d’une part, et deux pays différents, d’autre part. Il nous semble téméraire d’affirmer qu’entre deux provinces le capital et le travail se déplacent tout naturellement et qu’au contraire ils ne le puissent pas entre deux nations. L’une et l’autre de ces deux propositions est trop absolue pour être rigoureusement exacte.

Aussi bien Stuart Mill lui-même remarque-t-il que « les capitaux deviennent de jour en jour plus cosmopolites[1014] » ; quant à Cairnes, il combattra radicalement la théorie sur ce point là[1015].

Nous signalons au passage cette concession de l’un et de l’autre : venant de libre-échangistes comme eux, elle peut être exploitée avec fruit contre le libre-échange lui-même. En tout cas, il est simultanément vrai que les capitaux, le travail et les populations aussi peuvent émigrer de nation à nation, et que dans l’intérieur d’une même nation les salaires et le standard of life présentent — en France particulièrement — d’immenses dénivellements. Ricardo avait donc le double tort de croire que l’émigration et par conséquent le nivellement sont impossibles dépeuplé à peuple, et de croire qu’ils sont nécessaires et pour ainsi dire immédiats au sein de chaque nationalité. Aussi Sidgwick, pour distinguer le commerce intérieur et le commerce extérieur, s’attachera-t-il à la question des distances et des frais mutuels de ; transport, plutôt qu’à la différence ethnographique ou politique des nationalités[1016].

Mais revenons à la thèse que nous voulons exposer : à savoir que la comparaison du coût absolu, qui commande les échanges à l’intérieur, doit être remplacée, à l’extérieur, par la comparaison des coûts relatifs. Le théorème à démontrer, c’est que la condition nécessaire et suffisante d’un échange international est la différence de la valeur relative de deux marchandises dans les deux pays, quand, même l’une et l’autre de ces deux marchandises seraient à la fois plus chères dans un pays et moins chères dans l’autre[1017].

Torrens paraît avoir été le premier à entrevoir cette formule[1018], que Ricardo, puis James Mill ont illustrée, que Stuart Mill, enfin, a développée d’abord dans ses Unsettled questions[1019] avant d’y revenir dans ses Principes[1020].

A. Condition nécessaire. — Mettons le théorème en exemple en prenant pour commencer les chiffres mêmes de James Mill, reproduits par son fils.

Une certaine quantité de blé et une certaine quantité égale de drap coûtent et valent toutes deux 150 jours de travail en Angleterre et 100 jours en Pologne. Y aura-t-il commerce sur ces deux articles, à supposer qu’ils soient seuls ? Non, malgré la différence de coût absolu. Le commerce extérieur ne s’ouvrira, que le jour où interviendra une troisième marchandise, qui réaliserait les données du théorème par rapport au blé et au drap considérés dès lors comme un seul et même article de trafic. En attendant donc, les échanges n’auront pas lieu, parce que la valeur relative du blé et du drap est uniforme dans les deux pays, au rapport de 1/1, quoique le coût absolu de ces deux articles soit 1 en Pologne contre 1,5 en Angleterre.

Mais supposons que le blé produit en Angleterre coûte 200 jours de travail. Alors la valeur relative des deux marchandises, au lieu d’être la même en Angleterre et en Pologne, reste 1/1 en Pologne et devient 1/0,75 en Angleterre.

Cette fois ci, les relations des valeurs entre elles étant différentes dans les deux pays, l’échange international pourra commencer : il se fera par l’exportation du blé de Pologne échangé contre le drap d’Angleterre, c’est-à-dire que chaque pays exportera une marchandise en échange de laquelle il en recevra une autre qui pourra coûter à l’étranger plus de travail que lui-même n’en mettrait.

L’Angleterre importera du blé (pour lequel l’unité de quantité payée en drap représentera 150 journées de travail anglais contre 200 en blé du pays), et la Pologne importera du drap (pour lequel l’unité de quantité, payée en blé, représentera 100 journées de travail polonais).

Bien entendu, pour ne pas compliquer le problème, nous faisons abstraction des frais de transport, non sans faire observer que ceux-ci neutralisent jusqu’à due concurrence la différence des efforts épargnés : l’échange même n’aurait pas lieu, s’ils la faisaient disparaître ; car nous ne parlons pas, il va sans dire, de richesses que le pays importateur fût totalement inapte à se procurer sur son territoire et pour lesquelles il subît le monopole de l’autre.

D’ailleurs, si la thèse de la valeur internationale basée sur la comparaison des coûts relatifs est exacte prise en soi-même, les modifications ou les complications pratiqués que la question, des ports y peut apporter, ont perdu beaucoup de leur importance parle bon marché des frets et le perfectionnement général des voies de,communication. Les douanes doivent être envisagées comme les transports.

Bref, l’inégalité des relations de valeurs est la condition nécessaire du commerce international.

Déjà la conséquence générale qui en résulte, c’est qu’une égale quantité de richesses est obtenue avec une somme moindre d’efforts : car, sans l’échange international, la Pologne aurait dépensé 200 journées de travail pour avoir blé et drap, et l’Angleterre en aurait dépensé 350 : total, 550 journées ; au contraire, avec l’échange, la Pologne en dépense bien encore il est vrai 200, mais l’Angleterre n’en dépense plus que 300 chez elle : total, 500. D’où cette formule de Stuart Mill, que « les avantages du commerce consistent dans l’augmentation de la puissance de production du monde ». C’est le fruit de la « division territoriale du travail, achevant l’œuvre de la division professionnelle, puis mécanique, qui est d’abord pratiquée dans chaque pays[1021].

Cette différence dans les relations des valeurs entre elles est aussi, disions-nous, la condition suffisante du trafic international, et l’échange peut impliquer une importation de richesses pour lesquelles le pays importateur aurait sur l’autre l’avantage d’un coût absolu moins élevé.

B. Condition suffisante. — Pour le démontrer on n’a qu’à modifier les chiffres précédents.

La Pologne produit la quantité de blé dont il s’agit avec 100 journées de travail et la quantité de drap avec 150 : donc là valeur respective de ces deux richesses y est de 1/1, 5 ; par contre, en Angleterre, le blé coûte et vaut 200 journées, et le drap, 175 seulement, soit le rapport 1/0, 875. En l’état, la Pologne importe du drap anglais, quoique le coût absolu en soit plus élevé que chez elle (175 contre 150), et elle exporte du blé. Sans échange, les deux pays auraient dépensé en blé et en drap 625 journées () ; avec l’échange (abstraction toujours faite des transports), ils n’en dépensent que 550 ()[1022].

— Nous avions vu tout à l’heure[1023] dans quels deux cas, selon l’opinion courante, un pays importerait de l’étranger. Ce devrait être seulement, disait-on : 1° pour avoir ce qu’il ne peut pas produire ; 2° pour avoir ce qu’il ne peut pas produire avec aussi peu de travail que n’en met l’étranger.

Or, la formule des valeurs relatives laisse bien subsister la première de ces deux explications, parce que celle-ci ne lui est point contraire ; mais elle infirme et renverse la seconde toutes les fois qu’elle ne pourrait pas s’accorder avec elle. Plus exactement elle s’y substitue d’une manière universelle, puisqu’elle donne elle-même les conditions nécessaires et suffisantes de tout échange.

Stuart Mill étendait ses raisonnements à l’hypothèse de plus de deux marchandises et de plus de deux pays[1024]. Mais, sans que nous entrions dans cette analyse, on conçoit que, dès que la théorie est acceptée, les choses doivent se passer de même dans ces cas là, quoique avec des complications toutes nouvelles, à travers lesquelles on sera amené à conclure que « plus le nombre des pays pratiquant l’échange est grand, et mieux se répartissent les avantages qui en dérivent[1025] », puisque les hypothèses des inégalités de coûts comparatifs doivent bien davantage se réaliser.

On a vu plus haut que l’avantage de l’échange international se résout — avec la formule de Ricardo et de Stuart Mill, comme avec celle de Bastiat — en une économie de travail total. La question la plus délicate est celle de savoir comment va se partager cette économie. La thèse un peu trop simpliste de Bastiat admettait que le gain fût pour tout le monde ; mais la théorie anglaise n’oblige pas à le penser. Il y a un gain sans doute : toutefois, il peut ou bien se partager, soit également, soit inégalement, entre les deux pays, ou bien, au contraire, aller entièrement à l’un des deux. La solution, d’après Stuart Mill, est commandée :

1° Par la nature des industries dont les produits sont échangés entre eux, selon que ces industries obéissent à la loi du rendement plus que proportionnel ou bien qu’elles sont au contraire, placées sous le régime des revenus décroissants[1026]. L’avantage, ici, sera pour les pays dont l’exportation répondra à la première hypothèse[1027]. D’où cette conséquence, dans l’opinion de Stuart Mill, que ce seraient les pays d’industrie manufacturière, comparés aux pays d’industrie agricole, qui devraient le plus gagner à la réciprocité ; des échanges. « Il y a lieu de croire, dit M. Fontana-Russo, que le développement agricole des pays nouveaux s’est effectué sous la loi du rendement plus que proportionnel, et que les effets de la concurrence de cette agriculture nouvelle dans les pays européens ont été plus, sensibles parce que l’agriculture européenne était régie, au contraire, par la loi du rendement moins que proportionnel. Les mêmes considérations expliquent la constante suprématie d’un pays manufacturier sur tout autre ; car sa production est presque toujours aiguillonnée par le stimulant qu’est le rendement plus que proportionnel[1028] » ;

2° Par les conditions ; de « l’équation des demandes entre nations », ce qui va nous introduire dans un nouvel ordre de considérations non moins abstraites. Cette loi de « l’équation des demandes entre nations» est le théorème d’après lequel « les produits d’un pays s’échangent contre les produits des autres pays à un rapport de valeur tel que la somme des exportations de ce pays égale exactement la somme de ses importations[1029] ». Autrement dit, « le fait même de l’échange suppose que les exportations de chaque pays sont compensées exactement par les importations[1030] », les unes et les autres se faisant équilibre en dépit des tensions inégales de l’offre et de la demande des unes, de la demande et de l’offre des autres.

Cette formule, cependant, ne serait-elle point contredite par la simple lecture d’une balance du commerce se soldant en différence ? Non, répond la théorie ; car on lit les deux pages de cette balance toutes deux en poids d’or et d’argent supposés de pouvoir partout égal, tandis que ce serait en pouvoirs différents de monnaie qu’on devrait lire une page d’abord, puis l’autre.

Voilà, à proprement parler, la théorie de la valeur internationale.

« En tout lieu, dit Stuart Mill, la valeur d’une chose dépend de ce qu’elle coûte à acquérir dans ce lieu ; et par conséquent celle d’un article d’importation dépend du coût de l’article d’exportation dont le prix a servi à payer l’article importé[1031]. »

Ainsi dans chacun des deux pays les valeurs des marchandises entrées et des marchandises sorties s’adaptent d’elles-mêmes aux quantités de ces marchandises, pour pouvoir être égales de part et d’autre : voilà pourquoi nous avions admis tout à l’heure que 100 journées du travail de la Pologne, exprimées en blé, achetaient 150 journées du travail de l’Angleterre, exprimées en drap. Et cette adaptation n’épargne pas non plus la monnaie, puisque celle-ci n’est pas autre chose qu’une marchandise. Si elle est bien cela entre acheteur et vendeur d’un même pays, qui la prennent comme évaluateur général et qui en ceci ne l’envisagent que sous son pouvoir marchand, on ne voit pas pourquoi elle serait autre chose entre deux nations assimilées à un acheteur et à un vendeur[1032]. La théorie des débouchés de Say ne s’occupait pas du mouvement international de la monnaie : la théorie ricardienne de la valeur internationale l’embrasse au contraire dans ses applications[1033]. Or — nous sommes bien obligés de le reconnaître — Ricardo a pour lui le sentiment commun, quoique la pure théorie libérale voulût, bon gré mal gré, mais certainement à tort, nous désintéresser de cette observation des entrées ou des sorties de numéraires[1034].

Tout cela se comprend mieux si l’on songe que la monnaie, étant une marchandise comme une autre, obéit comme une autre à la loi de comparaison des valeurs relatives et que, à supposer qu’elle soit exportée au début des opérations commerciales, bientôt la raréfaction en élèvera la valeur par rapport aux autres marchandises du même pays, à tel point que la quantité restante, retenue par cette inversion des rapports, ne puisse plus émigrer[1035]. Voilà pourquoi, dirons-nous, si la loi faussement dite de Gresham peut dépouiller un pays de toute sa bonne monnaie en présence d’une mauvaise, le défaut d’équilibre commercial manifesté par la tension considérable du change n’y parvient jamais, s’il n’y a pas, à côté de la monnaie métallique franche, une monnaie dépréciée ou fictive qui permette à la loi de Gresham de s’appliquer. La monnaie, dit Bastable, est ainsi « employée comme un agent prêt à remédier à toute rupture dans l’équation ; des demandes internationales » : autrement dit, elle est un instrument qui s’ajuste de lui-même aux conditions dans lesquelles il doit servir[1036]. De faibles quantités de métaux précieux, entrant dans le pays ou bien en sortant, suffisent à compenser des écarts qui, considérables en apparence, sont déjà beaucoup atténués et presque détruits par les taux de l’échange international, et c’est ainsi que « la circulation internationale de la monnaie figure pour des sommes minimes dans la valeur totale des échanges[1037] ».

« Chaque pays, disait Ricardo, ne possède que la quantité de numéraire nécessaire pour régler les opérations d’un commerce avantageux d’échanges… L’or et l’argent ayant été choisis comme agents de la circulation, la concurrence du commerce les distribue parmi les différentes nations du monde dans des proportions qui s’accommodent au trafic naturel qui aurait eu lieu si de tels métaux n’existaient pas et si le commerce de pays à pays se bornait à l’échange de leurs produits respectifs[1038]. »

L’axiome que « chaque pays n’a que la quantité de numéraire nécessaire pour régler les opérations d’un commerce avantageux d’échange », va nous acheminer ensuite vers la solution du problème des changes internationaux.

De ce théorème de l’ajustement spontané des prix aux valeurs internationales, Ricardo tirait en bonne logique les déductions suivantes : 1° que le progrès industriel d’un pays tend à changer la distribution des métaux précieux parmi les divers peuples ; 2° qu’il tend à accroître en quantité et à renchérir en prix les denrées dans le pays dont les manufactures progressent ; 3° que ce progrès et cette hausse amènent une hausse des salaires nominaux sans variation des salaires réels ; 4° que l’afflux du numéraire n’augmente ni le capital national, ni ses profits (quoique ce capital puisse augmenter par le nouveau matériel industriel, s’il y en a réellement un qui soit introduit ou créé)[1039]. Toutefois ces deux dernières déductions de la théorie de Ricardo, relatives à la répartition, ont été longuement discutées par Cairnes, qui ne les admet point avec leur rigidité[1040].

Bref, « l’argent n’a jamais une même valeur dans deux pays différents[1041]. » Cela vient-il de ce que la valeur des marchandises change par rapport à lui ou bien de ce que la sienne change par rapport à elles ? Ricardo étudie encore cette question-là, quoique assez confusément[1042]. En tout cas, quand le change à Londres sur Hambourg monte ou descend, on ne peut pas aisément affirmer si c’est à Londres ou bien à Hambourg que se produit le changement absolu d’où procède le changement relatif constaté par la cote[1043]. D’ordinaire aussi le problème du change est envisagé d’une manière incomplète, parce que l’on n’y distingue pas, d’une part, le change proprement dit, impliquant un envoi possible de monnaie et limité par conséquent dans ses écarts par le point d’or (gold-point) pris comme maximum de la perte ou de la prime ; d’autre part, l’agio proprement dit, qui est constitué par la dépréciation d’une monnaie par rapport à une autre[1044].

Il est hors de doute que toute cette théorie, dans sa partie relative à la valeur comparée de la monnaie en divers pays et à l’équation des dettes internationales (ou balance des comptes), a jeté beaucoup de jour sur la question des changes internationaux. On a même conclu parfois[1045] que l’ajustement spontané des prix et l’orientation qui en résulte pour le sens général du commerce extérieur, ramènent forcément le change au pair et que tout dérangement d’équilibre y est essentiellement momentané. Faut-il aller jusque là, devant les exemples obstinément contraires de toutes ces dernières années ? Faut-il penser qu’il suffise, pour les expliquer, d’accuser une politique protectionniste qui ferait obstacle à rajustement des prix ? Non : mais ces variations du change, intenses et persistantes comme elles sont avec certains pays, sont elles-mêmes l’instrument de cet ajustement des prix, puisque le vendeur du pays à change déprécié gagne tout l’écart sur le pair, en même temps qu’à côté de lui il voit perdre cet écart par les négociants importateurs[1046]. Au contraire, l’hypothèse de la nécessité d’un retour du change aux cours du pair est incompatible avec la théorie de Ricardo sur la valeur internationale et sur l’ajustement des pouvoirs de la monnaie. Et ici, c’est à Ricardo que l’expérience de la fin du XIXe siècle a donné raison — contre l’optimisme par exemple de M. Gide[1047].

Telle est dans ses traits essentiels la célèbre théorie de la valeur internationale d’après Ricardo et Stuart Mill. Elle est certainement beaucoup supérieure à la théorie des débouchés et à celle de l’économie des efforts : mais peut-être bien, comme dit Cairnes[1048], n’est-elle pas irréprochable. À coup sûr elle a besoin d’être sérieusement examinée.

Cairnes fait remarquer d’abord que si l’économie dans les efforts est la raison dernière de l’échange international, ce n’en est pas moins la différence des prix absolus qui en est la cause prochaine pour le marchand : car « toute transaction commerciale — comme dit Ricardo lui-même — est une opération indépendante[1049] ». Or, dans chaque pays le marché intérieur obéit à la loi du coût de production, si la concurrence est libre, et à celle de l’offre et de la demande, si la concurrence ne l’est pas. Il en sera de même entre nations, celles-ci étant considérées, les unes par rapport aux autres, comme des non-competing groups[1050]. Précisément Ricardo a toujours compté des quantités de travail ; et il n’a pas examiné les taux de salaires, parce qu’il avait constamment affirmé que les variations des salaires n’influent que sur les profits des capitalistes et nullement sur les prix des marchandises. Mais si Ricardo a raison pour l’intérieur d’un même pays, c’est-à-dire dans un competing group où les salaires et les prix, selon lui, se nivellent assez rapidement, et même se tiennent au même niveau, il n’en est pas de même sur le marché du monde, où les diverses nations, considérées comme non-competing groups, ont des salaires réels et des standards of life absolument différents. Donc ce n’était pas par des quantités effectuées de travail que la valeur internationale devait être, mesurée. Première observation[1051].

Nous ne croyons pas cependant que l’on doive adopter sans réserve la formule que la différence des prix absolus soit pour le marchand la cause immédiate de l’échange international, ni que cette formule soit imposée par le motif — donné plus haut — que toute transaction commerciale est une opération indépendante.

Pour bien nous expliquer, revenons à l’hypothèse des deux Mill citée déjà plus haut[1052]. L’Angleterre produit le drap avec 150 jours de travail et le blé avec 200 ; la Pologne produit blé et drap également avec 100 jours : néanmoins la Pologne achète le drap anglais. On dira que c’est pratiquement impossible, parce qu’il n’y aura pas de marchand polonais qui veuille payer 150 journées aux Anglais plutôt que 100 aux Polonais, et parce que, d’autre part, les coûts relatifs ne pourraient être comparés que par un marchand universel et unique faisant à la fois tous les articles. L’objection est sérieuse : elle n’est pas décisive cependant si l’on se souvient que les échanges internationaux se règlent en lettres de change, que ces lettres de change sont libellées en monnaies du pays où la traite est payable, et que cette monnaie du pays tiré peut être cotée au dessus du pair au pays tireur, conformément au principe de l’ajustement du pouvoir de la monnaie d’après le besoin qu’on en a.

Vient une autre critique. Stuart Mill a supposé un équilibre obtenu par la seule balance des importations et des exportations[1053]. Cairnes critique très justement cette formule, en montrant les effets des placements faits à l’étranger ou reçus de l’étranger. En un mot, à l’étude d’une balance du commercé même rectifiée par la comparaison des valeurs relatives de la monnaie, il substitue l’étude d’une balance complète des comptes internationaux ou balance économique[1054]. Il a parfaitement raison.

Il subsiste cependant ici une grave lacune. On a oublié de dire ou de faire assez remarquer que l’équilibre des comptes — autrement dit l’équation des demandes internationales — peut être obtenu par des mouvements de capitaux aussi bien que de produits, et que par conséquent cet équilibre n’est pas inconciliable avec l’appauvrissement de l’un des deux pays au profit de l’autre[1055]. En ce cas, comme le dit très sagement M. Fontana-Russo, « une émigration des instruments de production remplacerait le commerce des produits[1056] ». Nous en avons fait déjà la remarque en critiquant ce qu’il y a d’incomplet dans la fameuse théorie des débouchés de J.-B. Say[1057].

C’est là la grande menace de la politique du libre-échange. Les partisans de la théorie de la valeur internationale, c’est-à-dire Ricardo, Stuart Mill et même Cairnes — quoique ce dernier dans une moindre mesure[1058] — avaient moins à se préoccuper de ce danger, puisque d’après eux le critérium de la différence entre la nation et l’étranger, entre le commerce intérieur et le commerce international, était précisément l’impossibilité ou du moins la très grande difficulté d’un déplacement du capital et du travail[1059]. Mais leur opinion importe peu, si en fait elle est fausse ; et il est bien difficile de nier qu’elle le soit, puisque les facilités matérielles et morales des déplacements de population et de capitaux ont été toujours en augmentant et ne peuvent qu’augmenter encore davantage.

Les derniers doctrinaires du libre-échange absolu ont été plus cyniques ; ils ont proclamé nettement que l’émigration des habitants et des capitaux, lorsqu’elle est amenée par les conditions naturelles de la concurrence internationale, est un bien pour le pays qui les voit émigrer et qui les perd. Par conséquent ils ne contestent plus qu’elle puisse avoir lieu. « Lorsque la différence, dit Bastable, entre le taux des salaires et des profits dans deux nations est considérable, alors un mouvement de capital et de travail aura probablement lieu vers le pays de productivité plus grande… ; et le pays inférieur verra sa situation améliorée, puisque sa population sera réduite d’autant et que les portions les moins productives de son capital auront été envoyées au loin[1060]. » D’ailleurs, selon lui, « si une nation ne possède pas de manufactures, ce seul fait est une preuve concluante que, économiquement parlant, il vaut mieux pour elle s’en passer. » On voit donc qu’ici la théorie des droits éducateurs, quoique admise par Smith, est énergiquement répudiée. Quant à la protection agricole, il est difficile, dit Bastable, de prétendre que l’un ou l’autre des résultats qu’elle doit entraîner, augmente la puissance ou le bien-être d’une nation[1061] ».

CHAPITRE VII

L’ÉCONOMIE POLITIQUE NATIONALE

Ce que nous venons de dire paraît bien justifier le reproche maintes fois adressé à l’école libérale anglaise de n’avoir fait qu’une place trop étroite à l’idée de nationalité et d’avoir cru trop facilement que des enrichissements individuels, procurés par un régime à peu près absolu de liberté économique, doivent amener fatalement la grandeur et la prospérité de là nation tout entière. Le reproche était sans doute injuste avec Adam Smith ; mais il est difficile de contester que l’école de Manchester le mérite ; quant à la théorie de Stuart Mill, elle mettait le principal avantage du libre-échange du côté des nations manufacturières, en sacrifiant les nations agricoles[1062].

Une réaction était donc inévitable. On l’attribue à Frédéric List ; on lui fait même gloire d’avoir fondé l’économie politique « nationale », que l’on pourrait tout aussi bien appeler le « nationalisme économique ». Mais quelque influence qu’il ait eue sur l’opinion et quelque part qu’il ait prise de fort loin au nouveau mouvement protectionniste qui s’est manifesté en Europe et en Amérique au cours des trente dernières années, il faut bien reconnaître que List a eu des précurseurs, et que ces précurseurs — qui ne sont point les mercantilistes des XVIIe et XVIIIe siècles — ont contribué puissamment à lui inspirer ses doctrines.

D’abord en Allemagne l’idée d’une économie politique nationale était apparue dès 1809, avec les Elemente der Staatskunst d’Adam Müller[1063]. D’après Müller, la doctrine de Smith et l’économie politique moderne ne sont rien de plus qu’une théorie de propriété particulière et d’intérêts privés ; elles ne tiennent nul compte de la vie du peuple comme d’un tout dans sa solidarité nationale et dans la continuité de son histoire ; on y donne à peine une pensée à l’entretien d’une production collective pour les générations futures, ainsi qu’aux forces, aux professions et aux jouissances de l’intelligence. Pour le continent européen, il faut un système tout différent : c’est le souci de la vraie richesse de la nation, c’est le souci de la production et de la puissance nationale qui doit prédominer, au lieu du souci de la somme des richesses privées des individus. Et le capital intellectuel et moral doit faire l’objet de cette étude, aussi bien que le capital physique[1064]. N’est-ce point prêter toutefois à Müller des idées qui ne sont ni de lui, ni de son temps[1065] ?

Mais il ne semble point que List ait pris ses inspirations en Allemagne. Elles lui viennent vraisemblablement d’Amérique, peut-être d’Hamilton et à peu près certainement de Daniel Raymond, qui lui-même avait connu l’Anglais Lauderdale. Un mot donc sur Hamilton d’abord, puis sur Lauderdale, avant que nous abordions Raymond.

Alexandre Hamilton (1757-1804) avait été aide de camp de Washington, puis avocat à New-York, et premier lord de la trésorerie fédérale entre 1789 et 1795. Ce serait son « Rapport sur l’industrie manufacturière et sur la protection qu’elle a besoin de recevoir », que List aurait connu et médité[1066].

En Angleterre, l’idée d’une richesse nationale distincte de la richesse privée se trouve exprimée par lord Lauderdale[1067] dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse publique et sur les moyens et les causes de son accroissement (1804). Lauderdale cherchait surtout à combattre Adam Smith : le titre seul qu’il donnait à son ouvrage et qui était calqué, à quelques mots près, sur le titre adopté par Smith, suffirait à faire pressentir chez lui cette constante intention.

D’après Lauderdale, la richesse privée « consiste en tout ce que l’homme désire comme agréable ou utile pour lui-même et qui n’existe qu’en un certain degré de rareté ». La richesse publique consiste bien aussi « en tout ce que l’homme désire comme agréable ou utile pour lui[1068] » : mais l’élément de rareté, qui fait partie du concept de richesse privée, ne fait pas partie du concept de richesse publique. Lauderdale cependant n’a pas encore l’idée de nation et d’économie politique nationale : comme le dira Daniel Raymond, « quoique lord Lauderdale ait conçu une vague notion de la différence entre la richesse privée et la richesse publique, il n’a su tenir compte ni de l’unité de la nation, ni de l’unité de ses intérêts qui en est la conséquence. Il n’a pas réussi à établir la distinction qu’il avait imparfaitement entrevue[1069]. »

Aussi Daniel Raymond (1786-1849) serait-il un inspirateur beaucoup plus immédiat et plus probable de List. Originaire du Connecticut et avocat à Baltimore, Raymond publia en 1820 ses Thoughts on political economy[1070], qui eurent un grand retentissement en Amérique et qui lui valurent, de la part de Mathieu Carey, père du grand économiste, l’offre d’une chaire à l’Université du Maryland, pour laquelle Carey aurait versé 500 dollars chaque année. Il est juste de dire que Raymond est tout à fait inconnu en Europe[1071].

On doit à Daniel Raymond quatre propositions qui vont être la base de la doctrine de List :

1° La distinction de la richesse nationale et de la richesse privée. Raymond convient qu’il a puisé dans Lauderdale l’idée de cette distinction ; mais la définition qu’il donne de l’une et de l’autre richesses, est entièrement différente de la définition de Lauderdale.

Pour Raymond, tandis que la richesse individuelle consiste en « commodités », tandis qu’elle est caractérisée par le pouvoir d’échange et qu’elle se mesure par les valeurs, la richesse nationale, au contraire, consiste dans, la capacité d’acquérir par le travail les choses agréables ou nécessaires à la vie[1072]. Elle est donc faite de force, de pouvoir de travail, au lieu d’être faite de biens objectivement estimés. Ajoutons que les mouvements de ces deux richesses ne sont pas parallèles ;

2° Le caractère d’unité économique que possède la nation. Adam Smith et son école parlaient de richesses en un sens général et cosmopolite ; ils faisaient abstraction de frontières. Raymond ne les suit pas ; et partant de là, tout en admettant qu’une nation doive acheter au dehors des objets qu’elle ne pourrait pas fabriquer au dedans à un prix aussi bas, il aboutit à la nécessité d’un régime protecteur par la nécessité de mettre ou de maintenir en une activité continuelle les forces nationales de production[1073] ;

3° La distinction de l’économie politique et de l’économie privée. L’économie politique n’a pas à étudier comment les valeurs sont créées et acquises — ce serait de l’économie individuelle ou privée ; — elle a à étudier comment le gouvernement assure le plus grand bien-être de toute la collectivité nationale ;

4° La distinction du travail productif et du travail permanent. Le travail permanent est celui qui a pour but d’élargir les limites de la connaissance et d’augmenter la capacité d’acquérir les choses nécessaires ou confortables, tandis que le travail productif a pour but de produire des richesses en vue de leur consommation.

Frédéric List, dont nous devons nous occuper maintenant, eut précisément, dans sa vie fort agitée, le moyen de connaître l’œuvre de Raymond, quoiqu’on ne puisse pas prouver directement qu’il l’ait connue[1074].

Né en 1789 à Reutlingen en Wurtemberg, List était le fils d’un tanneur. Il débuta comme Steuer-und-Güterbuch-commissar (ou employé du cadastre). En 1817, il fut nommé professeur de Staatspraxis (ou droit administratif et politique) à l’Université de Tübingen. Il fonde alors, avec un petit groupe de négociants, le Handelsverein ou « Union du commerce », pour demander la suppression des douanes entre les États de la Confédération germanique et pour faire reporter les barrières aux frontières même de la Confédération. Il quitte sa chaire en 1819 pour être plus libre, se met à parcourir l’Allemagne pour y semer ses idées, est élu député, invalidé, puis réélu, en même temps que ses manœuvres en vue de réformes libérales à obtenir le font traiter de démagogue. Condamné de ce chef, en 1820, à dix ans de forteresse, il s’échappe et habite successivement Strasbourg, Paris, Londres et la Suisse. Mais un retour imprudent sur le territoire wurtembergeois le fait emprisonner à deux reprises successives. Finalement il est mis en liberté en 1825, sous la promesse de se rendre en Amérique. Là, il accompagne La Fayette dans son voyage triomphal à travers les États-Unis ; il lance des affaires de mines de houille et amasse rapidement une jolie fortune. Son premier livre, les Outlines of an American political economy ou Esquisses d’une économie politique américaine, paru en 1827, est un manifeste protectionniste dirigé contre la suprématie commerciale de l’Angleterre. List y montre une très remarquable intuition du rôle économique que les chemins de fer pouvaient être appelés à jouer. C’est dans ce séjour aux États-Unis que List aurait connu l’ouvrage de Raymond, publié dès 1820. Après un premier retour en Europe, à la fin de 1830, avec mission officielle de négocier un traité de commerce entre la France et les États-Unis, et après un second voyage en Amérique en 1831-1832, List revient définitivement en Allemagne, d’abord à Hambourg, puis à Leipzig à dater de 1833.

Doué d’une activité infatigable, il mène une vive, campagne pour la construction des chemins de fer. Il est à ce titre un des principaux promoteurs du Leipsig-Dresdener, qui est une des plus anciennes lignes de l’Europe continentale. Il essaie même, au cours de voyages en France et en Belgique, de créer une agitation semblable pour activer la construction de notre réseau français. Sa grande œuvre, le Système national de l’économie politique, paraît en 1841. Puis malade, ruiné, aigri par l’impuissance de ses efforts et fatigué par l’éternelle agitation de son esprit, il se tue à Kufstein, en 1846, après un dernier voyage en Angleterre où il s’était flatté de faire accepter ses idées par les Anglais, qu’il n’avait jamais cessé de combattre, en Allemagne aussi bien qu’en Amérique.

List, peu connu et peu estimé en France, est un des hommes qui ont eu l’action la plus-puissante sur les transformations politiques et douanières de l’Allemagne. Son nom, à ce titre, peut être associé de loin à celui du prince de Bismarck. Il a concouru à la formation de l’unité politique de l’Allemagne, d’un côté, par son ardente campagne en faveur du Zollverein, d’un autre côté par sa théorie des nationalités considérées comme unités économiques, puisqu’il est certain que l’unité politique est le plus sûr acheminement à l’unité économique d’une contrée[1075]. Il est également permis de penser que List a contribué quelque peu au développement économique de l’Allemagne, qui, de 30 millions d’habitants qu’elle renfermait lors du retour de List en Europe, a passé à 64 millions maintenant et est devenu le plus redoutable des concurrents commerciaux de l’Angleterre. Il n’y a donc pas que de l’exagération et de l’enthousiasme dans les éloges qu’Eheberg, son biographe, décerne à son œuvre[1076].

Le Système national de l’économie politique devait avoir trois volumes. Un seul existe, celui qui fut publié en 1841 et qui est consacré exclusivement au commerce international.

List, aux premières lignes de son introduction, manifeste l’étonnement qu’il éprouve des perpétuelles contradictions : entre les hommes de théorie, qui sont libre-échangistes, et les hommes d’affaires, qui sont protectionnistes. Son étonnement redouble quand il observe que l’expérience donne raison au libre-échange des Anglais et au protectionnisme des Russes, mais tort au libre-échange des Américains. Eh bien, dit-il, tout le monde à tort, parce que tout le monde juge d’une manière absolue ce qui doit être seulement jugé d’une manière relative. « La pratique, dit-il, commet la grave erreur d’affirmer l’utilité et la nécessité absolue et générale des restrictions, parce que ces restrictions ont été utiles et nécessaires dans certaines nations et dans certaines périodes de leur développement… Au contraire, la théorie dominante, comme elle a été imaginée par Quesnay et développée par Adam Smith, donne une attention exclusive aux exigences cosmopolites de l’avenir, et encore ne s’agit-il ici que de l’avenir le plus éloigné[1077]. »

Des quatre livres (qui sont consacrés : 1° à l’histoire ; 2° à la théorie ; 3° aux systèmes ; 4° à la politique), c’est le deuxième qui est le plus important, et c’est de lui que nous dégagerons les idées principales de l’auteur. Nous avouons du reste très volontiers que l’œuvre est diffuse, pleine de répétitions et de longueurs.

Jusqu’ici, dit List, on a fait tantôt de l’économie universelle ou cosmopolitique, tantôt de l’économie domestique ou privée.

Les classiques parlent de l’humanité en général. Le recueil des œuvres de Quesnay — ou « Physiocratie » — a pour titre : « Du gouvernement le plus avantageux au genre humain » ; Adam Smith se propose de traiter de la « richesse des nations », comme si les règles devaient être uniformes pour tous les peuples ; J.-B. Say prétend que « l’on doit s’imaginer une République universelle, pour trouver bien claire l’idée générale du commerce » ; Sismondi, enfin, définit l’économie politique « la science qui se charge du bonheur de l’espèce humaine ». On arrivera peut-être à la fédération universelle des peuples, mais on n’y est pas, et c’est pour le présent, cependant, que l’on doit légiférer[1078].

D’autre part, les classiques s’occupent beaucoup plus de la manière dont les individus produisent, échangent, répartissent et consomment, qu’ils ne s’occupent de la richesse des nations en tant que nations. Cette critique avait été déjà maintes fois formulée par Raymond[1079]. List remarque qu’Adam Smith partait bien de l’idée de nation, puisqu’il intitulait son livre « Richesse des nations » et puisque les premières lignes y présentaient le « travail annuel d’une nation » comme la source de ses richesses ; mais Smith quittait immédiatement cette voie, et, sauf certains passages comme ceux, qui concernent l’acte de navigation, les droits éducateurs et les industries ; nécessaires à la sécurité et à l’indépendance nationales » Smith ne traitait plus ensuite que des particuliers et de leurs intérêts privés.

List distingue ainsi trois degrés ou trois formes d’économies : 1° l’économie individuelle, privée ou domestique ; 2° l’économie nationale ; 3° l’économie universelle, cosmopolitique ou humanitaire[1080].

Or, cette division tripartite implique, comme déjà admises, trois propositions qui lui serviraient de bases : à savoir : 1° que des nations existant comme unités, économiques et morales ; 2° que les intérêts des nations envisagées sous cet aspect ne sont pas identiques aux intérêts immédiats de leurs membres ; 3° que la richesse des nations consiste en autre chose que la richesse des individus qui les composent.

C’est encore dans Raymond que List a pu puiser l’idée de l’unité de la nation ; en tout cas, List avait exprimé cette idée dans ses Outlines, dès avant son retour de l’Amérique[1081].

Mais cette idée est-elle juste en soi ? Nous le croyons pour notre part : et il nous semble que si l’on veut ne pas voir dans les sociétés publiques ou civiles autre chose que le total des existences individuelles, on ne pourra jamais expliquer et justifier certains phénomènes ou certains droits des formes sociales, tels que le droit de guerre avec toutes ses conséquences et tels que le droit de justice exercé par la société sur ses membres et poussé par elle jusqu’à la peine de mort.

Comme le dit encore List, on ne doit pas confondre les intérêts immédiats des individus avec les intérêts permanents de la nation. List peut avoir tort de voir une preuve de cette distinction dans les mesures préventives que les lois édictent contre les actes moralement répréhensibles des individus[1082], puisque ces actes ne sont pas plus conformes à l’intérêt individuel sainement entendu qu’ils ne sont conformes à l’intérêt social : mais la distinction des deux ordres d’intérêts n’en est pas moins juste, et il n’y a qu’elle qui puisse justifier, par exemple, des obligations militaires dont l’accomplissement, procurant le salut de la nation, impose cependant à l’individu le sacrifice de sa liberté, de son bien-être et même de sa vie.

Il est vrai que Smith avait bien entrevu le rôle de l’État comme défenseur de la nationalité[1083] ; mais il n’avait pas approfondi, au point de vue économique, cette différence entre les intérêts de la nation, qui sont permanents non moins que généraux, et les intérêts privés, qui sont immédiats ou très prochains non moins qu’individuels. Un contraste profond cependant sépare les uns et les autres : c’est que la nation doit survivre à l’individu et que sa fin est bien plus reculée que ne saurait être la fin terrestre de chaque homme.

Il y a là une lacune véritable dans le système économique classique, que ses maîtres ont beaucoup trop réduit à n’être qu’une chrématistique pure ou une simple science des richesses. Ce qu’ils en ont dit est généralement vrai : mais ce qu’ils en ont dit n’est pas la condition unique et suffisante de la prospérité, même matérielle, des sociétés. Il faut songer aux générations qui grandissent et songer même à celles qui ne sont pas nées encore.

Bien plus, ce souci de l’avenir, l’État ne doit pas être seul à le porter. Entre l’État et l’individu, une place est due à la famille. Donc, à cet égard, il y a un rapprochement à faire entre la nation et la famille, entre l’économie nationale et l’économie domestique. Voilà aussi pourquoi les nations où les résultats lointains, c’est-à-dire, les intérêts véritablement nationaux, sont le moins sacrifiés aux jouissances immédiates, sont précisément celles où la famille est le plus respectée, celles où son chef porte le plus loin le souci de sa descendance. Voilà pourquoi, du même coup, toutes les législations qui — comme la nôtre actuellement en France — corrompent les mœurs, dissolvent l’union domestique, affaiblissent la puissance paternelle et provoquent aux jouissances égoïstes du présent, voilà pourquoi, disons-nous, toutes ces législations commettent un crime contre la sécurité et la perpétuité même de l’être national.

Or, cette opposition possible ou tout au moins cette distinction de l’intérêt national et des intérêts privés avait été, avant List, fort bien précisée par Raymond[1084].

Ce qui est plus singulier, c’est que quelque chose de leurs vues à tous deux a passé depuis lors chez les écrivains que l’on aurait crus le moins capables de refléter leurs opinions. On est loin maintenant, même dans les milieux libéraux, de l’ancienne conception de l’État selon la formule de Smith et surtout de Bentham. C’est M. Paul Leroy-Beaulieu, par exemple, qui charge expressément l’État de « représenter les intérêts perpétuels et de les sauvegarder contre l’imprévoyance des intérêts présents[1085] ». Et nous ajouterons, nous, que ce rôle de l’État est devenu d’autant plus important, mais aussi d’autant plus difficile à remplir, que les anciennes institutions d’origine privée et d’intérêt public ont été renversées par la Révolution, que le vieil esprit de famille est allé en s’éteignant, et que les idées démocratiques se sont partout répandues davantage, en effaçant de plus en plus toute notion de stabilité, d’avenir et d’hérédité nationale ou politique.

Mais revenons à List.

Finalement donc pour lui la richesse des nations est distincte de celle des individus. La première consiste dans la force productive de l’ensemble ; la seconde, dans la masse des valeurs que les individus possèdent. Le système d’Adam Smith et de son école était une théorie des valeurs d’échange, qui sont la matière propre de l’économie individuelle : mais, de même qu’il y a une richesse nationale, qui consiste en forces productives et non en « commodités » échangeables[1086], ainsi doit-il y avoir une économie nationale, qui s’occupe peu des valeurs et beaucoup du développement de la puissance de produire[1087]. Tout cela, du reste, se trouvait déjà présenté par Raymond[1088].

Telle est l’essence du système de List, et il renferme peut-être, ajouterons-nous, la vraie solution de l’énigme fameuse que J.-B. Say s’était posée à lui-même et qu’il n’avait pas résolue.

« Puisque la richesse des particuliers, avait-il dit, est en raison du total des valeurs qu’ils possèdent, comment se fait-il que celle des nations soit d’autant plus grande que les choses y ont le moins de valeur ? » Et — la question une fois faite — J.-B. Say s’était tu sur la réponse.

Toutefois, en parlant des forces productives d’une nation et en voyant en elles le principe et la mesure de la richesse nationale, List ne se renfermait pas dans l’idée étroite que Smith avait donnée de la productivité du travail, ni dans l’idée plus étroite encore que Stuart Mill s’apprêtait à en donner. List ne songeait pas, en effet, à l’incorporation du travail en un objet matériel, et il ne séparait pas cette productivité d’avec la notion du travail permanent de Raymond.

Grâce à cette notion des forces productives nationales, List prétendait expliquer fort bien que la France se fût rapidement guérie de ses vingt-cinq ans de guerre et de révolutions et des deux invasions qu’elle avait subies en 1814 et 1815. Trente ans après son livre, il aurait expliqué de la même manière notre relèvement après les événements de 1870-1871 et le paiement de l’indemnité de guerre de cinq milliards. Toutefois sa théorie, présentait sur ce point une lacune, que du reste les relations économiques de ces temps là ne lui auraient guère permis de combler. C’est que les nations modernes possèdent aujourd’hui en dehors d’elles-mêmes et chez les autres une véritable force productive d’un tout autre genre : je veux dire celle qui est faite de leurs capitaux émigrés et qui réside dans les valeurs mobilières ou immobilières transplantées de l’étranger chez elles. En cela, les nations se comportent comme de véritables particuliers capitalistes. Mais elles ne peuvent conquérir cette situation qu’après un long développement de la force productive nationale, entendue telle que Raymond et List l’avaient envisagée ; et il y aurait là une addition à faire à la théorie de ces deux économistes, plutôt qu’un démenti infligé à leur doctrine.

C’est de tout cet ensemble que résultait une économie politique « nationale », selon le titre adopté par List.

Le but de celle-ci est d’apprendre aux gouvernements comment légiférer, et non pas aux particuliers comment s’enrichir — idée qui, elle aussi, est simplement répétée de Raymond[1089]. — Ce serait donc l’économie politique descendue du rang de science et ramenée au niveau d’un art politique, si des principes généraux et d’ordre scientifique ne préludaient pas au développement pratique de cet art.

Un des moyens d’accroître la puissance productive d’une nation, ce sera bien sans doute la protection douanière : mais celle-ci n’est point une panacée à laquelle il faille recourir sans discernement et dans tous les cas. Il faut distinguer les périodes de l’histoire économique d’un peuple. Une société traverse d’abord l’état sauvage ; elle s’élève graduellement au régime pastoral, puis à la vie agricole ; bientôt l’agriculture se marie chez elle avec l’industrie ; le commerce enfin se superpose à l’industrie et à l’agriculture[1090].

Le passage au régime agricole et les premiers progrès en agriculture demandent le libre commerce avec les pays plus civilisés. Les derniers stades de l’ascension réclament la liberté si les autres nations en jouissent, s’il y a égalité avec elles dans le développement parallèle des industries et s’il n’y a pas d’entraves de droit ou de fait à la réciprocité des échanges ; mais si toutes ces conditions ne sont pas réunies, il faut un régime protecteur. Les droits de douane doivent débuter faibles, pour ne protéger que les industries capables de naître ; ils doivent être augmentés à mesure que le pays devient apte à se suffire industriellement ; ils doivent ensuite décroître ou disparaître quand le pays lutte à armes égales ou supérieures. Cette dernière phase est celle où est parvenue maintenant l’Angleterre qui a raison d’être libre-échangiste. Quant aux droits protecteurs, s’il en faut, ils peuvent être ou bien éducateurs, c’est-à-dire provisoires, ou bien définitifs et permanents.

List insiste beaucoup sur la confédération du travail, consécutive à sa division[1091]. À cet égard il critique très vivement Smith et son école, comme coupables de ne pas avoir montré que la division du travail, si elle est un moyen d’en accroître la productivité, ne l’est cependant qu’à la condition que l’unité soit encore reconstituée par la direction de l’entrepreneur. De même pour les nations. Il leur faut la multiplicité des industries, à l’image de la division matérielle ou parcellaire du travail — et ici viennent de fort bonnes pages sur la solidarité des industries entre elles et sur les avantages des régimes complexes : mais il faut aussi que l’unité soit reconstituée dans la nation considérée comme un atelier[1092].

Est-ce que tout cela ne doit pas conduire au socialisme d’État, par le rôle prépondérant que l’État va avoir à prendre dans la direction économique et unitaire du travail national ? Est-ce que tout cela ne doit pas conduire au socialisme sans épithète, par les entraves à la liberté qui résulteront forcément de cette action directrice de l’État ? List a vu l’objection, et il y répond non sans succès, par la différence entre le point de vue privé, qui relève de l’individu, et le point de vue national, pour lequel l’État a une compétence incontestable et incontestée. Il réplique en substance que l’État ne s’immisce pas d’une manière positive dans l’administration intérieure des patrimoines, ni dans la répartition sociale des richesses, mais qu’il se borne à défendre l’ensemble des biens et des personnes, envisagés comme éléments de la nation, contre l’intrusion économique des nationalités étrangères[1093].

Raymond, son maître, avait à maintes reprises proclamé la liberté la plus entière comme un élément indispensable de la prospérité nationale, dans tout ce que cette liberté n’avait pas d’incompatible avec le bien de la nation[1094].

Au moins Frédéric List a-t-il réussi dans la campagne qu’il menait depuis 1819 pour l’unité douanière de l’Allemagne. Il n’entre pas dans notre plan de décrire en détail les diverses unions partielles qui furent d’abord conclues, et qui frayèrent la voie au Zollverein germanique, puis à la grande unité politique de l’Empire. Ce que nous avions seulement à noter, c’était l’immense action de l’idée sur le fait. Cependant List n’avait pas été seul et il faut rendre hommage, avec lui, aux économistes libéraux déjà cités, qui, s’ils étaient les adversaires de List, étaient aussi les adversaires du morcellement douanier de l’Allemagne, non moins que des corporations obligatoires et de tout l’ancien régime maintenu pour les paysans[1095].

Le livre de List, avec sa vivacité de discussion et parfois son allure de pamphlet, souleva des orages dans le monde scientifique allemand[1096].

Quant à l’école protectionniste, elle eut d’autres maîtres que Raymond sur la terre d’Amérique où elle était née. Nous retrouverons plus tard Carey, qui nous intéresse à d’autres points de vue. Mais ici, pour ne plus y revenir, nous citerons John Rae et Simon Patten.

John Rae, Écossais émigré au Canada, est l’auteur d’un ouvrage spécialement dirigé contre Adam Smith et son système de liberté du commerce, non sans un parti pris et des exagérations qui en diminuent singulièrement la valeur scientifique[1097]. Lui aussi — et il y consacre la première partie de son ouvrage — professe et veut démontrer que l’intérêt individuel et l’intérêt national ne sont pas identiques.

Patten, professeur à l’Université de Philadelphie, très scientifique et très froid, ne diffère pas moins de List par son allure que par l’ensemble de son système[1098]. Il remplace d’abord le principe de l’éducation industrielle à vitesses inégales par le principe de la distinction des sociétés « à l’état statique » et des sociétés « à l’état dynamique[1099] ». Dans les premières, comme l’Angleterre, la loi de Ricardo sur les revenus décroissants des terres et sur la plus-value illimitée des biens-fonds s’applique sans aucune difficulté : dans les secondes, au contraire, c’est-à-dire dans les sociétés à l’état dynamique comme les États-Unis, on en est encore à la période des revenus ascendants. Ainsi Patten est un protectionniste qui s’appuie sur Ricardo, et c’est là une des grandes originalités de son œuvre : il ne s’y appuie toutefois qu’après avoir d’abord admis jusqu’à un certain point de développement l’ordre de mise en culture, que Carey avait proposé[1100]. Et la conclusion de Patten, identique à celle de List, la voici : « C’est uniquement dans une société restée, à l’état statique que la théorie du libre-échange peut trouver son application[1101] ». L’étude des effets du libre-échange sur les prix des diverses marchandises, soit avec monopole naturel, soit avec concurrence illimitée, est particulièrement intéressante et approfondie dans Patten.

L’étude de List, ainsi que celle de ses prédécesseurs ou de ses continuateurs, peut n’être pas inutile en un moment comme le nôtre, alors que des procédés protectionnistes ont été remis en application depuis déjà vingt-cinq et trente ans. Le conflit s’est accentué entre la théorie et la pratique, surtout en France avec notre loi douanière du 11 janvier 1892, et la théorie elle-même s’est quelque peu divisée. Il est hors de doute que nous ne voyons plus le libre-échange sous la forme simpliste où il apparaissait à Cobden et à Bastiat.

CHAPITRE VIII

LA RÉACTION CONTRE MALTHUS ET RICARDO

Il est difficile de contester le pessimisme des déductions de Ricardo, liées d’ailleurs de si près aux inquiétudes de Malthus. Or, d’un côté, les socialistes s’emparaient des principales formules de Ricardo — notamment de la valeur causée par le travail et de la loi de l’unearned increment ou accroissement non gagné, corollaire essentiel de sa théorie de la rente foncière — pour demander une refonte générale de la société : d’un autre côté, des hommes sans conscience et sans cœur, dépravés d’intelligence autant que de conduite, travaillaient à acclimater les pratiques néo-malthusiennes, déduites par l’exagération et la fausse interprétation des principes de Malthus.

Une double réaction était donc naturelle.

C’est Carey et Bastiat qui en furent les principaux apôtres. Le premier s’inspirait du spectacle tout à fait différent que lui offrait l’économie du Nouveau-Monde ; le second, poussé certainement par une conviction aussi intense que sincère, était tout autant travaillé par le désir d’arracher aux socialistes, dans l’effervescence révolutionnaire de 1848, les armes que ceux-ci allaient chercher dans les ouvrages des maîtres de la science économique comme dans un arsenal trop bien approvisionné.

À cet égard, l’œuvre de Bastiat est tout à fait originale. On ne peut le prendre ni pour un éclectique, ni pour un disciple ou un plagiaire. Il arrive avec une conception toute nouvelle des rapports économiques et avec la conviction que la paix doit renaître d’une nouvelle intelligence de ces relations. Il voit le désordre dans les idées et la guerre civile dans les rues : il aspire à l’union et à la fraternité dans la vérité économique et sociale[1102].

Les Harmonies économiques, malheureusement inachevées, devaient être ce monument indépendant et complet. Puisque nous ne les possédons pas dans leur ensemble, cherchons au moins, en nous pénétrant de l’Avis à la jeunesse française qui les précède, à savoir et à comprendre ce qu’elles auraient dû être dans leur plein achèvement.

D’abord Frédéric Bastiat critique ses devanciers. La plupart d’entre eux, dit-il, « ont attribué de la valeur aux agents naturels, aux dons que Dieu avait gratuitement prodigués à sa créature… Voilà donc des hommes, et en particulier les propriétaires du sol, vendant contre du travail effectif les bienfaits de Dieu et recevant une récompense pour des utilités, auxquelles leur travail est resté étranger. — Injustice évidente, mais nécessaire, disent ces écrivains[1103]. « Ricardo a conclu que l’accroissement de la population amène « opulence progressive des hommes de loisir, misère progressive des hommes de travail » ; Malthus a été plus attristant encore : c’est le « paupérisme inévitable », parce que « la contrainte morale, pour être efficace, devrait être universelle et que nul n’y compte ». Les économistes disent donc que « les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal», et ce langage fait dire aux socialistes « qu’il faut abolir ces lois et en choisir d’autres[1104] ».

On peut ramener aux thèses suivantes les principales propositions que Bastiat voulait développer : 1° « il n’est pas vrai que les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal» ; 2° «  les intérêts sont harmoniques, au lieu d’être antagoniques » ; 3° le bien-être général résultera — par l’inaction de l’État — du libre jeu des intérêts privés laissés à leur harmonie naturelle.

I. — Les lois naturelles ne précipitent pas la société vers le mal.

Ici Bastiat ne songe pas à démontrer l’innocuité des deux grandes lois de la rente foncière et du principe de population : il les attaque comme fausses et inexactes, et c’est par leur inanité intrinsèque qu’il entreprend de les réfuter.

Pour lui l’usage de la terre est gratuit ; la propriété est fondée sur le travail jusque dans les plus lointaines extensions des avantages et des profits qu’elle confère ; la rente prétendue n’est que le loyer des capitaux incorporés, et nullement le don spontané de la terre ; enfin les prolétaires gagnent plus à cultiver moyennant fermage une terre améliorée qu’à cultiver gratuitement une terre vierge[1105].

Or, une des propositions essentielles du système de Ricardo, c’est que la valeur d’une richesse a pour cause et pour, mesure le travail que cette richesse a coûté à celui qui la procure à un autre. Bastiat s’attaque à cette définition — incomplète d’ailleurs ou inexacte, puisque, de l’aveu même de Ricardo, elle ne s’appliquait pas à toutes les richesses[1106]. — Bastiat tâche donc de substituer une autre définition. La valeur pour lui, c’est le prix du service rendu, et bien qu’il y ait une corrélation entre les idées de valeur et de travail, le travail dont il peut s’agir ici n’est que le travail épargné à celui qui reçoit la richesse, abstraction faite de tout travail effectivement accompli par celui qui la procure[1107]. On conçoit donc mieux que le propriétaire d’une richesse, la procurant à autrui, reçoive sans, injustice une valeur supérieure au propre travail qu’il a dépensé, pourvu qu’il ne la reçoive pas supérieure au travail qu’il épargne à son coéchangiste en la lui procurant[1108]. Ainsi ce ne sont plus les richesses qui s’échangent entre elles, ni les richesses qui ont une valeur : les services seuls sont l’objet de l’échange et seuls aussi ils ont une valeur. Mais l’effort épargné à celui qui reçoit le service est ordinairement égal à l’effort accompli par celui qui le rend : et de là est venue la confusion qui se fait entre l’un et l’autre effort et qui cependant doit être écartée.

Bastiat n’est pas moins opposé au principe de population de Malthus. À ses yeux, « toutes choses égales d’ailleurs, la densité croissante de population équivaut à une facilité croissante de production[1109] », par une division plus grande du travail, par une moindre déperdition de forces et par une coopération plus efficace de tous les efforts.

II — Les intérêts sont harmoniques.

Par conséquent, la recherche honnête et morale de l’intérêt personnel réalise, sans qu’on le sache et sans qu’on le veuille, l’intérêt d’autrui, c’est-à-dire l’intérêt général, idée qui se trouvait déjà exprimée dans Adam Smith[1110].

C’est cette théorie qui a inspiré à Bastiat son délicieux apologue du menuisier[1111], et il a trouvé dans l’ardeur généreuse de ses convictions le secret de revêtir de tout le charme de la poésie quelques-uns des problèmes les plus mystérieux et les plus suggestifs de toute l’économie politique.

Mais Bastiat est ici un philosophe bien plus profond qu’Adam Smith.

Comment se fait-il donc que l’intérêt personnel soit si fidèle à servir l’intérêt général ? C’est parce que cette recherche de l’intérêt personnel aboutit à une diminution de la valeur des choses. Ainsi éclate l’harmonie intime qui règne entre toutes les parties de l’œuvre de Bastiat.

La valeur — disions-nous tout à l’heure avec lui — représente ce qu’il en coûte d’efforts pour se procurer une richesse. Or, tout progrès industriel, toute production plus abondante diminue la rareté d’une richesse et nous fait moins apprécier le service de celui qui nous la procure. Chaque chose en elle-même, ou chaque service qui nous procure la chose, garde bien en soi la même utilité pour la satisfaction de nos besoins : mais, dans ce total invariable et constant d’utilité, il y a une part toujours croissante d’utilité gratuite, une part toujours décroissante d’utilité onéreuse. Tous les progrès anciens, réalisés comme ils l’ont été sous le seul stimulant du gain individuel, sont ainsi tombés dans le patrimoine commun de l’humanité. Voilà une forme nouvelle et inattendue d’un véritable communisme dans les services rendus ; et combien ce communisme providentiel n’est-il pas préférable au communisme légal, qui tarirait la source de toute production et par conséquent de toute richesse !

Intéressés aux perfectionnements scientifiques et industriels, les travailleurs ne le sont pas moins à la multiplication des capitaux, dont l’abondance est un de ces perfectionnements dans l’art de produire. Bien plus, « à mesure que les capitaux s’accumulent, dit Bastiat, le prélèvement absolu du capital dans le résultat total de la production augmente, et son prélèvement proportionnel diminue : le travail voit augmenter sa part relative et à plus forte raison sa part absolue. L’effet inverse se produit quand les capitaux se dissipent[1112]. ».

Tout cela, cependant, ne doit arriver que si le jeu libre et harmonique des intérêts n’est pas troublé par des lois humaines. Nous arrivons ainsi à la troisième des propositions essentielles du système.

III. — Le rôle de l’État doit être réduit au maintien de la justice dans la société.

C’est là sans doute la partie la plus discutable de toute la théorie de Bastiat, quoique le devoir de justice, si on l’entend largement, ne doive pas être insuffisant pour permettre au souverain d’être le minister Dei in bonum.

Cette inaction de l’État dans toutes les relations qui ne mettent pas la justice en cause, est la conséquence nécessaire de l’harmonie générale des intérêts. Si parfait dans son ensemble est l’ordre naturel du monde économique, que toute main humaine qui oserait en toucher les rouages, ne ferait que le troubler. Bastiat en donne aussi un autre motif : c’est qu’ « aucun droit ne peut exister dans la collection des individus, qui ne préexiste déjà dans les individus eux-mêmes », et que les individus ne possèdent pas le droit d’imposer à leurs semblables, par la force, autre chose que la justice pour eux-mêmes[1113].

Nous craignons ici que Bastiat n’ait été emporté trop loin dans son optimisme ; surtout la thèse que la société n’aurait pas de droits en dehors de ceux que ses membres possédaient avant elle à titre purement individuel, nous semble, non seulement inexacte, mais encore inconciliable avec les principes de société et d’autorité. Nous nous en sommes expliqué tout à l’heure à propos de List[1114].

En tout cas, on comprend mieux maintenant pourquoi Bastiat devait être un des partisans les plus ardents du libre-échange international. Étant données ses prémisses, aucune discussion n’aurait été possible avec lui sur ce point là : car la liberté de l’échange international lui apparaissait comme étant de droit naturel.

Bastiat est trop oublié maintenant. Mais il était aussi trop polémiste, trop oratoire dans ses procédés, trop absorbé par le souci de l’actualité et par la réfutation des erreurs de ses contemporains — de Proudhon notamment et des Contradictions économiques — pour que ses pages aient pu garder à un demi-siècle de distance tout l’attrait qu’elles avaient pour nos pères. Il reste probable que si Bastiat avait achevé son œuvre, elle n’aurait pas la calme et sereine majesté qui convient aux plus solides monuments de la philosophie, et qui s’impose à l’admiration de la postérité bien plus sûrement encore que ne peuvent faire les discussions les plus animées. Pourtant, s’il y a des lacunes et des inégalités dans le génie de Bastiat, si surtout sa thèse de l’harmonie essentielle des intérêts a suscité de justes critiques, il faut, à cause même de cela, qu’on lui sache pardonner beaucoup. Pour quelles erreurs aurait-on de l’indulgence, si ce n’est pas pour celles des hommes dont tout le tort a été de trop croire à l’harmonie parfaite et persistante de l’œuvre divine et de trop douter, par conséquent, des désordres que la violation des lois morales y peut introduire, une fois que cette œuvre s’est échappée de ses mains créatrices ?

Bastiat avait eu un précurseur dans l’Américain Carey (1793-1879). Rien ne prouve cependant qu’ils aient pu s’inspirer l’un l’autre, de telle sorte que chacun doit bien garder le mérite de son originalité.

Deux Carey se sont distingués successivement dans l’économie politique.

Le père, Mathieu Carey, Irlandais réfugié à Philadelphie à la fin de la guerre de l’Indépendance et établi libraire dans cette ville, y avait publié, de 1819 à 1833, divers opuscules de circonstance contre rabaissement des droits de douanes[1115].

Son fils, Henri-Charles Carey, continua le commerce de librairie jusqu’en 1836, date à laquelle il se retira des affaires pour se consacrer tout entier aux études économiques. Il s’était instruit tout seul par ses lectures dans son magasin[1116]. Il élabora lentement ses idées, et pour les connaître nous avons, non pas un seul, mais successivement trois ouvrages importants à étudier : les Principes d’économie politique (1837-1840) ; le Passé, le présent et l’avenir (1848) ; enfin les Principes de la science sociale (1858-1859)[1117].

Dans les Principles of political economy, nous signalerons la thèse du travail épargné, présenté comme cause de la valeur. Carey se met en face de l’énigme célèbre de J.-B. Say sur la richesse d’un peuple caractérisée par la baisse de valeur des "produits sur son marché. Il répond que l’idée de la valeur repose sur l’appréciation de la résistance qu’il faut vaincre pour avoir ce que l’on veut. Or, le sentiment de cette résistance s’affaiblit avec la puissance de produire, c’est-à-dire avec le perfectionnement des instruments. Donc la valeur doit baisser avec le progrès industriel et social. Donc, aussi, il est faux que l’on puisse mesurer la richesse — c’est-à-dire l’abondance des biens — par la somme des valeurs de celles des richesses que l’on possède. On sait comment cette théorie du travail épargné a été reprise et vulgarisée par Bastiat.

Dans le reste du volume, Carey se rangeait parmi les économistes de l’école libérale, comme partisan de la liberté d’émission, du libre-échange et de l’harmonie naturelle des intérêts, laquelle, entre autres résultats, diminue la part du capital au profit de la part du travail lorsque des progrès industriels sont réalisés. Toutefois les idées libre-échangistes de Carey furent ensuite modifiées par des leçons de l’expérience, lorsque le régime protectionniste, repris en 1842 après la grande crise économique et commerciale de 1837 et années suivantes, eut ramené la prospérité aux États-Unis[1118].

Le second ouvrage — The past, the present and the future — paru en 1848, est le plus important et le plus original. C’est là que se trouve la double réfutation des lois de la rente de Ricardo et du principe de population de Malthus. Carey y étudie la marche progressive de l’humanité depuis son origine. Elle y est d’abord esclave de la nature ; elle ignore les forces naturelles ; à plus forte raison est-elle incapable de les plier à son service. Puis, peu à peu, elle apprend à les dominer, et c’est dans cette lente ascension-civilisatrice que les richesses voient décroître leur valeur, à mesure que décroissent les efforts que leur reproduction va exiger[1119].

La discussion contre la théorie de la rente de Ricardo est menée avec une grande force d’argumentation[1120].

Carey, après avoir remarqué là complexité de la formule et les explications différentes qui en sont données par les disciples de Ricardo lui-même, analyse la théorie en six propositions distinctes, qu’il veut réfuter une à une[1121].

1° La culture a commencé par les terres les plus fertiles et les plus capables : de donner un revenu élevé. À cela Carey répond par une longue discussion historique, basée surtout sur le passé économique, et agricole des États-Unis, où la culture a commencé par les coteaux assez maigres. Il en avait été ainsi jadis pour la Grèce et l’Italie, plus tard pour la France et l’Angleterre[1122]. Ce point d’histoire peut être tenu pour bien établi ; il est d’ailleurs parfaitement logique qu’il en soit ainsi, à raison de la faiblesse économique des premiers exploitants[1123].

2° L’accroissement de la population exige la mise en culture de terres inférieures et moins productives. — À cela Carey répond que les conditions de l’existence, s’il en était ainsi, devraient être allées en s’empirant avec l’accroissement de la population, mais qu’elles doivent aller au contraire en s’améliorant, si cette population y trouve peu à peu plus de force pour vaincre la nature[1124]. Or, lequel de ces deux phénomènes s’est réalisé au cours des siècles ? Le second, sans aucun doute. Ici Carey a la partie facile contre son adversaire.

3° La rente à pour cause et pour mesure l’inégalité de rendement des terrains mis en culture les uns après les autres : donc le propriétaire du n° 1 touchera plus que le propriétaire du n° 2, et ainsi de suite ; celui du n° 1 touchera à la fois un profit de capital (Ricardo, on le sait, disait profit et non loyer) et une rente, tandis que celui du n° 2 ne touchera que ce profit. — À cela Carey répond que si l’on a commencé par les terrains maigres et pauvres, comme il l’a prouvé, le propriétaire du n° 1 touchera son loyer de capital, non pas augmenté d’une rente, mais diminué de la différence entre le pouvoir de production du n° 2 et du n° 1. Ce qui démontre qu’il en est ainsi, dit-il, c’est que les terres anciennement cultivées sont vendues pour un prix inférieur au total des capitaux qu’elles ont reçues au cours des siècles, tandis qu’avec la théorie de Ricardo elles devraient être vendues contre le remboursement de ces capitaux, plus une somme représentant la valeur capitalisée de la rente. À plus forte raisons, dirons-nous, cette remarque pourrait-elle être faite pour l’Europe. Souvent aussi, dans la première mise en exploitation d’une terre, le capital est englouti en vain, au moins pour partie, parce que le premier exploitant s’était attaqué présomptueusement à une espèce particulière de sol dont on n’avait pas besoin pour ce moment là. L’homme jette alors son travail, en attendant de mourir à la peine[1125].

4° Si l’on a commencé par les terres riches et si leur rente va en augmentant, le pourcentage du propriétaire sur le produit brut de la terre ira aussi en augmentant, et celui du cultivateur en diminuant. — Carey, combinant cette formule de Ricardo avec celle du rendement décroissant des capitaux additionnels — diminishing returns — montre qu’elle aboutit à la table suivante, qui n’est que l’extension, jusqu’au onzième degré, des calculs développés par Ricardo jusqu’au troisième seulement.

Rendement brut du n°1 Pouvoir de la terre Pouvoir du travail
1re période 100 0 100
2e 190 10 180
3e 270 30 240
4e 340 60 280
5e 400 100 300
6e 450 150 300
7e 490 210 280
8e 520 280 240
9e 540 360 180
10e 550 450 100
11e 550 550 0


Ce tableau, dressé par Carey pour exprimer les idées de Ricardo, y répond bien. Ricardo posait la loi du rendement décroissant des capitaux additionnels : par conséquent, si le premier capital confié à la terre rend 100, le second ne rendra que 90. Puis Ricardo avait le tort de déclarer « qu’il faut ou bien qu’il y ait deux taux de rendement du capital agricole, ou bien qu’on enlève du produit du n° 1 dix boisseaux de blé ou leur équivalent pour les consacrer à un autre emploi que le loyer de ce capital[1126] » : nous disons qu’il avait tort, d’une part parce qu’il écartait la première branche de l’alternative sans la discuter, d’autre part, parce qu’il ne voyait pas que ni le taux de rendement des capitaux circulants actuels, ni celui des capitaux fixes récemment incorporés ne dictent celui des capitaux fixes incorporés anciennement[1127]. Quoi qu’il en soit de cette erreur, l’argumentation de Ricardo fait apparaître dans le rendement total de 190 une rente de 10. C’est avec celle-ci que Carey ouvre la seconde colonne. Donc il ne reste plus que 180 pour la troisième, qui exprime le loyer du capital. On n’a qu’à continuer ainsi, en diminuant de période en période l’excédent du rendement total de cette période sur le rendement total de la précédente : il s’ensuit à chaque période un accroissement de la rente toujours plus fort que l’accroissement précédent. Ensuite les chiffres de la seconde colonne retranchés de ceux de la première, dictent d’une façon inexorable ceux de la troisième, qui expriment le loyer par opposition à la rente.

Carey conteste à bon droit les conclusions historiques qui naîtraient de ce schéma.

Il fait observer que la proportion du produit brut donnée au propriétaire est allée au contraire en diminuant, au profit de la proportion qui est allée au cultivateur. Historiquement il a raison. Alors — mais sans preuves, et seulement pour faire mieux saisir sa pensée — il construit le tableau suivant, à mettre en regard de celui qui serait tiré de Ricardo pour les mêmes onze périodes[1128].


Rendement brut Pouvoir de la terre Pouvoir du travail
1re période 30 20 10
2e 70 40 30
3e 120 60 60
4e 180 80 100
5e 250 100 150
6e 330 120 210
7e 420 140 280
8e 520 155 365
9e 630 170 460
10e 750 180 570
11e 880 190 690

5° La progression de la rente sera empêchée par le développement de la richesse et les améliorations agricoles, qui combattront d’autant la formule des revenus décroissants (mais ceci, chez les ricardiens, n’était qu’une interpolation, destinée à garantir Ricardo contre les démentis éventuels que l’avenir pouvait lui donner et lui a donnés effectivement), Ricardo avait également prévu le cas où des terres nouvelles seraient disponibles. — Or, dit Carey, de deux choses l’une : ou celles-ci sont meilleures, et pourquoi n’a-t-on pas commencé par elles ? ou bien elles sont moins bonnes, et alors en quoi troublent-elles les calculs de Ricardo et la pleine réalisation de ses pronostics[1129] ?

6° Les perfectionnements de l’art agricole retardent la rente ; donc l’intérêt du cultivateur, qui est de les désirer et de les chercher, est en conflit perpétuel avec celui du propriétaire, qui doit les craindre. — Ce serait là une théorie désespérante ; mais elle est fausse, puisque le pouvoir de la terre a commencé et grandi à mesure que l’homme plus fort pouvait cultiver des sols plus fertiles ; ce pouvoir ne diminuera donc pas d’une manière absolue, quand on saura rendre fertiles par le travail des terrains qui ne l’étaient pas par la nature[1130].

La réfutation de Ricardo, sur laquelle nous nous sommes appesanti, prépare celle de Malthus. Si la culture a commencé par les terres maigres pour n’atteindre que plus tard les sols fertiles et profonds, la loi des rendements au moins proportionnels se substitué aisément au pessimisme malthusien.

Contre Malthus, Carey objecte encore que l’accroissement de la population accroît les facilités de produire, soit à cause d’une division plus grande des professions et du travail, soit à cause d’une organisation sociale plus productive, particulièrement par un meilleur emploi des forces de l’association. Il y aura donc une économie considérable d’efforts, eu égard aux résultats — comme il arriverait par exemple si les États-Unis filaient et tissaient eux-mêmes leurs cotons bruts, au lieu de les envoyer en Angleterre pour les y faire ouvrer et les réimporter en cotonnades[1131].

On peut regretter toutefois que Carey, qui ignorait l’histoire sociale de l’Europe et particulièrement celle du moyen âge et qui était en outre un admirateur enthousiaste des États-Unis, soit quelque peu injuste pour la civilisation européenne et pour le patriotisme de nos vieilles nations de l’ancien continent[1132].

Dans ses Principes de science sociale, Carey revient sur la question de la population, pour opposer au principe de Malthus la loi naturelle de la fécondité croissante des espèces animales et végétales selon l’ordre décroissant de leurs perfections relatives. Effectivement les genres des animaux inférieurs sont moyennement plus prolifiques que ceux des animaux supérieurs, et les espèces végétales sont moyennement aussi beaucoup plus fécondes que les espèces animales, de telle sorte que si l’on pouvait représenter dans un temps donné la multiplication naturelle du genre humain par les puissances consécutives de 2, on pourrait représenter par les puissances consécutives de 3, de 4 ou de 5 la multiplication des animaux et des végétaux dans la même période, aussi longtemps du moins que l’espace ne ferait pas matériellement défaut[1133].

Les Principles of social science — seul ouvrage qui ait été traduit en français — reprennent les autres idées maîtresses de Carey. On y voit encore que la valeur est égale au coût de reproduction, que le progrès est la loi constante de l’humanité, et que, accompli par les découvertes scientifiques et par leurs applications industrielles, il réalise, l’amélioration sociale au profit de la masse du genre humain[1134] ; on y retrouve enfin la réfutation des lois de la rente et du principe de population, avec celle de la loi du rendement non proportionnel, — diminishing returns — de Stuart Mill.

Dans la disposition des matières, cet ouvrage a la prétention d’être une vaste synthèse sociale où tout est ramené aux lois du monde inanimé. Mais Carey, à cet égard, se défend-il assez de l’esprit de dogmatisme qui gagne si facilement les auteurs des trop vastes conceptions ? N’y cède-t-il pas, par exemple, lorsque, en terminant, il essaye d’énumérer et de formuler « les lois qui régissent la matière sous toutes ses formes et qui sont communes à la science physique et à la science sociale[1135] » ?

En tout cas, si adversaire qu’il soit de Malthus et de Ricardo, Carey a garde de confondre Adam Smith avec eux. Il sait qu’Adam Smith n’a pas l’esprit étroit et pour ainsi dire unilatéral de ses successeurs ; il se souvient que Smith se sépare d’eux au sujet du libre-échange et de la confiance exclusive à donner aux commerçants, aussi bien qu’au sujet du pessimisme fatal des lois du développement économique ; et il ne craint pas même de dire que « Smith ne connaissait en aucune façon la science sinistredismal science — qui vient d’être décrite[1136] ».

Carey a apporté dans toute son œuvre une remarquable intelligence des lois naturelles et particulièrement de celles qui régissent les transformations chimiques de la matière. Ses Principes de science sociale s’en inspirent d’une manière constante. Il mérite surtout des éloges pour son sens chrétien de la loi du progrès et pour sa foi à la Providence et à la Sagesse du Créateur. À ce titre, il a élevé une noble protestation contre Ricardo, Malthus et Stuart Mill, dont le pessimisme pouvait trop facilement inviter au blasphème.

Carey devrait-il être rangé parmi les maîtres de l’école historique ? On l’a dit[1137] ; et l’influence que le milieu américain où il vivait a exercée sur lui, le soin qu’il met à montrer que les déductions de la méthode métaphysique de Ricardo sont démenties par l’histoire, tout cela paraît encourager à en faire un partisan de l’historisme. À tout prendre cependant, ce serait une erreur, lorsque lui-même affirme avec une foi si profonde la constance d’un certain ordre dans le monde et l’empire de lois régulières qui n’ont jamais accepté de violations, ni de démentis.

Carey eut un disciple en Peshine Smith, auteur d’un Manuel d’économie politique (1853) ; mais ce dernier n’exagère-t-il pas, lorsqu’il affirme l’existence d’une économie politique fondée sur la base des lois purement physiques et possédant la certitude absolue qui appartient aux sciences positives[1138] » ?

CHAPITRE IX

LA STATISTIQUE ET L’ÉCOLE MATHÉMATIQUE

La statistique — étude numérique des faits sociaux — avait manqué longtemps à l’économie politique, pour lui fournir les connaissances sûres et exactement mesurées dont cette dernière avait besoin.

Les premiers principes des méthodes statistiques ont été formulés par des Allemands, Conring et Seckendorf au XVIIe siècle, puis Struve, Achenwall et Süssmilch au XVIIIe siècle.

En France, nous pouvons nous faire honneur de Lavoisier (1745-1794), que de Calonne et du Pont de Nemours avaient consulté à maintes reprisés et qui donna, en 1791, un Mémoire sur la richesse territoriale de la France, extrait d’un ouvrage qui n’est pas achevé. Il s’agissait d’évaluer la fortune territoriale du pays : elle était absolument ignorée, et c’était elle cependant qui devait servir de base à l’impôt. Mais Lavoisier ne termina pas ce travail : il n’acheva pas même, devant la guillotine qui le réclamait, les découvertes chimiques qui ont illustré son nom.

Il ne nous appartient pas ici de parler de la statistique, pas même de discuter s’il faut voir en elle une science ou bien un art[1139]. Un seul ordre de questions peut nous intéresser pour le moment : ce sont celles que soulève l’application du calcul des probabilités aux faits libres et moraux (tels que sont les faits économiques), et non plus seulement aux faits involontaires comme la naissance ou la mort.

Jacques Bernouilli, le fameux mathématicien de Bâle et l’émule de Leibnitz, avait déjà entrevu le problème dans son Ars conjectandi (1685), en distinguant spécialement l’application du calcul des probabilités aux res civiles, aux res morales et aux res œconomicœ. Plus tard, Melon citait l’Arithmétique politique, imprimée en 1691, de l’Anglais Petty, « le premier homme, disait-il, qui a voulu calculer la puissance d’un État et la politique du commerce » ; et il ajoutait : « Tout est réductible au calcul ; il s’étend jusqu’aux choses purement morales. On peut trouver les plus grandes probabilités selon lesquelles un législateur, un ministre, un particulier se déterminera à rejeter ou à accepter une proposition, une entreprise, etc.[1140] » Mais l’étude approfondie des faits et de leur degré moyen de certitude prévisionnelle ne fut faite qu’au XIXe siècle par Quetelet.

L’astronome Quetelet (1796-1874), fondateur et directeur pendant cinquante ans de l’observatoire de Bruxelles, mena de front les travaux astronomiques et la statistique. Dans ce dernier ordre d’idées, on lui doit un Essai de physique sociale (1835)[1141] et une étude sur la Théorie des probabilités appliquée aux sciences morales et politiques (1846). Il constate que la prévision statistique s’applique avec la même régularité aux faits involontaires et physiques et aux faits purement libres et moraux, tels que le nombre des crimes et la proportion de chaque espèce diverse de délits, ou telle encore que la proportion et la gravité des peines qui sont prononcées. L’homme que Quetelet étudie avec la statistique, c’est ce qu’il appelle « l’homme moyen…, analogue du centre de gravité dans les corps, moyenne autour de laquelle oscillent les éléments sociaux ; être fictif pour qui toutes choses se passeront conformément aux résultats moyens obtenus pour la société[1142] ».

Précisément la statistique criminelle a le curieux mérite de fournir des éléments de calcul absolument certains, dans un domaine où l’on pourrait croire que la libre volonté des individus doit donner les résultats les plus capricieux et les moins réguliers. S’il y a des variations d’une année sur une autre, elles tiennent à des causes générales, mais non pas au hasard ; et ces causes elles-mêmes opèrent comme de véritables lois. On peut en suivre l’intensité croissante ou décroissante et l’on peut en tracer la courbe géométrique. Ce qui est même très frappant, c’est que les faits volontaires, comme les suicides, les attentats à la pudeur, l’emploi de tel ou tel moyen de suicide ou de telle ou telle arme de meurtre, présentent une régularité numérique supérieure à celle des faits purement involontaires, comme les morts naturelles.

Quetelet avait très justement posé en principe que la prévision des résultats sera toujours d’autant plus grande que les cas observés pour la détermination du pourcentage seront plus nombreux. C’est la loi des grands nombres. Si l’on opérait avec des combinaisons purement fortuites, on prouverait expérimentalement que la « précision des résultats croit comme la racine carrée du nombre des observations ». En matière de faits libres et moraux, il reste au moins la certitude que « plus le nombre des individus que l’on observe est grand, plus les particularités individuelles, soit physiques, soit morales, soit intellectuelles, s’effacent et laissent prédominer la série des faits généraux en vertu desquels" la société existe et se conserve[1143] ».

Poussant plus loin la précision mathématique de ses formules, il avait établi une loi plus intéressante encore, à laquelle est resté attaché le nom de « courbe binomiale de Quetelet ». On peut l’exprimer ainsi : tous les phénomènes qui obéissent à une loi naturelle déterminant un type probable et moyen, se groupent autour de cette moyenne typique, de telle sorte que le nombre des observations ou des sujets qui s’en écartent diminue avec l’amplitude des écarts. Ainsi, « si l’on porte en abscisses les écarts rapportés à la moyenne et en ordonnées les nombres d’individus doués de l’écart considéré, on obtient la célèbre courbe en cloche à laquelle Quetelet a donné le nom de binomiale[1144]. »

Ici toutefois Quetelet peut avoir eu tort de professer « qu’un des principaux faits de la civilisation est de resserrer de plus en plus les limites dans lesquelles oscillent les différents éléments relatifs à l’homme[1145] » ; il a eu surtout le tort de déprimer là liberté individuelle en exagérant la responsabilité du milieu social au détriment de la responsabilité de l’individu[1146].

On ne saurait contester, en effet, que de toutes ces questions là naît un très grave problème de philosophie pure[1147]. Comment, en effet, concilier la prévision numérique des actes moraux avec la liberté et la responsabilité de ceux qui les accomplissent ? Faudrait-il donc tomber dans le déterminisme pour échapper à la difficulté[1148] ?

Il n’est aucunement besoin d’aller jusque là. La liberté humaine, en effet, ne consiste pas à vouloir sans motif, mais à faire prédominer tel ou tel : motif sur les autres. C’était déjà la doctrine de Quesnay, qui définissait la liberté « le pouvoir de délibérer pour se déterminer avec raison à agir ou à ne pas agir[1149] ». Or, si les hommes sont tous semblables entre eux, ou bien si, dissemblables, ils sont également répartis, dans leurs différences constitutionnelles ou morales, héréditaires ou acquises, ils doivent subir avec des intensités égales ou régulièrement inégales l’attraction des motifs qui les sollicitent à vouloir et à agir. Alors les motifs d’ordre physique obéiront rigoureusement, au calcul mathématique des probabilités ; la force même des mobiles moraux n’y pourra pas échapper. La liberté n’en est pas moins maintenue dans chaque homme pris à part, et elle le tient soumis lui-même à toutes les conséquences de sa responsabilité. C’est donc à tort que cette liberté semblerait écrasée.sous la fatalité du résultat collectif. Tout au contraire, même en cet ordre collectif des résultats, elle se révèle par la variété de force des mobiles purement moraux, qui,, tirés des croyances ou de l’éducation, nous montrent combien toujours l’homme individuel reste libre de, vouloir et d’agir lorsque les convictions religieuses, morales et philosophiques se sont formées en lui par l’exercice et l’apprentissage de sa liberté.

La puissance de l’habitude et l’instinct de l’imitation achèvent ensuite de fonder et de justifier la prévision statistique, sans qu’aucune de ces deux forces annihile davantage la liberté.

C’est ainsi, pour en revenir à notre sujet, que dans la production économique un fabricant pourra, calculer approximativement la demande future d’après la consommation actuelle, en tenant compté de ces courants instantanés ou tout au moins rapides qui s’appellent la mode et qui ne sont autre chose que l’imitation appliquée à un certain usagé des biens ou à une certaine direction des goûts.

Aussi bien les phénomènes économiques et particulièrement les jugements de l’esprit sur la valeur et sur le prix des choses ne peuvent pas échapper à ces lois de la prévision statistique. Il est évident même que l’idée de soumettre ces phénomènes aux formules de l’algèbre a dus se présenter de bonne heure aux économistes. Quesnay, tout le premier, en rédigeant son Tableau économique, où il suivait de main en main le processus de la richesse produite par la seule agriculture, avait cherché à appliquer aux théories de l’économie politique quelque chose des figurations employées par les mathématiciens. Mais que pouvait valoir la solution apparente d’un problème pratique, quand les données en étaient purement fictives[1150] ?

En France, les deux noms qui se rattachent le plus directement à l’école économique mathématique, sont ceux de Canard et de Cournot. Canard (1755-1833), auteur de divers ouvrages sur les mathématiques et la physique, publia en 1802, sous l’influence de la méthode mathématique, des Principes d’économie politique, ou il étudiait judicieusement les phénomènes de la répercussion des impôts[1151], et où il s’élevait fort justement contre l’impôt unique sur le revenu agricole, tel que les physiocrates avaient voulu l’établir. Cournot (1801-1877), recteur de l’Académie de Grenoble, puis de celle de Dijon, est plus connu. Il donna en 1833 ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses. Il prenait, par exemple, une proposition d’Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il la mettait en formule algébrique et tâchait d’en déduire les transformations nécessaires, à l’aide des procédés usités pour les mathématiques. Mais il aboutissait souvent à des conclusions contre lesquelles protestait l’expérience. Au fond, le volume fit peu.de bruit les mathématiciens le dédaignèrent, faute de s’intéresser aux problèmes économiques, et les économistes ne l’estimèrent guère plus, faute de pouvoir accepter les déductions qui y étaient amenées. Aussi Cournot, quand il publia en 1863 ses Principes sur la théorie des richesses, adopta purement et simplement cette fois la doctrine de la liberté naturelle, sans s’astreindre davantage à la dangereuse rigueur des formules algébriques. Nous avons déjà cité Cournot comme un des rares économistes français qui ont étudié et accepté la théorie de la valeur internationale[1152].

C’était à l’école mathématique qu’appartenait aussi von Thünen, quand il calculait à l’aide de formules, soit le taux naturel de l’intérêt, soit le salaire effectif pour arriver à voir dans ce dernier une moyenne proportionnelle entre la productivité du travail et les exigences de la vie de l’ouvrier. Comme les mathématiciens cherchant une valeur limite, lui aussi trouvait aux frontières de son « État isolé » une zone où la rente était nulle et au-delà de laquelle la terre était gratuite : il n’y avait plus alors qu’à reconstruire toutes les expressions par lesquelles rente et loyer pouvaient passer, à mesure qu’on se rapprochait du centre hypothétique de cet État.

Un peu plus tard l’Allemagne avait aussi Gossen[1153], qui resta longtemps ignoré, même de ses compatriotes, et qui fut révélé beaucoup plus tard encore au public spécial de l’économie politique, par l’admiration que Jevons professa pour lui quand il l’eut trouvé en 1878.

Gossen, fier de ses découvertes, revendiquait, pour lui, dans le monde économique, une place égale à celle que Copernic occupe dans l’astronomie. L’économie, d’après lui, c’est la théorie du plaisir et de la peine, ou la théorie des procédés par lesquels les individus, soit isolément, soit en groupes, peuvent obtenir le maximum de plaisirs avec le minimum d’efforts possible. Voilà le principe économique : Quesnay déjà l’avait formulé. Or, l’utilité d’un produit quelconque doit être estimée après déduction de la peine que le travail de sa production entraîne avec lui. Ce sont là des courbes à construire : l’utilité du produit disparaît — elle prend, en d’autres termes, une valeur négative — quand la ligne représentative de l’effort dépasse et franchit la ligne représentative de la jouissance. L’échange perd aussi toute raison d’être, quand les utilités à donner et à recevoir sont mathématiquement égales. Tout cela est illustré par des figures géométriques ; l’analyse elle-même n’est pas exclue, quand il faut déterminer des maxima et des minima. L’ouvrage se terminait par une théorie de la rente, sur laquelle nous reviendrons à propos de la nationalisation du sol[1154].

Le principal mérite de Gossen est d’avoir émis une théorie de la valeur basée sur le degré final d’utilité, bien des années avant que Jevons eût publié la sienne, en 1871, dans sa Mathematical theory of political economy[1155]. C’est Jevons, cependant, qui devant l’opinion partage avec l’Autrichien Karl Menger le mérite d’avoir expliqué que la valeur uniforme de toutes les parties d’une richesse est estimée par chacun de nous d’après l’utilité directe ou indirecte que nous trouvons dans celui de ses éléments qui en présente le moins pour nous.

William Stanley Jevons apportait effectivement à l’étude de l’économie politique de remarquables qualités d’observation et de calcul. Nous pouvons glisser sur sa Théorie mathématique de l’économie politique, qui ne parvint pas à révolutionner la méthode. Mais il faut citer ses travaux sur la monnaie, conçus dans le sens du monométallisme-or, comme sa logique de mathématicien l’y obligeait[1156] ; il faut, citer également ses recherches de statistique et les perfectionnements de méthode qu’il apportait à cet art.

Pouvons-nous porter un jugement aussi favorable sur sa théorie des crises commerciales expliquées par les taches du soleil[1157] ? En étudiant les variations des prix et leurs courbes, Jevons avait été frappé de leur périodicité. Il semblait qu’une crise commerciale revenait tous les dix ans : 1825, 1836, 1847, 1857 et 1866 ; Il y avait pour ainsi dire un cycle à parcourir ; les prix avaient leur flux et leur reflux, entre une période de dépression générale et une autre période de prospérité et de confiance exagérée, et ces cycles étaient d’une durée de dix ans. Pourquoi ? Or, Jevons remarquait que le début d’une période d’activité commerciale coïncidait souvent avec des récoltes favorables. S’il en était ainsi, on pouvait probablement rattacher l’heureuse périodicité des bonnes récoltes à celle des taches de soleil ; et de là une théorie économique qui a obtenu — il faut bien le dire — plus d’attention que de crédit[1158].

À Jevons se rattache, par les perfectionnements qu’elle a reçus, l’idée des index-numbers.

Tooke et Newmarch en avaient fait la-première application dans leur Histoire des prix ; l’Economist, qui l’applique régulièrement depuis 1865, fait autorité pour les résultats qu’il en donne. — On connaît sa méthode : prendre pour 22 marchandises les prix du 1er janvier et du 1er juillet ; les ramener en % à ce qu’ils avaient été en moyenne dans la période de 1845 à 1850 suivant les travaux antérieurs de Newmarch, et donner comme index-number de l’année écoulée un chiffre total qui sera égal, inférieur ou supérieur à 2.200 selon que le pouvoir de la monnaie sur les marchandises a été constant ou bien a été soit en augmentation, soit en diminution. On comprend en effet que si les prix sont les mêmes que les prix moyens des 1er janvier et 1er juillet 1845-1850, ou bien si les hausses des uns compensent exactement les baisses des autres, l’index-number sera 22 x 100, c’est-à-dire 2.200. Parti de 3.575 en 1865, l’index-number, à travers quelques mouvements en sens contraires, s’est abaissé jusqu’à 1.890 en 1898 et est depuis lors remonté à travers quelques variations.

Si ingénieux qu’il soit, le procédé présente bien des défauts, dont voici les deux plus graves : d’une part, les vingt-deux marchandises n’y sont pas affectées de coefficients divers calculés d’après la place qu’elles tiennent dans le commerce et par conséquent d’après les conséquences économiques et sociales de leurs variations de prix, et le blé par exemple, a-t-on dit, n’y compte pas plus que l’indigo ; d’autre part, il n’est tenu compte que des marchandises, sans aucune préoccupation du prix du travail, qui est, lui aussi, un des grands facteurs de la demande de monnaie, quoique les variations en soient beaucoup plus lentes que les variations du prix des marchandises. Enfin — mais ceci est moins important — au lieu de prendre les moyennes de l’année, on prend seulement les deux cotes des 1er janvier et 1er juillet. Diverses tentatives de corrections ont été faites ou proposées[1159].

M. Auguste Walras donnait en 1849 sa Théorie mathématique de la richesse sociale.

Le représentant le plus en vue de cette école est aujourd’hui son fils, M. Léon Walras, professeur à la Faculté de Droit de Lausanne, dont les Éléments d’économie politique pure furent publiés partie en 1874, partie en 1877. Il définit l’économie politique pure « la théorie de la détermination des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence », en ajoutant que « l’on s’interdit toute théorie scientifique de la détermination des prix si l’on néglige, la distinction des capitaux et des revenus[1160] ». — Ce qui entraîne toute une théorie économique parfaitement originale.

À des procédés spéciaux de démonstration il joint, en effet, des définitions nouvelles et imprévues, qui égareraient quelque peu ses lecteurs si ceux-ci n’avaient, pas au préalable retenu avec le plus grand soin le sens nouveau des mots. Ainsi M. Walras appelle capitaux ou biens durables « les choses qui servent plus d’une fois », c’est-à-dire selon lui : 1° les terres ; 2° les facultés personnelles ; 3° les capitaux proprement dits (capitaux fixes). Il appelle revenus ou biens fongibles les choses qui ne servent qu’une fois, c’est-à-dire : 1° les objets de consommation ; 2° les matières premières (capitaux circulants) ; 3° les services, autrement dit les usages successifs de capitaux, qui sont le plus souvent des choses immatérielles[1161] ». L’œuvre, mêlée de pages entières de formules, dont l’étude ne peut être abordée qu’à la condition d’une connaissance actuelle et présente des mathématiques spéciales, renferme cinq parties ; 1° l’échange (avec les courbes d’achat et de vente, etc.) ; 2° la production ; 3° la capitalisation et le crédit ; 4° la monnaie ; 5° les tarifs, le monopole et les impôts[1162].

L’impuissance de la méthode mathématique en économie politique a été attribuée à des causes très diverses.

On peut objecter en premier lieu que l’influence des préjugés, des passions et des sentiments doit nécessairement déranger les prévisions économiques, prévisions qui ont besoin d’être fondées sur l’intensité comparée des désirs qui nous portent vers tel ou tel bien de cet ordre[1163]. Ce serait le cas de rappeler la définition que Stuart Mill donnait de l’économie politique dans ses Unsettled questions, en l’appelant la « science qui trace les lois des phénomènes sociaux relativement à la production des richesses, en tant que ces phénomènes n’ont pas été modifiés par la poursuite d’un autre objet[1164] ». En faveur de la même objection, on ferait valoir la mobilité de nos désirs successifs, selon que la mode nous porte de tel ou tel, côté et selon que les richesses les plus estimées naguère deviennent l’objet de quelque consommation subjective. On pourrait encore, pour aboutir à la même conclusion, faire valoir la loi de substitution, en vertu de laquelle les satisfactions les plus hétérogènes et les plus disparates, par exemple un piano et un voyage, se substituent les unes aux autres, lorsque soit un obstacle de prix, soit une résistance quelconque, rencontrée d’un côté, nous amène à nous reporter d’un autre[1165].

Là cependant ne nous semble être ni la première, ni la principale raison de l’insuccès des mathématiques appliquées à l’économie politique. On sait fort bien que les actes même les plus libres au point de vue de la responsabilité individuelle n’échappent nullement à la rigueur des prévisions numériques. Dans un grand peuple, en effet, comme nous l’avons déjà dit, il y a moins de différence, d’une année à l’autre, entre le nombre des crimes, quoique ceux-ci soient inspirés par les passions, qu’il n’y en a entre le nombre des décès, quoique ces derniers — hors les suicides — ne dépendent pas de la volonté et du libre arbitre.

Quant à la complexité des motifs de volonté et d’action, elle serait certainement une difficulté pratique à vaincre pour la pose des équations et des systèmes d’équations ; mais elle n’engendrerait pas le moins du monde une impossibilité théorique.

La raison de l’impuissance des recherches mathématiques nous paraît être bien davantage l’absence de toute quantité économique rigoureusement mesurable. Le concept essentiel de l’économie politique est celui de valeur, et valeur suppose évaluation. Or, l’évaluation est un jugement de l’esprit ; et les mathématiques, qui exigent de toute nécessité des quantités mesurables, comme des nombres, des longueurs ou des forces, ne trouvent nulle part ni mètre, ni étalon, pour toiser les jugements. « Des unités de satisfaction animale ou morale, dit Ingram, des unités d’utilité ou autres semblables sont aussi étrangères à la science que le serait une unité de faculté de dormir ; et une unité de valeur, à moins que l’on ne comprenne sous ce nom la quantité d’une marchandise pouvant s’échanger dans des conditions données contre une autre, est une idée également indéfinie. Les mathématiques peuvent, à la vérité, formuler des proportions d’échangés, après que celles-ci ont été observées : mais elles ne sauraient, par aucun processus leur étant propre, déterminer ces proportions : car des conclusions quantitatives impliquent des prémisses quantitatives, et ces dernières font défaut[1166]. »

Les économistes mathématiciens ne sont pas les derniers à se rendre compte de l’impossibilité ou ils sont d’avoir des formules adéquates à des réalités : M. Walras, par exemple, demandait un « régime hypothétique de libre concurrence », pour que sa théorie de la détermination des prix pût fonctionner[1167] ; et un de ses émules, M. Pantaleoni, ne craignait pas de dire que « savoir si l’hypothèse hédonistique et psychologique d’où se déduisent toutes les vérités économiques, coïncide ou ne coïncide pas avec les motifs qui déterminent réellement les actions de l’homme, est une question qui ne touche point à l’exactitude des vérités ainsi déduites[1168] ». Eh bien, s’il en était ainsi, qu’y aurait-il encore en dehors de l’imagination du savant ?

Mais l’esprit mathématique n’en a pas moins fait faire de très réels progrès à la science économique, par la statistique, les méthodes du calcul et les courbes graphiques. Signalons aussi l’habitude relativement récente d’exprimer toutes les proportions, non pas en fractions ordinaires, mais en pourcentages ou % ce qui rend toutes les comparaisons infiniment plus rapides et plus faciles.

CHAPITRE X

L’ÉCLECTISME LIBÉRAL

I

LES AUTEURS DE LA FIN DU XIXe SIÈCLE

En France les doctrines allemandes, plus ou moins imbues d’historisme et de socialisme d’État, ne sont pas parvenues à dominer. Non seulement les théories des lois économiques naturelles et permanentes ont conservé leur prestige : mais avec elles se sont aussi conservées les doctrines libre-échàngistes que les premiers disciples de Jean-Baptiste Say, puis Frédéric Bastiat, avaient soutenues. Les plus importantes revues d’économie politique sont restées fidèles à ces traditionnelles convictions. Si les idées de protection ont repris une notable avance au cours de ces dernières années, c’est dans le monde des affaires et de la politique, beaucoup plus que dans les sphères de la théorie et de l’enseignement[1169], quoique l’opportunité pratique de certaines concessions ait été ressentie à peu près partout.

On comprendra combien nous devons être sobre d’appréciations en touchant aux économistes de la seconde moitié du XIXe siècle et surtout aux contemporains : nous croirions cependant être trop incomplet, si nous ne faisions pas sommairement connaître les principaux d’entre eux.

Le Genevois Cherbuliez, s’il appartient déjà à cette période, au moins pour la dernière partie de sa carrière, est encore un classique qui marche dans les traces de Ricardo[1170]. En outre de diverses publications de circonstance, parues en 1848 et 1849 et dirigées contre le socialisme, on lui doit un Précis de la science économique et de ses principales applications (1862). C’est un libéral, sans grande originalité, de l’école utilitaire de Bentham, assez profond et assez abstrait pour avoir été du petit nombre des économistes de langue française qui ont traité de la difficile question de la valeur internationale[1171].

Nous citerons rapidement M. Courcelle-Seneuil, qui avait professé longtemps l’économie politique au Chili et qui a laissé beaucoup de travaux estimés sur les questions de crédit et de banque, ainsi qu’un Traité théorique et pratique de l’économie politique (1859), un des ouvrages qui distinguent avec le plus de clarté et d’énergie la science et l’art en économie politique[1172].

Nous citerons M. de Molinari (né en 1819), très longtemps directeur de la revue mensuelle le Journal des économistes, que MM. Horace Say (fils de Jean-Baptiste Say), Garnier et Guillaumin avaient fondée en 1841. M. de Molinari est un malthusien doctrinaire, ardent partisan des théories libre-échangistes et par moments aussi avocat d’un évolutionnisme moral à travers lequel les principes de la loi naturelle sont exposés à se voir enlever beaucoup trop, et cela au profit d’une théorie des finalités momentanées et contingentes, véritable morale utilitaire[1173].

Nous citerons encore M. Léon Say, petit-fils de Jean-Baptiste et fils d’Horace, qui a laissé peu de travaux d’ordre didactique, qui a cependant traduit et vulgarisé l’excellente Théorie des changes étrangers de l’Anglais Goschen, et qui s’est illustré surtout par son œuvre financière[1174]. Ami et conseiller de M. Thiers au moment de l’émission des deux grands emprunts de 1871 et 1872, sept fois ministre des finances entre 1872 et 1882, il a pris une part importante à la plus colossale opération de change que l’on ait jamais observée — le paiement de l’indemnité de guerre des cinq milliards.

Nous citerons enfin M. Yves Guyot, ancien député et ancien ministre des travaux publics, auteur de bonnes publications contre les collectivistes, notamment d’une défense de la propriété contre Lafargue[1175] et du solide traité la Science économique[1176]. Plus cyniquement que personne, M. Yves Guyot a formulé le système de la « morale de la concurrence », d’après lequel la loi de l’intérêt personnel, pratiquée sous un régime absolu de concurrence et de liberté, suffirait beaucoup mieux que toute morale métaphysique ou théologique à révéler et à faire observer les règles du juste et de l’injuste dans les rapports des hommes entre eux[1177].

Tous ces auteurs appartiennent délibérément à l’école libre-échangiste, sans aucun tempérament.

M. Paul Leroy-Beaulieu a plus d’originalité et d’indépendance. C’est un esprit modéré et libéral, éclectique plutôt que doctrinaire, observateur très attentif des faits plutôt que constructeur de systèmes brillants et nouveaux. Il est l’adversaire clairvoyant et énergique du socialisme sous toutes ses formes. Écrivain d’une fécondité inépuisable et d’une vaste érudition économique, il a publié de fort nombreux ouvrages que nous ne pourrons tous citer.

L’Essai sur la répartition des richesses et la tendance à une moindre inégalité des conditions a été justement un des plus remarqués[1178]. L’intérêt particulier que ce volume présente ici pour nous, ne tient pas seulement à la nature des questions tout actuelles et vivement passionnantes qu’il agite ; ce livre est en même temps, parmi les premiers ouvrages de M. Leroy-Beaulieu, celui qui aborde de plus près des problèmes de pure théorie. D’après lui, la répartition était, de toutes les parties de l’économie politique, celle qui était restée le plus en retard ; et il est convaincu, d’un autre côté, que les richesses, sous le régime actuel du libre travail, vont à une moindre inégalité. Pour la France, cette thèse est d’une incontestable exactitude. M. Leroy-Beaulieu l’appuyait sur des observations fort judicieuses, que les années n’ont fait depuis lors que confirmer. En ce qui concerne les salaires, il maintient une certaine influence du rapport entre les capitaux et la population ; mais il s’attache surtout à montrer l’action qu’exerce la productivité du travail ouvrier, quand cette productivité est modifiée, soit par des conditions naturelles locales, soit par des progrès techniques d’un ordre quelconque. Il faut enfin tenir compte de l’avantage que les lois ou les mœurs donnent à l’une des parties contractantes dans la discussion du contrat de travail. En tout cas, le rapport nécessaire entre la productivité du travail et le salaire de l’ouvrier suffirait pour opposer un obstacle insurmontable à tous les projets d’unification des salaires et de législation internationale du travail[1179].

La Colonisation chez les peuples modernes, le Traité de la science des finances, excellent mélange de principes et d’exemples, dans lequel nos procédés actuels de gaspillage financier sont justement critiqués ; le Précis d’économie politique, très court, mais non moins substantiel ; l’État moderne et ses fonctions, œuvre d’actualité où M. Leroy-Beaulieu, tout en combattant très énergiquement le socialisme d’État sous quelque forme et par quelque fissure qu’il pénètre dans nos lois, ne reste pas cependant dans les formules trop étroites d’Adam Smith ou de Bastiat sur le rôle du souverain ; le Collectivisme ou examen critique du nouveau socialisme, travail de ferme et solide polémique dirigé contre Émile de Laveleye, Schæffle, Karl Marx et Henri George ; tous ces ouvrages, non moins que la direction du journal hebdomadaire l’Économiste français, préparaient M. Leroy-Beaulieu à son vaste Traité théorique et pratique d’économie politique, qui restera comme une œuvre durable et qui se recommande beaucoup moins par une exposition de systèmes dans lesquels il n’est pas si facile d’être neuf qu’il n’est dangereux d’être invraisemblable et bizarre, que par une analyse profondément fouillée des mille et mille phénomènes économiques les plus récents de la société contemporaine.

Ce n’est pas cependant que M. Leroy-Beaulieu n’y éclaircisse point d’une manière fort heureuse certains problèmes de pure théorie, tels que ceux de la satiabilité de nos besoins et de la substitution progressive de nos désirs. De moins en moins sans doute on veut d’une chose à mesure qu’on en a davantage ; mais la satisfaction d’un besoin déterminé a pour effet de susciter le besoin et la demande d’objets de nature très différente et d’aider d’autres industries qui les produisent. Une psychologie économique sagement conduite est donc une préparation nécessaire à l’étude de la « loi de compensation », par laquelle seule on peut résoudre la fameuse question des machines[1180]. Personne non plus n’a exposé avec plus de force dans l’expression, avec plus de justesse dans les idées et plus d’opportunité dans le choix du moment, l’utilité sociale des grandes fortunes et les avantages généraux dont la constitution des grands profits industriels est ordinairement accompagnée[1181]. Ajoutons enfin une heureuse réhabilitation de l’expression « valeur d’usage » et de la distinction qu’Adam Smith, après Aristote, avait voulu faire entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, sans qu’il faille confondre, comme Adam Smith l’avait fait, cette valeur d’usage avec la simple utilité, ou qu’il faille, comme la plupart de ses successeurs, cesser de la nommer[1182]. Il est parfaitement vrai, en effet, que dans l’évaluation de mes immeubles au point de vue de l’assurance contre l’incendie et au point de vue du paiement de l’indemnité pour sinistres, je fais justement constater une valeur d’usage qui n’a aucun rapport avec la valeur d’échange, ni avec le, prix. Ce contraste est frappant, entre autres cas, pour les bâtiments d’un domaine rural, lesquels ont facilement une valeur d’usage quintuple de leur valeur d’échange : il l’est également pour des objets auxquels nous tenons par un-intérêt d’affection, comme des portraits de famille ; nous donnerions beaucoup pour ne pas en être privés, mais souvent nous ne trouverions personne qui voulût donner quelque chose pour les avoir, si peu que ce fût.

Nous aimons surtout à reconnaître chez M. Paul Leroy-Baulieu l’hommage intelligent qu’il rend au droit naturel et sa défense énergique de la propriété, sur le double fondement du droit naturel et de l’utilité sociale[1183].

Dans sa conception du rôle de l’État, M. Leroy-Beaulieu avait été précédé par M. Alfred Jourdan, doyen de la Faculté de Droit d’Aix et auteur du Rôle de l’État dans l’ordre économique (1882). Avec l’un et l’autre de ces deux auteurs, l’école libérale contemporaine prenait très sagement position contre les sophismes et les menaces des diverses sortes de socialisme. M. Jourdan, toutefois, faisait de la liberté des échanges internationaux une règle essentielle de droit naturel[1184], ce qui n’aurait pas dû moins faire que de l’exposera des difficultés pour ainsi dire insurmontables, quand il se serait agi de justifier et d’imposer le rôle de l’État gardien et défenseur de la nationalité, en matière de service militaire par exemple.

Nous serions injuste si dans cette liste, forcément trop rapide, nous ne faisions pas une place à M. Maurice Block (1816-1901), dont nous avons cité si souvent les Progrès de la science économique depuis Adam Smith. La profonde justesse des vues y rivalise ordinairement avec l’inépuisable abondance des matériaux[1185].

Chez M. Henri Baudrillart (1821-1892), le souci des questions morales apparaît dans le Manuel d’économie politique (1857) et dans les Rapports de la morale et de l’économie politique (1860), non pas que l’économie politique soit une branche de la morale ou qu’elle en soit subalterne, mais en ce sens que les leçons d’art économique qui se dégagent de la science, appuient généralement, pour le bien des individus et des peuples, les devoirs déjà révélés et imposés par la morale naturelle et religieuse. Son Histoire du luxe public et privé depuis l’antiquité jusqu’à nos jours (1878-1880) est le fruit de patientes recherches. Il n’en est que plus regrettable que sa belle étude historique, morale et descriptive des Populations agricoles de la France soit restée inachevée.

M. Colson, professeur à l’École supérieure des ponts et chaussées, se plaçait plus spécialement au point de vue de son enseignement et des ingénieurs qu’il avait à former : peu de théorie ; quelques rapides aperçus de droit élémentaire ; beaucoup de descriptions économiques et d’applications, particulièrement dans les parties les plus développées de son vaste ouvrage, je veux dire les finances et les travaux publics.

Parmi les économistes libéraux partisans des théories des lois économiques naturelles, est-ce donc qu’un souffle largement chrétien n’a jamais pénétré ? Si l’économie politique est une science, c’est-à-dire si elle découvre et possède des vérités, ne s’est-on pas dit, même après Bastiat, que ces vérités doivent avoir leur place dans l’ordre divin et que les lois qui les coordonnent entre elles, doivent être quelqu’une des innombrables manifestations de l’éternelle Sagesse qui a disposé le monde et qui le gouverne ?

M. de Metz-Noblat a eu cette généreuse conception, avec son modeste volume des Lois économiques, « résumé d’un cours d’économie politique fait à la Faculté de Droit de Nancy[1186] ». Lui-même présentait ainsi son but : « 1° montrer aux plus récalcitrants que l’économie politique est bien une science, en exposant dans toute sa rigueur la théorie des lois générales ; 2o  désarmer les hommes d’affaires et les politiques, en leur accordant de prime abord que, dans la pratique, des causes de plus d’une sorte viennent troubler les lois théoriques et en modifier les formules, tandis que des intérêts supérieurs aux intérêts économiques peuvent justifier, voire commander des dérogations artificielles au cours naturel et normal des choses ; 3o  avant tout, enlever à l’économie politique le cachet antichrétien dont l’ont affublée les économistes, non pour lui concilier la faveur des catholiques, mais parce que c’est un devoir de dire la vérité[1187]. » M. de Metz-Noblat n’a pas cependant l’optimisme de Bastiat, quoiqu’il ait la même foi en la Providence ; il n’a pas non plus là même aversion pour Malthus et Ricardo, dont il accepte bien les lois essentielles sur la population et la rente. Ce qui le garde sur tous ces points contre les entraînements généreux de Bastiat, c’est sa conviction que l’humanité tombée, souffrant d’autre chose que d’un manque de liberté, ne peut pas remonter au bonheur et trouver l’harmonie de tous les intérêts en remontant seulement à la liberté[1188].

M. Claudio Jannet (1844-1894), professeur à la Faculté catholique de Droit de Paris, que nous rencontrerons encore tout à l’heure avec l’école de la réforme sociale a laissé une œuvre économique de la plus haute importance, le Capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle, vaste étude descriptive, morale et économique des phénomènes et des procédés nouveaux que le développement du commerce, la facilité des communications ; et la vulgarisation des valeurs mobilières ont partout amenés après eux. Il abordait ce travail avec un esprit vraiment éclairé et tout à fait moderne et avec un sens économique des plus judicieux et des plus droits. Son Socialisme d’État (1890) est un recueil intéressant de publications diverses sur les principaux problèmes que les aspirations socialistes ont fait naître, tels que ceux des caisses obligatoires de retraites et d’assurances. M. Claudio Jannet fut un des adversaires les plus déclarés du socialisme chrétien : convaincu que « le socialisme va être la grande hérésie du XXe siècle », comme il se plaisait à le répéter, il ne craignait pas de démasquer et de combattre en face quiconque fournissait des armes à l’erreur ou en facilitait les approches, soit par des peintures dénaturées des faits sociaux, soit par des travestissements imprudents de la vieille morale catholique. Nous pouvons rapprocher de M. Claudio Jannet M. Hubert-Valleroux, président de la Société d’économie sociale de Paris et auteur d’un excellent traité sur le Contrat de travail, où se trouvent nécessairement abordées toutes les questions ouvrières qui passionnent en ce moment l’opinion[1189].

M. Charles Périn (1815-1902), professeur d’économie politique à l’Université catholique de Louvain, avait cherché à faire entrer les économistes chrétiens dans une voie toute spiritualiste, bien plus éloignée des sentiers battus[1190]. La thèse que la Richesse dans les sociétés chrétiennes (1861) avait dû prouver, c’est que « pour l’ordre matériel comme pour l’ordre moral, rien de grand et de vraiment utile ne peut se faire et ne s’est jamais fait que par le renoncement… Le principe du renoncement est la condition générale de tous les progrès, parce qu’il est la condition première de l’union de l’homme à Dieu…, le principe générateur et conservateur de toute civilisation[1191]. » C’est dire que l’ouvrage est une œuvre de haute philosophie, et même de philosophie mystique par plus d’une de ses pages.

Toutefois la démonstration est-elle complète ? Ou bien l’énoncé de la question n’aurait-il point, je ne voudrais pas dire une erreur, mais au moins un sous-entendu sur lequel il faudrait d’abord s’expliquer ?

Il nous semble, quant à nous, qu’une économie politique fondée sur le principe du renoncement ne tient pas un compte suffisant du principe économique et de son application spéciale à la richesse. La production des biens terrestres, en effet, ne se conçoit pas sans une activité intelligente et volontaire qui s’adonne à leur recherche. En soi, sans doute, cette activité n’est qu’une vertu naturelle, heureusement servie par les dons de l’esprit : mais, quelle qu’elle soit, elle ne saurait être aucunement remplacée par une vertu, même surnaturelle, de renoncement. En vain M. Charles Périn considère-t-il celle-ci comme la première et la plus essentielle des forces économiques : il n’en faut pas moins qu’une prudence toute humaine accompagne ou précède ce renoncement ; car il ne pourrait se substituer à elle sans l’éteindre ; bien plus, dans certains cas que M. Périn n’a point dégagés, il risque de la décourager en l’empêchant de voir le but auquel elle doit tendre[1192]. Peut-être est-ce à cause d’un affaiblissement de cette vertu tout humaine de prudence, que la prospérité économique et l’essor commercial de la Hollande et de l’Angleterre, après le XVIe siècle, ont contrasté avec le déclin dans lequel tombaient alors des nations catholiques du midi de l’Europe, où cependant l’esprit de renoncement ne devait point avoir disparu, mais où cette prudence appliquée à l’acquisition et à la conservation des richesses n’avait point gardé la clairvoyance et l’énergie des périodes antérieures.

Les vrais facteurs de la richesse sont le travail et l’épargne : le travail, qui est rendu plus fécond par les capitaux déjà formés, et l’épargne, qui aide à en former d’autres pour l’avenir. Or, il est impossible de croire que l’épargne économique soit la même chose que le renoncement : car, l’épargne ne peut venir qu’après le travail ; elle en suppose les produits ; elle les suppose aussi plus abondants que la consommation ne les exige, tandis que le renoncement se conçoit et se pratique fort bien sans travail de production économique et par conséquent sans produits de ce travail.

Ainsi le renoncement individuel, élevé au niveau d’une vertu, ne peut être un élément de richesse ou de progrès économique qu’à la double condition de ne pas détourner des formes économiques du travail et d’être accompagné ou corrigé par un esprit au moins collectif de capitalisation. Et cette double condition est-elle le corollaire obligé ou naturel du renoncement ? Pas le moins du monde : car le travail peut coexister ou ne pas coexister avec lui, et le renoncement peut fort bien être un renoncement à l’épargne. Précisément les grands ordres monastiques — les Bénédictins, notamment, et les nombreuses communautés qui fleurirent dans les premiers siècles du moyen âge — ne furent des agents actifs de progrès matériels et de capitalisation économique, que parce que les moines qui en faisaient partie, associaient au renoncement individuel le souci du développement, même matériel, de leur institution. C’est alors — mais alors seulement — que l’abstention de consommer laisse intacte la puissance de produire, tout en accroissant d’autant la puissance d’épargner. À un autre point de vue aussi, ces institutions pouvaient avoir, toutes choses égales d’ailleurs, d’autant plus de facilités pour épargner, qu’elles ne se recrutaient que d’adultes, c’est-à-dire de membres tous susceptibles d’être immédiatement des producteurs, et qu’elles échappaient de cette manière aux consommations improductives qui sont, dans les ménages, une nécessité du renouvellement des familles et de l’éducation des nouvelles générations. Combien l’épargne et la capitalisation seraient-elles en effet plus faciles dans un milieu qui ne se verrait naître que des enfants de vingt ans, sans avoir à élever, non seulement ceux qui arriveront à cet âge et qui produiront, mais aussi ceux-là même qui, emportés prématurément par la mort, n’y arriveront pas ! Les communautés religieuses, il est vrai — et nous nous hâtons de le dire — reversent en aumônes et en bienfaits de tout genre, sur toute la société qui les entoure, les avantages économiques qu’elles tirent comme malgré elles de ce mode essentiel de recrutement : pourtant, il n’en appartient pas moins à un économiste de noter et de signaler cette différence.

Mais, envisagé sous d’autres aspects, M. Charles Périn ne se sépare pas autant qu’on pourrait le croire, des économistes classiques ; Il admet par exemple la rente et les lois ricardiennes de la rente, et il le fait même sans isoler cette rente d’avec le loyer des capitaux fixes incorporés — confusion qui dès avant lui avait été répudiée à très juste raison. — Il admet aussi le principe de population de Malthus, qui lui fournit une preuve de la nécessité du célibat religieux. Enfin, il combat très franchement et très heureusement la démocratie chrétienne (ou socialisme chrétien), dans laquelle il voit fort bien un danger non moins qu’une erreur[1193].

L’Allemagne avait eu de son côté toute une pléiade d’économistes libéraux, tels que Prince-Smith (1809-1874), qui fonda en 1846 l’Union libre-échangiste de Berlin ; Schulze-Delitsch (1808-1879) dont le nom s’est conservé par la fondation de ses banques ouvrières et qui par elles rivalise avec Raiffeisen, le fondateur des caisses rurales ; puis Michaelis, Wirth, Braun, etc., les uns plus actifs à faire triompher les doctrines libérales dans le régime du travail et du commerce extérieur, les autres, comme Schulze-Delitsch en particulier, consacrés davantage au relèvement de la classe ouvrière par un usage intelligent et raisonné de l’association libre et des sociétés de coopération. Citons encore Soetbeer, si connu par ses travaux historiques et statistiques sur l’or et l’argent comme métaux monétaires.

Dans l’ensemble, ce qui a caractérisé partout les tendances, de l’économie politique, au cours de la dernière génération, c’est, d’une part, une attention plus grande donnée à la succession des institutions et des phénomènes ; d’autre part, une plus vive sollicitude pour les intérêts et les souffrances des classes adonnées aux travaux manuels. Exagérées, ces deux tendances ont abouti ailleurs, la première à l’historisme, et la seconde au socialisme : maintenues au contraire dans de justes limites, elles ont l’amené la science vers l’esprit dont Turgot, Adam Smith et Jean-Baptiste Say avaient voulu l’imprégner ; elles l’ont dépouillée des abus d’une rigidité toute mathématique ; elles l’ont rajeunie, en la dégageant des spéculations uniformes et un peu tristes dans lesquelles Malthus, Ricardo et Stuart Mill s’étaient plu à l’enfermer ; enfin et surtout, elles ont fait germer les semences que la science et l’art économiques portent en eux-mêmes pour l’amélioration des conditions sociales et pour le bien-être du plus grand nombre.

Comme l’a dit avec raison le grand économiste anglais Marshall, « les nouvelles théories ont complété les anciennes ; elles les ont étendues, développées, et parfois corrigées ; elles leur ont donné souvent un autre aspect, en insistant d’une façon différente sur les divers points : mais elles les ont très rarement renversées[1194]. » Si Ricardo et Stuart Mill, parmi les grands économistes, ont été les deux qui ont le plus souffert de ces tendances nouvelles, c’est parce qu’ils avaient recouru plus exclusivement que tous les autres à la méthode déductive.

Aussi bien le goût des études d’histoire est-il un des traits caractéristiques de notre XIXe siècle. Il a ramené les esprits à une appréciation plus juste d’un passé mieux connu ; il a préparé cette tardive réhabilitation du moyen âge, à laquelle Victor Hugo et Montalembert avaient ouvert la route ; et transporté dans l’économie politique, il a fait éclore des œuvres durables, au premier rang desquelles nous plaçons les travaux déjà cités de M. le vicomte d’Avenel[1195].

L’Angleterre nous a suivis ou précédés dans la même voie, en nous donnant les ouvrages de Thorold Rogers et d’Ashley[1196], toutes réserves faites d’ailleurs sur des formules fâcheusement empruntées par eux à l’historisme. Les descriptions des mécanismes sociaux tels qu’il en fonctionne actuellement, n’ont pas été davantage jugées indignes d’étude et d’attention : et c’est ainsi que Bagehot (1826-1877) s’est illustré en initiant le public à la connaissance des procédés et des transformations du marché financier de Londres, par son livre fameux Lombard street ou la Rue des Lombards[1197].

Les traditions de l’économie classique étaient alors continuées par Fawcett (1833-1884), professeur à l’Université de Cambridge[1198], par Alfred Marshall[1199], qui lui succéda dans la même chaire, et par Sidgwick[1200]. Ce que M. Marshall apporte de nouveau — au moins les idées sur lesquelles il jette heureusement le plus de lumières — c’est, d’une part, la complexité de nos mobiles d’action et le concours de l’influence éthique mêlée aux calculs de l’intérêt (ce qui sera, du reste, repris par l’école historique allemande) ; d’une autre, le caractère plutôt approximatif que rigoureusement limité des définitions et des formules économiques[1201].

C’était aussi le temps où l’Angleterre, pays d’origine du benthamisme et du ricardisme, voyait elle-même un esprit nouveau pénétrer graduellement dans ses chaires et ses écoles. L’idée de la société et des devoirs qui en unissent les membres entre eux, commençait à tenir une plus grande place. Un des initiateurs de ce mouvement avait été Thomas Carlyle (1795-1881), dont les œuvres imagées, souvent pleines d’âpres déclamations et de violentes apostrophes contre le « mammonisme », avaient contribué à faire éclore le « socialisme chrétien » de Maurice Kingsley et de Ludlow[1202]. Mais d’autres ont été plus scientifiques. De ce nombre est Arnold Toynbee (1852-1883), professeur d’économie politique au collège de Cambridge[1203]. C’est le culte voué à sa mémoire qui a inspiré le nom de Toynbee-Halls, donné aux salles de réunion où le public ouvrier de Londres vient entendre des conférences économiques et morales et s’élever par la fréquentation de jeunes gens d’une culture supérieure. Les Universités populaires de Paris ont essayé de reproduire quelques traits des Toynbee-Halls ; elles ont d’ailleurs incliné sans délai vers la libre-pensée et le socialisme, pour devenir, la plupart du temps, des foyers de propagande antireligieuse et antisociale.

Bref, le côté spéculatif de l’économie politique tendait généralement à être laissé dans l’ombre. C’était l’économie sociale qui prenait le pas sur l’économie politique. Nous ne nous en plaignons nullement, s’il doit en résulter une amélioration pacifique et progressive de la condition des classes inférieures : nous craignons cependant que beaucoup des hommes actuellement adonnés aux études d’économie sociale ne tranchent trop tôt, avec des considérations de sentiment et comme par intuition, certains des problèmes les plus délicats de la science. Il est regrettable qu’ils les ignorent, et l’on ne sait pas même toujours bien si ce n’est pas par orgueil plus encore que par paresse qu’ils se sont décidés à les ignorer.

Pour beaucoup, les considérations politiques et les ambitions électorales exercent une fâcheuse influence et modifient profondément les opinions. On voudrait bien être libéral en économie, non moins qu’économe des finances publiques : mais on n’ose pas combattre augmentation des dépenses publiques et des emprunts de l’État, si c’est en faveur des classes ouvrières que les dépenses publiques augmentent et que le Trésor aspire à être le réservoir unique de l’épargne populaire libre ou contrainte : or, il en est bien ainsi en ce qui touche les projets de loi sur les retraites ouvrières. On n’ose pas défendre davantage les vrais principes en matière d’impôts, lorsque c’est contre les passions populaires et les convoitises socialistes qu’il faudrait lutter pour combattre les formules progressives de taxation et les procédés inquisitoriaux et vexatoires qui menacent de déprécier toujours davantage la propriété foncière et de faire émigrer beaucoup de capitaux à l’étranger. Sur toutes ces questions, que les luttes de partis obscurcissent si aisément, il y a trop peu d’hommes qui gardent, comme M. Leroy-Beaulieu dans l’Économiste français, la franchise de combattre les utopies et les illusions[1204].

La liberté du travail — et j’entends la liberté individuelle — est particulièrement en danger. On préconise les ententes collectives discutées et conclues par les syndicats professionnels ; on ne craint pas de demander que les conditions en soient obligatoires pour les minorités dissidentes et même pour les non-syndiqués ; on fait appel au principe de la grève obligatoire. Mais parmi les partisans de ces formules nouvelles, peut-il y en avoir qui se réclament encore des principes profondément individualistes que la Révolution a proclamés et qu’elle avait empruntés pour une large part aux physiocrates ? Il ne devrait pas y en avoir et il y en a cependant ; il n’y a même, ce nous semble, que de ces hommes-là. Nous constatons le non-sens : nous ne nous chargeons point de l’expliquer autrement que par la politique et par l’ambition[1205].

Nous n’insistons pas davantage : ce ne serait pas seulement entrer trop tôt dans la discussion des formules du socialisme, ce serait aussi nous égarer à en discuter les procédés.

En attendant, un changement profond s’opérait et continue toujours de s’opérer dans la manière dont les besoins économiques sont satisfaits. Autrefois la vie économique était individuelle pour la totalité : maintenant elle est sociale pour une large part, et cette part tend à s’élargir toujours davantage.

Comment cela ?

On vivait autrefois beaucoup sur son fonds et de son fonds lui-même. Même dans la vie urbaine et pour la partie de la vie rurale que les produits du sol ne suffisaient pas à alimenter ou à pourvoir, on se contentait de recourir, comme simples particuliers, à des échanges que la recherche directe et personnelle des intérêts privés suffisait aussi à provoquer. On ne dépendait guère de l’État ou collectivité que dans l’ordre politique — armée, magistrature, police ; — ou bien si de grandes institutions étaient nécessaires à côté de lui, par exemple, pour l’enseignement et l’assistance, l’Église y pourvoyait par les œuvres qui avaient jailli de son esprit en dehors de toute idée de lucre, telles que les monastères, les Universités et les fondations innombrables de la charité privée. En un mot, tout le monde vivait beaucoup par ses propres moyens, dans des conditions qui ne sont pas sans analogie avec l’existence actuelle des ménages de la campagne en dehors des agglomérations villageoises, ménages qui ont à s’abreuver, à s’éclairer, à se transporter par leurs propres moyens et qui ne pratiquent guère, en fait de contrats, que ceux de vente et d’achat de produits et ceux de louage de services et de travaux. Les classes élevées de la société étaient jadis elles-mêmes sous ce régime : dans les voyages, par exemple, on se mouvait soi-même, ne dépendant d’autrui que pour l’hospitalité à en recevoir.

Mais les grandes inventions ont introduit progressivement un genre de vie infiniment plus complexe. Leur application exige, en effet, les combinaisons des efforts les plus variés et d’innombrables contrats de tout genre, sans lesquels les découvertes de la science demeureraient le plus souvent stériles et sans lesquels, par conséquent, nos besoins ne pourraient trouver, même avec ces découvertes, que peu de satisfaction. Ainsi l’éclairage, les transports de marchandises, les voyages, les communications de la pensée impliquent, avec tous nos moyens actuels, de puissantes organisations qui excluent toute comparaison entre les modes anciens et les modes nouveaux de l’existence économique. Nous dépendons infiniment plus les uns des autres. Nous ne pourrions plus vivre, à ce qu’il nous semble, si des milliers de contrats, pour la constitution ou le fonctionnement de quelque outillage colossal, n’avaient pas été passés avant nous et en dehors de nous.

Voilà en quel sens la vie économique, de domestique ou individuelle qu’elle était autrefois, est devenue maintenant une vie sociale ; et à ce propos l’on peut remarquer que les économistes sont généralement restés trop étrangers à l’observation et à l’étude de cette révolution, au cours de laquelle un si grand nombre de besoins ont passé de la phase des satisfactions privées à un régime de satisfactions collectives.

Le cadre des anciennes associations est donc devenu d’une insuffisance manifeste. On a bien gardé les sociétés de personnes, mais il a fallu tout au moins créer et multiplier les sociétés de capitaux. Et alors se présentait aussi une option nécessaire entre deux systèmes opposés : d’une part, les grandes Compagnies anonymes ; de l’autre, l’étatisation sous ses diverses formes, y compris par conséquent la municipalisation.

Autrefois l’État seul était assez fort pour le peu qu’il pouvait y avoir de travaux de ce genre a exécuter ou à assurer : tels jadis les canaux d’irrigation des Maures en Andalousie ou dans les plaines de Valence ; mais alors, les cas où cette nécessité se présentait, étaient trop peu nombreux pour que l’initiative individuelle en fût compromise. C’est ce domaine qui s’est depuis lors infiniment agrandi. Routes et chemins de fer, tramways, gaz et éclairage électrique, distribution d’eau dans les ménages et de force dans les ateliers, postes, télégraphes, téléphones, tout cela et bien d’autres choses encore soulèvent le même problème.

Est-ce donc encore par la liberté qu’il doit être résolu le plus généralement, et par conséquent par la recherche de l’intérêt privé au sein d’associations toujours facultatives ? C’est pour cette solution que nous tenons, mais non sans reconnaître que les circonstances ont donné au socialisme tout à la fois des arguments pour ses discussions et des procédés pour son avènement.

II

LES FORMES ACTUELLES DU PROBLÈME DE LA POPULATION

Le problème de la population a particulièrement intéressé les contemporains, frappés qu’ils étaient d’un déclin général de la natalité et de ce que l’on commençait à appeler la « dépopulation de la France », et inclinés par cela, même à douter de la légitimité des inquiétudes que Malthus avait eues d’une croissance indéfinie de l’humanité. Mais ceci nous amène à revenir quelque peu eh arrière, pour discuter deux explications d’apparence scientifique qui ont été proposées.

La thèse physiologique de Malthus prise à part, celle d’une croissance illimitée et toujours aussi rapide de la population, a été d’abord l’objet de fort vives attaques. Le premier adversaire que Malthus ait rencontré sur ce terrain, est un auteur dramatique anglais, Doubleday, (1790-1870), qui écrivit, en 1841, The true law of population shown to be connected with the food of the people[1206]. La théorie de Doubleday, c’est que la fécondité augmente naturellement avec une alimentation plus maigre (ou avec la déplétion), qu’elle diminue au contraire avec une alimentation plus substantielle (ou avec la réplétion) ; d’où cette conséquence, qu’un peuple riche et civilisé aurait une tendance naturelle à une stérilité relative.

Doubleday, qui, faute de traducteur, a été peu connu en France et que les Anglais ont laissé dans l’oubli parce qu’il s’attaquait — très courtoisement d’ailleurs et presque sans le dire — à la gloire de Malthus, vaut mieux, à tout prendre, que le mépris dans lequel il est tombé.

Si le principe de Malthus est vrai, se dit-il, et si la population a une tendance irrésistible à se presser à la limite des subsistances, comment se fait-il que les funestes conséquences de cette loi naturelle n’aient pas été ressenties partout et toujours ? Eh bien, non : l’expérience historique et l’analyse intérieure des groupes sociaux révèlent une loi toute différente. C’est que, dans chaque espèce de tous les règnes végétal, animal ou humain, les dangers qui menacent une espèce, provoquent un effort correspondant pour la préservation de la vie : l’espèce en devient donc plus fertile ou plus féconde, et ainsi, puisque le danger qui agit le plus en cet ordre de faits, est le danger provenant du manque d’aliments, il en résulte que l’état dépléthorique est favorable à l’accroissement, et que l’état pléthorique est funeste au contraire à la fécondité. D’où cette conséquence, que dans toute société les classes aisées et bien nourries vont en s’éteignant — c’est-à-dire qu’elles ne se renouvellent pas par elles-mêmes — et que les classes pauvres sont au contraire une pépinière féconde de vies humaines ; de là encore cette conséquence, que le mouvement général de toute société est commandé par l’importance proportionnelle de ces deux mouvements intérieurs en sens contraire[1207].

Doubleday apporte un assez grand nombre d’exemples : les uns tirés de l’ensemble d’une population, tels que lui en fournissent la prolificité de L’Irlande misérable, la stérilité de la Grèce ancienne sous la paix romaine, et l’essor remarquablement rapide de toutes les populations après les famines et les grandes épidémies[1208] ; les autres, tirés de l’étude particulière d’un groupe social déterminé comme les pairs et baronnets d’Angleterre, les bourgeois de Berne et de Newcastle, etc., les patriciens et les sénateurs de Rome suivant la remarque de Tacite, etc.[1209]. Doubleday explique encore par là que dans les deux derniers siècles de la République et sous les Césars Rome ait vu les ingénus diminuer de nombre absolu, tandis que les esclaves et les affranchis se multipliaient d’une manière exclusive. Trop souvent cependant on doit critiquer dans Doubleday la confusion entre le taux de la natalité et la densité de la population, car ce sont là deux faits bien distincts : ainsi tous ses raisonnements sur la France, sur la Russie et les autres pays vus dans leur-ensemble ne jettent aucune lumière sur la question.

Mais la moindre natalité des classes les plus riches d’une population nous paraît bien un fait incontestable et tout à fait actuel, lorsque l’on compare, à Paris par exemple ou à Berlin, les quartiers riches et les quartiers pauvres d’une même ville. Cette vérité ressort lors même que l’on tient compte, d’une part, de ce que la proportion des célibataires est plus élevée dans les quartiers riches, par suite des exigences de la domesticité ; d’autre part, de ce que cette population riche, recensée au printemps, c’est-à-dire dans une saison de l’année où elle habite la capitale, et allant ensuite en province, ne devrait figurer à cet égard dans la population urbaine qu’au prorata de ses jours moyens de présence dans la ville. Quoi qu’il en soit de ces très légères corrections, le phénomène d’une natalité moindre explique seul l’extinction des anciennes familles nobles et bourgeoises. L’Observation en a été faite bien souvent. Carey s’est longuement étendu sur ce phénomène[1210]. Roscher a produit de nombreux faits à l’appui de la même opinion[1211]. Adam Smith lui-même s’était déjà exprimé ainsi : « La stérilité, qui est si fréquente chez les femmes du grand monde, est extrêmement rare parmi celles d’une condition inférieure. Dans le beau sexe, le luxe qui enflamme peut-être la passion pour les jouissances, semble toujours affaiblir et souvent détruire les facultés de la génération[1212]. » L’universalité de ce phénomène, dans tous les temps et tous les lieux, ne permet pas non plus de l’attribuer, comme on le fait ordinairement, à des pratiques néo-malthusiennes plus répandues qu’elles ne seraient nulle part ailleurs. On peut d’autant moins se livrer à ces conjectures que ce phénomène de l’extinction de la famille est spécial aux milieux dans lesquels le souci des traditions, des titres et du nom fait désirer le plus vivement une progéniture qui les continue.

Sur tous ces points là il faut reconnaître, après Doubleday, que Malthus était incomplet, en ne se préoccupant que de l’accroissement général d’une population et en ne pénétrant pas dans l’analyse des mouvements relatifs qui s’accomplissent au sein de cette masse.

Ce n’est pas tout. Plus optimiste et plus chrétien que Malthus, Doubleday voit dans la loi qu’il proclame une manifestation de la sagesse du Créateur, qui, par des voies naturelles et régulières, a voulu que les peuples pussent lutter contre les épreuves, se relever après les fléaux, être préservés de l’influence corruptrice de la richesse et présenter enfin, dans leur composition intérieure, un mouvement sans cesse ascendant de familles qui grandissent, qui jouissent des biens de ce monde et qui bientôt disparaissent en les abandonnant alors à d’autres familles, élevées à leur tour par le travail et les vertus domestiques[1213]. Il est impossible de méconnaître ici les vues remarquablement profondes de Doubleday, qui dans le renouvellement incessant des aristocraties et des fortunes reconnaît et admire une loi providentielle due à l’éternelle sagesse du Créateur[1214].

Que l’effet naturel de la richesse et du bien-être soit de diminuer la natalité — et cela, par conséquent, indépendamment de toute volonté — voilà une thèse qui, complètement insoupçonnée de Malthus, a recueilli après lui des adhérents de plus en plus nombreux. Mais, parmi les causes étrangères à la volonté, quelle serait cette cause purement physiologique qui produirait ce résultat ? Est-il vrai que ce soit, comme le voulait Doubleday, un effet de la déplétion et de la réplétion ?

Pas tout à fait, répond-on d’ordinaire, et c’est ici qu’intervient la théorie de Spencer, beaucoup plus répandue maintenant que les autres et devenue pour ainsi dire dominante.

Suivant nombre d’auteurs, en effet, l’activité génésique est en raison inverse de l’activité cérébrale, d’où il suit que l’instruction est directement contraire à la population. Cette loi, dit-on, aurait été formulée déjà par Darwin et par Spencer ; mise spécialement en lumière par Patrick Geddes[1215], elle est professée par M. Charles Gide[1216] et chaudement soutenue par M. Nitti[1217]. Ce dernier s’exprime en ces termes : « La vraie règle est celle que Doubleday a entrevue, que Darwin a perfectionnée et que Spencer a formulée, à savoir que la genèse est en raison inverse de l’individualisation. De même que l’homme, étant l’être dont l’individualité est la plus forte, est le moins fécond, ainsi les sociétés qui atteignent le développement le plus élevé sont les moins fécondes, tout cela d’une manière spontanée, en vertu de causes à la fois biologiques et psychiques, mais non volontaires[1218]. »

On reproduit en ce sens l’argument déjà connu de l’extinction des familles riches ou aisées ; on ajoute que beaucoup de grands hommes — Pitt, Fox et Wellington en Angleterre, Napoléon en France, par exemple — n’ont pas eu d’enfants, ce qui démontrerait la stérilité du génie ; enfin on invoque le phénomène du déclin actuel de la natalité, très marqué en France et de plus en plus sensible, quoique faible encore, dans les autres pays civilisés.

Nous ne nous arrêtons pas sur la stérilité individuelle de quelques hommes de génie : des exemples en trop petit nombre, combattus par d’autres exemples contraires tels que ceux de Charlemagne, de saint Louis, de Dante, de Racine et de Ferdinand de Lesseps, ne sont pas des arguments scientifiques.

En tout cas, les explications physiologiques de Doubleday et de Spencer — quoique nous tenions pour exacte la loi de Doubleday — sont notoirement insuffisantes pour l’ensemble d’une nation. Les effets d’une moindre natalité des classes riches et d’une extinction rapide des familles nobles et bourgeoises ont été certainement exagérés dans leur portée générale ; car leur influence est nulle ou presque nulle sur un pays pris en masse, à raison de la très faible proportion que ces familles y représentent sur l’ensemble de tous ses habitants. La mollesse de la vie a bien une action naturellement déprimante : mais, outre que cette mollesse n’est point un phénomène universel, il est certain que pour la France le déclin de la natalité se constate dans des régions où les habitudes moyennes de l’existence n’ont pas subi de changement appréciable. Quant à la diffusion de l’instruction primaire — beaucoup moindre qu’on affecte de le croire, car l’on trouve au moins autant d’illettrés qu’il y a vingt ans, et même un peu plus parmi les jeunes gens qui entrent à la caserne — elle ne nous a aucunement transformés en hommes de génie, ni même en intellectuels, déshabitués des efforts musculaires et de la vie du travail[1219]. Il faut donc chercher ailleurs la raison de la coïncidence entre la récente stérilité de la France, d’une part, et d’autre part son état économique et social contemporain. Ce n’est pas tout, et il faut regarder aussi hors de nos frontières.

Nous arrivons ainsi au phénomène de la diminution de la natalité chez tous les peuples civilisés, avec ce caractère essentiel que le déclin, en France, remonte à une date beaucoup plus ancienne et qu’il est beaucoup plus marqué. En France, le coefficient de natalité (ou nombre de naissances par mille habitants et par an) était par année moyenne :

De 1806 à 1815 de 31,3
De 1816 à 1830 de 31,2
…………………
De 1871 à 1880 de 25,4
…………………
De 1904 à 1906 de 20,7
et en 1907 il tombe à 19,7.

Pendant ce temps les naissances illégitimes sont en augmentation assez sensible : mais l’on constate d’autre part un léger accroissement du chiffre des mariages, quoiqu’il faille, sur ce dernier point, se défier de l’illusion que peut donner la polygamie successive introduite dans nos lois et bientôt, hélas ! dans nos mœurs par le divorce.

Un déclin analogue est observé — quoique tout récemment peut-on dire — dans les autres nations de l’Europe. Toutes cependant sont encore beaucoup plus fécondes que la France, et la plupart le sont aussi, même à l’heure actuelle, sensiblement plus que la France ne l’était il y a un siècle.

Entre les deux périodes 1877-1879 et 1904-1906, le coefficient de natalité a passé :

En Hongrie de 44,0 à 36,3
En Allemagne de 39,3 à 34,0
En Autriche de 38,8 à 34,8
En Italie de 37,0 à 32,3
En Hollande de 36,4 à 30,9
En Angleterre 35,4 à 27,4
En Belgique de 31,8 à 26,3
En Suisse de 31,3 à 27,5
En Suède de 30,3 à 25.7[1220].

Quelle peut-être l’explication de ce phénomène général, qui a fait dire à M. Paul Leroy-Beaulieu que « la décroissance de la natalité est une loi de la civilisation » ? Et surtout quelle est la part qui doit y être faite à l’action libre d’une volonté moralement responsable ?

Comme causes d’ordre physiologique, on conçoit :

1° Un affaiblissement de l’instinct de reproduction : mais les progrès de la débauche et la multiplication des crimes dits passionnels ne permettent pas que l’on s’arrête à cette conjecture ;

2° L’infécondité involontaire et naturelle, qui apparaît plus soutenable. Nous venons cependant de nous en expliquer en ce qui concerne les lois de Spencer et de Doubleday, qui, capables — la seconde au moins — d’influer sur le renouvellement des aristocraties, sont cependant insuffisantes pour expliquer le déclin général de la natalité dans la masse d’une nation. M. Paul Leroy-Beaulieu également, tout en admettant « une part de vérité » dans la loi de Spencer, ne lui attribue, pas une portée pratique aussi vaste qu’il faudrait le supposer ici[1221].

Ces deux explications une fois écartées, il s’agit de savoir si, les faits ont vraiment renversé la thèse économique de Malthus. Il nous effrayait avec le danger d’un repeuplement contre lequel des moyens répressifs ou préventifs étaient nécessaires : et c’est au contraire à très juste titre que nous nous effrayons maintenant du danger d’une dépopulation. Y a-t-il là un démenti que l’histoire ait donné à Malthus ?

Eh bien, nous ne le pensons pas : car celui-ci raisonnait dans l’hypothèse d’une société qui obéirait à la loi de la moralité conjugale, tandis que notre société contemporaine, ainsi que nous l’établirons tout à l’heure, s’en est au contraire affranchie[1222].

Selon M. Cauderlier, l’équilibre nécessaire et naturel des vies humaines et des ressources est obtenu directement et immédiatement par l’action que le sentiment de ce rapport exerce sur les mariages et les naissances. Les mouvements de la population sont, ainsi ramenés à une « cause unique qui agit en tout temps et en tout lieu[1223] »… « Il n’y a point de place pour la volonté de l’homme », dit-il, et, celle-ci peut seulement « agir indirectement sur la population, en agissant directement sur les deux termes ressources et besoins, c’est-à-dire en augmentant ou diminuant les ressources et en diminuant ou augmentant les besoins[1224]. » Ici, besoin est pris comme synonyme d’un désir quelconque de la volonté, même se portant vers les jouissances les plus superflues ou les plus futiles.

M. Paul Leroy-Beaulieu et l’immense majorité des économistes contemporains considèrent le phénomène de cette moindre natalité comme un effet tout naturel de l’aisance et du développement des idées et des mœurs démocratiques[1225]. À ce phénomène, M. Arsène Dumont a donné un nom qui demeure : il a inventé le néologisme « la capillarité sociale[1226] ». La capillarité sociale, c’est le désir de l’ascension, et elle tient au contraste de l’égalité politique, qui permet de tout espérer, avec l’inégalité économique, que l’on aspire à faire cesser.

Reste seulement à savoir par quels procédés cette capillarité sociale va se manifester et agir. À notre connaissance, aucun économiste libéral ne s’en est expliqué ; aucun non plus n’a voulu se prononcer sur le caractère licite ou immoral des procédés effectifs qui seraient employés. Sous l’empire des « idées démocratiques », du « développement de l’aisance et du bien-être » — si nous employons ici les termes mêmes de M. Paul Leroy-Beaulieu — on veut avoir moins d’enfants pour avoir soi-même moins de peines et pour faire ou laisser après soi des enfants plus riches. Soit : mais comment s’y prend-on ? Par la continence dans le mariage ? Par l’onanisme et les fraudes conjugales contre la loi naturelle ? Par l’avortement même ? Telles sont les questions qui ne sont nulle part envisagées, pas plus que la question de la moralité intrinsèque de ces actes très divers. Quant à nous, nous restons convaincu que la continence n’existe pas, que les fraudes sont le moyen usuel et que les avortements sont eux-mêmes fort nombreux[1227]. Le déclin de l’esprit religieux est pour une part immense dans ce suicide national.

Par tout ce qui précède, on explique ainsi fort bien que le mal soit infiniment plus grand en France que dans d’autres pays aussi riches, aussi instruits et non moins civilisés que le nôtre ; on explique fort bien que des milieux intellectuels, mais très moraux et très religieux, comme la bourgeoisie lyonnaise, donnent des exemples persistants de fécondité, en luttant contre la loi de Doubleday par tout ce qui constitue la santé morale des sociétés[1228] ; on explique fort bien aussi que la France rurale présente, d’une région à une autre, des coefficients de natalité qui varient du simple au triple ; nous expliquerions fort bien, enfin, que telles et telles communes, que nous pouvons citer dans la région lyonnaise, aient vu, en l’espace de quatre-vingts ans, leur coefficient de natalité tomber de 40 et 45 ‰ à 15 et 18 ‰, tandis que le genre de vie et l’alimentation moyenne n’y subissaient que des changements insignifiants, si l’on voulait invoquer la loi de Doubleday, et tandis que le niveau intellectuel moyen n’y montrait aucune hausse appréciable, si l’on voulait invoquer celle de Spencer.

Le mal est donc presque tout entier dans la dépravation de la volonté. Des causes économiques ont pu contribuer à égarer cette volonté, mais il ne faut pas confondre avec la volonté ce qui lui est le motif de vouloir. Les causes déterminantes de ce vouloir sont aussi beaucoup plus morales qu’économiques et sociales.

C’est sans doute ce progrès du néo-matlhusianisme qui résout l’une des énigmes de la démographie contemporaine. Pourquoi, en France, la proportion des sexes va-t-elle en se modifiant parmi les naissances légitimes, tandis qu’elle demeure inchangée parmi les naissances illégitimes ?

Voici les faits. Prenons pour termes de comparaison, d’une part, la période 1881-1883 choisie au hasard, d’une autre, la période la dernière connue 1904-1906. Contre 1.000 filles, la période 1881-1883 donnait en naissances légitimes la moyenne de 1.050 garçons[1229] ; en naissances naturelles, la moyenne de 1.032 garçons. Il y avait donc — et c’est, du reste le fait normal — une supériorité beaucoup plus grande de garçons parmi les naissances légitimes. Étant donnée l’influence du jeune âge de la femme sur le sexe de l’enfant, on l’expliquait tout naturellement en faisant observer que la jeune fille séduite l’est d’ordinaire avant l’âge où elle se serait mariée, et que souvent, à la campagne surtout, elle n’a plus d’autre enfant naturel, soit qu’elle reste condamnée au célibat, soit que, se mariant, elle n’en ait plus ensuite que de légitimes.

Or, dans la dernière période 1904-1906, la supériorité des garçons a diminué très sensiblement parmi les naissances légitimes (1.040 garçons contre 1.000 filles, au lieu de 1.050), tandis que dans les naissances naturelles on trouve le même chiffre de garçons qu’auparavant, sinon même augmenté — 1.034 garçons au lieu de 1.032 seulement. — La raison en paraît être que les ménages néo-malthusiens ont au début du mariage l’unique ou les deux uniques enfants qu’ils veulent se procurer avant de se condamner à la stérilité volontaire et criminelle[1230]. Même une anticipation générale de l’âge moyen du mariage — ce qui n’a pas lieu[1231] — n’expliquerait pas ce changement, si les familles demeuraient fidèles à la loi de la vie et que les femmes vivant moralement dans l’état de mariage continuassent à enfanter aussi longtemps que la nature le leur permettrait.

On commence en France à s’alarmer sérieusement de cette situation. Quelques-uns cependant s’en réjouissent, à la pensée que les biens actuellement constitués se partageront entre moins de possesseurs, et que la génération présente portera moins lourdement le fardeau de l’éducation de la génération qui la suivra. Un philosophe de grand renom, M. Fouillée, en est encore par exemple à se préoccuper d’une « multiplication excessive de l’espèce », et il pense que certaines entraves légales au mariage ne seraient point inutiles pour cela[1232]. Au moins M. Leroy-Beaulieu, longtemps trop réservé sur les causes du phénomène, a-t-il toujours été plus judicieux sur ses conséquences. Après avoir conclu, comme d’une chose « surabondamment prouvée », que « la prolificité diminue graduellement dans les peuples civilisés chez lesquels ont pénétré l’instruction, l’aisance et l’ambition démocratique », il ajoutait que cette diminution est même inquiétante », et que « l’on peut se demander si les peuples civilisés occidentaux ne pourront, pas un jour se trouver dans une situation difficile, à ce point de vue, relativement à certains peuples primitifs[1233] ».

Il faut un remède à cette décadence de notre nation et bientôt peut-être à ce suicide de l’humanité — de l’humanité, au moins, dans sa partie la plus instruite et la plus riche. — Mais si le mal, comme nous croyons, est d’ordre moral, nous ne croyons pas que le remède puisse être d’un autre ordre. Ni la naturalisation presque forcée des étrangers, ni les progrès de l’hygiène et de sa législation, ni les primes fiscales aux familles nombreuses, ni l’élargissement de la quotité disponible et de la liberté testamentaire, ni enfin l’amour théorique d’une patrie à ne pas laisser disparaître ne seront des moyens ou des mobiles d’une suffisante efficacité. Il faut pouvoir atteindre la volonté par la morale, et il faut savoir reconnaître que la morale, à son tour, bien loin de pouvoir être fondée sur le sentiment de l’intérêt individuel et présent, ne peut reposer que sur le culte du devoir et de Dieu. Comme nous le disions ailleurs, « une régénération de la morale publique ou privée ne peut être qu’une illusion ou un rêve, si l’on n’accepte pas une morale dont l’impératif ne puisse pas être éludé, dont l’empire s’étende aux actes les plus secrets de la vie et aux fonctions les plus intimes de la pensée et dont les inévitables sanctions menacent de s’imposer au-delà du terme de cette vie passagère[1234]. »




CHAPITRE XI

L’ÉCOLE AUTRICHIENNE

Bien loin de l’étude de l’histoire et du sentimentalisme philanthropique qui ont puissamment influé, comme nous l’avons vu, sur l’éclectisme contemporain, l’école autrichienne retournait à la métaphysique, caractérisée comme elle l’est par une analyse profondément fouillée de tous les concepts économiques tels que bien, valeur et capital, et par la rigueur mathématique de ses déductions et de ses formules.

Son chef le plus en vue est M. Karl Menger, professeur à l’Université de Vienne[1235]. Autour de lui se groupent d’autres maîtres renommés, M. de Bœhm-Bawerk notamment et M. Sax — ce dernier professeur à l’Université de Prague.

Nous signalerons parmi les idées principales que Karl Menger a exposées ou développées : 1° sa théorie de la valeur ; 2° sa théorie de l’échelle des biens ; 3° ses vues sur les types et les rapports typiques.

La théorie de la valeur selon Menger est trop connue pour que nous y revenions ici. C’est la théorie de « l’utilité-limite », Grenznutzen, expression que M. Block a traduite — d’après le sens plutôt que d’après le dictionnaire — par celle de la « moindre jouissance », et qui n’est qu’en termes à peine différents la théorie du final degree of utility de Stanley Jevons[1236]. Les diverses unités d’un même tout, par exemple chacun des boisseaux d’un tas de blé, nous les évaluons toutes également entre elles : et à toutes nous donnons une estimation qui se mesure sur l’intensité sentie du moins impérieux de tous ceux de nos besoins que nous satisfaisons avec elles.

Menger et Jevons émettaient leurs conclusions en même temps : elles peuvent s’appuyer réciproquement, sans qu’aucun des deux y perde le mérite de l’originalité et de l’invention.

La théorie de la valeur déterminée par l’utilité dernière de l’objet conduit assez naturellement à la théorie de l’échelle des biens économiques[1237]. Il est admis que nous n’estimons les choses qu’au point de vue de la satisfaction de nos besoins. Or, les choses ont entre elles certains rapports de succession et de hiérarchie, qui nous invitent à hausser ou à baisser notre estimation subjective selon que l’ordre occupé par une chose dans cette échelle de succession la place plus ou moins près de cette satisfaction de nos besoins. C’est le « rapport causal » des biens entre eux. Les deux idées de causalité et de finalité sont liées ici, comme elles le sont partout. Par exemple, j’estime le pain nécessaire à mes besoins : par lui, je fais une estimation de la farine, sans laquelle le pain ne pourrait exister : j’en fais une aussi du blé. Le pain, moyen immédiat de la satisfaction de mes besoins, est un bien de premier ordre ; la farine n’en sera qu’un de second ordre ; et le blé, un de troisième ordre.

Mais la série des richesses que nous consommons d’une manière directe lorsqu’elles sont parvenues à l’état de biens de premier ordre, implique à côté d’elle une autre série de biens ou richesses que nous ne consommons que d’une manière indirecte et qui ne nous en sont pas moins indispensables. Ce sont les biens complémentaires : le pétrin et le four par exemple, pour passer de la farine au pain ; le moulin, pour passer du blé à la farine ; la batteuse, la faucille, la herse, la charrue, la terre elle-même, pour obtenir le blé.

Toute idée de bien économique exige un rapport ou une série de rapports entre les hommes et les biens : mais il faut que dans cette série de rapports il n’y ait pas de solution de continuité. Ainsi l’ignorance des procédés ou la privation des instruments nécessaires pour passer du blé à la farine empêcherait le blé d’avoir la valeur qu’il tire de son futur acheminement vers l’état de pain. Ainsi la découverte des usages nouveaux d’une matière première (citons ici nous-même les utilités à tirer jadis des pins des Landes) ou bien la découverte des moyens nouveaux propres à l’utilisation d’une matière première dédaignée (citons ici la découverte des procédés de déphosphoration des minerais de l’Est de France) ont amené très justement des bouleversements dans les notions de valeur et dans les situations économiques respectives des diverses régions de notre pays. Menger citait à ce propos la dépréciation des filatures anglaises par la disette des cotons à transformer.

Que devient alors le concept de capital ? Il perd, pour ne rien dire de plus, une très notable partie de son importance. Les biens économiques de premier ordre constituent le fonds de consommation ; tous ceux d’ordre inférieur ou plus éloigné et avec eux les biens que nous avons appelés complémentaires, représentent, soit le capital circulant (s’il s’agit de matières premières destinées à être transformées, comme la farine et le blé, ou bien le drap, la laine filée et la laine brute), soit le capital fixe (s’il s’agit d’instruments tels que le four et le moulin, ou bien les ciseaux, les aiguilles et les métiers à tisser et à peigner)[1238].

Les Recherches sur la méthode de Karl Menger renfermaient de leur côté des vues très judicieuses sur la nécessité d’abstraire les types économiques. Il n’y a pas, peut-on dire, un homme qui ressemble en tout à un autre homme : mais entre tous il y a certains traits communs que l’on dégage des réalités concrètes et qui constituent les types. De même, il ne se rencontre guère d’échanges qui se forment dans les conditions idéales de l’égalité des valeurs mais tous n’en présentent pas moins certains caractères dont là répétition constante exprime une loi économique.

M. de Bœhm-Bawerk, alors professeur à l’Université d’Innsprück, s’est rendu célèbre par sa théorie du capital, et sa théorie de l’intérêt, qui procèdent l’une et l’autre de l’idée économique de temps[1239].

Le capital, pour lui, se résout en une économie de temps, c’est-à-dire en un détour pour produire, d’abord avec une perte de temps et ensuite avec du temps gagné[1240]. Par exemple, faute de tout capital, j’allais à la source pour boire de l’eau dans le creux de ma main. Si je façonne un vase en bois pour apporter de l’eau, ce travail me fait perdre d’abord du temps, puisque je suis obligé de différer la première satisfaction de mon besoin : mais comme ensuite ce vase plein d’eau que j’ai rapporté suffit à me désaltérer plus d’une fois, j’économise aussi souvent que je bois à ce vase, le temps que me prendrait un trajet à la source. Il en sera de même si je creuse des troncs d’arbres pour faire couler l’eau à côté de moi : leur préparation et leur mise en place me font perdre d’abord le temps que m’économisera ensuite leur usage. La productivité du capital résulte de l’excédent du temps gagné sur le temps perdu ; elle dépend à la fois du temps que la formation du capital a exigé et du nombre plus ou moins répété des opérations dans lesquelles il y aura ensuite une économie de temps. Tout cela est ingénieux et bien déduit, peut-être un peu naïf : de plus, en certains cas, il semble bien que le capital soit autre chose qu’une économie de temps, autre chose qu’un circuit et un moyen détourné. C’est ce qui arrive toutes les fois que le capital nous donne la force d’obtenir quelque chose que sans lui nous n’aurions pu obtenir par aucun moyen, ni par aucun laps de temps — par exemple un navire, quand il s’agit de relations économiques avec une île.

Quelles sont les théories diverses qui expliquent et justifient l’intérêt ou loyer du capital ?

En dehors des théories indéterminées, qui se bornent à constater le fait universel ou bien à en donner une raison pratique tirée de ce que, au grand détriment de la société, le capitaliste n’aurait pas constitué le capital s’il n’avait pas dû en tirer un avantage, même sans l’exploiter lui-même, on peut, avec M. de Bœhm-Bawerk, distinguer les théories suivantes :

1° La productivité du capital. Le capitaliste, lors même qu’actuellement il ne travaille pas, participe à la confection du produit. Il est donc juste qu’il en ait une part sous le nom de loyer ou intérêt, comme l’ouvrier en a une sous le nom de salaire. Cette théorie, qui avait été indiquée par Lauderdale et par J.-B. Say[1241] puis popularisée en Allemagne par Roscher[1242], explique très bien le loyer des terres et l’intérêt des prêts à la production ; elle réfute aussi très bien l’argument d’Aristote contre l’intérêt des prêts d’argent, si l’on admet que les pièces de monnaie doivent être envisagées comme douées d’une force productive distincte de la réalité matérielle des espèces. Mais cette théorie n’explique pas le loyer des maisons, ni plus généralement le loyer de tout ce qui est capital privé ou lucratif sans être capital social ou productif ; elle n’explique pas non plus l’intérêt des prêts à la consommation, c’est-à-dire l’intérêt de l’argent quand celui-ci n’est pas envisagé comme capital social par l’emprunteur ;

2° Le service rendu où l’utilisation par l’emprunteur. Cette théorie embrasse bien la précédente, puisque croître les puissances de produire d’un individu, c’est bien lui rendre un service : mais elle embrasse beaucoup plus, puisque le locataire d’une maison et l’emprunteur de choses fongibles qui les destine à sa consommation, ne peuvent pas nier qu’ils les utilisent et en reçoivent un service. Autrement dit, elle embrasse les prêts à la consommation, soit prêts de capital fixe improprement dit (maisons, chevaux et voitures de luxe, etc.), soit prêts de capital circulant (argent, céréales, etc.), envisagé par l’emprunteur comme fonds de consommation et non de production. Bœhm-Bawerk rattache le développement de la théorie de l’utilisation à trois noms : J.-B. Say, qui lui donna la première impulsion, Hermann, qui lui donna une base solide, et Menger, qui l’amena au plus grand degré de perfection dont elle est susceptible[1243] ».

Au point de vue moral, on a critiqué cette explication, par le motif qu’elle légitimerait l’exploitation des besoins et toutes les spéculations sur les passions ou sur la position embarrassée de tel ou tel emprunteur[1244]. « Or, l’objection ne nous semble pas des plus sérieuses, d’autant plus que cette même explication — c’est-à -dire la justification d’un prix reçu pour un service rendu — est absolument nécessaire dans une foule de cas, sinon même dans tous les cas de contrats à titre onéreux.

Nous répondons, en substance : a) que l’exploitation des besoins individuels du contractant, parfaitement distincte de l’appréciation du service commun qui est rendu, est flétrie en toute espèce de contrat, soit qu’il s’agisse d’une vente, d’un louage de choses, d’un mandat ou de n’importe quelle autre opération ; b) que l’idée de l’utilisation ou service rendu est celle qui convient le mieux pour expliquer une rémunération du bailleur, toutes les fois que l’objet du prêt n’est pas susceptible d’un emploi productif et toutes les fois qu’il n’y a ni privation pour le bailleur (par exemple une maison d’habitation, si en fait elle ne peut pas être habitée par le propriétaire), ni risque de non-restitution (par exemple un capital fixe ou un objet de consommation assimilé à un capital fixe, le tout supposé non déplaçable) ; enfin, c) que la morale n’a jamais interdit de vendre au taux de la valeur d’échange, mesurée sur le besoin moyen des acheteurs, les objets qui ne présentaient aucune valeur d’usage pour le vendeur et dont l’aliénation ne lui infligeait non plus aucune perte ou ne lui faisait manquer aucun gain. Tel est le cas pour toutes les vieilles matières, et rebuts quelconques. La seule règle, c’est qu’ici, comme en tout autre cas de vente et comme en tout contrat, le vendeur doit arbitrer le service rendu d’après les besoins communs des acheteurs en général, sans pouvoir, ni ici ni ailleurs, exploiter les besoins particuliers de son co-échangiste. Le sentiment public a l’instinct de ces règles de morale, et il le montre — de quelque contrat qu’il s’agisse — en flétrissant du nom de chantage l’exploitation des besoins individuels, qu’il sait distinguer très nettement de l’appréciation du service moyen qui est rendu. Mais revenons aux explications de M. de Bœhm-Bawerk :

3° La privation ou abstinence du bailleur ou prêteur. Le capitaliste se prive, puisqu’il s’interdit de jouir par lui-même : c’est cette renonciation qu’il se fait payer. Cette théorie, fondée" par Senior[1245], a été raillée par Lassalle, qui a parlé ironiquement de la prétendue « abstinence des millionnaires » ;

4° La rémunération du travail. Puisque le capital est incontestablement le produit conservé d’un travail antérieur, on peut admettre que le capitaliste est par lui-même ou par ses auteurs un véritable travailleur social[1246]. L’intérêt serait donc quelque chose comme le salaire indéfiniment prolongé du travail de capitalisation.

Voilà des explications économiques.

Les socialistes et notamment Karl Marx en ont cherché une autre qui rendît compte du fait sans fonder le droit. C’est la thèse de l’exploitation du travailleur par le capitaliste. L’ouvrier devrait avoir la totalité du produit le capitaliste en distrait une partie pour lui-même, par un abus qui constitue un vol formel. Voilà l’explication prétendue historique. Alors, comme dit M. de Bœhm-Bawerk, « l’intérêt du capital consiste en une partie du produit du travail d’autrui, acquise en abusant de la situation précaire des ouvriers ». Rappelle cela « la théorie socialiste de l’intérêt » : et il ajoute avec raison que « son apparition n’est évidemment pas l’événement le plus réjouissant de notre siècle », quoique « par ses conséquences il compte certainement au nombre des plus importants[1247] ».

À toutes ces raisons M. de Bœhm-Bawerk propose d’en substituer une qui soit d’un ordre plus métaphysique[1248]. Selon lui, c’est le temps qui est chargé de la fournir comme c’était lui qui, dépensé d’abord, devait être récupéré et au-delà sous la forme de capital. Un bien présent vaut plus qu’un bien futur ; donc, au bien futur il sera nécessaire d’ajouter quelque chose, pour rétablir l’égalité entre la prestation actuelle du bailleur ou prêteur et la prestation future du locataire ou emprunteur. Mille francs dans un an ne valent pas mille francs aujourd’hui ; à ces mille francs dans un an j’ajouterai 30 francs, pour que les 1.030 francs futurs équivaillent aux 1.000 francs présents.

Cette explication s’adapte assez bien au prêt à intérêt et à l’escompte[1249]. M. de Bœhm-Bawerk essaye de rappliquer également aux bénéfices de l’entrepreneur, pour justifier cette forme du loyer ou intérêt qui, selon la terminologie anglaise, est incluse dans les profits du capital. Il considère, en effet, que les biens d’un ordre plus éloigné, sur lesquels la dernière production d’utilité ne s’est pas encore appliquée, valent moins que les biens du premier ordre, parce qu’entre les uns et les autres le temps ne s’est pas encore intercalé. La même raison serait donnée pour le loyer des biens auxiliaires de la consommation, tels que sont les maisons. En un mot, même en industrie, la force productive du travail est remplacée parla force productive du temps[1250].

L’idée du temps est-elle donc si nouvelle en cette matière ? Sans contester le moins du monde que M. de Bœhm-Bawerk soit le premier qui l’ait creusée et qui ait voulu en faire le pivot de tout un système de relations sociales[1251], on peut faire observer que cette idée n’était inconnue ni des scolastiques, ni de Turgot. Au XIIIe siècle déjà on parlait du temps pour chercher à justifier l’écart de prix entre les ventes au comptant et les ventes à crédit. Mais les scolastiques rejetaient expressément la supériorité d’une valeur présente sur une valeur future, par le motif que le temps n’appartient qu’à Dieu et que nul homme ne peut le vendre[1252]. On peut se souvenir, en effet, que saint Thomas ne permettait pas de vendre au dessus du juste prix sous la condition d’un paiement différé, ni de se faire vendre au dessous sous la condition d’un paiement anticipé, et cela parce que les choses, ayant un juste prix, ne pouvaient ni le dépasser, quand à la chose on additionnait le temps, ni ne pas l’atteindre, quand on en déduisait ce temps.

Turgot exploitait ce même argument du temps pour justifier l’intérêt des prêts d’argent. « Où ont-ils vu, demande-t-il, qu’il fallût n’avoir égard qu’au poids du métal livré dans les deux époques différentes, sans comparer la différence d’utilité qui se trouve, à l’époque du prêt, entre une somme possédée actuellement et une somme égale qu’on recevra dans une époque éloignée ?… Si une somme actuellement possédée vaut mieux, il n’est pas vrai que le prêteur reçoive autant qu’il donne, lorsqu’il ne stipule point d’intérêt : car il donne de l’argent et ne reçoit » qu’une promesse. Or, s’il reçoit moins, pourquoi cette différence ne serait-elle point compensée par l’assurance, d’une augmentation sur la somme, proportionnée au retard ? Cette compensation, c’est l’intérêt de l’argent[1253]. »

L’école autrichienne, dans son ensemble, a montré beaucoup de finesse pour l’analyse des phénomènes les plus usuels de l’économie politique. Peut-être même, à leur égard, a-t-elle subtilisé et quintessencié. Elle n’a pas cependant mieux éclairé les grandes lois de l’économie politique ; elle n’a pas non plus mieux expliqué les modifications sociales qui sont nées de la grande industrie et de l’universalisation du commerce entre les peuples. Ce n’était pas, il est vrai, dans sa pensée, puisqu’elle s’adonnait par préférence aux spéculations de pure théorie.

CHAPITRE XII

LE PLAY ET L’ÉCOLE DE LA RÉFORME SOCIALE


Une histoire des doctrines économiques serait incomplète, si une place n’y était pas donnée à l’économie sociale.

L’économie politique, comme nous le savons, s’occupe des richesses par le côté où ces richesses satisfont les besoins matériels de l’homme et concourent ainsi, d’une manière au moins indirecte, à la satisfaction de ses besoins moraux et intellectuels. Mais pour que les besoins matériels soient apaisés, pour que la production des richesses soit assez active et la pratique de l’épargne assez goûtée, il faut que l’harmonie règne entre les diverses classes de la société, et que les qualités morales des individus leur facilitent le travail et l’épargne, par la modération des désirs et la pleine utilisation de toutes leurs facultés productives.

Or, un des buts de l’économie sociale est de connaître et d’encourager tout ce qui peut produire ces heureux résultats. Elle abandonne à l’économie politique l’étude de certaines questions purement économiques, comme celles du commerce international, de la monnaie et du change, ou bien celles de la cause et de la définition de la valeur ; elle partage avec elle l’étude d’une foule d’institutions qui intéressent le bien-être des classes ouvrières, comme les institutions de prévoyance et d’assistance ; elle se réserve enfin, d’une manière exclusive, l’étude du régime intérieur de la famille et des rapports moraux entre les divers groupes qui composent la société.

On peut dire que l’économie sociale est née en notre siècle des observations et des travaux de Frédéric Le Play. Au moins l’école de la « réforme sociale », qu’il a fondée et dont il reste l’inspirateur, est-elle le centre le plus vivant de ces études.

Frédéric Le Play, né en 1806, près d’Honfleur, fils d’un modeste officier des douanes, était sur le point de se faire simple géomètre de village quand il entra à l’École polytechnique. Il fut reçu premier à l’École supérieure des mines en 1827, et s’y lia avec Jean Raynaud, le futur auteur de Terre et Ciel, destiné à avoir une place parmi les mystiques du socialisme. Nommé ensuite professeur à cette École, il consacrait la moitié de l’année à de longs voyages à travers l’Europe, pendant lesquels il étudiait, non seulement l’industrie et particulièrement l’Industrie minérale, mais encore les mœurs et les moyens d’existence des populations des villes et des campagnes[1254].

Ses plans de réforme germaient lentement dans son esprit.

En 1848, il quitte l’École des mines pour se consacrer à une sorte de prédication sociale, en vulgarisant ses idées. Sa première œuvre fut les Ouvriers européens (1854), recueil de trente-six monographies de familles, qui représentaient le fruit de vingt années d’observations et de travail. Il y donnait, sous forme de conclusion, l’ensemble des institutions et des mœurs qu’une longue expérience et le témoignage unanime des autorités sociales lui commandaient de regarder comme indispensables à la prospérité d’un peuple.

Le Play était avant tout un homme pratique. Il organisa dans l’Oural les mines immenses que le prince Demidoff avait mises sous sa direction. En France, il fut commissaire général aux Expositions universelles de 1855 et de 1867, conseiller d’État, puis sénateur jusqu’à la fin de l’empire. Napoléon III l’honorait de sa confiance. En 1856 il fonde la « Société d’économie sociale ». Puis, une fois les matériaux amassés, les livres se succèdent rapidement sous sa plume. Il donne en 1864 la Réforme sociale, exposition des conditions générales auxquelles un peuple peut garder ou reconquérir la prospérité ; en 1868, l’Organisation de la famille ; en 1870, l’Organisation du travail, qui est pour ainsi dire un résumé de la Réforme sociale et qui, en offrant la quintessence de sa doctrine, est peut-être le plus substantiel de ses ouvrages ; en 1875, la Constitution de l’Angleterre ; en 1881, enfin, la Constitution essentielle de l’humanité. Cette dernière année, il fondait la revue la Réforme sociale, qui devait perpétuer ensuite l’influence du maître et garder jusqu’à nous le culte fidèle de son souvenir. Frédéric Le Play mourut en 1883, revenu depuis longtemps aux convictions chrétiennes qu’il avait puisées dans l’étude patiente des lois essentielles de la société. C’était l’observation sociale qui lui avait révélé, par un étonnant effort de son génie, la nécessité et la divinité du Décalogue.

La méthode de Le Play est aussi purement inductive qu’il est possible. Jamais il ne descend d’un principe : toujours au contraire il y remonte. Seule l’observation des résultats l’induit à porter un jugement sur l’excellence ou le défaut des procédés et des régimes. Rien de moins métaphysique, rien surtout de moins aprioristique que ses formules et ses définitions. La prospérité ou l’harmonie, la décadence ou l’antagonisme, voilà pour lui le critérium le plus parfait qui permette d’apprécier la valeur des différentes constitutions, non pas politiques, mais domestiques et sociales[1255].

Or, la famille est la véritable unité sociale : c’est d’elle, par conséquent, que Le Play veut procéder, bien plutôt que de l’individu[1256]. Puis, comme les familles agricoles et ouvrières sont partout les plus nombreuses et comme en un même milieu social elles sont généralement à peu près uniformes dans leurs mœurs, dans leur genre de vie et dans les rapports réciproques de leurs membres, Le Play dégage de l’observation d’un certain nombre d’entre elles des traits généraux qui, communs à presque toutes celles d’un même pays, constituent un véritable type au sens économique de ce dernier mot. L’étude monographique d’un groupe restreint de ces familles est complétée par une étude des éléments divers de la constitution sociale — organisation communale et système politique du pays. — Enfin, les descriptions ainsi esquissées sont soumises au contrôle des « autorités sociales » : c’est le nom sous lequel Le Play désigne des personnages universellement estimés de leurs concitoyens, investis ou non de fonctions publiques, mais fidèlement attachés aux traditions et aux mœurs du pays.

Telle est la méthode. Pratiquée par Le Play pendant quarante années de sa laborieuse carrière, elle l’a conduit à l’inébranlable conviction que « tous les phénomènes qui troublent ou maintiennent l’harmonie des sociétés, ont leur origine dans l’application ou dans l’oubli d’un petit nombre de principes simples, dont le Décalogue est le sublime résumé[1257] ».

Quels sont ces principes ?

Religion, propriété, famille et travail, les voilà présentés en quatre mots.

I. — La religion est le premier fondement des sociétés, par les devoirs qu’elle impose. « L’étude méthodique des sociétés européennes, dit Le Play, m’a appris que le bien-être matériel et moral et en général les conditions essentielles à la prospérité y sont en rapport exact avec l’énergie et la pureté des convictions religieuses[1258]. »

En France, la perte des croyances religieuses a coïncidé avec la désorganisation des ateliers ; et notons ici que Le Play embrasse toujours sous le nom d’ateliers tout ce qui est le siège d’un travail quelconque, manufacturier ou agricole.

II. — Le second fondement de la société est la propriété, et celle-ci, comme le Play le remarque en parfait accord avec les économistes, a toujours tendu à devenir individuelle. « Ceux des peuples modernes, dit-il, qui se distinguent le plus par leur prépondérance et leur succès, tendent chaque jour davantage à donner à toute espèce de propriété un caractère exclusivement personnel. Sous cette forme, ils la considèrent comme la récompense naturelle du travail et de l’épargne, c’est-à-dire des deux vertus sur lesquelles se fondent surtout le bien-être et l’indépendance des individus[1259]… Même les communautés de travailleurs, fréquentes au moyen âge, sont, de plus en plus remplacées par les entreprises individuelles[1260]… Les écrivains qui, dans ces derniers temps, ont signalé comme désirable le retour au principe de la propriété collective, se placent en contradiction avec les faits que présentent les diverses organisations sociales de l’Europe ; et ceux qui se flattent de lutter contre les manufactures individuelles de l’Angleterre avec le concours, formant des communautés analogues à celles du moyen âge, commettent une erreur aussi grave que s’ils voulaient aujourd’hui soutenir une guerre en revenant aux armes de jet de la même époque[1261]. »

À propos de la propriété, le problème de la transmission à cause de mort est un des plus importants que les législateurs aient à résoudre. Ici, en effet, les lois font les mœurs, au lieu d’être faites par elles. Bien plus, toute loi successorale parvient à s’imposer, malgré des oppositions morales et traditionnelles, parce que la résistance de ceux qu’elle écarte est neutralisée par les encouragements de ceux qu’elle appelle.

Ce sont donc les régimes de succession qui, « plus que toutes les autres institutions civiles, ont le pouvoir de rendre fécondes ou stériles la propriété et les familles, de propriétaires[1262] ».

Or, sous le rapport des successions, Le Play distingue trois régimes de constitution sociale :

1° Le régime de la conservation forcée, dans lequel la presque totalité des biens passe à un héritier unique, qui est souvent, mais non toujours, l’aîné des fils. Ce régime subsistait encore, par la force de la libre coutume, parmi les paysans de la Biscaye et d’une partie de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Scandinavie ; il subsiste également, par la force de la loi, dans l’aristocratie anglaise au moyen des majorats légaux et des substitutions fidéicommissaires facultatives ;

2° Le régime du partage forcé, dans lequel les parts de chaque enfant sont égales ou à peu près égales. Ce régime existait jadis dans les populations rurales du centre de la France, où les mauvais effets en étaient paralysés par la force traditionnelle des institutions domestiques de ces temps passés. Il a été imposé à la France, d’une manière générale, d’abord par la Convention, qui voyait en lui, concurremment avec d’autres moyens, un procédé pour détruire l’autorité paternelle et les traditions sociales ; ensuite par le Code civil de Napoléon Ier, qui, en mettant ce régime en contraste avec celui des majorats, se proposait de diminuer les familles hostiles ou indifférentes à la dynastie nouvelle et de grandir au contraire les familles amies. Le partage forcé est funeste à l’autorité paternelle, parce qu’il dépouille cette magistrature domestique de la sanction la plus efficace qu’elle aurait pu avoir : il est funeste à la fécondité des mariages, parce que le désir des parents de laisser un enfant qui maintienne leur rang social et qui puisse conserver l’atelier de famille, les pousse à n’en avoir qu’un, deux au plus — seul moyen effectif d’assurer leur volonté ; — il est funeste, enfin, à la stabilité des foyers, parce que, si les enfants dépassent ce nombre, l’impossibilité où se trouve chacun d’entre eux de conserver le foyer familial, provoque une licitation par laquelle arrivent des étrangers ;

3° Le régime de la liberté testamentaire, caractérisé par une quotité disponible qui ne soit jamais inférieure à la moitié du patrimoine. Ce régime existe en Allemagne et en Italie avec une quotité disponible égale à la moitié : en Angleterre, aux États-Unis et au Canada, avec une quotité disponible totale. Les avantages de ce dernier système sont également le contraire des inconvénients du partage forcé ; et c’est celui qui a toutes les préférences de Le Play et de son école[1263].

III. — Le troisième fondement de la société est la famille.

Le Play en distingue trois types :

1° La famille patriarcale, avec une propriété familiale collective et une très forte autorité de l’ascendant commun le plus éloigné. C’est le régime des patriarches de la Bible et des anciennes gentes de la Grèce et de l’Italie, si bien décrites depuis lors par M. Fustel de Coulanges dans sa Cité antique ;

2° La famille instable, dont le siège et le foyer sont exposés à changer à chaque génération, et dans laquelle l’autorité paternelle est nulle ou presque nulle. Elle correspond au partage forcé, qui est la cause principale de sa dislocation périodique ;

3° La famille-souche, qui tient le milieu entre l’une et l’autre, qui associe la stabilité morale avec les nécessités de l’existence moderne, et qui s’est spontanément développée chez les peuples agricoles de l’Occident, à mesure que le régime pastoral y faisait place au régime agricole et que la propriété individuelle y tendait de plus en plus à se substituer aux jouissances communautaires. Une autorité paternelle puissante et respectée, des ateliers manufacturiers ou agricoles transmis de génération en génération, tels sont les caractères essentiels des régimes de familles-souches. Ce type existe généralement dans les pays anglo-saxons, slaves et germaniques ; les classes rurales des pays latins ne s’en détachent que malgré elles. Il accompagne nécessairement les régimes de conservation forcée et se maintient naturellement avec ceux de liberté testamentaire : ceux de partage forcé, au contraire, tendent à le remplacer par un régime de famille instable[1264]. (Ici cependant nous ferons remarquer que les États-Unis, malgré la liberté testamentaire totale des pays anglo-saxons, en sont venus à présenter le maximum d’instabilité locale et le minimum de cohésion entre les membres de la famille, même au point de vue de l’éducation domestique et morale.)

IV. — Le travail est le quatrième fondement de la société — le travail, source de vertu par l’effort qu’il nécessite et source de richesses par le résultat qu’il produit[1265].

Le premier des arts usuels est l’agriculture. Mais elle est considérablement contrariée par le régime du partage forcé, qui, d’une part, disloque les petites propriétés et renouvelle incessamment la classe de ses possesseurs, et qui, d’autre part, en démembrant les grandes propriétés, empêche que celles-ci n’offrent aux leurs une véritable carrière industrielle à poursuivre, de manière à les tenir écartés du fonctionnarisme stérile et du luxe oisif des grandes villes[1266].

Mais, à côté de l’agriculture, l’industrie manufacturière a pris un essor immense, et la révolution accomplie dans le monde par Arkwright, Watt et tous les inventeurs qui se sont succédé depuis plus d’un siècle, dépasse beaucoup en importance ce qu’on est convenu d’appeler la Révolution, bien que cette dernière se soit promenée par toute l’Europe à la suite de notre drapeau.

Le travail a subi la même évolution que la propriété. Partout, avec le progrès, il a tendu à devenir individuel. « Les anciennes communautés, fondées sur l’action directe de tous les associés, avaient un caractère exceptionnel : elles disparaissent peu à peu ; elles ne se maintiennent que pour de rares spécialités, dans les contrées où la civilisation moderne a peu pénétré. Partout ailleurs, surtout en ce qui touche les manufactures, elles ont disparu, ou bien elles s’éteignent pour faire place à des coutumes fondées sur le travail individuel et la propriété personnelle[1267]… Les entreprises récentes tendant à restaurer les communautés de travailleurs ont été peu fructueuses[1268]. »

Or, le paupérisme industriel, forme neuve et inconnue de misère, a suivi en Occident la transformation des procédés du travail. Il faut le combattre : 1° par des lois d’hygiène ouvrière, mais surtout d’hygiène morale, qui relèvent de l’action de l’État ; 2° par des associations ouvrières, qui, bonnes sans doute, ne sont point adéquates au mal et qui, en tout cas, sont absolument impuissantes lorsqu’on veut les pratiquer sous la forme de sociétés coopératives de production ; 3° enfin et surtout par le patronage, seul remède efficace au paupérisme et correctif essentiel de la liberté. En France, malheureusement, le patronage s’exerce difficilement, d’une part à cause de l’esprit révolutionnaire, qui détourne les ouvriers de l’accepter et de l’aider, d’autre part à cause du partage forcé, qui disloque périodiquement l’atelier ou usine patronale et qui contribue à provoquer la création des sociétés anonymes, dans lesquelles le contact du patron et de l’ouvrier est plus rare et moins immédiat. Les pages de Le Play sur le « patronage et les classes dirigeantes » sont parmi les plus suggestives de son beau livre la Réforme sociale[1269].

Ainsi Le Play et tous ses disciples prennent la position la plus opposée à celle de la démocratie chrétienne. Hiérarchie sociale, devoirs mutuels, influence moralisatrice et bienfaisante du patron, inégalité des richesses, maintien des grandes fortunes industrielles ou territoriales, précautions contre l’émiettement du sol, self-help et encouragement à l’initiative individuelle, épargne et prévoyance pour soi-même et pour les siens, tels sont quelques-uns des principes essentiels auxquels l’observation des sociétés prospères les a conduits. Ils n’y apportent pas même la foi aveugle aux forces indisciplinées de l’association ouvrière, qui avait déjà donné et qui continue à donner des preuves de son impuissance dans les sociétés coopératives de production. Et cependant ce qu’ils cherchent, c’est le bien-être des masses et l’aisance des classes modestes, aisance facilitée d’ailleurs, selon eux, par la modération des désirs et l’absence des grandes ambitions. S’ils attendent beaucoup des mœurs, ce n’est pas de mœurs nouvelles — comme si nous étions, ainsi qu’on se plaît parfois à le dire, à un tournant de l’histoire où il faille saluer le passé d’un adieu méprisant et marcher vers un avenir au sein duquel tout serait nouveau, même et surtout les idées et la morale ; — s’ils attendent des mœurs, c’est bien plutôt de mœurs telles qu’il y en a eu pendant de longs siècles, alors qu’elles soutenaient la société au milieu de difficultés économiques dont nos récentes découvertes industrielles nous ont réellement affranchis.

Voilà le « retour à la Coutume », et Le Play ne cesse pas un instant de le conseiller avec les plus vives instances. C’est à l’aide de six pratiques essentielles que la Coutume conserve le bien : 1° permanence des engagements réciproques du patron et de l’ouvrier ; 2° entente complète sur la fixation du salaire ; 3° alliance des travaux de l’atelier et des industries domestiques, rurales ou manufacturières ; 4° habitudes d’épargne assurant la conservation de la famille et l’établissement de ses rejetons ; 5° union indissoluble entre la famille et son foyer ; enfin, 6° respect et protection accordées à la femme — ou moralité dans le sens du sixième commandement du Décalogue[1270].

En politique, Le Play est un partisan convaincu de la décentralisation et du self-government, avec des pouvoirs locaux traditionnels qui puissent sauvegarder une véritable autonomie administrative[1271]. Il ne cesse, à cet égard, de demander que les autorités sociales, au sens de ce mot selon lui, soient entourées de sympathie et d’estime ; car ce sont elles qui assurent le mieux la fixité, la liberté et le souci de la morale.

Le Play n’est pas un adversaire moins résolu de la bureaucratie, dont il constatait déjà les premiers envahissements il y a quarante ou cinquante ans, et qui n’a pas cessé depuis lors de se développer, de comprimer la liberté et d’atrophier toujours davantage les petits organes de la vie communale.

Sur tous ces points, il vante les mœurs anglo-saxonnes et l’idée de liberté telle qu’elle est entendue sous la monarchie anglaise et dans la grande République américaine. Toutefois cette tendance, sage encore et modérée chez lui, a pris chez quelques-uns de ses disciples une exagération qui les rend injustes pour notre vie de famille, autrement cohérente et solide que celle des Yankees[1272].

Le Play a exercé l’influence la plus salutaire sur l’opinion, pour lui faire rectifier certains de ses jugements. Il a apprécié notre histoire nationale, au cours des derniers siècles, d’après le critérium qu’il s’était formé : et il a été amené ainsi à condamner la centralisation et l’absolutisme introduits ou fortifiés en France par le gouvernement personnel de Louis XIV, c’est-à-dire depuis 1661[1273], et à condamner plus sévèrement encore les idées de la Révolution, pour laquelle, sans doute, on garde un culte quelque peu fétichiste, mais qui, entre autres torts, a eu celui de renforcer encore la centralisation administrative et de dissoudre ce qui pouvait rester d’autonomie locale et d’institutions domestiques ou privées, capables de faire contrepoids au pouvoir central et de maintenir quelque esprit d’initiative et de liberté. L’observation du présent, plutôt que l’étude approfondie et directe du passé, a inspiré de cette sorte à Le Play une appréciation favorable du moyen âge[1274].

Comme nous disions, il a fait école autour de lui. M. Claudio Jannet a été un de ses disciples les plus brillants. Citons encore M. Charles de Ribbe, avec ses ouvrages profonds sur les mœurs domestiques et la vie de famille dans le midi de la France depuis la fin du moyen âge[1275], et les nombreux collaborateurs de la revue la Réforme sociale demeurée la fidèle interprète des idées du maître qui l’avait fondée dans les dernières années de sa vie.

Cette influence de Le Play a été plus grande encore, s’il est possible, au point de vue de la méthode qu’au point de vue des idées. C’est de lui qu’est parti le courant auquel nous devons un nombre incalculable d’études sur les conditions de l’existence et du travail parmi les peuples les plus divers. Nous rattachons à cette nouvelle orientation des esprits les solides travaux contemporains de M. René Lavollée sur la condition ouvrière dans divers pays et particulièrement en Angleterre[1276], de M. Levasseur sur les ouvriers aux États-Unis[1277], et quelques-unes des productions sorties du « musée social » de M. le comte de Chambrun[1278].

Surtout l’espace nous manque pour faire connaître les saines et réconfortantes idées que l’on puise dans la méditation de ce grand penseur. Je ne sais rien de plus fécond et de plus moral que la lecture des pages où il enseigne que la réforme des mœurs n’est point subordonnée à l’invention de nouvelles doctrines ; que les nations ne sont fatalement vouées ni au progrès, ni à la décadence ; et que les vices de la race peuvent être réformés par la loi et les mœurs[1279]. À le lire, on se sent poussé au bien, parce qu’on sait davantage que le bien est un devoir, et on n’en est pas même détourné par la crainte de n’y pas atteindre. La voix de Le Play nous arrive toujours plus impérieuse, après ces vingt et quelques années où la loi et le gouvernement ont fait toujours davantage pour achever de perdre les trois choses que le maître nommait le Bien par excellence et qu’il demandait de restaurer, c’est-à-dire le respect de Dieu, le respect du père et le respect de la femme[1280].





LIVRE III

L’HISTORISME ET LE SOCIALISME D’ÉTAT

CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES PHILOSOPHIQUES DE L’ÉCOLE HISTORIQUE

Les économistes que nous avons étudiés jusqu’ici, admettaient un double principe comme base de leurs spéculations. D’une part, ils croyaient à la constance et au caractère absolu de certains faits, tels par exemple que la nature physique du monde et la nature morale de l’homme, ce qui leur faisait admettre la constance et le caractère absolu des rapports réciproques de ces faits les uns avec les autres, autrement dit la constance et le caractère absolu des lois économiques ; d’un autre côté, voyant que les familles et les sociétés avaient partout préexisté à telle ou telle forme politique, ils croyaient que la famille et la société s’étaient constituées en dehors de l’État, et que celui-ci pouvait beaucoup mieux assurer la prospérité en laissant les hommes vivre et produire par eux-mêmes et pour eux-mêmes et en laissant les lois économiques s’appliquer par leurs propres forces. Même List ne contredisait pas à ces principes, puisqu’il demandait seulement à l’État de s’occuper de ce qu’il appelait l’économie nationale.

Or, ces deux principes — la constance des lois économiques et l’antériorité logique de la société sur l’État — furent attaqués — et ils le furent, peut-on dire, par une seule et même école.

Au principe de la constance et du caractère absolu des lois économiques naturelles, on opposa la doctrine de la relativité et par conséquent de la variabilité historique des lois qui régissent le monde économique. Au principe de la liberté que l’État doit laisser aux individus et aux familles, on opposa semblablement la doctrine de l’État informateur et moteur de la société, chargé de prévoir pour les individus et de pourvoir à leurs besoins. Sous le premier aspect, c’est l’historisme ; sous le second, c’est le socialisme d’État. Dans le fond, ce sont moins deux écoles que deux aspects d’une même école, composée pour ainsi dire des mêmes auteurs : car, si cette école est historique par les formules et la méthode qu’elle préconise, elle est ordinairement socialiste d’État par la désignation du moteur sur lequel elle compte pour faire réaliser l’évolution et pour la guider.

À la racine de l’historisme se trouve tout d’abord la croyance à la mobilité et à la succession des lois économiques.

Ainsi que Knies le disait déjà, « s’il s’agit de phénomènes et de lois de phénomènes pour lesquels on observe en même temps une ressemblance et une différence, nous ne pouvons attendre qu’une analogie des phénomènes économiques et non pas une identité : nous pouvons découvrir seulement des lois de cette analogie absolue[1281]. » Or, l’analogie n’est qu’une certaine ressemblance extérieure des choses, tandis qu’un rapport de causalité est un lien logique et intime entre elles. Sur ce point, il y a donc un abîme entre la conception ordinaire des lois économiques et l’idée tout autre que s’en font les maîtres de l’école historique.

« L’économique des peuples, a dit plus tard Hildebrand, est comme leur langue, leur littérature, leurs arts et leurs lois : une branche de leur civilisation. Elle se meut dans certaines limites ; mais dans ces limites c’est toujours un produit de la liberté et du travail de l’esprit humain. La science économique n’est pas abstraite ; et ni ses observations, ni ses lois ne sont immuables comme celles des sciences exactes[1282]. »

Une telle conception du monde économique ne pouvait être ni imaginée, ni acceptée, sans un système philosophique nouveau qui lui servît de point d’appui[1283]. Ce point d’appui, c’est Hegel qui l’a fourni dans l’ordre de la philosophie pure ; c’est Auguste Comte, Spencer et Darwin qui l’ont fourni dans l’ordre des sciences sociales.

Hegel avait d’abord abordé l’économie politique par un commentaire de l’Inquiry into the principles of political economy de James Denham Steuart. Cependant ce travail d’Hegel n’était qu’une œuvre de jeunesse, et c’est seulement par ses Grundlinien der Philosophie des Rechts (1821) que l’influence d’Hegel a pu s’exercer.

D’une manière générale, l’hégélianisme exclut l’absolu. Tout devient et tout se fait — même Dieu, puisque Dieu, d’après Hegel, n’est pas un infini personnel, mais bien seulement le tout de ce qui est, un infini inconscient et mobile. — Dieu donc devient et se fait comme le monde lui-même, au sein d’un panthéisme qui n’est que le « devenir » de toutes choses. Or, si tout change, ni la société, ni rien de ce qui est en elle, ne sauraient être immuables. Ce changement est un progrès : les révolutions en sont les étapes. Au début, l’individu était isolé. Mais l’association des individus engendra la famille ; et l’État lui-même est au sommet de cette ascension évolutive de la société. Ainsi l’État n’est pas un moyen pour les individus ; il est un but pour la société elle-même. Parfois un État est absorbé dans sa défaite et cède la place, à un autre : c’est alors une preuve de la supériorité du vainqueur sur le vaincu, et par conséquent c’est un progrès[1284], jusqu’à ce que les peuples se concentrent au sein d’un État toujours plus vaste dans lequel, à la fin, l’humanité doit s’unir[1285].

Auguste Comte, par des volés différentes, aboutissait aux mêmes conclusions[1286]. De bonne heure il s’était complu dans la lecture des économistes, et c’était par l’économie politique qu’il était entré en relations avec Saint-Simon[1287]. Mais sa critique des économistes en général est devenue ensuite fort sévère, soit qu’il leur reprochât de se plonger dans une métaphysique toute scolastique et d’analyser des concepts sans valeur objective, soit qu’il les accusât de s’isoler de la solidarité fondamentale de tous les faits sociaux[1288].

Cependant ce ne sont pas ces critiques directes qui ont été sa contribution la plus efficace à la fondation et au développement de l’historisme économique. Mathématicien par tempérament, et disciple de Saint-Simon dans sa jeunesse, il devait finir par associer d’une étrange manière les théories négatives du positivisme avec une sorte de religion mystique de l’humanité, et il exerça auparavant une action profondément néfaste sur tout le monde scientifique par la négation de l’absolu, qui est pour nous l’inconnaissable, et par son essai d’instituer la sociologie comme une science spéciale et indépendante.

En deux mots, nous ignorons l’absolu. Nous ne pouvons connaître les faits que dans leurs rapports avec d’autres faits ; nous ne pouvons donc pas nous élever jusqu’à la connaissance métaphysique des causes, des substances ou des fins. Mais on peut classifier ces faits et classifier aussi les sciences qui les étudient. Dans cette classification, si l’on procède du plus simple au plus composé, c’est par l’étude du nombre que l’on débute, je veux dire par les mathématiques. En étudiant ensuite le monde extérieur et sensible, on a la physique : physique des corps inorganiques, d’une part, et d’autre part physique des corps organisés, laquelle se subdivise en physiologie, si on examine ces corps dans leur constitution individuelle, et en sociologie, si on les examine collectivement. La sociologie apparaît ainsi comme une physique sociale, mais en un sens tout différent de celui que Quételet avait donne à ce mot.

À ce propos, Comte, s’inspirant ici de Saint-Simon, qui s’était peut-être inspiré de Turgot et de Condorcet, distingue trois phases ou états dans le développement des sociétés : 1° l’état théologique, où les hommes expliquent les phénomènes par des puissances supérieures, mais personnelles ; cet état se subdivise lui-même en trois périodes : fétichisme, polythéisme et monothéisme ; 2° l’état métaphysique, où ils expliquent les phénomènes par des entités ou abstractions auxquelles ils donnent le caractère de lois absolues ; 3° enfin l’état scientifique ou positif, dans lequel ils les expliquent par des relations qu’ils s’abstiennent de définir et qu’ils ne revêtent pas du caractère métaphysique de causalité, « Il est impossible, disait Stuart Mill, de donner même une seule idée du mérite extraordinaire de cette analyse historique. Quiconque se refuse à croire que de la philosophie de l’histoire on puisse faire une science, doit suspendre son jugement jusqu’après la lecture de ces volumes de M. Comte ». Et cependant, combien ces grandes lignes et ces rigides formules se prêtent peu à la souplesse et à la mobilité des idées dont les cerveaux humains ont été imbus tour à tour ! Il est beau de parler de périodes qui se succèdent et qui se chassent les unes les autres : mais la réalité de l’histoire ne nous montre-t-elle pas bien davantage, soit la coexistence de plusieurs états qui, d’après la théorie, devraient être successifs, soit un mouvement incessant de flux et de reflux qui étend ou qui restreint, de génération en génération, le domaine de chaque système général de cosmogonie et de philosophie ?

En tout cas, ces négations de l’absolu, quelle que pût être leur valeur intrinsèque, devaient être funestes à la vieille conception économique, Celle-ci, en effet, était inconciliable avec le principe : de l’évolution sociologique, puisqu’elle reposait sur la croyance à la nature fixe et immuable du monde et de l’humanité. Il en était ainsi avec Quesnay, Mercier de la Rivière et tous les physiocrates, qui ne mettaient pas en doute l’existence d’un « ordre naturel et essentiel des sociétés[1289] » ; il en était ainsi encore avec les hommes de la Constituante, qui émettaient la prétention de donner, dans la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », la formule dogmatique d’un Évangile nouveau, mais immortel ; il en était ainsi enfin avec Adam Smith, Say, Malthus, Ricardo, Rossi, Bastiat et tous les économistes proprement dits, tous également persuadés que le vrai et le bien sont quelque part et que, s’ils sont une fois trouvés, ils sont au nombre des choses qui ne passent point.

L’évolutionnisme pénétrait aussi dans le droit, en même temps que sous le nom d’historisme il se préparait à envahir l’économie.

Savigny fut un de ceux qui l’introduisirent dans les études juridiques[1290]. Dès 1815, Savigny avait lancé une brochure de circonstance qui avait fait un grand bruit : Vom Berufe unserer Zeii fur Gesetzgebung und Rechtswissenschaft[1291]. « Aussi loin, disait-il, que nous remontons l’histoire, nous voyons que le droit civil de chaque peuple a toujours son caractère déterminé et particulier, comme les habitudes, les mœurs, la constitution politique. Le droit n’est donc point une règle absolue, comme la morale, qu’on puisse appliquer indifféremment dans n’importe quel pays. C’est une des forces du corps social, avec lequel il change et se développe, d’après des lois qui sont au dessus des caprices du jour. C’est par une action lente et un développement organique que se produit le droit : il se crée spontanément par la coutume, par la jurisprudence, par les actes particuliers de l’autorité, sous l’empire d’une raison plus haute que la raison humaine et que celle-ci tendrait vainement à plier à ses vues et à ses opinions du moment. » Toutefois c’était bien en adversaire de la jeune école libérale allemande que Savigny admettait cette action des lois sur le droit et des idées sur les principes.

Peut-on accepter cette théorie de l’illustre Savigny ? Oui, nous semble-t-il, pourvu que deux réserves soient faites qui vont singulièrement en restreindre et peut-être même en dénaturer la portée.

Au point de vue du droit, il fallait déclarer qu’il ne peut pas y avoir de droit en dehors de la morale naturelle, et il fallait condamner d’avance comme illégitime toute évolution du droit qui eût voulu franchir ces limites. Cela dit, nous ne contestons point — mais dans un sens tout différent de celui de Savigny — les besoins nouveaux et les formes juridiques nouvelles que le siècle présent nous a donnés — par exemple l’élaboration universelle et simultanée des sociétés anonymes et des contrats et sociétés d’assurances, soit sur la vie, soit contre l’incendie et les accidents. Voilà comment le droit peut évoluer et s’adapter aux changements que la Providence laisse s’accomplir dans l’état social.

Ensuite, au point de vue de l’économie politique, il fallait déclarer que ni l’adoption de règles nouvelles, ni la connaissance de phénomènes économiques nouveaux ne doivent ébranler en quoi que ce soit la croyance à des principes constants et absolus, tels que la fixité de notre nature morale et physique et de la nature physique ou biologique du monde animé et inanimé au milieu duquel nous vivons.

Par malheur, l’école historique juridique et l’école historique économique se sont l’une et l’autre affranchies de ces réserves.

Selon von Ihering par exemple, le droit, dans ses mouvements, est si peu limité par la morale que c’est lui qui la fonde. Ce serait une faute de méthode, d’après von Ihering, que d’attribuer la création d’un système juridique à la puissance de l’idée ou du sentiment du droit. L’idée ou le sentiment du droit ne sont pas des dons innés ; ce sont des produits historiques, à la formation desquels le droit positif lui-même a collaboré ; ils lui sont postérieurs et non antérieurs. Nous ne devons poser, comme antérieur à la constitution d’un ordre juridique, qu’un seul principe, l’égoïsme ou plutôt les égoïsmes. Combler les lacunes de l’égoïsme, telle est l’œuvre des forces morales. Or, c’est la société qui est la source des notions morales. En dépit des théories nativistes, les notions morales ne nous tombent pas du ciel comme des aérolithes : elles se sont formées peu à peu, comme par alluvions, au cours de l’histoire des sociétés. Les règles même les plus simples, qu’il ne faut pas tuer, voler, mentir, l’homme a dû les découvrir peu à peu par l’expérience, qui lui a montré que sans elles la société n’existerait pas. Ainsi tout le système du monde moral est un produit de l’histoire, ou, pour parler avec plus de précision, il est l’œuvre de la finalité. La question de l’origine et celle de la fin de la société se confondent : si la société a enfanté les règles morales, c’est parce que ces règles lui sont utiles. Elle en est la fin objective, ou, ce qui revient au même, le sujet téléologique. Ce sujet des fins morales, celui pour qui elles existent, ne peut ; en effet, être Dieu : autrement, la réalisation des fins de Dieu dépendrait de notre obéissance aux règles morales, et Dieu dépendrait de nous[1292].

Voilà donc la théorie d’Ihering que termine un blasphème, avec la négation d’un Dieu législateur et de toute morale comme de toute loi naturelle.

Et alors, s’il n’y a plus d’absolu dans la morale, pourquoi en resterait-il dans l’économie politique ? L’évolution ne doit-elle pas être partout ? Soit, ce sera le triomphe de l’historisme. Mais ce sera aussi du même, coup le triomphe du socialisme d’État, parce qu’il faut bien un moteur à cette masse dans laquelle les individus n’ont plus de fin propre, plus de devoir moral, plus de responsabilité individuelle, et qui cependant a intérêt à trouver quelque part une force de direction, consciente du but à atteindre et des moyens à choisir. Autrement dit, si c’est la société qui fait le droit et la morale, sans autre loi que l’intérêt du grand nombre, il faut bien que cette même société détermine, sous l’unique empire de ce même intérêt, toutes les conditions des relations économiques de ses membres[1293].

Telles sont les dernières racines de l’historisme. Beaucoup de ceux qui en ont été les adeptes, n’ont pas eu la logique de remonter jusqu’à ces premiers principes. Mais, malgré leur peu de clairvoyance, qui leur est une explication, et malgré leur bonne foi, qui leur est une excuse, il est d’une saine philosophie de savoir discerner la cause lointaine de l’erreur.



CHAPITRE II

L’HISTORISME ET LES LOIS ÉCONOMIQUES

I

L’ÉCOLE HISTORIQUE


L’historisme et le socialisme d’État, comme l’hégélianisme, sont des produits d’une origine bien allemande. C’est, donc en Allemagne que nous en trouverons les principaux doctrinaires et les premiers apôtres.

Nous avons cité déjà parmi eux Knies et Hildebrand[1294].

Knies, professeur à l’Université de Heidelberg, publia en 1853 le manifeste le plus systématique et le plus complet de la nouvelle école, sous ce nom : l’Économie politique regardée du point de vue de la méthode historique[1295].

On ne saurait pourtant nier qu’il y ait une part sérieuse de vérité dans le chapitre où il décrit l’influence que les événements et les circonstances ont toujours exercée sur les économistes classiques et sur la forme spéciale dans laquelle ils ont exprimé des principes[1296]. Nous en avons fait nous-même la remarque pour les physiocrates ; on peut la répéter pour Malthus et Ricardo, qui voyaient l’Angleterre emprisonnée dans son territoire et ne soupçonnaient pas l’importation à vil prix des blés d’Amérique ; pour Carey, à qui le voisinage du Far-West épargnait le souci de l’exiguïté d’un monde trop petit pour l’humanité ; pour Bastiat, enfin, que la crainte très légitime du socialisme jetait dans l’enthousiasme d’une liberté pleine d’harmonie et de bienfaits.

Hildebrand avait déjà fait paraître, en 1848 son Économie nationale du présent et de l’avenir[1297], conçue dans le même esprit. Hildebrand a jeté aussi dans le monde économique une classification des états sociaux qui lui a survécu. C’est la distinction entre une Naturalwirthschaft (ou économie naturelle) et une Geldwirthschaft (ou économie monétaire), selon que les marchandises et les services sont ordinairement payés en denrées ou payés en argent, ou plus exactement selon que les produits sont consommés la plupart du temps avant échange ou bien qu’ils le sont après[1298] : car on ne conçoit guère une société qui ait multiplié les échanges autrement qu’avec la monnaie. Le passage de l’un à l’autre régime peut être observé plus ou moins nettement pour tous les peuples du moyen âge. Mais Hildebrand voulait une classification tripartite : aussi, après l’économie monétaire, prédisait-il une économie fiduciaire ou Creditwirthschaft, dans laquelle la monnaie devait être remplacée par les papiers de crédit. Par malheur pour Hildebrand, ce dernier terme de la trilogie a été repoussé, même en Allemagne, entre autres par Knies et Wagner, de la même école historique cependant.

À vrai dire, Roscher les avait déjà tous précédés[1299]. Roscher avait donné, dès 1843, son Plan d’un cours de science politique d’après la méthode historique[1300], suivi en 1854 des Principes d’économie nationale[1301].

Les économistes, dit Roscher, se demandent tantôt : « Qu’est-ce qui devrait être ? » et tantôt « Qu’est-ce qui est ? ». Ils font de la méthode idéaliste dans le premier cas ; dans le second, de la méthode historique, physiologique, descriptive. Chez les idéalistes, il y a des tiraillements incessants et des discordes, parce que les théoriciens, en cherchant ce qui devrait être et en le cherchant d’après la pure raison, ne peuvent pas cependant s’empêcher d’être les interprètes des aspirations de leur époque. À quoi bon chercher l’idéal économique ? Il n’y en a pas qui soit commun aux divers peuples. Il faut débuter par l’étude de l’anatomie économique et faire une sorte de physiologie. Ainsi l’économie politique quitte le caractère de science abstraite : elle devient d’une part une description comme l’histoire, et de l’autre côté un art pratique[1302]. Roscher, après Hildebrand, appelait « économie nationale » cette conception nouvelle de l’économie politique. Peu à peu le penchant vers l’analyse descriptive et pour ainsi dire anatomique le domina de plus en plus, et il finit en écrivant une Histoire naturelle du césarisme, suivie d’une Histoire naturelle de la démocratie.

Il a laissé, dans un autre ordre d’idées, une Histoire de l’économie politique en Allemagne, qui a obtenu un grand et légitime succès[1303].

Bien d’autres noms peuvent être cités après ceux-là, notamment ceux de Lujo-Brentano, professeur à l’Université de Vienne[1304], de Rœssler[1305], de Stein[1306], et bien d’autres encore. Nous ne pouvons nous arrêter que sur l’influence que ces doctrines ont exercée en dehors de leur pays.

Deux hommes surtout personnifient l’école historique allemande contemporaine, Wagner et Schmoller.

Adolf Wagner, successivement professeur à Vienne, à Hambourg, à Dorpat, puis à Fribourg et finalement recteur de l’Université de Berlin, se contente d’affaiblir la notion des lois économiques bien plutôt qu’il ne la renverse. Il distingue encore entre elles les lois de mouvement, qui expriment comment certains groupes de faits arrivent à se produire, et les lois d’évolution, qui expriment une régularité dans la succession des hypothèses au milieu desquelles ces lois de mouvement peuvent s’appliquer ; ainsi les lois des prix sont des lois de mouvement, tandis que c’est une loi d’évolution qui a fait arriver le régime de la grande industrie[1307] : mais « toutes ces lois n’ont qu’une très faible analogie avec les lois de la nature », tellement «les causes sont variées », et tellement « les mobiles psychiques, qui déterminent les actions humaines et par suite les phénomènes économiques se différencient entre eux, au point de ne pouvoir être compris dans de simples formules[1308] ».

Wagner, en effet, a beaucoup insisté sur la pluralité des mobiles de nos actes, avec ce qu’il appelle leur « motivation ». Adversaire d’Adam Smith, il lui reproche d’avoir trop isolé le mobile de l’intérêt pécuniaire et d’avoir aussi trop laissé croire que l’homme soit uniquement conduit par la recherche, de l’avantage économique et par la crainte de la gêne. Il fallait tenir compte, dit Wagner, de trois autres motifs intéressés, qui sont : 1° la recherche des récompenses et la crainte des punitions ; 2° la recherche de l’honneur et la crainte du déshonneur ; 3° la recherche de l’activité et la crainte de la passivité — tous les trois, par conséquent, sous leurs deux formes positive et négative. — Il fallait aussi tenir compte d’un mobile désintéressé, le sentiment du devoir, qui devient dans sa forme négative, le sentiment du remords[1309]. Cependant les religions, et en particulier le christianisme, ont donné à tout, jusqu’à ce sentiment même du devoir, un fondement égoïste par l’attrait ou la crainte des sanctions de l’au-delà[1310].

Wagner, cependant, essaye de réagir contre les tendances plus avancées de la jeune école historique conduite par Schmoller : car il croit encore à l’universalité de la nature économique et à la constance de l’égoïsme humain[1311].

Gustave Schmoller, professeur à l’Université de Berlin, est en effet un évolutionniste plus hardi. Si l’on peut accepter la plupart de ses idées sur le concours que l’étude de l’histoire donne à celle de l’économie politique[1312], on ne saurait approuver ses hypothèses indémontrables sur les origines des civilisations, des morales et des religions — systèmes provisoires, selon lui, qui naissent, qui s’entrechoquent et qui meurent, en devenant « le point de départ de temps nouveaux et de nouvelles formes sociales[1313] ».

Ses Principes d’économie politique[1314] ont voulu être tout ensemble un exposé magistral de la science moderne et un tableau de l’ascension économique de l’humanité. Le même esprit d’évolutionnisme y règne d’un bout à l’autre. On y voit l’économie familiale qui part de la promiscuité bestiale pour arriver à la famille contemporaine à travers le matriarcat et le patriarcat ; on y voit l’habitat se transformer peu à peu en nos vastes agglomérations urbaines et le clan s’élargir pour aboutir à la commune et à l’État[1315]. « Le bien, dit expressément M. Schmoller, n’a pas une réalité fixe, mais une réalité en voie perpétuelle de formation : chaque époque, chaque système religieux et philosophique institue une hiérarchie des buts, des vertus, des obligations[1316]. » La religion, cependant, est provisoirement bonne pour moraliser les classes inférieures ; car, si pour la remplacer « nous avons un idéal laïque et les spéculations des sciences de la nature……, le noyau et la valeur morale en sont encore douteux, et ce sera la grande question de savoir si les progrès de l’État, de l’école, de l’opinion publique sont déjà aujourd’hui où seront assez forts demain pour que le commun des hommes puisse se passer de l’appui et des règles de la religion[1317]. »

Ces prémisses philosophiques ; commandent l’œuvre économique dans son entier : car « les systèmes économiques ne sont que des repousses, des rejetons des systèmes moraux, et ils en dépendent[1318] » : et « notre exposé des phénomènes de circulation est un résultat du point de vue social, évolutionniste et éthique que nous avons justifié[1319] ». Mais avec cela, dirons-nous, il y a plus d’une erreur de logique non moins que d’histoire : et que signifie, par exemple, une étude du concept de la valeur en général qui suit celle de la monnaie au lieu de la précéder[1320] ?

Telle est, dans ses grandes lignes, cette nouvelle économie politique, que maintes fois, après Hildebrand et Roscher, on a appelée « nationale ». Pourquoi cette expression ? Il faut savoir la prendre en un sens tout différent de celui que List y donnait. Ce que List appelait l’économie « nationale », c’était celle qui, tenant le milieu entre l’économie domestique et l’économie universelle, étudiait les causes de la prospérité d’un peuple en face des autres nations qui le concurrencent. Rien de semblable ni avec Roscher, ni avec Lujo-Brentano : l’épithète, ici, n’a d’autre but que de montrer le caractère relatif et tout local de la science, dès qu’on la ramène aux procédés et aux points de vue de l’historisme. On est loin aussi du sens que les premiers commentateurs allemands d’Adam Smith donnaient à leur mot Nationalœkonomie.

Nous en avons dit assez pour faire ressortir les traits essentiels de l’historisme germanique.

Comme l’a déclaré un de ses interprètes les plus autorisés, Karl Bücher, « l’école historique veut faire de l’économie politique la théorie de l’évolution économique des peuples, tandis que le smithianisme (lisez : l’économie politique classique) se propose d’approfondir les lois de la vie économique actuelle[1321]. »

À ce titre, toutefois, il n’y aurait encore ni contradiction nécessaire, ni même dualité d’écoles : il y aurait seulement deux sciences distinctes, puisque le but de l’une serait différent de celui de l’autre, sans qu’elles soient l’une et l’autre opposées. Ce serait comme un retour à la distinction que Stuart Mill avait faite entre la statique et la dynamique.

Mais ce n’est point ainsi que les « historiques » comprennent et présentent d’ordinaire la différence. Il n’y a pas même seulement une différence de méthode, en ce que les uns auraient fait de la déduction et que les autres ne voudraient faire que de l’induction[1322] : il y a bien réellement une véritable contradiction des principes et des lois.

Un auteur que nous avons déjà souvent cité, actuellement professeur à l’Université Harward et précédemment à Oxford, Ashley, dans la préface de son Introduction to English economic history and theory, a marqué très nettement l’antagonisme irréductible des deux écoles.

« Les enseignements de Roscher, d’Hildebrand et de Knies, dit-il, restés oubliés pendant plus d’un quart de siècle, n’ont été appréciés à leur juste valeur que lorsque les besoins pratiques de la vie moderne eurent montré les lacunes des vieilles méthodes économiques. Pendant ce temps, l’idée d’une évolution régulière de la société s’était fait lentement accepter. Soit que cette évolution ait été conçue comme la manifestation progressive de l’âme du monde, ainsi qu’elle l’a été avec Hegel, soit qu’il faille voir en elle, avec Comte, la croissance de l’humanité ; soit enfin qu’il faille y voir, avec Spencer, une adaptation de l’organisme social à tout ce qui l’entoure, l’effet est le même et le regard de l’économiste s’ouvre sur l’avenir et sur le passé avec des perspectives dont on n’avait jamais rêvé. On comprendra mieux ce changement si l’on examine les principes qui vont guider maintenant les recherches.

Ces principes peuvent être ainsi déterminés : 1° l’économie politique n’est pas un corps de doctrines absolument vraies, révélées au monde à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci[1323] ; elle n’est qu’un certain nombre de théories et de généralisations de plus ou moins de valeur ; 2° depuis qu’on a commencé à penser, aucun siècle n’a été sans idées économiques… ; 3° de même que l’histoire de la société, en dépit de ses reculs apparents, présente, un développement régulier, de même il y a eu un ordre régulier dans l’histoire de la pensée humaine et particulièrement dans l’histoire de ce que les hommes ont pensé sur le côté économique de la vie ; 4° de même que les économistes modernes ont pris pour données les conditions qui commençaient à exister de leur temps, ainsi les théories économiques plus anciennes étaient basées, consciemment ou inconsciemment, sur les conditions d’alors ; les théories du passé doivent être jugées par rapport aux faits du passé, et non pas par rapport aux faits du pressent ; 5° l’histoire semble démontrer qu’il n’y a eu aucune grande institution-qui n’ait eu pour un temps sa valeur et sa justification relative ; enfin, 6° il s’ensuit que les théories économiques modernes ne sont pas universellement vraies : elles ne le sont pas pour le passé, quand les conditions qu’elles réclament n’existaient pas ; elles ne le sont pas pour l’avenir, quand les conditions auront changé, à moins que les conditions ne changent pas et que la société ne devienne stationnaire[1324]. »

En Angleterre, le représentant le plus illustre de l’école historique est Cliffe Leslie (1827-1882), Irlandais d’origine écossaise, professeur de droit et d’économie politique à Belfast, auteur, entre autres ouvrages, des Essays in political and moral philosophy, parus en 1879. Cliffe Leslie s’est vivement élevé contre la tendance de l’école classique vers les abstractions. Il a particulièrement combattu la formule du wage-fund[1325]. Mais a-t -il édifié quelque chose ? M. de Laveleye, qui en fait le plus grand éloge, n’ose pas lui donner ce mérite. « Il a montré, dit-il, que notre science était à reconstruire des fondements jusqu’au faîte, et ensuite il a indiqué d’après quelle méthode il fallait le faire. Il n’a pas essayé de rebâtir l’édifice. Il prétend même qu’il serait prématuré de le tenter, parce que les matériaux ne sont pas encore prêts : mais du moins il en a dégrossi et taillé quelques-uns, et il a esquissé la marché à suivre pour mettre en œuvre ceux qu’un travail approfondi et persévérant préparera successivement[1326]. » Il est difficile de juger un sceptique avec plus de scepticisme soi-même.

On pourrait aussi classer parmi les économistes de l’école historique Thorold Rogers (1823-1891), professeur d’économie politique à Oxford et membre de la Chambre des communes. Rogers, radical en politique et très sympathique au socialisme, dont il déclarait « ne craindre ni revendication injuste, ni révolution[1327] », tenait pour les économistes « profondément ignorants des conditions sociales au sujet desquelles ils dogmatisent à perte de vue ». Plein pour eux du plus profond mépris, il espérait bien « le conserver toujours pour l’économie politique de cette espèce » et rangeait franchement parmi les « logomachies » la théorie de la rente et des revenus décroissants[1328]. Cependant c’est par ses études historiques que Thorold Rogers a fait sa réputation, beaucoup plus que par un système d’une construction scientifique[1329].

Il ne faudrait pas croire non plus que toute étude analytique ou descriptive des faits ou des institutions économiques du passé autorise à ranger celui qui s’y livre parmi les partisans de l’historisme. Bien plus, des travaux de ce genre peuvent amener à modifier certains jugements trop hâtivement formés ; ils peuvent même donner à croire que les cadres économiques et sociaux dans lesquels les hommes sont providentiellement appelés à se mouvoir, sont beaucoup plus variés que l’étroite observation d’un seul temps et d’un seul pays ne nous aurait induits à le penser : mais il n’y a rien là qui infirme cette idée de vérités abstraites et générales sur laquelle les économistes avaient assis leurs théories des lois économiques naturelles.

En Belgique, M. Émile de Laveleye (1822-1892), professeur à l’Université de Liège, peut être rangé également parmi les maîtres de l’école historique[1330]. Par un autre côté, il collabora à l’avènement du socialisme d’État et il a permis à des socialistes proprement dits et révolutionnaires, tels que Benoît Malon, de le regarder comme un de leurs auxiliaires les plus précieux. « Les lois dont s’occupe l’économie politique, disait Émile de Laveleye, ne sont pas des lois de la nature : ce sont celles qu’édicté le législateur. Les unes échappent à la volonté de l’homme ; les autres en émanent[1331]. » Il est connu surtout par son ouvrage sur la Propriété du sol et ses formes primitives, dans lequel il préconise le retour aux anciens régimes de propriété communautaire usités chez les peuples primitifs ou plus exactement dans la race germanique[1332]. Au reste, sans aboutir aux mêmes conclusions, Knies avait argué déjà, contre l’école classique, des différences que le régime de la propriété avait présentées chez les Grecs, chez les Romains et généralement au cours des siècles[1333].

En France, les traces d’historisme sont visibles chez M. Charles Gide, autrefois professeur d’économie politique à l’Université de Montpellier au cours de la publication des éditions successives de ses Principes d’économie politique, il a évolué rapidement de l’école libérale et conservatrice vers le socialisme, auquel il est apparu de plus en plus rallié. Malgré les critiques qu’il fait encore de l’école historique[1334], il persiste à poser en principe que « les lois naturelles, bien loin d’exclure l’idée de changement, la supposent toujours[1335] ». Il ne désespère pas même qu’un changement radical et profond doive s’opérer un jour dans la nature morale de l’homme, puisque, énumérant les mobiles qui pourraient nous inspirer et n’en trouvant, en dehors de l’intérêt personnel, point d’autres que la contrainte et l’amour, il conclut que « l’amour serait certes la vraie solution et qu’il faut espérer qu’un jour elle se réalisera[1336] ». En attendant, dirons-nous, l’augmentation des crimes contre les personnes et des délits inspirés par l’égoïsme le plus féroce ne laisse pas de doute qu’en France nous ne marchions dans cette voie !

L’historisme est bien autrement accusé dans M. Espinas, professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux, auteur des Sociétés animales, ouvrage écrit dans le pur esprit de la sociologie évolutionniste[1337], et auteur d’une Histoire des doctrines économiques, qu’il termine par cette conclusion : « Les solutions économiques ne peuvent pas prétendre à l’universalité et a la nécessité des démonstrations scientifiques… Étant un art, l’économie politique doit varier au cours des temps comme la forme des vaisseaux et les procédés de l’industrie comme les maximes d’éducation et d’enseignement. L’art économique obéit dans sa marche aux lois de l’évolution, comme la conscience sociale dont il n’est qu’un aspect[1338]. » Mais qu’est-ce donc tout d’abord — dirons-nous — que la conscience sociale ?

Même la méthode des monographies et des enquêtes inaugurée par l’immortel Le Play — au moins quand on n’y apporte pas, comme lui, un esprit élevé et vraiment philosophique — entraîne facilement ceux qui la suivent vers un empirisme étroit et borné, avec lequel la science ne saurait rien avoir de commun. On ne s’est pas assez garanti contre cet écueil dans les études descriptives d’économie sociale qui ont obtenu la faveur du moment. Elles dénotent souvent le travail attentif du naturaliste enregistrant là des faits et ici des chiffres ; mais ce qui leur manque non moins souvent, c’est le sens critique du philosophe ; c’est l’esprit de synthèse et de généralisation du vrai savant. M. du Maroussem, par exemple, dans ses Enquêtes, pratique et théorie, a donné la pleine formule de ce scepticisme historique en décrivant la « méthode empirique de l’esprit », en demandant que « l’économiste empirique se garde surtout des mots travail et capital et de l’expression de valeur », et en comparant finalement le problème de l’étalon monétaire unique ou double à la querelle légendaire des gros-boutiens et des petits-boutiens, que Gulliver avait trouvée au royaume de Lilliput[1339]. Parvenu là, on confectionne peut-être des catalogues : mais on a remplacé l’art de les lire par la patience de les dresser. L’historisme lui-même ne commandait pas cette abdication de la faculté de penser et de juger.

Les études sociologiques sur le monde de la préhistoire, que l’on prétend maintenant reconstituer avec l’observation des types sauvages les plus dégradés que l’on puisse retrouver dans l’Australasie, révèlent encore bien davantage cette négation brutale et cynique de l’absolu. Nous ne faisons que les signaler : car ce serait sortir de notre cadre que de rappeler comment les sociologues contemporains refont ; avec Westermarck, la genèse de l’institution du mariage[1340], ou bien comment, avec Durkheim, ils s’évertuent à expliquer par un totémisme ancestral notre moderne répulsion contre l’inceste, sans la croire d’ailleurs raisonnable et naturelle[1341].

Nous sommes plongés ainsi dans une sorte d’historisme moral, digne et nécessaire pendant de l’historisme économique. C’est que les erreurs se tiennent par un fatal enchaînement. L’absolu, chassé du domaine de l’intelligence, ne peut pas rester longtemps dans le domaine de la conscience et du sentiment. Simmel, professeur à l’Université de Berlin, n’avait-il pas enseigné déjà la relativité de la morale et son évolution perpétuelle[1342], en même temps que son collègue Ihering avait enseigné que le droit n’est qu’un produit de l’utilité sociale ? L’idée d’une « force morale » n’est pour Simmel qu’un « mot dans lequel nous condensons en absolu quelque nécessité relative née au cours de l’histoire ». M. Vacher de Lapouge, qui a professé à l’Université de Montpellier, ne craint pas davantage de dire que « les notions du bien et du mal seront, dans un avenir très rapproché, très différentes de celles qui règnent aujourd’hui, et peut-être même opposées dans la plupart des points ». Tout en ne « voyant point de raison pour que l’assassinat ne soit point toujours considéré comme un crime », il est convaincu que « les notions relatives au vol devraient subir de profondes modifications dans un milieu collectiviste[1343] ».

Ces théories, éminemment subversives, en sont venues à inspirer nos hommes d’État eux-mêmes. Un d’eux, et non des moins en vue, M. Bourgeois, disait que « les progrès de la pensée humaine ont lentement transformé les idées morales… Une tâche, ajoutait-il, s’impose aux hommes. Il s’agit pour eux, partant des vérités certaines que seule apporte la science, de rechercher en quoi ces vérités ont pu modifier les idées morales traditionnelles et les définitions anciennes du droit et du devoir dans l’humanité[1344] ». Le « Collège libre des sciences sociales », soutenu par des appuis officiels, professe cette même doctrine dans ses conférences de morale ; et l’expression en a été rarement plus franche et plus énergique que dans celle que M. Moch y a faite sur l’Ère sans violence[1345]. Ainsi la voie est frayée plus facile à toutes les utopies. N’était-ce pas déjà Auguste Comte qui avait assigné à l’utopie, dans la sociologie, le même rôle qu’à l’hypothèse dans les sciences naturelles ? Or, en physique, l’hypothèse est parfaitement permise — sur l’émission par exemple ou l’ondulation de la lumière ; pourquoi donc l’utopie sociale et son expérimentation seraient-elles davantage réprouvées ? « Qu’est-ce qui empêche, écrit le socialiste Fournière, que l’idéalisme ne devienne l’agent conscient de l’évolution ? » Et pour Fournière, ennemi de la propriété — simple « création sociale » — c’est le communisme qui est au terme de l’utopie, avec l’amour libre et l’union non moins libre[1346].

Nous devions un instant d’attention à toutes ces théories aussi dangereuses que nouvelles[1347]. S’il est vrai, en effet, que l’économie politique étudie, selon la définition de Stuart Mill, la manière dont la recherche de l’intérêt personnel guide l’homme dans la production et le mouvement des richesses « en tant du moins que les phénomènes de cet ordre ne sont pas modifiés par la poursuite d’un autre objet », il est clair qu’une altération profonde de notre nature intellectuelle et morale, ou bien un changement radical survenu dans notre manière de sentir et de juger ce qui est mal et ce qui est bien, ne pourrait pas ne pas avoir une immense répercussion sur les institutions, considérées dorénavant comme des combinaisons et des procédés que les hommes peuvent imaginer pour se soustraire tout ensemble aux lois économiques et aux lois morales.

« Depuis le milieu du siècle, a-t-on dit, une réaction salutaire est partie d’Allemagne. On a reconnu que les prétendues lois naturelles de la vie économique n’étaient au fond que des lois sociales soumises elles-mêmes à la loi supérieure de l’évolution, et que c’était une erreur d’attribuer une valeur universelle à des observations tirées par abstraction de l’étude du présent[1348]. » Et la « loi supérieure de l’évolution aurait bien embrassé l’ordre économique, puisqu’il est « hors de doute que l’homme a existé sans travailler pendant d’immenses séries d’années[1349] » ; elle aurait embrassé aussi l’ordre moral, puisque « trop d’observations prouvent que le sentiment qui unit parents et enfants est un produit de la civilisation[1350] ».

Toutefois l’idée de ces changements est plus qu’une hypothèse, elle est une erreur. Le monde physique ne change pas autour de nous ; le monde moral que nous sommes nous-mêmes, ne change pas davantage en nous.

Ce qui peut changer et ce qui change, c’est seulement notre connaissance plus ou moins exacte et plus ou moins complète des forces que ce monde physique renferme et peut être contraint de mettre à notre disposition ; c’est la perspicacité plus ou moins grande que nous apportons à connaître les lois du monde moral ; c’est la bonne ou la mauvaise foi avec laquelle la généralité des hommes s’avouent leur devoir, et la volonté plus ou moins ferme avec laquelle ils cherchent à l’accomplir ; ce sont enfin les jugements erronés ou judicieux qu’ils portent sur les actes de leurs semblables.

La possibilité de ces changements et leur effective réalisation suffisent pour que le monde ait une histoire, pour que l’humanité ait un progrès, et que la suite des temps présente, même sous le côté économique, une variété qui est une des beautés de l’œuvre divine. Mais cette œuvre, si variée qu’elle soit dans l’espace et variée aussi dans le temps, ne peut pas être moins régulièrement ordonnée dans son plan général, ni moins raisonnable et moins fixement sage dans tous les rapports de causalité qu’elle met en action. Par conséquent, dans le monde économique comme dans le monde physique et le monde moral, il doit exister des lois naturelles immuables, placées au dessus de ces hommes qui les connaissent et s’y conforment plus ou moins bien. Ni l’opinion qu’ils en ont, ni la contrainte qu’ils peuvent essayer de leur faire subir, ne changeront jamais rien à l’objectivité intrinsèque de ces lois.

Voilà pourquoi Le Play a pu tracer les grandes lignes d’un « retour au bien », parce qu’il avait foi dans la constance des lois morales du monde économique.

Voilà aussi pourquoi, en sens inverse, les principes de l’école historique, tels que nous les trouvions formulés par Ashley, rendraient éternellement impossible une interprétation économique de l’histoire », malgré le titre ambitieux que Rogers avait donné à son livre. Si, en effet, toutes les vérités économiques sont relatives, s’il n’y a pas « de grande conception, de grand corps de doctrines qui, ayant réellement et longtemps influencé la société, n’ait pas renfermé une certaine vérité et une certaine valeur eu égard à des circonstances temporaires[1351] », je demande comment l’on pourrait affirmer, par exemple, la stérilité du travail servile ; je demande comment on pourrait expliquer le progrès ou la décadence des peuples par la supériorité ou l’infériorité de leurs institutions économiques et sociales au regard de celles des autres peuples. Ainsi l’école historique aboutirait à nous fermer l’intelligence de l’histoire. Ce n’est pas assez ; et si l’absolu n’existe pas, je demande comment même on pourrait apprécier, d’une manière absolue les conséquences économiques ou politiques du divorcé, de la débauche et de la promiscuité : car s’ils sont actuellement funestes à la société, qui donc, à moins de croire à un absolu quelconque, voudrait soutenir ou pourrait démontrer qu’ils dussent l’être toujours ?

Vu sous cet aspect, il est hors de doute que l’historisme recèle en lui mille fois plus d’immoralités que les « historiques » n’en ont jamais trouvé à reprocher au classicisme des disciples d’Adam Smith. Nous n’ignorons point cependant que des catholiques se sont insurgés contre la pensée que des lois économiques puissent exister ; quant à nous, nous restons plus que jamais convaincu qu’ils n’avaient pas réfléchi à ce manque d’ordre et de beauté qu’ils voulaient introduire dans un des innombrables royaumes de la Providence.


II

LA QUESTION DES LOIS ÉCONOMIQUES

Mais si certains écrivains catholiques, comme nous venons de le voir, ont contesté et nié l’existence des lois économiques, ce n’est point assurément à la théorie de l’évolution qu’il faut rattacher ces controverses.

Les arguments dont elles s’inspiraient étaient d’un ordre tout opposé. Nous les ramenons nettement à trois : 1° la supériorité de la morale sur l’économie politique et, par conséquent, la subordination des lois économiques aux lois morales, qui les domineraient ou mieux encore les effaceraient derrière elles ; 2° le libre arbitre, par opposition au déterminisme ; enfin, 3° la nécessité d’une intervention efficace et directe de l’État pour l’amélioration immédiate du sort des classes ouvrières. De ces arguments, les deux premiers sont tirés de données inexactes empruntées à la philosophie ; le troisième est moins une raison qu’un sentiment, mais il nous achemine à un socialisme d’État qui a été très effectivement insinué et même professé par des catholiques. Nous ne nous arrêterons ici qu’aux deux premiers arguments, en ajournant un peu la discussion du troisième.

I. — Les lois économiques et la morale.

Très souvent donc, comme nous disions, l’économie politique a été rattachée à la morale, pour en être regardée comme une dépendance[1352]. La morale enseigne à l’homme comment il doit se conduire en général ; l’économie politique lui enseignerait en particulier comment il doit, au point de vue de la conscience, se conduire et être conduit en matière commerciale, industrielle et financière, et ce ne serait que pour formuler cet enseignement que l’économie politique aurait à étudier les phénomènes de la production, de la répartition et de la consommation[1353]. Ainsi envisagées, les lois économiques n’existeraient que comme une classe particulière des lois morales, pour apprendre à l’homme comment, après s’être procuré les biens extérieurs, il doit se comporter dans l’usage qu’il en fait. À part cela, l’économie politique cesserait d’être une science pour devenir seulement un art — l’art d’organiser la société, comme on a dit parfois. — Puis, de ce que l’homme doit toujours conformer sa conduite à son devoir — ce qui est parfaitement vrai — on a conclu que les lois économiques sont subordonnées aux lois morales — ce qui est parfaitement faux.

De là vient le dédain habituellement professé pour celles des lois économiques qui régissent, entre autres choses, la monnaie, le change, la circulation fiduciaire et le commerce international, par le motif que l’indifférence théorique de la morale sur ces questions de pure « chrématistique » lui impose pratiquement l’indifférence à l’égard des procédés usités dansées divers ordres de matières[1354].

L’erreur a ici des causés bien diverses. Par vice de logique, on a fait une confusion entre la moralité de nos actes et les conséquences économiques que ceux-ci doivent avoir sur les actes de nos semblables ; puis, par le même vice de logique, on a exploité les équivoques qui existent, soit sur le sens du mot « science morale », soit sur le sens du mot « loi ».

Le mot « science morale » peut désigner toute science qui d’une façon quelconque s’occupe de la pensée de l’homme. Ainsi la logique est une science morale, et l’économie politique en est une au même titre, par opposition aux sciences physiques et aux sciences naturelles, qui étudient la matière et son organisation, mais non pas la pensée. Mais de ce que l’économie politique est une science morale en ce sens là, il ne doit nullement s’ensuivre que l’économie politique doive, être dans un rapport quelconque d’infériorité ou de supériorité avec la morale proprement dite. Un rapport de parallélisme lui suffit, et le mot « amoral » qu’on a inventé, exprime bien cette situation. L’économie politique étudie d’abord comment le jugement de valeur est déterminé dans la pensée humaine lorsqu’il s’agit de richesses ; et elle étudie ensuite quels actes il inspire à la volonté, fût-ce même dans la plus stricte limite du bien moral. Elle laisse donc à la morale proprement dite, non seulement le soin de déclarer ce qui est licite ou illicite, vertueux, indifférent ou vicieux, mais encore le soin de mouvoir l’homme par d’autres ressorts que le jugement de valeur et la recherche de l’intérêt économique. Sur tous ces derniers points, l’économiste se déclare incompétent, aussi bien que le moraliste doit se déclarer incompétent quand on le consulte sur le bimétallisme, sur la loi de Gresham ou sur le moyen de ramener le change au pair, ou même quand on le consulte tout simplement sur les conséquences que la réduction des heures de travail, de dix à neuf ou de neuf à huit ou de huit à sept, peut entraîner pour la productivité économique d’un pays ou d’une industrie. Voilà comment l’économie politique est indépendante de la morale, c’est-à-dire comment elle est amorale tout en étant une science morale.

II. — Les lois économiques et la liberté.

Pour le mot « loi », il existe une confusion analogue.

Dans la morale, « loi » signifie un commandement impératif : avec les sciences physiques et naturelles, le même mot signifie un rapport constant et régulier dans la succession des phénomènes, rapport d’où la logique a induit une relation de causalité. Quel sens appliquer ici ? L’économie politique étant une science morale, ne serait-ce point le premier sens et non pas le second ? Eh bien non : et le terme « loi » y est pris pour signifier un rapport de cause à effet, comme il en serait dans une science physique ou naturelle[1355].

C’est donc ici qu’on se heurte au second argument cité plus haut, je veux dire l’argument tiré du libre arbitre, par opposition au déterminisme qui résulterait, dit-on, de la tendance nécessaire et constante que nous aurions à rechercher notre intérêt économique selon la loi du moindre effort.

On nous concède bien que la nature extérieure limite le pouvoir et l’action de l’homme et que cette limite est calculable. On nous concède même encore que les actes économiques entraînent après eux certaines conséquences naturelles et que, par exemple, la prodigalité d’un homme oisif entraînera la dispersion de ses biens (ce qui, d’ailleurs, n’est pas une loi économique et constitue tout simplement un vulgaire truisme). Mais là, comme on nous dit à juste titre, n’est pas la question, puisque celle-ci est de savoir si là liberté existe ou n’existe pas contre la poussée de l’intérêt économique.

Nous répondons par la loi constamment observée de l’abondance qui abaisse les prix et de la disette qui les hausse.

Prenez garde ! nous va-t-on répliquer. L’abondance ou la disette a bien agi pour modifier la valeur (la valeur est considérée ici comme objective) : mais il reste encore à connaître l’effet de ce jugement sur votre volonté. Or, bien que ce jugement vous inspire ordinairement la volonté, soit d’acheter même cher, soit de vendre même bon marché, le phénomène ne se produit pas avec une régularité qui rappelle le moins du monde celle des lois physiques et naturelles. Donc, ajoute-t-on, les économistes ont tort de croire que des lois de ce genre, toutes tirées du principe de l’intérêt personnel et de la loi du moindre effort, régissent invariablement et en détail, toujours et partout, les phénomènes les plus compliqués du commerce, de la banque et de l’industrie, à tel point que les relations historiques et les formes diverses des civilisations soient tout simplement des conditions plus ou moins favorables à l’exercice de ces lois universelles et constantes. De plus, poursuit-on, si le principe du moindre effort était exact, la renonciation à un avantage quelconque serait une absurdité et un non-sens : pourtant les actes généreux de dépouillement volontaire sont des faits historiques qui ne peuvent pas être niés. Enfin il est faux que l’intérêt personnel, comme les économistes l’entendent ; soit l’unique moteur du genre humain, puisque l’unique force impulsive à laquelle les volontés obéissent, est la recherche du bonheur, par quelques voies diverses que chacun s’efforce d’atteindre ce bonheur qu’une nécessité irrésistible de sa nature le contraint de convoiter : et moindre effort ou bonheur ne sont pas la même chose[1356].

Voilà l’argumentation, présentée loyalement, croyons-nous et dans toute sa force[1357]. Cependant nous la jugeons impuissante à renverser la théorie des lois économiques, telles que les économistes les ont décrites.

Voici ce qu’il faut répondre :

1° En ce qui concerne la rigidité de ces lois et l’unité du mobile de nos actes, nous ferons remarquer que les économistes n’ont jamais exclu les mobiles autres que l’intérêt économique, quoiqu’ils se soient attachés à décrire seulement l’action de celui-ci comme si l’étude des autres ne relevait pas de leur science[1358]. Jamais non plus ils n’ont présenté les lois économiques comme opérant avec la force toujours mathématiquement égale des lois de la physique et de la chimie ;

2° En ce qui concerne le déterminisme, il ne faut pas oublier que même le choix de la volonté entre les divers moyens qui nous semblent devoir servir notre intérêt économique si c’est lui qui nous guide, et cela très honnêtement, laisse toujours subsister en chacun de nous la plénitude du libre arbitre, tout aussi bien que la nécessité naturelle où nous sommes de tendre à notre bonheur, ne renferme en soi aucun principe condamnable de déterminisme, puisque chacun est libre de mettre son bonheur où il veut ;

3° Enfin, en ce qui concerne la diversité des actes de chaque individu pris à part, les économistes ne se sont jamais arrêtés aux actes individuels pour affirmer la certitude d’un seul d’entre eux ; au contraire, ils se sont toujours bornés à décrire ou à prévoir des actes moyens et généraux. Par exemple, il est très vrai que je ne puis affirmer de personne en particulier qu’il fera l’année prochaine le voyage de Paris, puisque d’ailleurs il peut tomber malade ou mourir ; mais si je connais combien, d’hommes ont fait ce voyage l’année dernière et de quelle quantité moyenne ce nombre varie chaque année, je peux prédire, entre deux limites extrêmes très rapprochées l’une de l’autre, le nombre des voyages de l’année prochaine, à la condition d’ailleurs que j’aie bien soin d’exclure de mes prévisions les cas d’événements exceptionnels comme une guerre ou une épidémie. Ainsi l’incertitude sur les actes individuels est remplacée par une véritable certitude sur les actes moyens et généraux. Le nier, ce serait s’interdire tout art économique ou politique ; ce serait tirer du principe du libre arbitre la nécessité inéluctable de l’anarchie dans l’histoire, en condamnant partout toute prévision sur les conséquences de nos actes, comme aussi sur les conséquences des événements de la nature ou de la politique.

Digression peut-être, cette discussion nous semblait utile pour expliquer l’attitude que selon nous l’on doit tenir en face de l’école historique, lorsque celle-ci apparaît forte de l’assentiment de quelques hommes bien intentionnés.


III

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ

Si la nature humaine peut et doit changer au cours des siècles, ce doit être, a-t-on dit, par la substitution du mobile de l’amour au mobile de l’intérêt[1359]. L’économie politique classique reposait sur les calculs de l’égoïsme, que venaient servir toutes les applications du principe économique : on veut inventer toute une économie politique nouvelle qui, dégagée de l’ancien appareil scientifique, soit tout entière un art inspiré par l’altruisme et qui réside elle-même tout entière dans un merveilleux agencement des institutions solidaristes.

Nous touchons ainsi au mot essentiel qui caractérisera le nouvel ordre de choses : ce sera la solidarité. Le mot, il est vrai, ne date pas d’hier, au moins dans la langue du droit, puisque les anciens jurisconsultes le possédaient déjà, sans avoir eu autre chose à faire qu’à le tirer presque tout formé du droit romain, et puisque Joseph de Maistre, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, en 1804, le signalait déjà comme « le plus propre à exprimer la réversibilité des mérites[1360] ». Mais, malgré un essai inaperçu tenté par Pierre Leroux en 1840[1361], dans son livre l’Humanité, ce n’est que dans ces dernières années que ce terme a conquis son nouveau sens[1362]. C’est une révolution que l’on a voulu faire avec lui. On ne se contente pas, en effet, de dire que la solidarité est supérieure à la charité[1363] : car certaines des sommités du monde des œuvres sociales se font un plaisir parfois de proclamer, comme faisait M. Mabilleau au congrès de l’éducation sociale de 1901, que « la solidarité est incompatible avec les principes du christianisme[1364] ». Nous ne cherchons pas ici à pénétrer sous quel patronage le néologisme a été lancée[1365]. Ce que nous ne pouvons pas cependant nous empêcher de regretter, c’est de voir que le calcul ou l’instinct de la courtisanerie démocratique font adopter trop souvent ce mot de solidarité par des hommes que leur caractère devrait tenir élevés au dessus des complaisances de l’esprit ou du langage.

Quel est du moins le fondement de cette solidarité ?

La charité avait une base logique : la solidarité, au contraire, à moins qu’on ne se prononce nettement pour le panthéisme, n’en a pas. À la charité, en effet, les croyances chrétiennes donnaient un principe dans l’unité de l’origine humaine et dans la communauté des destinées auxquelles sont appelés tous les hommes. La bienfaisance elle-même reposait sur une loi naturelle, que le témoignage de la conscience nous révélait comme imposée par un législateur placé en dehors et au dessus de nous. Voilà précisément les points d’appui qui font défaut à la solidarité. D’ordinaire, en effet, ceux qui la préconisent sont matérialistes en philosophie, ou bien en cosmogonie ils appartiennent aux diverses écoles issues du darwinisme : et comment donc la simple similitude de nature, après un long processus de transformations semblablement traversées, suffirait-elle pour nous rendre solidaires les uns des autres ? Et ne faudrait-il pas, pour qu’il en fût ainsi, soit une communauté de substance, une véritable consubstantialité, à laquelle ni nous, ni beaucoup des évolutionnistes nous ne voulons croire, soit la notion d’un devoir supérieur, je veux dire une morale métaphysique ou théologique, à laquelle nous croyons et non pas eux et qui précisément inspire la charité ou au moins la bienfaisance ?

Différente dans son principe ou plutôt dépourvue de tout principe, la solidarité ne diffère pas moins de la charité dans les conséquences de doctrine qu’elle entraîne après soi. La charité implique le devoir individuel de celui qui aime et soulage son prochain : la solidarité implique surtout le droit de celui qui réclame — on dit même « revendiquer » — et elle présuppose une sorte de communauté antérieure à laquelle il faut retourner peu à peu. Il est donc très vrai que la solidarité doit logiquement incliner au socialisme. En tout cas, même avant qu’on n’arrive jusqu’à lui, elle aura complètement éteint tout sentiment de gratitude chez l’individu qui s’en sera réclamé ; par conséquent elle aura déjà fait disparaître un des nœuds du lien social.

La morale de la solidarité n’est pas moins différente de la morale de la charité dans les résultats qu’elle engendre et les œuvres qu’elle accomplit. Elle a inspiré des programmes, des discours, des livres et des lois ; elle a fondé des académies et réuni des congrès : mais il lui a manqué de susciter et de vivifier des dévouements où ni la gloire, ni les ambitions humaines n’eussent rien à prétendre. Elle n’a jamais fait éclore quelqu’une de ces grandes institutions comme nos innombrables communautés religieuses vouées au soulagement des misères. Dans les familles de ceux qui en professent les doctrines avec le plus d’éclat, on n’a jamais vu la vie tout entière d’une jeune fille pu l’âge mûr d’une veuve se consacrer à des pauvres dont leurs mains devaient panser les plaies. À cet égard, l’altruisme solidariste fait chaque jour ses preuves sous nos yeux, avec les revendications des infirmiers et infirmières de nos hôpitaux laïcisés, avec l’esprit syndicaliste qui les pénètre et avec les essais de grève dont ils nous ont donné plus d’une fois le spectacle.

Ce problème — solidarité, ou charité et bienfaisance — qui semblerait jusqu’ici n’appartenir qu’à la philosophie, touche au contraire de très près à l’économie politique.

Les idées de solidarité sont parfaitement étrangères à l’école classique comme à tous les écrivains qui l’ont précédée. Le XVIIe siècle avait cru aux devoirs de la charité ; le XVIIIe siècle, dans ce qu’il avait eu de philosophique, avait cru à la bienfaisance ou exalté la sensibilité ; et la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, de quelques erreurs qu’elle procède en ce qui touche le fondement même de la morale, est tout aussi loin cependant de supprimer la notion d’obligation pour y substituer celle de droit. Ainsi, même dans le passage de la morale chrétienne à la morale indépendante, on avait simplement essayé d’amoindrir et de naturaliser, sous le nom de bienfaisance ou sous d’autres expressions analogues — mais non pas encore de détruire — ce sentiment et ce devoir de charité que le christianisme avait apportés avec lui comme une vertu surnaturelle[1366].

Ce fut cette transformation qui fut jugée insuffisante. Toutefois nous serions entraîné trop loin si nous entreprenions ici d’étudier la morale de la solidarité. Nous voulons simplement noter que si l’idée nouvelle de solidarité est contemporaine de l’idée non moins nouvelle de «justice sociale », l’une comme l’autre aboutissent à un affaiblissement de la notion du devoir chez l’individu. Car, si c’est la société qui doit la justice et non pas ; nous la charité, et si nous sommes tous solidaires les uns des autres pour donner ou pour demander, les uns dans la limite de nos ressources et les autres dans celle de nos appétits, il est bien clair, ce me semble, que je n’ai, moi, le devoir de soulager autrui que dans cette mesure infiniment petite où je concours moi-même à constituer la société. C’est sur l’idée de la solidarité que reposent actuellement toutes nos lois ouvrières déjà votées ou prêtes à l’être. On poursuit par elles un bien général et moyen, fait d’une masse d’injustices particulières, comme si la mise en commun de tous les intérêts et de tous les droits devait consoler chacun de nous d’une moindre justice observée à son égard, par le spectacle de satisfactions, gratuites accordées à d’autres hommes en dehors de ce même domaine de la justice.

La loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail admet pour partie cette explication. Avec l’ancien régime de l’article 1382 du Code civil, l’ouvrier victime d’un accident était dans l’alternative d’obtenir une réparation théoriquement intégrale s’il y avait une faute du patron, ou bien de n’en obtenir aucune si cette faute n’avait pas été commise. Maintenant la loi donne à l’ouvrier dans tous les cas une satisfaction moyenne, dont l’insuffisance peut être-une injustice envers lui : seulement cette injustice a sa contre-partie dans les réparations indues qui sont accordées à d’autres au cas de force majeure ou de risque impossible à empêcher ou à prévoir.

La même remarque s’applique à nos projets de loi sur les retraites ouvrières, comme à tout ce qui concerne l’assurance obligatoire. Quand l’assurance est libre et spontanée, soit qu’il s’agisse de mutualité ou de primés fixes, elle constitue un contrat aléatoire à titre onéreux, par échange d’une perte certaine contre l’indemnité stipulée d’une perte incertaine. Mais il en est autrement dans l’assurance obligatoire. Contraindre les ouvriers à verser, d’une manière directe ou indirecte, des primes actuelles en vue de retraites futures, que certains d’entre eux seront seuls appelés à recueillir dans des conditions déterminées de services, voilà une combinaison qui suppose au préalable une solidarité sous-entendue de tous ceux qu’on fait entrer de force dans ces combinaisons tontinières. La solidarité introduit ici une prévoyance collective dont les uns seront les victimes pour que les autres en soient les bénéficiaires. Prévoir, épargner, s’assurer le pain des vieux jours n’est, plus l’œuvre de chacun, pour que les satisfactions obtenues correspondent aux sacrifices acceptés et voulus : tout cela n’est plus qu’une œuvre solidaire, mais spoliatrice, dans laquelle quelques-uns sont destinés à profiter des sacrifices arrachés à tous par les voies de la contrainte. Et comme l’État seul peut exercer cette contrainte, comme l’État n’accorde aussi qu’à lui seul la confiance pour garder et gérer les sommes immenses que ces institutions devront recevoir et mettre en réserve, il s’ensuit que l’idée de la solidarité nous conduit dès maintenant au socialisme d’État, jusqu’à ce que, analysée et fouillée plus avant, elle nous conduise jusqu’au socialisme absolu.

Tout cela se tient avec l’évolution du droit. « Dans la conception socialiste, a dit M. Schatz, le droit est la traduction sociale d’une justice idéale que découvre la Raison intuitive… Le caractère essentiel du droit sera donc une perpétuelle mobilité. La nouvelle tactique du socialisme… consistera à encourager et à utiliser les évolutions de la jurisprudence et de la doctrine juridique, en élargissant par exemple la responsabilité patronale par la notion du risque professionnel, en généralisant la théorie de l’abus de droit, en développant le droit collectif, destiné à soutenir dans le conflit du travail et du capital la créance ouvrière vis-à-vis de la créance capitaliste… Ainsi la société capitaliste fera place à la société collectiviste[1367]. »

CHAPITRE III

LE SOCIALISME D’ÉTAT

Philosophiquement, le socialisme d’État est né de la récente altération de l’idée de l’État.

Qu’est-ce que l’État ? Quelle est sa mission ?

Interrogez la pensée ancienne : partout elle vous répond que la mission de l’État est de défendre la nationalité, d’en grandir l’influence s’il est possible, et de faire régner l’ordre et la justice à l’intérieur de la société. Ce dernier caractère est celui qui-avait le-plus frappé les moralistes, tandis que le maintien et le progrès de l’unité nationale préoccupaient davantage les politiques et les historiens. Du reste, sous l’un et l’autre aspects, l’État travaillait au bien commun, et le prince pouvait se faire une haute idée de la mission que la Providence lui donnait[1368].

Mais on a élargi progressivement ce cadre, au point de le faire éclater, et le socialisme d’État est né de cette extension.

Le premier penseur qui en ait exprimé le principe n’est autre que Montesquieu, disant que « l’État doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé[1369] ». Il est vrai que Montesquieu est allé au-delà aussi et qu’il a posé plus d’un jalon pour tracer la route à un socialisme plus absolu. Nous aurons à y revenir.

Une autre cause, d’un ordre plus nettement philosophique, aidait en même temps à l’avènement du socialisme d’État. C’était la thèse de l’autorité et de l’infaillibilité directes de l’État en matière de doctrines, l’État se présentant alors, non comme un pouvoir délégué, mais comme détenant en propre et par lui-même le droit de définir le bien, le juste et le vrai.

Le monde avait vécu de longs siècles sur la croyance à des lois que les hommes n’ont point faites, et pendant de longs siècles aussi l’on avait reconnu à l’Église la mission d’enseigner ces lois. De là, la séparation du pouvoir ecclésiastique et du pouvoir, séculier ; de là, la distinction du domaine religieux et du domaine civil. L’Église, en revendiquant la direction des consciences, les défendait du même coup contre les entreprises de l’État. Or, la philosophie du XVIIIe siècle effaça cette ligne de démarcation avec plus de succès que n’en avaient eu toutes les écoles qui l’avaient essayé auparavant ; et l’État se vit attribuer le rôle de guide des âmes et des intelligences, non pas sous l’autorité de l’Église ou comme représentant d’une Église, ainsi qu’il avait pu arriver jadis, mais indépendamment des Églises et contre elles. Schmoller regarde l’État comme « la plus grandiose institution qui existe pour l’éducation de la race humaine[1370] » ; et l’école historique allemande, en émettant cet axiome, ne faisait que répéter les idées de M. Dupont-White, pour qui l’État est le « principe de ce qu’il y a en nous de plus élevé… un être intermédiaire entre les individus et la Providence… médiateur entre la raison absolue et l’esprit humain… doué d’une autorité morale qui ne le cède en rien à celle d’une Église[1371] ».

Or, l’école historique, dont le propre est de réduire la part de l’absolu et même de l’exclure lui-même s’il est possible, devait aboutir facilement et par tous les chemins au socialisme d’État, à moins qu’elle ne franchît cette première étape sans s’y arrêter et qu’elle ne conduisît directement ses adeptes jusqu’au socialisme pur ou démocratique.

Comment cela ?

C’est un fait indéniable que les aspirations socialistes nous entourent de tous les côtés. Or, si le fait fonde le droit, pourquoi ces aspirations ne seraient-elles pas légitimes ? Pourquoi leur succès ne serait-il pas le caractère juste et nécessaire de la phase sociale où nous sommes ? Pourquoi enfin l’État — la plus grande force que nous connaissions et la seule que nous voyions près de nous sous une forme pour ainsi dire matérielle et tangible — pourquoi l’État, dis-je, n’interviendrait-il pas pour faire triompher ces aspirations si elles sont indifférentes, voire même salutaires, pour les modérer, les diriger et peut-être les faire dévier légèrement si, mal comprises selon lui, elles ont quelque chose de nuisible et de dangereux ? D’un autre côté, ce que le socialisme se propose, c’est la suppression du problème de la misère par une jouissance effective et égale des biens économiques. Qui pourrait aider les hommes à atteindre ce but, mieux que l’État ne pourra les y aider, puisque c’est lui et lui seul qui est investi de la force coercitive ?

Le problème ne doit pas non plus être insoluble — aux yeux de l’école historique tout au moins — puisque les choses sont ce que les hommes les font, et puisqu’on s’est affranchi de la vieille formule des lois naturelles intangibles et immuables. Il en résultera sans doute un amoindrissement de l’individu, qui va perdre ainsi le devoir et le souci de prévoir et d’épargner ; mais les nouvelles théories sociologiques auxquelles nous allons arriver dans un instant, et la formule moderne de « l’organisme social » tendent précisément, par un autre côté, à diminuer l’homme au regard de l’humanité et à le réduire à l’état de simple cellule d’un corps social, lequel va être pourvu d’une intelligence, d’une volonté, d’une conscience et même d’une âme complètement distinctes de l’intelligence, de la volonté, de la conscience et de l’âme de chaque individu.

Il ne s’ensuivra pas cependant la suppression nécessaire et immédiate de la propriété, ainsi qu’il en devrait être avec le socialisme dit scientifique : car le socialisme d’État, qui a abandonné les principes et les formules des vieilles écoles libérales et qui n’a pas encore adopté celles des jeunes écoles collectivistes, ne rompt pas du premier coup tout lien avec les institutions traditionnelles regardées comme les bases de l’ordre social[1372]. En cela encore le socialisme d’État se montre fidèle à l’historisme, avec lequel il s’accorde si bien.

Mais de là résulte aussi la grande difficulté d’une définition du socialisme d’État. Il est une tendance ; il est une transaction entre des doctrines contraires d’omnipotence de l’État et de liberté des individus, doctrines qu’il ne veut pas sacrifier l’une à l’autre : et il n’est pas loin de se dérober à toute classification reposant sur quelque critérium nettement tranché[1373].

À la demande de Kautsky, le congrès socialiste de 1892, tenu à Berlin, l’a défini comme suit, en même temps, qu’il arrêtait l’attitude que le socialisme démocratique doit prendre en face de lui :

« Le prétendu socialisme d’État, y était-il dit, en tant qu’il s’occupe de réformes sociales et d’améliorations dans le sort des classes laborieuses, est un système de demi-mesures qui procède de la crainte du socialisme démocratique. À l’aide de petites concessions et de palliatifs de tout genre, il a pour but de détourner les travailleurs du socialisme démocratique et de désarmer ce dernier. Celui-ci n’a jamais manqué de demander, ou bien — si la demande venait d’autre part — d’approuver toutes les mesures publiques qui peuvent relever la condition des classes laborieuses sous le régime économique actuel ; mais il ne considère des mesures de ce genre que comme des acomptes qui n’égarent point les efforts qu’il fait pour la transformation socialiste de l’État et de la société. Le socialisme démocratique est essentiellement révolutionnaire : le socialisme d’État est conservateur. Ils sont l’un avec l’autre en une opposition irréductible[1374]. »

Bien que le socialisme d’État soit plutôt une série de procédés qu’un corps homogène de doctrines, il a eu cependant en Allemagne des apôtres éminents, entre autres MM. Wagner et Schmoller, que nous avons déjà rencontrés à propos de l’historisme[1375]. Les interprètes surtout ne lui ont pas manqué. Ce sont eux qui ont tissé le vaste réseau des lois allemandes sur les assurances et les retraites ouvrières, votées en 1883, 1884 et 1889, au moment où le prince de Bismarck comptait, par ces moyens là, détourner les ouvriers du socialisme démocratique et les attacher pour toujours à la dynastie impériale.

M. Adolf Wagner fonda en 1872 sa revue le Staatssocialist, l’année même où le publiciste libéral Oppenheim décernait à toute cette école le sobriquet qui s’est conservé : Kathedersocialisten ou socialistes de la chaire[1376].

Socialisme d’État, socialisme de la chaire, est-ce que ce sont là des expressions synonymes ? On les considère, ou plutôt on les considérait généralement ainsi, car le mot « socialisme d’État » est le seul des deux qui ait survécu. Wagner fait cependant une différence entre eux. Pour lui, le socialisme de la chaire est un « nom collectif embrassant diverses tendances toutes hostiles à l’individualisme économique pur[1377] » et se rapprochant plus ou moins, du socialisme tandis que le socialisme d’État n’est qu’une de ces tendances.

« Le socialisme d’État — dit encore ailleurs M. Wagner — admettant les arguments de la critique socialiste, demande le remplacement de la propriété privée du capital et du sol par la propriété sociale, ou, plus exactement, par la propriété de l’État, de la commune, etc., et, ; par suite, le remplacement de l’économie privée par l’économie commune ; cependant il borne ses revendications à un remplacement partiel là où il le trouve opportun et juste… Donc, pour la plus grande partie de l’économie, il s’en tient à la propriété privée et à l’organisation économique privée, non pas, il est vrai, dans l’intérêt du propriétaire, mais dans l’intérêt social et économique ». Cette « limite entre la propriété privée et la propriété collective » cessera aussi d’être déduite de la « soi-disant essence de l’État ou bien de la liberté individuelle » : car « pour le socialisme d’État cette essence elle-même et ces limites sont des choses nécessairement et historiquement variables[1378]. »

Partant de là, il se propose, comme il le dit lui-même, de « substituer à l’ancienne conception de l’économie nationale et de l’économie politique, toute privée dans son essence, une conception sociale ; à la conception individualiste du droit, une conception sociale du droit et même du droit privé, du droit de propriété privée, du droit contractuel…., qui prépare l’acheminement de l’économie politique individualiste vers le socialisme sans se confondre avec lui » ; et en cela, comme il l’avoue lui-même, il tend la main à Schæffle, à Ihering et même à Anton Menger[1379].

Schmoller, dans son vaste ouvrage Principes d’économie politique, applique ces mêmes théories. Pour lui, la propriété est seulement « d’abord un fait naturel et une possession de fait » ; après quoi, « la fonder sur la nature de l’individu n’est exact que si, d’une part, on ajoute que chacun, dans la limité du possible, doit avoir quelque propriété comme individu.,., et que si, d’autre part, on a bien soin de rappeler qu’elle ne peut devenir un droit formel qu’à la condition d’être reconnue par l’État[1380] ». Il n’en faudra pas davantage pour légitimer toutes les confiscations dans l’intérêt général. La justice distributive devient le « principe directeur des réformes sociales[1381] ». Après cela, si nous descendons dans le détail de ce que doivent être ces réformes, nous découvrons parmi elles la suppression des successions collatérales, au moins quand il s’agit de grosses fortunes[1382] ; puis les taxations officielles des marchandises et des services[1383] et enfin, dans l’ensemble, une « socialisation et une centralisation croissantes », tout à la fois dans le monde des affaires et dans celui de la politique et de l’État, « les hommes étant ce qu’ils sont aujourd’hui, dit Schmoller, et devant le rester pour un temps indéterminé[1384] ».

Le socialisme d’État ne manque pas d’adeptes en France. Y classerons-nous M. Gide ? À coup sur les préférences toujours plus marquées qu’il manifeste pour les doctrines socialistes sans épithète, ne sauraient être niées ; elles ressortent assez, et sans plus, des sympathies et des vœux qu’il exprime pour la future nationalisation du sol, tout au moins actuellement pour la suppression de l’hérédité légitime en dehors de la ligne directe et en dehors des collatéraux privilégiés. Mais M. Gide a changé lui-même son classement, ainsi que son opinion. Dans sa cinquième édition, il se disait de l’école coopératiste[1385], et dans la sixième, de l’école solidariste[1386], en reconnaissant d’ailleurs que cette école (laquelle des deux ?) « a trouvé jusqu’à ce jour plus d’adhérents parmi les philosophes et les sociologues que parmi les économistes proprement dits[1387] ». Maigre recommandation de compétence, quand c’est d’économie politique que précisément il s’agissait !

Cette école solidariste serait caractérisée par la tendance à remplacer le salariat par la coopération[1388]. Mais nous nous refusons, quant à nous, à voir là le trait constitutif et suffisant d’une école nouvelle, s’il est vrai que ce mot d’école doive désigner dans la science tout un système homogène et coordonné, tendant à fournir l’explication d’un ensemble de phénomènes. L’école solidariste est surtout un procédé ou plutôt un ensemble de procédés de plus en plus teinté de socialisme : car, bien qu’elle « se sépare de l’école révolutionnaire, dit M. Gide, en ce qu’elle ne croit pas à l’efficacité de la révolution et de l’expropriation pour transformer l’homme et même le milieu social », cependant elle « vise à réaliser les principaux desiderata du socialisme. »,

M. Gide la félicite ainsi de son « rare privilège de rallier des adhérents venus de tous les points de l’horizon : les fidèles au vieux socialisme idéaliste français de Fourier et de Leroux, les disciples d’Auguste Comte, les mystiques et les esthètes qui s’inspirent de Carlyle, de Ruskin ou de Tolstoï, ceux qui vont à l’église comme ceux qui sortent des laboratoires de biologie. Mais peut-être, ajoute-t-il, doit-elle cette bonne fortune au fait que son programme est encore assez indéterminé[1389]. »

Autant dire qu’elle ne sait pas où elle va, et nous nous empressons d’en donner acte à M. Gide.

Le Précis d’économie politique de M. Cauwès, très solidement documenté, fortement appuyé de faits et de chiffres, ne présente que des traces beaucoup plus affaiblies de socialisme d’État.

Précisément parce que le socialisme d’État est un procédé beaucoup plus qu’une théorie ou un système de doctrine, nous en avons ici peu de choses à dire. C’est surtout dans les faits et dans les lois qu’il doit être étudié.

Les assurances obligatoires en Allemagne ont été une de ses manifestations les plus imposantes. En France, nous avons été sur le point d’en avoir de semblables avec la forme première de notre loi sur l’assurance contre les accidents de l’industrie et avec les projets sur les retraites à la vieillesse, dont le dernier, voté déjà par la Chambre, n’attend plus que le vote du Sénat, puis de l’argent, pour entrer en exécution.

Nous avons en tout cas des expressions fort nombreuses de socialisme d’État, soit dans l’organisation obligatoire de l’assistance des malades, coïncidant avec les mille entraves apportées à l’exercice de la charité et aux fondations hospitalières ; soit dans la « municipalisation » ou « l’étatisation » de nombreux services publics qui pourraient être laissés avantageusement à l’industrie particulière ; soit enfin dans la jalousie avec laquelle l’État revendique le rôle d’éducateur de la jeunesse, ; sans laisser une suffisante liberté aux familles et aux communes. Nous avons signalé ailleurs comment l’accroissement fatal et automatique des budgets et par conséquent des impôts est tout à la fois une cause et un effet des progrès du socialisme d’État[1390].

Quel qu’il soit, il n’a pas d’adversaire plus clairvoyant et plus irréconciliable que l’économie politique libérale. Elle a pu être accusée parfois de reculer trop loin les limites de la liberté et d’admettre trop tard l’intervention de l’État : on ne saurait en tout cas l’accuser d’avoir trop tôt fait appel à son action et à sa force. C’était le sentiment universel des économistes que M. Baudrillart traduisait, quand il écrivait que « le vœu des esprits les plus éclairés et les plus libéraux est de réduire l’action de l’État, et que l’économie politique ne cesse pas de recommander de substituer aux tutelles et aux gênes administratives le libre essor du travail[1391] ».

CHAPITRE IV

LES THÉORIES DE L’ORGANISME SOCIAL

Un nouveau problème se dressait à mesure que l’historisme, appliqué à l’économie politique, y apportait le principe nouveau de la succession et de la relativité des lois économiques, et à mesure que ce premier axiome s’unissait au prétendu principe de la succession et de la contingence des lois morales elles-mêmes.

Ce problème, c’était celui de l’essence de la société humaine.

Il n’avait été ni envisagé directement, ni surtout approfondi par les économistes, bien que ceux-ci eussent eu besoin d’avoir une certaine opinion sur lui, avant de pouvoir s’adonner à une étude particulière de l’économie politique ou de l’économie sociale. Mais cette opinion, ils l’avaient alors prise toute faite dans le milieu spiritualiste où ils vivaient.

Puis tout a changé de face avec l’apparition de l’historisme et du socialisme d’État et avec la mission que l’on a assigné à l’État d’informer et de conduire la société tout entière.

D’après ces nouvelles théories, en effet, il n’y a plus rien d’absolu dans le monde économique ; partout il n’y a que des phénomènes contingents et successifs ; partout il n’y a que des lois aussi changeantes que les faits et les milieux. L’évolution de l’économie en tant que science et en tant qu’art suivra donc l’évolution de la société. Mais qu’est-ce que cette Société qui évolue ? Quelle unité possède-t-elle ? Quelles facultés sont les siennes ? Comment cette unité et ces facultés se concilient-elles avec l’unité psychologique et les facultés des individus ? Questions d’une importance capitale ; car il est clair que plus on donnera à la société, plus on enlèvera aux individus sous le rapport de leur unité substantielle et de leurs facultés en conflit avec l’unité et les facultés sociales, plus aussi l’on encouragera l’intervention active des pouvoirs publics, sous la forme de socialisme d’État, et plus l’on restreindra du même coup le champ d’initiative et de liberté des particuliers.

À cet égard, les anciennes données chrétiennes ou simplement même spiritualistes étaient plus favorables à la liberté.

La morale chrétienne était essentiellement individualiste[1392], je ne dis pas par l’objet des devoirs qu’elle imposait — Dieu et le prochain — mais par les récompenses ou les châtiments individuels qui étaient la sanction de ces devoirs[1393] ; et la philosophie spiritualiste, de quelque école que ce fût, n’avait pas imaginé davantage une âme sociale distincte des âmes individuelles.

Alors, direz-vous, il n’y avait donc point de liens entre les membres de la société ? Si, il en existait. Ces liens étaient faits des devoirs de justice et de charité que tout homme doit remplir envers les autres et à l’accomplissement desquels l’État doit veiller ; ils étaient faits aussi de la commune destinée nationale et politique qui est la conséquence de l’idée de patrie. Particulièrement dans la doctrine chrétienne, ils étaient faits de la fraternité qui unit tous les hommes comme enfants d’un même Père qui est aux cieux ; ils étaient faits de la communauté qui unit tous, les citoyens d’une même nation comme justiciables des mêmes récompenses ou des mêmes châtiments terrestres que cette nation peut s’être attirés, et comme appelés en elle au même rôle providentiel qui peut lui avoir été assigné dans les desseins éternels de l’histoire du monde ; ils étaient faits, enfin, dans la doctrine chrétienne, de la communion mystique qui rapproche tous les membres vivants de la même Église comme associés aux mêmes grâces, aux mêmes mérites et aux mêmes espérances ; et nulle part assurément ne se trouve une solidarité plus haute que celle qui nous unit en un Dieu Rédempteur. Mais en dehors de cela, c’est-à-dire dans le domaine du libre arbitre, de la conscience et de la responsabilité morale, la séparation des personnes était complète et absolue.

Il restait donc un domaine inviolable et sacré, où chacun devait se mouvoir soi-même pour être ensuite soi-même jugé d’après sa propre conduite.

Or, cette doctrine, éminemment favorable à la liberté et à la pratique individuelle de la vertu, a subi depuis un siècle et un demi-siècle les plus rudes assauts. Ils lui ont été portés, d’une part par le panthéisme hégélien, d’autre part, par les nouvelles théories de la sociologie évolutionniste, dont Comte et Spencer ont été les initiateurs.

Au point de vue économique, ce sont ces dernières théories qui nous intéressent.

Darwin avait introduit l’idée générale du transformisme dans le domaine de l’histoire naturelle. Le transformisme, c’était la loi de l’évolution de la vie dans l’ordre des espèces animales, avec la théorie de l’adaptation des facultés et des organes aux circonstances et aux besoins, théorie que Lamarck avait ébauchée déjà depuis un quart de siècle[1394]. Eh bien, s’est-on dit, n’y a-t-il pas une adaptation semblable des sociétés aux milieux et aux temps ? Le phénomène intime de la vie sociale n’est-il pas le même que le phénomène apparent de la vie individuelle ? N’y a-t-il pas un être social, comme il existe des êtres individuels que nous sommes ? Cet être social, enfin, n’a-t-il pas des lois d’évolution analogues ou semblables à ces autres lois dont l’application spontanée et ininterrompue, sans cesse continuée depuis des milliers et peut-être des millions de siècles, est censée nous apparaître dans l’histoire du règne animal ?

Il restait ce dernier pas à franchir. Auguste Comte et Spencer l’ont franchi l’un et l’autre, et leurs disciples après eux.

Comte appelait la société « le plus vivant des êtres connus[1395] », en reprenant, sous une forme différente et singulièrement matérialisée, la belle comparaison de Pascal, pour qui « toute la succession des hommes pendant la longue suite des siècles devrait être considérée comme un homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ».

Spencer, de son côté, adoptait comme formule de révolution le passage de la matière d’une homogénéité indéfinie et incohérente à une hétérogénéité définie et cohérente, et il n’excluait pas les sociétés humaines de cette loi primordiale de différenciation, qui se vérifiait dans tous les êtres. « La société, disait-il, présente une croissance continue ; à mesure qu’elle croît, ses parties deviennent dissemblables et prennent des fonctions dissemblables… L’assistance mutuelle qu’elles se prêtent amène une dépendance mutuelle des parties ; enfin, les parties, unies par ce lien de dépendance mutuelle… composent un organisme formé sur le même principe général qu’un organisme individuel… Tout organisme d’un volume appréciable est une société. Dans l’un comme dans l’autre, la vie des unités continue quelque temps quand la vie de l’agrégat est subitement arrêtée ; au contraire, si l’agrégat n’est pas détruit par violence, sa vie dépasse de beaucoup en durée celle des unités. »

D’ordinaire, dans ces théories ou ces analogies biologiques, ce qui paraît former ainsi un organisme, ce n’est que la société dans son ensemble et ce n’est pas tel ou tel État : car, ainsi que le dit un des disciples fervents de Comte, si « la société est la résultante des individus comme l’individu est la résultante des cellules », cela n’est aucunement vrai de « l’Église et de l’État, simples systèmes de forces sans cellules et sans protoplasmes[1396] ».

Mais la division ne tarde pas à éclater entre les sociologues, dès qu’on les presse un peu sur la nature intime de cette unité sociale.

Deux écoles se sont formées, l’école organique et l’école ethnographique : la première, tenant pour un véritable organisme social ; la seconde, au contraire, ne faisant de la comparaison entré l’agrégat biologique et l’agrégat social qu’une simple métaphore privée de toute réalité objective. — C’est à cette dernière branche qu’appartient M. Tarde, admirateur cependant et disciple de Comte. «  On ne saura jamais, dit-il, ce que ce nuage pris pour une nébuleuse le milieu social — et ce que cette comparaison prise pour une raison — l’organisme social — ont fait de mai à la sociologie en se combinant. Ontologie et biologie sociologiques mêlées : c’est vraiment trop des deux à la fois[1397]… Le reproche que je fais à la thèse de l’organisme social, c’est d’être le déguisement positiviste de l’esprit de chimère. Stérile en vérités — car elle ne nous découvre rien que ce que nous savions déjà, et ce qu’elle prétend découvrir elle ne fait que nous le traduire en un langage obscur, — elle est remarquablement féconde en illusions, en discours chimériques, apocalyptiques parfois et aussi en aveuglements systématiques[1398]. »

D’autres, il est vrai, n’ont pas cette même netteté d’expressions ; et quand ils combinent ensemble les deux mots de société et d’organisme, ils ne laissent pas voir s’ils parlent identité de nature ou métaphore de rhétorique. De ces derniers est M. Alfred Fouillée, puisque, tout en reconnaissant dans la société un « individu physiologique », il nie que « toute société soit psychologiquement un grand individu qui existe pour lui-même[1399] ». L’Américain Giddings s’en tire en Normand. « Si la société est un organisme, dit-il, on doit le considérer « comme physiopsychique, comme essentiellement psychique, mais avec une base physique[1400]. »

La prétendue école organique n’abandonne aucunement la partie. D’après un de ses adeptes les plus fervents, M. Novicow[1401], cette école aurait jeté un vif éclat il y a une quinzaine d’années, à tel point que sa victoire ne semblait plus faire l’objet d’aucun doute dans le monde des sociologues. Son astre aurait pâli depuis lors[1402]. Cependant on ne désespère pas de lui rendre toute sa splendeur, en achevant de dérouter où de convaincre rôle ethnographique.

Il est hors de doute que les plus grands efforts sont faits actuellement pour ranimer la croyance à l’organisme social. Comparer, identifier même là biologie et la sociologie, développer les théories qu’on appelle, en un néologisme pédant, les théories « analogico-organiques », voilà bien le souci qui domine parmi les écrivains nombreux et bruyants de toute la jeune école sociologique. « Non seulement, comme le dit M. Espinas, les sociétés sont réelles comme ensembles de phénomènes réguliers ; mais elles sont réelles encore comme consciences existant en elles-mêmes et pour elles-mêmes[1403]. » Ce dernier, suivi en cela par Giddings[1404], va jusqu’à considérer les sociétés humaines comme la suite des sociétés animales, de même que l’homme individuel est le successeur transformé du singe : car, ainsi que le remarque un autre sociologue (qui tient cependant cette théorie pour plus gênante que commode), « il est inadmissible qu’alors que tous les êtres, jusqu’à l’homme inclusivement, dérivent d’un type antérieur modifié, le subséquent de l’homme soit un être multiple comme la société[1405]. »

Toute une littérature en a germé.

De ces nombreux auteurs qui ont creusé plus ou moins les analogies organiques, le plus illustre, sans conteste, est l’Allemand Schæffle, auteur de l’ouvrage Structure et vie du corps social, paru en 1875-1878[1406]. Nous citons après lui le juif allemand Lazarus, professeur à l’Université de Berlin, qui prétendit fonder la science nouvelle de la « psychologie des peuples »[1407] ; puis de Lilienfeld, qui intitulait un livre la Pathologie sociale[1408] ; de Roberty[1409], Novicow[1410], Gumplowicz[1411], de Greef[1412], René Worms[1413] et les nombreux auteurs de « l’Institut international de sociologie ».

M. Izoulet, dans sa trop fameuse Cité moderne (1895), a dépassé les invraisemblances de toutes ces élucubrations fantastiques, par l’invention de son grand animal « l’Hyperzoaire », être social qui résulte de notre association comme hommes. C’est l’ « Hyperzoaire » qui nous donne l’âme et la vie ; c’est lui qui nous fait une raison et une justice ; et il est à chacun de nous ce que chacun de nous, pauvre petit Métozoaire, est aux innombrables Protozoaires ou cellules primordiales dont notre être est composé et dont notre cerveau pensant est la résultante[1414].

Le danger commun de toutes les théories de l’organisme social, c’est l’omnipotence du pouvoir et la ruine de la liberté. Au point de vue économique, nous n’avons pas à y chercher autre chose ; mais effectivement, à coup sûr, sous quelque face qu’on le tourne, le système de Spencer, je veux dire l’assimilation de l’organisme social à l’organisme vivant, doit mener fatalement à l’exagération des droits de l’État sur l’individu. Comme l’a dit très justement M. Tarde, M. Novicow sait bien à quelle justification de l’absolutisme et de la réglementation phalanstérienne nous conduirait tout droit l’assimilation du gouvernement au cerveau[1415]. »

On sait cependant que Spencer, bien qu’il ait pour ainsi dire inventé la théorie de l’organisme social, était individualiste. La Statique sociale, l’Homme en face de l’État (The man versus the State) et la Justice marquent à des degrés divers, selon les périodes de sa vie, sa tendance à retrancher sur le domaine de l’État pour agrandir le domaine de l’individu[1416]. Nous ne nous chargeons point de dissiper ou d’éclaircir cette contradiction : nous la tenons pour irréductible, et les explications que le philosophe en a tentées, ne sont pas de nature à satisfaire les logiciens tant peu rigoureux[1417].

Bien plus, pour des spiritualistes ou des chrétiens, ce n’est pas la comparaison entre l’âme et l’État, entre les membres du corps et les membres de la société, qui pourrait efficacement rassurer l’individu contre le despotisme de cette société, puisque l’assimilation voudrait précisément que l’État fût le principe de nos vies individuelles, comme l’âme est le principe qui infuse la vie dans nos membres et qui la leur retire quand lui-même s’en détache, il est exact sans doute que l’idée d’un organisme social était apparue déjà dans Platon[1418] et même dans Aristote[1419]. Mais si ce sont là des arguments pour perpétuer l’usage d’une métaphore devenue dangereuse, il ne faut pas oublier non plus que ni l’un ni l’autre de ces deux grands penseurs n’avaient assez solidement fondé la liberté de l’individu contre la puissance de l’État.

Il reste vrai que la thèse organique, celle que M. Izoulet a poussée jusqu’à ses dernières conséquences, mais dont il n’est point l’unique apôtre, contient en germe les pires tyrannies dans tous les ordres. Que deviennent l’homme et la liberté dans cette conception d’un être social doué d’une âme analogue à nos âmes et certainement supérieure à elles ? Nous ne sommes plus rien dans le grand être collectif. L’individu, fondu et absorbé dans la pâte sociale ou humanitaire, n’a pas plus de pouvoir que nous n’en attribuons à la moindre de nos propres cellules, alors que celles-ci, dépourvues selon nous de conscience et de vie personnelle, reçoivent de notre âme même la vie et le principe du mouvement.

Les sociologues de ces écoles ont parfois la franchise de convenir de cet anéantissement du moi.

« Ce que la sociologie entreprend — dit un des plus renommés d’entre eux, M. Gumplowicz — ce n’est au fond pas moins que de changer fondamentalement les opinions : de l’homme sur son propre moi intellectuel. Déjà l’insignifiance complète de l’individu dans la marche de révolution humaine est une thèse qui ne peut que médiocrement plaire à l’individu qui se croit seigneur et couronnement de la création. Cette insignifiance complète de l’individu — sa libre volonté comprise — est un pilier fondamental de la sociologie… Celle-ci enseigne que l’homme pense et agit… uniquement dans le sens de son groupe, et que le groupe mène sa vie propre, sur laquelle l’individu n’exerce aucune influence[1420]. »

Au point de vue pratique, tous ces systèmes ont le grave défaut d’enfanter des « théories d’irresponsabilité », comme des socialistes sont eux-mêmes obligés d’en convenir. Alors c’est dans la contrainte socialiste qu’ils sont amenés à se rejeter, ne trouvant guère autre chose, d’ailleurs, que de grands mots et de grandes phrases pour prédire l’universel accomplissement des devoirs d’altruisme[1421]. Non, ce n’est pas avec cela que l’on entraîne des volontés hésitant entre le devoir et l’intérêt ; et la morale, quoi qu’on dise, restera individualiste ou bien disparaîtra.

Nulle théorie philosophique n’avait rêvé un plus dégradant esclavage. Il n’est, hélas ! que le juste châtiment de ceux que leur orgueil avait portés à se révolter contre la vieille philosophie et la vieille foi. C’est en elles pourtant qu’on aime à se réfugier pour garder la conscience de sa liberté, le sentiment de sa responsabilité et la certitude non moins encourageante de l’action qu’on peut exercer autour de soi pour le bien des autres.

L’économie politique libérale ne pourra donc jamais frayer avec la sociologie évolutionniste, puisque le triomphe de cette sociologie serait la ruine de toute liberté.

Nous nous étonnons même, quant à nous, que des auteurs, parmi les catholiques sociaux, aient accepté aussi complaisamment qu’ils l’ont fait, les théories et les formules de l’organisme social[1422]. Même cette expression « organisme social » nous semble imprudente et dangereuse, non seulement parce que l’évolutionnisme matérialiste et spencérien l’a mise en grande faveur, mais aussi parce qu’elle implique logiquement, comme on l’a vu plus haut, une véritable similitude entre l’âme et l’État, similitude qui est ou bien radicalement fausse ou bien inconciliable avec la liberté morale et civile des individus, c’est-à-dire inconciliable avec leur personnalité. L’âme est une substance pensante : l’État n’est ni pensant, ni substance.

Par malheur aussi, ceux des chrétiens sociaux qui se sont prononcés si énergiquement pour la thèse de l’organisme social, ne l’ont fait que pour y trouver des arguments d’analogie en faveur d’un accroissement des pouvoirs et des devoirs de l’État. Ils l’ont bien montré, en effet, quand ils ont proclamé que « l’idée chrétienne de l’organisme moral de la société et son application pratique absolue sont le secret du salut social[1423] ». Or, l’État est le seul rouage visible de la société, comme il en est le seul mandataire apparent, de telle sorte que dans la pratique le socialisme d’État soit fatalement au bout de la formule de l’organisme social.

Mais nous devons nous demander si ceux des évolutionnistes qui adoptent cette formule et qui, eux, ne sont pas modérés, comme les chrétiens sociaux, par leurs croyances religieuses, ne doivent pas être emportés d’un bond jusqu’au socialisme sans épithète. Plus généralement, est-ce que les darwinistes, quels que soient d’ailleurs leurs liens avec l’école organique ou bien avec l’école ethnographique, ne doivent pas passer au socialisme révolutionnaire ?

Il y a eu sur ce point un grand débat au congrès des naturalistes tenu à Iéna en 1877. Virchow y soutenait que l’évolutionnisme darwinien mène au socialisme ; Hæckel défendait l’opinion contraire.

Qui des deux avait raison ?

Comme Virchow, M. Enrico Ferri, professeur à l’Université de Rome et socialiste plus encore que sociologue, croit à la fatalité de la marche vers le socialisme par la puissance des idées darwiniennes[1424]. Nous sommes de son avis. Nous croyons, bien que ce soit au rebours de toute logique, à une filiation morale, quoique non intellectuelle, qui rattache le socialisme démocratique, considéré comme une doctrine économique, au darwinisme et à l’évolutionnisme spencérien, considérés comme des systèmes de philosophie. Aussi l’organe officieux des socialistes allemands, le Sozial-Demokrat, faisait-il une œuvre de justice en proclamant en 1882, au moment de la mort du célèbre naturaliste, que « le prolétariat qui lutte pour l’émancipation, se fera toujours un honneur et un devoir d’honorer la mémoire de Charles Darwin[1425] ». Est-ce que la moralité absolue du struggle for life, salué comme la loi suprême de la nature, ne légitime pas forcément toutes les violences et toutes les conquêtes de la foule, si cette foule a seulement l’intelligence de s’unir pour la lutte des classes ? Les masses ne comprendront jamais les illogismes d’une théorie, jusqu’au point de faire fléchir leurs passions devant eux.

Et cependant ces illogismes peuvent bien exister ! Nous croyons même que M. Otto Ammon, darwiniste et néanmoins réactionnaire convaincu, en a fait une démonstration suffisante[1426].

En effet, si tout ce qui existe s’est formé progressivement et s’est naturellement adapté aux besoins (ce qui est la théorie darwinienne), comment se fait-il donc que l’ordre social soit la seule chose qui se soit formée sur de fausses bases et qui doive être reconstruite complètement à nouveau, d’après un plan délibéré et systématique (ce qui est bien la théorie socialiste)[1427] ? L’argument, on le voit, ne manque pas de force. Et Ammon, dont l’œuvre originale mérite une sérieuse attention, tire du darwinisme et de l’histoire toute une série de propositions pour démontrer que les inégalités individuelles, même celles qui existent dans la jouissance des biens, sont indispensables au bien-être et au progrès de la collectivité tout entière, parce que « la formation des classes, en limitant la panmixie, favorise la production plus fréquente d’individus supérieurement doués ; parce que l’isolement des classes favorisées rend possible une éducation plus soignée de leurs enfants ; parce que la supériorité de l’alimentation et l’absence de préoccupations dans ces classes stimulent l’activité des facultés psychiques supérieures ; enfin, parce que le bien-être matériel de ces classes plus élevées excite les classes inférieures à déployer le meilleur de leurs forces par la concurrence, pour participer à leur tour à ces conditions d’existence plus favorables[1428].

Il est difficile, en effet, de contester l’opposition entre les théories évolutionnistes, d’une part, et les théories égalitaires et socialistes d’une autre. Et cela, non pas seulement en ce qui concerne le struggle for life de Darwin, c’est-à-dire la concurrencé ou l’élimination des plus faibles par les plus forts, mais aussi en ce qui concerne les lois d’hérédité et de différenciation que Lamarck et Milne-Edwards ont formulées. Suivant eux, les qualités des individus s’incrustent pour ainsi dire dans leur race ; et ainsi les éléments des organismes vont se spécifiant sans réserve et sans retour. Or, s’il était vrai que les mêmes règles régissent à la fois révolution, des sociétés et l’évolution de la vie, comment le terme de l’évolution sociale serait-il une société socialiste dont tous les membres seraient égaux et semblables en facultés et en aptitudes, pour pouvoir être égaux en droits ? M. Bouglé, tout en reconnaissant que « la différenciation, l’hérédité et la concurrence sont les inflexibles gardiennes du progrès universel[1429] », n’a que la ressource de présenter ces lois comme « moins inflexibles et moins impératives qu’on n’essayait de nous le faire croire[1430] », en ajoutant que si l’intervention des naturalistes était « utile pour réagir contre l’orgueil insolent du spiritualisme[1431] », leurs lois n’en ont pas moins à s’incliner devant les « exigences croissantes de la conscience publique, qui reconnaît de plus en plus ce droit à toutes les personnalités[1432] ». Il s’ensuit tout simplement, selon lui, la preuve de « l’incompétence de la morale scientifique[1433] ».

La théorie de Spencer sur le progrès par la différenciation des éléments constitutifs n’est pas moins inconciliable avec l’égalitarisme démocratique. Il est parfaitement vrai que les êtres vivants comparés les uns aux autres sont d’autant plus parfaits que leur, composition est plus hétérogène, et que leurs cellules ou leurs organes sont moins semblables entre eux. Aussi reste-t-il difficile, de concevoir qu’une société, tout à l’inverse, puisse être d’autant plus parfaite que les individus, qui en sont les éléments constitutifs, y seront plus égaux entre eux, plus interchangeables, et qu’ils y pourront être plus facilement substitués les uns aux autres dans leurs fonctions sociales.

L’idéal, a-t-on essayé cependant de nous dire, serait de rendre possible cette substitution mutuelle de tous à tous.

Eh bien, non, il n’en saurait être assurément ainsi. Historiquement, les sociétés qui-sont le moins éloignées de ce prétendu idéal, sont les sociétés les moins avancées et les peuplades les plus sauvages, dans lesquelles, en effet, l’on ne constate guère d’autres différences que celles de l’âge et du sexe. Chacun s’y livre aux mêmes travaux, chacun y cumule les mêmes professions, et personne n’y sait plus que les autres, parce que personne n’y sait rien. La différenciation marque tout au contraire le progrès, au sein de l’ordre et de la hiérarchie. Donc, sur ce terrain encore, les théories naturalistes sont logiquement hostiles aux prétentions de la démocratie.

Avec ces dernières considérations nous rentrons dans des vues d’un ordre plus nettement économique. En tout cas, au moment de nous engager dans l’étude du socialisme, nous avons pensé qu’un rapide aperçu des principales idées sociologiques, dans leurs points de contact avec des questions économiques, ne devait pas être sans utilité pour expliquer les effrayantes conquêtes que le socialisme a faites sous nos yeux dans le monde de la science et de la philosophie contemporaines.




LIVRE IV

LE SOCIALISME


CHAPITRE PREMIER

LE SOCIALISME JUSQU’AU MILIEU DU XVIIIe siècle

On est d’accord pour attribuer à Pierre Leroux l’origine de ce mot socialisme, qui allait être appelé à de si hautes destinées. Il l’aurait employé, dit-on, pour la première fois en 1838, dans son Essai sur l’égalité, puis en 1840 dans son livre de l’Humanité. Reybaud s’en servait déjà en 1835, dans ses Études sur les réformateurs modernes[1434], l’année même où Lamartine prédisait que « le prolétariat remuera la société jusqu’à ce que le socialisme ait succédé à l’odieux individualisme[1435] ». Ce n’est pas même assez, et déjà Pierre Leroux, en 1834, avait intitulé De l’individualisme et du socialisme un article qu’il écrivait pour la Revue encyclopédique[1436]. Quant au mot social, qui n’y conduit pas du tout, nous avons vu comme il était en honneur chez les physiocrates, si prompts à parler d’ordre « social » et d’intérêt « social ».

« Pierre Leroux, dit le Handbuch des Socialismus, avait forgé ce mot « socialisme » pour l’opposer au mot « individualisme », et pour désigner une organisation politique où l’individu devait être sacrifié à la société. Le sens en a changé depuis lors, et Pierre Leroux est resté seul en France à donner cette acception. Le « socialisme » ne consiste plus, en effet, à sacrifier l’individu au bien de la société, selon l’idée des anciens, qui assignaient pour fin à la politique, non pas le bonheur de l’individu, mais le bonheur de l’État considéré comme un tout. Le terme « socialisme » n’est resté que pour caractériser dans son expression la plus haute l’idée moderne du droit de l’individu au bonheur. Ce bonheur de l’individu, l’antiquité dans sa période de splendeur le faisait consister dans le service de la collectivité ; le moyen âge, ne reconnaissant les individualités que dans le domaine religieux, le faisait trouver dans un monde de l’au-delà ; c’est dans ce monde ci, au contraire, que les idées modernes placent cette félicité qu’il faut atteindre. Elles mettent la société à son service et la font responsable de son insuccès si ce bonheur n’est pas obtenu[1437]. »

Ainsi entendu, le socialisme implique la jouissance égale ou commune des biens, instituée et garantie par la loi ; généralement il implique aussi, pour l’avenir au moins, sinon pour le présent, la jouissance égale ou commune des femmes, tout au moins l’union libre et passagère. Aristote avait déjà signalé en maint passage de sa Politique la connexité que présentent la question des femmes et celle des biens[1438] : et il y a eu toujours un défaut de franchise ou un défaut de logique chez les réformateurs qui ont voulu maintenir la famille en supprimant la propriété.

Le socialisme caractérisé par la suppression de la propriété, ou tout au moins par la violation de ses caractères essentiels, constitue le socialisme pur ou absolu, par opposition au socialisme d’État. On peut l’appeler justement le socialisme démocratique, soit parce qu’il impliqué l’égalité démocratique des individus, soit parce que le groupe moderne qui en a le mieux formulé les doctrines, se fait lui-même appeler les Démocrates-sociaux, les Social-Demokraten d’Allemagne.

À l’heure qu’il est, socialisme sans épithète veut dire collectivisme, c’est-à-dire suppression de la propriété privée, et remplacement de cette propriété par le droit unique et absolu de l’État représentant et organe de la société. C’est la définition qui a été donnée en 1875, dans le congrès de Gotha, où les écoles dissidentes de Lassalle d’une part, de Bebel et de Liebknecht d’une autre se sont réunies[1439] ; c’est celle qui a été admise par les nombreux congrès socialistes tenus depuis lors[1440] ; c’est celle enfin que MM. Millerand, Baudin et Viviani, parvenus ensuite au ministère, professent pour leur propre compte et comme leur propre programme[1441]. Nous laissons nécessairement de côté, dans les manifestes des collectivistes, les points qui ne concernent pas directement l’économie politique.

Le collectivisme est-il la même chose que le communisme ? Ce qui est vrai, c’est que le mot « communisme » est beaucoup plus ancien et qu’il fut seul en usage pendant bien longtemps ; ce qui est vrai encore, c’est que « communisme » a un sens plus étendu que « collectivisme », puisque le communisme embrasse la mise en commun de tous les biens — capital et fonds de consommation — tandis que le collectivisme, d’après ses fondements économiques actuels, ne socialiserait que les instruments de production. Néanmoins les chefs actuels du parti ne font aucune difficulté de tenir les deux mots pour synonymes[1442]. Comme a dit M. Block, « le communisme étant impopulaire, on s’en est tiré en inventant un nouveau mot, le collectivisme[1443]. »

Cela dit, si le mot « socialisme » est assez nouveau, la chose, telle qu’on la comprend d’ordinaire, est fort ancienne.

Platon a eu sa théorie socialiste ; elle lui a inspiré la République, qui est une œuvre de jeunesse, puis les Lois, qui appartiennent à la fin de sa vie. Ces deux dialogues recommandent des formes sociales très sensiblement différentes : mais ils ont cela de commun qu’ils présentent l’un et l’autre l’avènement du socialisme comme le meilleur ou le seul moyen de faire régner l’harmonie parmi les hommes[1444].

La République, πολιτεία, est un dialogue, en dix livres, qui respire un grossier communisme. Le peuple doit être partagé en quatre classes : 1° celle des magistrats et des sages ; 2° celle des guerriers ; 3° celle des artisans, laboureurs et commerçants ; enfin, 4° celle des esclaves. Du reste, ces classes ne sont pas fermées entre elles : les magistrats peuvent faire passer les citoyens de l’une dans l’autre. Les hommes et les femmes sont égaux. Dans toutes les classes, les enfants sont communs à tous les citoyens et sont élevés par l’État. Chez les guerriers, les femmes sont communes ; dans les autres classes, elles sont tirées au sort annuellement[1445]. Il est certain pour nous que la propriété est supprimée dans les deux premières classes et qu’elle ne peut pas exister dans la quatrième ; en ce qui concerne la troisième (celle des artisans, laboureurs et commerçants), il est possible qu’elle soit maintenue : Aristote ne savait que penser[1446], et ce n’est pas nous qui pouvons songer à lever le doute.

Tel qu’il est, ce dialogue est par endroits une œuvre du plus monstrueux cynisme, vraie « combinaison de haras », disait Thonissen[1447]. « Pour assurer de nobles loisirs à une petite aristocratie de guerriers et de philosophes, Platon condamne à la nullité politique et au mépris tous les citoyens qui s’adonnent aux travaux utiles… Cette aristocratie, il la perpétue par la promiscuité et l’épure par l’infanticide. Amour conjugal, tendresse maternelle, pudeur, division naturelle des fonctions entre les deux sexes, tout est foulé aux pieds, tout est sacrifié à des combinaisons dont l’absurdité n’est égalée que par l’infamie[1448]. »

Le second dialogue — les Lois, Οι Νομοι, en douze livres — nous présente une doctrine beaucoup plus mitigée et moins grossière, non pas que les idées du philosophe se fussent modifiées dans l’intervalle, mais parce que, reconnaissant l’impossibilité pratique de réaliser un État parfait, où tout, biens, femmes et enfants, aurait été commun, il se mit à en décrire un autre, moins parfait et certainement bien inférieur selon lui, mais d’une réalisation moins hypothétique. Lui-même en donne cette raison là[1449].

Cette fois Platon renonce à la communauté, puisque ses concitoyens, lui semble-t-il, ne sont pas assez vertueux pour s’élever jusque là. Le système des Lois consiste dans la division du sol en lots égaux, inaliénables, indivisibles, et ne pouvant pas être réunis dans la même main. Cela ressemble beaucoup à ce que l’on appelle aujourd’hui le « morcellisme ». La limitation légale du nombre des naissances, puis la colonisation empêcheront qu’il n’y ait trop de citoyens ; les adoptions de famille à famille nivelleront les inégalités et garantiront le maintien intégral du κληρος (ou lot). L’inégalité dans les richesses mobilières sera prévenue par la prohibition du commerce, du prêt à intérêt, des monnaies précieuses et de l’épargne sur les récoltes ; au besoin l’État confisquera. D’ailleurs les citoyens ne posséderont que pour l’État, et il semble que celui-ci soit chargé, quoique en termes assez obscurs, de répartir les produits entre les habitants[1450].

Pourquoi le génie de Platon a-t-il ainsi versé dans le communisme ? Et avec la République surtout cette chute est d’autant plus étrange que ce même dialogue renferme quelques-uns de ses plus admirables passages sur le respect et le culte de la divinité, ainsi que sur les perspectives de l’immortalité.

Platon paraît avoir été entraîné à ces aberrations par le désir de réaliser l’union et la concorde, qui ne pouvaient être assurées, selon lui, que par la communauté de tout entre tous[1451]. « Le comble de la vertu politique, disait-il, consiste en ce que les lois visent de tout leur pouvoir à rendre l’État parfaitement un[1452]. » Parti de ce principe, Platon a raisonné en l’air, sans observer la nature humaine et sans garder contact avec elle, par conséquent en oubliant ses passions et ses instincts, ses sentiments de pudeur et ses besoins de personnalité. Raisonner juste en partant d’un principe faux, et marcher ainsi jusqu’au bout sans voir aucune des difficultés ou des impossibilités que la nature même des choses nous met sur notre route, c’est bien là un défaut distinctif des esprits utopiques.

Si nous nous demandons maintenant quels sont les points faibles dans les prémisses de Platon, nous répondrons :

1° Que sa théorie implique le pouvoir absolu de l’État, s’imposant à l’individu pour l’asservir et à la famille pour la dissoudre. Or, un tel principe serait contraire aux droits indépendants de l’individu et de la famille, logiquement antérieurs à ceux de l’État ;

2° Que cette union absolue rêvée entre les citoyens, cette union à laquelle Platon osait tout sacrifier, n’est pas le but de l’État ; « Chaque homme, en effet, a une fin indépendante de celle d’autrui ; et, en vertu de cette loi, le bonheur et la perfection de chaque homme sont en soi indépendants du bonheur et de la perfection des autres. Ils dépendent essentiellement de nos vertus personnelles. Ce qui nous rend heureux et parfaits, ce n’est pas la communauté des mêmes pensées, des mêmes sentiments et des mêmes volontés : mais c’est leur vérité et leur rectitude[1453]. »

Nous ajouterons enfin :

3° Que quand bien même cette union devrait être poursuivie comme la fin suprême de l’État, il est hors de doute que le moyen imaginé par Platon n’aurait pas pu atteindre le but. Jamais, en effet, les discordes ne sont plus vives et plus continuelles que dans les régimes de communauté et d’indivision[1454]. Et cela, toute question de morale naturelle mise à part en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.

Nous avons vu plus haut qu’Aristote a défendu la propriété contre Platon[1455]. Aristote cependant n’est ni un libéral, ni un individualiste au sens moderne des mots : ainsi paraît-il admettre, au point de départ, un lotissement des terres entre les citoyens, avec propriété urbaine et propriété rurale tout ensemble, pour que les deux parties du territoire leur importent également à défendre[1456] ; et ses procédés pour empêcher la surpopulation s’inspirent de l’étatisme le plus cynique[1457]. Mais s’il approuve d’autre part que la cité ait des biens pour subvenir aux dépensés du culte, ce n’est pas plus du collectivisme qu’il n’y en avait en France avec les biens de l’Église, avant que ceux-ci eussent été confisqués[1458].

On a soutenu que la Grèce est morte d’avoir renié ses conceptions égalitaires et de s’être laissé entraîner à un régime de propriété, capitaliste : et voilà, dit M. Platon (rien de commun avec son homonyme d’Athènes), pourquoi les Romains l’ont conquise[1459]. On veut en conclure que nous mourrons, nous aussi, par la propriété, si nous ne nous hâtons pas de la proscrire. Sans entrer dans l’exposé des luttes intestines et des convulsions sociales au milieu desquelles la Grèce perdit son indépendance, nous nous bornerons ici à faire remarquer que ses vainqueurs, parmi lesquels les utopies socialistes ne pénétrèrent jamais, avaient encore bien davantage l’instinct de la propriété. Chez les Romains, en effet, la propriété, familiale au début, c’est-à-dire patriarcale comme elle le fut partout à l’origine des civilisations, garda toujours son caractère absolu et particulariste. Plus tard les jurisconsultes ne rompirent pas avec la tradition quand ils creusèrent l’idée du jus in re et du dominium ex jure Quiritium. Ainsi, contrairement donc à la conclusion socialiste, il se trouva que le peuple où le concept de la propriété avait été le plus énergique, fut celui qui finit par subjuguer la Grèce et le monde. Cela suffit bien, ce semble, pour renverser les explications que l’on prétendait fournir.

Plus tard, la communauté de biens volontaire et toute libre que les premiers chrétiens pratiqueront, ne reposera sur aucune théorie socialiste[1460]. Outre qu’elle n’affectera pas la production et qu’elle consistera dans une distribution commune des richesses particulières, il faut surtout observer qu’elle sera purement facultative. Parfois, il est vrai, on a objecté la punition d’Ananie et de Saphire tombant morts aux pieds de saint Pierre : mais on a volontairement omis de remarquer qu’ils étaient punis, non pour avoir gardé quelques biens propres mais pour avoir menti sur l’étendue de leurs dons. L’apôtre le dit expressément à Ananie : Nonne manens tibi manebat etvenumdatum in tua erat potestate[1461] ? Et saint Paul, faisant une collecte pour les pauvres, spécifie non moins clairement qu’il ne commande pas et qu’il demande[1462].

Il y a plus. Cette communauté de Jérusalem, ces « saints » comme ils sont appelés à maintes reprises dans les épîtres de saint Paul[1463], représentaient précisément une exception, puisque, ne produisant pas à ce qu’il semble, il leur fallait pour vivre, si pauvre que fût leur vie, soit des aumônes renouvelables comme celles que saint Paul recueillait, soit les apports que de nouvelles recrues leur auraient faits de tous leurs biens. Il pouvait bien y avoir là une première image des futurs ordres mendiants, avec des hommes détachés de tout et adonnés exclusivement à une vie contemplative : mais on y voyait aussi du même coup le contraste nécessaire entre ceux qui donnent et peuvent donner, parce qu’ils continuent à posséder, et ceux qui reçoivent, parce que, au préalable, ils ont eux-mêmes donné ou apporté tout ce qu’ils avaient. Quoi qu’il en soit, si les socialistes prétendent trouver dans la première communauté chrétienne de Jérusalem une application anticipée de leur système démise en commun des biens, comment se fait-il qu’ils soient unanimes à poursuivre de leur haine nos ordres religieux actuels, qui bien certainement réalisent le communisme volontaire de cette ancienne élite des chrétientés naissantes ? Il y a là un illogisme auquel je serais heureux de les voir répondre.

Il est moins difficile de voir du socialisme dans les hérésies des premiers siècles, telles que celle des gnostiques et des carpocratiens. Chez eux, cependant, il y avait bien autant de licence et de débauches que de doctrines proprement dites[1464].

En tout cas, ce qu’il y a de plus instructif à retenir, c’est que par eux l’Église catholique, dès ses origines, a trouvé le communisme en face d’elle et que l’énergie avec laquelle elle a pris, dès lors, la défense de la propriété non moins que la défense du mariage, nous fournit un précédent historique d’une très grande autorité. Il faut en dire autant de la lutte de saint Augustin contre l’hérésiarque Pelage, qui avait ajouté à ses erreurs purement religieuses une condamnation des richesses et de la propriété[1465]. Ainsi, « de génération en génération, pendant toute la durée des cinq premiers siècles, le christianisme s’est trouvé en présence des doctrines communistes. La philosophie, les traditions orientales et l’Évangile étaient invoqués tour à tour pour arriver à la réalisation de l’idéal rêvé par les humanitaires de notre siècle. Que fit l’Église ? Par ses pontifes, par ses docteurs, par ses conciles, elle déclara au communisme la guerre la plus active et la plus persévérante[1466]. » Ce que l’on peut trouver chez les Pères de l’Église et notamment dans saint Jérôme, ce n’est pas la condamnation de la propriété : ce sont seulement des morceaux oratoires — d’âpres déclamations parfois — contre l’usage égoïste des richesses.

Il semble que les Albigeois de la fin du XIIe siècle et du commencement du XIIIe siècle se soient bornés à des abus et à des violences de fait, sans mêler à leurs erreurs théologiques des doctrines mûrement réfléchies de communisme, faisant partie intégrante de leur symbole. Quant aux Vaudois, les tendances communistes qu’on leur a prêtées, sont, avec plus de vraisemblance encore, démenties par l’histoire[1467].

Au contraire, vers la fin du XIIIe et le commencement du XIVe siècle, un assez grand nombre de sectes essayèrent de faire du communisme, en procédant de l’idée de la pauvreté volontaire, que les Franciscains, solennellement reconnus en 1215 au concile de Latran, venaient de réhabiliter et d’embrasser. Dans le sein même de l’ordre une scission s’opéra. Les spirituels se détachèrent de leurs communautés ; ils préconisèrent, parmi les laïques même, le dépouillement des biens, et ils finirent par prêcher le pur communisme sous le couvert d’une plus haute perfection religieuse.

Bientôt l’immoralité et l’hérésie pénétrèrent dans les rangs de leurs disciples. Parmi les nombreuses sectes qui naquirent de ces scissions, il convient de mentionner les Fraticelles, Frérots ou Bizoches, qui se montrèrent dans la Marche d’Ancône vers 1260 ; les Apostoliques, successivement condamnés en 1285 par le pape Honorais IV et en 1290 par le pape Nicolas IV ; les Begghards ou Béguins, qui appartiennent plus particulièrement aux pays germaniques et qui furent condamnés en 1311 au concile de Vienne (en Dauphiné) convoqué par Clément V. En Italie, les Apostoliques allèrent jusqu’à fomenter la guerre civile. Celle-ci ne fut pas même terminée par la défaite et le supplice de leur chef Ségarel en 1304 ; elle se continua avec Dulcin et les Dulcinistes, jusqu’à ce que Dulcin eût été vaincu et pris en 1307 aux environs de Verceil. Pour la Flandre, l’Allemagne et la France, il y a de même à citer les Lollards, ainsi nommés de leur chef Walther Lollard, prêtre anglais résidant à Cologne ; puis un peu plus tard, vers la fin du XIVe siècle, les Turlupins, contre lesquels le roi de France Charles V eut à sévir. Quelques unes de ces premières sectes avaient obtenu l’appui d’hommes remarquables et considérés, tels que Michel de Césène, qui avait été nommé en 1316 supérieur général des Franciscains, et Guillaume Ockam. Ce dernier, d’ailleurs, est bien plus connu comme restaurateur du nominalisme dans la scolastique que comme défenseur de la pauvreté contre le pape Jean XXII, qui n’entendait point de la même manière qu’Ockam le conseil de la pauvreté évangélique[1468]. En Allemagne, les restes de toutes ces sectes fournirent assez probablement quelque appoint aux Wicléfites et aux Hussites[1469].

Ce qui est à remarquer dans cette vague fermentation d’erreurs religieuses et sociales qui préludèrent à la Réforme du XVIe siècle, ce n’est pas seulement la fermeté avec laquelle l’Église prit la défense de l’ordre économique non moins que de l’orthodoxie religieuse : c’est aussi, autant que nous en pouvons juger, le manque de tout programme nouveau d’organisation économique. Le caractère anarchique dominait donc au suprême degré. Les propriétés privées étaient saccagées et pillées ; le principe même de la propriété était attaqué, tout cela au nom de l’Évangile : mais aucun plan de reconstruction et surtout de production économique n’était tracé. Il suffisait aux appétits de pouvoir se satisfaire sous couleur de fanatisme religieux. La démocratie théocratique que le dominicain Savonarole fit régner à Florence de 1491 à 1498 et qui ne prit fin qu’avec sa condamnation par le Saint-Siège et qu’avec son supplice, ne nous présente non plus aucun système nouveau, au moins au point de vue de la production et de la circulation des richesses.

À plus forte raison en est-il ainsi au XVIe siècle, dans le mouvement socialiste que la Réforme déchaîne en Allemagne. Ce mouvement, qui eut Nicolas Storck comme principal prompteur, comprend trois périodes bien distinctes : 1° la guerre des paysans, entre 1523 et 1525. Ceux-ci, soulevés par le prophète Münzer et commandés militairement par Metzler, furent écrasés à la bataille de Frankenhausen en Thuringe, en 1525 ; 2° le mouvement anabaptiste de Zurich, qui éclata après la confession (ou profession de foi) de Zollikon[1470], et qui donna lieu à une violente répression en 1528 et 1529 ; 3° la révolution de Munster, lorsque Mathias et Bocold (Jean de Leyde) eurent fait pénétrer l’anabaptisme à Munster et se furent emparés de la ville en 1534. La promiscuité la plus épouvantable y régna, jusqu’à ce que les troupes de l’évêque eussent repris la ville en 1535, après un siège dont les horreurs sont connues.

Dans l’intervalle, en 1527, il s’était établi en Moravie des communautés anabaptistes, qui disparurent rapidement sous l’influence des divisions et de l’immoralité que la vie commune engendrait. Il ne faut pas les confondre avec les « Frères Moraves », qui étaient un débris de l’hérésie antérieure des Hussites au XVe siècle et qui ne pratiquaient pas le communisme : ces derniers, venus en Moravie sous la conduite de Huter, sont connus aussi sous le nom de Herrnhuters.

Mais à ce moment là un plan de société communiste venait enfin d’être dressé : c’est l’Utopie de Thomas Morus, le premier de ces romans d’aventures et de thèse communiste qui devaient être si nombreux aux XVIe et XVIIe siècles[1471].

L’Utopie fut publiée en latin, à Louvain, en 1516[1472]. Traduite en allemand dès 1524, elle ne fut peut-être pas étrangère au mouvement anabaptiste et communiste de Munster. Le nom d’Utopie désigné sans doute le caractère hautement fantaisiste de la description : l’Utopie est l’île qui n’existe nulle part, ου τοπος[1473].

Morus raconte qu’étant à Bruxelles (effectivement il était allé à Bruges en 1515-1516 avec une mission du gouvernement anglais) il y avait vu Ægidius et Raphaël Hythlodée. Le premier est un personnage historique, l’humaniste Pierre. Ægidius, d’Anvers ; le second, ancien compagnon prétendu d’Améric Vespuce, est purement imaginaire.

Le dialogue s’engage entre eux par une critique de l’état social contemporain. Les abus de l’oisiveté ; le luxe des grands, le nombre trop considérable des dignitaires ecclésiastiques et des nobles, la transformation des cultures en pâturages de moutons[1474], tels sont les principaux sujets qui, remplissant le premier livre, défrayent un instant la conversation.

Bientôt — et ce livre II est la partie la plus considérable — Hythlodée se met à décrire l’île d’Utopie, qu’il a habitée pendant cinq ans. Elle porte ce nom en souvenir du sage Utopus, qui lui a donné des lois. Géographiquement elle ressemble un peu à l’Angleterre, séparée, comme elle est du continent par un détroit et possédant une capitale assise sur un fleuve que remonte la marée. Mais laissons toutes les considérations sur l’état de l’Angleterre et sur le plan d’une politique extérieure : passons à la critique de la propriété individuelle et au plan d’une société communiste.

« Dans tous les États où la possession est individuelle, dit Hythlodée, où tout se mesure par l’argent, on ne pourra jamais faire régner la justice, ni assurer la prospérité publique… Tant que ce droit subsistera, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage qu’un inévitable fardeau d’inquiétude, de misère et de chagrin[1475]. »

À cela, Morus fait deux objections — ces deux éternelles objections que personne encore n’a résolues. — « Mais, dit-il à Hythlodée, tout le monde fuira le travail, puisque personne ne sera plus aiguillonné par l’espérance du gain et que chacun se reposera sur l’industrie et la diligence d’autrui » ; en second lieu, « il n’y aura pas même de gouvernement possible, chez ce peuple de niveleurs repoussant toute-espèce de supériorité. » Et Raphaël de répondre sans plus : « Que n’avez-vous été en Utopie ![1476] »

Il faut en convenir, c’est un peu bref comme réplique et surtout comme réfutation.

Dans la partie descriptive, la grande originalité de Thomas Morus, c’est d’imaginer la production en commun, tandis que les rêveurs qui l’avaient, précédé, n’avaient vu de communauté que dans la consommation, après une production abandonnée aux forces individuelles[1477].

L’Utopie est une République, avec un président élu à vie et des magistrats électifs à temps. Le pays renferme outre la capitale Amaurotum, cinquante-cinq villes dont aucune n’a plus de six mille familles. L’industrie occupe les citadins, en même temps que l’agriculture est exercée dans des colonies agricoles. Tous les ans, la moitié des cultivateurs rentre dans les villes, où elle remplace une égale quantité d’ouvriers urbains. Les voyages à l’intérieur sont interdits, sauf permission des magistrats. Il n’y a pas non plus de commerce intérieur : on y supplée par des échanges gratuits de région à région. Les repas se prennent en commun : toutefois ce n’est pas une obligation et c’est par simple agrément que les habitants en pratiquent l’usage universel. Pour l’alimentation, on a des marchés gratuits, et l’on a de même de grands magasins publics et gratuits pour les objets manufacturés. Pourquoi manquerait-on de richesses, puisque le travail universel en produit en abondance dans tous les genres[1478] ? Ce travail est imposé à tous, mais il n’est que de six heures coupées par un repos dans le jour. En sont seuls dispensés : 1° les magistrats ; 2° les sujets d’élite voués aux sciences ; 3° les ministres du culte (ce culte n’est qu’un théisme fort vague, avec une morale- épicurienne et une tolérance absolue, qui ne repousse que le prosélytisme quelconque). Dans ces conditions, là, les Utopiens n’ont pas besoin de monnaie : cependant, grâce à une balance du commerce favorable, le gouvernement a d’immenses quantités d’or et d’argent, pour les besoins de la politique extérieure.

Morus, qui supprime la propriété, n’a pas cependant le courage de supprimer la famille, comme la logique le demanderait. Il conserve le mariage et punit l’adultère ; il admet toutefois le divorce, pour incompatibilité d’humeur bien constatée. Bien plus, il permet la fécondité des unions, sous cette seule réserve que, l’uniformité étant de règle en Utopie, les magistrats prennent des enfants à ceux qui en ont trop, pour en donner à ceux qui n’en ont pas assez. En cas d’accroissement trop grand de la population, les magistrats décrètent une émigration dans quelqu’une des îles voisines et désignent les émigrants. Le suicide est pratiqué ; bien plus, il est d’usage pour tous les infirmes et les malades incurables, soit que ceux-ci, sur les conseils des prêtres et des magistrats, se laissent mourir de faim, soit qu’ils se fassent tuer pendant leur sommeil[1479], théorie qui contraste singulièrement avec le courage dont Thomas Morus fit preuve à ses derniers moments.

Il est moralement certain que l’Utopie, dans l’esprit de son auteur, était tout simplement un badinage littéraire selon le goût de la Renaissance. Thomas Morus pensait quelques-unes des critiques qu’il formulait contre les mœurs et les institutions de son temps ; mais il n’avait nulle envie de provoquer l’établissement du régime qu’il décrivait si complaisamment[1480]. Le volume fut jugé ainsi par les contemporains : personne, même parmi les souverains absolus et presque féodaux de ces temps là, n’y vit rien de subversif. Enfin la mort noble et courageuse de Thomas Morus, désapprouvant les divorces d’Henri VIII, est la protestation la plus éloquente contre les soupçons d’innovations téméraires que l’on voudrait faire peser sur sa mémoire.

Il n’en a pas moins joué un rôle fort dangereux. Il se peut même que son Utopie ait contribué à la révolution anabaptiste de Munster et surtout au mouvement semblable qui éclata à Amsterdam en 1534, avec l’appui de Gélen, le lieutenant de Jean de Leyde. Comme le dit Kirchenheim, « Morus a fourni les arguments nécessaires pour lancer contre les classes qui possèdent, des injures de toute sorte et si l’Utopie n’était pas visiblement une œuvre d’imagination, on ne saurait l’absoudre d’avoir méconnu les lois économiques[1481]. »

Il se peut encore que l’œuvre de Morus, avec beaucoup d’imagination, renferme une certaine part, de vérité descriptive ou au moins de sincérité[1482]. Les plus anciens navigateurs, Christophe Colomb et Améric Vespuce, avaient trouvé des populations communistes : le premier aux Antilles, avec une certaine morale rudimentaire de sauvages, le second au Venezuela, avec l’anarchie, l’impudeur et l’anthropophagie[1483]. Thomas Morus pouvait donc bien avoir recueilli, dans son voyage en Belgique, quelques échos des récits des voyageurs.

Jean Bodin, dans sa République, chercha à réfuter les faux principes avancés par l’Hythlodée de Morus. En tout cas, son livre est une œuvre nettement et solidement conservatrice : car le mot « République », pour les humanistes de la Renaissance, était synonyme de « État », et Bodin restait partisan de la monarchie absolue. Ceux qui l’ont accusé de tendances socialistes et révolutionnaires, l’ont donc purement calomnié[1484].

Le plus illustre roman utopiste après celui de Morus est la Cité du Soleil de l’ex-dominicain Campanella[1485]. Écrite en 1611, elle fut publiée à Francfort en 1620[1486]. C’est un dialogue entre le Grand-Hospitalier et le chef des matelots, hôte des Génois. Ce dernier avait découvert, à Taprobane (ou Ceylan) la « Cité du Soleil », habitée par les « Solariens », et il décrit leur organisation.

Les Solariens, par l’austérité de leur régime et la sévérité de leur règle, mènent une vie monacale, à laquelle ne manque pas même la confession à un magistrat-prêtre, qui transmet à un prêtre supérieur, et ainsi de suite indéfiniment, toutes les confessions qu’il a entendues, en même temps que la sienne propre. Au sommet est un « grand métaphysicien », qui fait penser d’avance au Pape industriel de Saint-Simon et qui peut bien en avoir fourni le prototype[1487]. La famille n’existe pas là-bas, non plus que la propriété. Les magistrats décident des accouplements passagers, dont la description donne libre champ au cynisme de l’ex-moine. Quant au mobile qui doit stimuler encore l’activité industrielle, Campanella ne parle que du sentiment du devoir et de l’amour de la patrie, mais sans insister davantage sur la difficulté.

« La Cité du Soleil est l’expression la plus complète, la plus radicale et la plus logique du système communiste. L’auteur, qui avait perdu de vue le monde réel[1488], était mieux placé que personne pour expliquer la promiscuité des sexes, la communauté des biens et le despotisme inquisitorial. La cité des Solariens est un grand cloître où tous vivent d’après une règle sévère ; le gouvernement est une hiérarchie religieuse ; la tempérance et là pauvreté sont les vœux que tout le monde fait. Mais la pauvreté de l’individu doit avoir pour résultat la richesse de la collectivité, et c’est ainsi que Campanella a été le promoteur de toutes ces idées radicales qui ont été défendues de nos jours par Fourier, Bebel et d’autres. Seulement aucun ne l’a surpassé en audace[1489]. »

Les romans utopiques ne manquèrent pas dans le XVIIe siècle. Nous n’en citons plus que deux, la Reipublicœ christianopolitanœ descriptio (1619), de Jean Valentin Andrea, pasteur protestant de Souabe, et la fameuse Histoire des Sévarambes (1677), qui est attribuée avec assez de vraisemblance à Vairasse d’Alaiset qui servit de modèle à toute une littérature de haute fantaisie[1490]. Tous ces imitateurs des Sévarambes sont profondément éloignés de toute idée chrétienne, quand ce n’est pas aussi de toute idée morale.

Il est d’ailleurs à remarquer que la littérature utopique n’a rien fourni de chrétien, excepté la Reipublicœ christianopolitanoe descriptio d’Andreæ, qui expose un régime idéal basé sur la pratique la plus pure et la plus parfaite de la morale évangélique, et excepté encore le Royaume d’Ophir (1699), œuvre d’un auteur inconnu, qui est utopiste sans être socialiste. Bien plus, dans le Télémaque de Fénelon (1699), si c’est du socialisme qui apparaît, c’est aussi du socialisme païen, avec la description de Salente, où chacun ne doit posséder que ce qui est nécessaire à soi et à sa famille, mais où nul de nous non plus ne consentirait à habiter. Encore un badinage littéraire à la façon de Thomas Morus.

Quant au socialisme philanthropique, il faisait son apparition avec l’abbé de Saint-Pierre ; et le socialisme révolutionnaire et athée allait faire bientôt la sienne avec le curé Meslier.

L’abbé de Saint-Pierre (1658-1753), rêveur d’une inépuisable fécondité, est resté caractérisé par son Projet de paix universelle en trois volumes. C’est un sceptique, qui se désintéresse de beaucoup de choses, même de l’immortalité de l’âme, mais qui veut du bien au genre humain (la preuve, c’est que c’est lui qui a inventé le mot « bienfaisance » !). Or, pour soulager les pauvres, il demande un règlement qui fasse payer aux riches « leur part de l’aumône de justice, qui est due aux citoyens en danger de périr de misère » ; et comme ressources dans ce but il propose : 1° un impôt progressif sur les loyers des maisons ; 2° un impôt de 10 % sur les successions collatérales dépassant 20.000 onces d’argent. N’est-ce pas que les socialistes contemporains trouveraient ce bon abbé bien réactionnaire et bien prudent dans ses projets contre les riches, quoiqu’ils ne puissent guère le trouver clérical ?

Ils aiment mieux le curé Meslier. Celui-ci, qu’on avait soupçonné quelque peu d’être un personnage légendaire, fut curé d’Etrepigny et de But dans les Ardennes : ayant eu des difficultés avec le seigneur du lieu, il se laissa mourir, de faim, en 1729 ou 1733, après avoir épanché ses rancunes et ses blasphèmes dans un volumineux Testament. Voltaire, d’Holbach et Silvain Maréchal en donnèrent des extraits : mais l’œuvre en son entier n’a été publiée que plus récemment[1491]. C’est une virulente satire de la société d’alors, de la religion et aussi de la propriété. « Un abus, y est-il dit, qui est presque universellement reçu et autorisé dans le monde, est l’appropriation particulière que les hommes se font des biens et des richesses de la terre, au lieu qu’ils devraient tous également les posséder en commun, pour en jouir aussi également. »

Entre temps, tout au cours du XVIIe siècle et pendant une partie du XVIIIe siècle, les fameuses missions des Jésuites chez les Indiens du Paraguay présentèrent un essai bien curieux et bien suggestif du régime communautaire, tel qu’il pouvait être conçu pour des sauvages soumis à une rigoureuse discipline chrétienne. Les témoignages divers que l’on en a ne permettent pas de douter que les indigènes n’y aient trouvé un bonheur en harmonie avec leur nature et avec le point de développement économique où ils étaient[1492]; on peut même ajouter que ce régime pouvait être momentanément nécessaire, en formant une heureuse transition vers un état social où plus de liberté se serait alliée à une ascension régulière vers le progrès économique et la civilisation. Mais il est difficile de voir là un idéal permanent pu de croire que cet état, artificiel en quelque sorte, fût susceptible d’une bien longue durée[1493]. En tout cas, il est curieux aujourd’hui d’observer les jugements que les socialistes émettent sur les « réductions », partagés qu’ils sont entre le besoin de louer tout régime de communauté et le désir non moins ardent de dénigrer tout ce qui porte une empreinte religieuse[1494].

Signalons enfin, pour terminer le trop rapide aperçu des romans utopiques et socialistes, l’Histoire des Galligènes, de Tiphaigne de la Roche[1495], et la Basiliade de Morelly, poème en prose d’un cynisme éhonté[1496]. Nous entrons avec ces derniers, auteurs dans le socialisme de la seconde moitié du XVIIIe siècle, socialisme « moins social que sentimental et moral », étranger à un programme de réformes pratiques, tout peuplé d’imaginatifs et de rêveurs,

qui « esquissent des sociétés où il n’y aura ni malheureux, ni méchants, puisqu’on aura supprimé la propriété qui les divise et les rend méchants[1497] ». Nous allons revenir quelque peu en arrière pour étudier cet aspect nouveau de la vieille idée socialiste.

CHAPITRE II

LE SOCIALISME ET LA RÉVOLUTION

En même temps que l’économie politique naissait, un peu après 1750, au sein de l’école physiocratique, le socialisme, qui jusque là avait fait éclore moins de thèses que de romans à la Jules Verne, prenait de son côté une tout autre position[1498]. Il aspirait pour la première fois au rôle de législateur et il ne prétendait pas à moins qu’à renouveler la société. C’est Jean-Jacques Rousseau qui, pour l’époque où nous sommes, est l’apôtre le plus connu de ces dogmes nouveaux.

Montesquieu, prisé des gens qui se piquaient d’être sérieux, Montesquieu, dont l’influence domina plus tard à la Constituante, mérite d’être « légitimement rangé parmi les partisans d’un régime socialiste, sans que d’ailleurs il le juge toujours praticable… L’étude de Montesquieu a un double intérêt : d’abord elle fait voir sous quelle forme apparaissent les idées nouvelles chez un penseur de sa valeur et à une date peu avancée ; ensuite elle nous montre en quelque sorte le socialisme de beaucoup de gens intelligents et modérés du XVIIIe siècle : Attaqué pour ses tendances politiques et religieuses, l’Esprit des Lois vit à peine relever ses idées sur les rapports de l’État et de la propriété. Il est permis d’en conclure, d’abord qu’on n’y trouvait rien de dangereux, ensuite qu’elles ne semblaient pas extraordinaires — car on les eût signalées — et enfin qu’on les jugeait légitimes… Rien ne montre mieux que cet acquiescement tacite, combien était répandue l’habitude de considérer la propriété comme une simple création des lois civiles[1499]. »

Déjà dans les Lettres persanes, l’apologue des Troglodytes faisait entrevoir, le bonheur parfait dans l’égalité absolue poussée jusqu’au communisme[1500] ; Dans l’Esprit des Lois, qui date de 1748, tout concourt à faire accepter la nécessité d’une limitation des fortunes, à faire désirer leur égalité approximative et à présenter la propriété et l’hérédité comme des institutions issues, non pas du droit naturel, mais seulement des lois arbitraires des hommes. Il n’y aura rien de révolutionnaire dans les procédés qui assureront ce régime, mais il y a beaucoup de socialisme dans le but à atteindre[1501].

Rousseau est au contraire un déclamateur et un violent, qui ne recule pas à l’occasion devant les formules extrêmes. Mais à ce point de vue il eut presque un devancier dans Morelly, que nous ayons nommé déjà pour sa Basiliade.

Morelly fit paraître en 1755, sans nom d’auteur, un Code de la nature, qu’une foule de critiques et Babeuf lui-même ont attribué à Diderot.

L’ouvrage a deux parties bien différentes. Dans les trois premiers livres, Morelly y répète sous une forme dogmatique les idées de Morus et de Campanella, en se contentant de discuter de plus près la base morale et philosophique du système. La grande objection — on le sait — c’est que l’homme, étant naturellement égoïste, deviendra nécessairement paresseux avec tout régime qui ne sera pas basé sur la perspective du gain individuel acquis et conservé sous forme de propriété. Morelly répond à cette objection en affirmant la bonté native de l’homme lorsque celui-ci reste étranger aux institutions vicieuses et compressives qui le rendent pervers. Les mauvais penchants artificiels de l’humanité se ramènent tous à l’avarice[1502] : on la supprimerait — et tous les vices avec elle — si l’on rendait impossible la propriété, création arbitraire et factice des moralistes et des législateurs. « Là où il n’existerait aucune propriété, dit Morelly, il ne pourrait exister aucune de ses pernicieuses conséquences. » Sa thèse implique en même temps la réhabilitation générale des passions.

Dans une autre division du livre (ou plutôt dans sa quatrième partie), Morelly a présenté le « Code de la nature », en 117 articles répartis en douze lois. De ces lois, la première ou « loi fondamentale » édicté : 1° le communisme absolu des biens (sauf l’usage quotidien des choses dans la limite des besoins de l’individu) ; 2° le droit de chaque citoyen à être nourri, entretenu et occupé aux frais de la communauté ; et 3° l’obligation de chacun de contribuer à l’utilité publique selon ses forces. Viennent ensuite les lois « distributives ou économiques », instituant la gratuité des échanges dans les magasins publics ; puis l’obligation du mariage, avec divorce, facultatif seulement, après dix ans de vie commune ; l’éducation en commun des enfants à partir de l’âge de cinq ans, etc. Le « Code de la nature » a servi de cadre à tous les rêveurs de sociétés du commencement du XIXe siècle, notamment à Fourier et à Cabet : ils ont complété, modifié, perfectionné, plutôt qu’innové de fond en comble.

L’année même où paraissait le Code de la nature (1755), J.-J. Rousseau faisait imprimer à Amsterdam son Discours sur l’inégalité des conditions. Rousseau a exercé une immense influence sur le mouvement révolutionnaire et par conséquent sur l’histoire de la France et de l’Europe. On lui doit donc un peu plus d’attention.

Il nous intéresse surtout par ce Discours sur l’inégalité des conditions et par le Contrat social. Le Discours avait été composé à propos d’un concours ouvert en 1753 par l’Académie de Dijon et n’avait pas été couronné. Le Contrat social date de 1762. Entre les deux se place l’article Économie politique, qui fut composé en 1756 pour l’Encyclopédie[1503], où Rousseau fut dès lors remplacé par Quesnay pour les sujets de cet ordre. Du reste, sous ce titre Économie politique, Rousseau ne traité que du gouvernement et de l’impôt.

Deux thèses bien distinctes se juxtaposent ou se succèdent dans l’esprit de Rousseau : 1° la supériorité de l’état de nature ; 2° la théorie du contrat social.

I. Supériorité de l’état de nature. — J.-J. Rousseau aurait pu trouver dans l’Anglaise Mrs Afra Behn[1504] la formule du « bon sauvage », qui eut une si grande vogue dans le sentimentalisme idyllique des salons[1505].

Cette, supériorité du sauvage, selon lui, réside dans sa « pitié ». En effet, d’après J.-J. Rousseau, c’est « de cette seule qualité que découlent toutes les vertus sociales », et cette pitié « sera d’autant plus énergique que l’animal spectateur s’identifiera davantage avec l’animal souffrant. Or, il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans l’état de raisonnement. C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la raison qui le fortifie[1506]. »

Après cela Rousseau, comme Morelly, attribue l’origine de la cupidité à l’institution de la propriété personnelle ; comme Morelly encore, il accuse la société d’avoir dépravé l’homme primitif, qui était vertueux et sensible avant elle ; enfin il exhale son indignation, plus ou moins fictive, dans des hypotyposes qui ornent encore les manuels de rhétorique[1507]. Mais en tout cela Rousseau ne s’élève pas encore au dessus du déclamateur envieux ou bien du satiriste aigri qui ne sait que démolir ; il se borne à la critique négative et il ne propose rien pour remplacer ce qu’il renverse. Il reste donc très inférieur aux utopistes des XVIe et XVIIe siècles, comme s’il se bornait à revêtir d’imagination et d’emphase, les récits que les compagnons de Cook et de Bougainville pouvaient avoir faits, de leurs découvertes.

Ce qu’il y ajoute de son fond n’est que pur sophisme.

Il n’est pas démontré et il est faux que l’homme ait commencé par l’état sauvage, qui n’a été pour lui qu’une rétrogradation.

Il est faux également que les sauvages soient plus développés au point de vue moral et soient plus vertueux que les civilisés. ; il est faux, par conséquent, que le sentiment de la pitié soit chez eux plus vif et plus intense. Une telle assertion est démentie par l’observation directe ; elle est radicalement inconciliable avec l’ordre parallèle et harmonique que l’on constate dans le développement des qualités du cœur et de celles de l’esprit par les progrès d’une civilisation bien ordonnée.

Il est faux enfin que l’humanité puisse trouver son perfectionnement dans un retour à la barbarie. « On doit nier, en effet, que l’évolution et le progrès des individus nuisent à la perfection de l’espèce, et que l’égalité dans une barbarie et une misère communes vaille mieux que les inégalités de talent, de mérite et de condition sociale, auxquelles le progrès mène nécessairement[1508]. » Tout progrès d’un individu marquera une inégalité de plus au regard des autres qui progressent moins ou bien qui ne progressent pas ; et l’avènement de l’égalité impliquerait fatalement, non pas une élévation des infériorités, parce que cette élévation est impossible, mais un refoulement des supériorités, c’est-à-dire un abaissement de la moyenne[1509].

II. Théorie du contrat social. — Comme Platon corrigeant la République par les Lois, Rousseau corrige ou contredit dans le Contrat social quelques-unes des théories formulées dans le Discours sur l’inégalité des conditions.

Dans le Discours, Rousseau avait présenté l’ordre social comme reposant sur la force des uns et la duperie des autres. Selon lui, toute la vertu des fondateurs de sociétés avait consisté à persuader au peuple que le bien de la paix sociale exigeait un pouvoir et des lois politiques, pour que la propriété des biens et l’inégalité des conditions pussent être sanctionnées et maintenues : puis le système, une fois accepté, avait abouti à charger de nouvelles entraves les faibles, à doter au contraire de nouvelles forces les riches et les puissants.

Dans le Contrat social, au contraire, Rousseau se préoccupe de chercher un remède aux maux qu’entraînaient après eux le droit de propriété et les vices des gouvernements de fait. Il en a imaginé un. « Puisqu’aucun homme, dit-il, n’a une autorité naturelle sur son semblable et puisque la force ne produit aucun droit, restent les conventions pour base de toute autorité parmi les hommes[1510]. ». C’était une paraphrase très explicite de Montesquieu : « Comme les hommes ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle pour vivre sous des lois civiles. Les premières lois leur acquièrent la liberté ; les secondes, la propriété[1511]. »

Ces conventions auront pour clauses essentielles : 1o  la participation de chacun à l’exercice et aux avantages de l’autorité, ce qui sera l’essence de la démocratie ; 2o  la cession que chaque individu fera de tous ses droits à la communauté, cession d’où résultera l’omnipotence du pouvoir social, selon la théorie jacobine.

Le suffrage universel, la fréquence et la multiplicité des votes, le mandat impératif, le référendum ou vote direct des lois par le peuple tout entier, tout cela rentre logiquement dans la théorie du pacte social, en même temps que celle-ci implique d’une manière essentielle le domaine absolu de l’État sur les biens et les personnes[1512]. Il ne pourra donc pas y avoir de revendication contre l’État. D’un autre côté, la propriété, bien qu’on la suppose fondée sur l’occupation et le travail, ne sera légitime que dans les limites où elle n’empiétera pas, au profit des uns, sur ce qui est nécessaire aux autres[1513].

Enfin l’omnipotence de l’État sera renforcée par l’interdiction de toute association particulière ou tout au moins par un système d’équilibre mutuel, qui, s’il existe des, associations, les neutralisera les unes par les autres[1514]. C’était pousser l’individualisme jusqu’à ses dernières limites ; c’était nier la sociabilité naturelle de l’homme ou se révolter contre elle : c’était enfin, au point de vue économique, annihiler ou tout au moins réduire d’une manière arbitraire les forces productives de l’individu, qui, isolé, ne peut presque rien et qui peut beaucoup quand il s’associe. On sait comment la Révolution s’inspira sur ce point là des idées de Rousseau, que ne démentaient point, il est vrai, les formulés de Quesnay[1515]. La loi du 14 juin 1791, défendant les associations professionnelles, et celle du 20 germinal an II, interdisant toutes sociétés par actions, en sont des preuves empruntées précisément à l’ordre économique.

Eh bien, ici encore, tout est sophisme.

Dans le domaine des faits, l’histoire ne présente aucune trace de pacte social.

Dans le domaine de la logique et du bon sens, il est aisé de constater : 1° que l’absolutisme d’un pouvoir qui est issu de la volonté de la majorité et non pas de la volonté de tous, contredit la liberté naturelle et essentielle de la minorité dissidente, puisque chaque membre de cette minorité devrait assurément posséder des droits égaux à ceux des membres de la majorité ; 2° que l’absolutisme de ce pouvoir ne contredit pas moins la liberté des membres de la majorité, puisque chacun d’eux devrait pouvoir reprendre, si bon lui semblait, quelque chose des droits que ses pères, sinon lui, ont aliénés au profit de l’État pour constituer celui-ci.

Enfin, dans le domaine des conséquences, il n’est pas possible de ne pas voir : 1° que les inégalités naturelles de forces et de vertus élèvent un obstacle insurmontable contre l’égalité absolue que Rousseau a rêvée ; 2° que la logique exigerait cette égalité économique et politique, non seulement entre habitants d’un même pays délimité par des frontières de fait, mais aussi entre tous les hommes, sans distinction de nations, de races et de climats — grave objection à laquelle nul socialiste n’a jamais répondu, fût-ce pour empêcher les Lapons, les Fuégiens et les Sioux de venir demander leur part égale aux bienfaits économiques et au confortable moyen de la France et de l’Angleterre. Aussi bien les Utopiens eux-mêmes n’avaient-ils pas des esclaves, gens d’autres nations engagés à leur service[1516] ?

Du reste, la thèse du contrat social n’a plus gardé de défenseurs : la mode est à une autre, celle du « quasi-contrat social », que M. Léon Bourgeois a vulgarisée avec son opuscule Solidarité, paru en 1896., et dont il revendique la paternité. D’où naissent les obligations ? se demande-t-il. Et il répond : de contrats ou de quasi-contrats. Or, si nous ne retrouvons pas ce contrat originaire, à coup sûr nous sommes entourés de toutes parts par les innombrables services que nous ont rendus non seulement nos contemporains, mais encore toutes les générations disparues. C’est à nous d’en rendre de semblables à nos contemporains, puisque notre dette envers les morts ne peut plus être payée ou ne peut plus l’être qu’à leurs fils. — Seulement il semble bien certain que cette idée d’organisme quasi-contractuel ou de quasi-contrat social ne vient pas de M. Bourgeois : car M. Fouillée l’avait exposée dès 1883[1517], et en tout cas le fait lui-même avait été décrit quelque cent fois, ne fût-ce que par Bastiat.

— Rousseau, après les physiocrates qui avaient dominé à la Constituante, exerça une immense influence à la Convention. La Constitution de 1793, votée, mais non mise en application, aurait été le triomphe de ses formules politiques. Cependant, par une heureuse concession au sens commun et aux traditions, la Convention proclama à maintes reprises que la propriété est un droit naturel et imprescriptible.

On abuse même un peu de ces déclarations pour répéter trop souvent que les hommes de 1793 ne furent point socialistes. Il faut s’entendre. Sans doute, comme le dit Alfred Sudre, en fait de propriété « la Révolution viola les grands principes et ne les nia pas[1518] » ; mais son ingérence constante dans les moindres actes de la liberté individuelle, surtout les formules d’égalité sociale et de tyrannie jacobine font bien partie, à plus d’un titre, du symbole socialiste. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce sujet. Rousseau qui, lui, est bien ouvertement socialiste, avait eu des collaborateurs dans cette œuvre de destruction, entre autres Mably et Brissot.

Bonnot de Mably, frère de Condillac, est l’auteur des Doutes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés (1768), en réponse à Mercier de la Rivière ; il a écrit également le Traité de la législation ou Principes des lois (1776) et les Droits et devoirs du citoyen. Il précède Fourier dans la fameuse théorie du « travail attrayant »[1519]. Sans condamner immédiatement la propriété, il demande le maximum des fortunes, la suppression du testament et celle des successions en ligne collatérale, il réclame des mesures contre le commerce et la finance, etc., etc., — toutes choses que nous voyons proposées aujourd’hui par des socialistes de toutes écoles, voire même la plupart par des démocrates chrétiens.

Brissot[1520], dont le souvenir bénéficie de l’auréole, assez, usurpée dont il nous plaît de nimber le front des Girondins, avait publié, en 1778 ou 1780, des Recherches philosophiques sur le droit de propriété et le vol, qui ont fourni beaucoup à Proudhon et qui ont donné notamment à celui-ci sa phrase célèbre : « La propriété, c’est le vol[1521] ». Avec plus de philosophie et non moins de brutalité, Brissot la définit aussi « la faculté qu’a l’animal de se servir de toute matière nécessaire pour conserver son mouvement vital ». De même encore que Proudhon, il demande qu’on ne puisse donner ni des terres à bail, ni des maisons à loyer : on ne serait propriétaire que pour jouir ou exploiter par soi-même, dans la limite de ses besoins domestiques actuels. La thèse du bon sauvage et de l’état dénature garde enfin sa place chez Brissot, matérialiste cynique, qui prêche avec la dernière impudeur l’assouvissement brutal des plus honteuses passions.

Helvétius a le droit de compter parmi les fauteurs du socialisme. Dans son livre De l’homme et de l’éducation, après avoir inauguré le mot « prolétaire » avec le sens spécial que les socialistes y attachent à la suite de Sismondi, de Louis Blanc[1522], etc., et après avoir constaté que le vol est devenu le vœu général, Helvétius conclut à la nécessité de multiplier le nombre des propriétaires, de faire un nouveau partage des terres et de supprimer la monnaie, laquelle « facilite l’inégalité de la fortune ». — « Il n’est dans la plupart des royaumes, dit-il, que deux classes de citoyens : l’une qui manque de nécessaire, l’autre qui regorge de superflu, La première ne peut pourvoir à ses besoins que par un travail excessif, qui est un mal physique pour tous et un supplice pour quelques-uns ; la seconde vit dans l’abondance, mais dans les angoisses de l’ennui. Que faire pour ramener le bonheur ? Diminuer la richesse des uns, augmenter celle des autres ; procurer à chacun quelque propriété ; mettre le pauvre dans un état d’aisance qui ne lui rende nécessaire qu’un travail de sept ou huit heures ; donner à tous l’éducation. »

D’autres écrivains, sans élaborer de système, fomentaient les convoitises. De ce nombre sont Necker, dont nous avons cité déjà quelques malsaines excitations dans sa Législation et commerce des grains (1775), et surtout l’avocat Linguet, auteur de la Théorie des lois civiles (1767), où il décrit d’un ton haineux les conditions sociales de son temps, et où, comparant le travailleur moderne à l’esclave antique, il conclut pour le bonheur relatif de l’esclave[1523]. « Cette idée de Linguet — disait Alfred Sudre il y a soixante ans— a été reproduite et développée de nos jours par des écrivains ultradémocratiques. Les communistes et les socialistes modernes, se sont emparés des imprudentes déclarations de Necker, de Linguet et de quelques autres écrivains de cette époque. Ils en ont cité les passages les plus véhéments, en les isolant de ceux qui pouvaient leur servir de correctif. Dirigés seulement contre les abus de la propriété, ces écrits sont devenus une arme redoutable entre les mains de ceux qui aspirent, non à perfectionner, à épurer le principe de la propriété, mais à le détruire[1524]. »

On peut citer encore Mercier, auteur du Tableau de Paris et du roman utopique L’An 2440 ; l’écrivain pornographe Restif de la Bretonne ; l’abbé Raynal, etc. Ce dernier donna, en 1770, l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, — ouvrage assez incohérent, dont certaines pages sont inspirées par les théories des physiocrates et dont certaines autres, écrites assez probablement par Diderot, sentent très franchement le socialisme.

Voilà ce qu’il y eut de nettement socialiste parmi les précurseurs du grand mouvement de 1789 et de 1793. Mais, à proprement parler, y eut-il un courant socialiste dans la Révolution et quel en fut le caractère ? Généralement on se hâte de donner une réponse négative à la première question, ce qui dispense d’examiner la seconde. Nous croyons, quant à nous, que M. Lichtenberger, préparé par ses vastes et profonds travaux sur le socialisme au XVIIIe siècle, est mieux qualifié que personne pour résoudre ce problème d’histoire. Précisément il le fait, d’une manière beaucoup moins absolue[1525].

Les cahiers de 1789, à coup sûr, ne demandèrent ni la destruction de la propriété, ni une rénovation totale de la société. Même la suppression des droits féodaux et la confiscation des biens du clergé n’eurent point cette prétention : c’était en vue de l’affranchissement de la libre propriété individuelle qu’on supprimait les premiers ; c’était avec la seule volonté d’aider l’État et inaugurer-un nouveau système de rapports avec l’Église, que l’on confisquait les seconds.

Cependant la thèse de l’origine purement humaine de la propriété dominait alors sans conteste. Turgot lui-même l’avait acceptée, se séparant sur ce point là des physiocrates[1526]. Mirabeau n’en professa point d’autre dans le discours qu’il avait composé sur l’égalité des successions, et que Talleyrand lut à sa place le 2 avril 1791, le lendemain de la mort du tribun. Mirabeau y avait affirmé que « le droit de propriété est une création sociale » et que « les lois ne protègent pas, ne maintiennent pas seulement la ? propriété, mais qu’elles la font naître en quelque sorte. » Dangereuse théorie que Montesquieu pouvait bien avoir professée, mais que Rousseau n’aurait certainement point, démentie. La jouissance privée des biens, l’inégalité des patrimoines, l’hérédité et le testament, tout cela n’aurait. plus de bases dans le droit naturel ; tout cela ne serait plus qu’affaire d’utilité sociale et d’opportunité ; et tout cela, issu d’une certaine convention entre les hommes, pourrait être renversé par une convention contraire.

D’autre part, on ne saurait nier non plus que le spectacle du brusque ébranlement de la société tout entière ait allumé des convoitises, fâcheusement encouragées d’ailleurs par les théoriciens politiques. « Quel serait — demandait Leroy de Barincourt en 1789 — quel serait le vœu positif de la nation réellement assemblée, ou au moins de la grande majorité ? Ce serait qu’on réunît en masse toutes les propriétés et qu’on en fît un partage égal, ou que la communauté naturelle des dons du Créateur fût rétablie[1527]. »

Vinrent ensuite les déceptions.

La Révolution, à ce qu’on avait cru, devait apporter le bonheur avec elle : le.peuple, au contraire, se débattait au milieu de souffrances qu’il n’avait pas connues encore et dont la cause était précisément la Révolution elle-même,, avec le désordre, les inquiétudes et les violences qui en étaient le cortège. Les aspirations vers un état social plus parfait ne manquèrent pas. Bien plus, quand les Girondins accusèrent les Montagnards de tendre à la loi agraire, ce reproche, s’il était injuste dans le fond à l’égard, non pas certes de tous les Montagnards, mais au moins de la plupart d’entre eux, n’en était pas moins légitimé par les mesures violentes que la Convention édictait sous couleur de défense nationale et de nécessités de circonstances, et qui constituaient très réellement des actes de guerre contre les riches et des atteintes innombrables au droit strict de la propriété individuelle.

Robespierre, en particulier, flatta les convoitises et propagea les sophismes.

Déjà en juin 1792, quand il voulait défendre les Jacobins contre les modérés, qui les accusaient de tendre à la loi agraire et au communisme, Robespierre professait dans le quatrième numéro du Défenseur de la Constitution « l’obligation de la société d’assurer à ses membres le nécessaire et la subsistance par le travail ». Plus tard, dans son projet de « Déclaration des droits de l’homme », proposé le 23 avril 1793 au club des Jacobins, il réduisait la propriété à n’être qu’un droit précaire de possession, en la définissant « le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi » ; il posait en principe le droit au travail et à l’assistance ; il exonérait de toute contribution aux dépenses publiques « les citoyens dont le revenu n’excède pas ce qui est nécessaire à leur subsistance » et déclarait que « les autres doivent supporter ces dépenses progressivement selon l’étendue de leur fortune ». Saint-Just voulait aller plus vite et soutenait plus franchement qu’il « faut donner des terres à tout le monde…, détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres…, et qu’il faut que tout le monde travaille[1528] ».

Le conventionnel Rabaut-Saint-Etienne ne craignait pas davantage de prôner l’égalité des fortunes. « On ne peut obtenir, disait-il, cette égalité par la force : il faut donc tâcher de l’obtenir des lois et les charger de deux choses : 1° de faire le partage le plus égal des fortunes ; 2° de créer des lois pour le maintenir et pour prévenir les inégalités futures… Le législateur peut encore établir des lois précises sur le maximum de fortune qu’un homme peut posséder et au-delà duquel la société prend sa place et jouit de son droit[1529]. »

« Les idées socialistes sous la Révolution française, conclut M. Lichtenberger, sont en quelque sorte un produit spontané des événements, qui peu à peu suggérèrent aux esprits les plus hardis et leur montrèrent comme réalisables les idées qu’avaient déjà indiquées quelques philosophes spéculatifs. Mais elles ne furent en aucune manière le terme naturel d’une espèce de grand courant socialiste, qui aurait traversé tout le siècle pour s’épanouir sous la Révolution : l’absence presque complète de ces idées dans les cahiers de 1789 est la preuve la plus évidente de cette affirmation[1530]. »

Toutefois ces idées n’en avaient pas moins existé, et « quand la réaction qui suivit le 9 thermidor aboutit à la proclamation de la constitution de l’an III, regardée comme aristocratique et antijacobine, elles s’exaspérèrent chez les meneurs du parti babouviste[1531]. » Nous touchons ici à la conjuration des Égaux, qui tenta de faire passer le Code de la nature de Morelly, du domaine des rêveries et des livres, dans celui de l’histoire et des faits[1532].

Au commencement du Directoire, d’anciens Jacobins s’étaient ligués sous le nom de « groupe des Égaux », pour réaliser le programme égalitaire et communiste. Les principaux étaient François Babeuf (qui se fit appeler Gracchus) ; le Toscan Buonarotti — parent sans doute de Michel-Ange — qui écrivit plus tard l’histoire de la conjuration[1533] et ne fut jamais désabusé ; Antonelle, qui avait un moment polémiqué contre Babeuf, pour soutenir les Lois de Platon contre sa République ; et Silvain Maréchal, l’auteur du Dictionnaire des athées. Malgré la constitution de l’an III, qui avait dissous et interdit les clubs, les Égaux fondèrent la « Société du Panthéon ». Quand le général Bonaparte eut fait mettre les scellés sur la salle où se tenaient les réunions, les Égaux formèrent une conjuration pour renverser le gouvernement et implanter le communisme. Ils comptaient sur 17.000 hommes habitués, aux armes, mais ils furent dénoncés avant d’avoir agi, et arrêtes au commencement de 1797. La Haute-Cour siégeant à Vendôme condamna Babeuf et Darthé à mort, cinq autres conjurés à la déportation.

Silvain Maréchal avait rédigé un « Manifeste des Égaux », dont une partie était empruntée de Rousseau et dont une autre, distinguant la révolution politique, que 1789 et 1792 avaient faite, d’avec là révolution économique, qui restait à faire, se retrouve de nos jours, aux termes près, sur les lèvres des socialistes contemporains de toutes les nuances[1534]. Ce manifeste renferme, contre la propriété individuelle, tous les arguments de Platon, de Morus, de Morelly et de Mably, avec un programme d’organisation qui se rapproche surtout de l’Utopie.

La France avait échappé à un réel danger. Mais il est permis de voir quelque chose de providentiel dans les inconséquences des Conventionnels, qui, s’inspirant partout ailleurs de Rousseau, s’en écartèrent cependant, sauf les babouvistes, sur la question de la propriété.

Après tant de ruines que la Révolution avait faites, il restait dans nos lois au moins un de nos vieux principes sociaux : celui-là n’en avait été jamais rayé, et c’était autour de lui que l’édifice du Code civil allait être élevé. Les législateurs du Consulat eurent le sentiment de la force que ce principe possédait et qu’il ne puisait pas cependant dans un pacte facultatif. Ils le proclamèrent en toute franchise. « Le principe du droit de propriété est en nous, disait Tronchet au Corps législatif en 1803 : il n’est point le résultat d’une convention humaine ou d’une loi positive. Il est dans la constitution même de-notre être et dans les différentes relations avec les objets qui nous entourent. » C’était, comme le dit justement Lichtenberger, « rompre avec la tradition de la plupart des philosophes du XVIIIe siècle et reprendre la théorie des physiocrates et d’Adam Smith[1535] ».

— En Angleterre, pour cette période de la fin du XVIIIe siècle, c’était Godwin (1756-1836) qui avait le mieux représenté les aspirations socialistes, et non sans leur donner un aspect scientifique[1536]. Pour lui, les biens peuvent être attribués selon trois principes différents : 1° à celui qui en retirera le plus de jouissance, c’est-à-dire qui en a besoin au degré le plus impérieux ; 2° à celui qui les a obtenus par son travail ; 3° à celui que le régime légal établi a investi de la faculté d’en disposer, quoique produits par le travail des autres. Il s’agit de supprimer ce dernier procédé, puisque le droit patrimonial l’a mis partout en vigueur. Godwin cependant, pour faire disparaître l’injustice des revenus sans travail, ne concluait pas au communisme : il aurait suffi que, sans coercition de l’État et même avec dissolution des gouvernements et maintien d’une simple administration paroissiale, les riches fussent prêts à toujours abandonner cette quotité de leurs biens qu’il serait nécessaire de céder pour niveler l’intensité, des besoins entre eux et les pauvres. Au reste, chimérique et même anarchiste en cela, Godwin n’était pas moins chimérique quand il croyait que la population agricole peut nourrir une production industrielle vingt fois plus nombreuse, sans qu’elle-même s’interdise à temps perdu les travaux industriels susceptibles d’être effectués à la maison. La conclusion, c’est qu’un travail uniforme et moyen d’une heure par jour aurait suffi pour faire vivre la société. On sait que le Principe de population de Malthus est sorti de la réfutation de Godwin.




CHAPITRE III

LE SOCIALISME UTOPIQUE AU XIXe siècle

Après les violentes secousses de là fin du XVIIIe siècle, le socialisme renonce aux programmes révolutionnaires pour exercer l’attraction d’un mysticisme nouveau. « Chassée de l’ordre politique, dit Sudre, l’utopie se réfugie dans la religion et la science ; elle prend des allures pacifiques, des formes pastorales et innocentes[1537]. » Puis, ce qui complète l’originalité de ce mouvement, c’est la foi absolue et désintéressée des novateurs ; c’est leur esprit persuasif de prosélytisme ; c’est surtout le rêve des réalisations volontaires, qui, toujours écroulées, sont toujours reprises avec les mêmes illusions. Voilà un spectacle que nous ne retrouverons jamais plus.

Deux hommes issus de deux mondes bien différents, Saint-Simon et Fourier, ouvrent en même temps cette route nouvelle, où ils ne manqueront ni de rivaux, ni de disciples pendant toute la première moitié du XIXe siècle.

Quoique la petite Église saint-simonienne intéresse l’histoire des erreurs de la philosophie et des crises de la morale plus qu’elle ne peut intéresser celle des doctrines économiques, nous lui devons cependant une large place, si nous voulons suivre les origines et les phases du socialisme français. Ce sont, en effet, les saint-simoniens qui ont relevé les premiers le drapeau tombé du socialisme ; on peut trouver dans leurs écrits un bon nombre des idées révolutionnaires d’où la crise de 1848 est sortie ; et ils ont commencé les premiers à en semer les germes dans les masses.

Seulement le comte Claude-Henri de Saint-Simon — « le dernier des gentilshommes et le premier des socialistes », comme a dit Michelet — ne se douta jamais de son vivant du rôle de Messie qu’on devait lui faire jouer après sa mort[1538].

Petit-neveu du duc de Saint-Simon l’auteur des Mémoires, et descendant prétendu de Charlemagne par les comtes de Vermandois, Saint-Simon était né à Paris en 1760. Capitaine dans la guerre de l’Indépendance, où il suivit Lafayette, puis colonel à vingt-deux ans, il se mit pendant la Révolution à spéculer sur les biens nationaux, avec un nommé de Rédern, qui lui laissa 150.000 francs de bénéfice et que Saint-Simon ne cessa pas d’accuser de s’être fait la part du lion. Saint-Simon — marié sous le Directoire avec Sophie de Goury-Chamgrand, veuve de Jules de Rohan, dont il divorce en 1801 — gaspille cette fortune en voyageant un peu partout ; et c’est dans ces voyages qu’il élabore dans son cerveau son plan d’une, réorganisation intellectuelle qui aurait ramené à une théorie commune toutes les sciences religieuses, morales, politiques et naturelles.

Il débute comme écrivain par sa Lettre d’un habitant de Genève à ses contemporains[1539]. C’est sa première esquisse de réforme sociale. Saint-Simon y développe cette idée dominante, que la direction de la société doit appartenir aux plus capables, et il propose de partager la société en trois classes : 1° les savants et les artistes ; 2° les propriétaires ; 3° les non-propriétaires. Ensuite l’Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle[1540], réponse à un programme d’études que Napoléon venait d’envoyer à l’Institut, expose et cherche à démontrer la loi de la perfectibilité indéfinie du genre humain, que Turgot et Condorcet avaient cru déjà trouver. Cette idée du progrès de l’espèce humaine va demeurer le premier article du credo saint-simonien, et elle survivra longtemps au prestige du saint-simonisme.

Tantôt copiste au mont de piété et tantôt nourri par un vieux serviteur de sa famille nommé Diard, Saint-Simon lutta presque toute sa vie contre la misère, n’ayant pas souvent de quoi se faire imprimer. De guerre lasse, il se tira une fois un coup de pistolet à la tête ; mais il en fut quitte pour se crever un œil. Il se releva cependant un peu, quand il eut trouvé des disciples. En 1817-1818, en collaboration avec Augustin Thierry, un des futurs rénovateurs des études historiques, il donne les quatre volumes de l’Industrie ou discussions politiques, morales et philosophiques. Dès lors les publications de vulgarisation et de propagande se succèdent rapidement. Toutes tendent au même but : l’abolition du régime militaire et féodal, et l’avènement du régime industriel, dont le progrès donne la mesure du progrès général de l’humanité. Là, le sort du travailleur est étudié à toutes les époques de transformation sociale : tour à tour esclave, serf, homme libre, le travailleur vient enfin de réaliser un dernier progrès par l’avènement de l’ère industrielle ; et la substitution du travail sociétaire au travail salarié sera le terme suprême de cette ascension.

Saint-Simon mourut en 1825, après avoir légué à Olinde-Rodrigues tous ses papiers, parmi lesquels se trouvait un manuscrit intitulé le nouveau christianisme. Saint-Simon y accusait toutes les Églises chrétiennes, quelles qu’elles fussent, d’avoir dénaturé les traditions du christianisme primitif et d’avoir renoncé à améliorer le sort des classes pauvres par l’instruction et l’industrie. Mais il n’avait ni évangile, ni credo : il voulait bien une religion, seulement il lui fallait que celle-ci fût mobile avec le progrès, morale et non dogmatique, faite surtout de fraternité humaine et de souci des intérêts matériels, « dirigeant toutes les forces sociales vers l’amélioration morale et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». À cet égard, il n’est pas bien démontré pour nous que notre néo-christianisme contemporain, quelque effort qu’il fasse pour s’en défendre, n’ait pas une lointaine parenté avec le « nouveau christianisme » de Saint-Simon.

Passablement incohérent dans ses idées et profondément immoral, à ce qu’il semble, dans certaines phases de sa vie, Saint-Simon avait groupé cependant autour de lui une véritable élite d’esprits distingués, dont beaucoup sortaient de l’École polytechnique. Citons Augustin Thierry, Armand Carrel, Auguste Comte (qui s’en sépara en 1824), Buchez, qui fut président de la Constituante en 1848, Enfantin, Bazard, Talabot, Gustave d’Eichtal, le juif Olinde Rodrigues, l’économiste Michel Chevalier, Hippolyte Carnot, père du futur président de la République, Pierre Leroux, Jean Reynaud, le juif Émile Pereire, etc., etc., tous hommes qui se firent ensuite un nom à des titres divers, mais dont plusieurs n’entrèrent dans, la secte qu’après la mort de Saint-Simon et sous la direction d’Enfantin.

Saint-Simon n’était pas lui-même un socialiste. Il s’était contenté d’introduire, avant Auguste Comte, l’idée d’une philosophie positive basée sur le principe d’une science universelle de coordination et sur le progrès indéfini de l’industrie, le tout couronné par un vaste cadre de hiérarchie sociale, à la fois industrielle et religieuse. Mais après sa mort les doctrines saint-simoniennes se propagèrent en se précisant et en se complétant dans le sens socialiste. Ses disciples eurent un organe dans le Producteur[1541], dont les principaux rédacteurs furent Olinde Rodrigues, Bazard, Enfantin, Buchez et Armand Garrel ; puis ils ouvrirent en 1828, dans la rue Taranne, des conférences, qui furent publiées en 1832 sous le titre Exposition de la doctrine saint-simonienne. Quelle est cette doctrine ?

C’est que nous devons à la science, et pareillement à l’industrie, une admiration sans réserve. Malheureusement la science manque d’unité : il faudrait qu’un pouvoir social la centralisât et pour ainsi dire la canalisât, en même temps que l’industrie, laquelle procède de la science.

La cause de l’émiettement scientifique et industriel, c’est que nous avons passé d’une période organique (Comte aurait dit spontanée) à une période critique (Comte aurait dit réfléchie). Une époque organique est celle où tous les éléments sociaux sont intimement unis entre eux et concourent au même but, avec régularité et ensemble, comme il en fut pour l’antiquité grecque avant Socrate et pour tout le moyen âge ; les époques critiques sont celles où chacune des parties du corps social s’isole des autres et prétend avoir sa vie propre et indépendante, si bien qu’il y a dans la société autant, de buts particuliers qu’il y a d’individus qui la composent. C’est le cas du monde païen après Socrate et de l’histoire moderne depuis la Réforme jusqu’à nos jours. Les époques organiques sont marquées par la fraternité et la sociabilité ; les époques critiques, par l’égoïsme et l’individualisme. Le saint-simonisme conclut à la nécessité d’un retour à un régime organique. Pour cela, on sacrifiera la liberté à l’unité. Ainsi le veut la loi du progrès : dorénavant une association universelle, une véritable Église embrassera toutes les manifestations de la nature humaine — science, industrie et sentiments — pour les toutes également sanctifier.

À cette formule sociale du maître, formule encore un peu vague, les disciples ajoutèrent tout un plan d’organisation communiste. Selon eux, le phénomène qu’ils appelaient « l’exploitation de l’homme par l’homme » — néologisme qui a fait fortune — a pour cause l’institution de l’héritage, en vertu de laquelle les uns naissent propriétaires et les autres prolétaires. Il faut donc que tous les biens, au décès de leurs maîtres, reviennent à l’État, pour que celui-ci, après avoir classé les individus suivant leurs capacités, les rétribue ensuite suivant leurs œuvres. Ce sera ainsi, non pas l’égalité à la façon de Rousseau, mais la hiérarchie. Les biens-fonds n’auront que des possesseurs viagers. De la sorte on aura supprimé le scandale du riche oisif, en même temps que l’on aura assuré l’accroissement de tous les produits par cette exploitation plus féconde et mieux entendue des richesses naturelles. «  Nous voulons, disait le Globe du 9 février 1830, un ordre social complètement basé sur ce principe ; « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ». Nous voulons, ceci est clair, la suppression graduelle de tous les tributs que le travail paye à l’oisiveté sous les noms divers de fermage des terres, loyer des usines et des capitaux. » Finalement la théorie unitaire et communiste s’affirme sans ambages[1542]. La totalité des produits annuels de l’industrie sera l’actif du budget de l’État : pour les répartir, l’État sera une vaste banque générale, unitaire et directrice, qui les distribuera entre, les banques secondaires adaptées aux divers besoins.

Pour les saint-simoniens, comme pour les socialistes cathédrants, c’est l’État qui est le moteur du progrès et de la vie sociale. C’est en effet à l’État que doivent appartenir « la détermination du but de l’activité des sociétés et des efforts nécessaires pour l’atteindre ; la direction à donner à ces efforts, soit dans leur division, soit dans leur combinaison ; le règlement de tous les actes collectifs et individuels ; celui enfin de toutes les relations des hommes entre eux, depuis les plus générales jusqu’aux plus

. particulières. Bien loin donc d’admettre que l’on doive se proposer de réduire toujours de plus en plus l’action directrice dans le sein des sociétés, nous pensons, disaient-ils, qu’elle doit s’étendre à tout et qu’elle doit être toujours présente : car pour nous toute société véritable est une hiérarchie[1543]. »

Enfin, au sommet de cette hiérarchie, ils plaçaient le « hiérarque » ou pape industriel.

En religion et en morale, le saint-simonisme était une sorte d’épicurisme sentimental, dans lequel les appétits sensuels étaient mis sur la même ligne que les aspirations les plus pures de l’esprit. C’était la théorie de la « réhabilitation de la chair » ; et un des griefs des saint-simoniens contre le christianisme, dont ils ne niaient pas cependant d’heureux résultats au point de vue social, était précisément que le christianisme avait déprimé la matière en exaltant l’esprit, par son éloge de la virginité, de la pauvreté volontaire et par sa doctrine de la mortification des sens. Ailleurs le saint-simonisme prétendait au moins à compléter le christianisme. Ce dernier avait émancipé d’homme : mais c’était au saint-simonisme qu’il avait été réservé d’émanciper et de réhabiliter la femme, de produire vraiment la « femme libre » et d’établir entre l’un et l’autre sexes une égalité qu’il ne suffisait plus de faire régner séparément entre les individus de chacun des deux. Ainsi le féminisme, que nous retrouverons parmi les formules familières au socialisme, s’il ne remonte pas jusqu’à Saint-Simon lui-même (qui n’a jamais abordé ce sujet), remonte sans conteste à ses premiers disciples[1544].

Le 31 décembre 1829, l’Église saint-simonienne fut fondée, avec Bazard et Enfantin pour chefs. En province, des Églises détachées se créèrent à Toulouse, Montpellier, Dijon, Lyon et Metz. Enfantin leur écrivait des épîtres morales derrière lesquelles il ne désespérait pas de faire oublier saint Paul. À Paris les chefs se faisaient appeler « pères » par leurs ouailles. La propagande auprès du beau sexe était fort active. À Lyon, Pierre Leroux et Jean Reynaud (qui devaient fonder plus tard le semi-saint-simonisme), prêchaient devant des assemblées où les auditeurs se comptaient, par milliers. La famille saint-simonienne était alors installée rue Monsigny, avec le Globe pour organe.

Par malheur, la nouvelle Église rencontra la « question des femmes » et se brisa sur cet écueil. On était bien d’accord sur la disparition du mariage, honteuse « exploitation de la femme par l’homme » ; mais Enfantin poussa la logique jusqu’à une demi-promiscuité, que Bazard, vaincu, n’accepta point[1545]. C’est être beaucoup trop indulgent, que de dire avec M. Isambert : « La doctrine d’Enfantin sur la réhabilitation de la chair sur la liberté des attractions sexuelles, inoffensive quand elle est présentée à des intellectuels comme l’étaient les pères saint-simoniens, pourrait offrir de grands dangers si elle se répandait dans le peuple[1546]. » La vérité, c’est que la morale est une pour toutes les classes sociales, comme est une aussi la vérité.

Enfantin, resté seul et abandonné même par Olinde Rodrigues, qui avait été le premier disciple de Saint-Simon, fonda alors la communauté saint-simonienne de Ménilmontant, dont la description humoristique n’est pas une des pages les moins suggestives de Jérôme Paturot. Le gendarme, hélas ! y pénétrait presque en même temps que la misère, et Enfantin poursuivi fut condamné par la cour d’assises, avec Rodrigues, Michel Chevalier et quelques autres, le 27 avril 1832. Quelques-uns partirent ensuite pour Lyon, où il3 fondèrent l’association des « Compagnons de la femme », toujours hantés par l’idée de la « Femme Messie[1547] ».

Ainsi finit l’aventure[1548].

Mais, disparu, le saint-simonisme intéresse toujours l’économie politique par le principe de la préoccupation collective que doivent inspirer les intérêts matériels ; par l’essor qu’il a contribué à donner aux grandes tentatives de l’industrie ; enfin, par sa théorie entièrement nouvelle de l’État initiateur et moteur du progrès. Tout cela, sans tenir compte du caractère nettement socialiste que l’utopie revêtit après la mort du maître. Aussi ne faut-il pas s’étonner de la part que Stuart Mill a faite plus tard au saint-simonisme dans ses Principes d’économie politique[1549]. Le saint-simonisme a donc eu une très réelle influence sur l’élaboration des doctrines de socialisme d’État.

On comprend plus difficilement que Fourier ait été pris au sérieux. Il l’a été cependant ; on cherche même actuellement à le réhabiliter, et M. Charles Gide professe une véritable admiration pour lui. Au demeurant, Fourier n’est qu’un fou, mais un fou d’imagination, dirons-nous, et non pas même un « fou de génie ».

Charles Fourier (1772-1837), né à Besançon, fut toute sa vie employé de commerce ou courtier, à Lyon notamment. Il débuta en 1808 par sa Théorie des quatre mouvements[1550], où tout son système se trouvait déjà en germe[1551].

Fourier distinguait dans la nature quatre mouvements, qui sont le mouvement social, le mouvement animal, le mouvement organique et le mouvement matériel. Plus tard, il les réunit en une classe, celle des mouvements cardinaux, et il inventa une autre classe de mouvement ; dit mouvement pivotal, laquelle ne renferma qu’un seul mouvement, le mouvement aromal, qui correspondait au magnétisme, à l’électricité, etc.

Dans l’ordre moral et social, le but de l’homme est le bonheur, et le bonheur lui-même consiste à avoir beaucoup de passions et à les satisfaire. On peut y arriver si on les connaît. Ici, nouvelle analyse des passions. Fourier en compte douze : cinq appétits des sens, c’est-à-dire le goût, le tact, la vue, l’ouïe et l’odorat ; quatre passions affectueuses, c’est-à-dire l’amitié, l’ambition (qui tend à l’esprit corporatif), l’amour et le familisme (ou sentiment de paternité) ; enfin, trois passions distributives ou mécanisantes, c’est-à-dire la cabaliste (ou esprit d’intrigue), la papillonne (ou esprit de changement) et la composite, fougue aveugle qui consiste dans l’entraînement de l’âme et des sens[1552].

Eh bien, pourquoi l’homme n’est-il pas heureux en ce monde, tandis que les animaux, les plantes et tous les éléments accomplissent leur destinée sans secousses et sans désordre, au sein d’un concert harmonieux ? C’est qu’eux du moins obéissent à la loi de l’attraction, alors que chez les hommes, au contraire, législateur, prêtres et philosophes se sont opposés à l’envi au règne salutaire de cette loi. Il faut que l’humanité soit régie par la mécanique passionnelle. Il en sera ainsi dans la période de l'harmonie, et l’humanité y parviendra lorsque, après avoir traversé les périodes déjà franchies de l’édénisme, de la sauvagerie, du patriarcat, de la barbarie et de la civilisation, elle aura achevé de parcourir celle du garantisme, dans laquelle elle commence d’entrer. Quant à l’idée de devoir, nulle part on ne la rencontre : car « l’éthique de Fourier se réduit à la satisfaction des impulsions, sans aucune direction intérieure de la raison[1553]. »

Mieux connues dorénavant, les passions peuvent être satisfaites en équilibre, si l’on se met à vivre en phalanstères, de 1600 à 1800 membres environ[1554]. Ces phalanstères comprendront une proportion bien réglée d’hommes, de femmes et d’enfants, qui y seront répartis et organisés par groupes et par séries, avec vie commune et rotation continuelle des travaux. Ce sera le monde harmonien. On y mangera le triple de ce que l’on mange actuellement, mais la production en commun aura augmenté les ressources dans une mesure encore plus large. Il ne semble pas, d’autre part, que la propriété soit tout à fait supprimée, puisque Fourier propose encore de donner quatre douzièmes du produit au capital — ce qui suppose des capitalistes et ce qui suppose même pour ceux-ci (qui seront travailleurs en même temps que capitalistes) une portion supérieure à celle qu’ils touchent maintenant. — Mais la propriété sera devenue la propriété « actionnaire », chaque sociétaire ayant la faculté de se faire inscrire dans plusieurs séries, pour y travailler d’une manière variée, mais continue. Cinq autres douzièmes iront au travail ; trois, au talent. Travail, capital et talent, voilà, en effet, les trois facteurs.

Mais la famille sera abolie, quoique ce ne doive être qu’après des modifications graduelles.

Peu à peu, donc, le mariage sera phanérogame et il cédera bientôt la place à la polygamie et à la polyandrie, qui régneront enfin dans la période de « garantisme ». Alors un homme pourra avoir une « favorite », qui ne lui aura pas donné d’enfant ; une « génitrice », qui lui en aura donné un ; enfin une épouse qui lui en aura donné au moins deux. Réciproquement une femme pourra avoir un favori, un géniteur et un époux. Inutile d’ajouter que les enfants seront élevés en commun par le phalanstère, puisque la famille aura été détruite..

Sauf la théorie de l’équilibre harmonien des passions, Fourier a reproduit ses devanciers : il a pris à Morus et à Campanella la production en commun, à Morelly la réhabilitation des passions, à Mably la théorie du travail attrayant. Mais, à l’inverse de Saint-Simon, Fourier condamne toute hiérarchie, pour laisser ses phalanstères sans direction intérieure et sans autorité, ce qui est purement anarchique[1555].

Fourier a-t-il vraiment apporté quelque chose à l’économie politique ? On l’a dit ; et l’on a cité de lui ses observations sur les avantages de l’association agricole et domestique. Soit : nous lui concédons sans peine qu’un char attelé doive apporter à la ville plus de lait que ne pourraient en donner cent laitières venant à pied, ou bien qu’une cuisine unique par village, tenue par une dizaine de femmes, puisse remplacer avantageusement trois cents foyers. Mais tout cela n’est pas bien nouveau[1556]. C’était au XVe siècle la combinaison des Frères Moraves ; jusqu’au siècle dernier c’était encore, et notamment en Auvergne, l’exemple donné par des communautés villageoises ; enfin les congrégations religieuses, qui entretiennent des centaines d’orphelins ou de vieillards avec d’insignifiantes ressources, sont puissamment aidées dans leurs œuvres, par de semblables économies d’efforts. Parler ici d’invention n’est donc que naïveté ou parti pris.

D’autre part, si Fourier maintient et même s’il tend à accroître la division du travail, il en paralyse au contraire la productivité par le roulement alternatif et indéfini des travailleurs.

Fourier est-il socialiste ? Il ne saurait y avoir de doutes pour nous, avec ce rêve de vie commune, cette neutralisation de la propriété individuelle et cette destruction de la famille. Cela seul, du reste, lui a valu des adhérents. Mais il eut peine à en trouver, et en fait de disciples il n’y a guère à citer que Considérant, Just Muiron et Pecqueur (qui écrivit dans le Phalanstère). Les fonds vinrent difficilement aussi pour l’essai d’un phalanstère, à Condé-sur-Vesgres d’abord, puis à Citeaux, et enfin en Algérie à l’Union du Sig. Tous trois périrent dans une anarchie immédiate[1557]. Proudhon lui-même n’hésita pas à appeler le système phalanstérien « le dernier rêve de la crapule en délire[1558] ». Comment se fait-il donc que Stuart Mill ait goûté Fourier et qu’il tienne le fouriérisme pour réalisable[1559] ? Comment se fait-il aussi que l’on ait osé de nos jours tenter une réhabilitation de cet homme, fût-ce même en jetant un voile discret sur les folies de sa « mécanique passionnelle », sur les lubricités de sa loi d’attraction et les impudeurs de son mariage phanérogame, polygamique et polyandrique ?

Dans ce temps là, on crut un moment que le socialisme utopique allait s’implanter et que le prestige des premiers résultats effectivement obtenus allait lui gagner toutes les faveurs. C’était avec Robert Owen (1771-1858)[1560]. Owen a cela, en effet, d’unique dans l’histoire du socialisme, qu’il agit et réussit avant de dogmatiser, qu’il eut des millions à consacrer à ses expériences et que les plus hauts personnages n’hésitèrent pas à le fréquenter et à le consulter. Le terme « owenisme » précéda même, avec signification toute pareille, le mot « socialisme ».

D’abord employé de commerce à Londres, puis manufacturier à Manchester, Robert Owen avait reçu de son beau-père, David Dale, une filature de coton qui était située près de Lanark, sur les bords de la Clyde, et qui, tombée au point de vue moral et industriel tout ensemble, était devenue un foyer de désordre et d’immoralité. Robert Owen la remonta et y gagna plusieurs millions, qu’il laissa philanthropiquement dans l’affaire. Sans faire aucun appel au sentiment religieux, ni recourir à aucun moyen de contrainte, par le seul prestige qu’il acquit en améliorant des conditions de travail qui jusque là avaient été là-bas d’une inhumanité révoltante, Il parvint à y triompher de la débauche et de l’ivrognerie. Ce succès le grisa, et Owen devint un homme à système. Quel était le sien ? Il ne l’exposa jamais d’une manière bien complète, ni dans ses Outlines of the rational System — qui sont cependant l’expression la plus précise et la plus résumée de ses vues — ni dans sa New view of society, or essays on the formation of human character (1812)[1561].

En voici cependant les grands traits.

L’irresponsabilité humaine est posée comme un dogme absolu ; donc, ni blâme, ni louange[1562]. L’éducation subira une réforme complète : elle sera dirigée de manière à ne faire éclore que des sentiments vrais et libres dans leur émission ; elle sera uniforme pour tous, et la propriété individuelle n’y sera jamais nommée. Les biens seront communs et les droits égaux. On n’admettra aucune supériorité, pas même celle de l’intelligence ; aucune hiérarchie, sinon celle de l’âge, qui déterminera à elle seule, celle des fonctions. L’union sera libre : les couples se feront et se déferont, à volonté, et le sentiment communautaire remplacera le sentiment familial. La population sera, répartie par groupes de 2.000 à 3.000 âmes, précaution, prise contre les abus des concentrations industrielles, que le machinisme provoque très facilement. Puis, entre ces groupes, les produits s’échangeront directement, sans commerce et sans monnaie.

Owen — comme Saint-Simon et Fourier, et par conséquent à la différence de Gabet, auquel nous allons arriver — Owen a donc toute une philosophie sur laquelle repose son économique socialiste. Pour lui, avec l’exclusion complète de la religion et de tous les mobiles religieux, c’est le déterminisme pur ; c’est la croyance au pouvoir illimité de l’éducation ; c’est le despotisme légal au sens physiocratique et jacobin du mot. Pour lui, « la réforme sociale peut se définir la création artificielle d’un milieu extérieur qui détermine l’homme à la vertu et au bonheur », et ainsi « chez Owen la croyance à la toute-puissance de la vérité sur l’esprit humain se concilie avec le fétichisme de l’État[1563]. »

Or, ce « système de société et de religion rationnelles » comme disaient Owen et ses partisans, a joui quelque temps, d’une haute faveur. Deux frères du roi d’Angleterre prirent publiquement la défense d’Owen et ne dédaignèrent.. pas de présider des réunions dans lesquelles il exposait ses idées et montrait les plans en relief de ses futures sociétés « coopératives », rivales des « phalanstères » de Fourier. Il compta parmi ses protecteurs lord Liverpool et le duc de Wellington. Il fut le correspondant ou l’hôte de plusieurs souverains européens. Bien plus, même après son échec retentissant à New-Harmony et après tous les défis qu’il avait jetés à la religion et à la morale naturelle, il obtint encore, en 1840, une audience particulière de la jeune reine, Victoria.

Mais depuis ses débuts à Lanark, il échoua toujours sur le terrain des expériences. Parti pour l’Amérique en 1824 et accueilli avec tous les honneurs par le gouvernement de Washington, qui alla jusqu’à lui accorder une séance solennelle du Congrès de l’Union et le privilège d’y parler à la tribune, il créa dans l’indiana la colonie de New-Harmony au milieu des circonstances les plus favorables qui se puissent imaginer. D’autres sociétés « coopératives » se fondèrent aussi sur le même modèle. Un moment, en 1827, on compta dans l’Union plus de trente sociétés d’après des vues qui tenaient de près ou de loin au même système. Mais New-Harmony et toutes les autres périrent en quelques mois dans l’anarchie et la promiscuité[1564]. Owen revint d’Amérique, en 1827, ruiné, , quoique non désabusé, et croyant qu’il vaut mieux agir par voie de théorie sur toute-l’humanité que par voie de pratique sur de petits, centres d’expérimentation[1565] ». Cependant les amis qu’il avait eus en Angleterre, n’étaient pas désillusionnés davantage. Grâce à eux, les expériences, furent reprises, d’abord à Orbiston dans le comté de Lanark[1566] puis à Titherley dans le Hampshire. À la fin, Owen est mêlé à l’insuccès du National labour equitable exchange, grande banque coopérative où les créances étaient échangées, non plus contre de la monnaie, mais contre des bons d’heures de travail, avec des magasins coopératifs où ces derniers étaient finalement échangés contre de la marchandise[1567]. L’entreprise échoua ; et Owen ne reparaît plus guère dans l’histoire que pour faire ses offres de services à notre République de 1848, comme il les avait déjà faites — d’ailleurs avec un réel succès d’estime — au Congrès d’Aix-la-Chapelle de 1815.

Le communisme oweniste ou coopératif présente — toute différence faite des bases philosophiques — une grande ressemblance avec le communisme icarien de Cabet.

Dans la forme, la divergence la plus sensible, c’est qu’Owen ne veut que de petites communautés, tandis que Cabet veut organiser le communisme avec de grandes villes ; c’est aussi que le communisme de Cabet laissé subsister le mariage et la famille, tandis que le communisme coopératif enseigne que la famille doit être absorbée dans la communauté[1568].

Étienne Cabet était né à Dijon en 1788. Avocat et membre très actif des sociétés secrètes sous la Restauration, procureur général à Bastia en 1830, révoqué comme démagogue en 1831, puis député de la Côte-d’Or, il finit, à travers plusieurs procès de presse, par être condamné à deux ans de prison en 1834. Il se réfugia alors à Londres, où ses idées, déjà passablement révolutionnaires, reçurent de l’Utopie de Thomas Morus une tout autre direction. Cabet profite de l’amnistie de 1839 pour rentrer à Paris. Il publie, en 1840, une Histoire populaire de la Révolution française de 1789 à 1830 dans un esprit tout à fait jacobin ; puis, aussitôt après, les Voyages et aventures de lord William Carisdall en Icarie (1840) — qui deviennent plus brièvement, en 1842, le Voyage en Icarie. — Ce livre eut un immense succès. Mais il ne le mérite pas par l’intérêt qu’il présente, malgré l’épisode insipide des amours de Valmor pour Dinaïse : car je ne saurais m’empêcher d’avouer qu’il est écrit d’un bout à l’autre dans le genre ennuyeux. En ce genre là, toutefois, il n’est pas loin d’être un vrai chef-d’œuvre.

C’est un voyage utopique à la façon de Morus, de Campanella, de Vairasse et de tous les autres. Le régime de l’Icarie est un pur communisme quant aux biens[1569], avec travail obligatoire et agréable, mais avec maintien du mariage. Pourquoi le travail est-il agréable ? Cabet glisse sur la difficulté.

« Cela se fait pourtant en Icarie », répond-il à l’objection, comme Hythlodée avait répondu : « Que n’avez-vous été en Utopie ! » En Icarie, l’ordre se maintient spontanément, sans divisions intestines, sans rivalités, et, par conséquent, sans que les magistrats, qui sont électifs, aient besoin d’intervenir. L’illogisme qui résulte de la conservation du mariage « chez les Icariens, fut violemment attaqué, notamment par le journal l’Humanitaire : Cabet répondit d’abord qu’on serait toujours à temps de supprimer la famille[1570], ensuite qu’il avait eu peur de la police et des tribunaux.

Les deux originalités du Voyage en Icarie sont : 1° les statistiques annuelles, au moyen desquelles la représentation nationale vote d’avance les quantités à produire dans chaque espèce de denrées[1571] ; 2° l’esquisse de la manière dont le communisme s’est établi en Icarie. Le pays avait eu autrefois la propriété avec tous ses abus. En 1782 une révolution éclata. Le charretier Icar, nommé dictateur, établit une république démocratique qui devait servir de transition pour arriver au communisme, et de lui vint le nom d’Icarie, comme Utopus avait donné le sien à l’Utopie. Pour réaliser l’égalité croissante des biens, pour préparer le nivellement dès fortunes et la communauté des jouissances, on institua l’impôt progressif, le minimum des salaires, le maximum du prix des marchandises, et l’on abolit tous les impôts sur le travail et les objets de nécessité. Icar avait prévu que la transformation demanderait cinquante ans : il n’en fallut que trente[1572].

Cabet avait foi dans son utopie et il essaya de la traduire du livre dans les faits. Au commencement de 1848, une avant-garde de 69 Icariens partit pour le Texas. Lui-même les suivit au mois de décembre avec d’autres naïfs, et 240 Icariens remontèrent ainsi le Mississipi pour aller fonder une colonie à Nauvoo dans l’Illinois. L’enthousiasme soutint momentanément les colons ; puis la discorde se mit dans le groupe, et Cabet, chassé par les siens, revint mourir à Saint-Louis en 1856[1573]. Ceux qui, au nombre de 200, l’avaient suivi dans ce dernier exode, fondèrent près de Saint-Louis la colonie de Cheltenham, qui, au moment de sa dislocation, en 1864, ne comprenait plus que 8 hommes, 7 femmes et quelques enfants. Cependant on vit longtemps dès colonies semblables se fonder, se scinder, émigrer, puis s’éteindre, sur quelques points de la vaste Amérique[1574].

Des essais analogues furent tentés plus récemment en Australie et en Nouvelle-Zélande, avec les village-settlements, et là encore on eut de lamentables échecs, qui répétèrent l’histoire de toutes les Icaries[1575].

Le roman utopique avait-il disparu avec Cabet ? Pas même encore : et le merveilleux succès de Looking backward, de Bellamy, paru en 1887, montre à cet égard l’incorrigibilité radicale de la nature humaine[1576]. Ici d’ailleurs ce n’est qu’affaire d’imagination et de curiosité. On ne se défend pas sans peine de la tentation d’exposer un système social sous le vêtement enchanteur de la fiction : témoin le Télémaque de Fénelon avec sa république de Salente ; témoin encore la description utopique d’Olbie, Olbie ou Essai sur la manière de réformer les mœurs d’une nation, par laquelle J.-B. Say, en 1800, préludait à des œuvres plus sérieuses et moins fantaisistes.

Comme le dit von Kirchenheim, « Owen, Saint-Simon et Fourier servent de transition à la science sociale moderne. On peut encore les considérer comme des utopistes, bien que leurs œuvres ne soient pas enfantées par le rêve. À partir de ce moment là arrivent à leur suite les recherches scientifiques de Louis Blanc et de Marx[1577]. » Le socialisme allait donc prendre une autre forme : dès lors, selon l’expression de Benoît Malon, « la pensée sociale dépouille l’idée nouvelle de son éclatante parure sentimentale et idéaliste, et c’est de l’inspiration allemande qu’elle va relever principalement[1578]. » Cependant, en plein règne de Louis-Philippe, Louis Blanc et Proudhon, qui déjà ne sont plus des rêveurs comme Fourier ou Cabet, ne sont pas davantage encore de lourds et froids métaphysiciens comme il va en pousser en Allemagne.

Eh tout cas, il n’était pas mauvais que l’impuissance des tentatives de reconstruction eût été bien prouvée avec Enfantin, Fourier, Owen et Cabet, avant le jour où les efforts de destruction allaient être les plus redoutables et les mieux ordonnés. À quoi bon démolir, dirons-nous, puisqu’il a été prouvé qu’on ne pourrait pas rebâtir ?



CHAPITRE IV

LE SOCIALISME RÉVOLUTIONNAIRE EN FRANCE AUTOUR DE 1848

De plus près peut-être encore que Fourier et Cabet, Louis Blanc et Proudhon contribuèrent au mouvement socialiste de 1848, l’un en faisant espérer une ère nouvelle avec une nouvelle « organisation du travail », l’autre en démolissant toutes les institutions et tous les principes. Nous les joignons donc ici, quelque différence qu’il y ait dans leurs théories et leurs procédés. Saint-Simon et les autres avaient été surtout des idéalistes et des rêveurs, comptant surtout sur la persuasion de la parole et de l’exemple : avec Louis Blanc et Proudhon nous entrons franchement dans les théoriciens de la révolution.

Louis Blanc, né à Madrid en 1811, fut journaliste à Paris, jusqu’à ce que la Révolution de février fût venue le jeter dans la vie politique. Il est alors membre du gouvernement provisoire de février 1848, président de la fameuse Commission du travail siégeant au Luxembourg[1579], et député à la Constituante. Compromis dans les journées de mai 1848, qu’il a provoquées, il se réfugie à Londres. On le revoit enfin député de la Seine, puis sénateur du même département — depuis 1871 jusqu’à sa mort en 1886[1580].

Il avait ébauché ses idées, dès 1839, dans la Revue du progrès social. Il en compléta l’exposition dans l’Organisation du travail (1839) et dans le Socialisme, droit au travail, réponse à M. Thiers (1849), ce dernier opuscule dirigé contre l’excellent volume De la propriété, par lequel Thiers était venu au secours de la société menacée par la Révolution[1581].

Thiers, après avoir soutenu la thèse que le travail est le vrai fondement de la propriété et après avoir vivement combattu le communisme proprement dit, s’était attaqué, avec une grande perspicacité, à toutes les formules indirectes — association, réciprocité et droit au-travail — à l’aide desquelles les « socialistes », distingués des « communistes », n’admettaient la propriété que pour mieux clamer que « le capital est un tyran, qu’il ne veut pas se donner au travailleur ou bien qu’il ne se donne qu’à des conditions cruelles, de telle sorte que le travailleur ne puisse pas vivre[1582] ». La théorie de l’impôt — impôt proportionnel et non progressif, impôt frappant les revenus de la propriété et les revenus du travail — était également exposée par M. Thiers avec autant de netteté que de bon sens.

Mais voyons quelle était en substance la thèse de Louis Blanc, laquelle ne manquait du reste ni d’originalité, ni de séductions.

Tout homme a le droit de vivre : or, le travail est la condition indispensable sans laquelle les hommes ne peuvent pas vivre. Donc, tout homme a un droit strict, un droit proprement dit, à un travail stable et convenablement rémunéré. En fait toutefois, les uns — c’est-à-dire les capitalistes — possèdent les instruments de travail, terres, usines, etc., sans lesquels le travail est impossible ou infructueux ; et les autres sont réduits à solliciter un emploi de leurs forces sous un régime de concurrence qui les contraint à vendre au rabais leur travail[1583]. Louis Blanc, ennemi de cette concurrence et de tout ce qui paraît diminuer les quantités de main-d’œuvre demandées par les patrons, prend alors parti contre la liberté commerciale, contre la division du travail et contre l’emploi des machines, en rééditant avec une vigueur nouvelle les arguments déjà quelque peu vieillis de Sismondi[1584].

Pour remédier à tous ces maux, il faut empêcher cet accaparement des biens productifs et des instruments de travail. Précédant ou inspirant nos modernes coopératistes[1585], Louis Blanc proclame que « le remède est d’établir des institutions sociales qui tendent à généraliser de plus en plus les instruments du travail ; le moyen, c’est de substituer au régime actuel, fondé sur l’individualisme, un régime fondé sur l’association. Plus de salariés : des associés[1586]. » Et l’individualisme dont il est ici question, désignait précisément l’institution de la propriété individuelle.

En effet, pour transformer ainsi la société et pour assurer l’exercice du droit au travail et à la vie, il faut que l’État, protecteur de tous les droits, exproprie la classe des propriétaires et qu’il approprie à tous — c’est-à-dire qu’il mette à la disposition de tout le monde — les instruments de travail. Seulement cette transformation ne doit être ni instantanée, ni violente : l’État l’opérera progressivement, tout d’abord en rachetant un nombre croissant d’ateliers et d’usines, le tout payable par annuités gagées sur les bénéfices futurs, puis en employant les ateliers déjà rachetés à faire concurrence aux ateliers non encore rachetés, toujours aux frais du Trésor public, de manière à précipiter les rachats à l’amiable par la perspective des faillites imminentes dont les propriétaires et les entrepreneurs récalcitrants seraient menacés.

L’agriculture subirait un régime analogue. Il est même à remarquer que dans l’Organisation du travail la transformation du régime agricole tient beaucoup plus de place que celle du régime industriel. Sans doute, eu égard au temps où Louis Blanc écrivait, il y a là une opportunité de propagande qui explique beaucoup de choses. Louis Blanc, comme s’il était l’héritier des physiocrates, met dans la terre la « source de la vie des peuples » ; puis, pour faire adopter son système d’ateliers agricoles, il professe : 1° que le dépérissement de l’agriculture en France vient des régimes de petite culture et de petite propriété ; 2° qu’il « n’y a de salut pour les campagnes que dans l’adoption du système de la grande culture » ; 3° qu’on y arrivera, non par l’individualisme, mais par l’association et la propriété collective[1587]. Les associations agricoles seraient de cinquante familles, établies sur 500 hectares environ et « logées dans un même bâtiment[1588] ».

Que deviendra donc la famille, dans le système de Louis-Blanc ? Elle sera maintenue, mais sans hérédité. La famille, dit en effet Louis Blanc, est un fait naturel qui, dans quelque hypothèse que ce soit, ne saurait être détruit, tandis que l’hérédité est une convention sociale, que les progrès de la société peuvent faire disparaître[1589].

Dans chaque sphère de travail, il y aurait un atelier central, duquel les autres relèveraient comme ateliers complémentaires. Le prix de revient une fois déterminé, la représentation nationale fixerait, eu égard à la situation du monde industriel, un prix de vente qui laisserait un bénéfice, mais dont l’uniformité empêcherait la concurrence entre les divers groupes. Ce serait ce même Parlement qui fixerait aussi les salaires dans les divers ateliers, parce que les inégalités dans les conditions matérielles de la vie ne permettraient pas que ces salaires fussent égaux d’un bout de la France à l’autre. Les travailleurs éliraient par atelier les chefs des travaux, sauf pour la première année, où, ne se connaissant pas encore, ils ne pourraient que laisser cette nomination à l’État, Louis Blanc insiste beaucoup sur la différence que cette pratique de l’élection met entre son système et celui de Saint-Simon, qui faisait l’État réellement omnipotent par sa hiérarchie de fonctionnaires-pontifes[1590]. Les diverses industries seraient ensuite rendues solidaires les unes des autres, grâce à un prélèvement que l’État ferait sur les bénéfices de celles qui auraient été plus prospères et qu’il reverserait sur celles que des causes accidentelles auraient mises en souffrance.

Sur la question des salaires, Louis Blanc, au début, voulait que dans chaque atelier les salaires fussent égaux par tête d’ouvrier, abstraction faite des aptitudes ou des efforts : car il proclamait que « l’inégalité des aptitudes doit aboutir à l’inégalité des devoirs, mais non à l’inégalité des droits », ce qui ne l’empêchait point de conclure que tous les travailleurs, dans son système, auraient été intéressés à produire vite et bien. Plus tard, dans un mémorable discours du 3 avril 1848 aux délégués des corporations ouvrières de Paris, il abandonna avec éclat la formule de l’égalité des salaires pour la remplacer par celle-ci : « Que chacun produise selon son aptitude et ses forces ; que chacun consomme selon ses besoins ». Les salaires redeviendraient donc inégaux, mais ce ne serait plus d’après la production du travailleur, ce serait d’après sa consommation. Actuellement le travailleur est incité à produire : avec la dernière formule de Louis Blanc, il ne serait incité qu’à dilater ses besoins et à consommer, tout en étant désintéressé de produire davantage[1591].

Bref, selon le mot de Lamartine, « l’État propriétaire et industriel serait substitué en tout aux citoyens dépossédés. »

Pour les terres, la dépossession aurait été particulièrement activée par la suppression des successions collatérales, dont le montant aurait été attribué aux communes.

L’Organisation du travail, vieille aujourd’hui de plus de soixante ans, continue à être un des très rares plans quelque peu précis d’une reconstruction de la société selon les idées du socialisme. Les « ateliers nationaux » de Louis Blanc restent donc un idéal que les rêveurs n’ont point encore surpassé. Le livre est d’ailleurs écrit avec beaucoup de chaleur ; on y trouve à chaque ligne l’appareil déclamatoire du tribun. Par contre, l’œuvre est faible au point de vue économique : je n’en veux comme preuve que la prédiction de la ruine certaine et immédiate — déjà commencée même, disait Louis Blanc — où l’industrialisme entraîne l’Angleterre[1592].

Tout non plus n’était pas nouveau dans ce programme. Louis Blanc faisait grand éloge de Morelly et de Mably, et il leur devait bien quelque chose ; il devait surtout beaucoup à Babeuf, bien que l’impopularité qui s’attachait encore aux babouvistes, ne lui eût pas permis de nommer celui-ci. C’était à Babeuf qu’il avait emprunté, entre autres idées, celle de l’honneur considéré comme un mobile suffisant de l’activité économique, une fois anéanti le stimulant de l’intérêt personnel. Bien plus, beaucoup de détails des ateliers nationaux de Louis Blanc sont tirés du « décret économique sur l’organisation de la communauté » de Babeuf[1593], et l’on a pu aller jusqu’à dire que « ses doctrines économiques, ses idées philosophiques, ses détails d’exécution, tout est manifestement emprunté de la secte des Égaux[1594] ». Cette ressemblance s’explique d’autant mieux que Louis Blanc, après 1830, avait été le disciple et l’ami de Buonarrotti.

Quoi qu’il en soit, Louis Blanc est beaucoup trop oublié maintenant, effacé comme il est derrière Karl Marx. Cependant le collectivisme marxiste, s’il devait jamais se réalisera ne pourrait guère faire autre chose qu’appliquer l’Organisation du travail : et à ce titre il y aurait de curieux rapprochements à faire de l’œuvre de Louis Blanc avec la Quintessence du socialisme de Schæffle, c’est-à-dire encore un des très rares ouvrages qui, parus depuis 1848, aient esquissé au moins dans ses grandes lignes l’état possible d’une société socialisée.

Mais les sophismes de Louis Blanc sont trop spécieux pour que nous ne nous arrêtions pas à les discuter[1595].

D’une part, avec sa tendance à déclamer, à généraliser outre mesure et à donner comme universellement exactes des affirmations de fait qu’il ne corrobore d’aucune observation, il a exagéré à dessein les maux du régime économique actuel[1596] ; d’autre part, son système tout entier repose sur une fausse définition et une fausse application du « droit au travail ».

Que tout homme ait le droit de vivre, nul ne le conteste et nous en déduisons très volontiers le droit à l’assistance dans le cas d’extrême misère, droit que J.-B. Say n’avait pas hésité à reconnaître[1597]. Nous en déduisons aussi le droit de produire pour soi-même et pour les siens ; le droit de se constituer, pour soi et pour eux, un fonds de prévoyance en vue de l’avenir (ce qui est le fondement du droit de propriété) ; enfin le droit de n’être pas empêché de travailler, par la coalition des travailleurs concurrents[1598]. Tout cela constitue le « droit du travail », droit qui n’impose aux autres qu’une abstention et qui, vu de ce côté, est purement négatif comme les jurisconsultes le disent de tous les droits réels. Tout cela semble aller à l’encontre de Louis Blanc, plutôt que d’appuyer sa démonstration.

Mais de ce droit du travail faut-il passer au droit au travail ? Faut-il, à cette forme négative, substituer une forme positive ? Faut-il, en un mot, en déduire une créance de l’individu contre la société, pour qu’il se fasse donner du travail par elle ?

Toute la question est là.

Nous répondons négativement, pour un double motif, à savoir : 1o que l’accomplissement de cette mission, si la société s’en chargeait, serait un mal pire que les maux actuels à corriger ; 2o que ni la société, ni l’État ne sont faits pour assumer cette mission.

D’abord et en fait « cette mission de l’État collectiviste se heurte à des impossibilités pratiques ; ou bien, si elle les surmonte, elle entraînerait des maux et des abus incomparablement plus grands que les maux et les abus actuels[1599]. » Dans l’ordre moral et intellectuel ces maux seraient la violation de la dignité et de la liberté personnelles, la compression forcée des initiatives et des aptitudes, enfin, l’abaissement moyen et général du niveau de l’humanité. Dans l’ordre économique on aurait, grâce à la suppression du stimulant de la nécessité individuelle, une productivité moins intense et partant une moindre somme totale de biens, de telle sorte que l’égalité ne serait obtenue que par la communauté dans la misère[1600].

Or, de ce qu’un être physique ou moral est essentiellement impropre à accomplir une mission, on peut déjà conclure que ni la nature, ni la Providence ne la lui ont assignée.

En second lieu et en principe, c’est pour une destinée individuelle que l’individu est créé, destinée individuelle qu’il atteint dans ce monde par l’exercice propre de ses facultés et dans l’autre par la sanction individuelle qui lui est réservée. L’État n’est et ne peut être qu’un des moyens pour aider l’individu à accomplir cette destinée ; et il n’est pas même le moyen unique : ce n’est même aucunement pour le second de ces buts qu’il a été institué. Or, puisque l’individu, en exerçant ses facultés sous sa responsabilité propre et avec la jouissance de sa liberté, peut mieux atteindre sa fin au point de vue économique et dans l’ordre des subsistances à obtenir, il y a là une preuve que l’État et la société, qui ne seraient appelés qu’en qualité de moyens, ne peuvent avoir le droit de s’imposer, ni en cette qualité, ni en aucune autre.

On insiste cependant, et l’on demande « si, dans les cas où par l’effet du régime social la richesse de l’un empêche la richesse de l’autre[1601], le pouvoir social ne peut pas intervenir pour lever cet obstacle (c’est-à-dire pour abolir la propriété) et pour permettre à tous de participer à la richesse et à la prospérité publiques ». En d’autres termes, celui qui naît dans une société déjà riche, au milieu de propriétés déjà constituées, dans un monde où nul espace de terre ne reste plus à prendre, n’a-t’il pas le droit de se faire donner une part de propriété, puisqu’il ne peut plus s’en créer une, comme on l’avait fait avant lui ?

Non, faut-il répondre ; car « un homme, par le fait qu’il naît au sein d’une société civilisée et prospère, n’apporte avec lui, en naissant, aucun droit absolu différent de ceux de l’homme qui naît au sein d’une société pauvre et barbare[1602] ». Or, une société pauvre et barbare, n’ayant rien pour ainsi dire, ne saurait être tenue de donner quoi que ce soit au nouvel arrivé : c’est à lui à se faire ce qu’il aura et à avoir ce qu’il aura fait. En fait, du reste, cet homme qui naît au sein d’une société civilisée et prospère, à la seule condition d’exercer ses facultés individuelles, jouira bien de la communauté des inventions précédentes et de la diminution de l’utilité onéreuse de toutes choses selon la formule de Bastiat[1603]. Donc, à cet homme comme à tous, la société ou l’État ne doit qu’une chose : la protection dans l’exercice juste et raisonnable de ses facultés quelconques, économiques ou autres, lorsque l’individu les emploie pour atteindre ses fins naturelles ou surnaturelles.

Il n’y a pas non plus dans le monde, dirons-nous encore, l’antagonisme fatal que Louis Blanc voulait voir entre le capital et le travail, entre la propriété des uns et la satisfaction des besoins de tous. Louis Blanc méconnaissait, sur ces points là, l’ordre providentiel des sociétés, sur lequel l’économie libérale avait jeté cependant de si vives lumières. Yves Guyot a eu tort, sans doute, de prêcher la morale de la concurrence, en haine des morales « théologiques » et « métaphysiques » ; Bastiat lui-même a décrit l’harmonie des intérêts avec trop d’optimisme et avec des arguments trop exclusivement naturalistes : mais il n’en est pas moins vrai que la thèse générale des économistes classiques est exacte, à la seule condition qu’on fasse intervenir la notion du devoir moral et religieux pour modérer la compétition des intérêts, lorsque celle-ci voudrait s’exercer en dehors de la sphère de la justice et de la charité.

Passons maintenant à Proudhon.

Proudhon, qui employa sa vie à contredire tout le monde à commencer par lui-même, ne présente pas à beaucoup près, la même unité d’opinions que Louis Blanc[1604].

Proudhon (1809-1865) était né à Besançon et fils d’un tonnelier. D’abord typographe, il se fit journaliste et écrivain. Il fut député en 1848, fut condamné à trois ans de prison en 1849 et subit sa peine. Il se réfugia en Belgique à la suite d’une nouvelle condamnation en 1858, puis revint en France à la faveur d’une amnistie.

Son Mémoire sur la propriété, en 1840, contient la phrase célèbre qui prépara sa gloire : « La propriété, c’est le vol[1605] ». Cette phrase, il est vrai, Brissot de Warville l’avait dite avant lui[1606]. Proudhon rééditait dans ce Mémoire tous les arguments communistes de Platon, de Morus et de Mably, mais dans un style éclatant et haché qui donnait à ce pamphlet une fausse apparence de sophistique nouveauté[1607].

Alors, direz-vous, Proudhon était communiste ? Non. L’esprit humain, selon lui, va d’un extrême à un autre, d’une erreur à une autre erreur, sans voir la vérité qui est entre elles. La propriété est la thèse, le communisme est l’antithèse ; entre ces deux formules, l’une positive et l’autre négative, il faut introduire la synthèse. C’est la liberté qui sera là synthèse placée à égale distance de la propriété qui spolie les uns et de la communauté qui les contraindrait. À la propriété il faut seulement substituer la possession individuelle, personnelle en ce sens que le possesseur ne pourra pas donner la chose à bail, et héréditaire pourvu que l’égalité ne soit pas violée entre possesseurs. Tout cela sous l’empire d’une constitution anarchique, caractérisée par la suppression des magistratures.

L’ouvrage De la création de l’ordre dans l’humanité (1844) n’est qu’une suite de blasphèmes contre Dieu et d’insultes contre la raison. Aussi nous tarde-t’il d’arriver à l’œuvre capitale de Proudhon, le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846). Ici Proudhon poursuit son rêve de la synthèse à trouver entre la thèse et l’antithèse entre l’économie politique, qui représente la tradition, et le socialisme, qui représente l’utopie. Il s’évertue à imaginer des contradictions intrinsèques, des antinomies essentielles dans la division du travail, dans les machines, dans la concurrence, dans le crédit, l’impôt, la liberté du commerce, dans la valeur d’usage et la valeur d’échange, toutes choses qui, selon lui, se contredisent, qui fourmillent d’absurdités, et qui effacent ou annulent par un côté les prétendus services économiques qu’elles sont censées rendre par un autre. Proudhon condamne le socialisme en général Louis Blanc et « l’organisation du travail » en particulier ; il condamne la propriété, qu’il appelle la « religion de la force » et qu’il déclare « immorale par essence » ; il condamne surtout le louage, le fermage et l’intérêt, qui découlent de cette propriété.

Alors que reste-t-il ? Eh bien, il reste la « banque d’échange » — encore une synthèse entre là propriété et la communauté ! — Il ne faudra plus de monnaie. Tous les produits iront à une banque qui, en les recevant, délivrera des bons d’échange pour d’autres produits. Ces bons seront comptés d’après un certain tarif, proportionnellement au nombre d’heures que représentera la confection de chaque produit[1608]. Cette dernière, idée nous fait songer d’avance à Karl Marx ; quant à la « banque d’échange », on peut en trouver le germe dans les « magasins coopératifs » de Robert Owen[1609]. Ajoutons que les Contradictions économiques renferment aussi « l’antithéisme » de Proudhon, pour qui l’athéisme était devenu quelque chose de trop incolore et de trop banal. Nier Dieu ne suffisait pas, il fallait le haïr : Jaurès aussi en est là, de nos jours.

Proudhon data de la Conciergerie, en 1851, son Idée générale de la Révolution au XIXe siècle. Il y accuse l’association de répugner à la fois à l’économie du travail et à la liberté, et il propose comme synthèse la «  réciprocité », nouvelle force économique qui consiste en ce que « les échangistes se garantissent l’un à l’autre et irrévocablement leurs produits au prix de revient[1610] ».

La Justice dans la Révolution et l’Église, parue en 1858, n’est qu’une longue diatribe qui tient du pamphlet, du blasphème et du manifeste anarchique. Je passe sur les autres productions de ce cerveau inquiet et malade. Mais au cours de l’âge les idées de Proudhon sur la propriété s’étaient modifiées singulièrement. Nous avons vu déjà son Mémoire sur la propriété. Dans l’Idée générale de la Révolution au XIXe siècle, il pose en principe que « tout paiement de loyer ou fermage acquiert au locataire fermier, métayer, une part proportionnelle dans la propriété » ; et il conclut que la propriété sera constituée définitive et légitime quand les fermiers et locataires l’auront fait passer entre leurs mains. C’est aussi révolutionnaire, mais c’est déjà moins communiste. Enfin, dans la Justice dans la Révolution et l’Église, Proudhon exprimait l’espoir que « la Révolution, appliquant à la propriété sa formule égalitaire, la pénétrant de justice, la soumettant à sa balance, saurait faire un jour de cette institution de péché, de ce principe de vol, cause de tant de haines et de massacres, le gage solide de la fraternité et de l’ordre ». Est-ce tout ? Pas même encore. Le Conseil d’État du canton de Vaud ayant ouvert, en 1860, un concours sur la « théorie de l’impôt », Proudhon, dans le mémoire qu’il présenta sur ce sujet et qui fut couronné, prit nettement parti pour l’impôt proportionnel contre l’impôt progressif : dans le revenu de la terre, il distinguait très clairement le loyer des capitaux et la rente ; et il proposait de répartir cette dernière un tiers à l’État à titre d’impôt foncier, un tiers à l’exploitant ou cultivateur, un tiers au propriétaire ou capitaliste. On voit par là quelle était l’incohérence de ce cerveau.

Les groupes socialistes considèrent aujourd’hui Proudhon comme la vivante antithèse de Karl Marx. Pour eux, il personnifie la fédération ou plutôt l’anarchie, contre le collectivisme centralisateur et puissamment organisé des nouvelles écoles[1611].

Proudhon anarchiste, nous n’y contredisons point. Mais, tel qu’il est, il fut bien avec Louis Blanc l’un des deux facteurs principaux du mouvement socialiste de 1848 et 1849. Louis Blanc faisait espérer une nouvelle organisation sociale ; Proudhon brouillait les idées en tout attaquant, et le scepticisme cynique qu’il semait partout, ne fut pas étranger au trouble général de cette période : Toutefois, en ouvrant la perspective d’un nouvel ordre social, Louis Blanc collaborait plus énergiquement encore à l’œuvre de démolition, s’il est vrai, comme l’a dit Auguste Comte, que « l’on ne détruit bien que ce que l’on remplace ».

Peut-être, à ces deux hommes, faut-il ajouter Pierre Leroux.

Pierre Leroux (1797-1871) avait appartenu au saint-simonisme et avait suivi Bazard dans le schisme de 1831. Sous Louis-Philippe il versa dans le communisme mystique, avec du panthéisme, de la métempsycose, des doctrines empruntées à Pythagore et aux néoplatoniciens, de la superstition cabalistique sur le nombre trois et toutes sortes de rêveries orientales. Pierre Leroux est devenu légendaire avec sa formule du circulus, vérité qu’il a découverte et qu’il présente comme la solution de la question sociale, à savoir que l’homme rend exactement en engrais ce qu’il absorbe en nourriture, et par conséquent que tout homme paie exactement en fumier et détritus de tout genre sa dette envers l’humanité qui le nourrit. Représentant du peuple en 1848, Pierre Leroux fut ensuite exilé, et il se réfugia à Jersey, d’où il ne revint qu’en 1870[1612].

Sans doute nous ne le citerions pas ici, si ce n’était pas lui qui a inventé le mot « socialisme » et le sens nouveau du mot « solidarité », en faisant sortir ce dernier terme de la langue du droit pour l’introduire dans celle de la vie sociale. Nous n’applaudissons point à ce néologisme, avons-nous déjà dit, persuadé que nous sommes que ce vague mot de solidarité a exercé partout une funeste influence pour affaiblir la notion du devoir personnel et pour acclimater peu à peu les formules mêmes du plus pur socialisme. Pierre Leroux, d’ailleurs, eut parfaitement conscience de la transformation morale qu’il voulait opérer grâce à cette conquête de dictionnaire[1613].

En fait, la Révolution de 1848, qui allait éclater, fut plus franchement socialiste qu’aucune autre, et en cela son caractère économique est très nettement différent du caractère de la grande Révolution française. Même la Commune de 1871, faute de temps sans doute, ne montra, pas un égal souci, soit de dogmatiser, soit de reconstituer la société.

Or, quelle fut, en 1848, l’attitude des catholiques devant cette explosion de socialisme[1614] ?

Il est certain que les socialistes leur firent les avances les plus expressives, si intéressées et si peu sincères qu’elles pussent être. Les titres de plusieurs journaux socialistes en disent assez. Bûchez, saint-simonien et carbonaro, et son collaborateur Roux-Lavergne intitulèrent le leur la Revue nationale, organe de la démocratie chrétienne. Une autre feuille, qui parut assez longtemps, s’appelait le Christ républicain, nom qu’elle remplaça bientôt par celui-ci : le Christ républicain démocrate socialiste. Cabet avait déclaré que le communisme est la même chose que le christianisme dans la pureté de ses origines[1615], et que les ordres religieux auraient probablement établi la communauté sur la terre, s’ils avaient pris pour base le mélange des sexes au lieu de se fonder sur leur isolement[1616]. Proudhon écrivait, en 1848, un opuscule du Christianisme et de son origine démocratique. Louis Blanc, qui dans l’Organisation du travail avait eu sans cesse le nom de Dieu sous sa plume, professait de son côté qu’il ne faut pas « confondre ce que le christianisme avait eu de relatif et de transitoire avec ce qu’il a de divin et d’éternel », et que si autrefois il avait été amené à exagérer par l’ascétisme la victoire de l’âme sur le corps pour réagir contre le matérialisme païen, il fallait maintenant revenir à un juste équilibre, en faisant succéder l’harmonie à l’antagonisme et à la victoire tour à tour exagérée du corps sur l’âme et de l’âme sur le corps[1617]. Il n’y avait pas même jusqu’à l’antithéiste Proudhon qui ne crût utile de dire « qu’en matière de religion la plupart des socialistes sont mystiques et qu’une foule de catholiques sont socialistes ».

Si cette dernière proposition n’était pas exacte sous sa forme générale, il n’en est pas moins vrai qu’un certain nombre de catholiques, alors comme hier encore, s’efforçaient déjà de trouver dans le socialisme un reflet et même une émanation de l’Évangile[1618]. Mais nous reviendrons plus tard sur cette parenté d’origine et ces liens de filiation ou de conformité que bien des fois l’on a prétendus exister entre le christianisme et le socialisme.

Le journal l’Ère nouvelle, dont le rédacteur principal était un économiste, M. de Coux, se distinguait dans cette dangereuse et fausse tactique[1619]. Mais en face de lui était l’Univers, où alors Louis Veuillot n’admettait pas de transaction avec l’erreur. M. de Montalembert, sur cette question là, combattait aux côtés de Veuillot, en déclarant que le plus grand péril social était la naïveté des gens religieux, qui pactisaient avec les démocrates socialistes et qui les encourageaient à mettre le Christ de moitié dans les prédications les plus incendiaires. Il y a de cela soixante ans, et nous pouvons dire que nous avons connu bien près de nous de ces mêmes naïfs.

Mais pour lors les tentatives de socialisme chrétien échouèrent. Les leçons de choses que le socialisme osa donner en 1848 et 1849, dessillèrent les yeux des quelques honnêtes gens abusés, et les avertissements que Pie IX leur adressa dans son Encyclique du 8 décembre 1849, datée de Gaëte, brisèrent ce lien qu’on tentait de former entre des hommes faits pour ne pas s’entendre[1620].

Il fallut un intervalle de près de trente ans pour qu’on essayât de renouer le fil ; car même les nouvelles leçons de choses que donna la Commune, ne suffirent pas à empêcher cette seconde tentative, si tant est que pour la France ces derniers événements ne l’aient pas précipitée.

CHAPITRE V

LE SOCIALISME SCIENTIFIQUE

I

KARL MARX

C’est à Karl Marx que l’on fait revenir la gloire d’avoir fait passer le socialisme du domaine de l’utopie dans celui de la science[1621] : c’est donc par lui que nous commençons, sauf à revenir ensuite sur nos pas pour étudier et discuter ce qu’il y a eu d’original dans le marxisme.

Karl Marx était né à Trèves en 1818, d’une vieille famille juive. Ses ancêtres présentaient depuis le XVIe siècle une série ininterrompue de rabbins : toutefois son père, en 1814, au moment où Trêves retourna au royaume de Prusse, se fit protestant pour pouvoir rester avocat.

Le jeune Karl débute comme professeur de philosophie à Bonn en hégélien enthousiaste et convaincu. Il quitte sa chaire en 1841, pour faire de la politique révolutionnaire et socialiste. Expulsé de France, il se réfugie en Belgique, jusqu’à ce qu’il trempe dans le mouvement de 1848. Alors, successivement expulsé de France, de Belgique et de Prusse, il finit par se réfugier définitivement à Londres, en 1849, et il s’y fixe.

Il avait déjà publié, en 1846, la Misère de la philosophie ou réponse à la philosophie de la misère de Proudhon[1622]. En 1859, il donne la Kritik der politischen Œkonomie. Le 24 septembre 1864, il fonde « l’Association internationale des travailleurs ». En 1867, il fait paraître son premier volume de Das Kapital, et il meurt à Londres en 1883[1623]. Les trois autres volumes du Capital ne virent le jour qu’après lui, le second en 1885, par les soins d’Engels, les deux derniers enfin en 1894[1624]. Le système est contenu presque entièrement dans le premier des trois : le troisième est consacré tout entier à une théorie des taux du profit, déduite des définitions du capital et de la plus-value. Marx est un écrivain prolixe, dont l’apparente profondeur n’est souvent qu’une illusion de l’obscurité. Mais on ne saurait nier qu’il ait eu un cerveau admirablement doué pour la métaphysique.

Examinons les grandes thèses économiques qu’il a développées dans son Capital. Nous les ramenons à cinq : 1° le travail cause de la valeur ; 2° la plus-value ; 3° le rôle du capital dans les procès de circulation et de production (en langage usuel on dirait « processus », mais les traducteurs de Marx disent « procès ») ; le matérialisme historique ; 5° la loi de l’évolution vers le collectivisme.

I. — Le travail cause de la valeur.

La valeur de toute marchandise a pour principe et pour mesure la quantité de travail qui est renfermée en elle, et cette valeur, en même temps qu’elle doit constituer le prix des choses, doit revenir aux travailleurs dans la mesure du travail qu’ils ont fourni.

La valeur absolue, distincte de la valeur d’usage (laquelle consiste dans l’utilité relative au regard de chaque acheteur), n’est que du « travail humain cristallisé ». Autrement dit, « la valeur d’une marchandise est à la valeur de toute autre marchandise comme le temps de travail nécessaire pour produire l’une est au temps de travail nécessaire pour produire l’autre. » Cette idée avait été déjà émise plus d’une fois, notamment par Rodbertus ; à la rigueur même on peut la trouver dans Ricardo, bien que celui-ci constate un phénomène plutôt qu’il ne pose une thèse quelconque, et bien qu’il n’ait pas non plus la prétention de s’occuper de l’universalité des cas[1625] ; mais Marx ajoute une analyse de ce travail et une prétendue démonstration de cette thèse.

Le travail que Marx fait entrer dans la composition de la valeur, c’est le travail abstrait, distinct du travail concret et effectivement employé ; c’est le travail socialement nécessaire, avec le degré moyen d’habileté des travailleurs, dans les conditions et avec les perfectionnements généraux qui sont acquis à l’industrie. En un mot, c’est du travail social.

Et pourquoi ce travail social est-il la mesure et l’essence même de la valeur ? Le voici. Puisque l’on compare et que l’on estime équivalentes entre elles une quantité a de fer, une quantité b de soie, une quantité c de blé, une quantité d d’or, il faut évidemment que ces quantités aient un principe commun. Ce principe n’est pas la masse, la quantité matérielle, puisque ces diverses richesses sont de poids inégaux ; ce n’est pas la composition chimique ; ce n’est pas davantage l’aspect extérieur ; qui est différent en elles toutes. Qu’y a-t-il donc de commun ? Rien, si ce n’est que toutes ont été obtenues avec du travail. C’est pour cela et seulement pour cela que l’or, obtenu avec beaucoup de travail sous un petit poids et un petit volume, peut servir d’équivalent et d’évaluateur dans les échanges. — Il y avait eu quelque chose de semblable dans Aristote. Celui-ci, dans son Éthique ou Morale, avait cherché ce qu’il pouvait y avoir de commun dans les choses que nous évaluons respectivement entre elles : seulement il avait répondu que « cette mesure commune, c’est le besoin qu’on en a[1626] ». Aristote avait raison : Karl Marx a tort en disant que c’est le travail.

Mais reprenons l’argumentation de ce dernier. Son même raisonnement s’applique aux produits complexes exigeant indirectement du travail en outre de celui que leur propre confection a imposé directement. Pour le fer par exemple, il faut embrasser par la pensée tout le travail nécessaire pour l’extraction du minerai et du combustible, ainsi que pour la construction du haut-fourneau, des fours à puddler et des laminoirs.

« Pendant le processus de la production, dit Marx, le travail passe sans cesse de la ferme dynamique à la forme statique. » Et la conclusion, c’est que, le travailleur constituant par son travail toute la valeur où prix de la marchandise, cette valeur ou ce prix doit lui revenir en entier, comme l’effet à la cause.

— Très ingénieuse et très subtilement présentée, cette première thèse de Marx est infirmée et contredite :

1° Par l’observation interne. En effet, pour évaluer une chose, nous ne demandons jamais ce qu’elle a coûté de travail ou ce qu’elle aurait dû en coûter socialement à ceux qui l’ont faite. Nous jugeons cette valeur en raison de la jouissance espérée, où plus exactement en raison de la jouissance que la résistance à vaincre va nous faire apprécier. Ici l’école autrichienne et les fines analyses de la valeur par Jevons et Karl Menger ont rendu un réel service, en opposant à la théorie de Karl Marx une autre théorie aussi métaphysique et plus fouillée, surtout beaucoup plus juste et tout à fait exempte de conséquences dangereuses ;

2° Par l’observation externe. L’expérience donne d’innombrables démentis à la théorie de Marx. Comment, avec cette théorie, pourriez-vous expliquer la perte de valeur dans les cas de consommation subjective ? Comment expliqueriez-vous la valeur attribuée par la caravane à l’eau de l’oasis ? Comment expliqueriez-vous le vin qui prend de la valeur en vieillissant et qui revient ensuite à en perdre ? Même dans l’industrie usuelle, comment expliqueriez-vous que, le fabricant, connaissant la quantité de travail social incorporée à ses produits et la quantité de travail social incorporée aux autres marchandises qu’il désire acheter ensuite ne puisse cependant connaître ni ses prix de vente, ni ses prix de rachat ou remplacement ? Il faut donc dire bien haut que la thèse de Karl Marx sur le travail cause et mesure de la valeur n’a pas un atome de vérité en elle[1627].

II. — La plus-value.

La plus-value — Mehrheit ou Plusmacherei — est l’excédent de la valeur ou force-travail — Arbeitskraft — retenue par le patron, sur la valeur ou force-travail payée par lui à l’ouvrier. En d’autres termes, le patron fait travailler l’ouvrier une journée entière ; il garde le produit de cette journée et donne à l’ouvrier seulement l’équivalent du produit d’une demi-journée. Cette plus-value, constamment reproduite et retenue, engendre le capital, lequel est un vol continu.

Ici la dialectique de Karl Marx devient particulièrement prolixe et laborieuse.

Si le capitaliste, dit-il en substance, ne vendait le produit qu’à sa valeur d’échange en donnant à l’ouvrier l’intégralité de cette valeur, il n’aurait aucuns profits. Mais il en exige : pour en avoir, il prend la force de travail de l’ouvrier, il la paye ce qui est suffisant à l’ouvrier pour pouvoir vivre (soit l’équivalent de six heures de travail) et il lui fait produire le double (soit l’équivalent d’un travail de douze heures). C’est cet excédent ou différence qui constitue la plus-value.

Un peu plus loin[1628], Karl Marx distingue deux sortes de plus-value :

1° La plus-value absolue, fournie par l’allongement de la journée, c’est-à-dire par le surtravail ou excédent du temps de travail accompli sur le temps de travail nécessaire à la reproduction d’une valeur égalé au salaire ;

2° La plus-value relative, résultant de méthodes qui font produire en moins de temps l’équivalent du travail qui serait nécessaire à cette reproduction. Cette plus-value relative dépend de l’intensité personnelle du travail chez l’ouvrier ; elle dépend surtout de la productivité technique de l’industrie, par l’emploi des machines et le perfectionnement des procédés. Enfin la division du travail accroît la plus-value relative, idée que nous avions signalée déjà comme étant en germe dans le Mémoire de la propriété de Proudhon[1629]. « La production de la plus-value absolue, dit Marx, n’affecte que la durée du travail ; la production de la plus-value relative en transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales. Elle se développe avec le régime capitalistique proprement dit. » Karl Marx doit donc être hostile aux perfectionnements qui tendent à accroître la productivité.

Ainsi c’est la plus-value qui engendre le capital de l’entrepreneur[1630]. Ici Karl Marx distingue deux sortes de capital : 1° le capital constant, soit cette partie du capital qui achète des choses, qui se transforme en matières premières ou en instruments mécaniques de travail ; 2° le capital variable, soit cette partie du capital qui achète du travail, celle qui se transforme en force de travail et qui reproduit, non pas seulement son équivalent, mais encore la plus-value. « Le capitaliste, dit Marx, en transformant l’argent en marchandises qui servent d’éléments matériels d’un nouveau produit, et en leur incorporant ensuite la force du travail vivant, transforme la valeur du travail passé, travail, mort, devenu chose, en capital, c’est-à-dire en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se remet à travailler comme s’il avait le diable au corps. »

À la distinction du capital constant et du capital variable se lie, chez Karl Marx, le problème de la population.

D’abord chaque régime économique a son propre « principe (ou loi) de population ». Or, sous le régime capitalistique, le rapport du capital variable au capital constant a une tendance irrésistible à décroître ; au lieu de faire moitié du plus qu’un tiers, un quart et toujours moins. En effet, toute machine ou tout perfectionnement de procédés rend inutiles un certain nombre de bras. Marx appelle « armée de réserve de l’industrie » ou « population de surplus » cette partie de la population qui devient superflue par le progrès des méthodes capitalistiques. Or, l’existence de cette armée de réserve est indépendante de l’accroissement absolu de la population. Au début du régime capitalistique, la proportion de l’un et de l’autre capital ne s’altérait que lentement, et l’accroissement du capital constant coïncidait avec un accroissement encore assez rapide de la demande de travail par les patrons. Puis cette demande est allée en décroissant et la diminution a été activée par les efforts que les patrons faisaient pour obtenir de chaque travailleur un rendement plus élevé, grâce au surtravail, à l’intensification de la production et à l’emploi des femmes et des enfants. Ainsi, dit Marx, « le surtravail de la partie occupée des travailleurs augmente l’armée de réserve ; et inversement aussi la pression que cette dernière exerce sur les travailleurs actifs par la concurrence dans l’offre du travail, condamne ces derniers au surtravail, en les assujettissant toujours davantage à la dictature du capital. Mais condamner à l’oisiveté forcée ? une partie de la classe ouvrière par le surtravail de l’autre partie — et inversement — est un moyen d’enrichissement pour le capitaliste. L’armée de réserve s’augmente donc avec une proportion et une rapidité qui correspondent au progrès de l’accumulation sociale[1631]. »

La théorie de la plus-value et la théorie du travail social cause de la valeur, mises en contact l’une avec l’autre, dégagent les deux lois suivantes[1632] : 1° que la valeur (ou prix) d’une certaine quantité de travail est une quantité fixe et indépendante de la productivité effective et concrète (c’est la théorie du travail social) ; 2° que la plus-value, au contraire, augmente en raison directe de cette productivité concrète et en raison inverse du salaire payé à l’ouvrier ; ou — ce qui revient au même — qu’elle croît ou décroît nécessairement et toujours d’après l’écart entre le salaire effectif et le prix commercial réalisé par la venté du produit du travail[1633].

Finalement le capital est un vol, instrument de domination pour le capitaliste et instrument d’oppression contre le travailleur. Mais c’est un vol objectif et matériel, non pas un vol subjectif et formel ; il est inévitable, il résulte de toute l’organisation sociale, il n’est pas imputable à tel ou tel patron ; par conséquent il ne peut pas ne pas être commis par un patron qui serait personnellement plus désintéressé et moins rapace que les autres. Marx ne rend pas « l’individu isolé responsable des conditions dont il dépend socialement, comme cet individu devrait Têtre s’il pouvait s’élever subjectivement au dessus d’elles[1634] ».

— Cette deuxième thèse de Marx — la thèse de la plus-value — est aussi fausse que la première. Il n’est pas vrai que le capital soit un vol, même simplement objectif, parce qu’il n’est pas vrai que le gain de l’entrepreneur soit un vol sur l’ouvrier, vol accompli au moyen du surtravail.

D’une part, en fait, rien ne prouve que six heures de travail produisent une valeur égale aux besoins des travailleurs. Nombre d’entrepreneurs végètent ou se ruinent en faisant travailler le temps normal et usuel, qui est actuellement en France de dix à onze heures et rarement davantage, très souvent beaucoup moins ; nombre, aussi, de travailleurs autonomes se ruinent ou végètent en travaillant autant, plus même ordinairement, que les salariés de l’industrie. L’assertion de Marx reste donc dénuée de preuve et de vérité[1635].

D’autre part, en principe, le gain du patron a pour cause : 1° en tant que loyer ou intérêt, la productivité du capital (à supposer que le capital soit fourni par lui) ; 2° en tant que profit : a) le salaire implicite du travail de direction et de coordination ; b) la rémunération des aléas d’entreprise, avec compensation des mauvaises chances par les bonnes[1636].

Marx s’engage ensuite dans an long plaidoyer contre le régime industriel moderne, où tout est contre l’ouvrier[1637]. Le machinisme pousse à l’intensification du travail, c’est-à-dire à l’augmentation fatale de la plus-value relative. Le patron y est conduit par le désir de ne pas laisser chômer son capital constant et de pouvoir répartir ses frais généraux sur une production plus abondante, à tel point que la plus-value relative peut augmenter par l’abréviation du temps de travail avec maintien du même salaire, si le patron, en réduisant le nombre d’heures de ses ouvriers, parvient à rendre leur travail plus intensif[1638] et à épargner en même temps sur les dépenses de combustible et d’éclairage. Marx combat également la théorie de la compensation, c’est-à-dire du déplacement du travail par l’effet des machines.

Toute cette partie du livre, sans faire le procès théorique du capitalisme, décrit et critique, soit l’état chaotique de la grande industrie, déjà bien corrigé au temps de Marx et bien davantage depuis lors, soit le sweating system, où se trouvent, précisément en dehors des machines et des perfectionnements économiques et techniques, les pires misères et les plus désolants exemples de paupérisme.

Ici Karl Marx a méconnu, exagéré ou travesti les faits. La transformation industrielle a accru la population partout où elle s’est accomplie : c’est au contraire dans les pays voués aux anciennes pratiques du travail que la population est restée stationnaire ou a décru en nombre. La « théorie de la compensation est démontrée par l’expérience, sauf les abus et les souffrances des trop brusques transitions. Les excès de la « période chaotique » ont été heureusement combattus par l’initiative généreuse d’un bon nombre de patrons, par la législation ouvrière et par le mouvement général de l’opinion. Ainsi le salaire réel s’est élevé considérablement, et avec lui le standard of life[1639]. Enfin, il est faux que le moyen âge et l’ancien régime, antérieurs à la concentration de l’industrie et à la forme dite capitalistique, n’aient pas connu d’âpres souffrances, non seulement les famines, mais aussi les déplacements de vie industrielle et commerciale, qu’attestent en Belgique le déclin de Bruges, d’Ypres et de Louvain, en Italie les ruines de Pise, de Sienne et de nombre d’autres cités.

III. — Rôle du capital dans les procès de production et de circulation.

Marx a décrit longuement et verbeusement le rôle du capital, non sans donner au capital argent, dans la production industrielle, une importance que celui-ci n’a pas aussi grande en réalité. Pour Marx, le mouvement circulatoire s’opère en trois stades. Au premier, l’argent se convertit en marchandises (matières premières) : c’est l’acte de circulation auquel l’expression A — M sert de formule[1640]. Au deuxième stade, le capital passe par le procès de production : le résultat est une autre marchandise, d’une valeur plus grande que celle de ses éléments (M… P… M’) puisque la marchandise produite vaut tout ensemble et le capital variable et la plus-value (v + pl). Enfin, au troisième stade, les produits finis retournent au marché ; et là ils se reconvertissent en argent (M’— A’). « La formule du mouvement circulatoire, dit Marx, est donc

A — M… P… M’— A’,

les points indiquant que le procès de circulation est interrompu » (pour faire place au procès de production…). « Capital-argent, capital-marchandises, capital productif, dit-il ailleurs, ne désignent pas des variétés autonomes de capitaux… ces mots ne désignent que des formes fonctionnelles différentes du capital industriel, qui les revêt toutes les trois tour à tour. » La durée du cycle total est la somme des périodes de production et de circulation[1641].

Quant à la monnaie, tout simplement elle « représente une quantité de travail social sous une forme qui lui permet de fonctionner comme instrument de circulation » ; d’où cette double conséquence : 1° que l’accroissement des marchandises exige un accroissement de monnaie ; 2° que le renouvellement de la monnaie est une « fraction de la richesse sociale qui doit être sacrifiée au procès de circulation[1642] ». Par contre, « le crédit, qui accroît l’efficacité de la monnaie et qui supprime son intervention dans l’accomplissement du travail et de la production sociale, augmente directement.la richesse capitaliste[1643]. »

On finit par s’apercevoir — mais avec quelle peine ! — que ces longs développements sur le procès du capital renferment une des idées maîtresses du marxisme : à savoir, que la production n’est devenue capitaliste que lorsqu’elle s’est appliquée à transformer des matières premières obtenues par voie d’échange, pour en faire des produits destinés à leur tour à être échangés. D’où l’on a pu dire avec raison qu’aux yeux de Marx le capital est essentiellement constitué par de l’argent obtenu au moyen d’un échange précédent d’argent. Donc, logiquement, si avec 1.000 francs qui ne proviendraient pas d’un échange (hypothèse invraisemblable dans le système marxiste), j’allais au marché pour acquérir des marchandises que je dusse ensuite revendre 1.100 francs, ces 1.100 francs seraient du capital, mais non pas les 1.000 francs premiers. Cette dernière partie de la théorie marxiste est de pure fantaisie : quant à la description des stades circulatoires, du stade productif et des vitesses variables de rotation, il faut reconnaître que les développements ou les explications fournis par Marx, bien loin de jeter quelque clarté, ne font qu’obscurcir des phénomènes assez simples par eux-mêmes.

IV. — Matérialisme historique.

Par ce mot on entend, dans la doctrine de Marx, la fatalité immanente des systèmes sociaux et des idées. Ce seraient les situations économiques qui commanderaient les événements et toutes les phases successives de l’évolution sociale ; les hommes ne seraient rien ; les phénomènes de production et de répartition seraient tout et livreraient en toutes choses le dernier mot de l’histoire. Le matérialisme historique — selon le mot du socialiste Anton Menger — c’est « cette conception de Marx et d’Engels, selon laquelle les domaines idéaux de la vie humaine — l’État, l’Église, l’art et la science — sont simplement le produit des conditions économiques concomitantes[1644] ».

Pas plus sur ce terrain que sur les autres, nous ne pouvons suivre Karl Marx. Les circonstances économiques sont loin de donner la raison de toute l’histoire : car si l’on voit qu’elles ont eu leur large part d’influence dans l’invasion dès barbares et l’organisation de la féodalité, on est bien obligé, par contre, de ne leur en accorder aucune dans la brusque irruption des Arabes sous la poussée de l’islamisme et dans l’explosion de la Réforme au XVIe siècle, obligé tout aussi bien de ne leur en accorder aucune dans l’éclosion de la Révolution française et les rapides chevauchées de Napoléon à travers l’Europe. Au résumé, l’économie politique n’est avec beaucoup d’autres qu’un des facteurs de l’histoire : et en dehors d’elle il y a des idées, des mœurs et des croyances qui n’en procèdent point, sans compter les hommes inattendus par qui marchent ces idées.

Le matérialisme historique a trouvé jusque parmi les socialistes des adversaires ardents et convaincus. Ceux-ci se sont attachés à relever dans l’histoire l’influence et la force de l’élément subjectif, c’est-à-dire des idées morales, religieuses, philosophiques et de tous les grands courants d’opinions ; et ils ont insisté tout aussi justement sur l’extrême complexité des phénomènes et des causes de tout ordre qui amènent ou modifient ceux-ci — causes morales, politiques, religieuses et non point seulement économiques. — De ces contradicteurs, nous nous bornons à signaler ici Bernstein et Anton Menger[1645].

Est-ce même Marx qui a inventé le matérialisme historique ? On le lui conteste. « Il est maintenant prouvé jusqu’à l’évidence, et sur ce point l’excellent travail de Ch. Andler est lumineux, que Pecqueur a formulé avant Marx la conception matérialiste de l’histoire. Seulement, tandis que celui-ci en tirait des conséquences pessimistes et révolutionnaires, celui-là y voyait les conditions matérielles de l’harmonie sociale future[1646]. »

Du matérialisme historique, qui est un principe faux, Marx avait déduit un corollaire qui est doublement faux, puisque sa vérité ne découle pas même de l’énoncé du principe : je veux dire qu’il en a tiré la loi de l’évolution vers le collectivisme.

V. — La loi de l’évolution vers le collectivisme.

La fatalité d’un contraste croissant entre le capital et le travail, c’est-à-dire la loi générale de l’accumulation capitalistique, en continuant à exercer son action, doit amener logiquement le collectivisme[1647].

Il y a nécessairement deux phases successives. Dans la première, c’est-à-dire dans celle où nous sommes, nous avons, à ce que dit Marx, la concentration des capitaux en un petit nombre de mains, la disparition des classes moyennes, l’augmentation du nombre des prolétaires et l’aggravation de leur misérable situation. Cette phase est caractérisée par la disparition graduelle de la propriété privée, que remplace l’accumulation aux mains de quelques grands capitalistes[1648]. Dans la seconde phase, la propriété, que cette accumulation capitalistique a enlevée à la masse qui la possédait auparavant à titre individuel, retourne à cette même masse, mais de façon que celle-ci jouisse dorénavant d’une manière collective et non plus à titre individuel comme autrefois.

« L’expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitalistique, lesquelles aboutissent à une concentration des capitaux… À mesure que diminue le nombre des potentats du capital, qui usurpent et monopolisent tous les avantages de la première période d’évolution sociale, on voit s’accroître la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière, sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste… La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats….. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés… La production capitaliste engendre elle-même sa propre négation, avec la fatalité qui préside aux lois de la nature[1649]… Elle rétablit, non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle (des biens de consommation), basée sur la coopération commune de tous les moyens de production, y compris le sol. »

Or, cette seconde expropriation, inverse de la première, s’accomplira beaucoup plus vite, parce que les individus à exproprier seront moins nombreux cette seconde fois qu’ils n’avaient été la première.

— Malheureusement toutes ces conjectures de Marx reposent sur une fausse analyse de l’état social contemporain, qui, du reste, est beaucoup plus complexe que l’auteur du Capital ne l’a vu.

Va-t-on, comme il le croit, à une concentration des fortunes par suite du régime de la grande industrie ? Va-t-on également à une disparition de ces classes moyennes qui se recrutaient auparavant par une lente ascension de certains éléments des classes inférieures ?

Évidemment non. Nous ne contestons point que cette classe moyenne se transforme, en fournissant un nombre croissant d’individus qui, au lieu d’être industriels et négociants pour leur propre compte, sont salariés de la grande industrie et du grand commerce. Aussi bien les immenses sociétés coopératives de consommation dont l’Angleterre peut être fière, comme celle de Rochdale, ont-elles elles-mêmes concouru à cet amoindrissement relatif du commerce de détail. Mais par un autre côté la baisse du taux de l’intérêt et la vulgarisation croissante du crédit ont rendu proportionnellement plus de services aux petits entrepreneurs qu’aux gros ; et avec la quantité beaucoup plus grande des échanges, avec la dilatation automatique des besoins que tout homme croit ressentir, avec la création d’une foule de professions et de métiers nouveaux, il s’est ouvert à la classe moyenne des débouchés et des carrières qui lui avaient manqué auparavant. Bref, il y a lieu de croire qu’elle est plus nombreuse qu’autrefois, et cela d’une manière proportionnelle et non pas seulement absolue. En France, sans doute, nous souffrons du danger de voir se créer dans son sein un véritable prolétariat intellectuel ; mais la menace en vient moins, selon nous, d’un réel encombrement des carrières de travail que de la diffusion mal comprise de l’enseignement, du déclassement général de la population et du prestige exagéré des situations officielles et des diplômes.

L’action économique et sociale des sociétés anonymes a été encore plus mal comprise par Marx. Selon lui, elles servent d’une part à la concentration des capitaux ; d’un autre côté elles préparent la société à l’idée du collectivisme, puis à son avènement effectif. Eh bien ! tout au contraire, elles ont été réellement et elles sont toujours de plus en plus des instruments de la division des fortunes. Grâce aux petites coupures et à la forme au porteur, leurs titres fournissent des emplois faciles à la petite épargne ; et c’est par elles que la richesse va en se morcelant et en se démocratisant, avec des actions et obligations toujours disséminées de plus en plus[1650].

Ce n’est pas tout ; et entre les sociétés industrielles qui existent aujourd’hui et la société socialisée et collectiviste que Marx nous promet, il y a une grande différence que Marx n’a point vue : à savoir, que le collectivisme embrasserait l’homme tout entier et tous les hommes d’une manière obligatoire et irrévocable, tandis que les sociétés industrielles sont libres et non forcées, passagères et non perpétuelles, se nouant et se dénouant au gré de ceux qui y entrent et dont chacun ordinairement appartient en même temps à un grand nombre d’entre elles. Vaudrait-il donc mieux que les ouvriers fussent collectivement propriétaires des industries avec tout le capital fixe et circulant qu’elles exigent ? On peut en douter. Dans bien des cas, en effet, il semble préférable que leurs économies n’y soient point engagées, de manière à ne pas pouvoir y être compromises, ce qui aurait l’inconvénient de faire coïncider la perte de l’épargne avec la cessation du travail ; de plus, au point de vue d’une prospérité économique à laquelle l’ouvrier est tout aussi intéressé que qui que ce soit, il est bon que le capital et la direction d’entreprise soient séparés du travail manuel, afin que l’entreprise soit plus une, plus agissante et mieux disciplinée, toutes conditions qui facilitent le succès et qui, par conséquent, garantissent mieux le travail productif de l’ouvrier. Il en serait autrement sans doute si les procédés et les forces de l’industrie moderne étaient demeurés ignorés : mais il ne devait pas dépendre de l’humanité de refuser la révélation que la Providence lui en faisait, à une certaine heure éternellement marquée dans les desseins de Dieu.

Tout cela, sans nier des abus de fait, puisque nulle institution humaine n’en est garantie. Tout cela, sans nier davantage des devoirs et des responsabilités, auxquels les lois civiles n’ont pas à demeurer indifférentes.

Quoi qu’il en soit et en résumé, dans l’état social actuel il y a une multiplication croissante des petits et moyens revenus. Or, c’est là exactement le contraire de la description que Marx avait faite : et la première phase de l’évolution ne se parcourant pas suivant ses prédictions, il est évident que la seconde, qui ne devait être d’après lui que la contrepartie de la première, ne saurait rien avoir de fatal ou bien que sa réalisation — passagère sans doute — serait due à des causes toutes différentes. Du reste, le courant actuel est beaucoup plus vers le socialisme réformiste que vers le socialisme révolutionnaire, sous réserve de l’identité du but à atteindre.

— Sur le terrain des définitions et des principes, l’erreur fondamentale dû marxisme, celle que nous considérons comme la plus grosse par les conséquences logiques qui nous paraissent en découler nécessairement, c’est la thèse de l’improductivité du capital. Marx, assurément, ne conteste point que l’ouvrier ait produit davantage s’il a été servi par des instruments : mais il n’a jamais voulu reconnaître que des instruments possédés par un entrepreneur doivent figurer au nombre des causes économiques de la valeur et du produit ; il n’a donc jamais voulu reconnaître que l’entrepreneur ou le propriétaire est un producteur par les instruments ou le sol qui lui appartiennent et qu’il met à la disposition du travailleur manuel. Marx croyait échapper ainsi à la nécessité d’attaquer la propriété dans son principe, pour pouvoir ne la saper que dans son organisation et ses résultats.

Nous sommes convaincu, quant à nous, que tout système ou toute classification qui refusera de voir un agent de production dans le capital, sera logiquement condamné à interdire les « revenus sans travail » — l’arbeitsloser Eintrag des Allemands — et à admettre la thèse du « produit intégral au travailleur ». De quel droit ; en effet, le commanditaire d’un négociant, l’actionnaire ou l’obligataire d’une société anonyme, même le propriétaire d’un bien-fonds que ses auteurs ont aménagé ou défriché, demanderaient-ils soit une part variable ou forfaitaire dans les bénéfices de l’industrie, soit un fermage ou une part des récoltes, si le commandité, si les ouvriers, si le fermier ou le métayer avaient le droit de lui répondre que l’instrument, une fois mis aux mains du travailleur, forme avec celui-ci un tout inséparable et que l’action de cet instrument n’est pas distincte de l’action de la main qui le conduit[1651] ? Aussi Anton Menger et le socialiste chrétien Rudolf Meyer étaient-ils conséquents avec eux-mêmes, quand ils reprochaient à l’Eglise de n’avoir pas nié généralement la productivité du capital au temps où elle interdisait l’intérêt de l’argent[1652].

Telle est, dans ses lignes essentielles, l’œuvre du grand prophète du collectivisme. Les disciples ne manquèrent pas autour de lui. Nous nous bornons à citer son meilleur ami, Engels, né à Barmen, mais industriel à Manchester et retiré ensuite à Londres, qui continua la publication du Capital ; Kautsky ; puis Bebel, député au Reichstag, auteur, entre autres ouvrages, de Die Frau und der Socialismus, livre profondément immoral où il prêche l’émancipation de la femme et son égalité avec l’homme sur le terrain de l’union libre et passagère.

Ce livre eut un immense succès. Bebel y traite notamment la question de la population : il y affirme que « ce sont les institutions sociales, c’est-à-dire les modes actuels de production et de répartition des produits — mais non pas le nombre des hommes — qui engendrent la misère… Il n’y a pas manque de moyens de vivre ; il y en a, au contraire, un excès comme il y a un excès de produits industriels. Au surplus, ajoute-t-il, l’idée de Karl Marx, que chaque période économique de développement a sa loi particulière de la population, se vérifiera pleinement sous l’empire du socialisme. » C’est que la félicité procurée par l’avènement de ce socialisme, jointe à l’ennoblissement des âmes qui en sera la conséquence, aura suffi pour transformer les passions de l’humanité. « Le genre humain, dit Bebel, marche, actuellement à l’aventure, dans l’ignorance des lois naturelles, tandis que dans la société nouvelle il agira avec un ordre parfait et dans la pleine connaissance des lois de son développement[1653]. » Le socialisme mènera de front l’affranchissement de l’ouvrier et l’affranchissement de la femme, ces deux victimes des préjugés et des violences du passé : et la femme attestera son émancipation par son acceptation — libre désormais et non plus contrainte — d’une « maternité consentie ».

Quoi qu’il en soit, il est bien difficile de soutenir que l’œuvre de Marx n’ait été pas surfaite. Bien plus, de ceux qui font l’éloge du philosophe, combien y en a-t-il qui le connaissent ? Beaucoup proclament l’immortalité de son Kapital, qui ne l’ont jamais lu et qui peuvent d’autant moins juger sa pensée, qu’ils peuvent moins la reconnaître et la suivre à travers les nuages pédantesques de sa métaphysique[1654].


II

QU’Y A-T-IL D’ORIGINAL DANS LE MARXISME ?

Reste à savoir quelle est la part d’invention qui revient à Marx. Engels l’a félicité d’avoir fait, en économie politique, une découverte égale à celle de Lavoisier dans la chimie, parce qu’il a substitué à la formule de Ricardo sur la valeur du travail la formule de la vente-achat de la force-travail, Arbeitskraft[1655]. Mais Rodbertus, par contre, a accusé Marx de plagiat[1656]. Qui donc a tort ou raison ? ou bien les idées de l’un et de l’autre, présentées assurément sous des formes nouvelles par tous les deux, ne se rencontreraient-elles pas chez divers auteurs plus anciens ?

Sans trancher encore le débat, nous citerons ces divers auteurs, mais auparavant nous étudierons Rodbertus lui-même.

Rodbertus (1805-1875), appelé souvent Rodbertus Iagetzow ou simplement Iagetzow, du nom de la terre seigneuriale d’Iagetzow qu’il avait achetée en Poméranie[1657], est regardé — notamment par Wagner et par Adler — comme le véritable fondateur et comme le « Ricardo » du socialisme scientifique[1658]. Parcourons rapidement ses principales théories, que nous ramenons aux suivantes : 1° le capital catégorie historique ; 2° le travail mesure de la Valeur ; 3° les phases sociales ; 4° le pourcentage décroissant de la part du travailleur ; 5° les rapports entre le paupérisme et les crises économiques ou commerciales.

I. Le capital catégorie historique. — Rodbertus distingue deux aspects dans le capital. En soi, considéré comme catégorie économique, le capital a toujours été un auxiliaire de la production : on parle très exactement en ce sens de capital social ou de capital national. Mais ce capital est devenu une catégorie historique lorsque, sous la forme de capital privé, il a pu fournir des revenus à des particuliers sans aucun travail effectif de leur part. Plus exactement, il faut distinguer : 1° le capital économiquedas Kapital an sich — qui possède en soi la productivité, abstraction faite de toute appropriation dont il aurait été l’objet ; 2° le capital juridiquedas nationale Kapital — qui donne la « rentabilité » sous la condition que celle-ci soit reconnue par les lois. Quant à la rente foncière, c’est une erreur que d’en faire une « branche de revenu différant par essence de la rente du capital[1659] ».

On se rallie à cette manière de voir, ajouterons-nous, quand on prétend que la production n’est devenue capitalistique qu’en ces derniers siècles, alors cependant que pour produire il a bien fallu toujours des instruments et des améliorations foncières.

Wagner a souscrit à cette distinction de Rodbertus ; et Lassalle, quand il définissait le capital par la simple possibilité de donner un revenu, affectait aussi de ne voir que le concept prétendu historique[1660]. Il s’ensuivrait logiquement que la hache que manie le bûcheron, est ou n’est pas un capital selon qu’elle ne lui appartient pas ou qu’elle lui appartient.

II. Le travail mesure de la valeur. — Cette idée sera une base essentielle du système de Karl Marx. Mais Rodbertus se contente de la formuler sans démontrer sa proposition. Il s’étend davantage sur la portée pratique qu’il y donne. D’après lui, le travail ne doit pas être seulement le, principe constitutif de là valeur, il doit être aussi le principe distributif de la propriété. Le temps du travail fournira donc une mesure qui s’appliquera au droit sur les biens : sur cette mesure, on fondera une monnaie qui exprimera le temps de travail incorporé dans chaque produit, et qui donnera au travailleur un droit à un égal temps de travail incorporé dans un autre produit. Proudhon allait en dire autant avec sa « banque d’échange[1661] ».

III. Les trois phases sociales. — Il y a trois stades dans l’histoire de l’humanité : 1° la période servile, caractérisée par un état social où le maître, faisant travailler l’esclave pour plus que la stricte satisfaction de ses besoins, se fait constituer à lui-même un capital ; 2° la période capitalistique, caractérisée par le capital considéré comme une catégorie historique, et c’est celle où nous sommes ; enfin, 3° la période humanitaire, où régnera le socialisme.

IV. Le pourcentage décroissant de la part du travailleur. — Grâce au régime capitalistique, le propriétaire ou patron touche rente, intérêt, fermage, pendant que le salaire ouvrier est régi par la seule loi de la concurrence et n’est pas une fraction aliquote de la production nationale. Il peut donc arriver — et selon Rodbertus il arrive — qu’une productivité croissante corresponde à un moindre pourcentage de l’ouvrier dans le produit : et ce serait la « thèse maîtresse ou le grand problème[1662] ». — Ici, disons-le, Rodbertus affirme et ne prouve rien. En fait, d’ailleurs, non seulement le salaire réel a augmenté d’une manière absolue, mais encore le pourcentage des salaires dans le produit total de l’industrie s’est élevé[1663].

V. Le rapport entre le paupérisme et les crises économiques. — La décroissance de la part relative de l’ouvrier dans le produit total est, d’après Rodbertus, la cause unique du paupérisme et des crises économiques ou commerciales. En voici la prétendue démonstration.

L’échange, pour être possible, exige une force d’achat, Kaufkraft, en face de la valeur d’usage ou utilité du produit, Gebrauchswerth. Cette force d’achat suivrait la productivité industrielle si le travailleur avait la totalité de la valeur d’échange qui a été produite, c’est-à-dire s’il n’y avait ni rente, ni loyer, ni profit ; elle la suivrait encore si les parts des trois classes, c’est-à-dire des travailleurs, des propriétaires et des capitalistes ou entrepreneurs gardaient entre elles les mêmes relations. Mais aucune de ces deux hypothèses n’est réalisée. Donc la valeur d’usage, n’est pas une valeur d’échange, le Tauschwerth descend en dessous du Gebrauchswerth, et le marché est encombré, encore que les besoins du plus grand nombre des hommes ne soient pas satisfaits[1664].

Mais, dira-t-on, le pouvoir d’achat qui manque à la classe des travailleurs, doit bien avoir passé aux autres classes, à celles dont le pourcentage a augmenté dans la répartition du total de la valeur produite. Donc, poursuivra-t-on, ces classes achèteront, et les prix ne baisseront pas. — Eh bien, non, réplique Rodbertus, parce que les classes qui pourraient acheter n’éprouveront pas le besoin des produits, et que cependant la valeur ne s’attache à des marchandises qu’à raison des besoins de ceux qui les peuvent acquérir. C’est donc à tort que l’on parle de crises de production ou de surproduction : car ce sont en réalité et toujours des « crises par sous-consommation[1665] ».

À cela que répondre ? Il faut dire que toute cette théorie d’Iagetzow est basée sur son affirmation du pourcentage décroissant de l’ouvrier. Or, cette affirmation étant fausse, il n’y a pas lieu d’en discuter les conséquences, à moins qu’on n’arrive à prouver directement celles-ci en tant que faits absolument indépendants de la thèse de Rodbertus.

Comme transition au socialisme, Rodbertus demande progressivement : 1° la fixation légale de la durée du travail et d’un salaire calculé sur le temps ; 2° une revision périodique de ce salaire, afin qu’il suive la hausse de la productivité ; 3° la création d’établissements publics où le salaire, Lohn, serait échangé contre des denrées et produits quelconques, Lohngüter ; enfin, 4° la création de bons de salaires, Lohngeld, que l’État délivrerait aux entrepreneurs d’après le chiffre de leur personnel et avec lesquels les ouvriers achèteraient aux magasins publics. Sur la question fondamentale de la propriété et de l’hérédité, Rodbertus est flottant et indéterminé ; plus exactement il se contredit. En effet, dans la troisième lettre, malgré la tarification des salaires et l’établissement du Lohngeld, Rodbertus, tout en attribuant aux ouvriers la valeur de trois millions d’heures de travail et à l’État la valeur d’un million, en laisse cependant trois autres au capital et trois autres enfin à la rente foncière, c’est-à-dire 60 % en tout aux divers capitaux industriels et fonciers. Mais Rodbertus avait-il seulement calculé où prévu que de nos jours, et malgré la liberté économique, les salaires ont plus de 30 % et l’État plus de 10 %, mais que par contre les propriétaires et capitalistes ont beaucoup moins que ce que lui-même proposait de leur laisser ? Au contraire, dans la quatrième Lettre sociale à von Kirchmann, Rodbertus se prononce très nettement pour la « communauté du sol et du capital[1666] ». C’est une vraie formule de collectivisme, au sens actuel du mot, bien qu’il croie maintenir encore la liberté et la propriété[1667]. Cependant il n’a pas toutes les haines révolutionnaires de son émule Marx : et cela, joint à la facilité de sa lecture, est déjà une supériorité qu’il faut lui reconnaître.

Schæffle, que nous rencontrerons plus tard, a attiré l’attention sur un autre précurseur plus timide du socialisme dit scientifique. C’est Karl-Georg Winkelblech (1810-1865), plus connu sous le pseudonyme de Mario, qu’il prit pour publier ses Recherches sur l’organisation du travail ou système d’économie universelle[1668]. Mario préconise une sorte de socialisme fédératif, dans lequel l’État aurait les mines, les chemins de fer et les transports, les banques et le grand commerce et dans lequel les autres industries resteraient aux particuliers. Des précautions seraient prises contre la concentration des fortunes et les monopoles. Très effrayé de l’accroissement possible de la population, Marlo demande que l’État ne permette le mariage que contre justification de la possession d’un capital, qui serait déclaré inaliénable et assuré aux enfants. C’est donc une transaction malheureuse entre l’étatisme et l’économie politique ricardienne ou malthusienne. Somme toute, Mario, outre qu’il ne se doute pas de « l’étrangeté d’une conception qui, destinée à faire vivre les hommes, les empêche de naître[1669] », a donné à son œuvre un titre plus vaste qu’elle ne méritait : car le côté qu’il y a laissé le plus obscur, c’est précisément celui d’une organisation concrète et pratique.

Dans cette genèse de la philosophie socialiste, il faut aussi faire une part au philosophe Fichte[1670].

Fichte, qui venait d’être expulsé d’Iéna comme athée, quittait cette fois là les régions de la philosophie pour faire en passant de l’économie politique avec son livre Der geschlossene Handelsstaat[1671], paru en 1800.

On assigne ordinairement à l’État la mission de maintenir et de protéger chacun dans sa propriété. Erreur, dit Fichte. Avant de maintenir quelqu’un dans sa propriété, il faut d’abord l’y mettre, et voilà le rôle de l’État. Or, les hommes ont un droit primitif égal à jouir des biens naturels ; et la propriété, qui est issue d’un contrat sur le partage de ces biens, a bien pu donner un droit à leur usage, mais non pas un droit sur leur substance même. C’est à l’État à remettre toutes choses en leur place. Pour y réussir, il faut connaître comment les classes se répartissent dans une société. Il y faut : 1° des producteurs de denrées alimentaires et de matières premières ; 2°des



. artisans pour ouvrer les matières premières ; 3° des marchands. Il faut même une quatrième classe, le Beamtenstand ou classe des fonctionnaires. Eh bien, l’État fixera la proportion numérique de chaque classe conformément aux besoins ; et il déterminera les prix des produits en prenant pour mesure de la valeur et pour base du tarif des prix les quantités de travail nécessaires à la production des marchandises à évaluer, sous la règle essentielle que ces prix soient assez élevés pour qu’ils assurent l’entretien des producteurs. Les « intellectuels » ou Idealproduzenten seront mieux nourris et mieux habillés que les autres citoyens. On aura Une liberté complète pour la consommation des richesses : mais la monnaie d’or et d’argent sera interdite et remplacée par une monnaie nationale faite d’une matière vile. L’État seul pourra faire le commerce avec l’extérieur, et de là le titre de geschlossener Handelsstaat[1672].

Mais revenons au débat principal.

À tout prendre, on peut bien admettre que Marx et Rodbertus — dont les conclusions pratiques sont au fond si différentes — ne se sont rien dérobé l’un à l’autre. Tous deux aussi ont puisé à des sources communes, anglaisés par Godwin et surtout Thompson, françaises également et particulièrement fécondes par le saint-simonisme et par Sismondi.

Nous ne reviendrons pas sur Godwin[1673].

Marx cite fréquemment l’Irlandais William Thompson (1785-1833), disciple de Bentham et partisan d’Owen, auteur d’une Inquiry into the principles of the distribution of wealth most conducive to human happiness[1674]. Dans ce livre, paru en 1824, Thompson pose très nettement les trois principes — apparemment très orthodoxes — de la liberté du travail, de la propriété des produits garantie aux producteurs et de la liberté des échanges[1675]. Mais notre régime actuel de propriété empêche l’application de ces principes ; en effet, bien que la valeur ait tout entière pour cause le travail, ainsi que le voulait Ricardo, la loi autorise cependant les propriétaires de bâtiments et de machines à percevoir une rente et des profits, qu’ils prélèvent sur le travail même des ouvriers. Les capitalistes et les propriétaires s’adjugent ce prélèvement comme s’il était une plus-value — surplus value, additional value, dit Thompson — que le capital ou la terre, et non pas le travail, aurait produite. La part des capitalistes et propriétaires ne devrait pas excéder l’usure des terres bâtiments et machines[1676]. Quant au remède, il est dans la vulgarisation des communautés coopératives d’Owen. « C’est dans les travaux de Thompson, dit Antoine Menger, que les socialistes postérieurs, les saint-simoniens, Proudhon, mais surtout Marx et Rodbertus ont puisé directement ou indirectement leurs doctrines[1677]. »

Les emprunts faits au saint-simonisme et à Sismondi ont été plus remarqués. Nous signalons les suivants : 1° pour Rodbertus, la théorie des crises, reproduite de Sismondi, quoique Rodbertus les attribue à la sous-consommation, tandis que Sismondi en accusait la surproduction[1678] ; 2° pour Marx, l’idée de la plus-value, tirée du même auteur[1679], en même temps, il est vrai, que de Thompson[1680] ; 3° pour Marx et généralement tous les socialistes réformateurs, la condamnation des revenus sans travail, telle que celle-ci avait été formulée par les saint-simoniens[1681].

De plus, en dehors de la genèse proprement dite de systèmes et des théories, il y avait toute une influence également efficace, quoique moins logique, que des jugements sommaires et de simples aspirations exerçaient sur les esprits. Sous ce dernier aspect, l’économiste le plus écouté et le plus puissant, celui qui contribua le plus à acclimater le socialisme après 1850, fut certainement Stuart Mill[1682]. Ce n’était donc pas sans raison que nous voulions ranger celui-ci parmi les précurseurs du socialisme scientifique.

Nous avons signalé plus haut les concessions nombreuses et toujours plus accentuées qu’il avait faites aux doctrines socialistes. L’assertion avait pu surprendre, et c’est une raison de plus pour nous de la justifier ici. On sera certainement obligé de reconnaître, après examen des textes, que les traces et même les formules du pur socialisme démocratique abondent chez lui. Ses Principes d’économie politique les présentent tout particulièrement au chapitre « De l’avenir probable des classes laborieuses[1683] » et au chapitre « De la propriété[1684] » .

Stuart Mill, dans le premier des deux, attise déjà l’esprit d’orgueil et d’indépendance qui est au fond de tout socialisme, quoiqu’il n’y préconise encore ni l’usurpation de l’État sur les facultés naturelles de l’individu, ni la suppression de la propriété particulière. J’y signale cependant :

1° La suppression des rapports de patronage entre employeur et employé et même des rapports de protection entre le mari et la femme[1685]. Selon lui, le régime patriarcal ou paternel est condamné à disparaître, par la diffusion de l’instruction et des journaux, par la facilité des déplacements et par l’extension universelle de l’électorat[1686]. Le féminisme de Stuart Mill se relie à cette conception de l’état futur de la société. On sait que, d’après lui, si l’instinct animal s’est développé dans l’espèce humaine, c’est parce que les femmes se sont vouées à la maternité[1687]. Mais il faut qu’elles se dégagent de ce rôle et conquièrent leur pleine indépendance ;

2° La suppression du salariat, par « l’association, en certains cas, des ouvriers avec l’entrepreneur, et à la fin, dans tous, des travailleurs entre eux[1688] ». Mill se trouve ici d’accord avec Saint-Simon, qui l’avait précédé historiquement[1689].

Du reste, d’après lui, il faut condamner comme n’étant « ni juste, ni bon, un état de société dans lequel il existe une classe qui ne travaille pas, un état dans lequel il y a des êtres humains qui, sans être incapables de travail et sans avoir acheté le repos au prix d’un travail antérieur, sont exempts de participer aux travaux qui incombent à l’espèce humaine[1690] ». Ici l’attaque au principe de la propriété héréditaire est visible, ainsi que la condamnation des revenus sans travail. — Seulement Stuart Mill se trompe sur la nature et la forme de cette « exemption » de la loi du travail. Les lois humaines et l’organisation économique de la société en affranchissent bien certains hommes : toutefois la morale ne les y soustrait point ; et Mill, qui n’en appelle pas au devoir moral, Mill, qui ne peut pas l’invoquer puisqu’il est lui-même un utilitaire de l’école de Bentham, serait fort embarrassé d’indiquer pour ce mal un autre remède que la contrainte socialiste et la suppression de l’hérédité.

Le chapitre « De la propriété » est encore bien plus probant et plus caractéristique sur le socialisme de Stuart Mill.

Quel est le principe de la propriété ? demande Mill. Est-ce l’utilité sociale ? Non, quoique celle-ci plaide pour le maintien de la propriété là où l’institution en existe déjà. C’est que la propriété a sa source dans la consécration du droit de la force et dans l’intérêt de la paix[1691] ; et il y aurait ici de curieux rapprochements à faire avec la théorie de Rousseau dans le Discours sur l’inégalité des conditions.

Après cela, Mill doit être peu sévère pour les imaginations des adversaires de la propriété. Il examine successivement le communisme[1692], le saint-simonisme et le fouriérisme[1693]. Au communisme il fait bien le reproche d’être : 1° stérile, par le défaut d’intérêt personnel ; 2° difficile à pratiquer ; à cause de la difficulté qu’il y aurait à appliquer la justice dans la répartition : il conclut cependant que, « s’il fallait opter entre le communisme avec toutes ses chances et l’état actuel de la société avec toutes ses souffrances et ses injustices, toutes les difficultés du communisme, grandes ou petites, ne seraient qu’un grain de poussière dans la balance[1694]. » Le mérite d’Owen et du socialisme en général, c’est « d’assigner aux femmes des droits égaux à tous égards-à ceux des hommes[1695] ». Le saint-simonisme sacrifie trop la liberté, qui est « le besoin le plus impérieux des êtres humains[1696] ». Quant au fouriérisme, il n’y a que des éloges à lui décerner. « Ce système, dit Mill, ne fait violence à aucune des lois générales qui exercent leur influence sur l’activité humaine… Il y aurait une extrême témérité à prononcer qu’il ne peut pas réussir ou qu’il est impropre à réaliser la plupart des espérances que ses partisans fondent sur lui[1697]. »

Dans son Autobiographie, Stuart Mill s’exprime plus nettement s’il est possible. Il explique que ses vues se sont modifiées et qu’on doit voir en lui un socialiste résolu. Jadis, dit-il, il se contentait de demander qu’on atténuât les inégalités, en supprimant (dans la législation anglaise) le droit d’aînesse et les fidéicommis. Mais cela ne lui suffit plus maintenant, et il rêve d’un temps où il n’y aura plus d’oisifs et où la répartition des produits du travail, ne dépendra plus du hasard de la naissance. Le problème social que l’avenir doit résoudre, sera d’unir la plus grande liberté individuelle du commercé avec la propriété commune de la matière première et avec la participation égale de tous aux fruits du travail combiné[1698].

À la fin, Stuart Mill entreprit une croisade pour faire donner à l’État l’unearned increment (la plus-value non gagnée de la terre) ou du moins les accroissements qui devaient s’en produire à l’avenir[1699]. Or, il ne doutait point de ces accroissements, étant donnée l’importance qu’il avait accordée à la loi du rendement non proportionnel en agriculture. D’ailleurs, en tout cela, il ne faisait que reproduire les propositions de son père James Mill[1700]. Ce qui manquait pourtant à Stuart Mill pour être l’initiateur du socialisme scientifique, c’était une théorie quelconque. Chose étonnante pour un logicien comme lui, il y allait surtout de sentiment et d’instinct, mais il n’y allait encore que par accident. Ce n’était donc pas Stuart Mill qui, malgré son esprit sèchement logicien, aurait pu disputer à Marx la triste gloire d’avoir vraiment fondé le socialisme prétendu scientifique : et si elle ne revient pas au père de l’Internationale, on ne voit bien que Thompson, longtemps et beaucoup oublié, puis Rodbertus qui la lui puissent disputer.


III

LE SOCIALISME SCIENTIFIQUE DEPUIS KARL MARX

Depuis quarante ans, la littérature socialiste est devenue d’une effrayante prolixité. L’espace nous manque pour la faire connaître en détail : nous fixerons plus particulièrement notre attention sur Lassalle et Schæffle, à raison de la déviation particulière qu’ils ont tenté de donner au mouvement tout à fait philosophique dont Marx avait été l’initiateur.

Karl Marx faisait de la métaphysique par le livre : Lassalle — juif et Allemand comme Marx — a fait surtout de l’agitation par le pamphlet et le discours[1701].

Ferdinand Lassalle, né à Breslau en 1825, fut d’abord destiné au commerce, puis se tourna presque aussitôt vers le barreau et la politique. Dans cette première partie de sa carrière, il se consacra tout entier à la défense de la comtesse de Hatzfeld, qui, malheureuse en ménage, soutenait contre son mari d’interminables procès, dans lesquels elle avait à lutter contre le gouvernement et l’aristocratie. Compromis dans les événements de 1848, Lassalle a six mois de prison. Il se lie ensuite avec Marx et Engels et collabore de loin à leur œuvre, mais toujours plus en tribun, en pamphlétaire et en orateur qu’en philosophe et en économiste.

Sa carrière vraiment active commence en 1861 et ne dure que trois ans.

Cette même année là il publie le Système des droits acquis[1702], où il critique vivement la propriété individuelle et l’hérédité ; puis, en 1863, la Réponse ouverte au comité central pour la convocation d’un congrès général des travailleurs à Leipzig[1703], œuvre bientôt suivie de Bastiat Schulze-Delitsch ou Capital et travail[1704]. Mais Lassalle était surtout l’homme de la parole. Il avait tout ce qu’il faut pour plaire : aristocrate de goûts et de manières, habile à manier l’ironie et l’apostrophe, il séduisait son auditoire. Un rôle considérable paraissait donc lui être réservé, si sa carrière avait pu durer plus longtemps.

Elle fut courte et se termina tragiquement. En 1862, quoique approchant de la quarantaine, il sut inspirer une vive passion à une jeune fille de quinze ans, presque une enfant, Hélène de Dœnniges, fille d’un ambassadeur de Bavière, qu’il voyait pour la première fois dans un bal à Berlin. Le projet de mariage souleva une vive opposition de la part des parents de la jeune fille. Après quelques entrevues habilement ménagées, Lassalle rencontre par hasard Hélène au Kaltbad sur le sommet du Righi, et cette fois il lui propose de se laisser enlever. La jeune fille hésite malgré sa passion. Un duel s’ensuit entre Lassalle et Ianko de Rakowitz, à qui Hélène était fiancée, et Lassalle, mortellement blessé à Genève, y meurt trois jours après, le 31 août 1864[1705]. La comtesse de Hatzfeld recueillit le corps et lui organisa un cortège triomphal, qui traversa l’Allemagne aux acclamations de la foule.

On doit à Lassalle la formule de la loi d’airain — das eiserne ou das geherne Gesetz — loi du salaire nécessaire, déduite d’un rapprochement entre la loi de l’offre et de la demande, appliquée au salaire, et la loi qui pousse la population à augmenter jusqu’à la limite extrême de la faculté de vivre[1706]. — Cependant Lassalle contredisait quelque peu sa thèse lorsqu’il reconnaissait, dans l’Offenes Antwortschreiben lui-même, qu’il y avait eu depuis un siècle, parmi les travailleurs, une amélioration absolue des conditions de l’existence. Or, bien que cette amélioration, à l’en croire, eût été relativement moins considérable pour eux que pour les autres classes de la société (ce qui est faux ou pour le moins très douteux), le simple énoncé du changement indiquait assez que la loi du salaire nécessaire ne s’était pas vérifiée. Donc elle était fausse. Même le monde socialiste renonce à la défendre[1707], entre autres motifs, d’ailleurs, parce que, si elle était exacte, elle serait fatale et que la lutte contre elle ne devrait pas aboutir, ce qui rendrait inutiles les grèves et toute l’agitation des syndicats ouvriers.

Lassalle avait sur la valeur et sur la richesse des idées qui se rattachaient de près à celles que Karl Marx avait émises dans sa Critique de l’économie politique. Quant à son procédé de transformation sociale, celui-ci consistait dans la création progressive d’associations coopératives de production, Produktivassociationen, que l’État subventionnerait et qui prépareraient les voies à un régime collectiviste. La constitution de ces sociétés n’est pas le terme, elle n’est qu’un procédé pour y parvenir. Lassalle lui-même la présente comme « le moyen transitoire le plus modéré, le plus facile », comme le « grain organique de sénevé dont la vitalité irrésistible se développe d’elle-même[1708] ». C’était donc, au moins pour la période de transition, du socialisme sociétaire à la manière de Louis Blanc[1709]. Lassalle calculait qu’une centaine de millions de thalers (375 millions de francs) aurait suffi pour la transformation ouvrière de l’Allemagne, puisque chaque société coopérative devait se suffire et même prospérer, une fois franchies les difficultés du début[1710].

Tel est le remède, et il ne faut voir que des palliatifs insuffisants, éternisant peut-être le mal, dans toutes les institutions qui ont été imaginées pour remédier à ce mal. Les caisses d’épargne, de secours ou de retraites, même les banques populaires Schulze-Delitsch, à supposer qu’elles puissent améliorer le sort de quelques individus, ne peuvent pas améliorer la condition générale ; les banques Schulze-Delitsch, en particulier, rendent moins de services aux ouvriers proprement dits qu’aux petits négociants et aux artisans autonomes. Quant à la société coopérative de consommation, elle permet plutôt aux patrons d’abaisser les salaires, puisqu’elle abaisse pour les ouvriers le coût de la vie. Il n’y a donc d’espoir que dans la société coopérative de production, subventionnée par l’État, et c’est aux ouvriers d’y arriver, au moyen d’une campagne activement conduite en faveur de l’établissement du suffrage universel direct.

Lassalle avait su inspirer une réelle sympathie à l’évêque de Mayence, Mgr  de Ketteler. Dans son opuscule Die Arbeiterfrage und das Christenthum, paru l’année de la mort de Lassalle, Mgr  de Ketteler, rallié sans réserve à la thèse économique du salaire nécessaire, préconisait également les sociétés coopératives de production, mais en demandant aux catholiques, et non pas à l’État, de les subventionner à titre d’œuvres pies. Plus tard, il est vrai, Mgr de Ketteler, convaincu de l’inutilité de ses efforts en ce point, laissa tomber l’idée qu’il avait émise[1711].

Schæffle est d’un socialisme moins violent. Non seulement ses opinions socialistes présentent un flux et uns reflux successifs, mais encore il a quelque chose de notre possibilisme français, en cherchant moins à bâtir de toutes pièces un système nouveau, qu’à faire dévier nos institutions actuelles vers le socialisme[1712].

Né en Wurtemberg, il fut professeur d’économie politique à Tübingen en 1861, puis à Vienne en 1868, et ministre du commerce en 1871 dans le cabinet autrichien Hohenwart. Il s’est retiré depuis lors à Stuttgart.

Il expose, dans la Quintessence du socialisme, que la question capitale est de savoir si le socialisme, qui supprime le stimulant de l’intérêt privé, pourra le remplacer par un autre au moins équivalent : sinon, la production diminuera et avec elle les moyens de vivre. Le socialisme, sans doute, n’a encore ni donné une réponse, ni fourni une preuve : cependant on ne peut pas affirmer qu’il n’y réussisse pas quelque jour. Mais pour s’implanter il faut qu’il sache mettre à profit la centralisation administrative de l’État moderne, la concentration actuelle du commerce et la tendance à la grande industrie, non moins que le penchant des ouvriers vers l’association professionnelle et leur esprit d’indiscipline à l’égard du patronat[1713]. Surtout il faut rayer de la théorie démocrate-socialiste la thèse du travail cause de la valeur et la thèse du produit intégral au travailleur : en effet, si chacun se voyait attribuer individuellement la valeur qu’il a produite et s’il se la voyait attribuer d’après la quantité de travail social qui y est, contenue, on aurait bien, sans aucun doute, un régime qui serait tout différent du régime économique présent et passé, mais on en aurait un qui resterait encore individualiste et qui ne serait ni social, ni égalitaire, ni communautaire[1714]. Donc, théoriquement, le marxisme a tort à bien des égards.

Schæffle explique aussi que le socialisme n’exige pas là suppression générale de la propriété. Ce seraient seulement les moyens de production, autrement dit le capital, qui seraient mis en commun — plutôt même le capital dans son ensemble que dans le détail des richesses qui le constituent. Ainsi les objets de consommation et une certaine proportion de capitaux resteraient l’objet d’une attibution privative, en attendant que la logique, comme nous allons le voir, pousse Schæffle à une solution plus radicale.

Pratiquement, au dire de Schæffle, le socialisme a rendu déjà de grands services par le mouvement de réformes qu’il a déterminé. On arrivera ainsi, progressivement, à satisfaire le vœu des démocrates-sociaux, sans avoir besoin de la grande révolution économique et sociale que Marx avait prédite comme devant être amenée fatalement par les lois de l’accumulation capitalistique[1715].

Mais Schæffle va plus loin dans son troisième volume de Bau und Leben des socialen Kœrpers, en même temps qu’il y dessine plus nettement les bases de la future société socialisée. Cette fois ci, tout en laissant subsister la propriété privée des objets de consommation, il demande la socialisation intégrale des moyens de production. Voilà donc le collectivisme bien nettement constitué, théorie nouvelle que les précurseurs, au xviii siècle, n’avaient pas pu imaginer et qui ne pouvait naître qu’après que l’économie politique devait avoir nettement assis son concept du capital.

Or, cette socialisation des moyens de production, d’après Schæffle, exige une réglementation publique de la production par des corporations professionnelles locales, sous l’autorité de directeurs élus par elles. Ces corporations seront des organes fédératifs indépendants de l’État : aussi la régularisation de la production économique sera-t-elle indépendante des pouvoirs politiques nationaux. Les corps professionnels tariferont aussi leurs produits, eu égard à la valeur d’usage et aux frais de production. Les prix de ce tarif commanderont, d’une part, la demande du public, et d’autre part l’offre, c’est-à-dire la production par la corporation. Les instruments de paiement seront des bons de travail, qui vaudront assignation sur une partie du produit de la communauté. Ce système, vu dans son ensemble, maintiendrait le mariage, la liberté des consommations, la variété et le choix des carrières, l’inégalité des revenus et les différences correspondant aux inégalités de force et de talent.

Finalement le socialisme de Schæffle nous paraît beaucoup plus dangereux que celui de Marx. Grâce à l’apparente modération de ses résultats et à la savante gradation de ses réformes, il épouvante moins et il attire davantage.

Aussi sont-ce les grandes lignes de ce programme qui ont été adoptées par les organes avancés de la démocratie chrétienne[1716]. Il est certain que Schæffle ne peut pas être classé parmi les disciples de Marx ; il est bien certain, néanmoins, qu’on peut être socialiste tout en professant comme Schæffle une aversion très sincère pour la démocratie sociale. Schæffle finit d’ailleurs en combattant celle-ci à visage découvert dans son Aussichtslosigkeit der Social-demokratie, et nous avouons avoir trouvé contre elle peu d’arguments aussi forts que ceux par lesquels il montre que, si elle pouvait se constituer, elle serait fatalement une oligarchie despotique et non pas une démocratie égalitaire[1717].

Pour la France, un des principaux écrivains socialistes récents a été Benoît Malon (1841-1893)[1718], « l’homme, dit M. Villey, dont les théories paraissent avoir exercé le plus d’influence sur le développement du socialisme contemporain[1719] ». Il a écrit le Socialisme intégral, une volumineuse Histoire du socialisme et nombre d’autres publications. C’est lui qui a fondé la Revue socialiste. Il n’a rien démenti, ni atténué de la haine que le socialisme actuel a vouée au christianisme ; il a fait beaucoup au contraire pour l’attiser.

Mais entre temps l’astre de Karl Marx avait bien pâli, depuis la Critique de l’économie politique et le premier volume du Capital. Aux yeux de Bernstein par exemple, rien ne doit subsister de l’édifice si péniblement échafaudé par le fondateur de l’Internationale. Adversaire des théories de la valeur et de la plus-value qu’il tient pour réfractaires à toute démonstration, Bernstein est sans pitié pour celle de l’évolution économique. La concentration des fortunes, l’action centralisatrice des sociétés anonymes, l’invasion irrésistible de la grande industrie, la théorie des crises expliquées par la « sous-consommation » des classes ouvrières, Bernstein renverse tout et cependant Bernstein est aussi socialiste et aussi révolutionnaire que Marx pourrait se faire gloire de l’avoir été[1720].

Anton Menger, lui aussi, considère le marxisme comme une « sociologie imbue de métaphysique indémontrable[1721] ». C’est dans cet esprit qu’il esquisse son plan de « l’État populaire du travail », en passant en revue les idées fondamentales de tous les pontifes du socialisme et en groupant toutes leurs solutions autour de certains types bien arrêtés, puis en discernant ce qui lui paraît à laisser ou à prendre et en traçant à la fin tout un programme de transition pour l’avènement du régime nouveau[1722]. On ne fera pas de la persuasion par l’exemple, comme avec les phalanstères ; et l’on n’attendra pas davantage la solution catastrophique de Karl Marx[1723] ; mais on transformera la société par la « juxtaposition du régime socialiste et du régime du droit privé », pendant que ce droit privé lui-même marchera vers le socialisme au moyen du rachat de la grande propriété, de la constitution des communes socialistes et de l’extension progressive du domaine commun[1724]. « Une fois le premier pas fait par le rachat de la grande propriété, dit Menger, le conflit sera bien plus vite tranché qu’il ne le fut entre le paganisme et le christianisme[1725]. » Comme régime final, on aura la mise en commun de tous les biens productifs et la possession privative des biens consomptibles au sein de communes grandes ou petites comme maintenant, où chacun aura son domicile forcé de travail et d’assistance et où tout le monde sera réparti administrativement, suivant ses aptitudes héréditaires ou acquises, entre les divers groupés de travailleurs.

La famille, cependant, ne sera pas complètement abolie. À la vérité, « un régime tel que l’amour libre ou le mariage collectif ne peut en aucune façon être considéré comme immoral[1726] » : cependant il vaudra mieux conserver le mariage actuel, sous cette réserve qu’il devienne dissoluble. « L’amour libre, en effet — dit Menger — doit être comparé à la libre concurrence, à la liberté de contrat et à d’autres institutions économiques semblables, qui, sous le couvert d’une liberté trompeuse, assurent la domination des riches et des puissants. »

Ce sera seulement lorsque « l’État populaire du travail aura entraîné la régénération juridique et morale de l’humanité, mais alors seulement, qu’il sera possible de songer à réformer la vie sexuelle[1727] ». Pareillement « l’État populaire du travail devra bien longtemps faire une place, dans son système juridique, au devoir alimentaire et au devoir éducatif des parents », ce qui aura l’avantage « d’opposer à la surpopulation une barrière sociale aussi efficace que le régime juridique actuel[1728] ».

Au résumé, ce qu’il y a de particulièrement intéressant dans ces pages de Menger, c’est là description des procédés de transition. Notre socialisme réformiste contemporain, avec les lois qu’il élabore, surtout en France, et avec les concepts juridiques nouveaux qu’il cherche à introduire, ne paraît guère imaginer autre chose, si ce n’est qu’il ne parle pas de la commune obligatoire, ni du domicile et du métier forcés qu’elle imposerait, et si ce n’est aussi qu’il a pris, pour levier, dans son dessein de soulever le monde, la force des syndicats ouvriers, auxquels Menger ne pensait pas. Le marxisme, en un mot, a fait place au syndicalisme, et la théorie à la pratique, mais toujours avec la même ébauche de plan social.

Il faudrait cependant et tout d’abord que les socialistes se missent bien nettement d’accord sur le but à atteindre. Puisqu’il y a contradiction entre le principe du droit du travailleur au produit intégral et le principe du droit de tout homme à l’existence, c’est-à-dire à la satisfaction de ses besoins, il faudrait qu’ils optassent bien franchement pour l’une ou l’autre de ces formules. Or, ils ne l’ont pas fait.

C’est cette antinomie que nous voulons exposer ici[1729].

Dans la théorie socialiste, le droit au produit intégral et le droit à l’existence, joints au droit au travail, forment avec celui-ci les droits innés, par opposition aux droits acquis. Ces derniers, ne sont que le produit postérieur et plus ou moins arbitraire des lois positives ; ils se sont constitués par une coutume qui, « faite de la domination accapareuse des uns et de l’asservissement résigné des autres est la forme spontanée du droit[1730] ». À ce titre donc, il importe de refaire la philosophie du droit plus encore peut-être que l’économie politique : car « la philosophie du droit doit être considérée comme l’essence même du socialisme, malgré ce coloris économique qui prend une si grande extension, notamment chez les socialistes allemands (Rodbertus, Marx, Lassalle)[1731] ».

Mais revenons aux droits innés.

Le premier de ces droits, je veux dire le droit au travail, n’est encore qu’un prolégomène et n’est point une solution. À qui appartiendra la richesse que le travailleur aura produite ? Assurément — répondent à l’unanimité tous les socialistes — elle ne doit pas appartenir aux non-travailleurs. Voilà déjà la condamnation de tous les revenus sans travail ; voilà par conséquent la condamnation de la rente et des profits, en prenant ce dernier mot au sens le plus large, mais aussi le plus inexact, que les anciens économistes anglais y aient donné.

C’est là ce qu’on appelle la partie négative de la formule du « droit au produit intégral du travail ». Jusque là, aussi, l’accord est parfait entre les socialistes, unanimes à professer que « le montant des revenus oisifs donne la exacte de la spoliation des travailleurs[1732] ».

Mais, dès qu’on sort de cette lutte des classes entre elles, dès que, après avoir écarté tous les bénéficiaires actuels des revenus sans travail, on aborde la partie positive de la formule du droit au produit intégral, on rencontre les divergences et les contradictions.

Le travailleur jouira-t-il isolément de tout ce qu’il aura produit, mais de cela seulement et de rien autre ? Alors la misère absolue continuera de peser sur quiconque aura été empêché naturellement de travailler, et une pauvreté relative continuera de peser sur quiconque aura produit moins que les autres, soit qu’il fût moins habile, soit qu’il fût moins diligent.

Ou bien, au contraire, en vertu du seul droit à l’existence, chacun jouira-t-il en proportion de ses besoins ? Si oui, la misère et même la pauvreté relative devront théoriquement disparaître : mais on aura émoussé le stimulant de l’activité au travail, et la misère, que l’on aura évitée dans la répartition, nous envahira par le terrain de la production, en n’y laissant plus croître assez de biens qui puissent être répartis.

Dans la première de ces deux solutions (droit au produit intégral proprement dit), l’individualisme subsistera entre les travailleurs. Dans la seconde (droit à l’existence), on aura trouvé du premier coup le communisme le plus absolu.

On conçoit donc que les socialistes se soient divisés et surtout qu’ils aient équivoque. Les saint-simoniens étaient pour le droit à l’existence, — puisqu’ils donnaient « à chacun selon ses besoins » ; Louis Blanc avait tenu successivement pour les deux opinions[1733] ; quant à Rodbertus et à Marx, ils n’ont pas laissé leurs commentateurs d’accord sur la manière de les interpréter sur ce point[1734]. « Les partis socialistes actuels, dit un de ces interprètes, partisan, quant à lui, du produit intégral — ne sont pas encore arrivés à se mettre d’accord d’une façon nette sur le principe fondamental du socialisme, à savoir si la base de l’organisation sociale future doit être le droit au produit intégral du travail ou le droit à l’existence. On n’est pas non plus d’accord sur la personne qui doit être le sujet de cette propriété commune… Sur toutes ces questions, les ouvrages socialistes ne donnent que des réponses vagues, souvent contradictoires[1735]. »

De là cette obstination avec laquelle les socialistes se refusent presque toujours à nous laisser connaître le régime futur de la société socialisée. Comment donc nous en décriraient-ils les détails, puisqu’ils ne savent pas même suivant quels principes ils essaieraient de la rebâtir ? Ainsi le socialisme peut bien être une grande force de destruction, et la partie négative de sa critique peut inspirer les plus justes inquiétudes : mais sa partie positive n’existe pas et il n’a jamais consenti à la développer. « Nous n’avons d’autre guide, disait Georges Renard, que l’idée du possible et le sentiment du juste, tels qu’ils se dégagent pour nous de l’étude des faits et de leur comparaison avec l’idéal conçu par notre raison[1736]. » On conviendra bien que rien, ne saurait être aussi peu scientifique.

— À coup sûr, aux nouvelles formes de production correspondraient de nouvelles formes d’échange. Nous avons vu, en effet, que Proudhon, Owen et Rodbertus, pour ne parler encore que de ceux-là, entendaient bien, remplacer la monnaie. La réciproque est vraie sans doute, et l’on doit pouvoir dire que tout régime qui veut se passer de monnaie, doit exiger le collectivisme pour pouvoir fonctionner[1737]. C’est là ce qui donne de l’intérêt au comptabilisme social de M. Solvay et ce qui nous amène à en dire ici quelques mots, quoique M. Solvay ne se propose aucunement de faire supprimer la propriété en faisant disparaître la monnaie.

Qu’est-ce donc ? Il s’agirait tout simplement de faire tenir par les bureaux de poste des comptes courants individuels, que chacun pourrait se faire ouvrir, soit en se faisant d’abord créditer du montant de la monnaie qu’il verserait, soit en apportant comme gage la valeur de ses immeubles et fonds d’État nationaux. Le client n’aurait plus ensuite, qu’à se faire débiter ou créditer du montant des chèques qu’il délivrerait ou recevrait sur tous les autres clients de cette nouvelle banque universelle. Le procédé ne serait que facultatif : mais quand tout le monde l’aurait adopté, il n’y aurait plus de monnaie en circulation, et l’État n’aurait plus qu’à réaliser, soit comme marchandises, soit à l’étranger comme monnaie, tout l’or et l’argent qu’il aurait retirés ainsi de la circulation.

Le procédé est purement chimérique, à tel point que les, bons d’échange et tous les types de Lohngeld peuvent être au moins aussi sérieux.

M. Solvay, en effet, à qui ses précieuses découvertes en chimie industrielle, son immense fortune et les fondations qu’il a érigées, peuvent faire quelque illusion, n’a pas vu qu’il n’y a plus d’unités abstraites de valeur quand il n’y a pas en même temps sous une forme concrète une monnaie-marchandise ou quelque autre chose très réelle à laquelle on puisse rapporter des taux d’échange. Son système serait d’autant plus faux qu’il serait appliqué davantage, de même qu’en tout pays les billets de banque ne vaudraient plus rien le jour où une monnaie matérielle et tangible cesserait, d’exister à côté d’eux pour en quelque sorte les porter. Nous croyons aussi que Marx avait raison : c’est que la production sera nécessairement socialiste le jour où l’échange le deviendra[1738].


IV

LA NATIONALISATION DU SOL

Certaines écoles socialistes ont demandé d’une manière particulière la mise en commun du sol, la suppression de la propriété foncière individuelle et son transfert à l’État ou aux communes, chargés d’en rétrocéder la simple jouissance aux individus. C’est ce que nous nous proposons d’examiner, sous le nom de « nationalisation du sol ».

Or, pour qu’une différence aussi profonde entre la propriété du sol et celle de tous les autres biens fût rationnelle, il faudrait une différence non moins profonde dans les principes sur lesquels reposent, d’une part la propriété de la terre, d’autre part la propriété des autres biens. Cette différence, d’ailleurs, a été faite : à la suite notamment de Mirabeau[1739], on a cherché à établir une démarcation radicale entre la propriété des produits, qui aurait eu sa cause dans le travail, et la propriété de la terre, qui n’aurait eu la sienne que dans la loi[1740]. Jusqu’à présent, dirait-on, le législateur a cru servir l’intérêt général par cette institution de la propriété foncière : mais il pourrait bien à l’avenir se flatter de le servir davantage par son renversement.

En faveur de la nationalisation du sol deux ordres d’arguments ont été particulièrement invoqués, à savoir : 1° que le droit de vivre qui compète à tout homme, ne peut pas être exercé sans une part au moins indivise de la propriété de la-terre ; 2° que l’unearned increment (ou accroissement non gagné), étant causé par la société, doit lui revenir à elle-même et à elle seule (théorie de la rente).

I. — La nationalisation du sol basée sur le droit de vivre.

Cet argument a été surtout développé et exploité par de Colins.

De Colins (1783-1859), originaire de Bruxelles, long-temps médecin à la Havane et établi ensuite en France, publia, après son retour de Cuba, le Pacte social (1835) et d’autres œuvres, qui lui valurent d’être appelé le « fondateur du socialisme rationnel ».

Voici les grandes lignes des thèses de Colins. L’homme ne peut travailler qu’en travaillant sur la matière. Tout ce que nous appelons bien, sort de la terre par ce travail de transformation. L’homme ne peut donc travailler que là où la terre lui appartient. Or, pour que tout homme ait une part de cette terre, il faut que, au lieu d’appartenir privâtivement à quelques-uns, elle appartienne collectivement à tous. Toutefois cette nécessité de la propriété sociale de la terre n’empêche pas une jouissance privative ; ainsi les fonds peuvent être loués, mais en ce cas la rente payée par le fermier va à la société et retourne par elle à l’usage commun.

De Colins tirait de ces prémisses une remarquable conséquence au point de vue du salaire. Si la terre était commune, disait-il, personne n’offrirait et ne louerait son travail, sinon à des conditions plus avantageuses que celles qu’il se ferait à lui-même en cultivant la terre : donc le salaire s’établirait normalement à son niveau maximum. Au contraire, l’institution de la propriété privée le fait descendre à son niveau minimum, parce que l’ouvrier qui offre du travail n’a pas le choix de travailler sur une parcelle de terre lui appartenant.

À titre de programme pratique, de Colins demande que chaque individu reçoive d’abord comme mise de fonds une partie des économies collectives faites ayant lui : cet individu aura ensuite le choix, ou bien de gagner un salaire en se plaçant chez les fermiers des domaines nationaux, ou bien de travailler pour son propre compte, soit seul, soit associé avec d’autres travailleurs sur les domaines ou avec les capitaux que l’État aura mis à la disposition du public. Les associations seront défendues entre capitalistes.

C’est Colins qui a inauguré le mot « collectivisme », et cela dès 1850.

Le principal disciple de Colins fut François Huet (1814-1869), Français, professeur de philosophie à l’Université de Gand de 1836 à 1850, et retiré ensuite à Paris. On a de lui le Règne social du christianisme (1853), dans lequel il s’efforce de démontrer que le christianisme et le socialisme, au lieu d’être deux puissances inconciliables, comme on se l’imagine d’ordinaire, ont le même idéal de fraternité et d’égalité, puisque l’un et l’autre veulent une jouissance de la terre commune entre tous les hommes[1741]. Huet considère comme essentielle la distinction qu’il introduit entre les biens patrimoniaux et les biens acquis, c’est-à-dire les produits du travail personnel de leur propriétaire actuel. Ce propriétaire pourra disposer de ces derniers par donation ou testament : mais l’héritier où donataire qui les recueillera ne les aura plus alors que comme « biens patrimoniaux », et le droit d’en disposer ne lui sera pas reconnu. Chaque année on répartira les biens devenus vacants, à raison d’un tiers à partager entre les individus qui atteindront cette année là leur quatorzième année, et deux tiers pour ceux qui atteindront leur vingt-cinquième[1742]. Là, du reste, n’est pas la grande originalité de Huet ; nous le retrouverons tout à l’heure à propos de socialisme chrétien[1743].

Nous devons citer dans ce même groupe Agathon de Potter (1786-1859) et Émile de Laveleye. Dans son livre la Propriété et ses formes primitives, M. de Laveleye préconise le retour aux anciennes communautés de village, et spécialement au régime de l’Allmend, qui s’est conservé dans certains cantons de la Suisse pour la jouissance des terres et des pâturages de montagne[1744].

Spencer, dans son traité de Social Statics, a fourni des arguments à ces formes de socialisme agraire.

II. — La nationalisation du sol fondée sur la théorie de la rente.

Cette thèse, qui se base sur les déductions économiques de Ricardo, a tenu une place beaucoup plus considérable que la précédente. Une telle faveur se comprend : l’idée, en effet, est assez simple en elle-même et elle offre l’avantage de reposer sur une démonstration qui, supposée irréfutable, est due à une des plus hautes sommités de l’école dite orthodoxe et classique. S’il est vrai, en effet, que les denrées alimentaires renchérissent et que le revenu des propriétaires fonciers augmente fatalement par l’augmentation de la population ou plus généralement par le progrès économique et industriel, n’y a-t-il pas là une monstruosité qui appelle un remède, ce remède dût-il être la nationalisation de la terre ?

James Mill, le premier, proposa que les accroissements de la rente foncière fussent dévolus en entier à l’État. Prendre, à titre d’impôt, la totalité des tranches ultérieures de revenu, lui paraissait au moins aussi juste que de prendre une partie des tranches précédentes de ce même revenu[1745]. Stuart Mill, en fondant sa Landnationalization society[1746], ne faisait donc que suivre les traces de son père. Toutefois, il faut bien retenir que les deux Mill parlaient seulement d’attribuer à l’État la rente future, en laissant la propriété et la rente actuelle aux propriétaires qui avaient acheté la jouissance de cette dernière ou qui en avaient hérité. Et ici cependant les deux Mill se trompaient : car les chances, futures de plus-values de rendement qu’ils voulaient enlever sans indemnité, font bien partie de la propriété actuelle qu’ils voulaient respecter ; ils en font partie à tel point que la valeur d’échange d’un immeuble quelconque renferme essentiellement en soi toute la valeur présente des plus-values futures. Voilà pourquoi dans le même temps et la même ville il ne sera pas rare de voir le taux de capitalisation des immeubles varier de 1 % à 10 %, selon qu’ils, sont situés dans les quartiers qui paraissent destinés à « gagner » ou dans les quartiers que l’on juge condamnés au contraire à « perdre ».

Mais James Mill avait une telle foi dans les théories ricardiennes, qu’il croyait sérieusement que « les revenus de la terre (au dessus de la plus-value déjà acquise et consolidée) excéderaient, dans un pays d’une certaine étendue et passablement peuplé, le montant de ce que le gouvernement aurait besoin de dépenser ». On se tirerait alors d’embarras en abandonnant aux propriétaires quelque chose de cet unearned increment postérieur à l’établissement du nouveau régime.

La proposition prend une autre forme avec l’Allemand Gossen, que nous avons rencontré déjà dans l’école mathématique[1747], mais dont le livre, « un des plus beaux livres d’économie politique qui aient été écrits, est encore presque complètement ignoré en Allemagne », à ce que disent ses admirateurs[1748].

Gossen, qui est un pur utilitaire en morale et qui ne voit pas de droit en dehors de l’utile, demande que l’État rachète de gré à gré toutes les terres pour les affermer ensuite aux enchères. Les vendeurs seraient payés au moyen d’emprunts, dont le revenu des terres ferait les intérêts et dont les accroissements progressifs des fermages feraient l’amortissement. Il va plus loin que James Mill en ce qu’il propose la dépossession du fonds entier ; mais il va moins loin en ce qu’il inclut implicitement dans le prix d’achat traité de gré à gré la valeur actuelle de la rente future.

S’il en est ainsi, comment l’État pourra-t-il jamais rembourser les emprunts ? Il le pourra cependant, dit Gossen, parce que, capable d’emprunter actuellement à un taux très bas de capitalisation, il pourra aussi, mieux que les particuliers, conclure des baux à longue durée dans lesquels le fermier escomptera les accroissements éloignés de revenu. Gossen, se basant sur les hausses des fermages des domaines de l’État en Prusse, supposait que les baux à consentir par adjudication pouvaient et devaient renfermer la clause d’une augmentation, de 1 % par an dans le prix de fermage. Donc l’État, quand même il aurait eu supporté au début un léger excédent de l’intérêt des emprunts sur le loyer des fermes, serait remonté assez irite à l’égalité et ensuite à la supériorité des fermages sur les intérêts. Suivaient des formules mathématiques, construites d’après les variations possibles de ces divers éléments.

M. Walras a mis en lumière, repris et complété les théories de Gossen[1749]. Il faut savoir que Walras est un socialiste matérialiste, pour qui « l’impôt est un fait anormal et transitoire, qui s’est substitué accidentellement au fait normal et définitif de la propriété collective du sol », et pour qui « la science des finances est une sorte de droit fiscal destiné à figurer, à côté du droit canon, dans les futurs musées d’archéologie sociale[1750] ».

Cependant M. Walras a bien vu certain point faible de l’argumentation de Gossen. C’est que, dans une société progressive — je veux dire, selon lui, dans une société où le capital s’accroît et où la population augmente — on doit avoir tout à la fois une élévation des fermages et une baisse des taux de capitalisation, double phénomène qui se résoudra en un accroissement de la valeur d’échange des terres plus que proportionnel à l’accroissement des prix de ferme. Le prix des terres montera de 2 % par exemple en capital, quand leurs fermages monteront de 1 % : la terre qui valait originairement 20.000 fr., ira se vendant 20.400 fr., 20.800 fr., 24.000 fr., 40.000 fr., pendant que le fermage de 1.000 fr. montera à 1.010 fr., à 1.020 fr., à 1.100 fr., à 1.500 fr., soit par exemple à la fin la substitution d’un taux de 3,75 % au taux primitif de 5 %. Donc l’État rachètera de plus en plus cher : et les faibles taux de capitalisation de ses rachats suivront tout au plus les faibles taux de capitalisation de ses emprunts. Il ne pourra donc pas amortir et verra les charges de sa dette croître au moins aussi vite que les fermages de ses terres.

De plus, comme nous l’avons déjà dit, les propriétaires et vendeurs quelconques ne tiennent pas seulement compte des revenus actuels d’un fonds, ils tiennent aussi compte de la valeur actuelle des revenus futurs. Bref, « la plus-value de la rente une fois déterminée, il doit en résulter mathématiquement pour, les terres un prix normal tel qu’il ne puisse y avoir avantage à arbitrer des capitaux mobiliers contre des capitaux fonciers. Et s’il en est ainsi, de deux choses l’une : ou l’État paiera les terres au prix normal, de façon à ne faire aucun tort aux propriétaires, et en ce cas il n’amortira pas ; ou bien il paiera les terres un prix inférieur au prix normal, de manière à amortir, et alors il fera tort aux propriétaires[1751]. »

Ce n’est pas tout, ajouterons-nous, et sur un marché libre il serait certain que les terres, beaucoup demandées par l’État et peu offertes par leurs propriétaires, hausseraient de prix, tandis qu’on verrait baisser les titres de rente, peu demandés par les propriétaires et beaucoup offerts par l’État. Des rachats aux taux de 2 % et 3 % des émissions d’emprunts à 5 % et 6 % seraient donc quelque chose d’absolument normal ; tout au moins l’écart, nul ou faible au début, irait-il en s’accroissant à mesure qu’il y aurait plus de terres déjà rachetées et plus d’emprunts déjà émis. Par conséquent, ce ne serait que la force qui ferait conclure ces prétendus marchés de gré à gré, à moins que l’État ne les souscrivît absolument désastreux pour lui.

Mais revenons à la discussion de M. Walras.

Puisqu’il a vu l’égalité définitive des taux de rachat des terres et des taux d’émission des emprunts et par conséquent l’impossibilité pour l’État d’amortir par un excédent des revenus actifs sur les intérêts passifs, comment répond-il à l’objection qu’il s’est faite à lui-même ? Il y répond en soutenant que l’accroissement de la rente n’est pas entièrement fatal et automatique, qu’il dépend pour partie de faits économiques libres et que l’État posera ces faits en faisant concourir toutes ses mesures à l’installation du régime industriel et commercial et au progrès économique qui doit s’ensuivre[1752] ». Ainsi l’État aurait racheté les terres, non seulement sans se grever d’une dette perpétuelle ou de durée indéfinie, mais encore en enrichissant la société, puisque « la rente la plus élevée correspond à l’emploi le plus "utile », suivant un « principe que Gossen a établi mathématiquement dans sa théorie de l’équilibre économique[1753] ».

Après cela, Walras critique vivement M.  Gide, qui proposait le « rachat des terres, payables comptant par l’État et livrables dans quatre-vingt-dix-neuf ans », ce qui permettrait actuellement à l’État de les racheter à un prix infime[1754]. D’après Walras, ce système, entre autres défauts, encourt le reproche d’immoralité, « en spéculant sur l’imprévoyance des pères pour dépouiller les enfants[1755] ».

Toute question de droit et de justice mise de côté, le système de Gossen et de Walras repose sur une erreur économique. Cette erreur, c’est la croyance à la hausse régulière et automatique de la rente foncière. À cela nous avons répondu ailleurs, en discutant la théorie de la rente et les cruels démentis que l’expérience s’est chargée d’infliger à Ricardo, surtout depuis bientôt trente ans en France et en Angleterre[1756]. De plus, sans parler de ce fait incontestable, que les propriétaires fonciers ne gardent un revenu quelconque qu’au prix d’une incorporation ininterrompue de travail et de capitaux, il faut bien savoir : 1° que les accroissements de revenu exprimés en monnaie ont besoin d’être corrigés par l’observation des variations du pouvoir général de la monnaie ; 2° que les accroissements de valeur vénale ont besoin d’être corrigés par l’observation des variations des taux de capitalisation. Ricardo, avec son hypothèse de démonstration qui, « dans le but d’être plus clair », lui faisait « considérer l’argent ou la monnaie comme invariable dans sa valeur », peut bien avoir contribué à ces graves erreurs économiques des deux Mill, de Gossen et de Walras[1757].

Mais à ces premières erreurs Walras en ajoute personnellement une autre : c’est de croire que l’État puisse mieux assurer le progrès économique et par conséquent l’accroissement de la rente, une fois les terres rachetées, qu’il ne le peut et qu’il ne le fait avant ce rachat et sous un régime de propriété perpétuelle et privative. Cette thèse est absolument contraire à tout ce que nous pouvons déduire de la connaissance de la nature humaine. Bien plus, sous un régime de démocratie et de suffrage populaire (qui est incontestablement dans la pensée et les vœux de M. Walras), cette thèse est particulièrement fausse, puisque l’État n’est alors que l’organe et la résultante des volontés des électeurs, lesquels n’auront aucun motif d’être plus raisonnables, plus éclairés, plus conscients de leurs intérêts collectifs, après le rachat des terres, qu’ils ne l’étaient auparavant pour leurs intérêts individuels. Tout le monde sait bien que les Français pris en bloc, avec le suffrage universel, administrent fort mai leurs finances nationales, tandis que pris en détail ils gèrent très bien leurs patrimoines particuliers.

Le grand apôtre de la nationalité du sol, effaçant Colins et Gossen et rivalisant presque de gloire avec Karl Marx, c’est l’Américain Henri George (1839-1897), auteur de Progress and Poverty. Henri George fut alternativement typographe et matelot, puis journaliste et homme politique, et il faillit être maire de New-York[1758].

Voici les grandes idées du fameux ouvrage Progrès et pauvreté, paru en 1879.

Partout, malgré le développement colossal de l’industrie, la plus grande misère règne dans les masses populaires. À un phénomène aussi général il faut une cause générale : elle est dans la rente, conséquence nécessaire de la propriété privative du sol. La rente a cela de monstrueux, qu’elle grandit aux dépens de la part du capital et de la part du travail, par le seul effet de l’accroissement de la population et de l’industrie. Rente foncière, loyer pour les capitaux industriels et salaire pour les travailleurs, voilà, en effet, les trois titres entre lesquels se répartit le produit total d’une nation. Or, le perfectionnement de l’industrie diminue tout naturellement le loyer des capitaux, par la concurrence qu’ils se font entre eux ; l’augmentation de la population diminue également les salaires ; seule la rente augmente quand augmente la population. La spéculation s’ajoute à ces causes perturbatrices ; alors le prix des terres monte indéfiniment, parce que les spéculateurses comptent trop rapidement l’accroissement de la rente et la plus-value des fonds. Mais leur revenu se refuse momentanément à suivre ces hausses trop rapides de leurs prix de vente, et la crise éclate, en faisant brusquement monter le loyer de l’argent et brusquement tomber les salaires. Telle est la théorie des crises, théorie que les socialistes eux-mêmes ont abandonnée[1759].

Quel est le remède à ces maux ?

C’est la suppression de la propriété foncière ; et cette mesure ne serait pas seulement utile, elle serait juste aussi, parce qu’il n’y a que le travail qui puisse donner un titre au propriétaire. Au moins faudrait-il attribuer la rente à l’État, au moyen de la single-tax, impôt qui suffirait à tous les besoins publics aux lieu et place de tous les autres impôts.

On voit que George n’a rien pris à la critique marxiste, qu’il ignore ou qu’il dédaigne ; c’est à la théorie seulement de Ricardo que la sienne peut se rattacher[1760].

Henri George, au surplus, reconnaît fort bien la légitimité de la propriété du capital, et il tient pour juste le revenu sans travail qui en découle sous le nom d’intérêt[1761]. Il n’en veut qu’à la propriété foncière et à la rente foncière : ce sont elles et elles seules qu’il rend responsables du paupérisme, des crises et de la loi d’airain[1762].

Il faut répondre : 1° théoriquement, que la rente, si elle existe, ne condamne pas la propriété[1763] ; 2° pratiquement, qu’elle n’existe presque jamais[1764]. Comme le dit M. Paul Leroy-Beaulieu, « si l’on déduisait de la valeur de la terre tout ce qui représente l’intérêt, au taux normal des capitaux qui y ont été incorporés, il ne resterait en général aucun résidu[1765] » ; et M. Gide lui-même, si partisan qu’il soit de la nationalisation du sol, a été obligé d’en convenir[1766].

Il est vrai que les exemples, des plus-values brusques et considérables se rencontrent beaucoup mieux dans les pays neufs, où les villes se constituent rapidement, et dans ceux où la terre, naturellement riche et non encore épuisée, peut donner des récoltes abondantes avec un moindre travail. C’était le cas qu’Henri George avait sous les yeux aux États-Unis.

Il est vrai encore que la propriété et les inégalités qu’elle consacre choquent bien davantage les sentiments, lorsque cette propriété est immobilisée et lorsque ces inégalités sont éternisées et accrues par des régimes successoraux de majorats et de substitutions. Tel est le cas pour l’Angleterre, Sismondi s’y est longtemps arrêté, et il y a là une excuse circonstantielle en faveur de Stuart Mill[1767]. Ici toutefois le remède n’est pas dans la spoliation : il serait dans le retour à un régime de liberté tout à la fois juridique et morale, au milieu duquel la propriété foncière irait aujourd’hui en s’émiettant comme toutes les autres et où elle deviendrait naturellement accessible, par fractions quelconques, aux familles laborieuses et rangées qui s’élèveraient par leur travail. Seulement on nous dira qu’il est un peu tard pour un remède de ce genre, avec la situation profondément misérable des populations agricoles du Royaume-Uni.

En tout cas, cette situation particulière de la propriété rurale dans les Îles Britanniques explique fort bien que le mouvement en faveur de la nationalisation du sol y ait pris naissance, et cela dès la fin du XVIIIe siècle. Les premiers champions en avaient été, Thomas Spence (1760-1814), qui la préconisa en 1785 dans une célèbre conférence faite devant la Société philosophique de Newcastle[1768], et William Ogilvie (1737-1819), professeur à l’Université d’Aberdeen, auteur de An essay on the right of property on land (1781)[1769]. Dans cet ouvrage Ogilvie distinguait trois espèces de valeurs dans la terre : 1° la valeur originelle ; 2° la valeur potentielle ; 3° la valeur d’amélioration. Les deux premières auraient été prises par l’État moyennant indemnité ; les landlords auraient gardé seulement la troisième, que les paysans auraient été facilités à acquérir.

Au moment où parut Progress and Poverty d’Henri George, des systèmes analogues à ceux de Spence et d’Ogilvie étaient proposés en Angleterre par Russel Wallace[1770].

En Amérique Henri George forma le « parti George », dont un des membres les plus en vue fut le prêtre catholique irlandais Mac-Glynn. À eux deux ils fondèrent l’Anti-Poverty society. Mac-Glynn, mandé à Rome, ne s’y rendit pas et fut interdit, et le parti George finit par se perdre dans le parti démocrate-socialiste.

Aussi bien tous les systèmes de nationalisation du sol se heurtent-ils maintenant à une grande objection, qui fait penser que Colins, Henri George et tous les autres sont venus au monde bien près d’un siècle trop tard. C’est que la propriété foncière est de moins en moins une forme nécessaire de la fortune, et qu’elle est une fraction de moins en moins considérable de l’avoir national. Karl Marx et le collectivisme, s’attaquant au capital en général et surtout au capital industriel, ont montré une intelligence bien plus profonde des conditions économiques de leur temps. Notre siècle est caractérisé par le développement de la grande industrie et la création des valeurs mobilières, mais ne l’est point, tant s’en faut, par la croissance des fortunes constituées en immeubles ruraux. Alors, si socialiste qu’on soit, pourquoi s’en prendre à ceux-ci et rien qu’à eux ?

CHAPITRE VI

LE SOCIALISME EN FACE DU CHRISTIANISME

I

LE SOCIALISME A-T-IL UNE AFFINITÉ AVEC LE CHRISTIANISME ?

Une dernière question, ou mieux encore tout un ordre de questions nous reste à examiner : quels sont les rapports du socialisme avec le christianisme ?

En tant que science, l’économie politique ne se heurtait point aux vérités religieuses ; bien plus — si ce n’est dans leur philosophie sur Dieu, l’homme et le monde — elle ne les rencontrait pas sur sa route pour leur demander le secret de son origine ou pour appuyer sur elles ses déductions, et pas davantage non plus pour travailler à les déraciner dans les esprits. Mais le socialisme a-t-il pu garder cette attitude ? Tout au moins a-t-il tenté de l’observer ?

La vérité, c’est qu’il a essayé par intervalles de se donner une origine chrétienne ; mais la vérité aussi, comme nous le disions ailleurs, c’est qu’il est impossible de croire à un rapport quelconque, soit de filiation, soit même tout simplement de conformité, entre le christianisme et lui.

Nous avons vu déjà que des considérations d’opportunité et de milieu historique lui avaient cependant inspiré cette tactique dans la période de 1848, et cela parfois sous la plume de quelques-uns des hommes les plus irreligieux et les plus familiarisés avec le blasphème comme fut Proudhon[1771]. Bien plus, divers auteurs plus récents et s’inspirant de motifs très divers ont persisté à affirmer ces relations, bien que pour le faire il leur ait fallu, de la façon la plus complète, nier ou ignorer tout ce qui a constitué l’essence du christianisme, soit à son origine, soit dans le long cours de son développement à travers les âges.

« Les origines du christianisme sont communistes », a dit par exemple Nitti[1772] ; et Loria, professeur à l’Université de Padoue, a enseigné que « Jésus, tout le long de sa vie trop tôt fauchée, demeure un socialiste fervent, dont les doctrines communistes ne furent pas étrangères à sa fin tragique[1773] ». Émile de Laveleye a professé les mêmes opinions. « Le socialisme, a-t-il dit, sort du christianisme comme le chêne du gland. Dans tout chrétien il y a un socialiste en germe, et dans tout socialiste un chrétien inconscient[1774]… Le christianisme a gravé profondément dans nos cœurs et dans nos esprits les sentiments et les idées qui donnent naissance au socialisme… En tout cas, ce que l’on peut affirmer, c’est que la religion qui nous a tous formés — adeptes comme adversaires — a formulé dans les termes les plus nets les principes du socialisme, et que c’est précisément dans les pays chrétiens que les doctrines socialistes ont pris le plus grand essor[1775]. » Et en annonçant le règne futur du socialisme, le même auteur prédisait que « le socialisme se réalisera de lui-même dans un délai d’un à cinq siècles, à mesure que les classes aisées se pénétreront des sentiments du socialisme chrétien ou — si vous aimez mieux — des idées de solidarité humanitaire ; à mesure aussi que d’un autre côté le peuple arrivera peu à peu à se gouverner lui-même sur le terrain politique et dans le domaine de l’industrie[1776]. »

Il est donc parfaitement vrai que certains écrivains socialistes, qui ne reconnaissent aucunement l’autorité de l’Église et qui ne partagent point nos croyances, ont tenté d’attribuer à leurs thèses une origine toute chrétienne. Tout au moins ils se sont plu à supposer une profonde influence du « principe socialiste » de l’Évangile[1777]. M. de Laveleye a même dit que, « si l’on veut extirper le socialisme, il faut l’atteindre dans sa source et dans ses moyens de diffusion : proscrire le christianisme et brûler la Bible[1778] ».

Nous ne saurions souscrire à aucun de ces jugements. Les générosités de la charité chrétienne n’ont rien à voir avec les théories d’égalité forcée, de contrainte et de spoliation ; le respect de la propriété inscrit dans le Décalogue et également imposé par le Nouveau Testament est inconciliable avec les tendances ou les revendications du socialisme ; enfin, entre le socialisme d’une part et le christianisme pur ou catholicisme de l’autre, il y a cette différence irréductible, que tous les initiateurs du socialisme ont favorisé les passions et réhabilité la chair, tandis que l’Évangile a pour trait distinctif de sa morale la mortification des sens et la lutte contre les passions[1779].

Ce n’est pas tout : et si le socialisme était chrétien d’origine, comme le disait M. de Laveleye, ou au moins chrétien d’esprit, comment expliquerait-on qu’il lui eût fallu dix-neuf siècles pour éclore de cette religion qui le portait en germe, et que précisément alors il eût apparu chez des hommes dont aucun n’acceptait les dogmes du christianisme, dont aucun ne pratiquait ses observances et qui tous ou presque tous vivaient notoirement dans la violation de sa morale domestique et conjugale ?

On se refuse trop à voir ce qui est le fond essentiel du Christianisme et ce qui lui donne son nom, c’est-à-dire son caractère de religion révélée, avec la foi au Christ et le dogme de la Rédemption[1780] ; on affecte d’ignorer qu’à ses yeux les dons les plus généreux et les plus sublimes sacrifices à l’amour de l’humanité n’ont aucune valeur pour la fin chrétienne de l’homme, si ce n’est pas l’amour de Dieu qui les inspire pour les sanctifier et les surnaturaliser[1781].

Par ailleurs aussi, on altère radicalement la notion chrétienne de la morale en dépouillant cette morale, non seulement de son principe, mais encore de sa forme rigoureusement personnelle et de ses sanctions non moins personnelles dans l’éternel au-delà de la vie. Bien plus, si la morale socialiste avait des devoirs proprement dits, non contente de les avoir autres dans leur fondement et leurs principes, elle les aurait autres aussi dans leurs objets. Ainsi les notions de droit, d’égalité et de jouissance y remplacent celles de devoir, de hiérarchie et d’abnégation ; les dévouements sans gloire et sans profit n’y apparaissent point ; dans l’assistance des pauvres et dans le soin des malades, le socialisme n’obtient point de services qu’il ne soit obligé de salarier. On y fait sans doute de l’altruisme dans les mots et les institutions : mais ce n’est jamais que pour pouvoir se permettre individuellement à soi-même plus d’égoïsme dans les actes.

Jamais non plus le respect de la femme, au sens chrétien et au sens de Le Play, n’a existé dans le socialisme. On ne peut pas-même l’y concevoir, une fois admises les théories de la réhabilitation de la chair et de l’affranchissement des passions. Platon, celui que l’on appelle le divin Platon, n’avait pas pu faire du socialisme sans y mêler la promiscuité des sexes ; Campanella ne s’est pas soustrait à cette tyrannie de la logique ; Mably enfin, Morelly et tous les modernes, à finir par Bebel et par Malon[1782], ont rêvé d’associer le plus immonde dévergondage avec la jouissance égalitaire ou commune des biens.

Le féminisme lui-même n’a rien à voir avec le christianisme. Le christianisme a relevé la femme ; il a proclamé l’égalité de sa dignité : mais il a maintenu la différence de ses fonctions ; Vouloir faire du féminisme avec saint Paul, parce qu’il a déclaré que devant Dieu il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni libre ni esclave, ni homme ni femme[1783], ce ne serait pas plus fondé que de vouloir faire de l’internationalisme avec ce même texte[1784]. Le féminisme socialiste — et tous les vrais socialistes sont féministes — n’est pas autre chose qu’un procédé pour attaquer l’institution chrétienne du mariage. « Toutes les questions féministes — disent ensemble deux sommités du socialisme en Belgique convergent vers une transformation du mariage »[1785] : et c’était bien cette même notion du féminisme que l’on trouvait déjà dans Saint-Simon et Stuart Mill. Les pays où le socialisme s’implante avec le plus de force et le plus de liberté, ne sont-ils pas de ceux aussi où la stérilité volontaire du néo-malthusianisme, par la corruption de l’idée naturelle et chrétienne du mariage, fait le plus de progrès ? Témoin la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande[1786].

Le socialisme est si peu chrétien d’origine et d’instincts que, parmi les innombrables utopies que nous pourrions énumérer, il ne s’en trouve qu’une qui soit chrétienne — et encore est-elle protestante — c’est celle du pasteur de Souabe, Andreæ[1787] : car nous ne parlons ici ni du badinage mythologique du grand Fénelon, ni de cet exemple unique au monde par lequel les missionnaires du Paraguay montrèrent que l’Évangile, s’il est importé chez des tribus sauvages, ne les oblige point à répudier ce qu’il y a encore de naïf et d’inculte dans leurs mœurs.

Nous ne revenons pas sur l’esprit de communauté qui a régné d’une manière très passagère dans la primitive Église de Jérusalem. On ne saurait y voir le moins du monde un régime économique : ce n’était que la réalisation des biens et la consommation dû capital par les œuvres de charité, ainsi, qu’il s’est toujours pratiqué et se pratique encore au sein des communautés religieuses[1788]. Il fallait, pour l’exemple des siècles à venir, que la perfection évangélique qui venait d’être révélée à titre de conseil — Si vis perfectus esse, vende quæ habes et da pauperibus[1789] — fût montrée tout de suite en action, sans que rien pourtant l’appelât jamais à se généraliser et à tarir, par cette généralisation même, les sources nécessaires de la production[1790].

Aussi, entre chrétiens, ce n’est qu’en dehors du grand courant de l’Église catholique qu’il faut aller chercher des ébauches de socialisme : et on ne les trouve alors que mêlées à l’immoralité, chez les gnostiques et les carpocratiens des premiers siècles, chez les Fraticelles et les Begghards du moyen âge et chez les anabaptistes de la Réforme.

Il n’y a pas davantage une grande théorie socialiste qui soit d’origine chrétienne. Ce n’est pas le fondement humain et arbitraire de la propriété, tel que Rousseau le soutenait dans le Contrat social, puisque la loi même du Sinaï d’abord et ensuite l’Évangile nous montrent la propriété comme voulue de Dieu[1791] ; ce n’est pas la thèse du produit intégral au travailleur, puisque ni la pratique traditionnelle de l’Église, ni la théologie scolastique ne l’avaient jamais proposée, ni soupçonnée ; ce n’est pas davantage la thèse de la valeur causée par le travail ou celle de la rente aboutissant à la nationalisation de la terre, puisque l’Église n’est jamais entrée dans l’explication économique des faits et qu’elle a librement abandonné à la science profane la constatation des lois de ce même ordre, en tant du moins qu’on n’en fera point découler des formules ou des pratiques qu’elle devra condamner.

L’économie politique libérale s’accorde donc infiniment mieux avec la morale chrétienne. Sans doute elle se contente d’expliquer et de décrire au lieu de commander ; mais au moins les leçons pratiques que l’on peut tirer des inductions auxquelles elle conduit, aident à pratiquer les vertus naturelles de travail, de prudence et de tempérance, avec lesquelles l’enseignement chrétien est en un accord aussi facile que nécessaire[1792]. Bien plus aussi, quelques-uns des économistes les plus illustres, notamment Bastiat et Carey, ont trouvé dans l’harmonie des lois qu’ils approfondissaient, une démonstration saisissante, de l’ordre que Dieu créateur a mis dans le monde et que sa Providence y maintient.

Il convient cependant, après ces idées générales, de donner un instant d’attention à quelques écrivains.

De tous les socialistes, si nous exceptons Huet, dont l’œuvre est beaucoup plus philosophique et religieuse qu’économique, celui qui rêva le plus de l’alliance du socialisme et de la religion, fut Pecqueur (1801-1887). Pecqueur passa d’abord par les saint-simoniens, puis par les fouriéristes, avant de se trouver une voie originale ; il eut l’honneur d’être rapporteur général de la fameuse Commission du travail, siégeant au Luxembourg en 1848, Son œuvre capitale est la Théorie nouvelle d’économie sociale et politique ou études sur l’organisation des sociétés, publiée en 1842[1793] ; et d’autres, telles que la République de Dieu, union religieuse pour la pratique immédiate de l’égalité et de la fraternité universelles (1844), accentuent bien la tournure mystique de ses pensées. Il y a, selon lui, une justice sociale et une morale sociale, comme il y a une justice et une morale individuelles ; l’homme doit s’y sacrifier ; les institutions historiques, comme la propriété et l’hérédité, doivent s’y plier ; et la jouissance commune, qui est dans la volonté de Dieu, guérira tous les vices et toutes les misères de la société moderne. Pecqueur se défend cependant d’être communiste. Il suffira de « socialiser » les individus par la lutte contre l’égoïsme et l’ignorance, et de « socialiser » le sol et les moyens de production, lesquels seront « régis, exploités, employés sous la suprême direction des pouvoirs représentatifs » avec « un seul entrepreneur, un seul capitaliste prêteur, une seule institution de crédit, à savoir l’État, le peuple dans ses représentants[1794] ». — C’était donc du pur collectivisme, et l’on a parfaitement raison de faire remonter la chose, mais non pas encore le nom, à Pecqueur et à son Économie sociale des intérêts du commerce et de l’industrie et de la civilisation en général, sous les applications de la vapeur, œuvre parue en 1838[1795].

Le nom de Pecqueur est inséparable de celui de Vidal (1812-1872), qui appartient aux mêmes groupes et qui, après avoir collaboré sous Louis-Philippe à des revues fouriéristes, fut secrétaire de la Commission du Luxembourg et rapporteur de cette commission avec Pecqueur.

Mais il est bien inutile de revenir sur les hommages suspects et plus ordinairement blasphématoires que Saint-Simon, par exemple, puis Pierre Leroux, entre autres novateurs de la première moitié de notre siècle, affectaient de rendre au christianisme. Cette allure du socialisme correspondait à un état d’esprit qui n’existe plus : les collectivistes modernes sont franchement évolutionnistes, matérialistes ou athées. Il n’y a donc plus avec eux de socialisme chrétien, ou, pour parler plus exactement, il n’y a plus de christianisme dans le socialisme : mais nous ne pouvons que leur savoir gré de le reconnaître très crûment[1796].

Par contre, il a surgi une idée assez nouvelle, véritable défi au bon sens comme au dictionnaire. Très souvent on appelle ce socialisme là une « religion ». Il paraît que même la grève générale en serait une ; car religion, à ce que l’on dit, ne signifierait pas autre chose que n’importe quoi que l’on fait avec enthousiasme, comme si l’idée de la Divinité et d’un culte à lui rendre avait cessé d’être ce qui fait par essence une religion[1797].


II

LES ESSAIS DE SOCIALISME CHRÉTIEN

La pensée socialiste, quoi qu’on ait dit, n’a donc pas jailli de la pensée chrétienne. Mais la pensée chrétienne ne s’y serait-elle pas adaptée ? N’aurait-elle pas cherché à l’absorber en la soudant avec elle-même ? N’y aurait-elle pas fait tout au moins de très larges emprunts, de manière à constituer après coup quelque chose que l’on cuisse appeler le socialisme chrétien ?

C’est ce que nous allons voir maintenant, en distinguant avec soin le mouvement protestant et le mouvement catholique[1798].

Il est d’abord très vrai qu’en Angleterre on a essayé d’un socialisme nettement appuyé sur la religion ; mais avec le principe, protestant du libre examen il faut bien reconnaître que pour cette genèse du socialisme chrétien nos voisins avaient des facilités dont les catholiques, très heureusement, ont été toujours dépourvus. D’Angleterre le socialisme chrétien protestant passa en Amérique, et il suscita aussi de la part de l’Allemagne une émulation toute momentanée.

En Angleterre, ce socialisme chrétien suivit de près le chartisme. Ce fut Carlyle qui fit le trait d’union entre eux deux[1799].

On donnait le nom de chartisme au mouvement ouvrier qui avait éclaté après le reform-bill de 1832[1800]. Les mécontents s’étaient laissé persuader que le bill avait été fait dans le seul intérêt de la classe aisée. En 1836, leurs représentants à la Chambre des communes élaborèrent un programme de réformes électorales, que l’un d’eux qualifia du nom de « charte » en la présentant à ses amis. Ce fut cet incident qui fit donner au mouvement tout entier le nom de chartism.

La parenté du socialisme et du chartisme ne saurait être niée. Les chartistes voyaient dans les réformes politiques un instrument de réformes économiques ; ils considéraient le régime actuel comme incompatible avec toute amélioration dans la condition des travailleurs ; et ils rêvaient a d’organiser la société d’après un idéal social nouveau », où les producteurs manuels de la richesse auraient eu droit les premiers à sa jouissance[1801]. Le chartisme aboutit en 1839 à un essai de grève générale et de panique financière et a de longues émeutes qui furent très-sévèrement réprimées.

En 1839, Carlyle publia On Chartism, plaidoyer en faveur du chartisme : il y préconisait un changement dans la morale, la régénération par le travail, le remplacement du mammonisme par l’idéalisme, de l’égoïsme par le sacrifice et de l’individualisme par l’esprit social.

Charles Kingsley et Frédérick Denison Maurice, tous deux membres du clergé anglican, furent les premiers à prendre, vers 1848, le nom de « socialistes chrétiens ». Ils formèrent alors avec quelques amis un petit groupe qui avait pour but « d’amener toutes les classes de la société à la connaissance de leurs devoirs et de leurs intérêts, et de remplacer autant que possible le régime de la concurrence illimitée par un système de coopération universelle ». Hors cela, ils n’avaient pas de programme trop circonscrit. « Quiconque — disait en effet Maurice — reconnaît le principe de la coopération comme un principe plus fort et plus vrai que la concurrence, a droit à l’honneur ou à la disgrâce d’être appelé socialiste[1802]. » Ce groupe fonda, en 1848, la Christian socialist Society, qui eut pour organe le journal The Christian socialist.

Ni le programme, ni le choix des procédés à prendre n’étaient alors bien subversifs. Mais cette modération du début fut assez vite répudiée, et nombre des successeurs de Maurice, de Kingsley et de Ludlow ont ajouté aux théories chrétiennes sociales de ceux-ci des vues économiques qu’ils ont empruntées à Karl Marx, à Lassalle et à Henri George. Ils se sont fractionnés en trois groupes, dont le plus avancé en radicalisme a été la Guild of St-Mathew. Fondée en 1877 par le Rév. Headlam, la Guilde de Saint-Mathieu réunit autour de son programme nettement socialiste plusieurs centaines de membres, dont un bon nombre appartenaient au clergé anglican.

Le socialisme chrétien d’Angleterre a pénétré en Amérique, où il a eu pour principal apôtre le Rév. Bliss, socialiste déclaré. Il s’y est incarné dans la Church social Union. Cependant, à tout prendre, le programme de la Church social Union est moins avancé que n’a été celui d’un bon nombre de nos catholiques sociaux d’Europe[1803].

En Allemagne, le pasteur Stœcker, prédicateur de la cour de Berlin et membre du Reichstag en 1881, essaya aussi, en 1878, de créer un parti « chrétien social » dans l’Église protestante évangélique. Un temps fut même où les plus illustres encouragements lui furent donnés. À une réunion fameuse que Stœcker tenait à Waldersee le 28 novembre 1887, le prince impérial d’alors — aujourd’hui l’empereur Guillaume II — prit la parole pour déclarer qu’il fallait « mettre en valeur la pensée sociale chrétienne plus qu’on ne l’a fait jusqu’ici ». Mais bientôt la disgrâce commença. Elle fut complète quand le pasteur Stœcker eut été compromis, en 1895, par la chute financière et morale de son ami et collaborateur, M. de Hammerstein. Alors Guillaume II, qui, depuis la conférence internationale tenue à Berlin en 1890 sur la législation du travail, avait perdu de plus en plus ses illusions et qui avait renoncé finalement à l’espoir de désarmer les démocrates sociaux par des procédés empruntés au socialisme d’État, exécuta publiquement Stœcker au commencement de 1896[1804].

Chez les catholiques, le mouvement qu’on appelle mouvement « chrétien social » ou « catholicisme social », remonte à l’école de Lamennais. Au lendemain de 1830, ce groupe avait pour organe le fameux journal l’Avenir : c’était particulièrement de Coux qui y faisait les articles d’économie politique, en reprochant aux économistes de n’avoir envisagé que le problème de la production des richesses et d’avoir négligé celui de la répartition[1805]. On connaît la condamnation dont cette école fut l’objet, par la célèbre Encyclique Mirari vos de Grégoire XVI, du 15 août 1832. L’Avenir disparut, l’école se dispersa, et les hommes brillants qui lui avaient donné son éclat, comme de Lamennais, Lacordaire et de Montalembert, poursuivirent la route de leur vie par les chemins les plus opposés. Tous cependant ne modifièrent pas leurs sentiments, et nous avons déjà signalé la persistance de ces opinions dans le mouvement socialiste chrétien de 1848[1806].

C’est dans le Règne social du Christianisme de Huet que le courant d’opinion se manifesta avec le plus de clarté et d’énergie.

Huet est un croyant et parle en convaincu ; il possède d’une manière remarquable les textes de l’Écriture et ceux-ci se pressent à chaque instant sous sa plume ; il a foi dans la divinité du Christ et dans l’efficacité de la Rédemption ; bien plus, quoique épris de l’idéal de 1789 et des principes de liberté, d’égalité et de fraternité, il n’a pas même pour la conception théocratique de la société du moyen âge tout le mépris ou toute l’hostilité qu’on se serait cru fondé à attendre de lui. Son œuvre veut être une vaste synthèse du monde, tel qu’un christianisme nouveau et mieux compris doit arriver à le façonner[1807]. Pour cela, il divise son livre en quatre parties, consacrées : 1° à la société générale ; 2° à la société spirituelle, c’est-à-dire à l’Église ; 3° à la société matérielle, c’est-à-dire à l’économie politique ; enfin, 4° à la société politique, et là c’est encore au nom de l’Évangile qu’il professe la supériorité nécessaire du régime démocratique républicain.

Nous savons déjà que Huet voulait voir disparaître la propriété héréditaire et perpétuelle : mais, cette opinion une fois écartée, il est impossible de ne pas être frappé de la ressemblance continue qui rapproche le Règne social du Christianisme et toutes les idées maîtresses que les démocrates chrétiens et les américanistes ont professées parmi nous depuis quinze ans. Lui aussi trouve, qu’à force de parler de l’âme on a trop oublié qu’un corps lui est uni, lui aussi relève que le Sauveur guérissait les malades, et que par conséquent le plan divin doit comprendre un sacerdoce qui aide l’humanité à conquérir les biens matériels[1808] ; et lui aussi enfin, comme les américanistes, croit à un « esprit nouveau qui, après avoir passé de la religion dans l’ordre social, va se reporter de l’ordre social dans la religion », jusqu’au jour « où le clergé se convertira enfin au catholicisme social ; où, dans une société faite par elle et pour elle, l’Église trouvera son existence complète, dont elle n’a encore joui nulle part ; et où brillera d’un éclat incomparable la gloire de Jésus-Christ instituteur du genre humain[1809]. » Tout cela, quand récemment nous l’avons lu dans la biographie du Père Hecker, dans les discours de Mgr Ireland et dans les organes de la démocratie chrétienne, nous l’avons cru nouveau : nous n’avons eu que le tort d’ignorer que Huet l’avait dit quarante ans avant eux.

Pourquoi donc fut-il oublié ainsi ?

C’est que son livre avait paru trop tard et trop tôt. Écrit en 1850 et 1851, il ne vit le jour qu’à la fin de 1852. Or, déjà à ce moment, les catholiques s’étaient ressaisis à la voix de Pie IX ; surtout ils s’étaient instruits par les événements de France, d’Allemagne, d’Italie et d’Autriche, et en 1852 la démocratie socialiste était mal fondée à leur demander leur adhésion. La voix de Huet se perdit donc dans le désert : les derniers échos eh étaient endormis quand le socialisme chrétien retrouva son heure de vogue et de popularité.

Ce ne fut que bien plus tard, en effet, que des idées analogues furent émises de nouveau. On commence à les rencontrer en Allemagne vers 1860, en France seulement après 1870, chez des hommes dont les convictions sincèrement chrétiennes ne sauraient être mises en doute, et que le désir de soulager les souffrances et de faire disparaître les abus nés de la liberté, de la concurrence et des inégalités sociales poussait à imaginer tout un système économique opposé au libéralisme classique.

Mais, s’ils s’entendaient généralement avec Huet sur le sens de la Rédemption et sur la forme démocratique de l’État, ce n’est point à ses réformes économiques qu’ils voulaient nous ramener. Dans l’intervalle, en effet, les procédés de l’Organisation du travail de Louis Blanc — c’est-à-dire le socialisme sociétaire — avaient été d’une part repris et complétés par Lassalle et par Schæffle ; et d’autre part le progrès des études historiques avait en quelque sorte ressuscité le culte du moyen âge, en faisant revivre devant l’esprit les corporations du XIIIe siècle. À celles-ci l’imagination prêta volontiers des proportions que certainement elles n’eurent point et une influence qu’elles n’exercèrent pas non plus à un degré aussi accentué. Pourquoi donc, se dit-on, un régime corporatif copié sur les institutions du XIIIe siècle n’aurait-il pas été le remède au malaise social du XIXe siècle ? Et Carlyle, de l’autre côté du détroit, n’avait-il pas déjà aidé à cette réhabilitation de la vie économique du passé ?

Pour l’Allemagne, nous ayons cité l’adhésion que Mgr de Ketteler avait donnée à la prétendue loi économique du salaire nécessaire[1810], sur laquelle Lassalle insistait alors avec tant de force. C’étaient les sociétés coopératives de production qui devaient être l’arme pour combattre cette loi. Le chanoine de Moufang, ami intime de l’évêque de Mayence, appuya le même mouvement. Un des membres les plus influents de ce groupe, l’abbé Hitze, tout en se refusant à conclure avec Marx à la nationalisation de l’industrie, concluait au moins, dans la Quintessenz der socialen Frage (1880), à la nécessité de « l’organisation sociale des professions et des États », selon des formules répétées de la Quintessenz des Socialismus de Schæffle. Cette dernière thèse, diversement atténuée ou présentée, est celle qui domine aujourd’hui parmi les catholiques sociaux, dont certains ont demandé la corporation obligatoire, avec interdiction du travail pour les non-associés[1811].

Mais la grande difficulté qui surgit ici, c’est celle de la direction à donner aux ouvriers que le régime corporatif ainsi ressuscité écarterait du travail industriel. Sans doute la difficulté n’existerait pas si l’on supposait que l’entrée dans la corporation fût un droit pour quiconque la solliciterait ; elle n’existerait pas davantage, si l’on était sûr qu’aucune cause, soit involontaire comme l’accroissement de la population, soit purement libre, comme la trop grande affluence d’apprentis et de compagnons ne pût jamais troubler l’équilibre. Mais la difficulté est au contraire insurmontable en dehors de ces deux hypothèses ; dont la première n’est pas acceptée et dont la seconde n’est pas démontrée. Or, le trouble sera d’autant plus grand dans la société moderne, que les professions ne présentent plus le caractère héréditaire qu’elles avaient au moyen âgé ; d’autant plus grand surtout que le travail manufacturier absorbe actuellement, sur l’ensemble de la population, un pourcentage, de dix à vingt fois supérieur à celui d’autrefois ; d’autant plus grand, enfin, que le progrès non encore arrêté des découvertes et de leurs applications industrielles enlève à l’industrie l’immobilité relative que celle-ci avait eue au moyen âge.

Cependant nous avouons n’avoir jamais vu ni une solution plausible, ni même une discussion de ces difficultés. Condamnerait-on au chômage et à la misère les aspirants éconduits et les compagnons éliminés, au risque de rendre plus intense dans un « cinquième état » la misère que l’on aurait tenté d’atténuer dans le « quatrième » par une hausse des salaires et par une plus grande régularité du travail, artificielles l’une et l’autre[1812] ? Prendrait-on plutôt le moyen que M. l’abbé Naudet propose et qui consiste à renvoyer à l’agriculture, ou à y faire rester malgré eux, ceux des travailleurs auxquels on veut fermer de propos délibéré les portes des corporations ? Eh bien, en ce cas, n’est-il pas par trop puéril de répéter avec lui que l’agriculture manque de bras et que la France mieux cultivée nourrirait 300 millions d’habitants au lieu de ses 39 millions ? Car personne, heureusement, ne demande les mesures restrictives de la population que Sismondi et Stuart Mill avaient préconisées jadis.

En outre de cela, certains écrivains de ce groupe des chrétiens sociaux ont apporté des définitions et des formules de doctrine imbues du plus pur collectivisme, par exemple la formule du droit du travailleur au produit intégral.

Le comte de Lœsewitz, protestant converti, a obtenu que cette dernière doctrine trouvât une tribune dans la revue française l’Association catholique, que des liens intimes unissaient à l’œuvre des cercles catholiques d’ouvriers. Pour Lœsewitz, les fruits combinés du travail humain et du capital ne doivent revenir qu’à celui qui a mis personnellement en œuvre l’instrument du travail » ; la pratique contraire, que les capitalistes ont introduite à leur profit, constitue « la grande iniquité des sociétés païennes et, au point de vue économique, la dernière cause de toutes les souffrances[1813] ». Karl Marx pouvait être fier de se voir si bien compris et si bien secondé.

D’autres condamnaient comme usuraire tout ce qui, dans le loyer des maisons ou le fermage des terres, excédait tout ensemble le paiement, des impôts et l’appauvrissement des champs par la culture ou bien la détérioration, des maisons par la vétusté[1814]. C’était là une sorte d’excommunication lancée contre toute espèce de revenus sans travail[1815]. L’idée que le salaire représente, non pas le prix du travail, mais bien la renonciation de l’ouvrier à la propriété de l’ouvrage, procédait de la même conception du droit au produit intégral[1816]. Rudolf Meyer, Allemand émigré en Autriche, puis en France, adoptait dans leurs grandes lignes les idées de Rodbertus : il demandait à l’État d’être le régulateur de la production et le distributeur de la richesse.

Le christianisme social apportait toutefois une idée nouvelle, qui, toute sophistique qu’elle soit, n’en demande pas moins ou n’en demande que davantage notre attention : c’est la thèse de la propriété fonction sociale.

Seul autrefois, dit-on, ce caractère de fonction sociale a légitimé la propriété, et ce rôle social n’étant plus rempli par suite des nouvelles formes politiques, il doit en résulter la suppression ou la transformation de la propriété elle-même.

Que répondre ? Il est vrai, en effet, que le propriétaire féodal était un administrateur et que le propriétaire foncier moderne est légalement dépourvu de toute attribution politique. Mais si cet argument a été produit de nos jours par des chrétiens sociaux d’Autriche[1817], il faut bien se souvenir que la philosophie scolastique n’avait pas argué de cette confusion des rôles de propriétaire et de souverain. Nulle trace ne s’en rencontre, par exemple, dans saint Thomas[1818]. Aussi bien saint Thomas, qui plane dans les sommets de l’abstraction et qui ne fait jamais allusion à quelque circonstance concrète de son temps et de son milieu, avait-il surtout défendu la propriété avec les arguments généraux et permanents d’Aristote ; et cette position qu’il prenait est d’autant plus remarquable qu’il vivait dans tout l’épanouissement du régime féodal, au temps où la propriété privée et la souveraineté politique étaient intimement unies depuis plusieurs siècles[1819].

Seulement c’est une tendance de tout le groupe actuel des chrétiens sociaux, de voir partout des fonctions sociales. Non contents de donner ici cette qualification à la propriété, ailleurs ils l’ont donnée également au travail : et certes, comme nous l’avons dit déjà, « si le travail des individus est une fonction sociale, parce qu’il intéresse la société, que faudra-t-il dire de l’éducation des enfants, de laquelle dépend l’esprit de cette société ? que faudra-t-il dire surtout de leur procréation, de laquelle dépend jusqu’à l’existence de cette société par le nombre plus ou moins élevé de ses membres[1820] ? — Que deviennent alors les libertés les plus sacrées des pères de famille ? Que deviennent les droits et les devoirs les plus intimes de la vie domestique et conjugale ? Fonctions sociales aussi[1821] ! » Défions-nous donc de ce mot, dont l’impitoyable logique ne peut aboutir qu’à la ruine de toutes les libertés individuelles et qu’à la pire tyrannie de l’État, seul mandataire visible de la société.

Cette propension à voir partout des, fonctions repose sur une équivoque que nous devons dissiper. Il est très vrai, dirons-nous, que toute fonction confère des pouvoirs et des facultés à celui qui en est revêtu ; il est très vrai aussi que quiconque a des pouvoirs et des facultés, doit en user pour le bien de ses semblables et est responsable devant sa conscience et devant Dieu de l’usage qu’il en fait. Jusqu’ici nous sommes d’accord avec les catholiques même sociaux. Mais si toute fonction se résout en une faculté qui procède d’elle, s’ensuit-il inversement que toute faculté implique aussi une fonction qui l’engendre ? Pas le moins du monde, et c’est ici que se trouve le sophisme. Ainsi le talent est une faculté, chacun de nous est responsable de l’usage des siens, mais le talent n’est point une fonction. Il en est de même de la propriété — ou plutôt de la richesse, si nous ne nous attachons pas à parler le langage juridiquement inexact que les philosophes chrétiens emploient à tort sur la propriété. — Aussi bien l’Évangile, les Pères de l’Église, les scolastiques et les derniers documents pontificaux ont-ils enseigné le devoir d’un usage chrétien et charitable des richesses : cependant nulle part n’était apparue, par confusion entre les deux notions de fonction et de faculté, cette idée que la propriété soit une fonction. Au contraire l’aptitude à être propriétaire était regardée comme de droit naturel et comme logiquement antérieure à la société elle-même.

Parfois aussi c’était à la possession du capital que l’on s’en prenait, par des appels à une confiscation plus ou moins directe. Il a été écrit par exemple que « l’extrême richesse est mauvaise et que, fût-elle légalement acquise, la société aurait encore le droit de s’affranchir et de sévir contre elle » ; puis, comme « il faut tomber d’accord sur quelques réformes radicales (car les demi-mesures ne sauveront pas) », il est nécessaire ; de « poursuivre la ploutocratie jusque dans sa source.., en assignant même un maximum à la fortune individuelle, par le moyen de l’impôt progressif, etc. C’est avec de pareilles réformes — est-il ajouté — que les candidats catholiques devront se présenter devant le peuple[1822]. » Or, dans le domaine de la pratique, les envies égalitaires et démocratiques travailleront avec succès à élargir ces portes que l’on ouvre aux confiscations discrétionnaires ; mais déjà, dans le domaine de la théorie, nous trouvons, quant à nous, un sens tout différent au passage de l’Encyclique Rerum novarum du 15 mai 1891 par lequel Léon XIII, posant en principe que « le droit de propriété privée émane de la nature et non pas des lois humaines », déclarait à la même ligne que « tout ce que peut l’autorité publique, c’est de tempérer l’usage de cette propriété et de le concilier avec le bien commun », et que cette autorité « agit contre la justice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers ». C’était pourtant à ce même moment qu’un groupe de socialistes chrétiens de France affirmait — ce qui était parfaitement faux — que si la théologie catholique regardait comme naturelle la propriété des biens mobiliers, elle n’en prenait pas moins parti, à la majorité de ses auteurs, pour la thèse de l’origine humaine et arbitraire de la propriété du sol[1823].

Plus près de nous encore M. l’abbé Sertillanges, dans une série de conférences publiées en 1907 sous le titre Socialisme et Christianisme, a répété des assertions aussi hardies. Selon lui, si le socialisme renferme un anticléricalisme qui est accessoire et qu’il aurait dû répudier, il comprend surtout des formules économiques que les catholiques feraient bien de lui emprunter, au lieu de s’attarder dans l’étroitesse d’un conservatisme routinier. Entre le socialisme donc et le catholicisme, « l’entente est de droit », dit-il, et seules « ce sont les superfétations socialistes qui nous séparent. Lorsque la vérité chrétienne décide dans les matières économiques, c’est fort souvent dans le sens socialiste[1824] ». L’auteur essaie d’appliquer ses théories aux diverses questions de la propriété, de l’hérédité et des impôts, en partant de la formule que « le droit de propriété est autre chose qu’un droit : c’est un service fondé sur une utilité sociale[1825] » ; Mieux que cela : la société pourrait très justement étendre le principe de la communauté de toutes choses, bien que l’Église le restreigne au seul cas d’extrême nécessité[1826].

En Autriche ce parti, auquel ont adhéré des personnalités telles que le prince de Lichtenstein et le baron de Vogelsang, a pris une réelle influence, en même temps qu’il y a été plus osé que nulle part ailleurs. Il faut dire, il est vrai, que les progrès de l’élément juif dans la plus grande partie de la monarchie austro-hongroise devaient provoquer assez naturellement, une réaction, et que cette réaction, comme toutes les autres, était exposée à ne pas se renfermer dans de justes limites. C’est cependant un fait bien connu et bien explicable, que les sociétés économiquement les plus éclairées et les plus fortes sont celles qui résistent le mieux à l’infiltration sémitique, selon la judicieuse remarque que M. Claudio Jannet en a faite[1827]. Donc la meilleure défense contre les juifs n’est point dans l’emploi des moyens violents et bien moins encore dans l’adoption des formules fausses du socialisme, auquel l’antisémitisme confine par tant de côtés[1828] : elle est bien plutôt dans la connaissance impartiale et éclairée des lois économiques et dans les procédés intelligents que la connaissance de ces lois peut inspirer.

En France, les idées catholiques sociales n’ont été généralement qu’un reflet un peu pâli des idées émises par les groupes d’Allemagne et d’Autriche[1829]. De plus, leurs progrès y ont été singulièrement entravés, soit par le mouvement très marqué de retraite que M. le comte de Mun, regardé longtemps comme le chef de cette école en France, a dessiné dans toutes ces dernières années, soit par l’attitude au moins très réservée de l’épiscopat français, dont aucun membre n’a appuyé ces théories et dont plusieurs au contraire, comme Mgr Freppel, évêque d’Angers, et Mgr Turinaz, évêque de Nancy, les ont démasquées et combattues.

En Belgique le parti socialiste chrétien a été plus osé et plus agissant[1830]. Il comptait parmi ses principaux promoteurs, quoique avec d’heureuses différences entre eux, M. l’abbé Pottier, directeur du grand séminaire de Liège, et M. l’abbé Daëns, qui fut député d’Alost.

Soit l’autorité personnelle de M. l’abbé Pottier, soit les congrès tenus à Liège en 1887 et 1890 firent donner, même hors de Belgique, le nom d’école de Liège au groupe qui acceptait ces doctrines, tandis que le groupe catholique conservateur et libéral recevait le nom d’école d’Angers, à raison de l’influence directrice de l’évêque de cette ville, Mgr Freppel, et à cause du congrès des jurisconsultes catholiques qui s’y était réuni en 1890 sous la présidence de M. Lucien-Brun.

L’appellation « démocratie chrétienne » est plus récente : il serait difficile de la faire remonter au-delà de 1896[1831]. Elle implique aussi certaines idées qui lui sont propres, notamment en politique. Ainsi, en soutenant qu’une république démocratique est essentiellement la forme de gouvernement la plus chrétienne, en excluant l’action du patronat, en excitant la défiance contre lui et en éliminant le plus possible l’intervention des « classes dirigeantes », la « démocratie chrétienne » s’est mise en un certain antagonisme avec l’œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, où prévalaient en général, sur ces deux points là, des opinions sociales et politiques très opposées.

Parfois, entre les deux écoles de Liège et d’Angers, on a introduit la différence d’interventionnistes et non-interventionnistes. Mais ici la divergence entre elles ne porte pas tant sur l’intervention même de l’État dans le régime du travail, que sur la mesure opportune et nécessaire de cette intervention et sur le principe qui la justifie. Les libéraux croient que cette intervention n’est qu’une application particulière du devoir général de police qui incombe à l’État : maintes fois, au contraire, et notamment à la Chambre, par l’organe de M. de Mun, les chrétiens sociaux ont rattaché cette intervention à leur thèse du travail fonction sociale[1832].

Néanmoins ce mouvement plus ou moins imbu de socialisme qu’on appelle « école de Liège, démocratie chrétienne ou catholicisme social » — ne s’est pas acquis pour tout cela, sinon comme un allié de rencontre, les sympathies du socialisme proprement dit. Ce n’est pas seulement en Europe que l’on constate l’impopularité des chrétiens sociaux parmi les milieux socialistes démocratiques ; cette impopularité est aussi profonde aux États-Unis, en face du socialisme chrétien protestant[1833], qu’elle peut l’être et qu’elle l’est en Europe ; et partout elle s’explique par le contraste des mobiles et par la divergence des vues, spiritualistes d’un côté et matérialistes de l’autre.

Au résumé, nous reconnaissons très bien, sans aucun doute, qu’un fossé profond sépare et a toujours séparé le socialisme chrétien ou démocratie chrétienne d’avec le socialisme proprement dit. Mais c’est encore beaucoup trop, croyons-nous, que dans ces attaques dirigées contre la propriété et dans l’explication des lois et des phénomènes économiques il puisse y avoir et qu’il y ait eu un accord sur des formules volontairement équivoques et scientifiquement fausses. Les uns, il est vrai — les catholiques sociaux — mettaient tout leur programme dans ces formules et auraient voulu s’arrêter après les avoir fait accepter ; les autres, au contraire, comptaient sur ces mêmes formules pour s’entendre momentanément avec des alliés de passage ; et pour commencer avec eux une démolition qu’ils se chargeront très volontiers de terminer tout seuls.

C’est beaucoup trop, par exemple, que M. Nitti puisse dire que « Meyer, Loesevitz, Decurtins, catholiques convaincus, admettent et soutiennent les théories du plus pur socialisme[1834] » ; c’est beaucoup trop que M. de Laveleye, à propos des doctrines professées par les chrétiens sociaux d’Allemagne dans les Christlich-sociale Blœtter, puisse y trouver « simplement les idées de Marx et de Lassalle recouvertes d’un léger vernis catholique et rattachées, par quelque citation, aux enseignements des Pères de l’Église[1835] » ; c’est beaucoup trop que, malgré les différences de fond et de principes, Nitti puisse dire et ait dit avec juste raison qu’il « importe bien plus à l’économiste et au sociologue d’étudier la tendance novatrice commune. aux socialistes démocrates et aux socialistes catholiques, que d’étudier la divergence qui existe entre eux au sujet de la foi religieuse[1836] ». Nous voudrions pouvoir démontrer qu’on ait eu tort de parler ainsi ; mais nous sommes tout simplement réduit à regretter que l’occasion de le faire ait été donnée si légèrement[1837]. Maintes fois les écrivains socialistes se sont félicités qu’on amenât des recrues au marxisme, bien loin d’en emmener du marxisme au christianisme : nous pensons qu’ils ont eu parfaitement raison[1838].

On dit bien, il est vrai, que si ces théories sont récentes, ce n’est que parce qu’elles ont été provoquées par les abus tout aussi-récents de l’industrialisme et du régime capitalistique. Mais il y a là, croyons-nous, une erreur de dates. Il est parfaitement vrai que ce « catholicisme social » est jeune : pourtant il y a un siècle ces abus, qui semblent l’avoir fait éclore d’hier seulement, étaient bien autrement intenses en Angleterre ; ils l’étaient bien davantage aussi sur le continent il y a deux ou trois générations, au temps où régnait ce que M. Paul Leroy-Beaulieu a qualifié d’un mot heureux « l’état chaotique » de la grande industrie. Il faudrait donc s’excuser d’un retard, bien plutôt que s’applaudir d’une coïncidence saisie avec un empressement tout opportun[1839].

Les membres de cette école et même parfois les plus avancés[1840] ont prétendu s’appuyer sur l’autorité du Saint-Siège pour professer les théories que nous venons de résumer. Qu’y avait-il d’exact dans cette assertion ?

Ce qui est vrai, c’est que Léon XIII, soit dans une allocution du 17 octobre 1887, soit dans l’Encyclique Rerum novarum du 15 mai 1891, a affirmé la nécessité éventuelle d’une intervention de l’État dans le régime dit travail, d’ailleurs sans préciser le principe de cette intervention et en prenant soin de déterminer, que « les lois ne doivent pas s’avancer, ni rien entreprendre, au-delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers ». Ce qui est vrai encore, c’est que la même Encyclique du 15 mai 1891 a fait un grand éloge des associations professionnelles, au point de vue tout : au moins des services mutuels d’assistance que les associés peuvent s’y rendre, et au point de vue des ressources de préservation morale et religieuse que l’association peut leur procurer. Ce qui est vrai enfin, c’est que cette même Encyclique a déclaré que « le salaire ne doit pas être insuffisant pour faire subsister l’ouvrier sobre et honnête » : et cela, d’ailleurs, en laissant de côté le rapport quelconque qui peut exister entre le salaire et la productivité du travail, c’est-à-dire entre le salaire et le gain procuré au patron par le travail de l’ouvrier.

Par contre, les catholiques sociaux ont peu cité toute la première partie de cette Encyclique Rerum novarum, où le socialisme était condamné par Léon XIII avec la même énergie qu’il l’avait été par Pie IX[1841], et où la propriété, même foncière, que Léon XIII y présentait fondée sur le travail, était proclamée de droit naturel.

Surtout les controverses, souvent passionnées, des commentateurs de cette Encyclique ont obligé après coup le Saint-Siège à circonscrire nettement la portée de ce dernier document.

Nous ne nous arrêtons pas à la « Lettre collective au clergé et aux fidèles » que les évêques de Belgique ont écrite le 8 septembre 1895 et dans laquelle, convaincus par les explications des patrons catholiques de leur pays, ils ont reconnu que l’Encyclique du 15 mai 1891, en dépeignant l’usura vorax, l’accaparement des commercia[1842] et la misère imméritée des classes ouvrières, « a eu en vue la Belgique moins peut-être que certaines autres contrées » — sans, doute une manière délicate de dire que ces conditions là ne s’y réalisent point. — Or, au point de vue économique et social, la situation de la France est fort semblable à celle de la Belgique. Nous notons de préférence, parmi les actes émanant de Léon XIII ou revêtus de son autorisation : 1° la consultation officielle du cardinal Zigliara d’août 1891, déclarant que la justice n’oblige pas le maître à payer l’ouvrier au-delà du rendement effectif en travail[1843] ; 2° le discours de Léon XIII du 19 septembre 1891, suivant lequel « la parfaite justice réclame que le salaire réponde adéquatement au travail » ; 3° l’Encyclique Longinqua Oceani du 28 janvier 1895, adressée aux évêques des États-Unis, dans laquelle Léon XIII, contredisant les rêves de corporations obligatoires maîtresses absolues du travail, déclare que « personne ne doit empêcher qui que ce soit de donner son travail à qui il lui plaît et quand il lui plaît » ; 4° enfin et surtout l’Encyclique Graves de communi du 18 janvier 1901, qui restera l’un des textes les plus précis et les plus complets dirigés contre le socialisme chrétien.

« Il importe peu », dit ce dernier document, qu’on se serve du mot « démocratie chrétienne », Pourtant ce n’est que sous la condition absolue que ceux qui le prennent se conformeront fidèlement aux règles de cette même Encyclique. Or, là, non seulement la propriété est défendue à nouveau contre toutes les attaques, mais encore la question sociale est envisagée sous l’aspect d’une question morale ; la forme démocratique de la société et du gouvernement est présentée comme entièrement indifférente pour le bien ; les institutions anciennes sont exaltées à l’égal des nouvelles ; les classes riches et instruites sont montrées nécessaires à l’équilibre social et à la prospérité des œuvres ; la charité est célébrée comme une vertu de tous les temps et de tous les milieux ; et l’aumône même doit garder dans une société chrétienne toute la place que les générations passées lui avaient faite[1844].

Après cela rien ne subsiste plus, ni des formules, ni des tendances que nous avons critiquées — rien, disons-le, sinon le mot « démocratie chrétienne », pourvu que celui-ci, dépouillant à la fois son sens précédent et son sens étymologique, se résigne à ne plus désigner que l’action bienfaisante du christianisme se manifestant comme elle l’a fait dans tous les siècles, c’est-à-dire par des institutions et des dévouements qui correspondent à la variété de tous les besoins successifs des sociétés. Alors le mot même devient inutile à ce qu’il nous semble ; et, conservé dans l’usage, mais conservé avec un sens nouveau, nous craignons qu’il ne se prête encore à des équivoques, préludes, de polémiques toujours nouvelles et toujours ravivées[1845].

Deux événements se sont produits depuis lors, qui ont encore affaibli davantage le prestige déjà bien ébranlé, de ces doctrines : d’une part, le Motu proprio de Pie X, du 22 décembre 1903 ; d’une autre, la condamnation des erreurs modernistes, qui, préparée par divers actes de son pontificat, fut solennellement consommée par son Encyclique Pascendi, du 8 septembre 1907.

Le premier de ces documents insiste sur l’inégalité naturelle et nécessaire des membres de la société ; sur la propriété privée, qui, « fruit du travail et de l’industrie ou bien d’une cession ou donation faite par autrui, est un droit indiscutable de la nature » ; sur la justice, qui « doit être distinguée de la charité » et qui « seule, lorsqu’elle est lésée, donne le droit de revendication » ; sur le « devoir de charité des riches », qui « est de secourir les pauvres », et sur le devoir des pauvres, de « ne pas rougir de leur indigence et de ne pas dédaigner la charité des riches » ; il déclare enfin que « l’action populaire chrétienne ou démocratie chrétienne… surtout ne doit léser en aucune façon le droit inviolable de la propriété privée, ni jamais, s’immiscer dans la politique »…, et que « les écrivains catholiques… ne doivent pas employer un langage qui puisse inspirer au peuple l’aversion des classes supérieures de la société, ni parler de revendications et de justice quand il ne s’agit que de charité, ». Notons aussi — et si en ce point l’autorité de l’Église obtenait l’obéissance à laquelle elle a droit ici comme en d’autres sujets, ce ne serait pas le moindre service que ses enseignements et sa morale auraient rendu au monde économique — notons, dis-je, une réprobation expresse du « sabotage », mot par lequel on désigne les lenteurs calculées et les malfaçons volontaires dans l’exécution du travail[1846].

La condamnation du modernisme a atteint, elle aussi, par contre coup, tous les essais qui étaient tentés pour rapprocher socialistes et catholiques. Comment cela ? C’est que les hommes qui avaient manifesté des sympathies pour le socialisme chrétien ne s’étaient guère abstenus d’en laisser voir également pour les théories modernistes, lorsqu’il leur était arrivé de pénétrer dans le domaine des questions religieuses. On sentait que, sur ce terrain comme sur l’autre, ils apportaient le même esprit de complaisance et de transaction, en cherchant cette fois ci à concilier les formes traditionnelles du dogme et de l’exégèse avec les objections qui les troublaient eux-mêmes ou bien leurs amis à côté d’eux. Aussi bien les deux mouvements pouvaient-ils procéder d’un même désir de ramener à l’Église, ici les masses que le socialisme en avait détournées, là les intellectuels qui croyaient, avoir trouvé autre chose et mieux que les définitions trop simplistes de la vieille foi. Aux uns comme aux autres, par conséquent, il y avait à montrer que l’abîme n’est point infranchissable, ni la distance aussi grande qu’on l’avait cru. Pour cela, semblait-il, il n’y avait qu’à abaisser quelque peu les vieux dogmes devant l’orgueil de la critique, comme ailleurs il n’y aurait eu qu’à abaisser quelque peu la vieille morale et les vieux principes sociaux devant l’envie, la paresse et les convoitises du socialisme. Ainsi les traditionalistes se donnaient la main les uns aux autres dans les divers domaines de la pensée, comme aussi les novateurs en matière religieuse et les novateurs en matière sociale se la donnaient également de l’autre côté. La logique commandait ce rapprochement, et il était particulièrement remarquable, soit autour de M. Fonsegrive à la rédaction de la revue la Quinzaine, aujourd’hui disparue, soit dans un bon nombre de groupes ou cercles dits « d’études sociales ».

Cette fois, c’était dans l’ordre des croyances que Pie X déchirait résolument toutes les illusions. Mais le discrédit qui atteignait ainsi, aux yeux des catholiques, les théories religieuses de tel ou tel penseur, ne pouvait pas ne pas rejaillir sur ses théories sociales, très vivement discutées déjà dans le monde catholique.

Voilà ce qu’il reste du socialisme chrétien à l’heure où nous écrivons ces lignes. Il n’est, croyons-nous, qu’un souvenir historique destiné à bientôt s’effacer dans le tourbillon des idées et des événements. Dans le domaine des croyances religieuses, les rameaux qui se détacheraient de l’arbre de vie et qui ne se nourriraient plus de sa sève, arriveraient vite à s’étioler et à se flétrir ; dans le domaine des idées sociales, les bouleversements qui nous menacent et les ruines que nous prépare la Confédération générale du travail, risquent aussi de nous montrer que les sociétés ne peuvent pas se flatter de jouir de leurs richesses dans une sécurité indéfinie, lorsqu’elles rompent avec les vérités et les principes de la loi naturelle et divine.

Parvenu à ce terme de la route que nous nous étions tracée et que nous avons été obligé de parcourir à grands pas, nous nous arrêterons sur le conseil que le Rév. Kerby, professeur à l’Université catholique de Washington, donne à la jeunesse en terminant son étude sur le « socialisme aux États-Unis ». Il lui demande d’aborder la vie avec la pleine connaissance de « la vérité sociale » et des « lois économiques »[1847]. C’est, en effet, pour avoir ignoré ces lois ou pour avoir cru qu’elles n’existent point dans l’œuvre harmonique et providentielle du monde, que trop, d’âmes généreuses se laissent entraîner à l’utopie socialisée, drapée dans quelque manteau, de religion qu’elle usurpe. Les bonnes volontés et les enthousiasmes, font sans doute les grands cœurs ; mais un grand cœur ne garantit jamais contre de grandes illusions et pas même toujours contre de grandes chutes, quand il n’est pas doublé et soutenu par un grand esprit que le travail a formé et que la science a pénétré.


Puissent donc les pages, qui précèdent aider à la diffusion de la vérité ! Une fois de plus nous répéterons que cette vérité est une, et que, trouvée dans l’ordre scientifique par la maison et l’expérience, elle ne s’y contredit point avec ce qu’elle est elle-même dans un autre ordre, quand elle est révélée dans, celui-ci par la foi.

Et cependant ni la science, ni l’art de l’économie politique ne suffisent à assurer la richesse et la prospérité, des peuples, bien loin de pouvoir donner aux individus le bonheur qui résulte du juste sentiment que l’on a d’être heureux. Pourquoi cela ? C’est que, si l’économie politique s’adresse à l’intelligence pour l’éclairer, sur la manière d’atteindre un but, elle n’a rien cependant de l’impératif qui peut s’adresser à la volonté pour mouvoir celle-ci ; c’est qu’elle laisse l’homme en proie à ses passions et ses vices ; c’est que, enfin, ces passions et ces vices peuvent être plus forts que tous les conseils de la science, et toutes les lumières de la raison, pour détourner les populations du travail et de l’épargne, et pour leur arracher les vertus naturelles de la tempérance et de la prudence. Nos masses ouvrières sont prêtes à se ruer dans la Révolution ; et devant le progrès que la paresse et l’envie ont fait faire aux doctrines les plus subversives du socialisme, nous nous demandons avec tristesse si la France, malgré toutes les gloires de son passé, malgré tout l’éclat de son intelligence et de son génie, n’est pas destinée à descendre la pente du déclin économique sur laquelle l’histoire nous a montré bien d’autres nations qui avaient glissé avant elle. Et puis ce ne sont pas les lois économiques qu’il importe le plus de connaître : ce sont bien davantage les lois morales qu’il importe de pratiquer. La connaissance des premières est insuffisante sans la pratique des secondes : au contraire, c’est tout ensemble du respect intelligent des lois économiques et de la fidèle observation des lois morales, sous l’autorité de l’Église, qui en a la garde et l’interprétation, que la prospérité matérielle des peuples découlerait le plus sûrement.





TABLE ALPHABÉTIQUE
DES CITATIONS D’AUTEURS

(Les passages spécialement consacrés à un auteur sont marqués en chiffres gras).


A

Abeille, 465. Achenwall, 464. Adler, 709. Afanassiev, 159 n., 160 n., 161, 166 n., 168 n., 169 n., 192 n., 208 n., 221 n., 222 n. Aftalion, 348 n., 717 n., 718 n. Agricola (Georges), 91. Aikin, 326 n. Albert, 773 n. Albert le Grand, 65. Allengry, 534 n. Allix, 714 n., 715 n. S. Alphonse de Liguori, 69 n. S. Ambroise, 40 n. Ammon, 597. Anderson, 309. Andler, 347 n., 533 n., 537 n., 576 n., 640 n., 695 n., 701, 730 n., 733 n., 734, 735 n. Andreae, 682, 757. Annie Besant (voyez Besant). Ansiaux, 151 n. Antoine (R. P.), 62 n., 301 n., 360 n., 516 a., 560 n., 583 n., 695 n. Antonelle, 644. S. Antonin de Florence, 52, 66. Ardant, 771 n. D’Argenson, 78. Aristophane, 14, 76. Aristote, 12, 13 n., 15 et s., 46, 48, 52, 58, 61, 72, 77, 186, 292 n., 592, 602 n., 605, 606 n., 609, 689. Ashley, 39 n., 40 n., 51 ; n., 55 n., 56 n., 57 n., 59 n., 61 n., 65 n., 68 n., 70 n., 71, 77, 93 n., 548, 558, 617 n., 772 n. Auburtin, 521 n. Aucuy, 681 ri, 736 n, 737 n. S. Augustin, 48 n., 52, 612. Aulard, 640 n. D’Avenel, 58 ri., 77, 107 n., 483 ;

B

Babeuf, 643, 674. Bacalan, 242 et s., 290 n. Bagehot, 393, 484. Bandini, 258. Bastable, 133 n., 273 n., 368 n., 397 n., 401 n., 405 n., 406 n., 408 n., 409, 416. Bastiat, 153, 172, 179, 245 n., 369 et s., 398, 406, 436 et s., 445, 452 n., 512 n., 541 n., 678 n., 711 n., 759. Baudeau, 154 n., 165, 170, 187 n., 197 n., 205, 213 et s., 247, 285 n. Baudin, 603, 604 n. Baudrillart, 12 n., 95, 102 n., 475, 582, 607 n. Bauer, 187 n. Bayard, 505 n.

Bazard, 650 et s. Bebel, 603, 622, 707, 756. Beccaria, 259. Behn (Mrs Afra), 630 n. Bellamy, 667 ; Benigni, 685 n. Benoît XIV, 62 n., 69-71, 95 n., 335, 516 n. Bentham, 291 n., 362 et s., 371, 375, 512 n., 716. Berkeley, 254. St Bernardin de Sienne, 66. Bernouilli, 454. Bernstein, 687 n., 700, 701 n., 704 n., 730. Berlin, 165, 167, 221. Besant (Mrs Annie) ; 303. Besold, 108. Biel, 51, 59. Bigot de Sainte-Croix, 228 n. Biollay, 166 n., 169 n. Blanc (Élie), 774. Blanc (Louis), 613 n., 668, 669 et s., 683, 685, 735, 754 n., 767. Blanqui (Adolphe) ; 4, 112 n., 114 n., 137 n., 331, 334. Bliss, 764. Block (Maurice), 5, 271 n., 272 n., 274 n., 310 n., 318 n., 338 n., 346, 376 n., 420 n., 454 n., 460 n., 465 n., 475, 506, 507 n., 509 n., 514 n., 547 n., 553 n., 580 n., 604. Blondel, 529. Bodin, 85 n., 95 et s. 105, 106, 114, 600 n., 607 ri., 621. De Bœhm-Bawerk, 59 n., 288, 506, 509 et s., 691 n. Boileau, 79. De Boisgelin, 165, 218, 222. Boisguilbert, 120, 121, 134, 135 n., 439 et s., 164, 203 n., 309 n., 345 n., 429 n., 528 n. De Bonald, 520 n. Bonnaud, 666 n., 667 n. Bord, 169 n. Botero, 103, 106, 107, 293. Bouglé, 539 n., 545 n., 567 n., 598. Bourgeois, 555, 572 n., 635, 760 n. Bourguin, 486 n., 578 n. Brants, 39 n., 50 n., 57 n., 67 n., 73 n., 292 n., 293 n., 613 n. Braun, 482. Brawne, 494 n. Bright, 365, 367. Brissot, 637, 679. Brocard, 209 n.-, 210. Buchanan, 459 n : Bücher, 547, 557 ri. Buchez, 651, 684. Buonarotti, 643, 675. Buret, 358. Buridan, 49 n., 72 n., 73, 74. Burns, 324 n.

C

Cabet, 37, 613 n., 629, 662, 664 et s., 668, 685, 754 n. Cairnes, 302 n., 311, 393 et s., 398, 401, 405 n., 410, 443 et s., 415, 437 n. Calixte III, 65 n. Calmes (A. P.) ; 595 n. Calvin, 69 n., 93, 94. Du Camp, 169. Campanella, 603 n., 605 n., 621 et s., 756. Canard, 459. Cannan (Edwin), 237. Cantillon, 456 et s., 186. Carey (Henri-Charles), 153, 304, 327 n., 386, 434, 436, 442 et s., 492, 541 n., 759. Carey (Mathieu), 420, 444. Carlyle, 361, 485, 581, ; 762 ; 768. Carnot (Hippolyte), 650. Carrel (Armand), 651. Castelein (R. P.), 32 n., 59 n., 71 n., 441 n., 560 n. ; 570 n., 595 n., 607 n., 625 n., 632, 675 n., 676 n., 678 n., 697 n., 704 n., 711 n. Castelot, 151 n. Cathrein (R. P.), 697 n., 756, n. Caton, 28. Cauderlier, 499. Caudron (R. P.), 573 h, Cauwès, 434 n., 468, 513 n., 581. Chabin (R. P.), 560 n. Challemel-Lacour, 372 n. De Chambrun, 529. De Champagny ; 759 n. Charles-Frédéric, 183. De Charlevoix (R. P.), 624 n. Châtelain, 711 n. Cherbuliez, 397, 468. Chevalier (Michel), 151 n., 334 n., 370, 650, 655. Child, 429, 133, 200, 217 : Cibrario, 39 n., 259 n. De Cicé, 165, 219. Cicéron, 30, 31 n. Des Cilleuls, 80 n., 112 n., 113 n., 115 n., 116 n., 117 n., 163 n., 228 n., 505 n. Clément (Pierre), 112 n., 114 n., 115 n., 116 n., 163 n. Clément V, 613. Clément VII, 67 n. Clicquot-Blervache, 165, 217. Cliffe-Leslie, 265 n., 549. Cobbett, 305 n. Cobden, 365, 367, 371. Colbert, 108, 140 et s., 132, 137, 138, 139, 162, 163, 193. De Colins, 738. Colson, 476, 500 n. Combe, 663 n. Comte (Auguste), 82, 377, 533, 534 et s., 548, 556, 581, 586 et s., 651, 683. Comte (Charles), 333. Condillac, 212, 243 et s., 296. Condorcet, 247 et s., 298 535, 643 n., 649. Conring, 454. Considérant, 37, 660. Copernic, 90 et s. Cossa (Louis) ; 3 n, 8 n., 107 n., 124 n., 134 n., 259 n., 420 n., 485 n., 551 n. Cossa (Emile), 314 n., 548 n Courcelle-Seneuil, 469, 513 n. De Courçon, 57. Gournot, 12 ; 397, 459. De Coux, 686, 765. Croce, 621 n., 701 n. Culpeper, 131, 200, 217. De Curzon, 518 n.

D

Daire, 137 n., 140 n., 165 n., 199 n., 231 n. Dalberg, 372 n. Dallarbe, 249. Dan (Michel), 56 n. Dangeuil, 165. Darwin, 495, 533, 586, 596 et s. Davanzati ; 103. Daveriant, 128. Decurtins ; 780. Demolins, 528 n. Denis (Hector), 4 n., 230 n., 231 n., 232 n., 234 a. ; 243 n., 256 n., 304 n., 348 n., 570 n., 645 n., 660 n., 717 n., 718 n. Denison (Maurice) ; 763. Deschanel, 327 a. Desjardins, 679’n., 682 a. Desmars, 238 n., 241 a., 242 a. Destrée, 757 a. Destutt de Tracy ; 240 ; 329. Deville, 604 a., 724 ri. Diderot, 302 n. Dolléans, 464 n. ; 660 n., 662 n. ; 663 n., 761 n. De Dœnniges (Mlle  Hélène), 723. Donoso Cortès, 477 n. Doubleday, 490 et s. Droz, 334. Dubois, 4 n., 19 n., 33 n., 39 n., 53 n., 72 n., 95 n., 99 n., 105 n., 124 n., 128 n., 134 n., 149 n., 253 n. Dudley North, 253, Dumont (Arsène), 500. Dumont (Étienne), 363 n. Dumoulin, 69 n., 95. Dunoyer, 330 et s. Duns Scott, 49 ; 55 n : Dupont de Nemours, 134 n., 143 ; 154, 155 n., 165, 166 n., 170, 175 n., 178, 183, 184, 187 n., 190, 198, 199, 208, 209, 212, 214 et s., 224, 231, 232, 234. Dupont-White, 377 n. ; 574 : Dupré de Saint-Maur, 151, 225 n. : Durand de Saint-Pourçain ; 68. Durkheim, 554, 580 n., 594 n., 773 n. Dutot, 148, 449.

E

Eck, 70 n. Effertz, 598 n. Eheberg, 418 n., 424.. D’Eichtal (Eugène), 572 n., 584 n., 732 n. D’Eichtal (Gustave), 650 : Endemann, 70 n. Enfantin, 650 et s., 668, 761 n. ; Engels, 687 n., 688, 699, 707, 708 n. Ephore, 630 a. Espinas, 3 n., 39 n., 134 n., 137 n., 156 n., 36 n., 253 n., 306 n., 420 n., 553, 589. Euripide, 630 n. Ezéchiel, 94.

F

Fagniez, 227 n. Faure (Fernand), 376 n., 628 n. Fawcett, 484. Fénelon, 623 : Ferguson, 258. Ferraz, 378 n., 648 n. Ferri, 596. Ferrier ; 329 n. Fichte, 715. Fidao, 661 n. Fonsegrive, 787. Fontana-Russo, 377, 399 n., 401 n., 406 n., 407, 408 n., 409 n. Forbonnais, 118 n., 148, 450 et n., 154 n., 171, 200, 238. Fortrey, 128. Fouillée, 503, 580 n., 588, 635. Fourier, 581, 622, 629, 636, 655 et s., 662, 668. Fournier de Flaix, 137 n. De Foville, 103 n., 464 n., 737 n. Fournière, 556, 594 n., 605 n., 701 n., 761 n. Franck, 95 n., 293 n. François de Mayronis, 55 n., 65. Francotte, 32 n. Mgr  Freppel, 771 n., 777. Fromenteau, 108. Funck, 66 n., 70 n. Funck-Brentano, 108 n., 110 n., 580 n. Fustel de Coulanges, 58 n., 524.

G

Galiani, 107 n., 222 et s. Ganilh, 329 n. Garnier (comté), 278 ; 329, Garnier (Joseph), 371, 469. Garraud, 500 n. Garriguet, 43 n. Gaudemet, 222 n. Gayraud, 756 n. Geddes, 495. Gee, 129. Genovesi, 258 : George, 473, 747 et s., 751. Gerson, 51. Giddings, 377 n., 589. Gide, 4 n., 299 n., 411 n., 413, 467 a., 495, 519 n., 552, 566, 579 et s., 655, 657, 737 n., 745, 749. De Girard, 39 n., 42 n., 62 n., 79 n., 81 n., 89 n., 92 n., 94 n., 95 n., 726 n., 765 n., 777 n. Giraud (cardinal), 686 n. Giron de Buzareignes, 496 n, Godart, 105 n., 106 n. Godin, 660 n. Godwin, 295, 298, 645 et s., 716.. Goschen, 470. Gossen, 461, 742 et s. De Gournay, 130, 131, 156, 166, 178, 199, 216 et s., 234. Goyau (Georges), 43 n., 44 n., 695 n., 764 n., 769 n., 772 n., 783 n. Grabon, 614 n. Graslin, 238 et s., 296. De Greef, 591. S. Grégoire le Grand, 83 n. Grégoire (voy. Goyau). Gresham, 76. Guillaumin, 469. Gumplowicz, 534 n., 591, 593.

Guyot (Yves), 199 n., 464 n., 470, 678 n.
H

Hæckel, 596. Hales, 106. Haller, 339. Hamilton, 418. Hardenberg, 341. Hauser, 227 n., 589 n. D’Haussonville, 478 n., 567 n. Headlam, 764. Hecker (R. P.), 7, 67. Hegel, 533, 548. Helvetius ; 262, 363 ; 637. Henri de Gand, 50 n., 55 n., 65, Henry, 457 n. Herbert, 165, 166. Hermann, 341, 511. Herrenschwand, 294. Hildebrand, 314, 317 n., 533 n., 541, 542, 543, 548. Hitze, 768. Hobbes, 177. Hohoff, 50 n., 55 n., 61 n. D’Holbach, 624. Honorius, IV, 613. Hopkins, 337. Horn, 121 n, 134 n., 140 n. Hubert-Valleroux, 227 n. ; 478. Huet, 739, 759, 765 et s. Humboldt, 374. Hume, 10 n., 129, 243 n., 255, 261, 274, 294, 491 n., 502 n. Huskisson, 365. Hutcheson, 256.

I

Iagetzow (voyez Rodbertus). Ibn-Khaldoun, 309 n. Ihering, 538, 555, 579. Ingram, 3 n., 11, 28 n., 137 n., 211 n., 265 n., 332 n., 338 n., 385 n., 393 n., 395 n., 418 n., 420 n., 437 n., 438 n., 467, 574 n. Innocent III, 59, 64. Ireland (Mgr), 767. Isambert, 348 a., 648 n., 654, 657 n., 664 n. , 669 n., 679 n. Izoulet, 591, 760 n.

J

Jacob, 340. Janet (Paul), 637 n., 640 n., 643 n. Jannet (Claudio), 19 n., 51 n. ; 58 n., 68 n, , 309 n., 476 n., 477 et s., 511, 529, 583 n., 776, 777 n. Jannsen, 85 n. Jaurès, 604 n., 724 n. S. Jean, 755 n. S. Jean Chrysostôme, 47, 61. Jevons, 12, 461 et s., 507, 690. Joly (Henri), 37 n., 41 n., 610 n., 684 n., 761 n. Jones, 338. Jourdain, 39 n. Jourdan, 475. Juglar, 463 n. Justi, 260.

K

Kareiev, 165 n. Kautsky, 576, 616 n., 618 n., 657 n., 707. Kerby, 667 n., 747 n. 762 n., 764 n., 779 n., 787, De Ketteler (Mgr), 37 n., 725 et s., 768. Kidd, 540 n. King, 129. Kingsley, 485, 763. Kirchenheim, 616 n., 620, 621 n., 622, 667 n, 668. Knies, 315, 317 n., 532, 544, 542, 548, 549 n., 552. Kraus, 340. Kufstein, 783 n.

L

Labriola, 701 n. La Bruyère, 120 n. Lacordaire, 765. Lactance, 33 n. Lafargue, 470, 621 n., 625 n., 710 n., 724 n. Laffémas de Humont, 106, 113, 124. Lamarck, 586. Lamartine, 392 n., 601. De Lamennais, 360, 765. Landmann, 91. Landry, 12 n. Langenstein, 49 n. ; 772 n. Lapeyre, 611 n., 782 n. Lassalle, 57, 230, 310, 710, 722 et s., 726 n., 733 ; 768. Lauderdale, 418, 419, 510. De Laveleye, 377 n., 408 n., 473, 550, 551 et s., 598 n., 610 n., 714 n., 722 n., 740, 753, 754, 764 n., 780. L’Averdy, 168, 169, 214, 221. Lavoisier, 454. Lavollée, 441 n., 529, 697 n. Law, 444 et s., 149, 271. Lazarus, 590. Lebon, 761 n. Lecanuet, 765 n. Le Chapelier, 249. Legrand (Robert), 156 n. Lehmkühl (R. P.), 583 n., 768 n. Léon I, 52. Léon X, 68. Léon XIII, 176 n., 181 n., 583 n., 676 n., 738 n., 740 n, 775, 783, 784. Léon (R. P.), 768 n. Lepelletier, 420 n., 434 n. Le Play, 210, 518 et s., 558, 756. Leroux, 567, 581, 601, 602, 650, 654, 683 et s., 760. Leroy de Barincourt, 641. Leroy-Beaulieu (Paul), 258 n. 276 n., 304 n., 317, 333, 391 n., 429, 448 n., 466 n., 474 et s., 486, 498, 499, 500, 503, 509 n., 552, 572 n., 740 n., 749, 781. Leroy-Beaulieu (Pierre), 667 n., 757 n. Mlle  de Lespinasse, 219 ; 235. Lessius, 70. Le Trosne, 117, 165, 198, 200, 202 n., 204, 242 et s., 245, 285, 296. Levasseur 10 n., 227 n., 441 n., 472 n., 495 n., 499, 501 n., 529. De L’Hôpital, 119. Liberatore (R. P.), 301 n., 560 n., 561 n., 706 n., 773 n. Lichtenberger, 156 n., 242, 622 n., 625 n., 686, 687 n., 630, 639 n., 610, 641 n., 643, 645 n. De Lichtenstein ; 776 ; 779 n. Liebknecht, 603. Liesse, 121 n. Lilienfeld, 590. Linguet, 638 ; List, 153, 264 n., 279 ; 299 n., 386, 417, 418, 421 et s., 531, 547. Locke, 253, 271, 438 n : Lœhmann, 134 n., 138 n. Lœsewitz, 770, 780 ; Loria, 753. Lotz, 340, Louis (Paul), 567 ri. S. Luc, 94 ; 757 ; Ludlow ; 485, 763’v, Lujo Brentano, 315, 543, 547. Luther, 89, 92, 93.

M

Mabilleau, 567. Mably, 211, 636, 674, 756. Mac-Culloch, 128 n., 252, 258 n., 260 n., 296, 337, 381, 513 n. Mac-Glyrin, 751. Mac-Leod, 76. Macbault, 164. Maconochie, 237. Maffei, 69, 71. Maisonabe, 576 n., 603 n., 604 n., 733 n. Maisonneuve, 759 n. De Maistre (Joseph), 302, 566. Major, 70 n. Malesherbes, 165. De Malestroit, 97. Mallet du Pan, 601 n. Malon, 551, 665 n., 668, 727 n., 728 n., 730, 756. Malthus, 153,.248 n.,292 et s., 343 et s., 349 n., 354., 359 n., 436 et s., 438 et s., 450 et s., 490 et s., 498 et s., 536, 541 n., 549 n. Malynes (Gérard), 126. Mangoldt, 341, 348. Manley, 128. Marcet (Mrs), 337. Marcus, 303. Mario, 744. Marquardt, 31 n. Du Maroussem, 554, 707 n. Marshall, 483, 484. Martin V, 65 n., 614 n. Martin (Germain), 112 n., 114 n., 115 n., 116 n., 117 n., 118 n., 152 n., 227 n., 228 n., 234 n., 249 n. Martin (Henri), 169. Martin-Saint-Léon, 227 n. Marx, 18, 49, 197, 265, 357, 391 n., 473, 513, 668, 679 n., 687 et s., 716, 717, 718, 722, 729, 733, 737, 750 n. Mathias (R. P.) ; 768 a. S. Mathieu, 758 n. Maumus (R. P.), 765 n. Maynon d’invau, 165, 221. Mélanchton, 92, 93. Melon, 10 n., 79, 148 et s., 455. Menger (Anton) ; 60, 506 n., 579, 601 n., 624 n., 645 n., 648 n., 667 n., 699, 700, 706, 708 n., 714 n., 715 n., 717, 718 n., 725 n., 730 et s., 735 n. Menger (Karl), 455 n., 462, 690. Mercier, 639. Mercier de la Rivière, 165, 171, 173, 475 et s., 178, 182, 191 n., 192 n., 193 n., 196, 204 et s., 204, 244 et s., 213, 284 n., 245 n., 275, 315, 536. Merlin, 117 n. Meslier, 623, 624. Métin, 485 n., 667 n., 747 n., 748 n., 757 n., 762 n. De Metz-Noblat, 68 n., 302 n. Meyer (Rudolf), 49 n., 60, 73 n., 706, 709 n., 770, 780. Meyer (R. P.), 594 n., 596. n, 768 n. Michaelis, 482. Michel de Cèsène, 614. Michel (Henri), 589 n., 502 n., 642 n., 759 n. Michel (Georges), 121 n., 134 n, 135 n., 137 n. Michelet, 648. Mill (James), 260, 296, 336, 402, 403, 513 n., 721, 741, 742. Mill (Stuart), 260, 311, 312 n., 313 n., 337, 378, 375 et s., 397 et s., 414, 415, 417, 430, 452, 465, 470 n., 483, 535, 556, 655, 718 et s., 741, 749, 757. Millerand, 603, 604 n. Millot, 781 n. Milne-Edwards, 598. Mirabeau (père), 156 n., 165, 171, 177 n., 187 n., 193, 209 etc., 213, 214, 239, 293. Mirabeau (fils), 640, 737. Moch, 556. Modeste, 335 n. Moeser, 261. De Molinari, 12 n., 468, 500 n., 503 n., 667 n., 676 n. De Monseignat, 643 n. Montaigne, 101. De Montalembert, 686, 765 : Montchrétien de Watteville, 408 et s., 131 n. Montesquieu, 55 n., 455, 271, 302 n., 573, 627 et s., 638, 640. Montyon, 221 n. Morellet, 165, 171, 205, 222. n., 223 et s., 247. Morelly, 628 et s., 643, 665 n., 674, 756. Morus, 96, 616 et s., 665. Moufang, 768. Muiron, 660. Muller, 339, 417, 418. Mun, 125 et s., 129, 289 n., 290 n. De Mun, 777, 779. Murri, 785 n.

N

Naudet, 770. Nebenius, 341. Necker, 246, 638. Neill ; 421 n., 425 n., 429 n. Newmarch, 463. Neymark, 112 n. Nicolas II, 93 n. Nicolas IV, 613. Nito, 57. Nitti, 43 n., 96 n., 495, 753, 754 n., 762 n., 780. Nordau, 534 n. Novicow, 589, 591. Noyes, 667 n.

O

Oberdorffer, 768 n. Ockam, 614. Ogilvie, 750. Olinde Rodrigues, 649, 650, 655. Oncken, 154 n., 172, 178 n., 192 n., 263 n., 274. Oppenheim, 577 n. Oresme, 74 et s., 89, 90, 119. Orpen, 762 n. Ortès, 260. Ott, 657 n, 775 n. Owen, 357, 660 et s., 668, 681, 716, 717, 720, 736.

P

Pachtler (R. P.), 582 n., 729 n. Pagès, 70 n., 95 n., 336 n. Palante, 585 n. Pantaleoni, 467. Pareto (Vilfredo), 397, 625 n., 761 n. Patten, 434 et s. Paul, jurise., 26, 27, 72. S. Paul, 37 n., 60 n., 303, 384 n., 610, 611, 629 n, 755 n., 756 n. Paul-Boncour, 487 n. Pecqueur, 660, 701, 759. Peel, 365, 367. Pelage, 618. Penjon, 593 n. Pereire, 650, Perkheimer, 90. Périn (Charles), 68, 176 n., 302 n., 480 et s. Permezel, 199 n., 232 n. Pervinquière, 188 n., 213 n., 233 n. Pesch (R. P.), 184 n., 263 n., 279 n., 564 n. Peshine-Smith, 453. Petty, 251 et s., 455, 502 n. Philippe de Maizières, 68. Pie VIII, 335. Pie IX, 686, 767, 783, Pie X, 785 et s. S. Pierre, 610. Pierre du Bois, 73. Pirenne, 547 n., 557 n. Platon, 12, 13, 15, 16 n., 292 n., 598, 604 et s., 756. Platon (G.), 609. Pomponius, 29 n. De Ponthière, 777 n. Pothier, 63, 66 a., 69 n., 70 ; 95, 231 n. Potter, 740. Price, 318 n., 393 n., 396 n., 462 n., 484 n., 485 n. Prince-Smith, 482. Proudhon, 442. 679 et s., 685, 692, 702 n., 710 n., 736, 752. Prudhommeaux, 667 n. Puech, 758 n.

Q

Quesnay, 141, 150 ; 151 a., 154, 165, 166 et s., 171, 473 et s., 182. 183, 184, 487 et s., 197, 200 et s., 204, 206 et s., 214, 216 n., 231, 234, 216, 845 n., 275, 291, 373, 425, 458, 459, 461, 536, 639. Quetelet, 455 et s., 491 n., 496 n., 535.

R

Rabaut-St Étienne, 642, 774 n. Rae (John), 434 n., 515 n. Raiffeisen, 482. Raillard, 601 n., 684 n. Raleigh, 128. Raoul de Prelles, 293 a. Rau, 340, 348, 434 n. Raymond, 279, 418, 449 et, s., 425 et s. Raymond de Pennafort, 54 n. Raynal, 624 n., 649. Raynaud, 518, 650, 654. Rebière, 148 n. Renard (Georges), 735. Restif de la Bretonne, 639. Reybaud, 96 n., 601, 621 n., 622, 618 n., 653 n., 655 n., 657 n., 658 n., 659 n., 683 n. De Ribbe, 518 n., 529. Ricardo, 153, 240, 266, 269, 270, 279, 290 n., 305 et s., 313 et s., 318 n., 383, 386, 397 n., 398, 399, 400, 401, 406, 408, 409, 410, 412, 415, 435, 436 et s., 445 et s., 483, 536, 541 n., 549 n., 694 n., 741, 748. Richelieu, 113, 122. Rickards, 392 n. Rignano, 540 n. De Roberty, 590. Robespierre, 641 et s., 677 n. Robin, 288 n. Rodbertus, 57, 708 et s., 716, 717, 722, 733, 735, 736, 771. Rœssler, 543, Rogers, 77, 129 n., 475 n., 483, 550, 558. Roscher, 74 n., 168, 261, 303 n., 338 n., 348, 498, 510, 542 et s., 547, 548, 772 n. Rossi, 303, 332 et s. Roubaud, 165, 223. De Rousiers, 529 n., 697 n. Rousseau, 174. 177, 205, 294, 373, 627, 629 et s., 720. Roux-Lavergne, 684. Rudolf, 624 n.

S

De Saint-Chamans, 329 n. Saint Just, 642. De Saint-Péravy, 165, 239. Saint-Hilaire (Barthélemy), 17 n., 21. De Saint-Pierre, 623. Saint-Simon, 534, 535, 580 n., 622. 647 et s., 662, 668, 673. 719, 754 n., 757. 760. Sambuc, 656, 659 n. Sanz y Escartin, 38 n., 441 n. Sartorius, 339. Saumaise, 69 n. Sauvaire-Jourdan, 173 n., 178 n., 199 n., 242 n., 243 n., 408 n., 410 n. De Savigny, 339, 537. Savonarolé, 615. Sax, 506. Say (Jean-Baptiste), 101, 153, 172, 188, 241, 245 n., 263, 266, 271 n., 279, 280 et s., 294, 297, 313 et s., 342, 351, 353 n., 398, 430, 444, 510, 511, 536, 668, 675 n. Say (Louis), 279 n. Say (Horace), 469. Say (Léon), 137 n., 470. Say et Chailley Bert, 211 n., 338 n., 420 n., 712 n., 716 n. Scaruffi, 103. Schæffle, 473, 579, 596, 675, 714, 722, 726 et s., 768. Schatz, 4 n., 105 n„ 106 n., 128 n., 251 n., 253 n., 279 n., 301 n., 321 n.,.437 n., 441 n., 480 n., 520 n., 578 n., 592 n., 781 n. Scheicher, 639 n. Schelle, 199 n., 214 n., 216 a., 231 n.. Schmoller, 33 n., 72, 315, 318, 383 a., 545 et s., 574, 577, 579 et s. Schuhmacher, 346 n. Schüller, 278 n.. 314 n., 324 n., 338 n., 537 n., 544 n. Schulze-Delitsch, 482, 725. Schulze-Geevernitz, 529, 697 n. Seckendorf, 454. De Seillac, 604 n. Senèque, 28. Senior, 337, 444 n., 513. Serra, 107. Sertillanges, 775, 776 a. Shaw, 73 n., 124 n. Sherwood, 338 n., 422 n., 423 n., 453. Sidgwick, 402, 484. Silvain Maréchal, 624, 644. Simmel, 555. Sismondi, 301 n., 303, 382 n., 325, 335, 348 et s., 360, 451 n., 493 n., 716, 717, 749. Sixte V, 70. Smith (Adam), 17, 26, 57, 128 n., 138, 185 n., 197, 213, 236 et s., 245, 251, 261 et s., 293, 313 et s., 329, 346, 362, 398, 417, 419, 420, 425, 426, 427 n., 432, 440, 458, 474, 498, 536, 549 n., 569. Socrate, 13., 15 n. Soden, 339. Soetbeer, 482. Solvay, 730. Sonnentels, 260. Souben (dom), 151 a. Souchon, 16 n., 17 n., 22, 24 n., 47 n., 592 n., 606 n., 609 n. Spence, 750 : Spencer, 495 et s., 533, 548, 586 et s., 592, 599 : et s., 740. Stafford, 106. Stegmann et Hugo, 304 n., 577 n., 602 n., 616 n., 624 n., 694 n., 715 n., 721 n., 726 n., 748 n., 759 n., 762 n. Stein, 3, 41, 543. Steuart, 208, 294. Stoscker, 764. Storch, 342 et s. Struve, 454. Sudre, 96 n., 606 n., 613 n., 616 n., 621 n., 686 n., 639, 640 n., 643 n., 647, 675 n. Suétone, 32 n. Sully, 410 et s., 162. Süssmilch, 454.

T

Tacite, 492, 631 n. Talabot, 650. Tammeo, 454 n., 587 n. Taparelli d’Azeglio (R. P.), 302. Tarde, 588, 591. Taylor (Mme ), 376, 393. Temple, 128. Terray, 224 et s. Théodoret, 38. Thierry (Augustin), 649, 650. Thiers, 602 n., 670, 675 n. S. Thomas d’Aquin, 20, 39 n., 40 et s., 48, 49, 50 et s., 53 et s., 58 et s., 66 et s., 81, 82, 85, 106 n., 292 n., 515, 595 n., 608 n., 611 n., 772. Thomas (Paul), 25 n., 28, a. Thompson, 304, 357, 746 et s., 722. Thonissen, 37 n., 38 n. ; 40 n., 303 n., 605, 610 n., 612, 613 n., 614 n., 661 n., 750 n. Thucydide, 12, Thünen, 343 et s., 460. Tooke, 337, 463. Torrens, 337, 386, 402, 404 n. Toynbee, 485. Tronchet, 645. Troncy, 770 n. Troplong, 70 n., 95 n. Truchy, 178 n. Trudaine père, 106, 237. Trudaine de Montigny, 165, 169, 238. Tucker, 236, 257. Turgot, 63, 117, 156, 165, 166, 168, 170, 171, 181, 191 n., 198, 199, 208, 214 n., 218 et s., 238, 257, 268, 274, 296, 323, 382, 512 n., 535, 649. Turinaz (Mgr), 777. Turmann, 769 n., 782 n.

U

Ulloa, 151 n. Ustaritz, 151.

V

Vaccaro, 534 n. Vacher de Lapouge, 555. Vaillant, 604 n. Vairasse d’Alais, 622. Vandervelde, 757 n., 700 n. Vauban, 114, 120, 121, 134 et s., 193, 194, 293. Vauvillers, 165. Verhaegen, 485 n., 718 n., 747 n., 762 n., 763 n. Vermeersch (R. P.), 768. Vernet, 67 n. Verri, 259. Veuillot, 686. Vialles, 287 n., 713 n. Vidal, 760. Vigne, 99 n. Vignes, 518 n. Villegardelle, 613 n. De Villeneuve-Bargemont, 4, 107 n., 302, 335, 358 et s. Villermé, 332. Villey, 330 n., 657 n., 730 n., 737 n., 743 n., 760 n. Vincent de Beauvais, 39 n. Virchow, 596. Viviani, 603, 604 n. De Vogelsang, 43 n., 772, 776. Voltaire, 101, 140 n., 148, 171, 212, 223, 287, 624. Vührer, 167 n. Vuitry, 74 n.

W

Wagner, 457 n., 542, 544 et s., 577 et s., 709, 710. Wakefield, 337. Waldeck-Rousseau, 487 n. Wallace, 298, 751. Walras (Auguste), 464. Walras (Léon), 12, 461 n., 467, 742 n., 743 et s. Waltzing, 32 n. Weill, 762 n. Weinhold, 303. Weiss (R. P.), 768 n. Werner Sombart, 485 n. Westermarck, 554. Winkelblech, voyez Marlo. Winterer, 360 n. Wirth, 482. Wolowski, 74 n., 90 n., 258 n. 371. Wood, 129. Worms (Émile), 86 n., 87. Worms (René), 589 n., 591.

XYZ

Xénophon, 12, 13 et s., 20. Young (Arthur), 380. Zigliara (cardinal), 783.

Zwingle, 92.
TABLE ALPHABÉTIQUE
DE QUELQUES SUJETS TRAITÉS


A

Acquisition : méthodes d’acquisition d’après Aristote, 17 ; — d après les scolastiques, 18.

Acte de navigation de Cromwell et de Charles II, 131 et s. ; — comment il est apprécié par Adam Smith, 123, 249 ; — par Child, 133 n.

Agriculture : son état en France sous Louis XV, 164 et s. ; — sa productivité exclusive d’après les physiocrates, 185 et s. ; — cette opinion est-elle partagée par Turgot ? 232 et s. ; le libre-échange favorise-t-il les pays agricoles plus ou moins que les pays manufacturiers ? 407.

Annonaire (système) à Rome, 31 ; — à la fin du moyen âge, 56 ; — accepte par Vauban, 136 ; — condamné par Boisguilbert, 142 ; — aux XVIIe et XVIIIe siècles, 159 et s. ; — à Lyon et à Marseille sous l’ancien régime, 168 en note ; — sous Terray, 221 et s.

Anticornlawloague, 367 et s.

Antisémitisme, 777.

Armée de réserve de l’industrie, 693.

Artes acquisitivæ, artes pecuniativæ, 18, 53.

Associations : mal vues par Quesnay_, 204 ; — condamnées par la loi Le Chapelier, 249 et s. ; associations coopératives de Lasealle, 663 et s.

Aumône : jugement de Malthus et de Gide, 299.

Avances : théories des avances selon les physiocrates, 107 — les avances souveraines de Baudeau, 214.


B.

Balance des contrats, 123 et s.

Balance du commerce : apparition de la théorie au XVIIe siècle, 124 et s ; — comment elle est formulée par Mun. 127 ; — par Child, 129 ; — jugement de Quesnay et des physiocrates, 200 et s. ; — acceptée par Denham Steuart, 258 ; — interprétation de ses résultats par J.-B. Say, 288 et s. ; — comment il faut la lire avec la théorie de la valeur internationale, 407.

Balance internationale des comptes : les mouvements de capitaux n’y sont compris ni par J.-B. Say, 287 et s. ; — ni par Smart Mill, 415.

Banque de Law, 144 et s.

Banque d’échange d’Owen, 663 ; — de Proudhon, 681 ; — de Rodbertus, 713.

Biens économiques : leur gradation, 507.

Biens complémentaires, 508.

Bienfaisance : d’après Smith et Malthus, 317 et s. ; — est opposée à la solidarité, 567 et s. ; — origine du mot, 568 et 684.

Blés : commerce des blés sous l’édit de 1577 et la déclaration de 1690, 160 et s. ; — d’après la déclaration de 1763, 167 ; — leur exportation au XVIIIe siècle, 168 ; — leurs prix en France, sous Louis XV, 191 ; — restrictions au commerce des blés sous Terray, 221 ; — commerce des blés d’après Galiani, 223 ; — d’après Morellet, 224 ; — édit de 1774, 225 ; — législation en Angleterre, 321 et s. ; — suppression dès droits en Angleterre au XIXe siècle, 366 et s.

Bons de salaires et de denrées d’après Owen, 663 ; — d’après Rodbertus, 713 ; — d’après Schæffle, 728.

C

Caméralistique, 85.

Capillarité sociale, 500.

Capital : est-il soupçonné par Aristote ? 23 — le capital au moyen âge, 57 et s. ; — emploi du mot par Le Trosne, 198 ; — par Turgot, 238 ; — théorie d’Adam Smith, 270 et s. ; — différence des taux de rendement, 448 ; — capital constant et capital variable de Marx, 692 ; — le capital est engendré par la plus-value, 694 ; — est un vol objectif et formel, 695 ; idée finale que Marx se fait du capital, 697 ; — sa prétendue improductivité, 705 et s. ; — le capital catégorie historique, 709 ; — le capital économique et le capital juridique de Rodbertus, 709 ; — idée du capital selon Lafargue, 710.

Capitalisme : critique du capitalisme ou régime capitalistique par Marx, 696 et s.

Catholicisme social : ses antécédents avec Lamennais, 765 et s. ; — apparition du mot, 767.

Catholiques sociaux : leur théorie sur la propriété, 42 n. ; — sur la valeur, 50 n. ; — sur les revenus sans travail, 60 ; — sur la monnaie au moyen âge, 61 n. et 73 n. ; — partisans de la théorie de l’organisme social, 594 et s. ; — principales thèses économiques qu’ils ont soutenues, 767 et s.

Change : idée de la réglementation des cours du change au XVIIe siècle, 113, 126 ; — le change explique par la théorie de la valeur internationale, 411 et s.

Chartisme, 762.

Christianisme : sa position en face de l’économie politique, 34, 476 ; — en face du socialisme, 610, 684, 752 et s.

Classes ouvrières : dispositions des économistes classiques, 323 et s. ; — protection des enfants dans les manufactures, 332 ; — avenir des classes ouvrières d’après Stuart Mill, 390, 719 et s.

Collectivisme : origine du mot, 739 ; — Pecqueur et la première idée du collectivisme, 760 ; — est-ce la même chose que le communisme ? 604 ; — le collectivisme rationnel de Schæffle, 726 et s.

Commandite : permise au moyen âge, 59.

Commerce : mal vu par les scholastiques et saint Thomas, 52 ; — appréciation des physiocrates et de Mercier de la Rivière sur le commerce extérieur, 195 et s. ; — productivité du commerce d’après Condillac, 243 ; — distinction du commerce intérieur et du commerce extérieur, dans la théorie de la valeur internationale, 400 et s.

Communauté des biens dans l’Église primitive, 610 et s., 757.

Communautés religieuses : conditions économiques de leur renouvellement, 481 ; — pourraient-elles être laïques et l’a-t-on essayé ? 614 n.

Communisme : chez Platon, 605 et s, ; — dans les hérésies des premiers siècles, 610 ; — dans celles du moyen âge, 612 et s. ; communisme babouviste, 643 ; — fouriériste, 657 ; — oweniste, 664 ; — icarien, 664 et s, ; — sympathies de Stuart Mill pour le communisme, 720 et s.

Compagnies de colonisation, 122 et s.

Compagnonnage : ses abus au XVIIIe siècle, 249.

Comptabilisme de Solvay, 736.

Concentration des biens : y va-t-on ? 703.

Consommation : définie par J.-B. Say, 284 ; — est-elle une partie de l’économie politique ? 382.

Contrat social, 632 et s.

Corporations : leur place et leur importance au moyen âge, 78 ; — leur suppression par Turgot, 227 et s, ; — par la Constituante, 249 ; — indifférence de Sismondi à leur égard, 353 ; — suivant Sismondi elles prévenaient la surpopulation, 355 ; — les chrétiens sociaux demandent leur rétablissement avec caractère obligatoire, 768 et s.

Coût absolu et coût relatif, 400, 402 et s.

Crises : théorie des crises d’après Sismondi, 350 et s. ; — leur périodicité, 462 ; — théorie de Rodbertus, 711 et s. ; — d’Henri George, 748.

D

Darwinisme : son influence sur l’idée de société, 586 et s. ; — est-il favorable ou contraire au développement du socialisme ? 596 et s.

Débouchés : théorie des débouchés dans Bodin, 101 ; — développée par J.-B, Say, 285 et s.

Degré final d’utilité, 506.

Démocratie chrétienne : origine du mot, 778 ; — principales idées, 767, 780 et s. ; — attitude du Saint-Siège à son égard, 782 et s. ; — contraste entre elle et le système de la réforme sociale de Le Play, 526,

Despotisme légal, 204 et s.

Diminishing returns — voyez Revenus décroissants.

Division des fonctions d’après Platon, 15 ; — d’après Théodoret, 38 ; — division du travail entrevue par Fergusson, 258 n. ; — développée par Adam Smith, 264 ; — interprétée par List, 432 ; — elle est le fondement de la morale d’après Durkheim, 594 n.

Droit au produit intégral : origine de ce droit, 688 et s. ; — il est discuté entre socialistes, 734 et s.

Droit au travail : théorie de Louis Blanc, 670 et s. ; — sa réfutation, 675 et s.

Dynamique : impropriété de ce terme dans Stuart Mill, 377.


E

École orthodoxe ou classique, 313 ; — de la réforme sociale, 517 et s ; — historique, 532 et s. ; — coopératiste ou solidariste, 580 ; — école organique et école ethnographique, 588 et s. ; — école de Liège et école d’Angers, 778.

Économie : sens du mot au moyen âge, 39.

Économie naturelle ; monétaire ou fiduciaire, 542.

Économie politique : raisons de son apparition tardive, 10 ; — ignorée des jurisconsultes romains, 24 ; — sa situation en face du christianisme, 35 ; — origine du mot, 108 ; — sa définition par Adam Smith, 272 ; — par Sismondi, 354 ; — son concept d’après Cairnes, 395 ; — distiaction de l’économie politique et de l’économie privée d’après Raymond, 421 ; — d’après List, 426 ; — en quel sens elle est une science morale, 561 et s.

Économie sociale : son origine, avec Sismondi, 356 ; — son développement avec l’école de Le Play, 529.

Économistes, nom que se donnaient les physiocrates, 154.

Égoïsme : les économistes classiques le regardent-ils comme le moteur unique ? 317 et s.

Empirisme économique, 554.

Entrepreneur : découvert par J.-B. Say, 284 ; — aperçu déjà par Turgot, ibid., en note.

Épargne : sa différence d’avec le renoncement, 479 et s.

Équation des demandes entre nations dans la théorie de la valeur internationale, 407.

Esclavage justifié par Aristote, 16, 20, 23 ; — par saint Thomas. 41, 82 ; — comment l’Église s’est comportée avec lui, 36 ; — discussion économique sur l’esclavage par Cairnes, 394.

Esclave comparé au salarié, 639.

État : son rôle d’après Quesnay, 180 ; — d’après Adam Smith, 275 ; — d’après Bastiat, 442 ; — chargé de la protection dès intérêts futurs et perpétuels, 427 et s.

État isolé de Thünen, 344.

État populaire du travail, sa description par Anton Menger, 731.

État stationnaire de Stuart Mill, 391 et s. ; — statique ou dynamique des sociétés d’après Patten, 435 ; — la loi des trois états de Comte, 535.

Évolutionnisme : dans le droit, 537 et s., — dans la morale, 538 et s., 546 et s. ; — dans l’économie politique, 547 et s. ; — l’évolutionnisme et l’origine de la société, 587 et s.

F

Familles : leurs types d’après Le Play, 524.

Féminisme : appuyé par Stuart Mill, 377, 719, 720 ; — se rattache au saint-simonisme, 653, 654, 655 ; — par son but et son essence, est d’origine socialiste et inconciliable avec le christianisme, 756.

Femme : d’après Bebel, 707.

Fonctions sociales : comment les chrétiens sociaux en ont vu dans la propriété ; 42, 771 ; — dans le travail, 779.

Fondations : condamnées par Turgot, 219 n.

Fonds des salaires — voyez Wage-fund.

Fouriérisme : son exposition, 656 ; — adhésion de Stuart Mill au fouriérisme, 721.

Fugger (famille des), 88.

G

Garantie professionnelle de Sismondi, 353.

Groupes non concurrents de Cairnes, 395 ; — les nations sont composées de groupes non concurrents, 413.

H

Hanse, 78 et s.

Hégélianisme : son influence sur l’économie politique, 533.

Historisme : ce que c’est, 532 ; — ses origines philosophiques, 533 et s. ; — sa formule d’après Ashley, 548 ; — sa critique, 557 et s.

Homo œconomicus, 314 et s.

I

Icarie, 604 et s.

Impôt : principe de l’impôt au moyen âge, 85 ; — bases de l’impôt d’après Vauban, 135 ; — sa répercussion d’après les physiocrates, 192 et s. ; — impôt direct selon Turgot, 232 ; — idées de Graslin, 242 ; — maximes d’Adam Smith, 276 ; — les chrétiens sociaux demandent l’impôt progressif, 774.

Index-numbers, 463.

Individualisme : vrai sens du mot, 520 ; 567 ; — la morale chrétienne est-elle individualiste ? 567, 5.84 et s.

Industrie : appréciation de Quesnay et des physiocrates, 185 et s., 190 et s. ; — de Gournay et de Turgot, 233 et s. ; — sa productivité d’après Condillac, 244 n. ; — classification des industries par J.-B. Say, 285 ; — par Dunoyer, 331.

Interesse : sa théorie chez les scholastiques à propos du mutuum, 66.

Intérêt : fixation du taux par la loi, 130 ; — opinion de Quesnay sur le taux maximum de l’intérêt, 208 ; — de Turgot sur sa légitimité, 219, 231, 515 ; — justifications possibles de l’intérêt, 510 et s. ; — comment selon Bœhm-Bawerk le temps le justifie, 514 et s. (voyez aussi Prêt à intérêt).

Intérêt général en harmonie ou en conflit avec les intérêts privés, 318 et s., 427 ; — l’intérêt général chez Bastiat, 440 et s.

Interventionnistes et non interventionnistes, 779.

J

Jouissance : théorie de la moindre jouissance, 507.

Jus abutendi : saint Thomas l’admet-il ? 43.

L

Leges frumentariæ à Rome, 31.

Libéralisme : accusé d’avoir introduit le socialisme, 477 n., 582 n.

Liberté défendue par les physiocrates, 178 et s. ; — exagérée par Bentham, 363 ; — ligue de Manchester, 368 et s. ; sa nécessité démontrée à nouveau par Humboldt, 371 et s. ; — menacée par les théories d’organisme social, 591 et s. ; inconciliable avec le saint-simonisme, 651, 652. — la liberté du travail est-elle conciliable avec le syndicalisme ? 487 n.

Liberté testamentaire : son importance pour la réforme sociale, 523.

Libre arbitre : en face de la statistique prévisionnelle, 458 ; — difficultés que soulèvent les lois économiques, 502 et s.

Libre-échange : attitude des physiocrates sur la question du libre-échange, 199 et s. — opinion de Mercier de la Rivière, 201 — de Le Trosne, 203 ; — sympathies de Turgot, 235 ; — tempéraments acceptés par Smith, 272, 273, 320 ; par J.-B. Say, 320 ; — il est professé par la ligue de Manchester, 368 ; — par Bastiat, 369 ; — peut entraîner des déplacements de population et de capitaux, 401, 415, 416.

Loi de Gresham : aperçue par Aristophane, 14 ; — introduite en réalité par Oresme, 68.

Loi de King, 129.

Loi de compensation, 473.

Loi de l’évolution vers le collectivisme selon Marx, 701 ; — elle est condamnée par Bernstein, 730.

Loi de substitution, 473.

Loi d’indifférence : formulée par Graslin, 240.

Loi des grands nombres selon Quetelet, 456.

Loi des trois états d’Auguste Comte, 535 et s.

Lois d’évolution et lois de mouvement d’après Wagner, 544.

Lois naturelles des sociétés selon Quesnay et les physiocrates, 173 et s.

Lois économiques posées en principe par les physiocrates, 154 et s. ; — pressenties par Montesquieu, 155 ; — divisées en deux classes par Stuart Mill, 378 et s. ; — leur nature et leurs rapports avec la morale, 560 et s. ; — impliquent-elles le déterminisme ? 563 et s.; — changent-elles avec les siècles ? 557 et s.

Loyer du capital admis par l’Église au moyen âge, 58 ; — explications qui sont données communément pour le loyer, 510 et s. ; — expliqué par le temps, 514 et s.; — condamné par les socialistes chrétiens, ainsi que le loyer des maisons, 771 et s.

M

Maîtrises supprimées par Turgot, 227.

Manchestérianisme, 367 et s.

Manufactures royales, 115.

Matérialisme historique de Marx, 699.

Maximum : lois de Dioclétien, 32.

Mercantilisme : chez les Romains, 30 ; — à la Renaissance, 104 ; — pourquoi les mercantilistes favorisaient de préférence l’agriculture, 108 ; — opinions françaises sur le mercantilisme aux XVIe et XVIIe siècles, 113 ; — théories mercantilistes de Colbert, 114 et s., 118 et s. ; — idées de Mun, 125 et s. ; — de Child, 129 ; — professé par Vauban, 136 ; — comment il est apprécié par les physiocrates, 199 et s. ; — opinion de Bacalan, 242 ; — combattu par Smith, 272.

Méthode : chez Aristote, 21 ; — chez Adam Smith, 277 ; — chez les grands économistes classiques, 327 ; — d’après Cairnes, 393 ; et s ; — méthode mathématique, 459 et s. ; — raisons de son impuissance, 465 et s. ; la méthode chez Le Play, 519.

Mieux-value de Sismondi, 357.

Mines : les physiocrates les regardaient-ils comme productives ? 213 et note ; — opinion de Turgot, 232.

Misère en France sous Louis XIV, 120.

Modernisme : influence que sa condamnation a eue sur le socialisme ; chrétien, 786.

Monnaie : valeur respective des deux métaux d’après Xénophon, 14 ; — nature de la monnaie d’après Aristote, 19 ;. — idées des jurisconsultes romains, 26 ; — écrivains monétaires du moyen âge, 73 et s. ; — en Allemagne à la Renaissance, 90 ; — Bodin et Malestroit sur la monnaie ; 97 et s. ; — les physiocrates ne se préoccupent pas assez des variations du pouvoir général ou particulier de la monnaie, 241 ; — assimilation de la monnaie aux marchandises, dans les échanges internationaux ; d’après Mun, 127 ; — d’après Bacalan, 290 ; d’après J.-B. Say, 289 ; — adaptation des existences aux besoins, 409 et s. ; — proscrite par Thomas Morus, 618 ; — par Fichte, 716 ; — son rôle dans le procès de production d’après Marx, 698.

Morale : les physiocrates la subordonnent à l’économie, 182 et s. ; — morale de la concurrence, 470 ; — l’évolution de la morale, 538 et s., 554 et s. ; — la morale en face des lois économiques, 560 et s.

Mutuum : voyez Prêt à intérêt.

N

Nation : le concept économique de la nation dans Raymond, 420 ; — dans List, 425 et s. ; — comment il engendre une économie politique nationale, 426.

Nationalisation du sol, 737 et s.

Nouveau christianisme, 649.

O

Organisation du travail de Louis Blanc, 670 et s.

P

Pacte de famine, 169.

Partage forcé : ses conséquences sociales suivant Le Play, 523.

Phases sociales de Rodbertus, 713.

Physiocrates : précédés par Boisguilbert, 142 ; — historique général de leur école, 166 et s. ; — leurs journaux, 170 ; — ensemble de leurs doctrines, 173 et s. ; — mal connus et mal jugés par Adam Smith, 273.

Physiocratie, origine du mot, 154.

Plus-value de Marx, 691 et s. ; — plus-value absolue et plus-value relative, 692 ; — discussion de la plus-value, 695 et s. ; — origine de l’idée dans William Thompson, 717 ; — dans Sismondi, 357.

Population : idées de Mirabeau, 209, 293 ; — lois de la population d’après Malthus, 297 et s. ; — d’après Cauderlier, 499 ; — d’après Doubleday, 490 et s. ; — théorie de Spencer, 494 et s. ; — causes actuelles de la dépopulation en France, 499 et s. ; — opinion de Leroy-Beaulieu, 499, 503 ; — influence de la civilisation sur la population, 496 et s. ; — opinion de Ricardo sur la population, 310 ; — restrictions demandées par Sismondi, 354 et s. ; — par Stuart Mill, 384 et s. ; — par Mario, 715 ; — observations de Carey, 450 et s. ; — théorie de la surpopulation de Marx, 693 ; — harmonie nécessaire et naturelle sous le régime socialiste, 707.

Pourcentage croissant ou décroissant de la part des travailleurs, selon Bastiat, 441 ; — d’après Rodbertus, 713.

Principe économique : sa formule par Quesnay, 172 ; — implique-t-il l’utilitarianisme de Bentham ? 364 ; — est-il en opposition avec le renoncement chrétien ? 479 et s.

Prêt à intérêt : théorie du mutuum en droit romain, 28 ; — condamné par saint Thomas et par l’Église, 58 et s. ; — théorie de Calvin, 93 ; — opinion des réformateurs, ibid ; — explications de Turgot, 231 ; — l’Église le reconnaît au XIXe siècle, 335 ; — mal vu par les chrétiens sociaux contemporains, 335, 771, 776.

Prix : juste prix, 50 ; — prix légaux au moyen âge, 51 et s. ; — vœux pour leur rétablissement, 583 en note.

Procès de production et de circulation d’après Marx, 697 et s.

Production : est-elle admise par Aristote ? 22 ; — en quoi elle consiste selon Cantillon, 156 ; — selon les physiocrates, 185 et s., 188 et s., etc. ; — Adam Smith la met dans le travail, 263 ; — sa définition par J.-B. Say, 284 ; — comment elle est analysée par Verri, 259.

Productivité du capital : est-elle uni fait nouveau en matière de prêt a intérêt ? 516 en note ; — elle est niée par les socialistes, 705 ; — dangers de celle négation, 706 en note.

Productivité du travail : son effet sur les salaires, 472 ; — formule complexe de Thünen, 316.

Profit : Turgot le distingue du loyer ou intérêt du capital, 284 en note ; — Smith le confond avec eux, 266, 268 ; — cause unique de la hausse des profits selon Ricardo, 312 ; — tendance à leur abaissement d’après Stuart Mill, 391.

Progressivité de l’impôt : chez Graslin, 242 ; — J.-B. Say l’admet-il ? 291 ; — on la retrouve chez les socialistes chrétiens, 774.

Prolétaires : origine et véritable étymologie du mot, 638 en note.

Propriété : d’après le droit romain, 26, 555 ; — d’après les Pères de l’Église, 37, 43 ; — d’après saint Thomas, 41 et s. ; — son origine d’après les physiocrates, 175 et s. ; — d’après Turgot, 234, 640 j — d’après Rousseau, 177, 631 : — sa nature et son fondement d’après Léon XIII, 176 n., 738 n., 740 n. ; — d’après Leroy-Beaulieu, 494 ; — d’après Mirabeau, 640 ; — d’après Tronchet, 645 ; — sa définition et sa limite d’après Robespierre, 642 ; — elle est attaquée par Brissot, 637 ; — diversement jugée par Proudhon, 679, 682 ; — est-elle une fonction sociale ? 42, 772 ; — son origine et ses titres sont-ils différents selon qu’elle est mobilière ou foncière ? 737, 775 ; — Le Play en fait un des fondements des sociétés, 521 ; — opinions de Stuart Mill sur la propriété, 720 et s.

Protectionnisme : d’après List, 431 et s. ; — d’après Patten, 435.
R

Rachat des terres par l’État, 743 et s.

Réductions du Paraguay, 624, 757.

Réforme : son esprit économique, 92 ; — le socialisme au début de la Réforme, 615.

Réforme sociale : comment elle est envisagée par Le Play, 519 et s.

Religion : fondement des sociétés, suivant Le Play, 521 ; — le socialisme en est-il une ? 761.

Renoncement : considéré comme principe de civilisation et de progrès, 479.

Rente : le contrat de rente au moyen âge et à la Renaissance, 65, 93 en note ; — la rente volante, 93 en note.

Rente foncière : Smith la confond avec le fermage, 266, 268 ; — théorie de Ricardo, 308 ; idées de Storch, 342 ; — discussion de la rente foncière par Carey, 446 et s. ; — a engendré une théorie de la nationalisation du sol, 741 et s. ; — n’a rien de régulier, 746 ; — ni d’automatique, 745 ; — suivant George la rente foncière est la cause essentielle de la misère, 747.

Retraites pour la vieillesse : imaginées par Condorcet, 248 ; — créées obligatoirement par l’État, elles impliquent la solidarité sociale, 581.

Revenus sans travail : les revenus sans travail ont-ils été condamnés par l’Église ? 58, 60 ; — leur condamnation par les saint-simoniens, 651 ; — par les socialistes modernes, 706 ; — sont actuellement rejetés par des chrétiens sociaux, 771 et s.

Revenus décroissants en agriculture, d’après Stuart Mill, 382 et s., 387, 388 ; — contestés par Carey, 447 et s.

Richesse : d’après Vauban, , 137 ; — d’après Boisguilbert, 141 ; — d’après Cantillon, 157 ; — essai de calcul de la richesse nationale par Turgot, 230 ; — Graslin confond les richesses et les valeurs, 241 ; — richesses immatérielles chez J.-B. Say, 282 ; — chez Dunoyer, 330 ; — en quoi consiste la richesse nationale d’après Lauderdale, 419 ; — d’après Raymond, 420 ; — énigme insoluble posée par J.-B. Say sur la richesse nationale, 430.

Romans utopiques, 616 et s., 621 et s., 639, 664 et s.

S

Sabotage condamné par Pie X, 785.

Salaire nécessaire : opinion de Turgot, 230 ; — de Ricardo, 310 ; — il devient la loi d’airain de Lassalle, 724 ; — elle est acceptée par Ketteler, 726.

Salaires : théories des salaires par Thünen, 316 et s. ; — ils doivent assurer le renouvellement de la classe ouvrière d’après Storch, 343 ; — d’après Thünen, 346.

Salariat : sa disparition future d’après Saint-Simon, 649 ; — d’après Stuart Mill, 719 ; — d’après Gide, 580.

Satisfaction des besoins : n’est plus individuelle ou familiale comme autrefois, 487 et s.

Sexes, altération actuelle dans leur proportion, 501 et s.

Socialisme : origine du mot 601 ; — son sens d’après Pierre Leroux, 602 ; — son sens actuel, 603 et s. ; ses diverses sortes, 604 ; — y a-t-il une différence entre socialisme et collectivisme ? 603 ; — le socialisme chez les Grecs ; 604 et s. ; — ses rapports avec le christianisme en 1848, 684 et s. ; — y a-t-il quelque chose de chrétien chez les socialistes modernes ? 754 et s., — le socialisme scientifique marxiste, 687 et s. ; — le socialisme contemporain en dehors du marxisme, 722 et s. ; — le socialisme chez Stuart Mill, 718 et s.

Socialisme chrétien : son apparition en 1848, 685 et s. ; — sa position en face du socialisme proprement dit, 780 et s. ; — ses principales doctrines actuelles, 770 et s. ; — combattu par Claudio Jannet, 478, et par Périn, 482.

Socialisme chrétien en Angleterre, 762.

Socialisme évangélique, 764.

Socialisme d’État : ce qu’il est, 576 et s. ; — il respecte théoriquement la propriété, 578 ; — sa pénétration en France, 579 et s.

Socialisme de la chaire : origine du mot, 577 ; — est-ce la même chose que le socialisme d’État ? 578. Sociétés : ordre naturel des sociétés d’après les physiocrates, 159 et s. ; — ce que c’est essentiellement qu’une société, 532 ; — y a-t-il un organisme social ? 532 et s.

Sociétés anonymes : mal comprises par Marx, 644.

Sociologie : y en avait-il une au moyen âge ? 88 et s. ; — comment la sociologie est inaugurée par Auguste Comte, 535.

Solidarité des industries d’après J.-B. Say, 286 ; — solidarité des ouvriers entre eux d’après Sismondi, 353 ; — origine du mot solidarité, 684 ; — substitution de la solidarité à la charité ou à la bienfaisance, 566 ; — leurs différences, 567 et s. ; — influence de l’idée de solidarité dans nos lois nouvelles, 570 et s.

Spéculation : existait-elle au moyen âge ? 55.

Standard of life : son élévation dans les classes ouvrières, 697, 724.

Statistique : n’existait pas au XVIIIe siècle, 10 ; — ses origines et ses progrès, 454.

Successions : influence économique des régimes successoraux, 522.

Surproduction : discutée par J.-B. Say, 286 ; — par Sismondi, 349 et s. ; — s’àgit-il de surproduction absolue ou de défaut d’équilibre ? 351 ; — la surproduction d’après Rodbertus, 711 et s.

T

Tableau économique de Quesnay, 186 ; — discuté par Graslin, 239.

Temps : facteur de l’idée de capital, 590 et s. ; — son rôle pour expliquer le loyer ou intérêt, 514 et s.

Théorie quantitative : apparaît avec Bodin, 97 ; — sensiblement modifiée par Cantillon, 158. Travail : méprisé dans l’antiquité, 12, 13, 20 ; — division du travail, 14 ; 15, 38, 240 ; — le droit de travailler était-il un droit régalien au XVIIe siècle ? 116 ; — le travail source de la richesse selon Graslin. 239 ; — agent par excellence de la production d’après Locke, 253 ; — d’après Smith, 263 — étalon de la valeur. 265 ; travail improductif de Stuart Mill, 381 ; — travail permanent de Raymond, 421 ; — le travail épargné, mesure de la valeur selon Bastiat, 438 ; le travail attrayant de Mably, 636 ; — de Fourier, 656 ; — le travail, principe de la valeur, d’après Ricardo, 308 ; — d’après Marx, 688 et s., — d’après Rodbertus, 710 ; — travail social de Marx, 689.

Trinus contractus, 70.

Truck-system au XVe siècle, 52.

Types d’après Karl Menger, 509.

U

Unearned increment : condamné par Stuart Mill, 721 ; — James Mill en demande l’attribution à l’Etat ; 741 ; — comment il serait atteint par la single-tax d’Henri George, 748.

Universités populaires, 485.

Utilité gratuite et utilité onéreuse, 440.

Utilitarianisme de Bentham, 363. — Il est accepté par Stuart Mill, 376 ; — il l’avait été par J.-B. Say, 292.

Utopie de Morus, 616 et s.

V

Valeur : d’après Aristote, 17 ; — d’après les jurisconsultes romains, 25 ; — d’après les scolastiques, 48 et s. ; — définitions et distinctions données par Graslin, 239 ; — Graslin confond la somme des valeurs avec la richesse, 241 ; — caractère subjectif de la valeur selon Condillac, 244 en note ; — Le Trosne la croit essentiellement objective, 245 ; — elle est fondée sur le travail d’après Ricardo, 308 ; — d’après Marx, 688 et s. ; — d’après Rodbertus, 710 ; — bonne analyse de la valeur par Storch, 342 en note ; — les services et non les choses ont une valeur selon Bastiat, 438 ; — Influence du progrès sur l’abaissement des valeurs, selon Carey, 444 ; — théorie analytique de la valeur d’après Jevons, 462 ; — d’après Karl Menger, 506 et s. ; — valeur d’usage et valeur d’échange d’après Aristote et Adam Smith, 17 ; — d’après Paul Leroy-Beaulieu, 473 ; — rapports entre la valeur d’usage et la force d’achat selon Rodbertus, 711.

Valeur internationale : vue par Ricardo, 311 ; — par Torrens, 337 ; — par Stuart Mill, 385 ; — exposé et discussion de la théorie de la valeur internationale, 397 et s.

W
Wage-fund : sa théorie apparaît dans Smith, 267 ; — acceptée, puis démentie par Stuart Mill, 385; — combattue par Cliffe-Leslie, 550.

TABLE DES MATIÈRES



LIVRE PREMIER
L’ÉCONOMIE POLITIQUE AVANT LES ÉCONOMISTES
Chapitre premier.L’Antiquité.
Chap. II.Le moyen âge.
Chap. V.Les mercantilistes.
LIVRE II
LES THÉORIES DES LOIS ÉCONOMIQUES
Chapitre premier.Les physiocrates.
Ordre naturel des sociétés 
 173
Productivité de l’agriculture seule. 
 185
Question du libre-échange 
 199
Despotisme légal 
 204
Chap. II.Adam Smith, J.-B. Say, Malthus et Ricardo.
 305
Chap. III.L’économie politique après Smith et Ricardo.
Chap. X.L’éclectisme libéral.
LIVRE III
L’HISTORISME ET LE SOCIALISME D’ÉTAT
Chap. II.L'historisme et les lois économiques.
LIVRE IV
LE SOCIALISME
Chap. V.Le socialisme scientifique.
Chap. VI.Le socialisme en face du christianisme

    sens national, quand la productivité morale et la productivité matérielle, de cette nation sont en un juste rapport, quand l’agriculture, l’industrie et le commerce sont développés également et harmoniquement » (Op. cit., p. 13).

    et plus cher surtout que sur vagon à destination de Lausanne ou de Marseille (à cause de la concurrence des charbons allemands en Suisse, des charbons anglais et du Gard à Marseille).

    Voir pour les doutes soulevés sur le commerce la Somme théologique de saint Thomas, IIa IIne, quaestio LXXVII, art. 4.
    « Qui ad hoc emit ut carius vendat ».

    contre dans le prêt fait à la consommation, s’il y a damnum emergens, lucrum cessons ou periculum sortis, et dans le prêt fait à la production industrielle, s’il intervient dans la réalité des faits un contrat accessoire d’assurance du principal et de vente à forfait du profit » (Loc. cit., p. 294 en note). Les derniers mots de M. Claudio Jannet supposent un trinus contractus sous-entendu.

    d’argent, de manière à ne pas avoir besoin de recourir à l’emprunt, ce qui serait le dernier degré d’abaissement. — Sur les difficultés du crédit au moyen âge, voyez d’Avenel, Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général, 1. I, ch. iv.

    premiers temps de son ministère, car toutes les ordonnances de cette époque étaient favorables à la liberté dû commerce. C’est seulement quand il voulut donner une impulsion énergique à nos manufactures qu’il réfléchit au parti qu’on pourrait tirer de la prohibition des produits étrangers. Tous les fabricants intéressés à l’élévation du prix des marchandises, devinrent dès ce moment ses auxiliaires, et prirent avec ardeur la défense d’un système qui leur assurait d’immenses bénéfices. En même temps le fisc avait sa part des droits auxquels étaient assujettis les articles importés, et cette alliance contribua encore à fortifier le préjugé public » (Blanqui, Histoire de l’économie politique, t. II, p. 25).

    des œkonomischen Liberalismus, Fribourg-en-Brisgau, 1899 (ch. II, § 2, pp. 77 et s.). Toutefois il faut être prévenu que le P. Pesch, qui appartient aux catholiques sociaux et qui est un adversaire décidé de l’économie libérale contemporaine, est naturellement porté à l’injustice à l’égard des physiocrates.

    probablement par le marquis de Mirabeau et publiée en juin 1766 dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, puis publiée de nouveau par Dupont en 1767 dans la Physiocratie. Mais l’original manuscrit du Tableau économique a été retrouvé par M. Stephan Bauer, en 1889, aux Archives départementales de Seine-et-Oise. Le mémoire comprenait en réalité : 1° le Tableau économique proprement dit ; 2° les Maximes générales du gouvernement économique. Il avait été présenté au roi en décembre 1758, puis tiré à petit nombre en 1759, d’après Mirabeau (voyez Oncken, op. cit., p. 125). Dupont, dans son livre Origine et progrès d’une science nouvelle, donne cependant la date de 1758 (éd. Daire, p. 339). L’Analyse est insérée, soit dans les Physiocrates de Daire, soit dans les Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay d’Oncken ; mais ce dernier ouvrage contient, en fait d’œuvres économiques de Quesnay, le double à peu près de ce que Daire avait donné précédemment. — Quant au Tableau économique, on en trouve un fac-similé, entre autres endroits, dans Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, en appendice à la fin du t. I.

    terre laissée en commun sans qu’elle ait subi aucune culture ; et l’on trouvera que l’amélioration donnée par le travail fait assurément la plus grande partie de la valeur donnée à la terre. Je crois que c’est un calcul très modeste d’affirmer que les neuf dixièmes des produits de la terre utilisés par l’homme sont dus au travail : et même, si nous considérons rigoureusement les choses, telles qu’elles nous arrivent pour être employées à notre usage et que nous tenions compte des divers frais qu’elles ont coûtés, si nous voulons apprécier ce qui en elles est purement dû à la nature et ce qui est dû au travail, nous trouverons que dans la plupart des cas les 99 centièmes doivent être mis sur le compte du travail… C’est le travail qui donne à la terre sa plus grande valeur, et sans le travail elle en aurait à peine une appréciable. C’est au travail que nous devons la plus grande partie des produits utiles de la terre… Ce serait, si nous l’entreprenions, une singulière « numération à faire que celle des choses que l’industrie a imaginées et utilisées pour fabriquer chaque morceau de pain, avant qu’il fût converti à notre usage » (Essai sur le gouvernement civil, 1. II, §§ 40-43). Après cela il est assez singulier que Locke, dans son Treatise of raising the value of money, ait conclu que toutes les taxes, de quelque manière qu’elles soient établies, doivent porter sur la terre (comme le voudront plus tard les physiocrates).

    — M. Dubois, dans son Précis de l’histoire des doctrines économiques dans leurs rapports avec les faits et les institutions, ne fait aucune mention de cet événement, auquel les économistes ne paraissent, en effet, avoir accordé aucune attention spéciale. Cependant Schmoller, partisan des taxations officielles, explique très complaisamment cet édit de Dioclétien comme une conséquence de la révolution monétaire de l’époque » (Schmoller, Principes d’économie politique, tr. fr., t. III, 1906, pp. 277 et s.).

    politique du moyen âge de Cibrario. — Il faut surtout étudier l’Histoire des doctrines économiques de Cossa, dans laquelle l’analyse des auteurs italiens tient naturellement une très grande place (tr. fr., pp. 255, 290 et s., etc., etc.).

    preneur retire chaque année un profit qui le récompense de ses soins, de son travail, de ses talents, de ses risques » (Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 86).

    trouverait au moyen âge, serait dans le Songe du Vergier (Somnium viridarii), de Baoul de Prelles ou de Philippe de Maizières (1376). Voir Brants, op. cit., pp. 238 et s. ; — Franck, Réformateurs et publicistes, 1.1, pp. 209 et s.

    Elle obligea la population à s’expatrier ; elle fit raser les villages et les maisons ; et en 1820 les trois mille familles qui avaient formé auparavant un ensemble de 15.000 habitants, étaient remplacées par vingt-neuf familles seulement, qui faisaient paître 130.000 moutons. — On comprend que de tels abus, qui sont énergiquement condamnés par la morale et qui devraient l’être par le droit, abus, il faut bien le dire, dont la France n’a jamais présenté d’exemples, sont admirablement faits pour exciter l’opinion contre l’institution même de la propriété foncière. — Karl Marx, dans son Capital (t. I), a fait allusion à ces expulsions impossibles à justifier.

    pp. 467 et s.). — Nous nous garderions cependant d’admettre d’une manière générale les opinions de M. Michel, qui est un adepte du socialisme d’État et dont les idées historiques sur la Révolution ne sauraient être acceptées.

    doit pas être confondu avec le baron vom und zum Stein, homme d’État prussien, mort en 1831, qui avait pris une grande part à la reconstitution militaire et financière de la Prusse après Iéna.

    Or, là où le Sénat était arrêté par cette impossibilité de nature, saint Thomas l’a cru arrêté par une impossibilité de morale ou de justice, sur laquelle, selon lui, des raisons d’intérêt général auraient fait cependant passer. Le Sénat en aurait décidé « non secundum justitiam, sed ne impedirentur utilitates multorum » ; et la permission de l’usure par la loi civile serait une "mesure toute pareille à l’institution du quasi-usufruit. — En tout cas, le quasi-usufruit n’a rien à voir avec l’intérêt ; il se rapproche si peu du prêt à intérêt qu’on pourrait plutôt le regarder comme un mutuum essentiellement gratuit, mais viager.

  1. L’Histoire des doctrines économiques de M. Espinas, professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux, ne traite avec détails que des auteurs anciens ; et l’Histoire de l’économie politique de M. Ingram (1888), traduite en français par MM. de Varigny et Bonnemaison (1893), quoique supérieure et beaucoup moins éloignée du but à atteindre, est conçue à un point de vue presque exclusivement anglais ; elle est aussi très sommaire et très incomplète. L’une et l’autre, à des degrés inégaux, appartiennent à l’école historique. — À ces deux ouvrages il faut ajouter, comme plus récent ou du moins comme plus récemment accessible aux étudiants, l’Histoire des doctrines économiques du professeur Luigi Gossa, traduite par M. Deschamps (Paris, 1899), sur la troisième édition italienne de 1892. Mais l’ouvrage de M. Cossa n’est guère qu’une bibliographie du sujet, bibliographie d’ailleurs extrêmement complète. L’ouvrage renferme deux parties : la théorie, où se trouve l’exposé des discussions sur la définition, sur la méthode et sur la division de l’économie politique ; puis l’histoire proprement dite. Du reste M. Cossa lui-même avait intitulé son livre Guida allo studio dell’Economia politica d’abord, puis, pour la deuxième édition, introduzione allo studio dell’Economia politica. M. Cossa est très sobre d’appréciations personnelles et il paraît se placer en dehors des écoles, sauf peut-être l’école coopératiste ou solidariste, à en juger par ses vives sympathies pour M. Gide (Note de la 2e édition). — Comme ouvrages plus considérables, il faut citer l’Histoire des systèmes économiques et socialistes de M. Denis (t. I, 1904 ; t. II, 1907), qui ne va guère encore au delà de 1820 et qui est conçue comme une sorte de démonstration ou apologie doctrinale du socialisme ; puis le Précis des doctrines économiques dans leurs rapports avec les faits et avec les institutions, de M. Dubois, dont le premier volume, paru en 1903, n’embrasse que « l’époque antérieure aux physiocrates ». La partie bibliographique en est particulièrement remarquable. Cependant M. Dubois, qui a de longues nomenclatures d’ouvrages, ne connaît pas ou ne parait pas connaître notre Histoire parue pour la première fois en 1898 et la seconde édition en 1902. — En dehors de ces deux ouvrages, dont le premier est inabordable pour les étudiants et dont aucun n’est achevé, nous citerons, de M. Albert Schatz, l’Individualisme économique et social, Paris, 1907, qui, sous cet aspect d’une histoire seulement de l’individualisme, pénètre sur le domaine à peu près entier de l’histoire des doctrines économiques (Note de la 3e édition).
  2. Paris, Larose ; Lyon, Auguste Côte. — 1re édition, 1895 ; 2e édition, 1896.
  3. Blanqui, Histoire de l’économie politique, 1838 ; — de Villeneuve-Bargemont, Histoire de l’économie politique, 1841.
  4. Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1re édition, 1890 ; 2e édition, 1896.
  5. M. Cossa, dans son Histoire des doctrines économiques, prend l’ordre chronologique simple, en distinguant quatre périodes : 1o la période « fragmentaire » (antiquité, moyen âge et commencement de la Renaissance) ; 2o la période des « monographies et des systèmes empiriques », qui va jusqu’au milieu du XVIIIe siècle ; 3o la période des « systèmes scientifiques », à partir de Quesnay et de Smith jusqu’à Ricardo ; 4o la période « critique contemporaine », depuis Ricardo (Note de la 2e édition).
  6. Sous Louis XVI, les académies et les économistes discutaient encore quelle était, à deux millions près, la population de la France (voir la Population française, par Levasseur [1889-1892], t. I, ch. XII et XIII, et t. III, appendice, et la discussion à la Société d’économie sociale les 11 novembre 1889 et 10 février 1890, publiée dans la Réforme sociale). — Les esprits les plus adonnés aux spéculations économiques donnaient en ce temps là des preuves singulières de leur ignorance forcée en statistique. Ainsi Hume, dans son Essai sur le commerce (1752), critique Melon en ces termes : « M. Melon, dans son Essai politique sur le commerce (1734), assure que, des 20 millions dont la France est peuplée, il y en a 16 de laboureurs et de paysans, 2 d’artisans, 1 d’ecclésiastiques, de militaires et de gens de loi, et 1 de marchands, de financiers et de bourgeois. Ce calcul est évidemment faux : en France, en Angleterre et dans la plus grande partie des États de l’Europe, la moitié du peuple vit dans les villes, et il s’en faut beaucoup que tous les habitants de la campagne soient cultivateurs ; les artisans en forment peut-être plus du tiers » (Essai sur le commerce, p. 11 [en note] de l’édition Guillaumin). — Or, plus d’un siècle plus tard, en 1846, la population urbaine de la France, c’est-à-dire la population agglomérée de plus de 2.000 âmes, ne faisait pas encore le quart de la population totale (24,42 % contre 75,58 % de population rurale). Et dans l’intervalle, avec l’industrie manufacturière qui s’était développée sensiblement en France sous la Restauration et sous Louis-Philippe, il est hors de doute que la proportion de population urbaine était déjà beaucoup plus forte qu’au commencement du règne de Louis XV. Ainsi Melon avait certainement raison contre Hume, qui croyait que, dès 1734, la moitié des Français se trouvait dans les villes. Hume était d’autant plus tranchant qu’il était plus mal renseigné.
  7. Ingram, Histoire de l’économie politique, tr. fr., p. 11.
  8. M. Baudrillart invoque un autre motif pour expliquer la tardive naissance de l’économie politique. « Comment, dit-il, les lois qui régissent le travail eussent-elles pu se dévoiler à l’observation, quand elles étaient faussées par l’esclavage ? Comment la répartition de la richesse eût-elle été la matière d’une science, quand elle était affaire d’organisation politique et de pur arrangement légal ? » (J. Bodin et son temps, tableau des théories politiques et des idées économiques au xvie siècle, Paris, 1853, p. 7). L’explication nous semble insuffisante : l’empire romain avait assez de liberté civile pour que l’économie politique y pût naître, puisqu’il en avait assez pour que l’édifice tout entier du droit civil pût y être construit, comme il l’a été, sous un régime de liberté des contrats. — On trouve une explication analogue dans le Manuel d’économique de M. Adolphe Landry (paru en 1908). Il ajoute cependant, comme motifs, l’absence de questions sociales et de questions nationales (Op. cit., p. 29). À cela on lui répondrait sans peine que, d’après lui, toutes ces questions là ne sont point essentielles à l’économie politique, puisque lui-même ne se préoccupe de la propriété et du commerce extérieur que dans ses deux appendices à son énorme volume. Il conçoit donc une « Économique » qui puisse les ignorer.
  9. Faut-il cependant admettre, avec M. de Molinari dans son volume Comment se résoudra la question sociale, que l’économie ancienne était fondée sur la guerre et la conquête, tandis que l’économie nouvelle, par un contraste absolument significatif, est fondée sur l’industrie et la production ? Non. La vérité, c’est que la guerre et la conquête se sont toujours bornées à déplacer, sans jamais produire ; même le vainqueur ne gagnait qu’une partie de ce que perdait le vaincu, et par derrière la conquête et le pillage il y a eu toujours une cause de production proprement dite. Or, cette cause, en tous les temps, a été le travail, soit agricole et plus anciennement pastoral, soit même manufacturier pour partie. — Il est vrai que l’idée de M. de Molinari paraîtrait pouvoir s’accorder avec un texte d’Aristote sur l’acquisition par la guerre ; mais il se peut que ce passage d’Aristote ait un sens autre et plus profond, auquel M. de Molinari n’a certainement pas songé. Nous y reviendrons dans un instant (infra, p. 23).
  10. Économiques, ch. IV, § 4, et ch. V.
  11. Cyropédie, 1. VIII, ch. ii, 5.
  12. Revenus de l’Attique, ch. iv, §§ 9-10. — Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 284.
  13. Revenus de l’Attique, ib. — Voyez sur ce point Souchon, Théories économiques dans la Grèce antique, Paris, 1898, pp. 113-114.
  14. « À ce qu’il nous semble, dit le chœur, la République se comporte avec les bons et honnêtes citoyens comme elle fait avec les vieilles monnaies et les pièces d’or toutes neuves. Nous ne nous servons pas, en effet, de ces pièces, quoiqu’elles ne soient point du tout falsifiées, quoiqu’elles soient, au contraire, les plus belles de toutes, les seules bien frappées et bien sonores, reconnues partout à leur timbre chez les Grecs et les Barbares. Ce que nous employons, ce sont ces méchantes pièces de bronze frappées hier et avant-hier avec les mauvais coins. De même, parmi les citoyens, nous accablons d’injures ceux que nous savons nobles et sages, justes et vertueux, formés dans les gymnases, les chœurs et la musique : mais nous mettons, au contraire, à toutes fonctions des hommes de bronze pour ainsi dire, étrangers, oiseaux de passage, méchants fils de pères aussi méchants, derniers venus qu’auparavant la République n’aurait pas même facilement acceptés comme victimes expiatoires » (Grenouilles, vv. 716-732). — Il y a deux mille trois cents ans que ces choses là ont été écrites à Athènes ! Mais elles n’ont rien perdu de leur opportunité en France, surtout après les lois des 1er juillet 1901 et 7 juillet 1904.
  15. « Ce qui donne naissance à la société, fait dire Platon à Socrate dans son dialogue de la République, n’est-ce pas l’impuissance où chaque homme se trouve de se suffire à soi-même et le besoin qu’il éprouve de beaucoup de choses ? Est-il une autre cause de ses origines ? — Point d’autre. — Ainsi, le besoin d’une chose ayant engagé l’homme à se joindre à un autre homme et à un autre homme encore, la multiplicité de ces besoins a réuni dans une habitation plusieurs hommes avec l’intention de s’entr’aider, et nous avons donné à cette société le nom d’État » (République, 1. II).
  16. « Mais quoi, poursuit Socrate, faut-il que chacun fasse pour tous les autres le métier qui lui est propre ? que le laboureur, par exemple, prépare à manger pour quatre et qu’il y mette par conséquent quatre fois plus de temps et de peine ? Ou ne serait-il pas mieux que, sans s’embarrasser des autres, il employât la quatrième partie du temps à préparer sa nourriture et les trois autres parties à se bâtir une maison, à se faire des habits et des souliers ? — Il me semble, Socrate, que la première manière serait meilleure pour lui… — D’où il suit qu’il se fait plus de choses, qu’elles se font mieux et plus aisément lorsque chacun fait celle pour laquelle il est dégagé de tout autre souci » (Ibid.).
  17. Les théories économiques d’Aristote se trouvent dans sa Politique, en huit livres. — De l’Économique il nous reste deux livres, qui devaient faire partie d’un traité sur la richesse ; mais, outre qu’ils offrent moins d’intérêt, ils sont tenus maintenant pour apocryphes. On y trouve la thèse de l’omnipotence de l’État en matière de monnaie, et l’auteur inconnu de cet ouvrage y raconte complaisamment diverses histoires de falsifications monétaires (Économique, 1. II, ch. v, xvii, xxi, xxiv). — Il faut voir également le livre V, ch. v, de la Morale ou Éthique d’Aristote.
  18. La défense de la propriété contre Platon remplit le ch. II, 1. II, de la Politique. Voir aussi les ch. i et iv du même livre. — Notons cependant que M. Souchon, dans ses Théories économiques de la Grèce antique, représente Aristote comme un socialiste, contre Platon qui ne l’aurait pas été (Op. cit., ch. iii, § 2). Mais nous reviendrons sur cette appréciation (infra, 1. IV, ch. i).
  19. « Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon. L’un est spécial à la chose, l’autre ne l’est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange » (Politique, 1. I, ch. III, §11, traduction de Barthélémy Saint-Hilaire). — M. Souchon (Théories économiques dans la Grèce antique, pp. 126-127) croit cependant qu’il y a une singulière exagération à vouloir tirer tant de conséquences de quelques mots sans portée. « Ils pourraient être décisifs, dit-il, si Aristote en avait vu l’importance : mais il n’en a pas été ainsi, et ce que veut établir l’auteur à la suite de sa distinction, c’est simplement ce qu’il y a d’artificiel dans l’échange. »
  20. Morale, 1. V, ch. v, art.2, §7.
  21. « L’acquisition par la guerre est un moyen naturel d’acquérir, puisqu’elle comprend cette chasse que l’on doit donner aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre. Voilà donc un mode d’acquisition naturel, faisant partie de l’économie domestique » (Politique, 1. 1, ch. III, § 23).
  22. Ibid.
  23. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 249.
  24. Politique, 1. I, ch. III, § 14.
  25. « Cet argent n’est en lui-même qu’une chose absolument vaine, n’ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu’un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins » (Ibid., § 16). Faudrait-il supposer qu’Aristote n’aurait envisagé ici que le pouvoir légal de paiement ? Ce serait encore plus invraisemblable. — M. Dubois (Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. 1, p. 51, en note) lève la difficulté en supposant que, ici, νόμος doit être traduit par « coutume » et non par « loi ». L’idée d’Aristote serait donc que l’or et l’argent ne vaudraient plus rien (comme marchandise) si l’usage s’introduisait de n’en faire aucun cas. Malheureusement le dictionnaire proteste énergiquement contre ce sens du mot loi : il faudrait donc supposer qu’Aristote eût voulu ne pas être compris.
  26. Ibid, § 23.
  27. La lacune ou la contradiction d’Aristote est bien relevée par Claudio Jannet (Le Capital, la spéculation et la finance au xixe siècle, p. 76).
  28. « Voilà comment il semble que la science de l’acquisition a surtout l’argent pour objet (théorie mercantiliste) et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de multiplier les biens ; car elle doit créer les biens et l’opulence. C’est qu’on place souvent l’opulence dans l’abondance de l’argent, parce que c’est sur l’argent que roulent l’acquisition et la vente » (Politique, 1. I, ch. III, § 23).
  29. Ibid.
  30. Infra, p. 58.
  31. Politique, 1. IV, ch. xiv, §§6 et 10.
  32. « La vertu n’a rien à faire avec les occupations habituelles des marchands, des artisans, des mercenaires » (Politique, 1. VII, ch. n, § 7. — Item, 1. III, ch. ii, § 8).
  33. « L’utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes. Les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles, à satisfaire les besoins de l’existence… Et de même que pour les animaux privés c’est un grand avantage, dans l’intérêt même de leur sûreté, d’être soumis à l’homme, de même, pour ceux qui sont naturellement esclaves, l’esclavage est aussi utile que juste » (Politique, 1. I, ch. II, §§ 14-15).
  34. Politique, 1. I, ch. II, § 13.
  35. Barthélémy Saint-Hilaire, Préface à la traduction de la Politique d’Aristote : « C’est la méthode historique qui donne au philosophe la base de son ouvrage, on ne peut pas dire de son système… On peut affirmer sans exagération que l’économie politique, avec ses vraies limites, si ce n’est avec tous ses développements, est déjà dans Aristote ; et c’est sa méthode historique qui la lui a révélée » (Op. cit., 3e édition, Paris, 1874, pp. LXIII et LXV). Non : mais il a fait beaucoup d’emprunts à la méthode inductive, dans son étude des constitutions de l’ancienne Grèce.
  36. « Aristote, dit Ingram, saisissait à peine l’idée des lois du développement évolutif des phénomènes sociaux ; si ce n’est, à un faible degré, en ce qui concerne la succession des formes politiques » (Ingram, Histoire de l’économie politique, tr. fr., p. 26). — Au fond Ingram veut expliquer que la notion d’évolution et de progrès était inconnue des anciens : et c’est parfaitement exact. Je souscrirais donc volontiers à l’opinion de M. Souchon, que « non seulement Aristote n’a pas créé l’économie politique, mais que, tout au contraire, ses tendances générales à la réaction sociale l’ont attardé peut-être outre mesure à la contemplation des formes qui se présentent naturellement les premières dans le développement historique des peuples » (Théories économiques dans la Grèce antique, p. 50).
  37. Op. cit., p. 46.
  38. Politique, 1.1, ch. III, § 21.
  39. Infra, p. 53.
  40. Politique, 1. I, ch. Il, § 5.
  41. Ibid., § 4.
  42. « La guerre dans les sociétés anciennes, dit M. Souchon, était véritablement créatrice de la richesse suprême. Elle faisait l’esclave. Dès lors, la classification d’Aristote nous apparaît bien (sauf l’erreur relative au commerce) comme établissant une ligne de démarcation exacte entre l’enrichissement par la production et les modes parasitaires d’acquisition de la richesse. Elle n’a rien, par conséquent, qui soit tout à fait extérieur à nos conceptions économiques modernes » (Théories économiques dans la Grèce antique, p. 96 en note).
  43. C, IV, XLIV, De rescindenda venditione, 1. 2.
  44. Pour les textes, voir l’intéressant travail de M. Paul Thomas, Essai sur quelques théories économiques dans le Corpus juris civilis, Paris, 1899, pp. 29-44.
  45. Adam Smith, Richesse des nations, 1. I, ch. iv (t. I, p. 35 de l’édition Guillaumin, que nous citerons toujours).
  46. Fragmenta vaticana, § 283.
  47. « Origo emendi vendendique a permutationibus cœpit… Sed quia non semper nec facile concurrebat ut, cum tu haberes quod ego desiderarem, invicem haberem quod tu accipere velles, electa materia est cujus publica ac perpetua æstimatio difficultatibus permutationum æqualitate quantitatis subveniret ; eaque materia, forma publica percussa, usum dominiumque non tam ex substantia prœbet quam ex quantitate » (D., X VII I, i, De contrahenda emptione, 1. 1, pr.).
  48. « Lege Cornelia testamentaria tenetur qui… vultu principum signatam monetam, praeter adulterinam, reprobaverit » (Paul, Sentences, V, xxv, § 1).
  49. Valentinien impose le cours des anciennes monnaies « modo ut debiti ponderis sint et speciei probae » (C, XI, x, De veteris numismatis potestate, I. 1).
  50. C, IV, xxxii, De usuris, 11. 12 et 23. Il est à remarquer que cette interprétation est déjà ancienne et coïncide presque avec l’époque classique de la jurisprudence romaine.
  51. Thomas, op. cit., p. 57.
  52. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 468.
  53. On ne peut invoquer, ce nous semble, ni dans un sens ni dans l’autre les deux constitutions déjà citées d’Alexandre Sévère et de Philippe (C, IV, xxxii, De usuris, II, 12 et 23), permettant d’exiger en vertu d’un simple mutuum des intérêts pour des prêts de blé et d’orge, mais non pour des prêts d’argent, quoique avec pacte joint. Ces constitutions se bornent à mesurer l’obligation re d’après la valeur de la res plutôt que d’après sa quantité : c’est évidemment une interprétation favorable, mais si l’incerti pretii ratio la permet pour le mutuum de denrées tandis que la constans ac perpetua æstimatio l’interdit pour le mutuum d’espèces, nous ne sortons nullement pour tout cela du domaine du droit positif. — Il n’y a rien à conclure non plus d’un texte de Pomponius : « Usura pecunia ; quam percipimus, in fructu non est, quia non ex ipso corpore, sed ex alia causa est, id est nova obligatione » (D, L, xvi, De verborum significatione, 1. 121). Outre que ce passage est isolé de tout contexte, il s’applique tout à fait à notre explication tirée de la nécessité d’un fait — res ou verba — générateur d’obligation civile.
  54. « Venerandæ romanæ leges divinitus per ora principum promulgatæ » (Corpus juris canonici, cité par Amédée Thierry, dans le Tableau de l’Empire romain, 6e édition, 1, V, ch. II).
  55. Souchon, Théories économiques dans la Grèce antique, pp. 100 et s.
  56. « Cum aurum, Judarorum nomine, quotannis ex Italia et ex omnibus provinciis Hierosolyma ? exportari soleret, Piaccus sanxit ediclo ne ex Asia exportari liceret… Exportari aurum non oportere, quum sa ; pe antea senatus, tum me consule, gravissime judicavit » (Cicéron, pro Flacco, xxviii).
  57. « Suivant les calculs les moins exagérés, les Indiens, les Sères et l’Arabie enlèvent à l’empire romain pour une valeur de mille fois cent mille sesterces, tant sont coûteux pour nous le luxe et les fantaisies des femmes » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, I ; XII, 18).
  58. « Sordidi putandi, "qui mercantur a mercatoribus quod statim vendant : nihil enim proficiant, nisi admodum mentiantur… Opifices omnes in sordida arte versantur, nec enim quidquam ingenuum habere potest officina… Mercatura autem, si tenuis est, sordida putanda est ; sin magna et copiosa, multa undique apportans multisque sine vanitate impertiens, non est admodum vituperanda » (Cicéron, De Officiis, XLII).
  59. Voyez Marquardt, Organisation financière chez les Romains, tr. fr., 1888, pp. 138 et s., et toutes les sources bibliographiques qui y sont énumérées.
  60. « Impetum se cepisse scribit frumentationes publicas in perpetuum abolendi, quod earum fiducia cultura agrorum cessaret ; neque tamen perseverasse, quia certum haberet post se per ambitionem quandoque restitui » (Suétone, Auguste, XLII).
  61. Sur l’édit du maximum, consulter : Waltzing, Corporations professionnelles des Romains, et un article de M. Francotte dans la Revue générale, mai 1901. — Consulter aussi le P. Gastelein, Droit naturel, 1903. pp. 195 et s.
  62. Lactance, De mortibus persecutorum, vu : « Cum variis iniquitatibus faceret caritatem, legem pretiis reriim venalium statuere conatus est. Tum ob exigua et vilia multus sanguis effusus est ; nec venale quidquam metu apparebat, et caritas multo deterius exarsit, donec lex necessitate ipsa post multorum exitium solveretur. » — L’indignation de Lactance est un nouveau témoignage de la liberté économique dont le droit civil romain nous avait déjà fourni les preuves, puisque Lactance connaissait si bien le prix de cette liberté.
  63. Le texte du nouveau Testament qui nous éclaire le mieux sur les dispositions du christianisme à l’égard des esclaves, est peut-être l’épître de saint Paul à Philémon (v. 10-21). L’esclave Onésime s’était enfui de chez son maître Philémon : saint Paul le renvoie à Philémon, dont par conséquent il reconnaît le droit ; mais il supplie Philémon de recevoir Onésime comme il recevrait un frère et même comme il recevrait l’apôtre en personne, « pro servo carissimum fratrem… Si ergo habes me socium, suscipe illum sicut me. » — Le repos dominical, qui n’avait aucun similaire dans le paganisme, était aussi une réforme considérable : et il faut remarquer, que déjà chez les Juifs les esclaves, très peu nombreux d’ailleurs, jouissaient du repos sabbatique. Mgr de Ketteler, dans sa fameuse brochure die Arbeiterfrage und das Christenthum, a développé très heureusement la portée de ces principes nouveaux (Op. cit., 2e édition, 1864, pp. 152-156).
  64. Considérant, le Socialisme devant le vieux monde ou le vivant devant les morts, 2e édition, 1849, p. 212 ; — etc., etc.
  65. Étudier particulièrement Thonissen, professeur à l’Université catholique de Louvain, le Socialisme depuis l’antiquité, 1852, 1. I, ch. iii et iv (t. I, pp. 75-151). — Voir aussi Henry Joly, Socialisme chrétien, 1892, ch. ii.
  66. Cité par Thonissen, op. cit., t. I, pp. 114-115.
  67. Sanz y Escartin, l’Individu et la réforme sociale, trad. fr., 1898, p. 297. — M. Sanz y Escartin n’appartient pas cependant à la démocratie chrétienne.
  68. La source principale pour l’étude de cette période est l’ouvrage de M. Brants, professeur à l’Université catholique de Louvain, Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècle, 1895. — Voir aussi : Jourdain, Mémoire sur les commencements de l’économie politique dans les écoles du moyen âge, Académie des inscriptions et belles-lettres, 1874 ; — Ashley, An Introduction to English economic history and theory, 1888 ; 3eédit, 1894, I. 1., ch. III, et I. II, ch. VI ; — de Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, 1900 ; — Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. I, pp. 68-99. — Cette période est développée avec détails dans l’Histoire des doctrines économiques de M. Espinas, pp. 72-119. — Quant à l’ouvrage de Cibrario, l’Économie politique du moyen âge, 1839 (traduction française de 1859), il est consacré aux institutions économiques et non aux doctrines.
  69. « Œconomia est species prudentiæ media inter politicam et prudentiam quæ ad unius regimen est ordinata… Divitiæ comparantur ad œconomicam, non sicut finis ultimus, sed sicut instrumenta quædam. Finis autem ultimus œconomicæ est totum bene vivere secundum domesticam conversationem » (S. Thomæ, Summa theologica, IIa IIae, quæstio L, art. 3). — De même, Vincent de Beauvais (mort en 1264) : « Practica quidem scientia est, quæ recte vivendi modum ac disciplinas formam secundum virtutum institutionem disponit. Et hæc dividitur in tres scilicet : 1° ethicam, id est moralem, et 2° œconomicam, id est dispensativam ; et 3° politicam, id est civilem. Prima quidem est solitaria quæ mores instituit et ad singulos pertinet ; secunda est privata, quæ familiam disponit et ad patrem familias pertinet ; tertia publica, quae urbes regit, et hæc pertinet ad urbium rectores » (Speculum doctrinale, I. VII, ch. i, tit. ii). — Ashley précise bien la différence. « Les économistes anglais modernes, dit-il, ont ordinairement admis que tout homme est guidé par l’intérêt personnel et que chacun est mû par le désir des richesses. Ils disent que la constatation de ce fait n’implique nullement de leur part l’approbation morale de ces mobiles, qu’ils prennent simplement la nature humaine telle qu’elle est, et ils ajoutent que ce qu’ils admettent se rapproche assez de la vérité pour pouvoir servir de base au raisonnement… La doctrine économique du moyen âge était en réalité une branche de la théologie ; l’économie politique moderne, étant une science d’observation, laisse à la théologie ou à la morale le soin de prononcer dès jugements moraux » (Ashley, op. cit., dans la traduction française intitulée Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre [Paris, 1898-1900, 2 vol. in-8o], t. II, section LXIV, pp. 445-447). Nous recommandons d’étudier avec soin les sections LXIII et LXIV.
  70. Saint Ambroise, de Officiis, 1. VIII, ch. XVIII. — Voir la discussion de ce texte, au point de vue du principe communiste qu’on a voulu y trouver, dans Thonissen, op. cit., t. I, pp. 111 et s.
  71. « Alio modo aliquid est naturaliter alteri commensuratum, non secundum absolutam sui rationem, sed secundum aliquid quod ex ipso sequitur, puta proprietas possessionum. Si enim consideretur rite ager absolute, non habet unde magis sit hujus quam illius ; sed si consideretur per respectum ad opportunitatem colendi et ad pacificum usum agri, secundum hoc habet quamdam commensurationem ad hoc quod sit unius, et non alterius, ut patet per Philosophum… Hunc hominem esse servum, absolute considerando, magis quam alium, non habet rationem naturalem, sed solum secundum aliquam utilitatem consequentem, in quantum utile est huic quod regatur a sapientiori et illi quod ab hoc juvetur, ut dicitur (a Philosopho). Et ideo servitus pertinens ad jus gentium est naturalis secundo modo, sed non primo modo » (Summa theologica, IIa IIae, quæstio lvii, art. 3). — Item (Ia IIae, quæstio xciv, art. 5, ad tertium) : « Aliquid dicitur esse de jure naturali dupliciter : uno modo quia ad hoc natura inclinat ; alio modo quia natura non inducit ad contrarium. Et hoc modo « communis omnium possessio » et « una libertas » dicitur esse de jure naturali, quia scilicet distinctio possessionum et servitus non sunt inductæ a natura, sed per hominum rationem ad utilitatem humanæ vitæ ; et sic etiam in hoc lex naturæ non est mutata nisi per additionem. » — Voyez Henri Joly, Socialisme chrétien, pp. 122 et s.
  72. « 1° Quia magis sollicitas est unusquisque ad procurandum aliquid quod sibi soli competit ;… quia unusquisque, laborem fugiens, relinquit alteri id quod pertinet ad commune ;… 2° quia ordinatius res humanæ tractantur, si singulis imminet propria cura alicujus rei procurandæ ; 3° quia per hoc magis pacificus status hominum conservatur, dum unusquisque re sua contentas est. Unde videmus quod inter eos qui eommuniter et ex indiviso aliquid possident, frequentius jurgia oriuntur » (Summa theologica, IIa IIae, questio LXVI, art. 2).
  73. « Cette conception de la propriété individuelle (de saint Thomas) — dit M. de Girard — conforme non seulement à l’esprit chrétien, mais encore, dans une certaine mesure, à la tradition germanique, se dressait dans un contraste irréductible en face de la conception romaine… Nous n’avons pas à rechercher ici les conséquences sociales qui découlèrent au moyen âge d’un revirement aussi profond dans l’une des idées juridiques fondamentales. Il nous suffit de mettre en relief cette notion de la propriété fonction sociale pour en faire comprendre la portée. La propriété par excellence, la propriété du sol, apparaissait d’autant plus, au moyen âge, comme une fonction sociale, que le régime féodal, dominant la majeure partie des-terres, imposait aux propriétaires de véritables services publics, dont la propriété constituait dès lors la rémunération. Le seigneur terrien était, en effet, quoique à des degrés divers, chef militaire et administrateur de son comté, de sa baronnie ou de sa vidamie. Le droit de travailler impliquait, lui aussi, des devoirs à l’égard de la collectivité et revêtait par conséquent la forme d’une fonction sociale » (De Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, 1900, pp. 57-64). — « L’ordre social que la Révolution a renversé — disait aussi le baron de Vogelsang — reposait sur ce principe fondamental que toute propriété doit être une parcelle de la fortune nationale commune, concédée à titre de jouissance particulière en échange des services rendus à la communauté » (Cité par Nitti, le Socialisme catholique, tr. fr., 1894, p. 226). — Voyez aussi : Aphorismes de politique sociale, Marseille, 1891, p. 43; — Léon Grégoire (alias Georges Goyau), le Pape, les catholiques et la question sociale, 2e édition, 1895, p. 20.
  74. Par exemple, tous les auteurs qui, comme M. Garriguet, dans son Régime de la propriété (1907), ouvrage non sans valeur, prétend que les devoirs de charité, d’équité naturelle et de simple convenance sociale « limitent » la propriété (Op. cit., p. 267, etc.). Ils peuvent affecter ou mieux encore commander un certain usage de la richesse, mais ce n’est pas la même chose que limiter la propriété.
  75. Cette opinion est fréquemment soutenue par les catholiques sociaux, entre autres. Il en est parmi eux qui accusent notre Code civil de paganisme. « La proclamation du jus abutendi, disent-ils, que nous trouvons dans notre Code civil, est incompatible avec la doctrine de saint Thomas » (Grégoire, le Pape, les catholiques et la question sociale, 2e édition, 1895, p. 65).
  76. « Pecunia remanet ejus » (Summa theologica, II " IIae, quæst. lxxviii, art. 2, ad quintum).— « Pecunia remanet ejus », en ce sens, qu’il a un certain droit sur tout ce qui est acquis en échange de l’argent, et en ce sens aussi qu’il ne pourra rien réclamer à son associé si l’affaire est mauvaise. Il s’agit de risques, mais non de propriété.
  77. Saint Thomas, citant les Instituts de Justinien (1. II, t. iv, § 2), n’a également rien compris à la différence radicale de l’usufruit et du quasi-usufruit. Il se méprend complètement sur le sens des mots « nec enim poterat (senatus) » (IIa IIae, quæstio lxxviii, art. 1, ad tertium). On connaît la question. L’usufruitier, ne pouvant jouir que salva rerum substantia, ne pouvait pas, par exemple, user ou jouir du vin, puisqu’il lui était interdit de le boire. Que fit le Sénat ? Permit-il à l’usufruitier d’en user autrement qu’en le buvant ? Non : « nec enim poterat », disent les Instituts. Mais il permit à l’usufruitier de le boire, avec charge de le rendre plus tard en équivalent.
  78. Voyez plus bas, p. 61.
  79. IIa IIae, quæst. LXVI, art 2.
  80. Politique, 1. II, ch. II, § 5.
  81. « Deus habet principale dominium omnium rerum, et ipse secundum suam providentiam ordinavit quasdam res ad corporalem hominis sustentationem, et propter hoc homo habet naturale rerum dominium, quantum ad potestatem utendi ipsis » (IIa IIae, quæstio LXVI, art. 1, ad primum).
  82. Saint Jean Chrysostôme, Homélie XLIII, sur la 1re épitre aux Corinthiens : « Si vous êtes riche, ce n’est pas pour vous, c’est pour les autres. Vous l’êtes, non pour consumer votre bien dans des prodigalités qui ne servent que vos passions, mais pour le distribuer à des indigents dont il soulage les misères. Vous vous croyez le propriétaire de ce bien, vous n’en êtes que l’économe… Richesse, talent de la parole, votre existence même, vous les tenez de Dieu… Tout appartient à Dieu ; il vous a fait riche, comme il pouvait vous faire pauvre… Il vous laisse ces richesses pour vous associer au ministère de sa Providence. Prétendre qu’elles sont à vous avec le droit d’en user arbitrairement d’une manière absolue, c’est manquer à la reconnaissance qui lui est due. La nature et la religion vous apprennent également dans quelle dépendance vous êtes à cet égard. »
  83. En ce sens, Souchon, Théories économiques dans la Grèce antique. « Cette opposition de principes, dit-il, devait tout naturellement retentir sur la solution de grands problèmes économiques… Elle a conduit les théologiens à des idées sensiblement différentes de celles des philosophes grecs sur l’a propriété individuelle. Alors, en effet, que dans l’esprit des anciens l’idée propriétaire était restée toujours relativement vacillante et que cette indécision tenait en grande partie à l’extrême étatisme d’alors, les philosophes chrétiens ont été amenés, par leur individualisme même, à être des théoriciens fort ardents de la propriété privée… À partir de saint Thomas tout au moins, il ne peut plus y avoir de doute sur l’opposition qui est ici entre la fermeté des théologiens et l’imprécision relative de la pensée grecque » (Op. cit., pp. 200-201).
  84. « Pretium venalium non consideralur secundum gradum naturae cum quandoque pluris vendatur unus equus quam unus servus ; sed consideratur secundum quod res in usum hominis veniunt » (Summa theologica, IIa IIae, quoestio LXXVII, art. 2, ad tertium). — Voyez saint Augustin, De Civitate Dei, 1. XI, ch. xvi.
  85. Voyez plus haut, p. 17.
  86. Saint Thomas, Summa theologica, IIa IIae, quaestio LXXVII, passim.
  87. Buridan, recteur de l’Université de Paris, mort en 1328 : « Valor rei non debet attendi secundum dignitatem rei, sed solum secundum indigentiam humanam.,..Indigentia istius vel illius hominis non mensurat valorem, sed indigentia communitatis eorum qui inter se commutare votant » (Commentarii in Ethicam, 1. V, quæst. xv et xvi).
  88. Langenstein (1325-1397), vice-chancelier-de l’Université de Paris et un des fondateurs de l’Université de Vienne : « Quantitas indigentise communis in ordine ad multitudinem vel paucitatem rerum ».
  89. Rudolf Meyer, Der Kapitalismus fin-de-siècle, p.33 : « Die alten kirchlichen Schriftsteller führen unter den Momenten, welche auf den gerechten Preis bestimmend einwirken, die verschiedenartigsten Dinge auf. Irgends jedoch findet man unter diesen Dingen eine Entschædigung fur die Capitalnützung. Im allgemeinen bestimmt sich bei ihnen der Werth durch die Arbeit… Uberhaupt ist bei allen alten canonischen Schriftstellern die Arbeit die einzige Quelle der Werthe, neben der erst spseter bei— jüngeren theologischen Autoren noch der Boden eine secundære Bedeutung hat. » Malheureusement il n’est pas dans l’habitude de Meyer, ni des sophistes, de citer aucun texte que l’on puisse vérifier. —Voyez aussi op. cit., p. 31 : « À l’origine, ce que le cultivateur donne au propriétaire, n’est pas autre chose que l’impôt moderne. Ce n’est pas un revenu sans travail, qui découle du droit positif de propriété, ce n’est pas une rente foncière. » — Expliquez donc avec cela le colonat et la pensio. C’est bien là cependant une période assez ursprünglich !
  90. «  Chez saint Thomas — dit Brants, professeur à l’Université catholique de Louvain — le principe du juste prix est exprimé et commenté, mais il n’y a point de vraie analyse de la valeur. On peut bien y trouver épars quelques éléments, mais ce n’est pas un ensemble. On trouve les variations reconnues par la diversitas loci vel temporis ; les frais et travaux, labor ; la rareté des choses ; l’appréciation des choses, æstimatio, qui couvre le tout, mais sans préciser… C’est à tort, nous paraît-il, qu’on a voulu, avec les quelques textes du grand docteur, édifier une théorie se rapprochant d’un système moderne… Ce n’est que chez les auteurs du XIVe siècle que nous trouvons une théorie systématique de la valeur et du prix » (Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècle, p. 69).
  91. Quelques chrétiens sociaux contemporains ont prêté à la théologie du moyen âge une théorie absolument stupéfiante, d’après laquelle elle aurait imaginé valeur et prix comme deux concepts n’ayant aucun point de contact l’un avec l’autre (Voyez la Valeur d’après saint Thomas d’Aquin, par M. l’abbé Hohoff, dans la Démocratie chrétienne de Lille, n° de septembre 1898). — Saint Thomas, à en croire M. l’abbé Hohoff, ferait une grande différence entre la valeur et le prix, (Op. cit., p. 266), « Saint Thomas, dit-il, est le premier à notre connaissance qui ait dit d’une manière claire et précise : « La quantité de valeur de tous les produits est en rapport d’égalité avec le travail et les dépenses des producteurs ; mais comme les frais de production se ramènent naturellement et en fin de compte au travail, il s’ensuit que celui-ci seul détermine la valeur » (Op. cit., p. 263). — La conséquence de cette théorie, c’est que, le prix étant déterminé par une commune estimation tandis que la valeur le serait uniquement par le travail, il y aurait divorce habituel, sinon continu, du prix et de la valeur. Dans l’opinion courante, prix et valeur d’échange sont en fonction l’un de l’autre, absolument comme le poids et la densité le sont dans la physique : avec Hohoff, ils seraient plutôt entre eux comme la couleur et la densité, qui n’influent pas l’une sur l’autre puisque le plomb et la cendre, l’or et la paille sont assez rapprochés de couleur entre eux malgré l’extrême différence de leurs densités. — Hohoff doit donc aboutir au pur marxisme, et il y arrive : « Le prétendu facteur naturel — la matière et les forces naturelles — ne peut pas, dit-il, être un élément de la valeur d’échange, dont le travail humain est l’unique source. La nature concourt sans doute à la production de la valeur d’usage matérielle, à la production de l’objet utile, du corps de la marchandise, mais non de la valeur de celle-ci, de sa valeur d’échange » (Op. cit., p. 280). Combien saint Thomas ne serait-il pas étonné de se voir travesti en un Karl Marx !
  92. Henri de Gand (1217-1293), archidiacre de Tournai : « Prout communiter venditur in foro ».
  93. Saint Thomas : « In unoquoque loco ad rectores civitatis pertinet determinare quae sint justae mensurae rerum venalium, pensatis conditionibus locorum et rerum » (Summa theologica, IIa IIae, quaestio LXXVII, art 2, ad secundum). — Sur la question du juste prix envisagé sous son aspect économique, voyez Ashley, An introduction to English economic history and theory, t. I, ch. iii, sect. xvi : « Aquinas on just price ». Nous verrons plus loin qu’Ashley appartient à l’école historique. — Voyez aussi Claudio Jannet, le Capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle, pp. 232 et s.
  94. Gerson (1363-1429) ; chancelier de l’Université de Paris : « Justa lege potest institui pretium rerum venalium, ultra quod pretium non liceat venditori exigere, imo nec emptori dare » (De contractibus, prop. xviii).
  95. Biel, recteur de l’Université de Tübingen, mort en 1495. : « Cum pretium sit in cpmmutationibus tanquam médium adaequatorium, et difficile est medium illud invenire,… illud medium aceipere oportet prout sapiens determinabit : nullus autem sapientior censelur législature » (Collectorium sententiarum, quaestio ix). — Biel est l’auteur de Epitome seu collectorium circa Lombardi sententiarum libros (paru en 1501) et du traité De monetarum potestate et utilitate (1488).
  96. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 558.
  97. Saint Antonin (1389-1455), archevêque de Florence : « Cum quis conducitur ad aliquod opus, si promittit sibi dare pecuniam, non debet illi dare victualia vel pannum vel alias res, nisi in quantum velit ipse conductus sua sponte… Quia talia communiter inventa sunt ad decipiendum et opprimendum pauperes, ideo inducendi sunt setarioli et retagliatores quod abstineant a talibus » (Summa theologica, tit. I, c. xvii, art. 7). Saint Antonin vise, non seulement le cas de dation en paiement, mais même le cas de paiement proprement dit et convenu d’avance.
  98. Corpus juris canonici, Décret. I, distinctio LXXXVIII, C. XII.
  99. « Qualitas lucri negotiantem aut excusât aut arguit, quia est honestus quæstus aut turpis » (Epistola ad Rusticum).
  100. Supra, pp. 17 et 18.
  101. Voyez cependant Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, 1.1, p. 87. « Notons, dit-il, la découverte de cette vérité : le commerce est productif de valeur ». — Saint Thomas reconnaît bien que le commerce peut, en certains cas, rendre service : mais est-il le premier à s’en être douté, et reconnaître ces services est-ce la même chose que proclamer la productivité ?
  102. Par exemple, un peu plus tard, saint Raymond de Pennafort (mort en 1328) n’admettait que le profit industriel, résultant d’une transformation par l’artisan (Summa theologica, I. II, t. VII, §5).
  103. M. l’abbé Hohoff (La Valeur d’après saint Thomas d’Aquin, déjà citée) : « C’est une erreur totale, dit-il, de s’imaginer que logiquement le droit de propriété implique le revenu d’un gain sans labeur » (Op. cit., p. 282). Nous y reviendrons dans un instant, à propos du mutuum au cas de crédit à la production.
  104. En ce sens Henri de Gand, De mercimonio et negotiationibus, qui admet, pour justifier l’écart des deux prix d’achat et de revente, des différences basées sur les changements de lieu, de temps et de conditions (cité par Jourdain, Mémoire à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1874). — Dans le même sens, Duns Scott (1274-1308) et François de Mayronis (mort en 1325). — Montesquieu rattache aux théories scolastiques la ruine du commerce au moyen âge. « Nous devons, a-t-il dit, aux spéculations des scolastiques tous les malheurs qui ont accompagné la destruction du commerce » (Esprit des lois, 1. XXI, ch. xx). Il y a erreur. C’étaient les malheurs des temps qui avaient ruiné le commerce après les invasions des Barbares et non pas même immédiatement après elles. Quant aux spéculations des scolastiques, elles ne sont venues que plusieurs siècles plus tard, et elles sont venues précisément au temps où le commerce se relevait, soit au sein des républiques italiennes, soit dans les cités commerçantes des Flandres et de l’Allemagne. Montesquieu, en haine de l’Église, a donc commis un anachronisme de plusieurs siècles. Ashley, beaucoup mieux documenté, est beaucoup plus judicieux sur les conséquences sociales que la défaveur du commerce peut avoir entraînées (Ashley, op. cit., 3e édition [anglaise], t. I, pp. 129-130).
  105. Il permet, cependant, à un marchand de blé de vendre actuellement et aux cours actuels sans informer les acheteurs que l’arrivée prochaine d’autres marchands va déterminer une baisse des prix ; mais, il ajoute : « Si tamen exponeret vel de pretio subtraheret, abundantioris esse virtutis, quamvis ad hoc non videatur teneri ex justitiae debito » (IIa IIae, quaestio LXXVII, art ; 3, ad quartum).
  106. L’Ayenbite of ImwytAiguillon de conscience — est un manuel de morale à l’usage des confesseurs, qui fut composé en France au XIIIe siècle et qui fut traduit en anglais en 1340 par un moine du comté de Kent, nommé Dan Michel.
  107. Ashley, op. cit., 3e édition (anglaise), t.1, p. 162.
  108. Op. cit., 1. II, ch. III.
  109. Voir sur ce sujet Brants, op. cit., p. 130. — Auguste Nifo, de Sienne, auteur d’un traité De divitiis, 1531.
  110. Ashley, op. cit., 3e éd. angl., t. I, pp. 43 et s.
  111. Sur la nature des revenus au moyen âge, voyez d’Avenel, Fortune privée à travers sept siècles, et pour le régime du précaire, qui correspond à une période antérieure, voyez Fustel de Coulanges, Origines du système féodal, 1890, ch. iv, v et vi.
  112. Summa theologica, IIa IIae, quaestio LXXVIII, art. 1, ad tertium ; — Même quaestio, art. 1-4. — Sur l’historique de la prohibition du prêt à intérêt, voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 464 et s. — « La fameuse théorie d’Aristote sur la stérilité de l’argent, dit Claudio Jannet, a pesé sur toute la scolastique et a le grave tort de ne pas réserver l’emploi possible du numéraire comme capital… L’influence de la terminologie d’Aristote a seule empêché saint Thomas de formuler distinctement la théorie de la productivité de l’argent employé comme capital. Il l’aperçoit cependant et l’indique dans plusieurs passages »  (Capital, spéculation, et finance, p. 77 et note). — Nous signalons comme particulièrement complet sur cette question le R. P. Castelein, Droit naturel. 1903, thèse XI, pp. 338 et s. Après avoir discuté les textes des Pères de l’Église, le P. Castelein distingue la période de prohibition, qui se dessine au IVe siècle et va jusqu’au XVe, celle de transition, du XVIe au XVIIIe siècle, enfin le XIXe siècle ou « époque de la réforme définitive ». — Étudier aussi de Boehm-Bawerk, Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, tr. fr., t. I, 1902, ch. I-III.
  113. « Ille qui committit pecuniam suam vel mercatori, vel artifici, per modum societatis cujusdam, non transfert dominium pecuniæ suas in illum, sed remanet ejus » (Summa theologica, IIa IIae, quæstio LXXVIII, art. 2, ad quintum).
  114. Corpus juris canonici, X ; 1. IV, t. xx, c. vu. — Pour la discussion, voyez Ashley, op. cit., 1. II, ch. vi, § LXVII (3e éd. [anglaise], t. II, p. 419).
  115. Voyez plus haut, p. 28, la discussion sur le véritable sens de la gratuité du mutuum en droit romain.
  116. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 467 et 464 en note et les divers auteurs que nous y citons.
  117. « Das schliessliche Scheitern der mittelalterlichen Wirtschaftsordnung beruht wohl… zum grossen Theile darauf, dass die ICirche ihre Gesetzgebung an die Wirkung — den Zins — ansetzte, und nicht an die Ursache — die Arbeits-und-Besitzverhaltnisse — an auch positiv-rechtliche Verhältnisse, welche schliesslich doch dem Kapital eine factische Productivitset gaben, die nun, da sie einmal bestand, allerdings in nicht mehr positivrechtlicher, sondern naturgemasser Weise den Zins gebar » (Rudolf Meyer, Der Kapilalismus fin-de-siècle, 1892, p. 29).
  118. Das Recht auf den Arbeitsertrag, 1891 (tr. fr., Droit au produit intégral du travail, 1900, p. 179). — Item, M. l’abbé Hohoff, déjà cité : « Telles furent, précisément — dit-il en condamnant les revenus sans travail — la conduite et la tendance de l’Église… L’Église, quand elle commença à descendre du faîte de la puissance économique, n’était plus à même de frapper de ses censures maintes injustices qu’une observation rigoureuse de la doctrine aurait atteintes. Elle ne parvint jamais à réaliser son idéal. Son enseignement dut compter avec les faits accomplis » (Voyez Démocratie chrétienne, septembre 1898, pp. 284-285).
  119. « Qui agrum locat ut agrariam recipiat, aut domum ut pensiones recipiat, nonne est similis ei qui pecuniam dat ad usuram ? Absit. Primum quidem, quoniam pecunia non ad aliquem usum deposita est, nisi ad emendum » (Décret., 1, distinctio LXXXVIII, ch. XI, cité par Ashley, 3e éd. [anglaise], t. I, p. 211, note 53).
  120. « Quædam res sunt quarum usus est ipsarum consumptio… Unde in talibus non debet seorsum computari usus a re ipsa… Si quis ergo seorsum vellet vendere vinum et vellet seorsum vendere usum vini, verideret eamdem rem bis, vel venderet id quod non est ; unde manifeste per injustitiam peccaret… Quædam vero sunt quorum usus non est ipsa rei consumptio : sicut usus domus est inhabitatio, non dissipatio. Et ideo in talibus seorsum potest utrumque concedi… Et propter hoc licite potest homo accipere pretium pro usu domus » (Summa theologica, IIa IIae, quæstio LXXVIII, art. 1). — Cette thèse est encore acceptée par le P. Antoine, Cours d’économie sociale, 1re éd., 1896, p. 495. « Le mutuum, dit-il, est regardé comme un contrat essentiellement gratuit » : mais en affirmant « l’injustice du mutuum pur » productif d’intérêt, il déclare que le prêt à intérêt dans l’ordre économique présent — système défectueux et antinaturel (dit-il à la page suivante) — n’est pas un contrat de mutuum » (Op. cit., pp. 506-507). Qu’est-il donc ? Le mot mutuum est né en droit romain, et ce dernier n’a jamais distingué si le crédit est fait à la production ou à la consommation (ce que d’ailleurs le prêteur peut fort bien ignorer) : de plus, le Pape Benoît XIV, dans l’Encyclique Vix pervenit, appelle fort bien mutuum l’emprunt qu’on fait ad fortunas suas amplificandas… vel quæstuosis agilandis negotiis… impensurus, c’est-à-dire le mutuum de l’ordre économique présent.
  121. M. de Girard, dans son Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, reproduit littéralement l’argumentation de saint Thomas. Il y joint toutefois plusieurs erreurs, l’une d’économie politique, les autres de droit romain. Il appelle d’abord « véritable capital, une maison par exemple », tandis que la maison n’est point un capital au sens classique du mot, c’est-à-dire un capital social ou de production c’est l’observation que nous venons de faire plus haut sur l’argumentation de saint Thomas). Il range ensuite le commodat parmi les contrats « consensuels », au même titre que la locatio conductio — première erreur juridique — et il croit que le commodat représentait essentiellement et uniquement « l’avance de capitaux » — seconde erreur de droit — (Op. cit., pp. 71-74). Or, le commodat s’appliquait parfaitement à des objets qui ne pouvaient pas être utilisés pour la production, tels que des meubles meublants, des bijoux, etc. ; au contraire il ne s’appliquait pas aux immeubles. Bref, il était nécessaire et suffisant qu’il s’agît de meubles et de corps certains : auxquels cas le contrat, quand il était gratuit, était un contrat réel comme le mutuum, bien qu’il différât de ce dernier par l’admission de l’aclio contraria et par le caractère de bonne foi. — Il est évident, dirons-nous, que le droit romain, quand il est ainsi défiguré, ne peut fournir aucune lumière sur l’histoire de l’interdiction du prêt à intérêt.
  122. Contrat du prêt de consomption, IIe partie, §§ 55-56 (Ed. Bugnet, t. V, p. 64). — Plus exactement, Pothier développe d’abord l’argument que le droit romain paraissait fournir avec la théorie des contrats re : « ne vous ayant donné que la somme d’argent et rien de plus, je ne puis exiger de vous rien de plus que cette somme » ; puis il expose l’argument de saint Thomas, qu’il appelle « un argument assez semblable au nôtre ».
  123. Op. cit., xxvii (Œuvres, édition Guillaumin, t. I, pp. 124 et s.)
  124. Cet argument se rencontre dans le traité De usuris, pars I, c. iv., attribué à saint Thomas, mais probablement apocryphe.
  125. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 470. — Summa theologica, IIa, IIa, quæst. LXXVIII, art. 2, ad septimum : « Si quis velit carius vendere res suas quam sit justum pretium, ut de pecunia solvenda exspectet emptorem, manifeste usura committitur… Similiter etiam, si quis emptor velit rem emere vilius quam sit justum pretium, eo quod pecuniam ante solvit quam possit et res tradi, est peccatum usuræ. » Il serait loisible seulement au vendeur, mais spontanément, d’abaisser le prix pour se faire payer avant de livrer, « de justo pretio diminuere ut pecuniam prius habeat ».
  126. Sur le parallèle entre les théologiens et les juristes, consulter Ashley, op. cit., 3e édition anglaise, t. I, pp. 148 et s.
  127. Albert le Grand (1205-1280), évêque de Ratisbonne et maître de saint Thomas d’Aquin (voir le Mémoire de M. Jourdain).
  128. François de Mayronis, dans son Liber sententiarum.
  129. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 473-474. — Il est à présumer que si les papes Martin V et Calixte III ont été appelés à statuer sur cette question, le premier en 1425, dans sa lettre à l’évêque de Breslau, et le second en 1455, dans sa lettre à l’évêque de Merseburg, c’est parce que les revenus des Églises consistaient beaucoup en rentes et qu’elles se heurtaient à des refus de paiement colorés d’un prétexte de résistance à l’usure. Ashley conjecture que l’hérésie des Hussites ne fut pas étrangère à ces difficultés (Ashley, op. cit., II, ch. vi, 3e éd. angl., t. II, p. 410). — Les rentes dont il s’agissait n’étaient ni le bail à rente, ni la rente volante proprement dite (nous nous expliquerons sur cette dernière, infra, p. 93).
  130. « Pecunia ex se sola minime est lucrosa, nec valet se ipsani multiplicare, sed ex industria mercantium fit per eorum merçationes lucrosa » (Cité par F.-X. Funck, Zinsgesetzgebung im Mittelalter, dans les Tübinger-Universitsits-Schriften, 1876).
  131. Saint-Bernardin de Sienne (1380-1444) : « Pecunia non solum habet rationem simplicis pecuniae vel rei, sed etiam ultra hoc quamdam seminalem rationem lucrosi, quam communiter capitale vocamus » (Cité par le même auteur).
  132. Summa theologica, IIa IIae quaestio LXXVIII, art. 2, ad primum.
  133. Pothier fait cette distinction dans son traité du Contrat de prêt de consomption. Il oppose les usurae lucrativae, qui sont « proprement usures », aux usurae compensatoriae, qui « ne sont connues que sous le nom d’intérêts… par exemple les intérêts qui sont dus par l’emprunteur d’une somme d’argent du jour que par une interpellation judiciaire il a été mis en demeure de la rendre » (Op. cit., 2e partie, § 54).
  134. Summa theologica, eodem loco. — C’est ainsi, croyons-nous, qu’on doit lever une contradiction apparente entre deux textes de saint Thomas (voyez la discussion dans Brants, Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècles, p. 153). — La jonction des deux idées de damnum emergens et de lucrum cessans, c’est-à-dire le damnum et l’interesse, a engendré notre expression, bizarre, mais consacrée, de « dommages-intérêts ».
  135. Summa theologica, art. 1, ad tertium.
  136. Ibid.
  137. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 481. — Nous avons cité particulièrement, d’après M. l’abbé Vernet, Papes et banquiers juifs au XVIe siècle (Université catholique, n° de mai 1895), les autorisations données par la Chambre apostolique aux banquiers juifs de la marche d’Ancône. En 1529, Clément VII fixait pour la banque juive d’Imola les taux maxima, sur gages, de 30 % pour les emprunteurs du comté d’Imola et de 40 % pour les forains ; sans gages, de 40 % pour les mineurs et pas de limitation pour les majeurs. Dans les prêts sur gages, le pacte commissoire, loin d’être défendu comme il l’est par notre Code civil (art. 2078), était au contraire sous-entendu.
  138. Saint Thomas, Summa theologica, IIa IIae, quaestio LXXVIII, art. 1, ad tertium.
  139. « Mutuum sub usuris accipere illicitiim non est, dummodo quis propter sua ; necessitatis subventionem hoc facial » (ibid., art. 4, conclusio).
  140. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 366. — Étudier Ashley, op. cit., sect. LXXIII, tr. fr., t. II, pp. 529 et s.
  141. Ch. Périn, professeur à l’Université catholique de Louvain, Premiers principes d’économie politique, 1895, p. 305. — Dans le même sens, Claudio Jannet, Capital, spéculation et finance, p. 83 ; — De Metz-Noblat, Lois économiques, 2e éd., p. 293 ; — Claudio Jannet, en note ad hunc locum : « Ce titre extrinsèque, ainsi que l’explique si bien M. de Metz-Noblat, dit-il, se
  142. « Nullum arcessiri præsidium — dit Benoit XIV dans son Encyclique — potest ex eo quod… is a quo id lucrum solius causa mutui deposcitur, ad fortunas suas amplificandas, vel novis coemendis prædiis, vel quæstosis agitandis negotiis utilissime sit impensurus. » — Item, De synodo diœcesana : « Impiæ Calvini et Molinasi (Dumoulin) opinioni non veriti sunt subscribere pauci quidam doctores catholici. Distinguunt et isti duplex genus mutui : unum quo pecunia aliave res datur ad consumptionem… alterum quo datur ad negotiationem… A fœnoris labe excusant lucrum quod in secundo casu ex mutuo percipitur, dum modo sit moderatum, modumque servet a patrias legibus definitum. Novam hanc distinctionem, ab hæreticis primum excogitatam, præverterant Ecclesiæ patres, qui uno ore, absolute atque indefinite, fœneratitium pronuntiaverunt quidquid ex mutuo ultra sortem exigitur » (Op. cit., §§ 3-4). — Benoît XIV s’en prenait ici au Tractatus contractuum et usurarum redituumque pecunia constitutorum de Dumoulin, 1546. — Voyez aussi plus tard Saumaise, De tisuris, 1638, etc. — Saint Alphonse de Liguori, un peu plus tard, n’est pas moins explicite : « Lucrum, dit-il, quod recipitur ex pecunia, totum oritur non ex ipsa pecunia, quæ, cum omnino sterilis sit, fructum parere haud potest ; nec pro eo, quod mea pecunia alteri proderit ob suam industriam, possum ego ultra sortem ab eo exigere » (Theologia moralis, Ratisbonne, 1846, t. III, p. 759). — Quant à Pothier, en traitant du prêt de commerce, il combat très longuement (Prêt de consomption, 2e partie, sect. II, art. 1, §§ 78-85) cette distinction, qui, d’après lui, « est impossible dans la pratique et n’a, d’ailleurs, par elle-même, aucune solidité » (§ 78). Même l’escompte est qualifié par lui usure et condamné comme tel (§ 91 ; §§ 129 et s.).
  143. Pour l’explication de la tolérance actuelle de l’Eglise, voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., pp. 478 et s. — L’étude que Troplong a mise en préface à son Commentaire du prêt reste fort intéressante. — Voir aussi Pages, Dissertation sur le prêt à intérêt, Lyon, 1838. — Ashley, après Funck (Zins und Wucher et Geschichte des Kirchlichen Zinsverbotes) et Endemann, a fait une étude détaillée et consciencieuse de toutes les phases par lesquelles la doctrine du prêt à intérêt a passé du XIVe au XVe siècle (Histoire des doctrines économiques de l’Angleterre, sect. LXV-LXXVI, tr. fr., t. II, pp. 458-560).
  144. Voyez Ashley, op. cit., sect. LXXII, tr. fr., t. II, pp.518 et s., avec l’exposé des luttes entreprises au commencement du XVIe siècle, en faveur du trinus contractus, par Eck, de l’Université d’Ingolstadt, et Major, de l’Université de Paris.
  145. Le P. Castelein, Droit naturel, p. 353 : « L’ordre économique ayant été peu à peu et progressivement transformé, l’argent a été considéré dans l’estimation commune comme une vraie valeur productive de bénéfice légitime, en vertu de l’extension ou de la généralisation même des titres extrinsèques ou plutôt accidentels. »
  146. Dell’impiego del danaro libri tre, alla Santita di N. S. Benedetto XIV Roma, 1746. — À noter que le P. Castelein « n’oserait affirmer que l’Encyclique Vix pervenit constitue un document infaillible, parce que… l’intention de lier la conscience et la foi de toute l’Église doit se manifester dans le document pontifical à des signes évidents… Toutefois on ne peut supposer que le Pape se soit trompé sur le fond de la question et doctrinale et pratique » (Droit naturel, p. 349 en note).
  147. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 477 et s.
  148. Ashley, op. cit., sect. LXXI, tr. fr., t. II, p. 518.
  149. G. Schmoller, Principes d’économie politique, tr. fr., t. III, 1906, pp. 469 et 473. — Voyez aussi Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. I, p.96.
  150. Buridan, Ethicorum Libri V, quaestio XVIII.
  151. Digeste, 1. XVIII, t. I, De rerum permutationibus, 1. I, pr. — Voyez supra, p. 26.
  152. Voyez Brants, Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècle, p. 180. — Rien de plus faux que l’assertion de Meyer (laquelle aurait aussi l’inconvénient de légitimer toutes les altérations monétaires et toutes les folies du papier-monnaie). « Les marchandises, dit-il, étaient réellement vendues selon leur valeur. Pour compléter la ressemblance de ce système avec la théorie des prix de Proudhon et de Rodbertus, il y avait encore la conception particulière que les canonistes se faisaient de la monnaie. La monnaie (Geld) ne devait pas être envisagée d’après une valeur intrinsèque, d’après sa composition en métal, d’après sa valeur de marchandise, mais d’après la valeur nominale qui était empreinte sur la pièce, c’est-à-dire d’après la valeur que cette pièce représentait (vorstellte). Donc, en principe, c’est la monnaie-travail (Arbeitsgeld) des socialistes, monnaie qui n’a aucune valeur propre et qui se borne à en représenter ou à en remplacer une (Kapitalismus fin-de-siècle, p. 34). On voit que les socialistes même chrétiens ne se gênent guère pour prendre des licences avec l’histoire.
  153. La question de la monnaie et de ses altérations a donné lieu depuis un demi-siècle à un grand nombre d’études : on peut en voir la bibliographie dans l’excellente Histoire de la monnaie, 1252-1894, de W. A. Shaw, tr. fr., Paris, 1896.
  154. Sur Philippe du Bois, Vuitry, dans le Journal des Économistes, n° de décembre 1880.
  155. Né en 1320 ou 1325, mort en 1382.
  156. Le Traictie a été publié, textes français et latin, par Wolowski (Paris, 1864), avec une notice très élogieuse que l’économiste allemand Roscher venait de donner en communication à l’Académie des sciences morales et politiques :« une théorie de la monnaie, disait-il, qui, élaborée au XIVe siècle, demeure encore parfaitement correcte aujourd’hui, et cela avec une brièveté, une précision, une clarté et une simplicité de langage qui témoignent bien haut du génie supérieur de l’auteur » (Wolowski, op. cit., p. xii, introduction).
  157. Op. cit., ch. xxii, p. LXVII.
  158. Op. cit., ch. x, p. XXX.
  159. Op. cit., ch. XX, p. LIX.
  160. C’est le titre de la traduction française, 1898, de An introduction to English economic history and theory.
  161. 1894, 2 volumes in-4o. — Les tomes III et IV ont paru en 1898. Quatre autres volumes, amassés en manuscrit, n’ont pas été publiés.
  162. Paru en 1895.
  163. Étudier sur ce point d’Avenel et Ashley, op. cit., passim.
  164. Melon, Essai politique sur le commerce, 1734 (voyez supra, p. 10 en note).
  165. Parlant du XVIe siècle en Allemagne, c’est-à-dire d’un temps et d’un pays où l’industrie avait pris une réelle importance, M. de Girard lui-même écrit que « à cette époque l’industrie — ou plus exactement le métier — n’entrait que pour une faible part dans la production générale, en comparaison de l’agriculture » (Op. cit., p. 165). — M. des Cilleuls, pour l’ancien régime, calcule que « les lieux dépourvus d’associations professionnelles représentaient les 99/100mes des agglomérations urbaines ou rurales » (des Cilleuls, Histoire et régime de la grande industrie en France XVIIe et XVIIIe siècle, 1898, p. 57). Il est vrai que les corporations étaient alors bien déchues.
  166. De Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, p. 39.
  167. Summa theologica, IIe IIae, quæstio LVII, art. 2, conclusio. — Au XIIIe siècle l’opinion de saint Thomas sur l’esclavage est-elle aussi libérale que celle du pape saint Grégoire le Grand à la fin du XVIe siècle ? « Homines ab initio natura liberos protulit, avait dit saint Grégoire, et jus gentium jugo substituit servitutis » (Epistolæ, vi, 12). On se demande si ce n’était point l’opinion d’Aristote qui avait passé entre les deux pour influencer saint Thomas : seulement celui-ci jugeait in abstracto et n’avait plus sous les yeux les abus de l’esclavage, comme saint Grégoire les avait vus encore, quoique déjà considérablement atténués par les mœurs chrétiennes.
  168. Voyez pour la description économique de l’Allemagne à cette époque le bel ouvrage de Janssen, l’Allemagne et la Réforme (t. I, l’Allemagne à la fin du moyen âge, tr. fr., Paris, 1887).
  169. « Quærebatis, si liceal vobis exactiones facere in veslros subditos… Constituti sunt redditus terrarum principibus, ut ex illis viventes a spoliatione subditorum abstineant… Contingit tamen aliquando, quod principes non habent sufficientes redditus ad cûstodiam terras et ad alia quoe imminent rationabiliter principibus expetenda : et in tali casu justum est ut subditi exhibeant unde possit communis eorum utilitas procurai. Et inde est quod in aliquibus terris, ex antiqua consuetudine, domini suis subditis certas collectas imponunt : quoe si non sint immoderatœ, absque peccato exigi possunt. — Et similis ratio esse videtur si aliquis casus emergat de novo, in quo oportet plura expendere pro utilitate communi vel pro honesto statu principi conservando, ad qua ; non sufficiunt redditus proprii vel exactiones consueloe, puta, si hostes terrain invadant, vel aliquis similis casus emergat… Si vero velint exigere ultra id quod est institutum, pro sola libidine habendi, aut propler inordinatas et immoderalas expensas, hoc eis omnino non licet » (De regimine Judæorum, VI). — « Ne prends ni tailles, ni aides de tes sujets, disait saint Louis à son fils dans son testament, si urgente nécessité et évidente utilité ne te le fait faire. » — À la fin du XVIe siècle, Bodin, tout en distinguant les biens propres du roi et le domaine de la couronne, place encore les revenus de ce domaine au premier rang des ressources de l’Etat (République, 1. VI, ch. II).
  170. Sur la ligue hanséatique, voyez Histoire commerciale de la Ligue hanséatique, par Émile Worms, Paris, 1864.
  171. Worms, op. cit., p. 532.
  172. Ulrich Fugger (1441-1510) ; Jacques II (1459-1525) ; Antoine (1493-1560).
  173. Au sujet du mouvement populaire allemand dans le but de faire limiter le capital dont une entreprise commerciale aurait pu disposer, voir M. de Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, p. 246.
  174. Supra, p. 74.
  175. Le De cudendæ monetæ ratione a été publié à la suite du Traictie des monnaies de Nicole Oresme par Wolowski, Paris, 1864.
  176. Op. cit., p. 65.
  177. Op. cit., p. 67.
  178. Op. cit., p. 69.
  179. Ibid.
  180. Op. cit., p. 79.
  181. Ne pas le confondre avec beaucoup d’autres Agricola de la Renaissance.
  182. Consulter sur ce point de Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’au XVIe siècle, pp. 140 et s.
  183. « Les deux grandes branches du christianisme — a dit M. de Girard — le catholicisme et le protestantisme, ont à leur début pensé de même en matière sociale : elles ont adhéré à une seule et même morale sociale, et cela explique la facilité avec laquelle les deux courants du mouvement social chrétien, le courant catholique et le courant protestant, bien que séparés par de profondes divergences dogmatiques, peuvent s’entendre sur le terrain économique » (De Girard, op. cit., p. 253 en note).
  184. Étudier sur ce point Ashley, Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre, sect. LXXV, tr. fr., t. II, pp. 540 et s.
  185. Sur cette transformation au XVIe siècle, voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 473. — On entendait alors par rente volants une rente perpétuelle non assignée sur un fonds. Il avait paru, en effet, tout naturel que le propriétaire d’un fonds put le bailler à rente, c’est-à-dire en aliéner le domaine utile sous, réserve d’une rente que le preneur dût lui servir en contrepartie de la jouissance et des fruits du fonds : mais était-il possible que cette rente fût assignée sur un fonds que le débi-rentier n’acquérait pas du bailleur, c’est-à-dire qu’elle fût hypothéquée (supra, p. 65 en note) ? Surtout était-il possible qu’elle ne fût assignée sur aucun fonds ? Sous ce dernier aspect, c’est notre rente constituée ou perpétuelle, exempte de toute réalité de droit, transmissible activement et passivement aux héritière et contre eux, mais à eux seulement et contre eux seulement. Voilà, pour la fin du moyen âge et encore pour le XVIe siècle, le problème des rentes volantes. La rente foncière constituait un census realis pour les canonistes du XVe siècle et elle était permise ; la rente volante était un census personalis et elle était défendue. Cependant dès 1452 Nicolas II l’avait permise pour les royaumes de Sicile et d’Aragon (voyez Ashley, op. cit., sect. LXXIV).
  186. Voici le passage, le plus concluant de cette lettre : « La raison de sainct Ambroyse laquelle aussi pretend Chrysostome est trop frivolle à mon jugement : asçavoir que largent nengendre point largent. La mer, quoy ? La terre, quoy ? Je reçois pension du louage de maison. Est-ce pource que largent y croist ? Mais elles procèdent des champs don largent se faict. La commodite aussi des maisons se peust raschepter par pecune. Et quoy ? Largent nest il pas plus fructueux es marchandises, que aulcunes possessions quon pourrait dire ? Il sera loysible de louer une aire en imposant tribut, et il sera illicite de prendre quelque fruit de largent ? Quoy ? Quand on aschepte un champ, asçavoir si largent nengendre pas largent ? Les marchands comment augmentent-ilz leurs biens ? Ils usent dindustrie, dires vous. Certes je confesse ce que les enfans voyent, asçavoir que si vous enfermes largent au coffre, il sera sterile. Et aussy nul nempronte de nous a ceste condition affin quil supprime largent oyseux et sans le faire proffiter. Parquoy le fruict nest pas de largent mais du revenu. Il faut donc conclurre que telles subtilités de prime face esmeuvent, mais si on les considere de plus près elles esvanouissent delles mesmes, car elles nont rien de solide au dedans… En apres je nappreuve pas si quelcun propose faire mestier de faire gain dusure. En oultre je nen concede rien sinon en adjoustant certaines exceptions. La premiere est que on ne prenne usure du pauvre et que nul totallement estant en destroict par indigence ou afflige de calamite soit contrainct. La seconde exception est que celuy qui preste ne soit tellement intentif au gain qu’il defaille aux offices nécessaires, ne aussi voulant mettre son argent seurement il ne deprise ses pauvres frères. La tierce exception est que rien nintervienne qui naccorde avec équité-naturelle ; et si on examine la chose selon la règle de Christ : asçavoir ce que vous voules que les hommes vous fassent etc, elle ne soit trouvée convenir partout. La quatriesme exception est que celuy qui emprunte fasse autant ou plus de gain de largent emprunte. En cinquiesme lieu que nous n’estimions point selon la coustume vulgaire et receue quest ce qui nous est licite, ou que nous ne mesurions ce qui est droict et esquitable par l’iniquité du monde, mais que nous prenions une règle de la parolle de Dieu. En sixiesme lieu que nous ne regardions point seulement la commodité privee de celuy avec qui nous avons affaire, mais : aussi que nous considérions ce qui est expédient pour le public. Car il est tout evident que lusure que le marchand paye est une pension publique. Il fault donc bien adviser que la pache (contrat) soit aussi utile en commun plustost que nuysible. En septiesme lieu que on nexcede la mesure que les loix publiques de la région ou du lieu concèdent. Combien que cela ne suffit pas tousjours, car souvent elles permettent ce que elles ne pourroyent corriger ou reprimer en défendant. Il fault donc preferer equite laquelle retranche ce que il sera de trop » (Cité par de Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, pp. 557 et s.).
  187. Saint Luc, VI, 35 ; cf. ib., 34.
  188. Ezéchiel, XVIII, 8 et 13.
  189. De Girard, op. cit., p. 222.
  190. Dumoulin, après l’Extricatio labyrinthi d’abord, où il s’était borné à exposer la question, concluait à cette distinction entre le crédit à la production et le crédit à la consommation dans son Tractatus contractuum et usurarum (1546). — Sur ces textes voyez Pages, Dissertation sur le prêt à intérêt, 2e éd., Lyon, 1838 ; — Troplong, Préface au Traité du contrat du prêt à usage. — Voyez plus haut, p. 69 en note, le texte du De synodo diœcesana de Benoît XIV visant expressément Calvin et Dumoulin.
  191. Baudrillart, Jean Bodin et son temps, tableau des théories politiques et économiques au XVIe siècle, 1853, p. 183. — Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. I, pp. 177-191. — Sur Jean Bodin, consulter aussi Ad. Franck, Réformateurs et publicistes de l’Europe, t. 1, pp. 395 et s.
  192. Nitti, Socialisme catholique, p. 7 : « La République de Jean Bodin ne fut qu’un dérivé tardif des théories de Platon adaptées aux systèmes philosophiques de l’époque et au milieu dans lequel vivait son auteur. » Nitti n’avait donc jamais ouvert la République. Il est vrai que Reybaud, dans ses Études sur les réformateurs contemporains, avait bien une erreur de même genre ; mais Alfred Sudre (Histoire du communisme, 4e édit., 1850, pp. 192-197) n’avait pas eu de peine à venger Bodin de cette calomnie. — Pour Reybaud sur Bodin, voyez Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, édition de Bruxelles, 1847, t. II, p. 86.
  193. Voir les deux Paradoxes de M. de Malestroit à la suite de l’Apologie de René Herpin pour la République et de la Réponse de Bodin aux Paradoxes, édition de 1599, pp. 77 et s.
  194. Op. cit., p. 77 verso.
  195. Il y avait eu d’abord deux écrits : la Réponse au paradoxe de M. de Malestroit touchant l’enchérissement de toutes choses et le fait des monnaies, puis le Discours sur le rehaussement elle fait des monnaies pour répondre au discours de M. de Malestroit. Bodin les réunit lui-même en un seul ouvrage.
  196. Réponse, pp. 46 verso et 47 recto.
  197. Ibid.
  198. « Le marchand et l’artisan qui font venir l’or et l’argent cessaient alors : car le Français, ayant un pays des plus fertiles-du monde, s’adonnait à labourer la terre et nourrir son bétail… Le trafic du Levant n’avait point cours… Le trafic de Ponent était du tout inconnu avant que l’Espagnol eût fait voile en la mer des Indes… L’Anglais nous avait clos les avenues, de l’Espagne et des Îles… Les querelles de la maison d’Anjou et d’Aragon nous coupaient les ports d’Italie…Or, est-il que l’Espagnol, qui ne tient vie que de France, étant contraint par force inévitable de prendre ici les blés, les toiles, les draps… va chercher au bout du monde l’or et l’argent et les épiceries. D’un autre côté l’Anglais, l’Écossais et tout le peuple de Norvège, Suède, Danemark et de la côte baltique, qui ont une infinité de minières, vont fouir les métaux aux centres de la terre pour acheter nos vins… et surtout notre sel… L’autre occasion de tant de biens qui nous sont venus depuis six ou sept vingts ans, c’est le peuple infini qui est multiplié en ce royaume depuis que les guerres civiles de la maison d’Orléans et de Bourgogne furent assoupies » (Loc.cit.).
  199. « Autre cause de l’abondance d’or et d’argent a été la banque de Lyon, qui fut ouverte par le roi François Ier, qui commença à prendre l’argent à 8 % et son successeur à 10, puis à 16, et jusqu’à 20 % en sa nécessité. Soudain les Florentins, Lucquois, Genevois, Suisses, Allemands, affriandés de la grandeur du profit, apportèrent une infinité d’or et d’argent en France…Par même moyen, les rentes constituées sur la Ville de Paris, qui montent à 3.350.000 livres tous les ans, ont alléché l’étranger, qui a porté ici ses deniers poury faire profit, ; et enfin s’y habitue » (Op. cit., p, 50 recto et verso) — C’était un des procédés du système mercantile : on offrait à perte et systématiquement un intérêt très élevé aux capitaux étrangers, véritables emprunts « extérieurs », comme nous dirions maintenant pour attirer les métaux précieux du dehors — Seulement qu’est-ce que c’est que cette « Banque de Lyon » dont parle Bodin ? Est-ce une institution proprement, dite, un établissement de crédit, comme nous dirions aujourd’hui ? Telle est l’opinion de M. Dubois (Précis de l’histoire des doctrines économiques, 1.1, p. 121), qui, sur la foi de Bodin, lui assigne 1543 comme date de fondation. Or, les Lyonnais, qui connaissent bien leur « Chambre des quatre paiements » et qui en sont très justement fiers, n’ont jamais entendu parler de la « Banque de Lyon ». Il y a erreur, en effet. Elle était simplement, en vertu d’une ordonnance royale de date inconnue, mais certainement antérieure à 1549, l’autorisation donnée aux banquiers et négociants des foires de Lyon de se réunir sur la place du Change pour y régler leurs affaires. Les rois empruntèrent ensuite, non pas à une banque, mais aux banquiers habitant Lyon « au banc de Saône » et l’on se mit à dire la « banque de Lyon », comme nous disons maintenant « la haute banque » sans qu’il y ait aucun établissement de ce nom là. Il en est de même des banques de Toulouse et de Rouen, citées de même par M. Dubois (eod. loco) (Voyez la Banque à Lyon du XVe siècle au XVIIIe siècle, par Vigne, Lyon, 1903, pp. 107 et s.).
  200. Ibid., p. 50 verso.
  201. Ibid., p. 51 recto.
  202. Ibid., pp. 65 verso et 68 recto. — Voyez aussi République, 1. VI, ch. III, pp. 913 et suivantes.
  203. Cantillon, Essai sur la nature du commerce, 2e partie, ch, vi-x.
  204. Voyez la note 1 à la page précédente.
  205. Bodin, République, 1. I, ch. v.
  206. Montaigne, Essais, 1. I, ch. XXI.
  207. Bodin, Réponse, p. 51 recto.
  208. Ibid., p. 61 recto.
  209. Ibid., p. 59 verso et p. 60 recto.
  210. Ibid., p. 60 verso.
  211. Ibid., p. 61 recto.
  212. Ibid., p. 60 verso. — Voyez aussi République, 1. VI, ch. II, éd. de 1599, p. 875. — « Il est expédient de hausser l’imposition foraine à l’étranger des choses desquelles il ne peut se passer ; et par ce moyen accroître les finances et soulager les sujets » (Ibid., p. 877). — La traite foraine était alors, au témoignage de Bodin, de 1 sou par livre (5 %) ; mais il fallait ajouter le domaine forain, ce qui faisait 1 sou 8 deniers, comme déclare Bodin, soit 8% (p. 875). — Dans les idées du temps on croyait que les droits de douane, payés par les étrangers, étaient, en outre, réellement supportés par eux.
  213. « Quant aux matières qu’on apporte des pays étrangers, il est besoin de rabaisser l’impôt, et le hausser aux ouvrages de main, et ne permettre qu’il en soit rapporté de pays étranger, ni souffrir qu’on emporte du pays les denrées crues » (République, I. VI, ch. II, p. 877).
  214. Le secret des finances de France… par N. Fromenteau, travail demandé par une réunion que des délégués provinciaux tinrent à Paris en 1580. « Fromenteau, dit Baudrillart, établit la statistique de plusieurs provinces de France par diocèses, bailliages, etc. ; pour la plupart de ces circonscriptions, il détermine le chiffre de la population, celui des diverses sommes payées au roi de France depuis trente et un ans par les trois ordres et tirées de différentes sources de revenus qu’il évalue une à une… » (Baudrillart, Jean Bodin et son temps, p.92).
  215. Voyez le chapitre I, livre VI de la République.
  216. Scaruffi, auteur du Discorso sopra le monete e della vera proporzione fra l’oro et l’argento, 1582 ; — Bernardo Davanzati, Lezioni delle monete, 1586 (voyez sur Davanzati, entre autres, de Foville, la Monnaie, 1907, p. 141).
  217. Quaestiones aliquot de usuris (1598) et Vitae et mortis consideratio politica (1623).
  218. Auteur de Delle cause della grandezza della Città (1598) et de la Ragione di stato (1599). Ce dernier ouvrage fit assez de bruit pour inspirer, presque coup sur coup, deux traductions différentes en français. Botero fut secrétaire de saint Charles Borromée, puis ambassadeur à Paris de Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie.
  219. Op. cit., 1. VII (5e éd.), Milan, 1608, pp. 194 et s., pp. 201 et s., etc.
  220. Sur la distinction du mercantilisme ou agricole ou manufacturier ou commercial, voyez Schatz, Individualisme économique, 1907, pp. 17 et s. — Dubois distingue : 1° les bullionnistes ; 2° les industrialistes (Colbert, etc.) ; 3° un bullionniste agrarien (Sully) ; 4° l’école de la balance du commerce (Mun, etc.)(Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, 1.1, p. 225).
  221. Édit de Louis XI du 23 novembre 1466 créant la Fabrique de Lyon : « Comme Nous considérons là grant vuidange dor et dargent que chacun an se fait de nostre royaume es moyen et occasion des draps dor et de soye, qui sont débitez et exploictez en nostre dict royaume en diverses manières, qui peut monter par chacun an ainsi que remonstre nous a este a la somme de quatre a cinq cent mille escus Ou environ… » (Voyez Justin Sodart, l’Ouvrier en soie, 1re partie, Lyon, 1899, p. 4).
  222. La brochure est ainsi intitulée : « Moyens pour monstrer que des maintenant les Français se peuvent passer des manufactures dor, dargent et de soye étrangères et de leurs soyes crues et greges au bout de douze ou quinze ans, et par ce moyen empescher le transport de plus de douze millions de livres hors du royaume et attirer en iceluy la plus liquide richesse de l’Italie, partie de celle de l’Espagne et du Levant. »
  223. « Jugez s’il vous plaist, dit Laffémas, ce qu’est la douane qu’a establie le duc de Savoie a la Suze, aux frontières de son pays, qui luy vaut tous les ans grand nombre de deniers, a cause des draps de soye, toilles dor et dargent et autres telles marchandises qui viennent a Lyon ; je vous laisse a penser s’ils apportent les deniers d’Italie pour payer ladite somme et si ce ne sont pas des deniers clairs de la France. Et par l’industrie de ceux qui ont envoyé si grand nombre de draps de soye manufacturez en France, ils ont fait un grand service aux ennemis du Roy et de l’Etat, car ils ont tire les thresors hors de France, que l’on dit estre le nerf de la guerre. Voila pourquoy le Roy et son peuple sont dénués de tous moyens » (Cité par Godart, op. cit., p. 34).
  224. « L’abondance d’or et d’argent, disait-il, est richesse d’un pays » (Réponse à M. de Malestroit, p. 59).
  225. Publié à nouveau en 1893 sous le titre : A discourse on the Common Weal of this Realm of England (voyez Schatz, op. cit., pp. 17, 19 et s.).
  226. De même saint Thomas, dans le De regimine principum (I. II, ch. VII), avait recommandé au prince d’avoir une caisse toujours bien remplie d’or et
  227. Della ragione di stato, 1. VII, ch. II, 5e édition, 1608, p. 194.
  228. Ibid., ch. m, pp. 196 et 201.
  229. Antonio Serra, de Cosenza en Calabre : Bref traité des causes qui peuvent multiplier l’or et l’argent dans les royaumes qui n’ont pas de mines (1613). — Serra, qui passa presque inaperçu de son temps, fut pour ainsi dire révélé par Galiani, dans la seconde édition de son traité Della moneta, 1780. — Voir l’éloge de Serra par de Villeneuve-Bargemont, dans son Histoire de l’économie politique, t. I, pp. 395 et s., et par Cossa, Histoire des doctrines économiques, tr. fr., pp. 192-194.
  230. Montchrestien, longtemps oublié et même injustement discrédité, a été remis en lumière et popularisé de nouveau par M. Funck-Brentano, qui l’a réédité avec une introduction et des notes (Paris, 1889). Mais M. Funck-Brentano en a supprimé « tous les passages, dit-il, sans rapport avec le sujet » (p. 21). Ce n’est donc pas du Montchrétien original et complet.
  231. Ce nom est diversement écrit.
  232. « Que Vos Majestés ne permettent point que l’on apporte les ouvrages de main qui procèdent de l’art des hommes, ni que l’on emporte les matières et denrées crues de ce royaume » (Livre II).
  233. « L’heur des hommes consiste principalement en la richesse, et la richesse au travail » (Livre I).
  234. « Engins et mécaniques soulagent infiniment le labeur des hommes et diminuent les forces de la besogne. Ce qui permet, plutôt que la grande abondance et diligence des artisans, de nous donner les marchandises à si petit prix » (Ibid.).
  235. Funck-Brentano, op. cit., introduction, p. XXIII.
  236. Blanqui, Histoire de l’économie politique, t. I, p. 445.
  237. Sur Colbert, outre les ouvrages généraux d’histoire des théories économiques, voir Pierre Clément, Histoire de Colbert et de son administration, 2 vol., Paris, 1874 ; — Histoire et régime de la grande industrie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, par Alfred des Cilleuls, Paris, 1898, titre I, ch. I, II, III ; — La grande industrie sous le règne de Louis XIV, par Germain Martin, Paris, 1899 ; — Colbert et son temps, par Neymark, Paris, 1877.
  238. Le contrôleur général des finances faisait fonction de notre ministre des finances, avec un rôle assez’souvent prépondérant dans le conseil du roi (comme d’ordinaire aujourd’hui le premier lord de la trésorerie dans le ministère anglais). Il avait sous lui quatre intendants des finances.
  239. Laffémas de Humont, les Monopoles et trafics des étrangers découverts.
  240. Voir les textes plus complets dans des Cilleuls, op. cit., pp. 15-16.
  241. Ibid., pp. 27-28.
  242. Clément, Histoire de Colbert, t. I, p. 308.
  243. « La Providence, y est-il dit, a posé la France en telle situation que sa propre fertilité lui paraît inutile et souvent à charge et incommode, sans le bénéfice du commerce, qui porte d’une province à l’autre et chez les étrangers ce dont les uns et les autres peuvent avoir besoin, pour en attirer à soi toute l’utilité » (Voyez Clément, op. cit., t. I, p. 280). — Comparez Germain Martin, la Grande industrie sous le règne de Louis XIV, p. 229 — « Colbert, a dit Blanqui, n’est pas partisan du système protecteur dans les
  244. G. Martin, op. cit., p. 17. — Voyez du même auteur une monographie très détaillée et très intéressante, l’Industrie et le commerce du Velay aux XVIIe et XVIIIe siècles, le Puy, 1900.
  245. G. Martin, la Grande industrie sous le règne de Louis XIV, pp. 8 et s., — Ibid., pp.97 et s.
  246. G. Martin, op. cit., p. 18 ; — Clément, op. cit., t. I, p. 309 ; — des Cilleuls, op. cit., p. 34.
  247. Lettre à Bouchu, intendant de Bourgogne (voyez des Cilleuls, op. cit., p. 34).
  248. Voyez Clément, op. cit., t. I, p. 367.
  249. Ibid., pp. 321 et s.
  250. Voyez sur ce point, entre autres, des Cilleuls, op. cit., titre II, ch. iv,. §4, « Effacement progressif du rôle des corporations » ; et § 5, « Amoindrissements successifs apportés à la valeur intrinsèque des brevets corporatifs ».
  251. En ce sens, par exemple, non seulement Clément, op. cit. ; t. I, p. 321, mais encore G. Martin, op. cit., p. 227. — « Colbert, dit M. Martin, se soucie d’autant moins des petits fabricants, qu’il est persuadé avec ses contemporains que le droit au travail appartient au roi seul, ayant pouvoir de le concéder, selon son bon plaisir, à ses humbles sujets » (loc. cit.). Et en note : « Henri III regardait le droit au travail comme un droit domanial ».
  252. Ici nous ne faisons que résumer M. des Cilleuls (op. cit., pp. 54 et s.), que M. Germain Martin, écrivant cependant deux ans plus tard, ne paraît pas connaître. — On trouve la même erreur, entre autres, dans Merlin (Contrat de travail, 1907), qui explique l’absence de règles spéciales sur le contrat de travail dans notre Code civil par ce fait que « ce contrat…, pratiqué entre maîtres et compagnons, était matière de droit public, le travail étant considéré comme un droit octroyé par licence royale » (Op. cit., p. 18).
  253. Biographie universelle (de Didot), t. XXX, v° Le Trône ; — Biographie de Le Trosne dans le volume Physiocrates de Daire, 1846, p. 881.
  254. Des Cilleuls, op. cit., p. 56.
  255. « En 1577 — dit Le Trosne — on déclara que la faculté de permettre, la traite était un droit royal et domanial » (Administration provinciale).
  256. Ibid.
  257. G. Martin, op. cit., p. 95.
  258. Cité par Forbonnais, Considérations sur les finances, t. II, p. 434.
  259. G. Martin, op. cit., p. 30.
  260. Mémoire de 1663.
  261. Témoin ce billet qu’il écrit en 1670 à un de ses agents à Rouen, sur la nouvelle que deux bâtiments venus de Cadix au Havre avaient apporté la somme, encore modeste cependant, d’un million de livres : « J’ai été un peu étonné de n’avoir pas reçu cet avis par vous, vu que vous savez qu’il n’y a rien qui puisse être plus agréable au roi que de semblables nouvelles. N’y manquez donc pas à l’avenir. »
  262. « Un des principaux expédients, disait Henri IV, pour tirer les populations des grandes incommodités qu’elles ont souffertes pendant la guerre, est l’établissement des arts et manufactures, tant pour l’espérance qu’elles donnent d’enrichir ce royaume et de ne plus recourir à nos voisins… que pour être… le seul moyen de ne point transporter hors du royaume l’or et l’argent pour enrichir nos voisins » (Préambule de l’Édit de 1603).
  263. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 418.
  264. On verra que le Détail de la France de Boisguilbert est de 1697 et que la Dîme royale de Vauban fut composée en 1698, terminée en 1706.
  265. Détail de la France, Ire partie, ch. iii. — La description des paysans dans les Caractères de La Bruyère est trop connue pour que nous la citions ici.
  266. Boisguilbert, Détail de la France, IIe partie, ch. VII.
  267. Sur la détresse générale même sous Colbert, voyez le Vauban économiste de Michel et Liesse, pp. 59 et s. — Pour plus de détails, consulter Horn, l’Économie politique avant les physiocrates, 1867, ch. i-ii, pp. 1-43.
  268. Voyez Shaw, Histoire de la monnaie, tr. fr., p. 38.
  269. Sur la balance des contrats, voyez Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. I, p. 194 ; — Cossa, Histoire des doctrines économiques, tr. fr., p. 214.
  270. Le trésor de l’Angleterre par le commerce extérieur, ou la balance de notre commerce extérieur est la règle de notre trésor.
  271. Il en existe une traduction française de 1674. Nous citons, quant à nous, d’après l’édition anglaise de 1669 que nous possédons.
  272. Op. cit., ch. viii.
  273. Op. cit., ch. ix.
  274. Op. cit., ch. x et xi.
  275. Op. cit., ch. xii.
  276. « It is not the undervaluing of our Money in Exchange, but the overballancing of our Trade, that carrieth away our Treasure… In vain therefore hath Gerard Malynes laboured so long, and in so many printed Books, to make the world belewe that the undervaluing of our Money in exchange doth exhaust our Treasure, which is a meer fallacy of the cause altributing that to a Secondary means, whose effects are wrought by another Principal Efficient, and would also corne to pass although the said Secondary means were not at ail. As vainly also hath he propounded a Remedy by Keeping the priée of Exçhange by Bills at the par pro pari by publick authority, which were a new-found Office without example in any part of the world, being not only fruitless, but also hurtfull » (Op. cit., édition de 1669, pp. 87 et 91-92). — Gérard Malynes, auteur de A treatise of the canker of England’s commonwealth (1601), de The maintenance of free trade (1622), de Lex Mercatoria (1622) et de The centre of the circle of commerce (1623).
  277. Op. cit., ch. XIII.
  278. Op. cit., p. 75.
  279. Op. cit., ch. IV.
  280. Op. cit., ch. xx. — Mun a écrit aussi A discourse of trade from England unto the East Indies, 1621. — Consulter Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. I, pp. 233et s. ; — Schatz, l’Individualisme, p. 23 .— Sur Mun, voyez aussi Adam Smith, qui le contredit (Richesse des nations, 1. IV, ch.I, t. xi, p. 5), et Mac-Culloch (Principes d’économie politique, introduction, éd. Guillaumin, pp. 29-30).
  281. William Temple, auteur de Observations upon the united provinces of the Netherlands (1672) et de Essay on the trade of Ireland (1673).
  282. Davenant, auteur de Essay on the East India trade (1696-1697), de Essay on the probable ways of making the people gainers in the balance of trade (1699), de Discourses on the publick Revenues and on the trade of England (1698), etc.
  283. Hume, Essais, éd. Guillaumin, p. 87.
  284. Thorold Rogers a observé expérimentalement la loi de King : il admet que les résultats l’ont confirmée et il en tire plusieurs formules de « lois économiques ». — « La loi, dit-il, agit dans le sens de la hausse comme dans celui de la baisse. Elle s’applique à toutes les marchandises, mais la baisse «st plus accentuée en cas de surproduction de produits d’un usage facultatif, et la hausse est plus rapide en cas de déficit de marchandises d’un usage indispensable » (Interprétation économique de l’histoire, tr. fr., ch. III, p. 63 ; — voyez surtout, ch. XII, pp. 222 et s.). — Comparez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 252.
  285. Brief observations concerning trade and the interest of money, 1669, traduit par Vincent de Gournay sous le titre Traités sur le commerce et les avantages qui résultent de la réduction de l’intérêt de l’argent, 1754, pp. 313-314.
  286. Op. cit., p. 334.
  287. Josiah Child est aussi l’auteur de New discours of trade, 1690.
  288. L’ouvrage de Culpeper a été traduit également par Gournay et publié après celui de Child, sous le nom de Traité contre l’usure.
  289. Op. cit., tr. de Gournay, p. 450.
  290. Montchrétien, Traité d’économie politique, p. 241.
  291. Richesse des nations, 1. IV, ch. II, éd. Guillaumin, t. II, p. 49. — C’est ainsi du moins que tout le monde traduit ce passage d’Adam Smith. Nous citerons plus loin le sens tout différent que Bastable donne de ces lignes.
  292. Child l’appelle « une des plus prudentes et des plus excellentes lois qui aient été jamais faites en Angleterre » (Brief observations conceming trade, tr. fr., 1754, p. 238).
  293. Faut-il écrire Boisguilbert ou Boisguillebert ? La Collection des Économistes de Guillaumin, en publiant les œuvres de cet auteur, a écrit Boisguillebert ; de même Horn, l’Économie politique avant les physiocrates, en 1867 ; l’orthographe Boisguilbert tend à prévaloir maintenant (Dictionnaire de l’Economie politique ; Espinas ; Gossa ; Michel et Liesse, dans Vauban économiste ; Dubois, etc. — Contra cependant Schatz). — Dupont de Nemours écrivait déjà Boisguilbert dans la Notice abrégée, où il faisait l’histoire des écrivains de l’économie politique (Ephémérides du citoyen, n° de septembre 1769). — La Biographie générale de Didot et le Dictionnaire de Larousse donnent simultanément Boisguillebert et Boisguilbert.
  294. Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707), né à Saint-Léger du Fougeret, dans l’arrondissement actuel d’Avallon.
  295. Voyez : Georges Michel et André Liesse, Vauban économiste, 1891 ; — Lœhmann, Vauban : seine Stellung in der Geschichte der National-Œkonomie und sein Reformplan, Leipsick, 1895. — Le Vauban de Lœhmann a des jugements plus entiers que celui de MM. Michel et Liesse. Il est écrit pour démontrer le mercantilisme de Vauban, soit par la Dîme royale, soit par les Oisivetés, tandis que MM. Michel et Liesse, liés peut-être par les opinions préconçues de l’Académie mettant au concours le sujet de « Vauban économiste », devaient être gênés pour relever toutes les opinions mercantilistes de leur auteur.
  296. Vauban avait laissé aussi, en manuscrit, de très nombreux essais et mémoires recueillis par lui-même dans ses Oisivetés, qui avaient douze volumes in-folio, au dire de Fontenelle. Une partie de ces Oisivetés ont été perdues (Daire, Notice sur Vauban, 1851, dans la collection des Économistes de Guillaumin, p. 31).
  297. Boisguilbert confirme que la crainte d’une augmentation de la taille dissuadait les paysans d’avoir plus de bétail et d’améliorer leurs fonds (Détail de la France, IIe partie, ch. VII).
  298. Mémoire sur le commerce du Languedoc, Oisivetés, t. I, p. 82.
  299. Blanqui (Histoire de l’économie politique, t. II, p. 12) le présente comme donnant « les principales bases de la science économique ». Daire, en s’appropriant le mot de Blanqui (Collection des principaux économistes, t. I, Notice sur Vauban, p. 26), félicite Vauban d’avoir « jeté les premières bases d’une science qui devait apprendre au monde que l’industrie est le seul fondement durable de la puissance des États et que les peuples, au lieu de gagner quelque chose à un système de massacres et de pillages perpétuels, ont au contraire le plus grand intérêt à leur prospérité respective » (Ibid, p. 11 ; item, note sur la Dîme royale, p. 50). — Espinas et Ingram, disciples fidèles de la légende, mettent simplement Vauban et Boisguilbert sur la même ligne l’un que l’autre, sans se douter de l’abîme qui sépare le continuateur de Colbert de l’ancêtre de Quesnay. Seul peut-être M. Fournier de Flaix tient Vauban pour fort différent de Boisguilbert, au moins en matière fiscale (Fournier de Flaix, Réforme de l’impôt en France, t. I, Théories fiscales et impôts en France et en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, pp. 118 et 125).
  300. Dîme royale, édition Daire, pp. 36, 45, 47, etc., etc. — C’est le rapporteur du concours ouvert à l’Académie, M.. Léon Say, qui, péniblement surpris de voir sortir un Vauban sensiblement autre que celui que présentait la légende et qu’attendait l’Académie, a cherché à faire de cette sympathie pour le peuple un motif de regarder Vauban comme le « précurseur des économistes financiers du XVIIIe siècle » (voyez dans Michel et Liesse, Vauban économiste, pp. 3, 8, 9 et 10).
  301. Dîme royale, édition Daire, p. 50.
  302. Dîme royale, éd. Daire, p. 47.
  303. Voyez Lœhmann, op. cit., p. 15.
  304. « Je serais d’avis de n’imposer que très peu le commerce et seulement pour favoriser celui qui nous est utile et exclure l’inutile qui ne cause que de la perte. Le premier est désirable en tout et partout, dedans et dehors le royaume, et l’autre est ruineux et dommageable partout où il s’exerce. Il faut donc exciter l’un par la protection qu’on lui donnera, l’accroître et l’augmenter, et interdire l’autre autant que la bonne correspondance avec les voisins le pourra permettre » (Dîme royale, IIe fonds, éd. Daire, p. 81).
  305. Mémoire concernant caprerie, la course et les privilèges dont elle a besoin pour se pouvoir établir, les moyens de la faire avec succès sans hasarder d’affaires générales et sans qu’il en puisse coûter que très peu de chose à Sa Majesté (30 novembre 1695).
  306. Pierre Le Pesant, sieur de Boisguilbert ou Boisguillebert (1646-1714 [?]). — Boisguilbert remplit à peu près seul l’ouvrage de Horn, l’Économie politique avant les physiocrates, 1867, ce qui montre ou la place exagérée qu’on lui donnait autrefois ou l’ignorance que l’on avait encore de tout le reste.
  307. Après avoir été en relations avec Vauban et s’être brouillé avec lui, Boisguilbert publia plus tard le Détail de la France sous le nom de Testament politique du maréchal de Vauban. Voltaire s’y laissa prendre. Voltaire, esprit singulièrement superficiel, n’eut que des injures pour Boisguilbert, dont les vérités lui gênaient son Siècle de Louis XIV. Il le connaissait au reste assez peu, plaçant en 1672, au lieu de 1697, le Détail de la France et le confondant avec le Factum, qui est de 1707 (voir la notice de M. Daire, dans les Économistes financiers du XVIIIe siècle, p. 151).
  308. Voyez Détail de la France, IIe partie, ch. XVII, etc., et surtout le Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains.
  309. Dissertation sur les richesses, ch. II, p. 374 de l’édition Daire.
  310. Ibid., ch. v, p. 285. — « Dans la richesse, qui n’est autre chose que le pouvoir de se procurer l’entretien commode de la vie, tant pour le nécessaire que pour le superflu (étant indifférent au bout de l’année, à celui qui l’a passée dans l’abondance, de songer s’il s’est procuré ses commodités avec peu ou beaucoup d’argent), l’argent n’est que le moyen et l’acheminement, au lieu que les denrées utiles à la vie sont la fin et le but. Ainsi un pays peut être riche sans beaucoup d’argent, et celui qui n’a que de l’argent, très misérable, s’il ne le peut échanger que difficilement avec ces mêmes denrées » (Détail de la France, IIe partie, ch. XVIII) ; — « L’argent n’est donc rien moins qu’un principe de richesse dans les contrées où il n’est point, le fruit du pays : il n’est que le lien du commerce et le gage de la tradition future des échanges » (ibid., IIIe partie, ch. IV). — Voyez aussi Nature des richesses, ch. II.
  311. « La nature ne connaît, dit-il, ni différents États, ni divers souverains, ne s’embarrassant pas non plus s’ils sont amis ou ennemis, ni s’ils se font la guerre, pourvu qu’ils ne la lui déclarent pas ; ce qui arrivant, quoique par une pure ignorance, elle ne tarde guère à punir la rébellion que l’on fait à ces lois, comme on n’en a que trop fait l’expérience » (Nature des richesses, ch. V, éd. Daire, p. 391).
  312. Op. cit., Ire partie, ch. IV, V et VI. — On pourrait encore recommander la lecture de ces chapitres de Boisguilbert à ceux des libre-échangistes contemporains qui combattent par esprit de système les droits actuels sur les blés et qui se soucient peu de la ruine de l’agriculture, qui serait la conséquence de la suppression de ces droits.
  313. Sous-titre de la seconde partie du Traité des grains.
  314. Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru, en France à former la science de l’économie politique, dans le numéro de septembre 1769 des Éphémérides du citoyen.
  315. Jean Law, né à Edimbourg en 1671, mort à Venise en 1729, surnommé « L’As » au temps de sa prospérité. Le nom « L’as », sous lequel il est toujours connu, n’est donc point, comme on le croit d’ordinaire, une prononciation de « Law » empruntée à la langue de son pays d’origine.
  316. En infiniment petit et toutes proportions gardées, rien ne ressemble mieux à la chute du système, en 1719 et 1720, que la chute des cours, de l’Union Générale en janvier 1882. — Le mouvement à la hausse qui s’était graduellement poursuivi sur ces titres depuis 1879 et qui avait atteint, dans le second semestre de 1881, tous les caractères d’une fièvre de spéculation, pouvait-il se soutenir ? L’examen de la cote, en janvier 1882, répond à cette question. Au cours d’alors, 300.000 actions libérées de 250 francs et cotées plus de 3.000 francs représentaient une valeur vénale nette de plus de 800 millions de francs. À 6 % (ce qui alors aurait été plutôt trop bas pour une affaire de banque), il aurait fallu un bénéfice annuel de 50 millions pour le dividende, sans compter les mises à la réserve. Or, la Société, y compris les primes sur les actions des dernières émissions, n’avait pas encaissé beaucoup plus de 100 millions. Un bénéfice régulier de 40 % ou 50 % environ du capital était impossible à obtenir : donc les cours étaient impossibles à conserver indéfiniment. Et quand on aperçut les premiers symptômes de fléchissement, ce ne fut pas une baisse, ce fut un effondrement presque en un seul jour.
  317. Op. cit., ch. VII (édit. Guillaumin, p. 495).
  318. Il est bon de compléter la notice biographique de Daire, dans les Économistes financiers de Guillaumin, par le travail très consciencieux et très complet de M. Rebière, Jean-François Melon l’économiste, Tulle, 1896.
  319. « Pour connaître, dit-il, si des lois nouvelles sont contraires à la liberté du commerce, il ne faut point examiner si les négociants ou les ouvriers en sont fatigués : ce n’est pas pour eux qu’elles sont faites. Il faut examiner s’il s’en suivra une meilleure vente au producteur de la denrée, ou des achats moins chers et plus assurés pour les besoins des citoyens. Ces deux conditions étant remplies, alors le négociant et l’ouvrier ne sauraient être trop favorisés, ni avoir trop de facilités dans toutes leurs entreprises » (Op. cit., ch. XI).
  320. Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t.1, pp. 252, 282. — M. Dubois écrit constamment Melon et mélonisme.
  321. Melon, Essai politique sur le commerce, ch. XVII, dans l’édition Guillaumin, p. 773.
  322. On ne sait absolument rien sur la biographie, ni même sur le pays d’origine de Dutot.
  323. Avertissement de l’auteur, en tête des Réflexions politiques.
  324. Ch. III, art. 1-6.
  325. Véron de Forbonnais, né au Mans, en 1722, d’une ancienne famille d’industriels, qui fabriquaient un tissu appelé de leur nom vérone.
  326. Teorica y pratica del comercio y marina, publié en 1724. — À rapprocher d’Ustariz le mercantiliste Ulloa, auteur de Restablecimiento de las fabricas y comercio espanol, 1740. — Sur l’histoire économique de l’Espagne sous Philippe II et ses successeurs, nous recommandons d’une manière particulière les études documentées de M. Ansiaux parues dans la Revue d’économie politique, numéros de juin et décembre 1893, sous le titre Histoire économique de la prospérité et de la décadence de l’Espagne aux XVIe et XVIIe siècles. — Voyez aussi dom Souben, Causes de la décadence espagnole aux XVIe et XVIIe siècles, dans la Controverse et le Contemporain, numéro du 15 septembre 1886, et Castelot, Coup d’œil sur la littérature économique de l’Espagne, dans le Journal des Économistes, numéro de mars 1901.
  327. Michel Chevalier, dans son traité De la Monnaie de 1850, fait de très nombreux et très justes emprunts à Dupré de Saint-Maur. Quesnay avait cité très fréquemment Dupré de Saint-Maur, à propos de statistique (population, récoltes en céréales, etc.). Voyez, entre autres, l’article Fermiers de Quesnay (dans les Œuvres économiques de Quesnay publiées par Oncken, P. 172).
  328. Nous devons signaler ici, avec le regret de ne pouvoir y faire de plus larges emprunts, le fort bel ouvrage de M. Germain Martin, la Grande industrie en France sous le règne de Louis XV, 1900 (publié par la Société des études historiques).
  329. M. Oncken, dans sa belle et savante édition des Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay (parue en 1888), incline à attribuer le mot à Quesnay lui-même. Ce qui est certain, c’est que, dans le numéro d’avril 1767 des Éphémérides, l’abbé Baudeau rendait justice à Forbonnais d’avoir « ignoré plutôt que combattu les principes de la physiocratie, c’est-à-dire de l’ordre naturel et social fondé sur la nécessité physique et sur la force irrésistible de l’évidence ». L’expression, ici, était employée pour désigner quelque chose de bien connu ; elle n’avait pas même l’apparence sonore, d’un néologisme, et l’on peut croire que le mot existait déjà dans le cercle des amis de Quesnay, qui lui-même donnait volontiers à ses articles des épigraphes ou des citations soit latines, soit surtout grecques (Voyez Oncken, op. cit., p. 697 en note).
  330. « L’époque — dit Dupont de Nemours — de l’ébranlement général qui a déterminé les esprits à s’appliquer à l’étude de l’économie politique, remonte jusqu’à M. de Montesquieu » (Dupont, Notice abrégée, dans les Éphémérides, 1769).
  331. Esprit des lois, I. VII, ch. v.
  332. Ibid., 1. XIII, ch. xiv.
  333. Ibid., 1. XXII.
  334. Ibid., 1. XVI.
  335. « Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues, ne remplissent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre dévie qui ne soit point contraire à sa santé » (Ibid., 1. XXIII, ch. xxix). — « Les richesses particulières n’ont augmenté que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique : il faut donc qu’il leur soit rendu » (Ibid., 1. VII, ch. iv). Montesquieu, dans ce passage, croyait donc seulement aux variations dans les répartitions des richesses, au sens patrimonial du mot, et non pas à une production de richesses au sens économique. De là ses axiomes sur la nécessité du luxe : « Si les riches ne dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim » (ibid.) ; et de là les lacunes qu’il présente sur l’épargne et le progrès : il ne croit ni à l’un ni à l’autre. — Sur les idées socialistes dans Montesquieu, voir le bel ouvrage de M. Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle, 1895, pp. 84-93. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet, 1. IV, ch. III.
  336. Ibid., 1. XIII, ch. vii.
  337. Ibid., 1. XXIII, ch. xv.
  338. « Nous devons aux spéculations des scolastiques tous les malheurs qui ont accompagné la destruction du commerce » (1. XXI, ch. xx). — Voir plus haut, p. 55.
  339. Voir la fin du livre XXIII, ch. xxix.
  340. Richard de Cantillon, né vers 1680 d’une famille noble irlandaise, fut d’abord négociant à Londres, puis fonda une banque à Paris, probablement en 1716. Là il seconda les opérations de Law et spécula sur les actions de la Banque ; mais il sut liquider à temps et se retirer. Résidant d’abord en Hollande, puis à Londres, il fut assassiné dans cette ville par son domestique, en 1738. Son Essai sur la nature du commerce en général parut à Paris en 1755, sans nom d’auteur, sous la mention « traduit de l’anglais, imprimé à Londres, chez Fletcher Gyles », mais bien écrit originairement en français à ce qu’il semble. En tout cas on n’a jamais mis en doute que l’auteur fut Cantillon. Mirabeau détenait depuis seize ans le manuscrit et s’en était largement inspiré pour composer l’Ami des hommes, lorsque l’Essai parut en 1755. — Sur Cantillon, consulter Espinas, qui l’a longuement étudié dans son Histoire des doctrines économiques, pp. 177-197 ; — voir aussi la thèse de M. Robert Legrand, Richard Cantillon, Paris, 1900.
  341. Essai, 1. I, ch. x, c’est le titre même de ce chapitre, moins le dernier membre de phrase.
  342. Essai, 1. II, ch. viii.
  343. Ibid., 1. I, ch. xvi.
  344. Ibid., 1. II, ch. v-vi, etc.
  345. Ibid., 1. II, ch. vi.
  346. Sur la question des blés, étudier l’ouvrage fort bien documenté de M. Afanassiev, privat-docent à l’Université d’Odessa, le Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, Paris, 1894.
  347. Afanassiev, op. cit., p. 18.
  348. Afanassiev, op. cit., pp. 80, 91, etc.
  349. Quelquefois on empêchait les paysans d’acheter, sinon en quantité insignifiante, sur les marchés où on les obligeait à venir vendre (Voyez Afanassiev, op. cit., p. 19).
  350. Une ordonnance de décembre 1672 interdit « à tous hôteliers, grainiers et regrattiers » d’acheter plus de deux setiers de blé (pour le blé, le setier de Paris était de 1 h. 56 l. et correspondait en poids à 123 k. à peu près, à raison de 79 k. l’hectolitre). Les boulangers pouvaient acheter jusqu’à deux muids de blé et un muid de farine (le muid était de 12 setiers, soit environ 1.478 k. de blé). — Nous avions compté auparavant sur 77 k. l’hectolitre.
  351. Afanassiev, op. cit., p. 222.
  352. C’est l’ordonnance sur laquelle nous nous sommes expliqué plus haut (p. 117).
  353. Lettre du 29 décembre 1669 à l’intendant de Bourgogne (voyez P. Clément, Colbert, t. II, p. 53). — Cependant Clément, très favorable à Colbert, le félicite d’avoir permis l’exportation pendant dix ans et quatre mois au total, sur une période de quatorze ans, de 1669 à 1683 (Op. cit., t. II, p. 56). M. des Cilleuls juge Colbert plus sévèrement (Histoire et régime de la grande industrie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 29).
  354. Suivant le tarif de 1664, les droits étaient de 22 livres le muid. Avec le muid de 12 setiers, c’est-à-dire de 1.478 k. de blé, et avec la livre à 1 fr. 86 sous Colbert (nous ne nous occupons pas des changements de pouvoir de la monnaie), on trouve que les droits correspondaient à 2 fr. 77 les 100 kilos.
  355. Avec la livre à 1 fr, 86, ce serait la parité approximative de 15 fr. 10 le 100 kilos.
  356. Détail de la France, édition Guillaumin, p. 253.
  357. Cité par Dupont de Nemours, Analyse historique de la législation des grains, pp. 10 et 12 (voyez Afanassiev, op. cit., p. 203). Daire classe cet ouvrage — l’Analyse historique (parue en 1789) — parmi ceux qui ne peuvent pas être attribués sûrement à Dupont. — À étudier aussi, sur cette page intéressante de notre histoire économique, l’excellent ouvrage de Kareiew, les Paysans et la question paysanne en France dans le dernier quart du XVIIIe siècle, tr. fr., Paris, 1899.
  358. Voir Afanassiev, op. cit., p. 207. — Ce mémoire n’a pas été publié : Biollay (Pacte de famine, p. 86) l’a seulement cité.
  359. C’est la date donnée par Dupont, dans sa Notice abrégée de 1769. — Une ébauche incomplète de l’ouvrage avait été imprimée en 1753 à Londres (voyez Afanassiev, p. 208).
  360. Voici, pour plus de clarté historique, la suite des contrôleurs généraux au XVIIIe siècle : 1730, Philibert Orry ; — 1745, de Machault ; — 1754, Moreau de Séchelles ; — 1756, Peirenc de Moras ; — 1757, de Boullogne ; — 1759, de Silhouette ; — 1759, Bertin ; — 1763, L’Averdy ; — 1768, Maynon d’Invau ; — 1769, Terray ; — 1774-1776, Turgot. — Sur l’histoire financière de la France au XVIIIe siècle, voir Vührer, Histoire de la dette publique en France, 1886, t. I.
  361. À citer les Sociétés d’agriculture de Bretagne et de Limoges, fondées en 1759, celle de Tours, en 1761, celles d’Orléans, de Lyon, etc.
  362. Marseille (qui était d’ailleurs « à l’instar de l’étranger effectif » ) eut un « Bureau d’abondance » fondé sur la fin du XVIIe siècle, et celui-ci subsista, avec certaines intermittences, jusqu’à la fin de l’ancien régime. À Lyon, la « Chambre de la Direction de l’abondance », fondée en 1643, dura jusqu’en 1777. Elle achetait et revendait des blés, avec renouvellement d’un stock variable en quantités, aux frais et risques du Consulat. — Le pire effet de toutes ces organisations, c’est que, par la supériorité de leurs moyens et l’impossibilité de la concurrence, elles anéantissaient le commerce libre : mais, une fois entrées dans cette voie, elles étaient obligées d’y aller beaucoup plus loin qu’elles, n’auraient voulu. « Le commerce des grains, dit Turgot dans son Mémoire au roi de janvier 1776, était presque anéanti dans la ville de Lyon, par rétablissement des greniers d’abondance et par de très gros droits (droits de rêve) imposés au passage de cette denrée » (Turgot, Œuvres, éd. Guillaumin, t. II, p. 245). — Sur ces greniers d’abondance, voyez Afanassiev, op. cit., pp. 405 et s.
  363. Henri Martin, Histoire de France, t. XVI ; — Maxime du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie. — Sur le pacte de famine, Biollay, dans ses Études économiques sur le XVIIIe siècle, 1885 ; — Bord, Histoire du blé en France, 1887 ; — Afanassiev, op. cit., ch. XIV, pp. 287-341.
  364. Oncken, Œuvres de Quesnay, introduction, p. xix.
  365. Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole et notes sur ces maximes, 1758, maxime II°. — Cependant, d’après M. Sauvaire-Jourdan [Isaac de Bacalan et les idées libre-échangistes en France vers le milieu du XVIIIe siècle, 1903, p. 21), « la notion d’ordre naturel n’apparaît qu’assez tard dans son œuvre économique (septembre 1765) ; elle ne tient aucune place, soit dans l’article Grains (1757), qui renferme déjà toutes les idées maîtresses de son système, soit dans le Tableau économique et dans les Maximes générales qui l’accompagnent ».
  366. Despotisme de la Chine, § 1.
  367. Maximes générales, IVe maxime.
  368. Ordonnance royale de 1692. — Voir aussi le Mémoire pour l’instruction du Dauphin, de Louis XIV.
  369. Maximes générales du gouvernement économique, Ve maxime.
  370. Dans les Physiocrates, édition Guillaumin, 1846, t. I, pp. 613 et s. — On peut voir tout simplement l’analyse que Dupont fit de cet ouvrage en 1768, sous le titre De l’origine et des progrès d’une science nouvelle (même volume p. 344).
  371. Mercier de la Rivière, op. cit., p. 616.
  372. Mercier de la Rivière, ibid.
  373. « Il ne nous est plus possible, dit-il, de ne pas reconnaître le droit de propriété pour être une institution divine, pour être le moyen par lequel nous sommes destinés, comme cause seconde, à perpétuer le grand œuvre de la création et à coopérer aux vues de son Auteur. Il a voulu que la terre ne produisît presque rien d’elle-même : mais il a permis qu’elle renfermât dans son sein un principe de fécondité, qui n’attend que nos secours pour la couvrir de productions » (Op. cit., p. 618). Il nous est donc impossible de comprendre que M. Charles Périn, de Louvain, ait pu reprocher aux physiocrates d’avoir fondé la propriété sur la liberté (Ch. Périn, les Doctrines économiques depuis un siècle, 1880).
  374. « Ainsi de même que la propriété personnelle devient une propriété mobilière par rapport aux effets mobiliers que nous acquérons par nos recherches et nos travaux, de même aussi elle doit nécessairement devenir une propriété foncière par rapport aux terres dans le défrichement desquelles nous avons employé les richesses mobilières que nous possédions. On voit ici que la propriété foncière n’est point une institution factice et arbitraire ; qu’elle n’est que le développement de la propriété personnelle, le dernier degré d’extension dont celle-ci soit susceptible ; on voit qu’il n’existe qu’un seul et unique droit de propriété, celui de la propriété personnelle, mais qui change de nom selon la nature des objets auxquels on en fait l’application » (Op. cit., p. 617).
  375. À rapprocher de ce passage de l’Encyclique Rerum novarum de Léon XIII (15 mai 1891), qui a transcrit Mercier de la Rivière sans en avoir le soupçon : «Il est permis de s’étonner comment certains tenants d’opinions surannées peuvent encore y contredire, en accordant sans doute à l’homme privé l’usage du sol, mais en lui refusant le droit de posséder à titre de propriétaire ce sol où il a bâti, cette portion de terre qu’il a cultivée. Ils ne voient donc pas par là qu’ils dépouillent cet homme du fruit de son labeur : car enfin ce champ remué avec art par la main du cultivateur a changé complètement de nature ; d’infécond il est devenu fertile ; ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui qu’il sérail en grande partie impossible de l’en séparer. »
  376. Droit naturel et essentiel des sociétés politiques, pp. 618-619. Mirabeau avait dit plus élégamment : « Regarde donc le riche comme un réservoir où les richesses se rassemblent pour être partagées à ceux qui travaillent… si le bassin était à sec, les plantes ne recevraient point d’eau quand la pluie manquerait » (Économiques, 1769, t. I, p. 18).
  377. Cette formule du droit de tous à tout est longuement discutée et combattue par Quesnay dans le Droit naturel (publié par le Journal de l’agriculture). — Voyez Droit naturel, ch. II, édition Oncken, pp. 366 et s.
  378. Infra, 1. IV, ch. III.
  379. Infra, 1. IV, ch. III, in fine.
  380. Maximes générales du gouvernement économique, XIIIe maxime.
  381. Ibid., XXVe maxime. — Voyez aussi XVIe et XVIIe maximes.
  382. L’action de d’Argenson n’a été révélée que récemment et l’on peut dire par M. Oncken, Die Maxime « laissez faire et laissez passer », ihr Ursprung, ihr Werden, 1886. — Voyez aussi M. Sauvaire-Jourdan, Isaac de Bacalan, 1903, pp. 27-28. — Mais rien de d’Argenson ne fut imprimé de son vivant, et son action ne put s’exercer que dans un cercle restreint.
  383. Sur le Libéralisme économique dans les œuvres de Quesnay, voyez un article de M. Truchy, dans la Revue d’économie politique, décembre 1899.
  384. Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, édition Daire, p. 617.
  385. Maximes générales, VIIIe maxime : « . Que le gouvernement économique ne s’occupe qu’à favoriser les dépenses productives et le commerce des denrées du crû, et qu’il laisse aller à elles-mêmes les dépenses stériles. » — XXe maxime : « Qu’on ne diminue pas l’aisance des dernières classes de citoyens.., » — XXIIe maxime : « Qu’on ne provoque point le luxe de décoration… » — XXVIIe maxime : « Que le gouvernement soit moins occupé du soin d’épargner que des opérations nécessaires pour la prospérité du royaume… » — XXVIIIe maxime : « Que l’administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du gouvernement, n’occasionne pas de fortunes pécuniaires qui dérobent une partie des revenus à la circulation, à la distribution et à la reproduction. »
  386. Despotisme de la Chine, ch. VIII, § 6 (Oncken, p. 642).
  387. Ibid., ch. VIII, § 21 (Oncken, pp. 655 et s.).
  388. « Les lois positives sont des règles authentiques établies par une autorité souveraine, pour fixer l’ordre de l’administration du gouvernement, pour assurer la défense de la société, pour faire observer régulièrement les lois naturelles, pour réformer ou maintenir les coutumes et les usages introduits dans la nation, pour régler les droits particuliers des sujets relativement à leurs différents états, pour déterminer l’ordre positif dans les cas douteux réduits à des probabilités d’opinion ou de convenances, pour asseoir les décisions de la justice distributive » (Droit naturel, ch. v). — Item, Despotisme de la Chine, ch. VIII, § 2, éd. Oncken, p. 637).
  389. On peut rapprocher ces mots de Turgot du passage suivant de l’Encyclique Rerum novarum de Léon XIII (15 mai 1891), qui pourrait en paraître une traduction : « Les droits, où qu’ils se trouvent, doivent être religieusement respectés, et l’État doit les assurer à tous les citoyens, en en prévenant ou en en vengeant la violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents ». Ici, c’est le principe général, tandis que l’édit de 1776 se bornait à en faire une application au cas particulier qu’il visait, celui de la liberté de travailler. À cela près, où est la différence ?
  390. Ordre naturel et essentiel des sociétés, éd. Daire, p. 566. — Mercier de la Rivière se trompe en prétendant que « les peuples qui n’ont d’autres revenus que les salaires qui leur sont payés par d’autres nations qui se servent d’eux pour commercer entre elles…, ne forment point de véritables corps politiques…, et qu’un peuple de commerçants, quels que soient leurs profits, ne peut jamais former un État riche ».
  391. Droit naturel, ch. v ; Despotisme de la Chine, ch. VIII, § I (Oncken, p. 637). — « Physique », ici, désigne tout ce qui est naturel en dehors de l’idée de bien et mal moral.
  392. Voici à cet égard le passage le plus caractéristique de cet Abrégé (que nous dépouillons de sa bizarrerie de lignes et de caractères) : — « La connaissance de cette grande vérité (le point fixe d’unité d’intérêt entre les hommes ou l’intérêt général et commun des trois classes qui composent la société) est la science de la vie humaine, qui donne une vraie base à la morale, en offrant un point de réunion à des intérêts contradictoires en apparence. Son plan et ses résultats sont de montrer à l’homme que la plus vive ardeur de ses désirs et ses plus grands efforts pour l’extension de ses jouissances sont un bien, pourvu qu’il ne les porte jamais à attenter au droit d’autrui et que ce droit soit pour lui une barrière sacrée. Que s’il enfreint le moins du monde cette barrière sacrée posée par la justice éternelle et toute-puissante non seulement il fait l’injustice et le mal moral, mais il fait encore une folie, il opère son mal physique, il se blesse et se punit lui-même. Cette science montre en un mot que les peines et les récompenses commencent dès cette vie, qu’elles consistent d’abord en biens et en maux physiques toujours prompts, toujours exacts et calculés sur les effets de notre conduite. Elle montre ainsi : 1° nos devoirs envers Dieu… ; 2° nos devoirs envers nos semblables… ; 3° nos devoirs envers nous-mêmes, qui se réduisent à accroître nos droits par l’extension de nos devoirs, dont l’acquit sera toujours au profit de tous, c’est-à-dire que plus nous travaillerons, plus nous profiterons, plus nous ferons bien, plus nous nous trouverons bien ; et notre travail, notre profit, notre bien-faire ; notre bien-être tourneront constamment et réciproquement à l’avantage de tous et toujours à notre propre avantage » (Voyez les Physiocrates de Daire, 1.1, pp. 383-385).
  393. Dupont, Notice abrégée, 1769, dans le Quesnay de l’édition Oncken, p. 152. — Sur les fondements de la morale chez les physiocrates et chez Quesnay en particulier, on peut lire le R. P. Pesch, S. J., Die philosophischen Grundlagen
  394. Essai sur la nature du commerce en général, 1. I, ch. I. — "Voir plus haut, p. 156.
  395. Cette cause est présentée par Adam Smith, Richesse des nations, 1. IV, ch. IX (édition Guillaumin, t. II, pp. 309 et s.).
  396. Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole et notes sur ces maximes (édition Oncken, p. 329).
  397. Ibid., IIIe maxime.
  398. Ibid., VIe maxime.
  399. Ibid., VIIe, VIIIe, XXIIe, XXIXe et XXXe maximes.
  400. On avait cru longtemps que le Tableau économique était perdu, et on ne le connaissait que par l’Analyse du tableau économique, rédigée
  401. Baudeau subdivise la classe propriétaire en deux sous-classes seulement : 1° le souverain ; 2° les propriétaires fonciers (Introduction à la philosophie économique, ch. III, édition Daire, p. 669).
  402. Analyse du tableau économique, édition Oncken, p. 311.
  403. Consulter sur ce problème le très bon travail de M. Louis Pervinquière, Contribution à l’étude de la notion de productivité dans la physiocratie, 1906.
  404. Mémoire de « l’ami de M. H. » (Oncken, p. 390).
  405. L’industrie manufacturière ou commerçante, — dit-il, par exemple — qui fonde ses revenus sur la consommation étrangère, est de toute la plus précaire, la plus dépendante des hommes et des événements… Elle ne voit dans les autres peuples que les profits qu’on en peut tirer » (Traité d’économie politique, 1re. édition, 1. I, ch. XXI).
  406. Lettres à Malthus de J.-B. Say (Œuvres, édition Guillaumin, t. II, pp. 451-452).
  407. Voyez en particulier les Maximes de gouvernement économique (qui sont avec l’article Grains de 1757) et surtout la première maxime (éd. Oncken, p. 233). Ces Maximes de gouvernement économique (au nombre de quatorze ) ne doivent pas être confondues avec les Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole (au nombre de trente-six) qui avaient accompagné le Tableau économique (Voir Oncken, pp. 329 et s.).
  408. Ibid., IIe et IIIe maximes (édition Oncken, pp. 234 et 235).
  409. Gazette et Journal de l’agriculture, nos de novembre 1765, sous les initiales M. H. (voyez Oncken, pp. 378 et s.).
  410. Ibid., pp. 381-382.
  411. Journal de l’agriculture, janvier 1766, sous le pseudonyme du « meilleur ami de M. H. » (voyez Oncken, pp. 384 et s.). — C’est Dupont, dans sa Notice abrégée de 1769, qui a révélé ces pseudonymes.
  412. Op. cit., Oncken, p. 389. — Item, Du commerce, premier dialogue entre M. H. et M. N., Oncken, p. 453.
  413. Ibid., p. 391.
  414. Dupont, Notice abrégée, année 1769.
  415. Cette même idée reparaît dans l’école américaine actuelle : la hausse des salaires encourage et active l’industrie, en développant le pouvoir d’achat des salariés. Turgot dira plus tard dans ses Observations sur le mémoire de M. Graslin ; « L’homme salarié, s’il gagne moins, consomme moins ; s’il consomme moins, la valeur vénale des productions du sol est moindre ». (voyez infra, à propos de Turgot).
  416. Article Grains, édit. Oncken, p. 247. « Les villes et les provinces d’un royaume où les denrées sont chères, dit-il, sont plus habitées que celles où toutes les denrées sont à trop bas prix, parce que ce bas prix éteint les revenus, supprime les gains de toutes les autres professions, les travaux et les salaires des artisans et manouvriers ; de plus, il anéantit les revenus du roi » (Ibid.). — Voyez Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, éd. Daire, p. 571.
  417. Article Grains, éd. Oncken, p. 197.
  418. Voyez les témoignages du temps cités dans Afanassiev, le Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, p. 213 en note. — En 1771, selon l’intendant du Lyonnais, il fallait 18 livres 14 sous pour que l’agriculteur pût « se retrouver » ; et la même année celui du Roussillon voulait 24 livres le setier (eod. loc.).
  419. Dupont, Origine et progrès d’une science nouvelle, § 4 (dans Physiocrates de Daire, pp. 345 et s.) — Item, Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (éd. Daire, pp. 460 et s.).
  420. Sur ce contraste apparent, voyez l’Introduction d’Oncken aux Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay, pp. X-XI.
  421. Second problème économique (déterminer les effets d’un impôt indirect) et particulièrement pp. 713 et s. de l’éd. Oncken.
  422. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, éd. Daire, pp. 463 et s.
  423. Supra, pp. 114 et 118.
  424. Mercier de la Rivière, op. cit., pp. 473 et s.
  425. « Les propriétaires, le souverain et toute la nation ont un grand intérêt que l’impôt soit établi en entier sur le revenu des terres immédiatement ; car toute autre imposition serait contre l’ordre naturel, parce qu’elle serait préjudiciable à la reproduction et à l’impôt et que l’impôt retomberait sur, l’impôt même… L’impôt, de quelque manière qu’il soit imposé dans un royaume qui tire sa richesse de son territoire, est toujours payé par les biens fonds. Aussi la forme d’imposition la plus simple, la plus réglée, la plus profitable à l’État et la moins onéreuse aux contribuables, est celle qui est établie proportionnellement au produit net et immédiatement à la source de richesse continuellement renaissante » (Analyse du tableau économique, éd. Oncken, p. 312 ; — Notes sur les maximes générales, ibid., p. 339).
  426. Supra, p. 135.
  427. « Que… l’impôt soit établi immédiatement sur le produit net des biens-fonds, et non sur le salaire des hommes, ni sur les denrées, où il multiplierait les frais de perception, préjudicierait au commerce et détruirait annuellement une partie des richesses de la nation. Qu’il ne se prenne pas non plus sur les richesses des fermiers des biens-fonds : car les avances de l’agriculture d’un royaume doivent être envisagées comme un immeuble qu’il faut conserver précieusement pour la production de l’impôt, du revenu et de la subsistance de toutes les classes de citoyens » (Maximes générales du gouvernement économique, Ve maxime). — Le raisonnement est un peu puéril : car la mise de l’impôt à la charge du fermier ou du propriétaire peut-elle pratiquement aboutir à autre chose qu’à une diminution ou à une augmentation nominale du fermage ? Ce seul trait suffirait à montrer ce qu’il y a de superficiel dans certaines analyses économiques de Quesnay.
  428. « Le revenu net est ce qui reste au propriétaire, déduction faite, sur le produit brut, des frais de culture, semences, récoltes et entretien. — Le revenu imposable est le revenu net moyen, calculé sur un nombre d’années déterminé » (Loi du 1er décembre 1790, art. 2 et 3).
  429. « Qu’on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec l’étranger, en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l’on a vendues et de celles que l’on a achetées. Car souvent la perte est pour la nation qui reçoit un surplus en argent ; et cette perte se trouve au préjudice de la distribution et de la reproduction des revenus » (Maximes générales du gouvernement économique, XXIVe maxime).
  430. Maximes générales du gouvernement économique, Xe et XIe maximes.
  431. Ibid., VII.
  432. Quesnay, Maximes de gouvernement économique avec l’article Grains, éd. Oncken, p. 239.
  433. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, éd. Daire, pp. 537, 538, 539.
  434. « L’illusion, par rapport aux effets de l’industrie manufacturière, n’est pas moins inconcevable que celle qui nous a trompés sur les effets de l’industrie simplement commerçante : le manufacturier a naturellement le même intérêt, le même système que les commerçants, et il tient nécessairement la même conduite » (Ibid., p. 593). — « La seule objection que vous puissiez me faire, c’est que si l’industrie ne multiplie point les valeurs pour cette partie de ces ouvrages qui se consomment dans l’intérieur d’une nation, cette multiplication paraît du moins avoir lieu pour l’autre partie des mêmes ouvrages qu’elle vend aux étrangers. C’est, en effet, cette illusion si universellement accréditée qui a fait regarder le commerce de ces ouvrages comme propre à enrichir un État » (Ibid., p.590. — Voyez encore pp. 594, etc.).
  435. Ibid., p. 588.
  436. Numéro du 24 décembre 1765.
  437. Les trois articles de Quesnay (dont deux portent les pseudonymes M. N. et M. H.) sont donnés dans l’édition Oncken, pp. 396, 409 et 440.
  438. Quesnay, Analyse du tableau économique, etc. — Pour trouver une explication bien claire de cette division tripartite (très souvent on oublie les avances foncières), il faut voir l’Explication du tableau économique par l’abbé Baudeau, ch. I,.§§ 2-8, édition Daire, pp. 823 et s.
  439. Karl Marx, Capital, t. II, tr. fr., p. 193.
  440. Au fond, le processus de circulation de Marx n’est pas sans analogie avec celui de Quesnay (Voyez K. Marx, op. cit., t. II, pp. 399 et s.).
  441. « Au moyen de la durée plus ou moins grande des ouvrages de main d’œuvre, si une nation possède un fonds considérable de richesses — indépendant de sa reproduction annuelle — qui forme un capital accumulé de longue main… qui s’entretient et s’augmente toujours » (Intérêt social, ch. iv, § 8, édition Daire, p. 928).
  442. Op. cit., § 15.
  443. À étudier particulièrement sur ce sujet : l’excellent travail de M. Paul Permezel, les Idées des physiocrates en matière de commerce international, 1907 ; — Sauvaire-Jourdan, Isaac de Bacalan et les idées libre-échangistes en France vers le milieu du XVIIIe siècle, 1903.
  444. Par exemple Daire (notice sur les Physiocrates dans l’édition Guillaumin, p. 12) : « Levant l’étendard de la révolte contre le système mercantiliste inauguré (!) en France par Colbert, Quesnay bouleversait de fond en comble ces vaines théories, mettait au grand jour l’effet désastreux des prohibitions et des règlements, lui opposait la puissance salutaire de la liberté et appelait les peuples à la donner pour pivot à l’ordre économique. » — De même Yves Guyot, Quesnay et la Physiocratie, p. XVIII ; — Schelle, Vincent de Gournay, 1897, p. 222.
  445. Voyez supra, pp. 129 et s.
  446. Op. cit., 1754, dans l’Avertissement, p. XI-XIII.
  447. Article Grains, pp. 246 de l’édit. Oncken. — Voyez aussi Questions intéressantes sur la population, édition Oncken, pp. 299-300.
  448. Intérêt social, ch. V, édition Daire, p. 915.
  449. Quesnay, Premier problème économique, édition Oncken, p. 499. — Voyez aussi Fermiers, ibid., p. 182.
  450. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, édition Daire, p. 547.
  451. Ibid., p. 549. — Item, Le Trosne, Intérêt social, ch. VII, §§ 4-5, édition Daire, pp. 970 et s.
  452. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel, ibid., pp. 562-563.
  453. Ibid., p. 606.
  454. Ibid., p. 607.
  455. « Disposez le commerce de manière qu’il enlève aux cultivateurs une partie du prix auquel ils devraient vendre leurs productions, tout change de face en un instant… Le commerce extérieur n’enrichit plus une nation, il l’appauvrit, et si ce désordre continuait, il parviendrait à la ruiner, à l’anéantir » (Op. cit., p. 547). — Dans le même sens, Le Trosne, Intérêt social, ch. VII, § 2, édition Daire, pp. 965 et s.
  456. Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel, pp. 566-567.
  457. Voyez Afanassiev, Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, passim.
  458. Mercier de la Rivière, op. cit., p. 606. — Comparez avec Boisguilbert, supra, p. 142.
  459. Le Trosne : « Les gens qui n’ont jamais approfondi ni la source des richesses, ni l’ordre de leur distribution, ont peine à concevoir qu’une nation puisse s’enrichir par le surhaussement du prix de ses consommations, qui résulte de la liberté extérieure » (Intérêt social, ch. VII, § 3, édition Daire, p. 968).
  460. Intérêt social, édition Daire, p. 1006.
  461. Ibid., ch. VIII, § 8, p. 999.
  462. Ibid., p. 968.
  463. « Il n’y a que la connaissance de ces lois suprêmes qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un empire ; et plus une nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle et plus l’ordre positif y sera régulier. On ne proposerait pas, chez une telle nation, une loi déraisonnable, car le gouvernement et les citoyens en apercevraient aussitôt l’absurdité » (Quesnay, Droit naturel, ch. v).
  464. Il ouvre son recueil des Maximes générales du gouvernement économique par celle-ci : « Que l’autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers… Le système des contrepoids dans un gouvernement est une opinion funeste, qui ne laisse apercevoir que la discorde entre les grands et l’accablement des petits » (Ire maxime).
  465. Despotisme de la Chine, ch. VIII, § 8, éd. Oncken, p. 655.
  466. Quesnay lui-même, placé auprès de la maîtresse du roi, parait avoir écarté ses enfants du milieu de Versailles (voyez éd. Oncken, p. 802 en note).
  467. « La première loi positive, disait Quesnay, la foi fondamentale de toutes les autres lois positives, est l’institution de l’instruction publique et privée des lois de l’ordre naturel » (Droit naturel, ch. v).
  468. Il lui donna aussi l’Evidence en 1756.
  469. Les deux articles Homme et Impôt viennent d’être publiés pour la première fois, dans la Revue d’histoire des doctrines économiques et sociales, nos 1 et 2 (1908).
  470. Sur la découverte et la vraie date du Tableau économique, voyez supra, p. 186.
  471. Journal de l’agriculture, n° de janvier 1766. — Cet article est publié dans les Œuvres, éd. Oncken, pp. 399 et s.
  472. Oncken, loc. cit., p. 401.
  473. Ibid., p. 402.
  474. Ibid., p. 404.
  475. Il avait profité des largesses de la favorite pour acquérir une vaste terre, dans le Nivernais, ce qui le fit seigneur de Beaurepaire, de Glouvet et autres lieux. Ce fait ne donne pas seulement l’origine du nom de son descendant M. Quesnay de Beaurepaire, qui fut procureur général à la Cour d’appel de Paris et à la Haute Cour de 1889 ; on y retrouve aussi l’origine du pseudonyme littéraire — Jules de Glouvet — sous lequel M. de Beaurepaire a écrit quelques-uns de ses romans.
  476. T. III de l’Essai physique. — Voyez Oncken, p. 792.
  477. Sur Mirabeau, étudier l’excellent volume de M. Lucien Brocard, les Doctrines économiques et sociales du marquis de Mirabeau dans « l’Ami des hommes » , 1902.
  478. Dupont, Notice abrégée sur l’année 1758.
  479. Op. cit., 1re partie, ch. II, t. I, p. 19 (édition de 1758.)
  480. Op. cit., 1re partie, ch. VIII, t. I, p. 189.
  481. Op. cit., 1re partie, ch. II, t. I, pp. 22-23.
  482. Brocard, Op. cit., p. 273.
  483. Philosophie rurale ou Économie générale et politique de l’agriculture, réduite à l’ordre immuable des lois physiques et morales qui assurent la prospérité des empires, 1763.
  484. Le Dictionnaire d’économie politique de Léon Say et Chailley-Bert l’appellent « Le Mercier de la Rivière » ; Ingram et ses traducteurs(MM. de Varigny et Bonnemaison) le nomment constamment « Mercier-Larivière ». Ces appellations sont erronées.
  485. Nous en avons fait plus haut de nombreuses citations (supra, pp. 175 et s. ; pp. 201 et s.), notamment à propos de la propriété et du commerce international.
  486. Voyez plus loin, à propos de socialisme, 1, IV, ch. III.
  487. Nous y reviendrons, infra, p. 245.
  488. Intérêt social, ch. II, § 2 (édit. Daire, Physiocrates, t. I, p. 909).
  489. Bihebdomadaires d’abord et plutôt hostiles à la physiocratie, puis favorables à partir de 1766. Elles devinrent mensuelles à dater de janvier 1767.
  490. Introduction à la philosophie économique, ch. VI, art. III, § 3 (édit. Daire, p. 754).
  491. Les biens sont les « objets propres à nos jouissances utiles et agréables » ; les richesses sont les biens « échangeables » (Op. cit., ch. I., art. v, p. 661).
  492. La question de la productivité des mines selon les physiocrates est étudiée d’une façon complète par M. Pervinquière, Contribution à l’étude de la notion de productivité dans la physiocratie (1906), IIe et IIIe parties. Voici ses conclusions : « Un seul Économiste, dit-il, a proclamé à maintes reprises la productivité de l’industrie extractive : nous voulons parler de l’abbé Baudeau. C’est fort probablement la lecture de ses œuvres qui a conduit presque tous les historiens des systèmes économiques à regarder son opinion comme la doctrine officielle de l’École… Les trop longues citations que nous avons du faire semblent donner complètement raison à la majorité des historiens, pour qui la productivité des mines ferait partie intégrante du système physiocratique » (Op. cit., pp. 59 et 92). Mais Turgot est d’un avis tout à fait opposé : il n’y a donc pas unanimité parmi les physiocrates, puisque Turgot, malgré « ses protestations d’indépendance », doit bien « être rangé bon gré mal gré parmi les disciples de Quesnay » (Ibid., p. 93). Pour Turgot, voyez infra, p. 232.
  493. Op. cit. ch. i, art. vi, pp. 663-664.
  494. Ibid., ch. I, art. VII, pp. 666 et s.
  495. Ibid., ch. iv, art. iv, § 1, pp. 702-704. — Nous ne parlons pas de la différence entre le commerce (vente du producteur aux marchands) et le trafic (revente entre marchands) (Op. cit., ch. v, art ; v, § 1). Ce n’est ici qu’une question de terminologie physiocratique, sauf que les physiocrates réservaient au trafic des anathèmes dont ils se gardaient bien de charger le commerce (comp. Le Trosne, Intérêt social, ch. vi, § 3, éd. Daire, pp. 957 et s.).
  496. Voyez Du Pont de Nemours et l’Ecole physiocratique, par Schelle, 1888.
  497. En voici une preuve. En 1805, Dupont de Nemours écrivait une notice nécrologique sur Quesnay de Saint-Germain, petit-fils du docteur Quesnay. Or, comme Schelle le fait remarquer, Dupont, plaçant sur les lèvres du grand-père un discours que celui-ci aurait tenu à son petit-fils en 1771, ne le fait plus parler de classe stérile, ni même de classe subordonnée ; Quesnay remplace « avances » par « capital », « produit net » par « revenus nets », et il montre les richesses naissant du travail au lieu d’avoir la terre pour source unique (Schelle, Du Pont de Nemours et l’École physiocratique, p. 374). — Voyez ce discours dans le Quesnay d’Oncken, pp. 802-805).
  498. Voyez l’ouvrage de Schelle, Vincent de Gournay, 1897.
  499. Réunis en un volume et publiés en 1754, voyez plus haut, p. 129.
  500. Dupont, dans sa Notice abrégée, à l’année 1758, donne ce mémoire comme fait par M. de l’Isle. Ce mémoire fut couronné par l’Académie d’Amiens.
  501. Turgot, Éloge de Gournay.
  502. Turgot reproche aux fondateurs : 1° de vouloir éterniser l’effet de leur volonté ; 2° de former des plans d’une exécution essentiellement impossible ; 3° de soustraire les institutions au changement ; 4° de provoquer le luxe des édifices ; 5° de vouloir soulager, soit des besoins qui, comme ceux de la nourriture ou de l’éducation, doivent être abandonnés aux efforts particuliers, soit des besoins qui sont purement accidentels, comme en cas de famine, et qui, par conséquent, n’admettent pas d’institutions permanentes. Il finit en condamnant tout organe ou toute société quelconque entre les particuliers et l’État. « L’utilité publique est la loi suprême, dit-il, et ne doit être balancée ni par un respect superstitieux pour ce qu’on appelle l’intention des fondateurs…, ni par la crainte de blesser les droits prétendus de certains corps, comme si les corps particuliers avaient quelques droits vis-à-vis de l’État » (Œuvres, éd. Guillaumin, t. I, p. 308).
  503. De Montyon, cité par Afanassiev, Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, p. 236 en note.
  504. Voyez pour le texte et les détails, Afanassiev, op. cit., pp. 182 et s.
  505. Pour toute cette phase de la question des blés, étudier Afanassiev, op. cit., pp. 318 et s.
  506. Cité par Afanassiev, op. cit., p. 323.
  507. Cité par Afanassiev, op. cit., p. 331.
  508. Afanassiev, op. cit., pp. 338 et s.
  509. On place ordinairement en 1770 les Dialogues sur le commerce des grains. Il est probable que le livre fut postdaté, comme il est de coutume en librairie ; car c’est le 17 janvier 1770 que Turgot répond à l’abbé Morellet, qui lui avait écrit au sujet du volume (Afanassiev, op. cit., p. 236 en note).
  510. Della moneta libri cinque, 1750. — Voyez la thèse de M. Gaudemet, Galiani, Paris, Rousseau, 1889.
  511. Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, article Blés.
  512. Lire surtout le 7e Dialogue (édition Guillaumin, pp. 107 et s.).
  513. Voyez Afanassiev, op. cit., pp. 246-247.
  514. Supra, p. 168.
  515. Morellet (1727-1815), né à Lyon, d’une famille de petits marchands. Après la Révolution on le retrouve, en 1808, membre du Corps législatif, et il y siégea jusqu’à la fin de l’Empire.
  516. Mercier de la Rivière fit également, en 1770, une réfutation sous le titre lIntérêt général de l’État ou la liberté du commerce des blés démontrée conforme au droit naturel, etc., etc.
  517. Le métayage, suivant Dupré de Saint-Maur, aurait couvert les 4/7es du territoire. Turgot, en exprimant l’espoir que la prospérité le fera reculer (6e Lettre, édition Guillaumin, t. I, pp. 211-212), ne faisait que constater ou pronostiquer un fait d’une expérience constante : encore à notre époque, c’est le déclin de l’agriculture qui a fait augmenter après 1880 les surfaces soumises au métayage.
  518. Nous recommandons à l’attention de nos ministres, des finances, tels qu’ils se succèdent depuis trente ans, cet admirable début de la lettre de Turgot à Louis XVI : — « Les principes qui dirigeront ma conduite sont ceux-ci : — Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des réductions forcées ; — point d’emprunts…, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite au bout de quelque temps ou la banqueroute ou l’augmentation des impositions. Il ne faut, en temps de paix, se permettre d’emprunter que pour liquider les dettes anciennes ou pour rembourser d’autres emprunts faits à un denier plus onéreux… — Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen, c’est de réduire la dépense au dessous de la recette… Sans cela, le premier coup de canon forcerait l’Etat à la banqueroute… »
  519. « Les négociants — est-il dit dans le préambule de cet édit — par la multitude des capitaux dont ils disposent, par l’étendue de leurs correspondances, par la promptitude et l’exactitude des avis qu’ils reçoivent, par l’économie qu’ils savent mettre dans leurs opérations, par l’usage et l’habitude de traiter les affaires de commerce, ont des moyens et des ressourcés qui manquent aux administrateurs les plus éclairés et les plus actifs. » — Il y aurait d’autres raisons aussi à invoquer contre l’ingérence de l’État. Mais la grande différence sera toujours l’absence de stimulant personnel, sans lequel l’esprit d’initiative et d’invention ne peut être qu’exceptionnel.
  520. Arrêt du Conseil du 25 avril 1775.
  521. Nous ne pouvons reprendre ici la question, trop connue par ailleurs, des corporations sous l’ancien régime. Nous nous bornons à citer les ouvrages les plus classiques sur ce sujet : Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France, 1859 ; — Hubert-Valleroux, les Corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels, 1885 ; — Martin-Saint-Léon, Histoire des corporations de métiers, 1897 ; — Germain Martin, les Associations ouvrières au XVIIIe siècle, 1900 ; — Fagniez, Corporations et syndicats, 1905. — Pour la période antérieure, voyez Hauser, les Ouvriers du temps passé (XVe et XVIe siècles), 1899.
  522. Il faut connaître quelques-uns des passages les plus élevés de cette magistrale composition. « Dieu, y est-il dit, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. Nous voulons, en conséquence, abroger ces institutions arbitraires qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent, en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l’émulation et l’industrie, et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances excluent de l’entrée d’une communauté… »
  523. Édit de février 1776, art. 2 et 10 (Œuvres, éd. Guillaumin, t. II, pp. 312-313). — Les chapelles et les biens affectés aux fondations religieuses devaient revenir aux évêques dans leurs diocèses respectifs ; et l’excédent de l’actif des communautés après paiement de leurs dettes devait être réparti entre les « maîtres actuels desdits corps et communautés » (Édit, art. 15 et 22). Par conséquent les pouvoirs publics évitaient ce qui aurait eu le caractère d’une confiscation comme il en arrive maintenant avec les lois du 1er juillet 1901 et du 7 juillet 1904.
  524. « Ce serait — disait Bigot de Sainte-Croix, alors président aux requêtes du palais à Rouen — retomber dans tous les abus des jurandes que de permettre aux agents d’une même profession d’avoir, entre eux, aucun point de ralliement… La loi doit porter une défense générale et expresse à tous les membres d’une même agrégation de s’assembler entre eux, ni d’élire des gardes ou jurés. » — Sur la suppression des corporations et les abus qui y régnaient, sur l’esprit des ouvriers et les conflits d’alors entre le capital et le travail, voyez des Cilleuls, Histoire et régime de la grande industrie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, pp. 109 et s., etc. ; — Germain Martin, la Grande industrie en France sous le règne de Louis XV, IIIe partie, ch. iii, § 2 ; — voyez surtout du même auteur les Associations ouvrières au XVIIIe siècle (1700-1792), 1900.
  525. Op. cit., §§ 31-91.
  526. Op. cit., §§ 85-86.
  527. Op. cit., § 89.
  528. Op. cit., §§ 90-91.
  529. « En tout genre de travail il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance » (Op. cit., § 6).
  530. Op. cit., § 7. — Les mots cités ici suivent immédiatement la prétendue formule du salaire nécessaire. — Cette nuance essentielle de la pensée de Turgot est restée inaperçue de M. Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. I, p. 171.
  531. « Il y a, a-t-il dit, entre les richesses produites, le revenu et les salaires, une proportion naturelle qui s’établit d’elle-même et qui fait que ni l’entrepreneur ni le propriétaire n’ont intérêt que les salaires baissent au dessous de cette proportion. Outre qu’en tout genre l’homme mal payé et qui ne gagne pas par son travail une subsistance abondante, travaille moins bien, l’homme salarié, s’il gagne moins, consomme moins ; s’il consomme moins, la valeur vénale des productions du sol est moindre… La haute valeur vénale des denrées du sol et le fort produit mettent le cultivateur et le propriétaire en état de donner de forts salaires aux hommes qui vivent de leurs bras. Les forts salaires mettent ces hommes salariés en état de consommer davantage et d’augmenter leur bien-être » (Observations sur le mémoire de M. Graslin, Œuvres, t. I, pp. 437-438).
  532. Cette restitution n’eut alors lieu que d’une manière incomplète, au moyen de cartons. C’est seulement de nos jours que le texte original a été complètement rétabli, grâce aux travaux de M. Schelle. — La lettre de Turgot manque dans l’édition de ses œuvres. Elle est donnée par Hector Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. I, p. 131. — La Petite Bibliothèque économique française et étrangère donne à la fois dans son Turgot le texte original et le texte modifié par Dupont.
  533. Op. cit., § 29. — Turgot y expose et y discute l’argumentation de Pothier : celui-ci copiait à peu près l’argument que saint Thomas avait tiré de l’impossibilité où l’on est d’exercer à l’égard des choses fongibles un jus utendi qui soit distinct du jus abutendi (Op. cit., §§26-27, pp. 122 et s. du t. I des Œuvres, édition Guillaumin). — Voyez plus haut, p. 61.
  534. Cette question nous semble insuffisamment traitée par Daire (Notice historique sur Turgot : voyez Œuvres de Turgot, t. I, p. XIV en note, avec le renvoi à une note de Dupont sur l’Éloge de Gournay, ibid., pp. 266 et s. en note). — Voyez Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. I, pp. 126-152 ; — Permezel, les Idées des physiocrates en matière de commerce international, 1907, pp. 131 et s.
  535. Cité par Hector Denis, op. cit., p. 131.
  536. Voyez en particulier son mémoire intitulé Comparaison de l’impôt sur le revenu des propriétaires et de l’impôt sur les consommations (Œuvres, t. I, pp. 409 et s.) et les Observations sur le mémoire de M. Graslin (ib., p. 434).
  537. Observations sur un mémoire de M. de Saint-Péravy (Œuvres, t. I, p. 423).
  538. Turgot, Mémoire sur les mines et carrières, ch. II, § 18, éd. Guillaumin, t. II, pp. 163-164. — Voyez Pervinquière, Contribution à l’étude de la notion de productivité dans la physiocratie, 1906, pp. 96-97.
  539. Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 5.
  540. Op. cit., § 15.
  541. Op. cit., § 93.
  542. Ibid., § 99.
  543. Observations sur le mémoire de M. de Saint-Péravy (Œuvres, t. I, pp. 419 et s.).
  544. Lettre du 20 février 1770. — Voyez Denis, op. cit., p. 146.
  545. Réflexions, § 17. — Lettre de Turgot du 20 février 1770. — Voyez Denis, op. cit., p. 142.
  546. M. Germain Martin, dans son beau volume de la Grande industrie en France sous le règne de Louis XV, examine les actes plutôt que les théories et les formules (Op. cit., pp. 6 et s. ; pp. 30 et s.).
  547. Supra, p. 66.
  548. Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, §§ 73-75.
  549. Observations sur un mémoire de M. Graslin (Œuvres, t. I, p. 440).
  550. Observations générales à la suite de l’état des récoltes de 1770 (Œuvres, t. I, p. 600).
  551. Correspondance, Lettres, VIII (éd. Guillaumin, t. II, p. 800). — « L’utilité de la liberté indéfinie du commerce, dit-il encore dans ses Observations sur le mémoire de M. Graslin, est établie sur tant de motifs incontestables, que la certitude n’en dépend nullement du système qu’on embrasse sur la nature des richesses et du revenu… Le raisonnement de ceux qui, pour faire peur de la liberté, supposent que les étrangers achèteront toutes nos matières premières, s’empareront de toute notre industrie et feront tout notre commerce, est du même genre que celui des gens qui ont peur que la liberté de vendre notre grain aux étrangers ne nous fasse mourir de faim » (Œuvres, t. 1, p. 435).
  552. Lettres sur le commerce des grains, Ve lettre, Œuvres, t. I, p. 188.
  553. Rapport sur les réclamations de la Chambre de commerce de Lille, Œuvres, t. II, p. 361.
  554. Voyez les deux documents cités ci-dessus, Œuvres, t. 1, p. 188, et t. II, p. 360.
  555. En ce sens, Espinas, Histoire des doctrines économiques, p. 251.
  556. Voyez Blanqui, dans la Notice sur la vie et les travaux d’Adam Smith (éd. Guillaumin, 1843, p. xv).
  557. Oxford, 1896. — Une longue introduction de M, Edwin Cannan donne tous les détails sur la curieuse découverte de ce précieux manuscrit.
  558. IId Part, IId Division, §§ 2-9.
  559. Cannan, Introduction aux Lectures on justice, police, revenue and arms, p. XXIII.
  560. Graslin, Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, Londres, 1767. — Sur Graslin, étudier J. Desmars, Un précurseur d’Adam Smith en France, J. J. L. Graslin, Paris, 1900.
  561. On sait que l’impôt indirect, dans le langage des physiocrates, est tout impôt qui ne frappe pas à la source du revenu, c’est-à-dire tout impôt qui ne porte pas directement sur la terre.
  562. Op. cit., pp. 158 et 224.
  563. Op. cit., p. 152.
  564. Op. cit., p. 64.
  565. Op. cit., ch. II : « Les richesses sont constamment toutes les choses destinées à satisfaire nos besoins… C’est le besoin seul qui donne aux choses leur valeur » (p. 24).
  566. Op. cit., pp. 25, 33 en note, 70 en note, 129 en note.
  567. Ibid., pp. 26, 27, etc., etc.
  568. « Un muid de blé recueilli dans une mauvaise terre, dit Graslin, n’a sûrement pas plus de valeur qu’un autre muid de blé, de pareille qualité, recueilli dans une bonne terre, quoiqu’il entre peut-être dans la production du premier quatre fois plus de frais que dans celle du second. La valeur d’une chose quelconque augmente ou diminue indépendamment des frais, et uniquement en raison de sa cause qui est le besoin, soit en tant que ce besoin est d’un degré supérieur ou inférieur, soit en tant qu’il est plus étendu, relativement à son objet, que les autres besoins… » (Essai analytique, pp. 22 et 23 en note).
  569. Op. cit., p. 61.
  570. Ibid., ch. V, pp. 92 et s.
  571. Ibid., pp. 106 et s.
  572. Voyez Desmars, op. cit., pp. 64 et 76.
  573. Graslin, Essai analytique, pp. 34 et s. ; — voir surtout la note, p. 34.
  574. Le sophisme de Graslin est de même nature que l’énigme posée et prise au sérieux par J.-B. Say : « Puisque la richesse est faite de la valeur des choses, comment se fait-il que les peuples soient d’autant plus riches que les richesses y sont à-meilleur marché ? »
  575. Graslin, op. cit., IIe partie et surtout le ch. III, p. 258.
  576. Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle, 1895, p. 320.
  577. « Graslin, dit M. Lichtenberger, a mieux compris et exposé la progressivité que personne au XVIIIe siècle » (Lichtenberger, loc. cit.).
  578. Desmars, op. cit., p. 223.
  579. Par M. Sauvaire-Jourdan, à la suite de son travail Isaac de Bacalan et les idées libre-échangistes en France vers le milieu du XVIIIIe siècle, 1903.
  580. Voyez Sauvaire-Jourdan, op. cit., pp. 10-11. — Bacalan, selon lui, s’est inspiré de Hume, Essai sur la balance du commerce et Essai sur la jalousie commerciale (Op. cit., p. 33).
  581. Bonnot de Condillac, né à Grenoble en 1714, mort en 1780, auteur de la théorie des sensations considérées comme source unique des idées et de l’entendement, et beaucoup plus connu comme philosophe que comme économiste. — Voyez Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. 1, pp. 153-164.
  582. Voir le sommaire du ch. VI, 1. I : « La terre est l’unique source des richesses ; — Si, dans les échanges, on donnait toujours valeur égale pour valeur égale, le commerce n’augmenterait pas la masse des richesses. Mais on donne toujours moins pour plus ; — Par les échanges, ce qui n’était pas richesse, devient richesse : les commerçants augmentent donc la masse des richesses. »
  583. « La terre, dit-il, est l’unique source de toutes les richesses… Il est donc démontré que l’industrie est aussi, en dernière analyse, une source de richesses. Tous les travaux concourent à augmenter la masse des richesses… L’industrie des marchands et des artisans est un fonds de richesses autant que l’industrie dès colons… À parler exactement le colon ne produit rien : il dispose seulement la terre à produire. L’artisan, au contraire, produit une valeur, puisqu’il y en a une dans les formes qu’il donne aux matières premières. Produire, en effet, c’est donner de nouvelles formes à la matière : car la terre, lorsqu’elle produit, ne fait pas autre chose. Mais parce que la terre, abandonnée à elle-même, nous laisserait souvent manquer des productions qui nous sont le plus nécessaires, on peut regarder comme produit du colon tout ce qu’il recueille sur les champs qu’il a cultivés. Je dirai donc que le colon produit les richesses foncières et que l’artisan produit les richesses mobilières » (Op. cit., 1. I, ch. VI, VII et IX, éd. Daire, pp. 266, 271, 273, 274). — « Tous les citoyens sont salariés les uns à l’égard des autres. Si l’artisan et le marchand sont salariés du colon auquel ils vendent, le colon l’est à son tour de l’artisan et du marchand auxquels il vend, et chacun se fait payer son travail » (ch. VIII, p. 273).
  584. Op. cit., I, ch. XIII. et s.
  585. Ibid., 1. I, ch. II. — Cependant, même ici, Condillac n’a pas toute la clarté d’une véritable et saine philosophie. Qu’on en juge. « L’utilité d’une chose, dit-il, est fondée sur le besoin que nous en avons… La valeur des choses est fondée sur leur utilité, ou, ce qui revient encore au même, sur le besoin que nous en avons, ou, ce qui revient encore au même, sur l’usage que nous en pouvons faire » (Loc. cit., éd. Guillaumin, pp. 250-251). Donc, dirons-nous, ou la valeur et l’utilité sont la même chose — ce qui est faux ; — ou bien Condillac a eu tort de donner deux formes à sa pensée. Mais Condillac se relève évidemment quand il approfondit le caractère subjectif de la valeur, en invoquant cette fois, non pas l’usage ou l’utilité de la chose, mais le sentiment conscient que nous avons de notre besoin. « La valeur, dit-il, est moins dans la chose que dans l’estime que nous en faisons, et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue, comme notre besoin croît et diminue… Quoiqu’on ne donne point d’argent pour se procurer une chose, elle coûte si elle coûte un travail. La valeur des choses est principalement dans le jugement que nous portons de leur utilité… Mais on est porté à la regarder comme une qualité absolue, qui est inhérente aux choses indépendamment des jugements que nous portons, et cette notion confuse est une source de mauvais raisonnements » (Ibid., pp. 253-255). — Il y a là aussi, sur la valeur variable de l’eau, suivant qu’on va la chercher plus ou moins loin, des réflexions qui font penser d’avance à Bastiat dans ses exemples sur la valeur du service d’apporter de l’eau (Voyez Bastiat, Harmonies économiques, ch. v ; — voyez aussi nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 32).
  586. Op. cit., ch. II, § 1, éd. Daire, pp. 903 et s.
  587. Ibid., §2, p. 908. Cette idée est fréquemment exprimée déjà par Quesnay (Grains, éd. Oncken, p. 238) et Mercier de la Rivière (Ordre naturel et essentiel, éd. Daire, p. 537) : mais les physiocrates n’avaient pas su l’exploiter.
  588. Ibid., ch. I, §4, p. 889.
  589. Ibid., ch. II, §1, p. 906.
  590. Le Trosne, Intérêt social, ch. I, §§ 5-8, pp. 890-895.
  591. Ibid., ch. V, pp. 936 et s.
  592. Necker (1732-1804), né à Genève. Il crée à Paris, en 1762, la maison de banque Thélusson, Necker et Cie, d’où il se retire, en 1772, avec une grosse fortune. Necker devait s’être enrichi par des spéculations un peu suspectes, d’abord sur les fonds publics en 1763, au moment du traité de Paris, puis sur les blés, au moment des édits de 1763 et 1764 sur la liberté de la circulation des céréales ; Necker succéda à Turgot, de 1776 à 1781, mais sans avoir rang de ministre, à cause de sa qualité de protestant. Son administration financière fut passable, mais son administration économique fut franchement mauvaise. Il jouissait d’une popularité de mauvais aloi, qui le fit revenir au ministère, du 26 août 1788 au 8 septembre 1790. Il mourut oublié à Genève en 1804.
  593. « On dirait — écrit Necker — qu’un petit nombre d’hommes, après s’être partagé la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude... Cependant, on ose le dire, après avoir établi des lois de propriété, de justice et de liberté, on n’a presque jamais rien fait encore pour la classe la plus nombreuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété ? pourraient-ils dire ; nous ne possédons rien. Vos lois de justice ? nous n’avons rien à défendre. Vos lois de liberté ? si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons. »
  594. Op. cit., IIe partie.
  595. Ibid., IVe partie.
  596. Analyse de l’ouvrage intitulé : De la législation et du commerce des blés, 1775.
  597. Lettre sur le commerce des grains et Lettre d’un laboureur de Picardie à M, N., auteur prohibitif, à Paris, 1775.
  598. Dans les Nouvelles éphémérides économiques, 1775.
  599. Condorcet (1744-1794), député à la Convention, où il avait été élu par sept départements, se prononça, en 1793, pour les Girondins. Après le 31 mai, il resta huit mois caché à Paris, dans une petite chambre de la rue Serrandoni. Il en sortit de lui-même, erra dans la campagne, fut reconnu à Clamart pour un ci-devant à cause de ses manières aristocratiques, et s’empoisonna la nuit suivante à Bourg-la-Reine, où il était provisoirement détenu.
  600. Voyez plus haut, p. 219.
  601. Condorcet, ici, commence par observer la différence « entre l’égalité établie par les institutions politiques et celle qui existe entre les individus ». Il en assigne trois causes : 1o  l’inégalité de richesses ; 2o  l’inégalité dérivant de l’hérédité, qui fait que les uns recueillent une succession et que les autres sont les artisans uniques de leur fortune (est-ce que cette deuxième cause ne rentre pas dans la première ?) ; 3o l’inégalité d’instruction. Or, « les fortunes tendent naturellement à l’égalité… si les lois civiles n’établissent pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir », De plus, on peut combattre les inégalités de situation par des tontines, assurances sur la vie, etc., etc. — « C’est à l’application du calcul aux probabilités de la vie et aux placements d’argent que l’on doit l’idée de ces moyens, déjà employés avec succès, sans jamais l’avoir été cependant avec cette étendue, cette variété de formes qui les rendraient vraiment utiles… à la masse entière de la société… Ces établissements, qui peuvent être formés au nom de la puissance sociale et devenir un de ses plus grands bienfaits, peuvent être aussi le résultat d’associations particulières » (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 10e [et dernière] époque, édition de 1822, pp. 271-275). — Malthus a combattu les projets de Condorcet dans son Principe de population, 1. III, ch. I.
  602. Voyez Germain Martin, les Associations ouvrières au XVIIIe siècle, Paris, 1900.
  603. « La loi Le Chapelier — dit M. Germain Martin — est une loi de circonstances et non l’œuvre d’un législateur obéissant aux idées de l’école physiocratique. » Mais il se hâte d’ajouter que, « assurément, les principes dont les membres de l’Assemblée étaient imbus, ne devaient pas les éloigner de voter une loi qui paraissait assurer à tout jamais l’abolition du régime corporatif » (Associations ouvrières au XVIIIe siècle, p. 242). — Le Chapelier s’appuyait sur cette idée, que la suppression des corporations avait supprimé tout intermédiaire entre l’intérêt général et l’intérêt particulier. Il ajoutait que « l’institution de ces assemblées (qui succédaient aux sociétés compagnonniques des devoirs) avait été stimulée dans l’esprit des ouvriers, moins dans le but de faire augmenter par leur coalition le salaire de la journée de travail, que dans l’intention secrète de fomenter des troubles ». Au surplus, « c’est aux conventions libres d’individu à individu,’ajoutait-il, à fixer la journée pour chaque ouvrier. »
  604. Les œuvres de Petty viennent d’être traduites en français, avec une préface de M. Schatz, sous le titre : Œuvres économiques de sir William Petty, t. I et II, 1905.
  605. Notamment Traité des taxes et contributions, Verbum sapienti, Arithmétique politique, Quantulumcumque relatif à la monnaie, huit Essais sur l’Arithmétique politique, deux ouvrages sur l’Irlande, etc.
  606. Verbum sapienti, t. I, ch. v, p. 132.
  607. Ce sont les termes dont son fils lord Shelburne se sert en dédiant le volume au roi (Œuvres, t. 1, p. 263).
  608. Traité des taxes et contributions, ch. v, § 15 ; ch. VI, § 4 ; ch. XIV, § 16.
  609. Verbum sapienti, ch. X, § 3.
  610. Mac-Culloch, Principes d’économie politique, introduction (Ed. Guillaumin, 1863, p. 37). — On cite aussi de lui une analyse dès valeurs comparées du blé et de l’argent d’après le travail qu’ils renferment (Mac-Culloch, ibid.) ; la reconnaissance des lois naturelles placées au dessus de l’arbitraire des lois humaines (Schatz, Individualisme p. 34 ; — Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. I, p. 249) ; enfin de judicieuses remarques sur la division du travail et la productivité plus forte de la grande industrie (Espinas, Histoire des doctrines économiques, p. 169).
  611. Discourses upon trade, principally directed to the cases of the interest, coinage, clipping and increase of money.
  612. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 287. — Le plus important est le Treatise of raising the value of money, 1691. — « Le monde, avait déjà dit Petty, évalue les choses d’après l’or et l’argent, mais surtout d’après le second, car il ne pourrait y avoir deux mesures » (Traité des taxes et contributions, ch. v, § 17).
  613. Citons ici cette page peu connue de Locke : « Que l’on considère la différence qui existe entre une acre de terre où l’on a planté du tabac ou de la canne à sucre, semé du froment ou de l’orge, et une acre de cette même
  614. « Si l’herbe de son clos se pourrit sur la terre ou que les fruits de ses plantes et de ses arbres se gâtent sans que cet homme se soit mis en peine de les recueillir, ce fonds, quoique fermé d’une clôture et de certaines bornes, doit être regardé comme une terre en friche et déserte et peut devenir l’héritage d’un autre » (Essai sur le gouvernement civil, 1. II). — L’hypothèse se vérifie-t-elle en une proportion sérieusement appréciable ?
  615. Paru en 1735.
  616. Questionneur, nos 38 et 39.
  617. Voir sur ce point nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 459 et s. — Déjà dit par Cantillon, supra, p. 158.
  618. Voyez Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, 2e époque (t. I, pp. 185-201).
  619. Courte introduction à la philosophie morale, en trois livres, renfermant les éléments de l’éthique et la loi de la nature.
  620. « The celebrated division of philosophy among the ancients was into the rational or logical, the natural, and the moral. Their moral philosophy contained these parts : Ethicks taken more strictly, teaching the nature of virtue and regulating the internal dispositions ; and the knowledge of the law of nature. This latter contained : 1° the doctrine of Private rights, or the law obtaining in natural liberty ; 2° Œkonomicks, or the law and rights of the several members of a family ; and 3° Politicks, shewing the various plans of civil government and the rights of States with respect to each other. »
  621. M. Leroy-Beaulieu, dans son Traité théorique et pratique, en cite un passage sur la division du travail. Mac-Culloch, dans ses Principes d’économie politique, y a fait de larges emprunts à propos de la propriété et de la production (1. I, ch. I et II). — Sur Ferguson, voyez Adam Ferguson et ses idées politiques et sociales, dans le numéro de décembre 1898 du Journal des Économistes.
  622. Sir James Denham Steuart (1712-1780), compromis dans le dernier soulèvement des Stuart, en 1745, contre la branche d’Orange, se réfugia en France et habita longtemps Angoulême.
  623. « Ce n’est pas, dit-il, la quantité de monnaie qui détermine les prix, mais bien la proportion relative entre les marchandises et les besoins des hommes… Il faut donc distinguer la monnaie du prix. »
  624. Sur l’économie politique en Italie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on peut lire avec fruit la préface que Wolowski a mise à la traduction de l’Économie
  625. Genovesi (1712-1769,), auteur de Lezioni di commercio ossia di economica civile.
  626. Beccaria, d’autre part, a eu le tort de ne pas justifier assez soigneusement la propriété : il a sanctionné en quelque sorte l’opinion de Rousseau et de Mably, en admettant que si l’institution de la propriété est avantageuse aux propriétaires, elle peut bien être funeste aux pauvres. Il caractérise le vol en l’appelant « il delitto di quella infelice parte di uomini a cui il diritto di proprietà (terribile e forse non necessario diritto) non ha lasciato che una nuda esistenza » (Dei delitti e delle pene, § 22).
  627. Op. cit., p. 3.
  628. Principes d’économie politique (1848), 1. I, ch. I. — L’erreur de Stuart Mill est d’autant plus singulière que les Principes d’économie politique de Mac-Culloch, parus en 1825, avaient déjà relevé dans Verri cette observation, aussi exacte dans le fond que féconde en conséquences (Mac-Culloch, op. cit., édition Guillaumin, t. I, p. 49).
  629. Giammaria Ortès, prêtre vénitien (1713-1790).
  630. Publiés en 1765.
  631. Wahreit und Dichtung, 1. XIII.
  632. Sur la publication de ce cours d’Adam Smith par Edwin Cannan, en 1896, voyez supra, p. 237.
  633. On peut voir à cet égard un très long résumé de la discussion dans les Philosophischen Grundlagen des œkonomischen Liberalismus du R. P. Pesch (Op. cit., Freiburg, 1899, pp. 112 et s. et p. 159). — Oncken croit à une évolution d’Adam Smith vers le matérialisme.
  634. Inquiry into the nature and causes of the wealth of nations.
  635. T. I, p. 1 (Nous citerons toujours Adam Smith d’après l’édition Guillaumin, 1843).
  636. List sera un de ceux qui tireront le plus avantage de cette tendance à n’envisager que le côté matériel du travail et les œuvres seulement du corps. Voyez plus bas, même livre, ch. VII.
  637. T. I, p. 3.
  638. Livre I, ch. I-III.
  639. « Smith, dit Ingram, parut juste au commencement d’une grande révolution industrielle. L’époque productive et commerciale où il vivait, était, comme dit Cliffe Leslie, très productive et comparativement étroite : la seule machine à vapeur à laquelle il fait allusion est celle de Newcomen ; il ne mentionne le commerce du coton qu’une fois, et cela incidemment » (Ingram, Histoire de l’économie politique, trad. fr., p. 160).
  640. Ibid., ch. iv.
  641. T. I, p.35. — Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 26.
  642. L. I, ch. V-VII.
  643. Ibid., p. 38. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition p. 254.
  644. Ch. VI : « Des parties constituantes du prix des marchandises ».
  645. Loc. cit., p. 65. — Voyez sur Marx, infra, 1. IV, ch. VI, § 2.
  646. Loc. cit., p. 68.
  647. Ibid., p. 66.
  648. Voici, par exemple, la répartition du prix du blé et l’ordre dans lequel Smith la propose : « Dans le prix du blé, dit-il, une partie paie la rente du propriétaire ; une autre paie les salaires ou l’entretien des ouvriers, ainsi que des bêtes de labour et de charroi employées à produire le blé, et la troisième paie le profit du fermier » (Loc. cit., p. 68). — Aujourd’hui nous ferions les parts suivantes et nous les ferions dans l’ordre suivant : 1° amortissement du capital circulant (semences) et du capital fixe (usure du matériel et du bétail), par le motif qu’il n’y a produit que par l’excédent des richesses nouvelles sur les richesses nécessairement consommées dans l’œuvre de la production ; 2° salaire des manœuvres ; 3° loyer net du capital fixe qui est fourni par le propriétaire foncier ; 4° rente foncière du propriétaire, si l’on admet en droit ce titre de répartition et si le prix de ferme n’est pas déjà absorbé en entier par le 3° qui précède ; 5°loyer net et intérêt des capitaux fixes et circulants que le fermier peut avoir consacrés ; 5° profit pour le fermier, en comprenant dans ce profit son salaire implicite ou de direction. Nous plaçons ces paris dans cet ordre, parce que c’est celui où elles défailliront si le produit brut total est insuffisant à les toutes satisfaire. Cependant, pour que le fermier eût un loyer et intérêt de ses capitaux et un profit d’entreprise, le propriétaire pourrait avoir consenti un prix de ferme qui exclût toute rente foncière : c’est même ce que nous croyons actuellement le plus probable et de beaucoup le plus général.
  649. Loc. cit., p. 81.
  650. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 493.
  651. Ch. VIII ; — ch. IX-X ; — ch. XI.
  652. Ch. VIII, (t. I. p. 84).
  653. Loc. cit., p. 86.
  654. C’est-à-dire la demande de travail par les patrons.
  655. Loc. cit., pp. 90-91.
  656. Loc. cit., p. 92.
  657. Loc. cit., p. 94.
  658. Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 86.
  659. « Cette part (c’est-à-dire celle que le propriétaire laisse au fermier pour remplacer le capital qui fournit là semence ; paie le travail, etc.) est évidemment la plus petite dont le fermier puisse se contenter sans être en perte… On pourrait se figurer que la rente de la terre n’est autre chose, souvent, qu’un profit ou un intérêt raisonnable du capital que le propriétaire a employé à l’amélioration de la terre. Sans doute il y a des circonstances où le fermage pourrait être regardé en partie comme tel ; car il ne peut presque jamais arriver que cela ait lieu pour plus que pour une partie. Le propriétaire exige une rente même pour la terre non améliorée (et Smith en donne un peu plus bas un exemple tiré de la récolte d’une plante sauvage dite salicorne) ; et ce qu’on pourrait supposer être intérêt ou profit des dépenses d’amélioration, n’est en général qu’une addition à une rente primitive. D’ailleurs, ces améliorations ne sont pas toujours faites avec les fonds du propriétaire, mais quelquefois avec ceux des fermiers » (Richesse des nations, 1. I, ch. IX, t. I, pp. 187-188). — Sur cette question, voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd. ; pp. 504 et s.
  660. Ibid., p. 191.
  661. Ibid., p. 207.
  662. Ainsi en est-il pour le charbon, op. cit., p. 214.
  663. Op. cit., 1. I, ch. XI, pp. 319-320.
  664. Ibid., p. 323.
  665. Ibid., 1. I, ch. I, p. 336.
  666. Ibid., pp. 338 et s.
  667. Ibid., pp. 340 et 341.
  668. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édit., pp. 152 et s.
  669. List a vivement critiqué cette distinction qui, à tout prendre, sent peut-être encore un peu trop chez Adam Smith l’influence de ses relations avec les physiocrates. — Voir à ce propos l’excellente discussion que M. Maurice Block a faite de cette théorie un peu étroite, dans ses Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e édition, t. I, p. 388. — J.-B. Say, dans le Discours préliminaire de son Traité (2e édition, 1814, p. LIV), critique aussi fort bien Smith sur ce point.
  670. Loc. cit., I, II, ch. III, pp. 422 et s.
  671. Ibid., pp. 428 et s.
  672. Pourquoi « annuel » seulement ?
  673. Ibid., 1. Il, ch. iv, pp. 440-444.
  674. Voyez la discussion et la réfutation de cette thèse dans Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e édition, t.1, p. 6.
  675. La réfutation du système mercantile remplit les chapitres i-viii ; celle du système agricole, le chapitre ix seulement.
  676. L. IV, intr., t. II, p. 2.
  677. Ibid., ch. i, t. II, pp.4 et 5.
  678. Ibid., ch. iii, t. II, pp. 63 et s.
  679. L. IV, ch. ii, t. II, pp. 47 et 49. — Adam Smith l’appelle « le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre ». — Bastable (Théorie du commerce international, tr. fr., 1900, p. 197 en note), désireux de pouvoir faire de Smith un champion du libre-échange immédiat et universel, pense que cet éloge de sagesse ne signifie rien, puisque Smith « regardait les autres règlements comme suprêmement insensés ». Une telle interprétation est cependant inconciliable avec le contexte et l’œuvre tout entière de Smith.
  680. L. IV, ch. ii, t.II, p. 37.
  681. Ibid., p. 56.
  682. Ibid., p. 37. — Voir sur ces diverses opinions nos Éléments d’économie politique, 2e édit., pp. 402, 403, etc.
  683. « L’ouvrage du domestique, dit-il, consiste en services qui, en général, périssent et disparaissent à l’instant même où ils sont rendus, qui ne se fixent ni ne se réalisent en aucune marchandise qui puisse se vendre et remplacer la valeur de la subsistance et du salaire. » — Les domestiques sont rangés parmi « les ouvriers stériles et improductifs » (L. IV, ch. x, t. II, p. 324). Nous préférerions une distinction basée sur la nature du besoin à satisfaire:dans l’ordre de l’alimentation, par exemple, en quoi le cuisinier est-il moins un « ouvrier productif » que le cultivateur, le meunier et le boulanger ? dans l’ordre des jouissances de l’art, en quoi le luthier est-il moins un « ouvrier improductif » que le professeur de violon et l’artiste exécutant ? (voyez sur ce point Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1.1, pp. 105 et s. ; et nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 115).
  684. Richesse des nations, 1. III, ch. IX, t. II, p. 309.
  685. Oncken, Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay, introd., p. xix.
  686. Richesse des nations, loc. cit., p. 329.
  687. Ibid., p. 338.
  688. Richesse des nations, 1. IV, ch. i, t. II, pp, 340, 362, 375.
  689. Voyez en ce sens P. Leroy-Beaulieu, l’État moderne et ses fonctions, pp. 34 et s., et nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 83.
  690. L. V, ch i, t. II, p. 489.
  691. Ibid., pp. 496-497. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 706, 720-721.
  692. Préface du comte Garnier, p. lix de l’édition Guillaumin.
  693. L. I, ch. xi.
  694. L. II, ch. ii.
  695. L. IV, ch. iii.
  696. L. IV, ch. vi.
  697. Voyez plus bas, même chapitre, § vi.
  698. Voyez Richard Schüller, Die Wirthschaftspolitik der historischen Schule, pp. 8 et s.
  699. Voyez plus bas, même livre, ch. vii. — Voyez aussi infra.
  700. « Tout système qui cherche, ou par des encouragements extraordinaires à diriger vers une espèce particulière d’industrie une plus forte portion du capital de la société que celle qui s’y porterait naturellement, ou, par des entravés extraordinaires à détourner forcément une partie de ce capital d’une espèce particulière d’industrie vers laquelle elle irait sans cela chercher un emploi, est un système réellement subversif de l’objet même qu’il se propose comme son principal et dernier terme. Bien loin de les accélérer, il retarde les progrès de la société vers l’opulence et l’agrandissement réels ; bien loin de l’accroître, il diminue la valeur réelle du produit annuel des terres et du travail de la société » (L. III, ch. ix, in fine, t. II, p. 338).
  701. Voyez dans le R. P. Pesch, Die philosophischen Grundlagendes œkonomischen Liberalismus, tous les §§ 2 et 3 du ch. ii, pp. 104-163.
  702. J.-B. Say eut un frère, Louis Say, qui habita Nantes et publia aussi des ouvrages importants sur l’économie politique. M. Schatz (l’Individualisme économique, p. 153 en note) n’hésite pas à le proclamer « infiniment plus intéressant que son illustre frère Jean-Baptiste, encore que d’une orthodoxie plus suspecte ».
  703. C’est l’édition dont nous nous servons ici. Elle est précédée d’une très plate « Dédicace à Sa Majesté Alexandre Ier, Empereur de toutes les Russies » et libérateur de la France. On a bien fait de ne pas reproduire ensuite cette page, qui ne fait pas suffisamment honneur au patriotisme de l’écrivain. — C’est dans cette édition que Say prévoit les chemins de fer (1814). « À défaut de canaux, dit-il, il est probable qu’avec le temps on établira des coulisses de fonte pour communiquer d’une ville à l’autre » (I. III, ch. vi, t. II de l’édition de 1814, p. 286 en note).
  704. Discours préliminaire, en tête du Cours complet.
  705. Say avait déjà ébauché son système philosophique, dès 1817, par son Petit volume contenant quelques aperçus des hommes et de la société.
  706. Sous ce titre J.-B. Say étudie l’influence de la propriété, la propriété littéraire, les apprentissages et les corporations, le commerce extérieur, les brevets d’invention, etc., etc.
  707. Böhm-Bawerk, Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, tr. fr., t. I, p. 147.
  708. Richesse des nations, 1. II, ch. i, t. I, p. 340.
  709. Voyez le Discours préliminaire en tête du Cours complet.
  710. Cours complet, Ire partie, ch. v et vi, t. I de l’édition Guillaumin, pp. 87 et s. et p. 101. Nous citons toujours le Cours d’après l’édition Guillaumin.
  711. Voir surtout le Traité, 2e édition, 1814, 1. I, ch. xiii.
  712. « Nous avons vu en traitant des capitaux, dit-il, que les uns étaient productifs de produits matériels et que d’autres étaient absolument improductifs » (J.-B. Say appelait ainsi : 1° les capitaux dits aujourd’hui capitaux morts) ; 2° « les madones, les saints des pays superstitieux… images qui n’ont garde d’accorder des biens à de stériles prières » (Traité, 1. I, ch. xii, 2e édition, pp. 113-116)… « Il en est d’autres (capitaux) qui sont productifs d’utilité où d’agrément… De ce nombre sont les maisons d’habitation, les meubles, les ornements qui ne servent qu’à augmenter les agréments de la vie. L’utilité qu’on en tire est un produit immatériel » (Traité, 1.1, ch. xiii, 2e éd., p.120).
  713. Traité, 1. I, ch. i. — Cours complet, 1. I, ch. iv, t. I, p. 81.
  714. Cours complet, VIIe partie, ch. ii et iii, t. II, pp. 201 et 208.
  715. Traité, 1. I, ch. vi. — Cours, Ire partie, ch. vi.—Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 133 et s.
  716. Cours, Ve partie, ch. vii, t. II, p. 27. « Les auteurs anglais, dit-il en note à cet endroit, du moins ceux qui sont antérieurs à l’époque où nous sommes, faute d’une analyse complète, comprennent (dans les profits de l’industrie) les profits qui résultent des capitaux. Ils confondent ainsi l’action de plusieurs causes très diverses. Aussi le mot anglais profits signifie-t-il les profits réunis qu’un homme tire de son capital et de son industrie » (Comparez Traité, 1. II, ch. vii et viii en entier). — Cependant, comme nous l’avons fait déjà remarquer, Turgot avait dit : « Il faut que, outre l’intérêt de son capital,
  717. Traité, I. 1, ch. ii. — Cours, Ire partie, ch. vii, 1.1, pp. 101-102. — Ibid., IIe partie, ch. vii, 1.1, p. 256.
  718. Voyez plus haut, p. 213 ; — Baudeau, Introduction à la philosophie économique, ch. i, art. v.
  719. Catéchisme, ch. xi, p. 41 des Œuvres diverses dans l’édition Guillaumin. — Comparez Cours complet, IIe partie, ch. ii, t. I, p. 74 : « Les biens, les richesses, y est-il dit, ne sont que passagèrement sous la forme de numéraire. »
  720. Voyez supra, p. 245. — Voyez Le Trosne, Intérêt social, ch. ii, § 2.
  721. Traité, I, I, ch. xv.
  722. Ici J.-B. Say pense sans doute au propriétaire non cultivateur et au capitaliste non entrepreneur.
  723. Cours complet, IIIe partie, ch. ii, t.1, pp. 338 et s. — Cependant J.-B. Say, entraîné par l’enthousiasme de son idée, fait ici même une application inexacte de sa théorie. « Comment, dit-il, voit-on maintenant acheter, en France, huit ou dix fois plus de choses qu’il ne s’en achetait sous le règne de Charles VI ? Qu’on ne s’imagine pas que c’est parce qu’il y a plus d’argent… C’est que les Français produisent dix fois plus. » — Eh bien, entre les deux époques, le règne de Charles VI et celui de Louis XVIII (la population avait augmenté probablement de 50 %, c’est-à-dire de moitié), il y a surtout cette différence que la division du travail et des professions a été poussée beaucoup plus loin et qu’un régime de Geldwirthschaft a succédé à un régime qui tenait encore beaucoup de la Naturalwirthschaft, à un régime où chacun vivait beaucoup sur son fonds, où chacun tout au moins ne connaissait guère que des produits de sa localité. Il serait faux de croire que du commencement du xve siècle au commencement du xixe siècle les productions de la France eussent augmenté dans le rapport de 1 à 10 comme le dit J.-B. Say. — Voilà une de ces questions que l’étude de l’histoire a contribué singulièrement à éclaircir. J.-B. Say donnerait à penser — ce qui ne serait pas vrai cependant — qu’il confondait la richesse et le commerce, et qu’il ressemblait à ceux qui veulent prouver le plus ou moins de richesse des divers peuples ou du même peuple à diverses époques en faisant, sans correction aucune, des comparaisons de balances du commerce ou de trafics des chemins de fer.
  724. Cours complet, t. III, ch. ii, t. I, p. 345 ; — Voltaire, Dictionnaire philosophique, ve Partie.
  725. Cours complet, l. III, ch. ii, t. I, pp. 343-345. — Item, Œuvres diverses, t. II, pp. 250 et s. « Si l’on pouvait penser, dit-il, que chaque société humaine peut produire de toutes les choses une quantité supérieure à ce qu’elle peut en consommer, je demanderais comment il arrive que les sept huitièmes de la population manquent d’une multitude de produits regardés comme nécessaires » (Eod. loc., p. 252).
  726. Parmi les Lettres à M. Malthus, publiées par J.-B. Say lui-même en 1827, les quatre premières sont relatives à la théorie des débouchés. — Voyez une intéressante discussion dans Vialles, la Consommation et les crises économiques, 1903, pp. 91 et s.
  727. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 386 et s. — Nous avons touché également ce point en ce qui concerne particulièrement J.-B. Say, dans notre préface au Régime légal des valeurs mobilières étrangères en France, par Jules Robin, Lyon, 1899, pp. vii-xi.
  728. À comparer l’exemple fourni par Bastiat, les 100.000 fr. de verroteries et de cotonnades qui achètent 1 million de poudre d’or en Guinée.
  729. Traité, 1, I. ch. xvii, 2e édit., t. I, p. 182 en note.
  730. Sur ce point Say a raison, mais il infirme la portée de son raisonnement en ajoutant : « Ordinairement le négociant anglais qui fait des achats en France, paye les frais de transport de ses marchandises, et le négociant français en fait autant pour les marchandises qu’il achète en Angleterre » (Traité, ibid., p. 181 en note). — Il ne se demande pas de quelle nation est le navire qui effectue matériellement le transport et qui en reçoit le prix : il n’y a cependant que cela d’intéressant au point de vue de la balance des comptes. L’analyse que Mun avait faite (voyez supra p. 128), était certainement plus judicieuse.
  731. « Ce qui est digne de remarque, c’est que plus le commerce qu’on fait avec l’étranger est lucratif, plus la somme des importations doit excéder la somme des exportations, et qu’on doit désirer précisément ce que les partisans du système exclusif regardent comme une calamité. Je m’explique : quand on exporte pour dix millions et qu’on importe pour onze millions, il y a dans la nation une valeur d’un million de plus qu’auparavant. Malgré tous les tableaux de la balance du commerce, cela arrive toujours ainsi, ou bien les négociants ne gagneraient rien… Dans un pays qui prospère, la somme de toutes les marchandises importées doit excéder celles de toutes les marchandises exportées » (Ibid., pp. 182-183 en note).
  732. Ibid., p. 188. — J.-B. Say ne se doutait guère que le mercantiliste Thomas Mun avait soutenu, il y avait plus de cent cinquante ans, la même opinion sur l’innocuité ou même l’avantage d’une exportation de numéraire (Voyez plus haut, pp. 126). — Isaac de Bacalan avait dit aussi : « On croit avoir fait pencher en sa faveur la balance du commerce, lorsque, après avoir retiré des marchandises d’une nation en échange de celles qu’on lui a portées, cette nation est demeurée débitrice et a payé en argent le surplus des marchandises qu’elle a reçues. Mais, qu’on y prenne garde ! Ce n’est encore là qu’un échange : car, ou vous ne considérez l’argent que comme signe et alors il n’a point de valeur réelle, ou vous le considérez comme marchandise, et dans ce cas le commerce n’a abouti qu’à un échange et la balance est encore en suspens » (Paradoxes philosophiques, dans Sauvaire-Jourdan, pp. 42-43 ; voyez plus haut p. 242).
  733. Voyez infra, ch. vi, « La valeur internationale ».
  734. Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 702 en note.
  735. J.-B. Say prétendait que « la doctrine de ce grand homme (Jérémie Bentham) finira par régner seule, parce qu’elle est fondée sur la nature des choses, qui ne périt point, et sur l’intérêt de l’humanité, que l’on entendra mieux chaque jour ». Il le loue d’avoir « donné pour base au droit, non des théories vagues et contestées, comme le droit divin, mais un principe fécond…, seule marche qui convienne au grand siècle dans lequel nous vivons » (Notes pour le Cours d’économie politique de Storch, voyez op. cit., éd. franc., 1823, t. I, p. 6 en note).
  736. Olbie, à étudier surtout la note C, pp. 83-96.
  737. Op. cit., pp. 10 et 25.
  738. Saint Thomas d’Aquin, Summa theologica, IIa IIae, quaestio clii, art. 2. — Voyez sur cette question Brants, Théories économiques aux xiiie et xive siècles, pp. 235 et s. — La seule trace d’inquiétudes malthusiennes que l’on
  739. Voyez plus haut, p. 103.
  740. Intitulé du ch. ii, Ire partie de l’Ami des hommes.
  741. Maximes générales du gouvernement économique, xxvie maxime.
  742. Richesse des nations, 1. II, ch. i, sect. 1, t. 1, p. 190.
  743. Cours complet, 1. VII, ch. xxxii, éd. Guillaumin, t. II, p. 362.
  744. Traité, 1. II, ch. ii, § 1, 2e édit., t. II, p. 149.
  745. Publié à Londres en 1786 et traduit en français, Paris, an III, sous le titre De l’Economie politique moderne, Discours fondamental sur la population.
  746. Op. cit., tr. fr., pp. 2-3.
  747. Inquiry into principles of political economy, t. I, p. 127.
  748. Auteur de Inquiry concerning political justice and its influence on Morals and Happiness (1793) et d’un Essai sur l’avarice et la prodigalité.
  749. Le titre complet est An essay on the principle of population, as it affects the futur improvement of society, with remarks on the speculation of M. Godwin, Condorcet and other writers.— Godwin tenta une réfutation qui, publiée en anglais en 1820, parut en France en 1821 sous ce titre : Recherches sur la population et sur la faculté d’accroissement de l’espèce humaine, contenant une réfutation des doctrines de M. Malthus sur cette matière.
  750. An essay on the principle of population, or a view of its past and present effects on human happiness, with an inquiry into our prospects respecting the future removal or mitigation of the evils which it occasions.
  751. Traduit par Monjean et édité en français chez Guillaumin, Paris, 1846, avec les Définitions en économie politique.
  752. Op. cit., ch. x, éd. Guillaumin, pp. 321, 332.
  753. Op. cit., 1. I, ch. i, p. 6 de l’édition Guillaumin.
  754. « Nous pouvons tenir pour certain que, lorsque la population n’est arrêtée par aucun obstacle, elle va doublant tous les vingt-cinq ans et croit de période en période selon une progression géométrique… Nous sommes en mesure de prononcer, d’après l’état actuel de la terre habitée, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables à l’industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une progression arithmétique » (Ibid., pp. 8 et 10).
  755. À signaler ici, au point de vue de la morale, une note de Malthus lui-même qui est assez équivoque sur les procédés de la contrainte morale (sous la page 14 de l’édition Guillaumin).
  756. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit, pp. 599 et s.
  757. Robert Wallace, partisan de la communauté des biens, avait abordé ces sujets dans le volume Various prospects of mankind, nature and production (1761).
  758. Voyez plus haut, p. 248.
  759. Op. cit., pp. 319-320.
  760. Ibid., p. 334.
  761. « Il est probable qu’en diminuant un peu les maux individuels ou a répandu la souffrance sur une surface beaucoup plus étendue… Il peut paraître étrange qu’avec de l’argent on ne puisse pas améliorer la condition du pauvre sans abaisser d’autant celle de la société. Mais quelque étrange que cela puisse paraître, je crois que c’est la vérité. Si je fais un retranchement sur la nourriture de ma famille et que je donne à un pauvre ce dont je me prive, en le mettant à l’aise je n’impose de privations qu’à moi-même ou aux miens, et peut-être sommes-nous en état de les supporter aisément… Mais si je donne à un pauvre de l’argent, en supposant que le produit du pays ne change point, c’est un titre que je lui donne pour obtenir une portion de ce produit plus grande que ci-devant.’Or, il est évidemment impossible qu’il reçoive cette augmentation sans diminuer la portion des autres » (Op. cit., pp ; 353 et s.). — Voyez la même opinion développée, et soutenue, aggravée même, dans Ch. Gide, Principes d’économie politique, 1re édit., pp. 418-420. « L’aumône, dit M. Gide, produit les effets fâcheux d’une augmentation de dépenses combinée avec une diminution de l’épargne. Elle ajoute à la catégorie des consommateurs déjà existants une catégorie de nouveaux consommateurs, qui jusqu’alors ne pouvaient consommer, parce qu’ils n’en avaient pas le moyen, mais qui désormais le peuvent… Le riche qui donne un billet de banque, s’il ne consent pas à retrancher une somme équivalente sur son superflu, aurait mieux fait, au point de vue général, de jeter son billet de banque au feu » (Loc. cit.). — Sur l’aumône, voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 655 et s.
  762. Principe de population, p. 412. — On pourrait rapprocher ce passage des éloges que List fera plus tard de l’Agrikulturmanufakturhandelsstand, régime qu’il place au sommet de l’ascension économique des peuples.
  763. Op. cit., p. 580.
  764. Le P. Antoine, S. J., qui, imitant sans défiance le P. Liberatore (Principes d’économie politique, 1889, Ire partie, ch. v, tr. fr., 1894, pp. 110, et s.), a critiqué la théorie scientifique de Malthus sans la raisonner d’après l’histoire et surtout d’après l’histoire de la géographie et des découvertes scientifiques, a lui-même cependant écrit ceci :« Par ce devoir de contrainte morale, Malthus n’entend aucunement l’emploi des procédés illicites pour entraver la reproduction ; il ne recommande pas aux personnes mariées de limiter le nombre de leurs enfants et de pratiquer, contrairement à la sainteté du mariage, la stérilité systématique. Lisez, de la première à la dernière ligne, l’Essai sur le principe de la population, vous ne rencontrerez rien qui indique l’emploi de ces moyens » (Éléments de science sociale, Poitiers, 1893, p. 573). — M. Schatz (l’Individualisme, p. 167) va jusqu’à dire que la « contrainte prudente » est « énergiquement condamnée par Malthus, en dépit d’absurdes légendes ». Pourtant il nous semble que Malthus n’a rien condamné franchement : car, en condamnant le vice, il n’a pas spécifié en quoi le vice pouvait consister, et l’on sait qu’actuellement les économistes libéraux non catholiques refusent tous de se prononcer sur la moralité ou immoralité de l’onanisme conjugal (Infra, 1. II, ch. x, § 2). — Quant au P. Liberatore, son principal argument contre Malthus est d’opposer la supériorité de reproduction des animaux et des végétaux, d’où il résulte pour l’homme une abondance croissante de nourriture, de vêtements, etc. « La reproduction de l’homme, dit-il, est susceptible de s’accroître sans limites… mais dans le temps nécessaire pour qu’elle arrive à doubler, celle des végétaux et des animaux, sagement encouragée par le travail de l’homme, peut non seulement doubler, mais tripler » ; et il cite à l’appui ce passage de Sismondi (Nouveaux principes d’économie politique, 1. VII, ch. iii, t. II, p. 271) :« Abstraitement parlant, la multiplication des végétaux suit une proportion géométrique infiniment plus rapide que celle des animaux ; et celle-ci est, à son tour, infiniment plus rapide que celle des hommes… mais il faut que la nourriture ne manque pas au blé : c’est tout comme pour l’homme. » Seulement Sismondi y ajoutait dès conclusions tout à fait néo-malthusiennes (l’homme est le seul être dont la reproduction soit libre au lieu d’être purement instinctive), tandis que les conclusions du P. Liberatore restent opposées à celles de Malthus, parce qu’il fait systématiquement abstraction de la notion d’espace, sans laquelle, cependant, on ne conçoit ni hommes, ni plantes, ni animaux. — Dans Population and capital, Rickards, professeur à Oxford, a aussi critiqué Malthus sur cette fécondité des végétaux plus grande que celle des hommes : mais Cairnes y a répondu et sans peine (Cairnes, Caractère et méthode logique de l’économie politique, tr. fr., 1902, pp. 191 et s.).
  765. Du Pape, 1. III, ch, iii, § 3, éd. de 1857, pp.364-366. — Pour le jugement porté sur Malthus, voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., pp. 603, 616-617. — Joseph de Maistre avait particulièrement l’avantage de trouver dans Malthus ; protestant et même pasteur, une justification de la moralité et de la nécessité du célibat, des prêtres et des religieux et religieuses, toutes choses que Diderot et un certain nombre d’encyclopédistes avaient combattues. — Il suffit même de consulter Montesquieu (Esprit des lois, 1. XXIII, ch. xxi, édit de 1788, pp. 304 et 316-318) et de voir son admiration des lois caducaires, son mépris du célibat chrétien, pour apprécier les idées qui tendaient dès lors à dominer dans le monde philosophique.
  766. Op. cit., 1. V, ch. vi, §§ 1118, 1120, 1122 et 1123 (tr. fr., t. II, pp. 507-509) 1875 : « L’accroissement démesuré de la population, dit le P. Taparelli, est un véritable fléau pour l’honnêteté comme pour l’aisance publique… La société catholique est la seule qui soit capable de résoudre cette grave et délicate question : opposer une barrière à l’accroissement excessif de la population, sans diminuer la félicité sociale, sans entraver les mariages, sans ouvrir la voie au crime et même en facilitant les unions et leur fécondité », parce que « le législateur du christianisme…a rendu la continence vénérable par les éloges qu’il lui a prodigués, possible par sa grâce, et facile par les institutions qui existent dans son Église. » — Voyez pour plus de détails nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 617. — Comparez aussi Charles Périn, De la richesse dans les sociétés chrétiennes, 1. IV, ch. i et iv et particulièrement t. I, p. 541 ; — de Metz-Noblat, Lois économiques, ch. xxii.
  767. De Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne, 1. I, ch. v.
  768. Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, 1. VII, ch. v, t. II, pp. 292 et s. ; et ch. vi, p. 308.
  769. Sur Weinhold, voyez Roscher, Grundlagen der Nationakekonomie, § 258, note 13 (2e édit., 1857, p. 524).
  770. Sur Marcus, qui était, paraît-il, un « philosophe chartiste », voyez Thonissen, le Socialisme depuis l’antiquité, 1852, t. II, p. 240.
  771. The law of population : its consequences and its bearing upon human conduct and morals, by Annie Besant. — En trois ans, dit l’auteur, soixante mille exemplaires de cette immonde publication s’étaient écoulés en langue anglaise, sans parler des traductions. — M. Paul Leroy-Beaulieu a de bonnes pages sur les néo-malthusiens (Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e éd., t. IV, pp. 518 et s.).
  772. Auteur de An inquiry into the principles of the distribution of wealth most conducive to human happiness, 1824, et de Practical directions for the speedy and economical establishment of communities on the principles of mutual cooperation, 1830. — Sur Thompson, voyez le Handbuch des Socialismus de Stegmann et Hugo, qui fait grand cas de lui, pp. 797 et s., et pp. 68 et s. — Voyez le chapitre que M. Denis lui consacre dans son Histoire des systèmes économistes et socialistes, t. II, IIe époque, ch. vii, et particulièrement § 5.— Thompson disait déjà : « La tendance à la multiplication de l’espèce accompagne certainement l’accroissement du bien-être, mais la tendance à la multiplication imprévoyante a certainement diminué » (Cité par Denis, p. 530).
  773. Carey, The past, the present, the future, 1818, ch. ii, « Man and food », et Principes de science sociale.
  774. The high price of bullion, a proof of the depreciation of the banknotes. On peut citer dans le même sens et de la même période les lettres de Cobbelt, Paper against Gold.
  775. Parlant de cette proposition de Ricardo de déclarer les billets « convertibles, non en espèces, mais en lingots de poids et de pureté étalonnés », M. Espinas (Histoire des doctrines économiques, p. 297) affirme que « c’est le système employé de nos jours pour la garantie des billets de la Banque de France ». Il y a erreur : jamais ils n’ont été convertibles en lingots ; quant à la garantie — chose absolument différente de la convertibilité à laquelle songeait Ricardo — ni la loi de 1857, ni aucune de celles qui depuis lors ont élevé la limite de la circulation, n’ont exigé la couverture métallique. M. Espinas, professeur à la Faculté dès lettres, est insuffisamment au courant des questions de finances et de droit.
  776. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 747.
  777. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 345 et s.
  778. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 33.
  779. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. i, sect. i.
  780. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 486 et s.
  781. Recreations, t. IV, pp. 401-428. — Il y eut un grand nombre d’Anderson qui se firent un nom : on en connaît au moins quatre avec le prénom de James comme celui-ci. Celui qui nous occupe (1740-1808) est un Écossais qui géra successivement deux fermes très importantes, l’une près d’Edimbourg, dans le Midlothian, l’autre dans le comté d’Aberdeen. Il se retira à Edimbourg en 1783, puis à Londres, où il fonda et fit paraître, de 1799 à 1802, la revue intitulée Recreations. — Certain chapitre de Boisguilbert (Traité des grains, IIe partie, ch. iv) ferait déjà songer à la théorie de la rente différentielle. Il n’a manqué à Boisguilbert que de creuser à fond l’idée qu’il émettait incidemment.
  782. Claudio Jannet, Capital, spéculation et finance au xixe siècle, p. 117.
  783. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. v. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 521-522 ; — Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1re éd., t. II, pp. 266 et 298.
  784. « C’est une vérité incontestable que l’aisance et le bien-être des pauvres ne sauraient être assurés, à moins qu’ils ne cherchent eux-mêmes ou que la législation ne les conduise à diminuer la fréquence des mariages entre les individus jeunes et imprévoyants. Le système de la législation sur les pauvres a agi dans un sens tout à fait opposé. Il a rendu toute contrainte superflue : et l’on a séduit la jeunesse imprudente en lui offrant une portion des récompenses dues à la prévoyance et à l’industrie » (Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. v, tr. fr., p. 73).
  785. Infra, ch. vi.
  786. On soupçonne sans peine ce caractère particulier de son esprit, quand on lui entend dire que, « dans le but d’être plus clair », il a « considéré l'argent ou la monnaie, comme invariable dans sa valeur et par conséquent toute variation de prix comme l’effet d’un changement dans la valeur de la marchandise seulement » (Op. cit., ch. vi, p. 75). Et que deviendrait le raisonnement si cette hypothèse était fausse ?
  787. Essai sur la répartition des richesses, 1re édition, p. 80.
  788. « Dans tout le cours de cet ouvrage, j’ai cherché à prouver que le taux des profits ne peut jamais hausser qu’en raison d’une baisse des salaires, et que cette baisse ne peut être permanente que tant qu’il y aura une diminution dans le prix des denrées que l’ouvrier achète avec ses gages… Le taux des profits n’augmente jamais par une meilleure distribution du travail, ni par l’invention des machines, l’établissement des routes et des canaux ou par tout autre moyen d’abréger le travail, soit dans la fabrication, soit dans le transport des marchandises. Toutes ces causes influent sur les prix et sont toujours très avantageuses au consommateur… ; mais elles n’exercent aucune influence sur les profits. D’un autre côté, toute diminution dans les salaires dès ouvriers accroît les profits, mais ne produit aucun effet sur le prix des choses » (Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. vii, tr. fr., pp. 93-94). — Il ne s’agit que des salaires réels (voyez un peu plus loin, au même chapitre, p. 103). — Stuart Mill admet également que l’abaissement de valeur des denrées usuellement consommées par les ouvriers hausse les profits (Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 4, t. II, p. 114).
  789. Les économistes anglais, par question d’amour-propre national, ne font pas place ici à J.-B. Say, qu’ils affectent de ne pas connaître. Pour eux, le quatrième fondateur de l’économie politique classique est Stuart Mill, dont l’œuvre principale (Principes d’économie politique) est de 1848, c’est-à-dire postérieure d’une, deux et même presque trois générations aux ouvrages des trois autres auteurs.
  790. Nous nous inspirons beaucoup, pour ce qui va suivre, du petit volume les Économistes classiques et leurs adversaires, par Richard Schüller, traduction française, Guillaumin, 1896. — Voyez aussi Emilio Cossa, Il metodo degli economisti classici nelle sue relazioni col progresso della scienza economica, Bologne, 1895 (particulièrement ch. ii, « L’osservazione dei fatti », et ch. iii, « La politica economica » ).
  791. Hildebrand, Die Nationalœkonomie der Gegenwart, 1848, p. 28.
  792. Voyez plus bas, 1. III, ch. ii.
  793. Cours complet, 1. I, ch. vi, t. I, p. 99. — « Un ouvrier anglais ou allemand, dit ensuite J.-B. Say, est tout entier à son ouvrage… En France, il est souvent léger et peu curieux de la perfection… Un ouvrier espagnol aime mieux aller mal vêtu et se nourrir à peine que de s’assujettir au moindre travail. »
  794. Cours complet, Considérations générales, t. I, pp. 25-26.
  795. Richesse des nations, 1. V, ch. i, sect. ii, t. II, p. 363.
  796. Ibid., 1. III, ch. iv, t. I, p. 505.
  797. « Dans, la réalité, dit-il, la différence des talents naturels est bien moindre que nous ne croyons : et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes des diverses professions, n’est pas tant la cause que l’effet de la division du travail en beaucoup de circonstances » (Ibid., 1. I. ch. ii, t. 1, p. 20).
  798. Knies, Die politische Œkonomie vom Standpunkte der geschichtlichen Methode, 1855, p. 270.
  799. Hildebrand, Die Nationalœkonomie der Gegenwart, p. 31.
  800. « L’homme a presque constamment besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance… Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts… Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-il pas en tout » (Richesse des nations, 1. I, ch. ii, t. I, p. 19).
  801. Principe de population, 1. V, ch. ii, p. 592 de l’édition Guillaumin.
  802. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 83.
  803. Sur le concours de mobiles autres que l’intérêt, voyez dans Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1. I, ch. vi, « La raison, les sentiments, les passions, l’automatisme », 2e éd., t. I. p. 187, et ch. vii, « Égoïsme et altruisme », p. 205.
  804. Schmoller, Handwœrterbuch der Staatswissenschaften, v° Volkswirthschaft, p. 537.
  805. Richesse des nations, 1. IV, ch. ii, t. II, p. 35.
  806. Ricardo, ch. xxxi, « Des machines ».
  807. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 73 et s., pp. 244 et s.
  808. Voyez plus haut, p. 273.
  809. « Comme il faut bien mettre des droits, ne fût-ce que pour subvenir aux dépenses de l’État ; comme une liberté intempestive pourrait bien aussi avoir ses inconvénients et qu’il faut éviter la ruine des établissements qui se sont formés sur la foi même d’une législation imparfaite…, il est bon de consulter les industriels… L’importation des fers (en franchise) entraînerait la destruction de presque toutes nos grosses forges, auxquelles des capitaux considérables ont été consacrés… » (Cours complet, l. IV, ch. xiv, t. I, p.585 ; — l. IV, ch. xvi, t. I, p. 599).
  810. Principe de population, 1. III, ch. xii, p. 441.
  811. Nous avons traduit les mesures, et monnaies anglaises en prix et droits aux 100 kilos, pour faciliter la comparaison avec notre législation actuelle et les usages de la France. Nous avons pris pour base une capacité de 290 litres au quarter et un poids rond de 79 kilos à l’hectolitre (229 kilos au quarter). — M. Schatz calcule à peu près de même, puisqu’il donne le prix de 21 fr. 07 l’hectolitre comme la parité de 49 sh. le quarter (Individualisme, p. 162 en note).
  812. En août 1826, au témoignage de Sismondi (Nouveaux principes d’économie politique, t. I, p. 252), le blé de première qualité se cotait en même temps à Londres 56 sh. le quarter (30 fr. 80 les 100 kil.) et 17 sh. à Dantzig et à Lubeck (9 fr. 35 les 100 kil.).
  813. Op. cit., édition Guillaumin, p. 601.
  814. Ibid., pp. 643 et s.
  815. Voyez plus haut pp. 220, 227, etc.
  816. Richesse des nations, 1. I, ch. viii (t. 1, p. 108).
  817. C’était alors le caractère de la législation industrielle de l’Angleterre. — Voyez Richard Schüller, Économistes classiques et leurs adversaires, appendice I, § 3, pp. 151 et s. — Voyez aussi du même auteur Die Wirthschaftspolitik der historischen Schule, Berlin, 1899, pp. 7 et s.
  818. Le servage existait encore en Russie, Pologne, Hongrie, Bohême, Moravie et dans quelques parties de l’Allemagne. Quant aux houillères et salines de l’Écosse, le personnel y suivait forcément l’exploitation et était vendu avec elle : ce système fut entamé par l’acte de 1775 (qui posait à l’obtention de la liberté des conditions pratiquement irréalisables) et il fut définitivement supprimé par l’acte de 1799 (Schüller, Économistes classiques et leurs adversaires, appendice I, § 2, pp. 147 et s.).
  819. On ne pouvait quitter son domicile que sur un certificat des marguilliers et inspecteurs des pauvres, et l’on ne pouvait acquérir un nouveau domicile qu’à la condition de payer un loyer de 10 livres (252 francs). Ces entraves disparurent en 1793. Adam Smith, dans une longue discussion (1. I, ch. x, t. 1, pp. 178-184), s’approprie ce jugement du docteur Burns : « Il y a quelque chose de révoltant dans cette institution : c’est d’attribuer à un officier de paroisse le pouvoir de tenir ainsi un homme pour toute sa vie dans une espèce de prison, quelque inconvénient qu’il puisse y avoir pour lui à rester dans l’endroit où il aura eu le malheur de gagner ce qu’on appelle un domicile, ou quelque avantage qu’il puisse trouver à aller vivre ailleurs ».
  820. Impôts sur le sel, sur le cuir (10 %), sur le savon (de 20 % à 25 %), sur la chandelle (15 %), sur le charbon transporté par mer d’un port anglais à un autre port anglais (3 sh. 3 d. par tonneau). — Voir Richesse des nations, 1. V, ch. ii, § 2, t. II, pp. 562-569.
  821. Richesse des nations, 1. IV, ch. vin, 1.11, p. 288. — « En encourageant, dit Smith, l’importation du fil étranger pour toiles, et en le faisant venir ainsi en concurrence avec celui que filent nos ouvriers, nos manufacturiers cherchent à acheter au meilleur marché possible l’ouvrage des pauvres gens qui vivent de ce métier. Ils ne sont pas moins attentifs à tenir à bas prix les salaires de leurs tisserands que ceux des pauvres fileuses ; et s’ils cherchent tant à hausser le prix de l’ouvrage fait ou à faire baisser celui de la matière première, ce n’est nullement pour le profit de l’ouvrier » (Ibid.).
  822. Traité, 1. II, ch. vi, § 4, 2e édit., t. II, p. 83.
  823. Cours complet, 1. V, ch. x, éd. Guillaumin, t. II, p. 50.
  824. Ibid.
  825. Ricardo, Principes, ch. v, p. 72.
  826. Principe de population,. III, ch. xiii (pp. 444-445), avec la description des environs de Manchester par le docteur Aikin.
  827. Principes d’économie politique, éd. Guillaumin, p. 361.
  828. Voir en ce sens (mais non sans quelque faveur pour l’étatisme et sans un culte beaucoup trop fervent pour les immortels principes de la Révolution) la préface que M. Deschanel a mise à sa Question sociale, 1898 (voyez surtout pp. 7-8, 12-13 et 21). — La distinction entre Smith et Say d’une part, Malthus et Ricardo de l’autre, est très bien faite par Carey (voyez infra, ch. viii).
  829. Nous devons citer cependant dans le sens des doctrines mercantilistes et protectionnistes Ferrier (Du gouvernement dans ses rapports avec le commerce, 1802) et surtout Ganilh, qui ne manque pas toujours de certains mérites (Des systèmes d’économie politique, 1809 ; et Traité de l’économie politique, 1815). — M. de Saint-Chamans, auteur du Nouvel essai sur la richesse (1824), n’est, au contraire, qu’un rétrograde, que ses absurdités et ses sophismes ont discrédité absolument.
  830. Germain Garnier (1754-1821), député aux États Généraux, sénateur en 1804 et comte sous l’Empire, pair de France et marquis sous la Restauration. — Ne pas confondre le comte Garnier avec un autre économiste, Joseph Garnier (1813-1881), que nous verrons à propos du mouvement libre-échangiste.
  831. Destutt de Tracy (1754-1836), issu d’une famille écossaise fixée en France depuis la guerre de Cent ans, avait débuté dans la carrière militaire. Il fut député aux États Généraux, emprisonné en 1793 et délivré par Thermidor, sénateur au 18 brumaire, enfin membre de la Cour des pairs en 1814. Hostile, dans le fond, à la Restauration, il mourut en voltairien impénitent, après avoir poussé à l’extrême, dans ses ouvrages de philosophie, le sensualisme de Condillac et après avoir fait dériver des sensations toutes les facultés de l’homme — ce qui ne pouvait manquer d’avoir logiquement les plus graves conséquences sur les applications de l’art économique.
  832. Dunoyer (1786-1862), journaliste, poursuivi pour-délits de presse sous la Restauration, fut sous Louis-Philippe préfet de l’Allier, puis de la Somme, et ensuite conseiller d’Etat, poste qu’il occupa jusqu’au coup d’Etat de 1851. — On peut étudier sur lui Villey, l’Œuvre économique de Charles Dunoyer, Paris, 1899.
  833. Liberté du travail, 1. IX, ch. ii-vi, t. III, pp. 7-384.
  834. Dictionnaire d’économie politique, ve Gouvernement, article de Dunoyer.
  835. Liberté du travail, t. I, p. 439.
  836. Liberté du travail, 1. VIII, ch. i, t. II, pp. 109 et s.
  837. C’était dans ses tournées officielles comme préfet de la Somme qu’il recommandait publiquement à ses administrés de « proportionner le nombre de leurs enfants à leur capacité de les élever ».
  838. De la police du travail en Angleterre, rapport sur une mission donnée en 1854 par l’Académie des sciences morales.
  839. Adolphe Blanqui (1798-1854), né à Nice et fils d’un ancien conventionnel, député de 1846 à 1848, premier rédacteur en chef du Journal des Économistes. — Ses nombreux travaux descriptifs, relatifs à l’histoire et à la géographie économiques, le font ranger à tort par Ingram (Histoire de l’économie politique, p. 313) dans l’école historique. — Ne pas le confondre avec le socialiste révolutionnaire Auguste Blanqui (1805-1881), qui passa une partie de sa vie en prison, soit après les émeutes de 1818, soit après la Commune de 1871.
  840. Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e édit., t. IV, p. 520.
  841. Gustave Droz (1773-1850), de Besançon, fixé à Paris vers la fin de la Révolution après avoir pris une part honorable aux guerres extérieures de la France. Il débuta en 1801 par les Lois relatives aux progrès de l’industrie, où il combattait énergiquement tout projet de rétablissement des maîtrisés. — Son Économie politique eut un réel succès. La 3e édition (1854) est précédée d’une préface de Michel Chevalier.
  842. Droz, op. cit., 3e édit., pp. 57-58.
  843. Droz, op. cit., 3e édit., pp. 241, 257, 263.
  844. Histoire de l’économie politique, ch. XLI, 2e édit., t. II, pp. 282-283.
  845. Ainsi Modeste, le Prêt à intérêt, dernière forme de l’esclavage, Paris, 1889.
  846. Pour cette question de la prohibition de l’intérêt par l’Église et pour l’introduction de la permission ou tolérance actuelle, voyez nos Éléments d’économie politique, où le sujet est traité avec plus de détails (2e édit., pp. 469 et s.). — Voyez Pagès, Dissertation sur le prêt à intérêt, Lyon, 1820.
  847. James Mill (1773-1836), fils d’un cordonnier écossais, avait été destiné à la carrière ecclésiastique, grâce aux libéralités de sir John Stuart de Fettercairn, qui lui fit faire ses études à l’Université d’Edimbourg. En 1802, il vint à Londres avec son protecteur, tourna au scepticisme philosophique et se lia avec Ricardo et Bentham. Il avait obtenu en 1819, dans les bureaux de la Compagnie des Indes, une place qui lui rapportait 50.000 francs, somme énorme surtout pour l’époque.
  848. Infra, 1. IV, ch. v, § 4.
  849. Ouvrage traduit en français sous le nom de Principes fondamentaux de l’économie politique.
  850. Voyez Stuart Mill, Principes de l’économie politique, 1. IV, ch. ii, tr. fr., t. II, p. 250.
  851. Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 2, tr. fr., t. II, p. 108.
  852. Infra, ch. vi, « Théorie de la valeur internationale ».
  853. A history of priées and of the states of the paper-circulation from 1798 to 1837, paru de 1838 à 1848.
  854. A view of the art of colonisation, 1849. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 628.
  855. Ingram, Histoire de l’économie politique, pp. 203 et s. — Cependant Price, dans son History of political economy in England from Adam Smith to Arnold Toynbee (1890), ne trouve rien à en dire que ceci : « Malthus’successor at Haileybury, Richard Jones (1790-1855), controverted many of Ricardo’s positions on the theory of rent in his Essay on the distribution of wealth and on the sources of taxation. But Ricardo’s influence on the general course of English economic opinion remained unshaken » (Op. cit., ch. iii, 2e édit., p.64). — Jones est entièrement inconnu à Block et au Dictionnaire d’économie politique de Léon Say et Chailley-Bert. Sherwood, professeur d’économie politique à l’Université John Hopkins, le mentionne en ces termes : « Bagehot and Leslie and, to some extent, previous writers like Jones have pointed out the relativity of the classical system in the economic conditions of England at the close of the xviiith century and the beginning of the xixth century » (Tendencies in American economie thought, Baltimore, 1897, p. 10).
  856. Voyez Roscher, Geschichte der Nationalœkonomik ; — Richard Schüller, Die Wirthschaftspolitik der historischen Schule, 1899.
  857. Karl Ludwig von Haller, Restauration der Staatswissenschaften, 1816.
  858. Adam Müller, Die Elemente der Staatskunst, 1809.
  859. Christian Jacob Kraus, successivement professeur de philosophie, de mathématiques et d’histoire à l’Université de Kœnigsberg, auteur d’une Staatswirthschaft (1808-1811) et de Vermischte Schriften.
  860. Jakob, auteur des Grundsætze der Polizeigesetzgebung et des Grundsætze der Nationalœkonomie (1809).
  861. Lotz, conseiller d’État du duché de Saxe-Cobourg, auteur d’un Handbuch der Staatwissenschaftslehre, Erlangen, 1821.
  862. Auteur de Ansichten der Volkswirthschaft, 1821 ; Grundsætze der Volkswirthschaftspflege, 1828 ; Lehrbuch der politischen Œkonomie, 1826-1832.
  863. Nebenius (1784-1857), ministre du grand-duché de Bade, auteur de Der œffentliche Credit, dargestellt in der Geschichte und der Folgen der Finanzoperationen der grossen europæischen Staaten, et de Der Deutsche Zollverein, sein System und seine Zukunft (1835).
  864. « La valeur naît des besoins de l’homme et de l’utilité des choses. C’est au jugement à découvrir le rapport qui existe entre ces deux éléments… La valeur n’est pas une qualité inhérente aux choses : elle dépend de notre jugement. Nous jugeons que telle chose est plus ou moins propre à tel usage auquel nous voulons l’employer, et c’est cette estime qui constitue la valeur. Donc la valeur n’a d’autre source que l’opinion » (Op. cit., Introduction générale, ch. iv, t. I, pp. 53-54 de l’éd. franç.).
  865. L. III, ch. ii, t. 1, p. 272.
  866. L. III, ch. xi, t. I, p. 354.
  867. L. III, ch. xiii, t. I, pp. 377 et s.
  868. L. III, ch. iv, t. I, pp. 290 et s.
  869. Voir surtout le tome IV de l’édition française.
  870. Préface, t. I, p. xi.
  871. Der isolirte Staat, in Beziehung auf Landwirthschaft und Nationalœkonomie. — La première partie (Untersuchungen über den Einfluss, den die Getreidepreise, der Reichthum des Bodens und die Abgaben auf den Ackerbau ausüben) a été traduite en français en 1851 sous ce titre : Recherches sur l’influence que le prix des grains, la richesse du sol et les impôts exercent sur les systèmes de culture. La seconde partie (Der naturgemæsse Arbeitslohn und dessen Verhæltniss zum Zinsfuss und zur Landrente) n’a été traduite qu’à moitié, sous le titre Le salaire naturel et son rapport au taux de l’intérêt (1857).
  872. Au point de vue de la culture intensive et du transport des engrais, il y a quelque chose de semblable dans Boisguilbert, Traité des grains, IIe partie, ch. vi (édition Guillaumin, p. 350).
  873. Lettre du 7 nov. 1830, citée par Schuhmacher (Ueber Thünen’s Gesetz vom naturgemæssen Arbeitslohne und die Bedeutung dieses Gesetzes fur die Wirklichkeit, 1869, pp. 3-5).
  874. Richesse des nations, 1. I, ch. viii, t. I, p. 88.
  875. Lettre du 7 novembre 1830.
  876. Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, lre édit., t. II, p. 262.
  877. Étudier à ce propos Andler, Origines du socialisme d’État en Allemagne, 1897, et particulièrement 1. III, ch, iv, § i, hérissé des formules algébriques de Thünen.
  878. Rau, Grundsætze der Volkswirthschaftslehre, 1860, § 200.
  879. Roscher, System der Volkswirthschaftslehre, 1874, §§ 173, 183.
  880. Mangoldt, Grundriss der Volkswirthschaftslehre, 1863, pp. 160-164.
  881. Outre ses œuvres économiques, on a de lui une Histoire des républiques italiennes en 12 volumes, une Histoire des Français en 31 volumes, une Histoire des littératures du Midi de l’Europe, etc. — Il avait été en relations avec Necker et Mme de Staël et était très hostile au catholicisme.— Dans ses premiers écrits, il ne s’appelle que Simonde et restitua seulement plus tard le vieux nom de sa famille : de Sismondi. — Sur Sismondi, voyez M. Aftalion, Œuvre économique de Simonde de Sismondi, Paris, 1899 ; — Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. II, pp. 273 et s. ; — Isambert, les Idées socialistes en France de 1815 à 1848, 1905, Ire partie, ch. v.
  882. Sismondi reconnaît cependant que « d’après les observations des meilleurs juges, en Angleterre, les ouvriers des manufactures sont supérieurs en intelligence, en instruction et en moralité aux ouvriers des champs… Vivant sans cesse ensemble, moins épuisés par la fatigue et pouvant se livrer davantage à la conversation, les idées ont circulé rapidement parmi eux » (Op. cit., 2e édition, 1827, 1. IV, ch. vii, p. 397). — Pour la comparaison entre les ouvriers des villes et ceux des campagnes, c’est tout le contraire de l’opinion formulée vingt ans auparavant par Malthus (voyez plus haut, p. 326).
  883. L. IV, ch. vii, vii et x.
  884. L. VII, ch. ii, t. II, p. 261.
  885. Ibid., p. 262. — Sismondi présentait ses objections sous une forme saisissante, au moyen de son apologue de Gandalin et du sorcier. Le voici : « Au temps des enchantements, dit-il, Gandalin, qui logeait un sorcier dans sa maison, remarqua qu’il prenait chaque matin un manche à balai et que, disant quelques paroles magiques, il en faisait un porteur d’eau qui allait chercher pour lui des seaux d’eau à la rivière. Gandalin surprit un jour les paroles magiques : il ne put entendre cependant celles que le sorcier disait ensuite pour défaire son enchantement. Aussitôt que le sorcier fut sorti, Gandalin fit l’expérience. Il prononça les mots mystérieux, et le manche à balai porteur d’eau partit pour la rivière et revint avec sa charge. Il retourna et revint encore, une seconde, une troisième fois. « C’est assez, criait Gandalin, arrêtez ! » Mais l’homme-machine ne voyait et n’entendait rien : il aurait porté dans la maison toute l’eau de la rivière. Gandalin, au désespoir, s’arma d’une hache : il en frappa à coups redoublés son porteur d’eau insensible. Il voyait alors tomber sur le sol les fragments du manche à balai : mais aussitôt ils se relevaient et couraient à la rivière. Au lieu d’un porteur d’eau, il en eut quatre, il en eut huit, il en eut seize : plus il combattait, plus il renversait d’hommes-machines, et plus d’hommes-machines se relevaient pour faire malgré lui son travail. La rivière tout entière aurait passé chez lui, si heureusement le sorcier n’était revenu et n’avait détruit le charme. — Les industriels entassent les productions sur le marché bien plus rapidement que les manches à balai ne transportaient l’eau sans se soucier si le réservoir était plein. Chaque, nouvelle découverte, comme la hache de Gandalin, abat l’homme-machine, mais pour en faire relever quatre, huit, seize à sa place, la production continue à s’accroître avec une rapidité sans mesure » (Études, t. I, pp. 60 et 61).
  886. Éclaircissements relatifs à la balance des consommations avec les productions, à la suite des Nouveaux principes, t. II, p. 404.
  887. Voyez Lettres à Malthus, pp. 443 et s. (Supra, pp. 286-287).
  888. Sismondi fait de cette formule un « principe nouveau… plus important qu’aucun autre »… à savoir que « l’augmentation de la production de tous les objets de nos besoins et de nos désirs n’est un bien qu’autant qu’elle est suivie d’une consommation correspondante ; qu’en même temps l’économie sur tous les moyens de produire n’est un avantage social qu’autant que chacun de ceux qui contribuent à produire continue à retirer de la production un revenu égal à celui qu’il en retirait » (Éclaircissements, t. II des Nouveaux principes, p. 369).
  889. L. III, ch. xiii, t. I, p. 302.
  890. L. VII, ch. vii, t. II, p. 319.
  891. L. IV, ch. iii, t. I, p. 350.
  892. L. VII, ch. viii, t. II, p. 340.
  893. L. VII, ch. ix, spécialement t. II, pp. 359 et s.
  894. Ibid., ch. viii, p. 344.
  895. L. VII, ch. viii, t. II, p. 346.
  896. Ibid., p. 350
  897. Nouveaux principes, 1re édition, 1. VII, ch. ix. — Voyez le blâme qui en est exprimé par J.-B. Say, dans ses dernières éditions du Traité, 1. II, ch. viii, § 4 (8e édition, 1876, p. 404). — Sismondi fit disparaître ce passage dans l’édition de 1827. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 541.
  898. Nouveaux principes, 1. VII, ch. ii, t. II, pp. 270-271.
  899. L. VII, ch. i, t. II, p. 250.
  900. Nouveaux principes, Avertissement sur la 2e édition, t. I, p. xi.
  901. Ibid., 1. Il, ch. v, t. I, p. 108.
  902. Ibid., 1. VII, ch. i, t. II, p. 252.
  903. Ibid., p. 254.
  904. Ibid., p. 261.
  905. Ibid., p. 267.
  906. L. IV, ch. x, t. I, pp. 431 et 432.
  907. L. VII, ch. v, « De l’encouragement religieux donné à la population », t. II, p. 292 et s.
  908. Avertissement de la 2e édition, p. xv.
  909. L. III, ch. xii, t. I, p. 296.
  910. Ibid., t.I, pp. 297 et 298 ; — 1. VII, ch. iii, t. II, p. 274.
  911. Ibid., t. II, p. 274.
  912. L. III, ch. xiii, t. 1, p. 304 ; — 1. VII, ch. vii, pp. 330-331 et passim.
  913. L. IV, ch. vi, t. I, p. 388.
  914. L. II, ch. v, t. I, p. 103 ; — 1. VII, ch. ix, t. II, p. 347 ; Études, t. I, p. 91.
  915. L. III, ch. ii, t. I, pp. 159-160.
  916. L. VII, ch. ix, t. II, p. 365.
  917. L’entrepreneur, dit Sismondi, « s’efforce de ne laisser à l’ouvrier que justement tout ce qu’il lui faut pour maintenir sa vie, et il se réserve à lui-même tout ce que l’ouvrier produit par-delà la valeur de cette vie… L’entrepreneur ne gagne pas parce que son entreprise produit beaucoup plus qu’elle ne coûte, mais parce qu’il ne paie pas tout ce qu’elle coûte… Le chef d’atelier a profité seul de tout l’accroissement des pouvoirs productifs qu’a opéré la division du travail » (Nouveaux principes, 2e éd., t.1, pp. 91, 92, 103).
  918. L. I, ch. ii, t. I, p. 9.
  919. L. I, ch. vii, t. I, p. 52.
  920. L. VII, ch.ix, t. II, p. 366.
  921. M. de Villeneuve-Bargemont s’était encore exprimé ainsi dans son Économie politique chrétienne : « Le système de Malthus, avait-il dit, fondé sur une morale irréprochable, est complètement d’accord avec les principes du christianisme… Malthus aurait complété sa démonstration, s’il avait su ou osé s’affranchir des préjugés du protestantisme » (L. I, ch. v, p. 93 de l’édition de 1837). — Voyez plus haut p. 302.
  922. Introduction, p. 38 de l’édition de 1837.
  923. M. l’abbé Winterer, à propos de l’abbé de Lamennais, s’exprime ainsi : « À ces noms (ceux de Fourier, Cabet, Pierre Leroux, Louis Blanc et Proudhon) nous avons la douleur de joindre celui de Lamennais » (Socialisme contemporain, 4e édition, tr. fr., Paris, 1901, p. 242). — Nous savons cependant qu’un bon nombre de catholiques sociaux ont été très froissés de ce rapprochement, ce qui du reste ne prouve rien contre son exactitude.
  924. Voyez surtout les Éléments de science sociale du P. Antoine, 1893, ch. xiii, pp. 410-426.
  925. Bentham a considérablement écrit. Ses œuvres, dont quelques-unes ont paru d’abord en français, ont été recueillies et même arrangées par Étienne Dumont, ministre protestant de Genève établi en Angleterre au commencement de la Révolution. Dumont a remanié plusieurs manuscrits de Bentham.
  926. Principes de législation (arrangés de l’Introduction aux principes de législation et de morale, parue en 1780), ch. i.
  927. Ibid.
  928. « Les actes spontanés des individus dans la carrière de l’industrie et du commerce, dit Bentham, dépendent de trois conditions : l’inclination, la connaissance et le pouvoir… Par rapport à l’inclination, le gouvernement n’a rien à faire, pas plus que pour augmenter le désir de boire et de manger. Par rapport à la connaissance il peut contribuer à la répandre… Par rapport au pouvoir, en tant qu’il consiste en capital pécuniaire, le gouvernement ne peut pas le créer : tout ce qu’il donnerait à un individu serait ôté à un autre. Mais il y a une autre branche de pouvoir consistant en liberté d’agir, et celui-là le gouvernement peut le donner sans frais. Il suffit d’abroger les lois gênantes, d’écarter les obstacles, en un mot de laisser faire » (Manuel d’économie politique, ch. i).
  929. Pour la suppression de l’acte de navigation, Huskisson faisait valoir, entre autres, cet argument, que les représailles provoquées par l’attitude de l’Angleterre avaient pour résultat d’obliger les navires anglais partis avec un chargement de l’Angleterre pour l’Amérique à revenir sur lest de l’Amérique (et réciproquement les navires américains venus en Angleterre avec un chargement en repartaient aussi sur lest). Il y avait là une perte que les armateurs anglais sentaient tout aussi bien que les armateurs américains.
  930. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 345.
  931. « Il y a peu à prendre, pour la théorie économique, dans les discours et les écrits des chefs de la ligue », a dit Bastable. (Théorie du commerce international, tr. fr., p. 180). — Bastable est d’ailleurs contre la thèse du droit naturel du libre-échange : il n’y voit qu’un mauvais argument en faveur d’une bonne cause (Op. cit., p. 178).
  932. Voir Œuvres complètes, édit. Guillaumin, 1854, t. IV, p. 57.
  933. Joseph Garnier, fils de modestes cultivateurs du Var, fut le beau-frère d’Adolphe Blanqui. Il représenta le département du Var au Sénat, de 1876 à 1881.
  934. Wolowski, Polonais d’origine, se trouvait en mission à Paris, pour le compte du gouvernement insurrectionnel, de 1830 à 1832. Il y resta après la victoire des Russes. Il fit partie de l’Assemblée nationale en 1871 et exerça une influence salutaire dans les discussions de finances et d’impôts.
  935. Sa biographie a été donnée par Challemel-Lacour : La Philosophie individualiste, étude sur Guillaume de Humboldt, 1864.
  936. Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staats zu bestimmen. — Ne pas confondre avec une brochure anonyme de 1793, Von den wahren Grenzen der Wirksamkeit des Staats in Beziehung auf seine Mitglieder, due à son ami et confident Dalberg et où lui-même n’avait fourni que des idées.
  937. Op. cit., ch. ii, trad. franç., p. 13.
  938. Op. cit., ch. vi, pp. 81-83.
  939. Op. cit., ch. x, p. 179.
  940. Op. cit., ch. viii, p. 138.
  941. Ce qui est très curieux et pour ainsi dire inexplicable, c’est le jugement de Humboldt sur la guerre : il la regarde comme « un des phénomènes les plus salutaires au progrès du genre humain », et il déclare que c’est « avec peine » qu’il’la voit « disparaître de plus en plus de la scène du monde » (Op. cit., ch. v, p. 66). Mais c’était en 1792 qu’il avait écrit ces dernières lignes et l’histoire allait lui donner un étrange démenti.
  942. Fernand Faure, député, puis directeur général de l’Enregistrement, du Timbre et des Domaines, dans le Dictionnaire économique de Léon Say et Chailley-Bert, ve Stuart Mill, t. II, p. 274.
  943. Voyez Block, Progrès des sciences économiques depuis Adam Smith, 2e édit., t. I, pp. 35 et s., et pp. 74 et s.
  944. Essais sur quelques questions non résolues de l’économie politique. — Ces Essais sont au nombre de cinq : le cinquième avait été déjà publié.
  945. La traduction française de ces deux ouvrages porte le nom de M. Dupont-White ; elle serait en réalité, paraît-il, l’œuvre de sa fille, qui devint Mme Sadi-Carnot (de Laveleye, Revue des Deux-Mondes, n° du 1er décembre 1889).
  946. Scientifiquement, c’est la cinématique, et non la dynamique, qui devrait être opposée à la statique. L’observation est de l’Américain Giddings, dans ses Principes de sociologie (tr. fr., 1897, p. 56, et tout le ch. iii du livre I).
  947. Voyez Ferraz, Études sur la philosophie au XIXe siècle, 2e édit., p. 353.
  948. Block, Progrès des sciences économiques depuis Adam Smith, 2e éd., t. I, p.16.
  949. L. II, ch. l, § 1, t. I de l’édition Guillaumin, p. 233. — Cette distinction ne se trouvait pas dans le plan primitif de l’ouvrage : elle est seulement apparue dans la 2e édition anglaise des Principes, 1849.
  950. L. II, ch. i, § 1, t. I de l’édition Guillaumin, p. 235. — Mill revient sur cette distinction dans son Autobiographie. « J’ai tracé, dit-il, une ligne de démarcation entre les lois de la production de la richesse, qui sont en réalité des lois de la nature et dépendent des propriétés des choses, et les modes de distribution de la richesse, qui, sous certaines conditions, dépendent de la volonté humaine. Quelques économistes confondent ces deux ordres de lois sous le nom de lois économiques, que nul effort humain, suivant eux, n’est capable d’annuler ou de modifier. Ils attribuent la même nécessité aux lois qui dépendent des conditions immuables de notre existence, et à celles qui, n’étant que des conséquences nécessaires de certains arrangements, ne vont, pas au-delà de ces arrangements. »
  951. Voyez Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789 ; par Arthur Young, réédités par Guillaumin, 2 vol. 1860.
  952. L. IV, ch. i, § 1, t. II, p. 241.
  953. L. I, ch. iii, sommaire des §§ 2 et 3.
  954. Mac-Culloch, Principes d’économie politique, Ire partie, ch. ii, trad. franç., t. I, pp. 72-73.
  955. Unsettled questions of political economy, 2e édit., 1874, p. 132.
  956. Turgot, Observations sur le mémoire de M. de Saint-Péravy (voyez Œuvres, édit. Guillaumin, t. I, p. 420).
  957. L. I, ch. xii, § 2.
  958. « La loi (des diminishing returns), dit Schmoller, s’applique surtout à la solubilité des éléments nutritifs dans le sol arable : mais elle ne s’applique pas ou ne s’applique qu’en partie au travail, au capital, aux progrès techniques » (Schmoller, Principes d’économie politique, tr. fr., t. IV, 1907, p. 428).
  959. L. II, ch. xvi.
  960. L. I, ch. xiii, § 2.
  961. L. I, ch. xiii, § 3.
  962. Ibid., § 4.
  963. L. II, ch. xiii, t. I, p. 432. — C’est l’application du texte de saint Paul (1re Epître aux Corinthiens, ch. vii, vv. 2 et 9) ; mais ces passages ne doivent pas être détachés des versets 1, 7 et 8 qui les accompagnent. — Comparez avec Sismondi, cité plus haut, p. 355.
  964. L. II, ch. xiii, t. I, p. 437.
  965. « On ne peut guère espérer que la moralité fasse des progrès tant qu’on ne considérera pas les familles nombreuses avec le même mépris que l’ivresse ou tout autre excès corporel » (L. II, ch. xiii, § 1, t. 1, p. 433, en note).
  966. Ibid., p. 436.
  967. L. II, ch. i, § 3, t. I, p. 242. — Voir encore sur le malthusianisme dans Stuart Mill, 1. II, ch. xi, § 3, t. I, p. 406.
  968. L. II, ch. xi, § 1, t. I, p. 397-398. — Voir sur le wage-fund nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 518 et s. — Sur l’attitude de Stuart Mill dans la question du wage-fund, voyez Ingram, Histoire de l’économie politique, tr. fr., p. 228. Mais il est bien certain que Stuart Mill, dans sa grande œuvre didactique, c’est-à-dire dans les Principes, fut un ardent partisan de cette formule.
  969. Voir l’article publié à ce sujet par Mill dans la Fortnigthly Review de mai 1869.
  970. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. vii, édit. Guillaumin, pp. 95-96.
  971. Infra, même livre, ch. vi, pp. 397 et s.
  972. Principes, 1. V ; ch. x, § 1, t. II, pp. 485, 493 et s.
  973. L. IV, ch. i, § 2, t. II, p. 242.
  974. Nous nous expliquerons plus loin sur la solidarité, infra, IIIe partie, ch. ii.
  975. L. IV, ch. ii, §§ 1-3.
  976. « Jusqu’ici l’agriculture n’est pas susceptible de perfectionnements aussi grands que certains genres de fabrication industrielle : mais il se peut que l’avenir nous réserve des inventions qui renversent les termes de ce rapport » (Loc. cit., 1. IV, ch. ii, § 2, t. II, p. 250).
  977. L. IV, ch. ii, §1, t.II, p. 248.
  978. L. IV, ch. iii, § 1, t. II, p. 259. — Est-il nécessaire d’examiner séparément l’augmentation des capitaux et le perfectionnement des moyens de produire ? Que je commence à posséder deux machines ou bien que je découvre le moyen de faire produire le double à mon unique machine, n’est-ce pas la même chose ? Oui, à première vue, si l’on ne se préoccupe que de la force de production de la société ; non, si l’on se préoccupe de la répartition (comme fait Mill) et si l’on suppose, au préalable, que le perfectionnement des moyens de produire n’est pas tout entier le fait du capitaliste, tandis que le capital augmenté sera sa propriété pour le tout.
  979. L. IV, ch. iii, § 1, t. II, p. 259.
  980. L. IV, ch. iii, § 3, t. II, p. 264.
  981. L. IV, ch. iii, § 5, t. II, p. 272.
  982. L. IV, ch. iii, § 2, t. II, p. 263.
  983. L. IV, ch. iii, § 4, t. II, p. 265.
  984. L. IV, ch. iii, § 5, t. II, p. 275.
  985. Voyez sur ce point nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 500-501.
  986. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce point, en discutant les théories de Bastiat sur le progrès économique (Infra, ch. viii).
  987. L. IV, ch. iv, § 4, t. II, p. 283. — Beaucoup des idées exprimées dans ce chapitre se trouvent reproduites dans l’Essai sur la répartition des richesses de M. Paul Leroy-Beaulieu. — Karl Marx a formulé de même dans le livre III de son Capital la loi de la baisse du taux du profit.
  988. Loc. cit., §§ 5, 6 et 8.
  989. L. IV, ch. vi.
  990. Loc. cit., t. II, p. 304.
  991. Ibid., p. 305 in fine.
  992. Loc. cit., t. II, pp. 306-307.
  993. Il est étrange de voir l’immobilité et presque la routine préconisée par un des hommes que les courtisans du progrès célèbrent comme un des esprits les plus hardiment novateurs. Le poète des Harmonies n’avait-il pas une notion plus juste et plus vraie du monde et de l’histoire, lorsqu’il chantait, dans ses Révolutions, la loi du progrès que Dieu nous a donnée après se l’être faite à lui-même pour ses œuvres ? Écoutez-le criant à l’humanité :
    En vain le cœur vous manque et votre pied se lasse :
    Dans l’œuvre du Très-Haut le repos n’a pas place ;
    Son esprit n’est pas votre esprit.
    Ici c’est chez le poète, et non chez le philosophe professionnel, que se trouve la philosophie la plus profonde et la plus vraie.
  994. L. IV, ch. vii.
  995. « Le chapitre, dit-il, qui a exercé sur l’opinion plus d’influence que tout le reste du livre (1. IV, ch. vii), est dû tout entier à Mme Taylor. Dans le premier plan du livre, ce chapitre n’existait pas. La partie la plus générale de ce chapitre est en entier une reproduction de ses idées et souvent dans les termes mêmes que je recueillais de sa bouche… Je tenais ces vues en partie des idées qu’éveillèrent en moi les doctrines des saint-simoniens ; mais c’est sous l’influence de ma femme qu’elles devinrent le souffle vivant qui anime mon livre » (Autobiographie).
  996. Bagehot, Economic studies, p. 215.
  997. Traduit en français sous le titre : le Caractère et la méthode logique de l’économie politique, 1902.
  998. Sur Cairnes, voyez Price, History of political economy in England, 2e édit., ch. v, pp. 115 et s. ; — Ingram, Histoire de l’économie politique pp. 221 et s.
  999. Cairnes, Character and logical method of political economy.
  1000. Voir la discussion sur les non-competing groups dans Ingram, op. cit., pp. 226 et s. — Étudiez le chapitre suivant, surtout pp. 400 et 401.
  1001. Cairnes, Essays in political economy theoretical and applied, pp. 252 et s. trad. fr., p. 31. — Voyez aussi Price, History of political economy in England, pp. 186 et s.
  1002. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 493.
  1003. Nous avons développé déjà ces considérations dans nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 500-501.
  1004. Sur ce point, outre Ricardo, Stuart Mill et Cairnes, on peut étudier la Théorie du commerce international, par Bastable (1re éd., 1887), traduction française de M. Sauvaire-Jourdan, 1900 ; Cet ouvrage, disons-le, est malheureusement fort obscur, même sur les points où il serait facile de se faire comprendre, par exemple sur la distinction capitale entre la balance du commerce et la balance des comptes — ce que Bastable appelle l’équation des dettes (Op. cit., pp. 99 et s.). — À recommander tout particulièrement, le Traité de politique commerciale de M. Fontana-Russo, 1907 (Paris, 1908, traduit de l’italien), et plus spécialement, dans le livre I, les chapitres ii, iii et iv. M. Fontana-Russo se sert des termes « balance commerciale » et « balance économique » (op. cit., p. 53) comme synonymes des mots « balance du commerce » et « balance internationale des comptes » (ou « équation des dettes » ), en donnant une excellente analyse des facteurs de la « balance économique » (pp. 55 et s.).
  1005. Cherbuliez, Précis de la science économique et de ses principales applications, 1862, t. I, 1. II, ch. viii ; — Cournot, Principes de la théorie des richesses, 1863, 1. III, ch. iv-vi ; — Vilfredo Pareto, Cours d’économie politique, 1897, nos 852-892.
  1006. Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e éd., 1897, t. II, p. 171.
  1007. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xviii, § 1, éd. Guillaumin, t. II, p. 117.
  1008. Stuart Mill, op. cit., 1. III, ch. xvii, § 4. t II, p. 112.
  1009. Fontana-Russo, Politique commerciale, tr. fr., p. 37.
  1010. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. i, sect. ii.
  1011. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. vii, éd. Guillaumin, p. 95.
  1012. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 1, t. II, p. 107.
  1013. Ricardo et Stuart Mill, loc. cit.
  1014. Stuart Mill, loc. cit.
  1015. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. i, § 1, p. 362 : « The assumption commonly made in treatises of political economy is that, as between occupations and localities within the same country, the freedom of movement for capital and labour is perfect, while, as between nations, capital and labour move with difficulty or not at all. In strictness neither member of this assumption can be maintained. » — Voyez aussi Bastable, Théorie du commerce international, ch. i, tr. fr., pp. 12 et s. — « Mill et Ricardo, dit M. Fontana-Russo, crurent que cette mobilité était très grande à l’intérieur, alors qu’elle est au plus d’une facilité relative et animée seulement d’un mouvement modéré. Ils admirent, d’autre part, que le capital et le travail ne pourraient jamais se détacher du marché intérieur et que l’exportation leur était interdite. En raisonnant ainsi, ces économistes croyaient que les termes de l’échange, susceptibles de fluctuations continuelles à l’intérieur d’un pays, ne l’étaient point pour les marchandises produites sur des marchés différents. Mais l’expérience de chaque jour prouve précisément le contraire » (Fontana-Russo, Traité de politique commerciale, tr. fr., p. 28).
  1016. Sidgwick, Principles of political economy, 1. II, ch. iii.
  1017. « The one condition, therefore, at once essential to, and also sufficient for, the existence of international trade, is a difference in the comparative, as contradistinguished from the absolute cost of producing the commodities exchanged » (Cairnes, Some leading principles, I. III, ch. i, § 3, pp. 371-372). — « La condition essentielle pour qu’un commerce quelconque s’établisse entre des pays étrangers, est qu’il y ait une différence entre les coûts comparatifs des marchandises qui sont l’objet de l’échange, tandis qu’à l’intérieur d’un pays il suffit que cette différence existe entre les coûts absolus » (Fontana-Russo, op. cit., p. 34).
  1018. « Le colonel Torrens, — dit Stuart Mill, — en réimprimant un de ses premiers écrits (les Économistes réfutés), a établi qu’il avait droit de partager avec Ricardo l’honneur d’avoir découvert cette doctrine et de l’avoir publiée le premier » (Stuart Mill, Principes d’économie politique, loc. cit., t. II, p. 108 en note).
  1019. Essai Ier.
  1020. Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 2, t. II, pp. 108 et s.
  1021. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 3, t. II, p. 110 ; — Torrens, The Economists refuted, p. 14.
  1022. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. 1, § 3, p. 369 : « Under the circumstances supposed (the superiority in producive power lying in the case of every branch of industry on the side of one country), it may yet be for the interest of both to satisfy their wants by engaging in trade, provided only that the advantage enjoyed by the country possessing the superior industrial ressources be not equally great in each instance, in other words, provided that each country possesses, in respect to the other, a greater advantage or a less disadvantage in the production of some than in that of other commodities. » — Comparez Stuart Mill, loc. cit., pp. 106, 107, 109, etc. — Voyez aussi Bastable, op. cit., p. 77.
  1023. Supra, p. 398.
  1024. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xviii, §4, pp. 124 et s.
  1025. Fontana-Russo, Politique commerciale, p. 47.
  1026. Op. cit., 1. III, ch. xviii, §§ 4-5, t. II, pp. 124 et s.
  1027. Unsettled questions et Principes d’économie politique, 1. III,. ch. xviii, § 2, t. II, p. 121. « Il est possible de concevoir un cas extrême dans lequel tous les avantages de l’échange profiteraient à une seule des deux nations, sans que l’autre y gagnât rien. » — Item, Principes, loc. cit., § 4, p. 125 : « Si l’on demande lequel des deux pays retire le plus grand avantage du commerce avec les autres, il faut répondre : le pays dont les produits sont le plus demandés dans les autres et dont la demande est le plus susceptible de s’étendre par l’abaissement du prix. » — Item, Bastable, Théorie du commerce international, tr. fr., pp. 37 et s.
  1028. Fontana-Russo, op. cit., p. 44.
  1029. Stuart Mill, loc. cit., § 4, t. II, p. 127.
  1030. Fontana-Russo, op. cit., p. 47.
  1031. Stuart Mill, Principes d’économie politique, I. III, ch. xviii, § 1, t. II, p. 117.
  1032. Fontana-Russo, op. cit., pp. 70 et s.
  1033. Sauvaire-Jourdan, Préface à la traduction de la Théorie du commerce international de Bastable, pp. x et s.
  1034. En ce sens, de Laveleye, la Monnaie et le bimétallisme international, 2e édition.
  1035. Bastable, Théorie du commerce international, tr. fr., pp. 72 et s.
  1036. Bastable, loc. cit.
  1037. Fontana-Russo, Politique commerciale, tr. fr., p. 110.
  1038. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. vii, p. 98 ; voyez aussi p. 101. M. Sauvaire-Jourdan dans la traduction de Bastable (p. 75 en note) critique la traduction de Ricardo (par Fonteyraud) comme étant ici « inexacte et peu intelligible ». — Ricardo avait déjà professé cette opinion dans son High price of bullion (1809).
  1039. Ricardo, loc. cit., pp. 102, 103.
  1040. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. ii, §§ 3-5.
  1041. Ricardo, loc. cit., p. 103.
  1042. Loc. cit., pp. 104-105.
  1043. Loc. cit., p. 109.
  1044. Fontana-Russo, op. cit., pp. 114 et s.
  1045. Gide, Principes d’économie politique, 1re édit., pp. 275-276. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 446.
  1046. Les raisonnements sur l’équation des demandes internationales et sur les problèmes du change extérieur ne peuvent pas être disjoints de l’observation attentive des phénomènes tels que la pratique les produit. — Prenons des chiffres. Je suppose que les douanes françaises de Marseille, de Cerbère et d’Irun ont constaté une sortie de 100 millions de francs en marchandises allant de France en Espagne et une entrée de 200 millions de francs de marchandises venant d’Espagne en France. Nous admettons que les prix de la statistique administrative soient les prix exacts des contrats, que les transports soient faits en proportions égales par chacune des deux nations et que le change à Paris sur Barcelone et Madrid cote 35 % de perte (c’était vrai à l’heure où nous écrivions ces lignes). En ce cas, les deux pays régleront leurs opérations par traites payables au domicile de l’acheteur, c’est-à-dire payables à Paris pour les marchandises espagnoles et à Madrid ou Barcelone pour les marchandises françaises. Puis, dans la prévision de la perte au change, les négociants français auront vendu en dessous du pair de la monnaie espagnole, et au lieu d’être créanciers de 100 millions de piécettes, ils le seront de 135 millions ; Inversement les marchandises espagnoles importées en France et évaluées en monnaie française par la douane française, auront été vendues au dessus du pair de la monnaie espagnole ; elles auraient valu 270 millions de piécettes en Espagne, pour être seulement vendues 200 millions payables en France, parce que ces 200 millions sont représentés en Espagne par des traites sur Paris, qui sont susceptibles, à Madrid, d’être vendues pour 270 millions de piécettes. — À considérer les statistiques douanières, on ne voit pas autre chose. Mais, si l’on fait intervenir la théorie de la valeur internationale, le problème est bien autrement complexe : alors, en effet, il s’agit d’apprécier les différences relatives des coûts de chacune des marchandises sortant de l’un des deux pays pour aller dans l’autre ; il s’agit également d’apprécier le pouvoir de la monnaie dans l’un et l’autre pays. — Alors une autre hypothèse se présente aussi à l’esprit. Si la douane française évalue les importations à 200 millions de francs, et si la piécette vaut théoriquement le franc, qu’est-ce qui prouve que la douane espagnole ait évalué ses exportations à plus de 200 millions de piécettes (c’est-à-dire à plus de 148 millions de francs) ? Il semble naturel qu’elle n’ait pas évalué, à beaucoup près, ses exportations à 270 millions de piécettes : car, la monnaie étant plus rare en Espagne qu’en France, il pourrait paraître étrange que la piécette y eût un moindre pouvoir que le franc en France. S’il en est ainsi, l’écart qui nous apparaît de 100 millions de francs dans la balance du commerce, ne sera plus, en France, que de 48 millions de francs et en Espagne de 65 millions de piécettes. — Enfin, dans ce qui précède, nous avons supposé que le vendeur français laisse à l’acheteur espagnol toute la perte au change. Or, il n’est pas sûr qu’il en soit ainsi, et dans ce cas malgré une vente de 100 millions de francs, ce sera pour moins de 135 millions de piécettes qu’il sera tiré sur l’Espagne. On sait, en effet, que l’industrie abaisse souvent ses prix pour l’exportation lointaine, afin de garder une production abondante qui laisse appliquer la loi du revenu plus que proportionnel. Même à l’intérieur, la même pratique est souvent observée : par exemple les Compagnies de mines ont des zones concentriques de débouchés à prix décroissants ; et celles de Saint-Étienne vendent plus cher à Saint-Étienne que sur vagon à destination de Lyon (à cause de la concurrence du bassin de Saône-et-Loire)
  1047. Gide, Principes d’économie politique, l. II, ch. vii, § 9, 4e édit., p. 423.
  1048. « The doctrine, dit Cairnes, though undoubtedly comprising the more fondamental conditions determining the interchange of nations, is, nevertheless, in certain respects defective » (Some leading principles, l. III, ch. ii, § 1, p. 382).
  1049. Cairnes, loc. cit., pp. 382-383.
  1050. Ibid., § 2, p. 388.
  1051. Ibid., § 3, pp. 389 et [illisible]
  1052. Supra, p. 403.
  1053. Supra, p. 384. — Stuart Mill, il est vrai, avouait un peu plus loin qu’il y a d’autres causes de payements « dont l’origine n’est point commerciale et en échange desquels on n’attend et ne reçoit ni monnaie, ni marchandises ». Et il citait « les rentes envoyées à des propriétaires absents, les intérêts payés à des créanciers étrangers ou des dépenses de gouvernement au dehors » (Principes d’économie politique, 1. III, ch. xxi, § 4, t. II, p. 167). Mais, outre que Stuart Mill ne parlait de cela qu’en passant, il se trompait gravement en supposant qu’on ne reçoit pour ces motifs « ni monnaie, ni marchandises ». Au contraire, grâce aux négociations des papiers de change, c’est en marchandises et en excédents favorables de la balance du commerce que se payent toutes ces créances sur l’étranger.
  1054. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. iii, § 5, pp. 424 et s., et particulièrement p. 429.
  1055. Voyez sur ce point nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 386-388.
  1056. Fontana-Russo, op. cit., p. 33.
  1057. Supra, p. 288.
  1058. Voyez supra, p. 379. — Item, pp. 262-263.
  1059. Voyez supra, p. 401.
  1060. Bastable, Théorie du commerce international, tr. fr., pp. 217-218.
  1061. Op. cit., pp. 192 et 199.
  1062. Supra, p. 406 et 407.
  1063. Adam Müller (1779-1829). — Voir plus haut, p. 339.
  1064. Ingram, Histoire de l’économie politique, trad. franç., pp. 271-273.
  1065. Eheberg fait, au contraire, fort peu de cas de Müller. « Neben vielen barocken, wenig wissenschaftlichen Saetzen, dit-il, neben seiner voellig unhistorischen Behandlung des Gegenstandes, etc… Er vermochte die breite smith’sche Stroemung nicht zu modificiren, geschweige denn aufzuhalten… »(Eheberg, Einleitung zu Fr. List’s nationalem System der politischen Œkonomie, pp. 57 et 58). — Eheberg est un admirateur de List.
  1066. Hamilton avait rédigé deux autres rapports très remarqués, l’un sur le crédit public, l’autre sur l’institution d’une Banque nationale. — Ingram aussi (Histoire de l’économie politique, p. 245) conjecture que List a dû connaître le rapport d’Hamilton sur la protection industrielle.
  1067. Lord Lauderdale (1759-1839), ami de Fox et adversaire de Pitt, était partisan de la Révolution française. — Son ouvrage a été traduit en français. Le titre anglais était : An inquiry into the nature and origine of public wealth and into the means and causes of its increase. Lord Lauderdale (1759-1839), ami de Fox et adversaire de Pitt, était partisan de la Révolution française. — Son ouvrage a été traduit en français. Le titre anglais était : An inquiry into the nature and origine of public wealth and into the means and causes of its increase.
  1068. Lauderdale, op. cit., pp. 56-57 de l’édition anglaise.
  1069. Daniel Raymond, Thoughts on political economy, 2e édit. (entièrement refondue), 1823, pp. 174-175.
  1070. Pensées sur l’économie politique.
  1071. Nous n’avons trouvé le nom de Raymond ni dans Ingram, ni dans Espinas, ni dans le Dictionnaire d’économie politique de Léon Say et Chailley-Bert, ni dans les Progrès de la science économique de M. Block (lequel du reste, n’a pas nommé List une seule fois). — Sur Raymond, voyez une fort bonne étude de M. Lepelletier, dans la Revue d’économie politique, n° d’octobre 1900. « Notre distingué collègue des Facultés catholiques de Lyon, M. Rambaud — y est-il dit — est le premier qui, à notre connaissance, ait parlé quelque peu longuement de Raymond dans son excellente Histoire des doctrines économiques. Avant lui Cossa, dans son Introduzione allo studio dell’economia politica avait simplement noté en quelques lignes la nature des tendances de sa doctrine et cité son nom au nombre de ceux des premiers économistes américains. Mais les autres historiens des doctrines économiques, comme Espinas et Ingram, vont jusqu’à s’abstenir d’en faire mention. ».
  1072. « A capacity for acquiring the necessaries and comforts of life… This capacity never can exist independent of labor. Labor is the cause and the only cause of wealth » (Thoughts, 4e édit., pp. 84 et s.).
  1073. Sur les causes et le caractère du protectionnisme de Raymond, voyez Neill, Daniel Raymond, an early chapter in the history of economic theory in the United States, Baltimore, 1897, p. 36.
  1074. « Le protectionnisme moderne, c’est-à-dire la restriction de la concurrence étrangère et l’encouragement du commerce intérieur aussi libre que possible, a été le caractère de la politique économique des hommes qui ont en ce siècle façonné des empires… Ce protectionnisme moderne est pour une large part l’œuvre des Américains. La politique d’Alexandre Hamilton est la première expression ferme et raisonnée de cette doctrine. L’union de cette politique avec celle des progrès intérieurs, telles qu’on les trouve ensemble dans le système appelé système américain, a donné à Frédéric List l’idée définitive sur laquelle il a fondé son protectionnisme et son agitation en vue du Zollverein et du développement des chemins de fer en Allemagne. C’était en libre-échangiste qu’il était venu en Amérique. Mais ce fut sous l’influence de ses relations dans l’État manufacturier et protectionniste de Pensylvanie, ce fut dans son contact avec des hommes comme Mathieu Carey et dans la lecture d’écrits protectionnistes comme le Rapport sur les manufactures d’Hamilton et les Pensées sur l’économie politique de Daniel Raymond, que List apprit toute la puissance que la protection peut avoir pour asseoir la force de production d’un grand peuple. Le protectionnisme de List est regardé à bon droit comme américain par son origine : List est le successeur d’Hamilton et de Raymond » (Sidney Sherwood, Tendencies in American economic thought, Baltimore, 1897, pp. 15-16).
  1075. En ce sens voyez les remarques de Sherwood, op. cit., p. 14.
  1076. Eheberg, Historische und kritische Einleitung zu List’s nationalem System der politischen Œkonomie.
  1077. Op. cit., 7e édit, Stuttgart, 1883, p. 4 (Nous citerons toujours cette édition allemande de 1883, précédée de l’Introduction d’Eheberg).
  1078. L. II, ch. i, pp. 109 et s. — List disait déjà dans ses Outlines : « Si tout le globe était uni par une union comme celle des vingt-quatre États de l’Amérique du Nord, le libre-échange serait aussi naturel et aussi avantageux qu’il l’est maintenant dans l’Union américaine… Cet état de choses peut être très désirable ; les philosophes qui le souhaitent peuvent se faire honneur de leur vœu ; il peut même entrer dans les plans de la Providence que ce vœu soit accompli. Mais ce n’est pas l’état du monde actuel… Le monde n’est pas mûr pour que les institutions cosmopolites soient mises en pratique » (Lettre II). — Pour le parallèle de List avec Raymond, voir Patrick Neill, op. cit., p. 49.
  1079. « Nous devons conserver avec soin, dit Raymond, la notion distincte de la nation elle-même et ne pas confondre celle-ci avec les individus qui la composent… Là est l’erreur dominante de tous les écrivains que j’ai lus sur ce sujet. Ils annoncent qu’ils vont traiter des intérêts nationaux, et ils abandonnent le sujet pour traiter des intérêts particuliers » (Raymond, Thoughts on political economy, 4e édit., p. 34). — Voir sur ce point dans List le ch.iv du 1. II de son Système national de l’économie politique (7e édit., pp.144 et s.).
  1080. « Les parties constitutives de l’économie politique sont l’économie individuelle, l’économie sociale et l’économie de l’humanité » (Outlines, lettre I). — De même Raymond (Thoughts on political economy, 4e édit., p. 406) : « Autant la richesse nationale est distincte de la richesse individuelle, autant l’économie politique est distincte de l’économie privée. »
  1081. Outlines, lettre II. — « Une nation, disait Raymond, est bien un être artificiel, une entité légale composée de millions d’êtres naturels… : mais elle n’en est pas moins une unité et elle possède toutes les conditions de l’unité. Elle a une unité de droits, une unité d’intérêts et une unité de possessions… Elle doit consulter exclusivement ses propres intérêts, sans aucun souci des intérêts des autres nations » (Thoughts on political economy, 4e édit., p. 35).
  1082. National System der politischen Œkonomie, p. 147.
  1083. Smith l’appelait « le devoir du souverain de défendre la société contre tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes » (Richesse des nations, 1. IV, ch. ix, t. II. p. 338).
  1084. « Smith, dit Raymond, semble avoir admis comme un dogme que les intérêts nationaux et les intérêts individuels ne sont jamais opposés. On ne peut pas imaginer une doctrine plus fausse dans son principe ou plus abominable dans ses conséquences… On ne peut pas attendre d’un homme qu’il abandonne un avantage présent et particulier (à supposer qu’il n’y ait rien d’anormal à le recueillir), parce que ce profit présent pourrait être préjudiciable à la postérité. Cet homme peut ne pas avoir de postérité, ou bien, s’il en a, les intérêts de celle-ci, vus à la distance de deux ou trois générations, sont trop éloignés pour pouvoir influer sur le choix de la conduite que lui-même doit tenir » (Raymond, Thoughts on political economy, 4e édition, p. 166).
  1085. Paul Leroy-Beaulieu, l’État moderne et ses fonctions, pp. 95-96.
  1086. Le mot « commodité » (ou commodity) passe en ce sens là pour un anglicisme. Or, il était employé déjà dans le même sens par Boisguilbert il y a exactement deux cents ans (Voyez plus haut, p. 141 en note).
  1087. Voir dans le Système national de l’économie politique le ch. xii (ch. ii du 1. II), un des meilleurs de l’ouvrage : « Théorie des forces productives et théorie des valeurs ». — Voir également la deuxième lettre des Outlines.
  1088. Voir le parallèle dans Patrick Neill, op. cit., pp. 54-56.
  1089. Raymond, Pensées sur l’économie politique, passim. « L’économie politique, dit-il, est une science qui enseigne la nature de la richesse publique ou nationale… Elle se propose d’enseigner les moyens les plus efficaces de développer la richesse et le bonheur d’une nation, et elle embrasse tous les sujets qui tendent à ce développement… Son objet immédiat serait d’apprendre aux gouvernements à légiférer, non d’apprendre aux particuliers la manière de s’enrichir… S’il n’y a pas de distinction entre richesse nationale et richesse individuelle…, un traité sur la richesse nationale sera un traité sur la richesse individuelle, et réciproquement. C’est dégrader la dignité de la science de l’économie politique ; c’est la faire dégénérer en une misérable science de francs et de centimes (dollars and cents). »
  1090. « In Beziehung auf die nationalœkonomische Ausbildung sind folgende Hauptentwickelungsgrade der Nationen anzunehmen : 1° wilder Zustand ; 2° Hirtenstand ; 3° Agrikulturstand ; 4° Agrikulturmanufakturstand ; 5° Agrikulturmanufakturhandelsstand » (National System der politischen Œkonomie, introduction, p. 11).
  1091. Op. cit., pp. 13, 133 et s.
  1092. « Le principe de la division du travail a été imparfaitement saisi jusqu’à présent ; sa productivité ne consiste pas dans la division des différentes opérations entre plusieurs individus : elle consiste bien davantage dans l’union matérielle et morale de ces individus en vue d’un but commun… Il y a partage du travail et confédération des forces productives dans un
  1093. Op. cit., 1. II, ch. xiv, p. 147.
  1094. « Les citoyens, dit Raymond, auraient autant de liberté qu’il y en a de compatible avec le bien de la nation. Les en priver serait une tyrannie. » (Op. cit., 1. V, ch. ii, 4e édition, p. 202).
  1095. Voyez plus haut, pp. 338-340.
  1096. À citer entre autres, à cause de la situation et de l’autorité de son auteur, l’opuscule de Rau, Zur Kritik ueber Fr. List’s nationales System der politischen Œkonomie, Heidelberg, 1843.
  1097. Statement of some new principles on the subject of political economy, exposing the fallacies of the system of free trade and of some other doctrines maintained in the Wealth of nations, Boston, 1834. — Il ne faut pas confondre ce John Rae avec l’économiste anglais contemporain John Rae, auteur de Eight hours of labour, 1897 (tr. fr., 1900). Ce dernier cherche à y démontrer que la réduction de la journée ouvrière à huit heures augmenterait beaucoup la productivité industrielle et qu’à ce titre son seul tort serait d’accroître l’armée des sans-travail (Op. cit., p. 207).
  1098. Fondements économiques de la production, 1890, traduits par M. Lepelletier, avec préface de M. Cauwès, 1899.
  1099. Nous répéterons la remarque déjà faite à propos de Stuart Mill (supra, p.377) : il faut dire : « cinématique » et non « dynamique ». Toute société, en effet, est à l’état dynamique, c’est-à-dire à l’état de force ou de puissance : mais ces forces sont ou bien à l’état de repos (statique) ou bien à l’état de mouvement (cinématique).
  1100. Op. cit., tr. fr., ch. iv, pp. 47 et s. — Voyez le chapitre suivant.
  1101. Loc. cit., p. 49.
  1102. C’est précisément le reproche que lui fait Ingram, reproduisant les critiques de Cairnes dans les Essays on political economy. « Bastiat, dit-il, était disposé d’avance à accepter les idées qui paraissaient sanctionner des institutions légitimes et utiles, et à rejeter celles qui lui semblaient mener à des conséquences dangereuses. Son but constant est, comme il le dit lui-même, de briser les armes des raisonneurs antisociaux ; et cette préoccupation est en.opposition directe avec l’effort d’un esprit sincère marchant à la conquête de la vérité scientifique. Il est un peu faible en philosophie ; il est tout pénétré d’idées de téléologie théologique ; et ces idées le poussent à former des opinions a priori de ce que les faits et les lois en existence doivent nécessairement être. Et le jus naturae, qui, comme toutes les idées métaphysiques en général, prend racine dans la théologie, est tout autant chez lui que chez les physiocrates un postulat » (Histoire de l’économie politique, tr. fr., pp. 254 et 256). — Ingram, on le sait, appartient à l’école historique. — On trouve les mêmes critiques dans M. Schatz, Individualisme, pp. 270 et s.
  1103. Avis à la jeunesse française, éd. Guillaumin, 1850, p. 8.
  1104. Ibid., pp. 9-11.
  1105. Il pourrait être à propos de rapprocher la thèse de Bastiat des pages que nous avons citées plus haut de Locke (supra, p. 253 en note).
  1106. Voyez supra, p. 308.
  1107. Harmonies économiques, ch. v, « De la valeur ». — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 32.
  1108. Ingram s’exprime, a ce propos, de manière à ne pas laisser voir si Bastiat mesure la valeur d’échange d’une richesse d’après l’effort dépensé par celui qui la donne, ou bien au contraire d’après l’effort épargné à celui qui la reçoit. Cependant c’est là la grande différence entre Ricardo, qui tenait pour la première opinion, et Bastiat, qui tient pour la seconde. « Nul ne conteste, dit Ingram, que ce que l’on paye la plupart du temps dans les transactions humaines, c’est l’effort. Mais c’est assurément une reductio ad absurdum de sa théorie de la valeur (théorie de Bastiat) comme doctrine d’application universelle, que de représenter le prix d’un diamant trouvé accidentellement comme étant la rémunération de l’effort fait par celui qui l’a trouvé pour se l’approprier et le transmettre à d’autres » (Histoire de l’économie politique, p. 256). Qu’est-ce que cela veut dire ? J’avoue ne comprendre ni les idées, ni les mots. Surtout, si Ingram avait lu Bastiat, il aurait vu, avec l’exemple du diamant (qui est bien fourni par Bastiat), que la valeur du diamant trouvé par hasard — valeur égale à celle du diamant reçu des Indes ou du Brésil — est non pas la rémunération de l’effort fait par celui qui le trouve, mais bien l’équivalent de l’effort épargné à celui qui le reçoit, parce que celui-ci est dispensé ou bien de faire cet effort (comme dans l’exemple de l’eau portée à domicile) ou bien de le faire faire (comme ici dans l’exemple du diamant). Il y a là une application nécessaire de la loi d’indifférence : et Bastiat ne songeait nullement à y contredire.
  1109. Avis à la jeunesse, p. 17.
  1110. Richesse des nations, 1. IV, ch. ii, t. II, p. 35.
  1111. Harmonies économiques, ch. i, « Organisation naturelle ». — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 244.
  1112. Avis à la jeunesse, p. 17. — Voyez Harmonies économiques, ch. vii, « Le capital », pp. 249 et s. — Il est précisément à remarquer que les récentes études statistiques sur les salaires nominaux, les salaires réels, les profits d’entreprises et les loyers ou intérêts de capitaux dans les sociétés anonymes donnent raison aux déductions de Bastiat. Les gains ouvriers ont monté, soit relativement et en pourcentage avec les gains patronaux, soit absolument (Voir le très intéressant Mémoire de l’Association des patrons catholiques belges, 1894 ; — le R. P. Castelein, S. J., Socialisme et droit de propriété ; — Sanz y Escartin, l’Individu et lu Réforme sociale, ch. viii et ix ; — Levasseur, l’Ouvrier américain ; — René Lavollée, les Classes ouvrières en Europe, etc., etc. — Bastiat n’a donc pas reçu de l’histoire de ce dernier demi-siècle le démenti qu’elle a donné à Stuart Mill. C’est tout le contraire. — « L’erreur de Bastiat, dit à ce propos M. Schatz, réside en ce fait que la part du capital et le taux de l’intérêt sont deux choses distinctes et que leurs mouvements n’ont pas lieu nécessairement dans le même sens » (Schatz, Individualisme, p. 281 en note). La remarque est très juste : ce sont deux choses distinctes, en ce que chacune des deux arrive isolément et indépendamment de l’autre ; mais ce ne sont pas deux choses contraires, dont l’une, si elle a lieu, rende l’autre impossible. Il faudrait donc, en laissant de côté tout ce qui concerne le taux de l’intérêt, examiner quelle est la part du produit total qui va au capital et quelle est celle qui va au travail. Bastiat n’a pas dit autre chose. Or, le phénomène d’un pourcentage amélioré en faveur du travailleur manuel et aux dépens du capitaliste est très réel dans la société contemporaine. En France, par exemple, le taux de l’intérêt s’est relevé depuis 1900 ; néanmoins, la baisse des fermages avec le déclin de l’agriculture depuis 1880 n’a pas empêché les salaires ruraux de se maintenir ou de s’élever, et les salaires industriels dans les grandes sociétés anonymes ont subi depuis un quart de siècle une hausse que les dividendes n’ont pas du tout éprouvée.
  1113. « Quelles sont les choses que les hommes ont le droit de s’imposer les uns aux autres par la force ? Or, je n’en sais qu’une dans ce cas : c’est la justice. Je n’ai pas le droit de forcer qui que ce soit à être religieux, charitable, instruit, laborieux ; mais j’ai le droit de le forcer à être juste : c’est le cas de légitime défense. Or, il ne peut exister, dans la collection des individus, aucun droit qui ne préexiste dans les individus eux-mêmes…L’action gouvernementale… est essentiellement bornée à faire régner l’ordre, la sécurité, la justice » (Avis à la jeunesse, pp. 18-19). — Voyez aussi Harmonies économiques, ch. iv, « De l’échange », pp. 125-126.
  1114. Voyez supra, p. 427.
  1115. C’était lui qui avait encouragé Daniel Raymond, voyez plus haut, p. 420.
  1116. La dernière année où il avait été libraire, Carey avait déjà publié, dans le sens des doctrines de Senior, son Essay on the rate of wages, with an examination of the causes of the difference in the condition of the labouring population throughout the world (1836).
  1117. À signaler aussi, après The past, the present and the future, paru en 1848, le volume Harmony of interests, agricultural, manufacturing and commercial (1850).
  1118. Voyez dans la préface des Principes de la science sociale les pages où Carey donne les motifs de son évolution du libre-échange au protectionnisme et conclut finalement à la protection comme règle générale (pp. xvii et s. de la traduction française).
  1119. Pourquoi reproduction et non production ? Parce qu’il s’agit, non pas de savoir ce qu’a coûté d’efforts la richesse actuellement offerte à l’échange, mais de savoir ce qu’en coûterait une richesse semblable à produire maintenant. Or, ces deux quantités d’efforts ne sont pas nécessairement égales. Mais il faut aussi se mettre dans un cas où cette « reproduction » soit possible.
  1120. The past, the present and the future, ch. i, « Man and land ».
  1121. Nous croyons devoir donner quelques détails sur cette discussion, parce que nous ne l’avons trouvée reproduite dans aucun volume à l’usage des étudiants et que l’ouvrage de Carey n’a pas été traduit en français.
  1122. Loc. cit., pp. 23 et s. (Nous citons d’après la première édition américaine de 1848, Philadelphie, Carey and Hart).
  1123. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 498.
  1124. « Si l’accroissement de la population, dit-il, engendre la nécessité, le niveau humain — je veux dire le niveau physique, moral, intellectuel et politique doit s’abaisser. Au contraire, si cet accroissement donne plus de puissance à l’homme, ce niveau doit s’élever : et l’homme doit mieux se nourrir, mieux s’habiller, mieux se loger, mieux penser ; en un mot, dans tous les actes de sa vie, il doit exercer une volonté qui grandit et s’élève avec chaque pas qu’il fait dans l’extension de son pouvoir sur le monde matériel » (Loc. cit., p. 51).
  1125. Ibid., p. 61.
  1126. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. ii, édition Guillaumin, p. 37.
  1127. Cette différence de rendement des capitaux suivant leur date d’incorporation a été fort bien mise en lumière — pour la première fois, croyons-nous — par M. Paul Leroy-Beaulieu, dans son Essai sur la répartition des richesses. « Le taux de l’intérêt, a-t-il dit, dépend de la productivité moyenne des nouveaux capitaux créés dans le pays ou survenant dans le pays. La productivité des capitaux anciens contribue seulement à augmenter ou à diminuer la valeur vénale des fonds » (Op. cit., 1re édition, 1881, p. 243). — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 461, p. 490 en note et pp. 504-505.
  1128. Ibid., p. 70. — Nous avons corrigé une faute manifeste de calcul que Carey avait faite à la huitième période de son schéma, à moins que ce ne fût une simple faute d’impression.
  1129. Ibid., p. 71.
  1130. Ibid., pp. 72-73.
  1131. Op. cit., ch. ii, « Man and food », et ch. vi, « Man and his fellow man ».
  1132. Voyez op. cit., ch. vi, « Man and his fellow man », et ch. viii, « Man and his helpmate ».
  1133. Cette idée se trouve déjà indiquée dans Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique.
  1134. « À chaque pas que l’homme fait dans cette direction, il y a diminution dans la valeur de tous les instruments accumulés antérieurement, par suite d’une diminution constante dans le prix de reproduction à mesure que la nature est de plus en plus forcée de travailler au profit de l’homme « (Op. cit., ch. vi, tr. fr., t. I, p. 167). — C’est la doctrine de l’utilité gratuite et de l’utilité onéreuse de Bastiat.
  1135. Op. cit., ch. lv, tr. fr., t. III, p. 472.
  1136. Op. cit., ch. xix, § 8, t. 1, p. 540. — Voyez aussi ch, xvii, t. I, p. 375.
  1137. Sherwood, Tendencies in American economic thought, p. 22 : « En réalité, dit Sherwood, Carey appartient à l’école historique. En dépit de quelques fantaisies qui lui ont valu des blâmes exagérés, il mérite plus d’éloges que beaucoup des adhérents purement négatifs de cette école, parce qu’il a fait un effort énergique pour construire une philosophie positive du progrès économique et social. »
  1138. Peshine Smith (1814-1882) remplit diverses fonctions publiques aux États-Unis ; puis il fut au nombre des législateurs étrangers que le Japon avait fait venir pour se donner des lois. Il habita ce pays de 1871 à 1876.
  1139. Sur la statistique, étudier : Maurice Block, Traité, théorique et pratique de la statistique, 1878 ; — Tammeo, la Statistica ; t. I, Turin, 1896 ; — Etc.
  1140. Essai politique sur le commerce, ch. xxiv, « De l’arithmétique politique ».
  1141. Le titre complet est : Sur l’homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale, 1re édition, Bruxelles, 1835.
  1142. Op. cit., 1re édition, p. 21. — L’homme moyen de Quetelet est de même nature que le type économique de Karl Menger, infra, ch. xi, p. 464.
  1143. Physique sociale, t. I, p. 18. — Voyez aussi t. II, pp. 107-108.
  1144. Charles Henry, la Mesure des capacités intellectuelle et énergétique, notes d’analyse statistique, Bruxelles, 1906, pp. 7-8.
  1145. Op. cit., t, II, p. 326.
  1146. « La science, dit Quetelet, renferme en elle les germes de tous les crimes qui vont se commettre, en même temps que les facilités nécessaires à leur développement. C’est elle en quelque sorte qui prépare ces crimes, et le coupable n’est que l’instrument qui les exécute… De tout temps on a généralement supposé à l’homme une influence trop grande dans tout ce qui se rapporte à ses actions. C’est un fait remarquable dans l’histoire des sciences, que plus les lumières se sont développées, plus on a vu se resserrer la puissance qu’on attribuait à l’homme. Dans la régularité avec laquelle il reproduit le crime, nous voyons aujourd’hui se rétrécir de nouveau le champ dans lequel s’exerce son activité individuelle. Mais si chaque pas dans la carrière des sciences semble lui enlever une partie de son importance, il donne aussi une idée plus grande de sa puissance intellectuelle » (Op. cit., t. II, pp. 10-11. — Voyez aussi t. II, p. 325). — La statistique et la loi des moyennes ont conduit Quetelet au déterminisme : or, il est faux que la puissance morale de l’homme ait été vue décroître ; il est faux également que la civilisation, en nivelant la société et en diminuant le nombre des extrêmes pour les rapprocher, numériquement au moins, de l’homme moyen, ait raccourci la distance entre le vice et la vertu, et qu’elle ait atténué le contraste entre les classes moralement bonnes et les classes égarées ou corrompues.
  1147. L’économiste Adolf Wagner, qui appartient à l’école historique et socialiste d’État, a étudié particulièrement ce problème dans sa Statistisch-anthropologische Untersuchung der Gesetzmæssigkeit in den scheinbar willkürlichen Handlungen, 1864.
  1148. Nous reviendrons sur la question du déterminisme et de la liberté à propos dès lois économiques (infra, 1. III, ch. ii).
  1149. Quesnay, Essai physique sur l’économie animale, t. III, de la Liberté, dans les Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay, éd. Oncken, p. 748.
  1150. Un commentateur d’Adam Smith, l’Anglais Buchanan, fait la remarque suivante, qui est fort juste : « Les proportions suivant lesquelles, d’après M. Quesnay, les produits du sol se distribuent dans les différentes classes de la population, sont tout à fait conjecturales. Il n’a pas même essayé d’établir les bases de cette division tout imaginaire ; et quelle valeur peut-on attribuer à des conclusions tirées de faits aussi arbitrairement posés ? » (En note sous Adam Smith, 1. IV, ch. ix édit. Guill., t.II, p. 321). — On sait aussi que Quesnay devenu vieux s’adonna tout à fait à la géométrie et qu’il écrivit des Recherches sur les vérités géométriques (parues en 1773).
  1151. Voyez Block, Progrès de la science économique, 2e édit., t. II, pp. 473 et s.
  1152. Voyez supra, p. 375.
  1153. Gossen (1810-1858), assesseur royal de gouvernement en Prusse, auteur de Entwickelung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, 1854.
  1154. Sur Gossen, voyez Jevons, Theory of political economy, préface de la 2e édition, et surtout Walras, Un économiste inconnu, dans ses Études d’économie sociale, 1896, p.351, et Éléments d’économie politique pure, 3e édit., 1896, pp. 188 et s.
  1155. Jevons (1835-1882) avait été chimiste à la Monnaie de Sydney et mourut prématurément en se noyant par accident aux bains de mer à Bexhill. — Voyez sur lui, entre autres, Price, History of political economy in England, ch. vii.
  1156. La Monnaie et le mécanisme de l’échange, 1875 (traduit en français).
  1157. The solar period andthe price of corn (1875) ; — The periodicity of commercial crises and its physical explanation (1878).
  1158. Tout autre est la thèse de M. Juglar. Celui-ci, en croyant à la périodicité naturelle des crises économiques, les considère comme « une des conditions du développement de la grande industrie », annoncées d’avance par les signes d’une grande prospérité. Il faut un temps assez régulier pour que toutes les phases de cette sorte de marée économique aient été franchies : mais cela s’expliquerait de soi-même par toutes les longues répercussions des effets de la loi de Coffre et de la demande, retardés, il est vrai, ou troublés à certains moments par les événements politiques. (Clément Juglar, Des crises commerciales et de leur retour périodique, Paris, 1862, et surtout pp. 5 et s.)
  1159. Voir pour toute la question des Index-numbers, la Science économique, par Yves Guyot, 3e édit., 1907, 1. IV, ch. x, pp. 201 et s. ; — Édouard Dolléans, la Monnaie et les prix, 1905 ; — de Foville, la Monnaie, 1907, pp. 180 et s.
  1160. Éléments d’économie politique pure, 3e édition, introduction, p. xiii.
  1161. Ibid., p. xii. — Voyez surtout op. cit., 17e leçon, pp. 195 et s.
  1162. Nous retrouverons, à propos de la nationalisation du sol, les formules de M. Walras sur les emprunts d’État causés par le rachat du sol.
  1163. Voir dans Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1. I, ch. vi, « la raison, les sentiments, les passions, l'automatisme ».
  1164. Unsettled questions, édition de 1874, p. 140.
  1165. Voyez Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e édition, t. I, pp. 87, 662 et s.
  1166. Ingram, Histoire de l’économie politique, tr. fr., p. 260.
  1167. Éléments d’économie politique pure, 3e édit., introduction, p. xiii.
  1168. Principii di economia pura, cités par Ch. Gide, Précis d’économie politique, 5e édition, p. 37.
  1169. Le Cours d’économie politique de M. Cauwès, professeur à la Faculté de Droit de Paris (voir 3e édition, t. II, pp. 480 et s.), est un des rares ouvrages généraux de doctrine connus nettement dans un sens protectionniste.
  1170. Cherbuliez (1797-1869) occupa à Genève la chaire de droit public qui avait été confiée à Rossi, se fixa ensuite à Paris, fut naturalisé Français et retourna en Suisse pour professer l’économie politique au Polytechnicon de Zurich.
  1171. Voyez supra, p. 397. — Nous avions cité dans nos Éléments d’économie politique (2e édition, p. 507) l’explication de la rente absolue que donnait Cherbuliez (Précis de la science économique, t. I, p. 489).
  1172. Courcelle-Seneuil (1813-1893), originaire de la Dordogne, fut journaliste, puis industriel en Limousin avant 1848. La République l’improvisa alors Directeur général de l’Enregistrement, poste qu’il occupa peu de temps. Ses sentiments politiques l’amenèrent ensuite à quitter la France, et ce fut dans ces conditions qu’il accepta de professer l’économie politique à l’École de Droit de Santiago du Chili. De retour en France en 1858, il fut nommé conseiller d’État en 1879.
  1173. Voyez surtout en ce sens la Morale économique (1888) et la Viriculture (1897).
  1174. Léon Say (1826-1896), député ou sénateur depuis 1871 jusqu’à sa mort, ambassadeur à Londres en 1880, président du Sénat de 1880 à 1882.
  1175. La Propriété, origine et évolution, thèse communiste, par Paul Lafargue ; Réfutation, par Yves Guyot (1895).
  1176. La Science économique, 3e édition entièrement refondue, 1907.
  1177. La Morale de la concurrence, publiée dans la Nouvelle revue, n° du 1er janvier 1896. — « Où trouver un ressort moral ?… demande M. Yves Guyot. La religion ! vous disent les uns. Et laquelle ? Le brahmanisme, le christianisme ou l’islam ? Laquelle a donc supprimé les crimes de l’humanité ?… La métaphysique ? Nos philosophes plus ou moins éclectiques n’auraient pas tant, parlé du devoir, si sa conception avait été évidente… Au lieu de croire qu’on peut forger le ressort moral avec des mots vides, des conceptions subjectives, je soutiens qu’il a pris place dans la civilisation moderne depuis un siècle et demi à peu près… La conception libre-échangiste produit un surcroît d’énergie, d’action pour l’individu, de bienveillance, de confiance et de solidarité à l’égard de l’humanité tout entière. Elle inspire la pratique des vertus morales lès plus hautes, même de celles qui paraissent le plus inaccessibles… Dans les civilisations basées sur la science, sur la production et l’échange, le grand ressort moral est la concurrence économique » (Op. cit.). Mais la libre concurrence ne se conçoit qu’en matière industrielle et commerciale : par conséquent, quand même on admettrait qu’elle suffît à inspirer dans les affaires la probité la plus rigide, on ne voit aucunement comment son influence commanderait les devoirs des parents, des enfants et généralement toutes les vertus domestiques, sans parler des devoirs envers soi et de beaucoup d’autres encore. — C’est le benthamisme parvenu à sa dernière et plus brutale expression, « Dans une société individualiste, dit ailleurs M. Yves Guyot, l’homme n’est plus un moyen, mais son propre but à lui… En dépit des apparences contraires, le grand effort du XIXe siècle est de substituer la civilisation scientifique et productive à la civilisation sacerdotale et militaire… Le progrès est en raison directe de l’action de l’homme sur les choses, et en raison inverse de l’action coercitive de l’homme sur l’homme » (Critérium du progrès, dans le Journal des Économistes, n° du 15 décembre 1899, pp. 331-332). Mais si l’individu est son propre but à lui, comment obtiendra-t-on autre chose que le déchaînement de l’égoïsme ? Et pourtant M. Yves Guyot ne veut pas même d’une conception théologique et métaphysique du devoir !
  1178. 1re édition, 1881.
  1179. Comparez, dans l’Ouvrier américain de M. Levasseur, 1898, t. I, les causes des salaires élevés, en Amérique. Elles y sont, d’après lui : 1° la productivité du travail ; 2° le standard of life élevé que cette productivité lui a permis de se faire. C’est le désir de conserver ce salaire et ce standard of life, qui rend l’ouvrier américain protectionniste.
  1180. Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e éd., 1896, t. III, p. 44.
  1181. Op. cit., t. IV, pp. 282 et s. (Voyez tout le chapitre : « La fonction sociale de la fortune » ) ; et t. II, pp. 194 et s.
  1182. « La valeur d’usage est l’importance qu’une personne attache à la possession d’un objet déterminé, et elle représente la quantité d’autres objets qu’elle serait disposée à abandonner pour l’acquisition de l’objet précis qu’elle a en vue : elle est absolument subjective. La valeur en échange est la faculté qu’a réellement un objet de s’échanger contre une certaine quantité d’autres objets : elle comporte le concours d’au moins deux volontés et renferme en général un élément objectif » (Op. cit., 2e éd., t. III, p. 24).
  1183. « Il ne faut pas confondre, dit-il, ces deux idées distinctes : la garantie de la loi et la création par la loi… La loi ne crée aucun droit ; elle sanctionne et définit les droits existants ; ceux-ci naissent spontanément. La loi n’est jamais antérieure à un droit ; elle lui est toujours postérieure, de même que l’a grammaire, le dictionnaire et la syntaxe sont postérieurs au langage  » (Traité théorique et pratique, t. I, pp. 546-547). — Et ailleurs : « La propriété, dit-il, est un fait instinctif antérieur à la réflexion, comme tout ce qui est essentiel à l’homme, comme le langage, comme la constitution des sociétés, comme l’établissement de la famille et de la patrie… Ce sont les lois de la matière, aussi bien que les lois de l’esprit humain, qui imposent la propriété comme le mode le seul efficace et le seul praticable de l’exploitation du globe… La propriété ne confère pas au propriétaire la plénitude du résultat utile de la chose sur laquelle elle porte ; elle ne lui en attribue qu’une partie et en général une faible partie. Dans les fruits de tout bien approprié, il y a une part sociale qui dépasse de beaucoup celle qui échoit définitivement au propriétaire. Dans les pays les mieux cultivés, le propriétaire ne perçoit guère comme fermage absolument net que le quart, le cinquième ou le sixième du produit brut, le reste s’en allant en salaires, en engrais, en instruments de travail, en frais de toutes sortes, en impôts, en réparations, en assurances… Et qui oserait soutenir que toutes les installations faites par les propriétaires fonciers, tous les capitaux incorporés au sol depuis que la terre est propriété privée, tout le surcroît d’attention et d’efforts qui résultent de l’organisation propriétaire, n’aient pas augmenté la production agricole d’un sixième ?… Donc, non seulement le régime de la propriété privée n’est pas onéreux aux consommateurs non propriétaires, mais il leur est considérablement profitable » (Op. cit., t. I, pp. 538, 540, 566-569). — Nous recommandons tout particulièrement la discussion de l’unearned increment contre Stuart Mill (Op. cit., t. I, pp. 731 et s.) et Thorold Rogers (Ibid., pp. 760 et s.).
  1184. Jourdan, op. cit., ch. xiii, pp. 192 et s. — Le Cours analytique d’économie politique du même auteur se recommande par la clarté de l’exposition.
  1185. 1re éd., 1890 ; — 2e éd., 1896.
  1186. 1re édition, 1867 ; — 2e édition, avec préface de Claudio Jannet, 1880.
  1187. Op. cit., 2e éd., pp. xliii-xliv. — Il est incontestable que l’économie politique mal comprise ou radicalement ignorée a été souvent calomniée par d’excellents catholiques, comme étant inconciliable avec la morale chrétienne et comme ayant engendré le socialisme. C’est le mot de Donoso Cortès disant au Parlement espagnol (30 janvier 1850) : « Le socialisme est fils de l’économie politique, comme le vipéreau de la vipère, lequel, à peine né, dévore celle qui vient de lui donner la vie » (Œuvres, tr. fr, 1862, 1.1, p. 386). Cette thèse revient constamment sous la plume des catholiques sociaux. Nous estimons, quant à nous, que la question est mal posée. Démontrez, si vous pouvez, que l’économie politique est une prétendue science qui n’a découvert que des erreurs, et alors nous vous l’abandonnerons ; mais si elle est une science véritable, s’il faut tenir pour exactes des relations qu’elle découvre ou des propositions qu’elle formule, nous ne pouvons pas admettre l’antagonisme prétendu de la vérité scientifique et de la vérité religieuse, parce que la contradiction de deux vérités serait un monstre logique dont la simple hypothèse révolte le bon sens.
  1188. « En y regardant de plus près, dit-il, les publicistes catholiques eussent reconnu que, loin d’être en contradiction avec l’esprit de l’Évangile, l’économie politique en prouve à sa manière l’origine divine. Elle montre, en effet, que les institutions et la discipline de l’Église sont parfaitement conformes aux principes établis par une science toute moderne (allusion au principe de population de Malthus) ; que, même sur les questions de l’ordre purement matériel, la religion a toujours donné aux fidèles les conseils et les préceptes les plus propres à assurer le bien public ; et qu’enfin, par la pratique des vertus chrétiennes, toutes les questions économiques intéressant l’humanité reçoivent, de fait, la solution la plus favorable aux faibles et aux malheureux » (Lois économiques, préface, p. xxxix).
  1189. Contrat de travail, 1895. — Les aspirations de cette école se trouvent heureusement présentées, sous une forme élégante, bien éloignée de toute recherche scientifique, dans les ouvrages de M. le comte d’Haussonville, Misère et remèdes, 1886 ; Socialisme et charité, 1895 ; Salaires et misère de femmes, 1900 ; Assistance publique et bienfaisance privée, 1901.
  1190. En outre de la Richesse dans les sociétés chrétiennes, il faut citer du même auteur les Lois de la société chrétienne, 1875 ; les Doctrines économiques depuis un siècle, 1880. — Nous n’avons pu nous inspirer de ce dernier ouvrage qui, ne donnant pas de références aux auteurs, nous semblait aussi rédigé surtout d’après des opinions préconçues.
  1191. Richesse dans les sociétés chrétiennes, avant-propos ; — item, p. 175 et sommaire du ch. xii, 1. I.
  1192. Voyez Schatz, l’Individualisme, p. 396.
  1193. Voir en ce sens, parmi les œuvres de M. Périn, le Socialisme chrétien (1879), le Salaire d’après l’Encyclique (1891) et de nombreux passages de ses Premiers principes d’économie politique (1895), entre autres pp. 49, 130, etc., de ce dernier ouvrage.
  1194. A. Marshall, Principes d’économie politique, tr. fr., t. I, 1907, p. 1.
  1195. Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis l’an 1800 jusqu’à 1800, 1894 ; — La fortune privée à travers sept siècles, 1895.
  1196. Ashley, English economic history and theory ; — Thorold Rogers, Histoire de l’agriculture et des prix ; Histoire du travail et des salaires en Angleterre depuis le XIIIe siècle ; Interprétation économique de l’histoire.
  1197. Sur Bagehot, voyez Price, History of political economy in England, ch. vi.
  1198. Free trade and protection, 1878 ; — Manual of political economy, 1883, etc.
  1199. Principles of economics, 1890, etc. — La traduction, par M. Sauvaire Jourdan, est en cours de publication.
  1200. Principles of political economy, 1883.
  1201. Voyez par exemple la discussion sûr le point de savoir si la terre est un capital ou un agent naturel (Op. cit., pp. 291 et s.).
  1202. Voyez plus bas, 1. IV, ch. v. — Carlyle, On Chartism, 1840 ; Past and present, 1843. — Sur Carlyle, voyez entre autres Werner Sombart, le Socialisme et le mouvement social au XIXe siècle, 1898, pp. 54 et s. ; — Verhaegen, Socialistes anglais, 1898, pp. 30 et s. ; — Métin, le Socialisme en Angleterre, 1897, pp. 71 et s.
  1203. Voyez Toynbee, Lectures on the industrial revolution in England, 1884 ; — Price, History of political economy in England, ch. viii, pp. 183 et s. — Toynbee présente-t-il une valeur scientifique ? Voici comment le juge M. Cossa, dans son Histoire des doctrines économiques (tr. fr., pp. 353-354) : « Toynbee se déclare radical et socialiste : mais il demande la réalisation de la justice ; il exalte le self-help, la coopération, l’initiative industrielle, le respect de la propriété privée ; il répudie le matérialisme. Ces contradictions dans le domaine de l’art économique ne doivent pas nous surprendre chez un auteur qui appelle, dans une de ses leçons, l’œuvre de Ricardo une imposture intellectuelle, alors que dans une autre il déclare qu’elle a besoin seulement de quelques corrections et d’une forme plus rigoureusement scientifique. »
  1204. M. Bourguin, par exemple, dans les Systèmes socialistes et l’évolution économique (1903), croit trop résoudre le problème de la liberté par une évolution qui commencerait à nous placer à mi-chemin entre la liberté et le socialisme.
  1205. On peut voir sur ce point le Fédéralisme économique, de J. Paul-Boncour, Paris, 1900, avec préface de M. Waldeck-Rousseau (voyez particulièrement, pp. 47 et s., pp. ; 86 et s.). — Suivant l’auteur, l’individualisme proclamé en 1791 était seulement un procédé de destruction, mais non un principe : depuis lors aussi, il y a eu une double « dégénérescence », soit « provenant de la différence de régime entre le groupement ouvrier et les autres » (pp. 62 et s.), soit « provenant de l’évolution économique » (pp. 75 et s.). Mais la vraie liberté du travail implique, d’après M. Paul-Boncour, l’absorption de l’individu au sein de son groupe professionnel et l’anéantissement de son individualité économique : et tout cela était dans les principes de 1789, où personne ne l’y voyait, ni ne croyait l’y avoir mis, tout au contraire. Comprenne qui pourra !
  1206. « La vraie loi de population et démonstration de son rapport avec l’alimentation » — 2e éd., Londres, 1843. Nous citons sur cette deuxième édition.
  1207. Doubleday, op. cit., pp. 5-6 ; item, pp. 2, 243 et s.
  1208. Ibid., pp. 26, 28, 210 et s., etc. — Hume, dans ses Essais (Population des nations anciennes, éd. Guillaumin, pp. 159 et s.), était embarrassé par ce phénomène de la de population de la Grèce. — Sur le redoublement de la fécondité après les grandes calamités, voyez Levasseur, Population française, 1. IV, ch. i, t. III, pp. 17-18 (M. Levasseur reconnaît l’existence de cette loi démographique) ; — Item, Quetelet, Physique sociale, 1re éd., t. I, p. 95.
  1209. Op.cit., pp. 31 et s. — Tacite, Annales, 1. XI, ch. xxv.
  1210. Carey, Principes de la science sociale, trad, franc., t. II, pp. 303-311.
  1211. Roscher, Nationalœkonomik des Handels und Gewerbfieisses, p. 71, cité par P. Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e édition, t. IV, p. 545.
  1212. Richesse des nations, 1. I, ch. viii, t. I, p. 109. — Nous avons traité cette question avec quelques détails dans deux articles sur le Renouvellement des aristocraties (voyez Revue catholique des institutions et du droit, nos d’avril et de mai 1899). Toutefois l’étude attentive de Doubleday a accentué depuis lors nos convictions sur la loi naturelle et providentielle de ce déclin et de ce renouvellement. — Voyez les citations que nous avons faites plus haut de Sismondi (supra, p. 355 et s.).
  1213. Op. cit., ch. x ; — pp. 8, 242 et s. ; — pp. 250 et s.
  1214. « On se demandait toujours, dit-il, pourquoi une si large part des biens de la terre serait donnée à une classe et refusée aux classes qui sont en dessous d’elle. Ce phénomène semblait un injuste monopole. Il y avait donc, dans la supposition commune, une classe peu nombreuse qui, à moins que des violences extraordinaires et redoutables ne vinssent changer l’ordre de succession et dépouiller l’héritier, faisait passer d’immenses possessions à ses descendants. Il est difficile d’échapper à cette objection, si l’on a une fois admis l’opinion commune sur le progrès de la population. L’objection s’évanouit, au contraire, avec notre théorie… Alors, en effet, en regardant la société et ses progrès, on voit que toute croissance est par en bas et tout déclin par en haut. Les détenteurs de la richesse ne peuvent pas longtemps maintenir une postérité à qui la transmettre. Les vieilles familles, comme l’a si bien dit Thomas Brawne, ne durent pas trois chênes. Ainsi, dans une incessante évolution, les descendants des pauvres héritent continuellement des biens des riches… Bien qu’il y ait une inégalité individuelle, au moins n’y en a-t-il pas d’autres. À la longue, la descendance des pauvres est investie des biens accumulés par les riches ; et elle, à son tour, manquant plus tard d’héritiers, les cédera aux enfants de ceux qui ne sont pas encore riches. Distribution empreinte d’une admirable équité, qui, au milieu des inégalités que nous apercevons, est bien faite pour inspirer l’admiration profonde de tous les esprits réfléchis ! (Op. cit., pp. 258-259).
  1215. Patrick Geddes, Evolution of sex.
  1216. « La fécondité des espèces semble varier en raison du développement des individus… par suite d’un antagonisme entre l’activité génésique et l’activité cérébrale » (Gide, Principes d’économie politique, 5e édition, pp. 545-546).
  1217. Nitti, économiste italien contemporain, très marqué de socialisme, directeur de la Riforma sociale.
  1218. La Population et le système social, traduction française, 1897, pp. 232 et s.
  1219. Certains départements pauvres comme le Gers n’ont que de très faibles coefficients de natalité (13 oo/oo) et beaucoup moins de naissances que le quartier de l’Élysée à Paris. — Quetelet (Physique sociale, t. I, p. 49) citait un mémoire de Giron de Buzareignes établissant que la proportion des naissances masculines serait moindre dans les classes non adonnées aux travaux musculaires et particulièrement dans les milieux urbains. Même si l’on tenait ce fait pour exact, il pourrait s’expliquer par une précocité plus grande des mariages, au moins pour les jeunes filles, dans les classes riches et dans les villes : car on admet assez volontiers que le jeune âge de la femme et surtout l’infériorité relative de cet âge ont une certaine influence sur le sexe des enfants et multiplient les naissances féminines. Mais nous reviendrons plus loin sur cette question de la proportion des sexes.
  1220. Voyez Économiste français, n° du 27 juin 1908, p. 957.
  1221. « On ne peut pas contester qu’il y ait une part de vérité dans la thèse dogmatique et philosophique que soutient Herbert Spencer, à savoir qu’il y a une opposition générale entre le phénomène de la procréation et celui qu’il appelle l’individuation, c’est-à-dire le développement poussé au plus haut degré des facultés intellectuelles » (Traité théorique et pratique d’économie politique, t. IV, p. 543).
  1222. Suivant M. Levasseur (Population française, 1. IV, ch. i, t. III, pp. 24-26), la population a deux tendances différentes, l’une à croître, l’autre à produire de la richesse ; mais on ne peut pas affirmer laquelle sera la plus active et si, par conséquent, ce sera la richesse ou bien la population qui se développera le plus.
  1223. Cauderlier, les Lois de la population et leur application à la Belgique, 1900, — et analyse de cet ouvrage, par M. Cauderlier, dans le Journal des Economistes, décembre 1900, pp. 380 et s.
  1224. Cauderlier, les Causes de la dépopulation de la France, 1901, p. 17. — Item, les Lois de la population en France, 1902, p. 19. — M. Cauderlier, dans ses Lois de la population et leur application à la Belgique, accumule des erreurs de tout genre lorsqu’il écrit que « la faible natalité de la France y est due aux conditions dans lesquelles elle se trouve. Les besoins de la vie y ont rapidement augmenté et sont naturellement très difficiles à satisfaire dans un pays écrasé d’impôts et qui a éprouvé, ces dernières années, un grand nombre de catastrophes financières » dont Panama (Op. cit., p. 197). Ces assertions sont contredites par l’histoire économique et fiscale de la France depuis le Consulat et par le phénomène constant de l’immigration étrangère : car, en France, au moins jusque autour de 1890 ou 1895, les impôts ont crû moins que la richesse générale ; et l’immigration constante des Italiens, des Belges, etc., prouve que la vie n’est pas plus difficile à gagner chez nous que dans les pays respectifs de ces émigrants.
  1225. Leroy-Beaulieu, Traité d’économie politique, 2e éd., t. IV., pp. 593 et s. — Voir aussi de lui : Économiste français, 1er septembre 1895, et Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1897 ; — Molinari, la Viriculture ; — Colson, Cours d’économie politique, t. I.
  1226. A. Dumont, Dépopulation et civilisation, 1890, et Natalité et démocratie, Paris, Schleicher, s. d. (publié en 1898).
  1227. La Liberté (de Paris) du 16 juillet 1908 reproduit cette opinion, qu’elle a recueillie de M. Garraud, professeur de droit criminel à l’Université de Lyon : « Les avortements se comptent par milliers : j’ai établi, par des documents médicaux, puisés à meilleure source, qu’il se commettait à Lyon seulement (où l’on compte environ 8, 000 naissances) à peu près 10.000 avortements ».
  1228. Cet exemple, cité par Levasseur (Population française, 1. IV, ch. v, t. III, p. 169), est parfaitement exact. M. Levasseur en avait recueilli la constatation certaine et facile à un des banquets annuels de la Société d’économie politique de Lyon, auquel nous assistions. M. Levasseur était du reste à peu près le seul qui avoua l’influence directe de la religion.
  1229. Cette proportion de 1.050 contre 1.000 doit même avoir été beaucoup dépassée autrefois. Ainsi à Londres, entre 1618 et 1662, au témoignage de William Petty, on avait baptisé 139.782 garçons contre seulement 130.866 filles, ce qui donne la proportion de 1.068 contre 1.000. Et Petty ajoute : « Les comptes rendus des campagnes s’accordent assez bien avec ceux de Londres sur ce sujet » (Petty, Observations naturelles et politiques sur les bulletins de mortalité du capitaine John Graunt, ch. viii, dans ses Œuvres économiques, tr. fr., t. II, p. 412). Ailleurs, Petty pose en principe la proportion normale de 14 hommes pour 13 femmes (Ibid., p. 414).
  1230. Voici, pour plus de détails, les moyennes quinquennales de la proportion des sexes parmi les naissances légitimes au cours des vingt-cinq dernières années :
    1882-1886 1.051
    1887-1891 1.047
    1892-1896 1.044
    1897-1901 1.042
    1902-1906 1.039
    Mais dans les naissances naturelles, les écarts d’une année à l’autre sont plus considérables en proportions, ce qui est tout naturel étant donnée la loi des grands nombres de Quetelet. Il faut même observer que les changements de proportions ne sont pas toujours la même année dans le même sens, selon que l’on y observe les naissances légitimes et les naissances hors mariage.
    
  1231. L’âge moyen des mariages a subi plutôt des retards (voyez Paul Leroy-Beaulieu, Économiste français du 19 octobre 1895, p. 517, et Traité théorique et pratique d’économie politique, t. IV, p. 618.
  1232. Fouillée, la Propriété sociale et la démocratie, 1904, pp. 81 et 91. — Voyez aussi la Viriculture de M. de Molinari.
  1233. Leroy-Beaulieu, Traité d’économie politique, 2e édition, t. IV, p. 631. — Plus récemment, M. Paul Leroy-Beaulieu vient de flétrir avec une vigueur nouvelle ce fléau de la dépopulation, en se bornant, toutefois, à accuser l’amour du bien-être et « l’arrivisme » sous toutes ses formes, et sans examiner ni flétrir les procédés effectifs, et pratiques qui réalisent ces volontés. Il se contente de recommander d’une manière générale le retour aux croyances religieuses. « La civilisation démocratique — dit-il — sans le secours des vieilles traditions et des vieilles croyances, dépeuple : il faut avoir le courage de le dire, car il n’y a aucun doute à ce sujet. La France est la première nation parvenue à la conception démocratique de la vie nationale, de la vie sociale et de la vie individuelle ; c’est celle qui s’est le plus détachée des croyances anciennes ; celle qui a le plus tôt réalisé l’aisance, sinon le bien-être universel, et qui se passionne chaque jour davantage pour cette aisance et ce bien-être : de là vient qu’elle ne fait plus qu’un nombre limité, intentionnellement limité, d’enfants… Il n’est nullement téméraire de dire que tant que cette cause durera et qu’on ne s’efforcera pas de la combattre par des remèdes énergiques, quasi héroïques, cet affaiblissement de la natalité s’aggravera… La direction donnée à l’enseignement public, le mépris grossier que toutes les autorités manifestent pour les croyances et les mœurs traditionnelles, constituent pour la France un véritable suicide, un suicide qui n’a même pas pour circonstance atténuante d’être lent. Le premier remède à la dépopulation dont la France est menacée, ce serait de changer toute la direction de l’enseignement public et toute la mentalité gouvernementale. » (Paul Leroy-Beaulieu, Économiste français, n° du 5 septembre 1908, pp. 348-349.)
  1234. Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 623. — Nous recommandons particulièrement ici : des Cilleuls, la Population, 1902 ; — Bayard, la Peur de l’enfant, 1907. On trouvera peut-être que les constatations de ce dernier travail sont un peu crues, mais il le fallait et l’on ne pourra pas contester qu’elles ne soient très exactes.
  1235. Ne pas confondre Karl Menger avec son frère Anton Menger, qui est également professeur à l’Université de Vienne, mais qui est socialiste. — M. Karl Menger a donné, entre autres, les Grundssetze der Volkswirthschaftlehre (dont un volume seulement a paru, en 1872) ; les Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der politischen Œkonomie insbesondere (1883) ; et les Irrthümer des Historismus in der Nationalœkonomie (1884), où il combat l’historisme et la théorie organique que Schæffle, entre autres, avait soutenue dans Bau und Leben des socialen Kœrpers.
  1236. Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e éd., t. I, pp. 158 et s. ; pp. 134 et s. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 29 et s. — Supra, p. 462.
  1237. Block, op. cit., 2e éd., t.1, pp. 122 et s.
  1238. Block, op. cit., 2e éd., t. I, pp. 461-462.
  1239. M. de Bœhm-Bawerk a été ensuite ministre des finances dans le cabinet Gautsch (décembre 1897-mars 1898). — Son traité Kapital und Kapitalzins comprend deux volumes : t. I, Geschichte und Kritik der Kapitalzinstheorieen, 1884 (traduit en français sous le titre Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, t. I, 1902 ; t. II, 1903) ; t. II, Positive Theorie des Kapitals (1889).
  1240. Voir Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e éd., t. I, p. 465 ; — P. Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e édit., t. I, p. 198.
  1241. Say est assez malmené par Bœhm-Bawerk, comme n’ayant « su émettre aucune idée claire sur la cause première de l’intérêt du capital » (Op. cit., tr. fr., t. I, p. 154). Le jugement est exact.
  1242. Roscher, dans ses Grundlagen der Natiotialoekonomie. Voyez la discussion dans Bœhm-Bawerk, tr. fr., t. I, pp. 157 et s.
  1243. Op. cit., t. I, p. 247.
  1244. Claudio Jannet (Capital, spéculation et finance, p. 83 en note) : « Il est très important au point de vue doctrinal, dit-il, de s’en tenir, pour justifier la perception de l’intérêt, aux titres de droit canonique : periculum sortis, damnum emergens, lucrum cessans, parce qu’il en découle l’obligation de conscience, pour le prêteur, de ne pas élever l’intérêt au-delà du taux moyen de la productivité du capital et du péril de non-remboursement que peut comporter l’affaire. L’idée de Bentham, de Hume, de Turgot, de Bastiat, que le service rendu est la cause de la perception de l’intérêt, amènerait à justifier toutes les spéculations sur les passions ou sur la position embarrassée de tel ou tel emprunteur. » — C’est cet avis là que nous ne saurions partager : car la conclusion que tire M. Claudio Jannet, ne découle point du tout des prémisses. On ne permet point au propriétaire d’une maison de spéculer sur la position embarrassée du locataire, quoique le prix de location d’un appartement se justifie par le service rendu.
  1245. Senior, Outlines of the science of political economy, 1836.
  1246. James Mill, Elements of political economy, 1821 ; — Mac-Culloch, Principles of political economy, 1825 ; — Courcelle-Seneuil, Traité théorique et pratique d’économie politique, 1858; — Cauwès, Précis du court d’économie politique.
  1247. Op. cit., tr. fr., t. II, pp. 1-2.
  1248. La théorie propre de M. de Bœhm-Bawerk est développée dans la seconde partie de son ouvrage, intitulée Kapital und Kapitalzins, non encore traduite en français. Voyez-en une analyse dans Block, Progrès de la science économique, 2e éd., t. II, pp. 362 et s.
  1249. M. Block (Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e édit., t. II, p. 365) trouve cependant ici que le temps est chargé de faire beaucoup trop de choses, et le travail beaucoup trop peu.
  1250. Block, loc. cit., p. 367.
  1251. Rae, dans son Statement of some new principles (1834) avait eu déjà une certaine notion de l’action du temps ; mais il envisageait le temps qui s’écoule entre la formation du capital et son épuisement par l’usage, plutôt que le temps, que l’on perd à faire le capital et que l’on gagne à l’employer (Voyez Boehm-Bawerk, op. cit., tr. fr., t. I, pp. 395 et s., et surtout p. 401).
  1252. Supra, p. 63.
  1253. Mémoire sur les prêts d’argent, § 27. — Signalons, pour être complet, une opinion que certains théologiens catholiques s’efforcent d’introduire. Selon eux, l’organisation économique actuelle a donné à l’argent une force productive qu’il n’avait point autrefois. Jadis les écus n’étaient qu’un instrument d’échange — symbole plutôt que forme de valeur — pour passer du troc à la vente : et c’était peut-être l’idée d’Aristote. Mais ces écus sont devenus tout récemment autre chose, et ils renferment maintenant un pouvoir qui leur manquait autrefois. Ainsi s’expliqueraient la gratuité essentielle du mutuum dans les temps antérieurs et la tolérance moderne du prêt à intérêt. Mais il faut que l’on modifie radicalement cette organisation économique, afin que la gratuité essentielle des prêts d’argent réapparaisse d’elle-même (P. Antoine, Cours d’économie sociale, p. 507). — Il est inutile de montrer l’encouragement et l’appui que ces thèses donnent au socialisme. De plus, il est historiquement faux que la puissance productive de l’argent soit un fait tout nouveau. Elle peut trouver maintenant des occasions beaucoup plus fréquentes, et même des occasions continuelles, de s’exercer quelle que soit l’importance de la somme : et c’est pour cela que nous avons expliqué ailleurs par la présomption générale actuelle d’un lucrum cessans la permission ou tolérance que l’Église a consentie en 1830 (voir nos Eléments d’économie politique, 2e éd., p.479, et ici même, p. 335). Mais cette productivité a toujours existé. Je n’en veux pour preuves que les réclamations fort intelligentes que les négociants de Gênes et d’ailleurs avaient faites auprès du Saint-Siège, la pratique habituelle des marchands en foire pour les règlements à long terme, et enfin le texte même de Benoît XIV dans son Encyclique Vix pervenit de 1745, envisageant le cas où l’emprunteur aurait emprunté « ad fortunas suas amplificandas, vel novis coemendis prædiis, vel quæstuosis agitandis negotiis impensurus » : auxquels cas, du reste, la prohibition ordinaire était maintenue dans toute sa rigueur (Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 473, et supra, Histoire des doctrines économiques, pp. 68 et 69).
  1254. Outre les ouvrages de Le Play, nous recommandons d’une manière toute particulière le volume fort bien documenté de M. E. de Curzon, Frédéric Le Play, sa doctrine et ses œuvres, 1899 ; — Charles de Ribbe, Le Play d’après sa correspondance, 2e édition, 1906 ; — Vignes, la Science sociale d’après les principes de Le Play, 2 volumes, 1897.
  1255. M. Gide (Précis d’économie politique, 5e éd., p. 16) a rapproché Le Play et son école de l’école historique, au point de vue de la « méthode à suivre dans les sciences sociales ». Il faut se garder d’une confusion. Bien loin d’appartenir à l’historisme et à toutes les écoles de l’évolution sociale, Le Play est un traditionnaliste et serait plutôt un traditionnaliste exagéré ; de plus, en admettant que cette méthode d’observation ait pu amener Le Play à nos croyances, il n’en est pas moins vrai qu’il croyait d’intuition à l’absolu, qu’il le cherchait, qu’il en poursuivait la démonstration comme on le fait pour une hypothèse scientifique, et que son doute apparent à l’égard des lois sociales naturelles avait eu beaucoup le caractère d’un doute cartésien.
  1256. « Cette idée, dit M. Schatz, qui est essentiellement dans la logique de l’individualisme et qu’aucun individualiste n’a contestée, est aussi celle qu’exprime de Bonald : « Le gouvernement ne doit considérer l’homme que dans la famille » (Schatz, l’Individualisme, p. 379 en note, à propos de Le Play). Nous aimons à trouver cette juste observation dans M. Schatz, car on s’est plu beaucoup trop à flétrir ce mot « individualisme », qui n’a cependant de raison d’être que l’antithèse qu’il fait au mot « socialisme ».
  1257. Auburtin, Introduction aux Extraits des œuvres de Le Play, dans la Petite Bibliothèque économique, p. xxiv.
  1258. Réforme sociale, ch. i, avec ce sous-titre : « La religion a toujours été le premier fondement des sociétés : le scepticisme moderne n’est justifié ni par la science, ni par l’histoire, ni par la pratique actuelle des peuples libres et prospères » (4e édition, t. 1, p. 98).
  1259. Op.cit., ch. ii, § 16, t. I, p. 211.
  1260. Op.cit., ch. v, § 42, t. II, p. 222.
  1261. Op. cit., ch. ii, § 16, t. I, p. 211.
  1262. Op. cit., ch. ii, intitulé du § 17.
  1263. Réforme sociale, ch. ii, §§ 18-21.
  1264. Réforme sociale, ch. iii, § 24. — Organisation de la famille, 1. I, ch. i, §2.
  1265. Réforme sociale, ch. iv, § 31.
  1266. Op. cit., ch. iv, § 34.
  1267. Ibid., ch. v, § 42, t. II, p. 226.
  1268. Ibid., sommaire du § 43.
  1269. Voir ch. vi, § 50, t. II, p. 425.
  1270. Organisation du travail, ch. ii.
  1271. Réforme sociale, ch. vii, §§ 63-67.
  1272. Par exemple Edmond Demolins dans son ouvrage sur la Supériorité des Anglo-Saxons (1897).
  1273. Par une singulière coïncidence, c’était déjà depuis 1660 que Boisguilbert, près de deux siècles auparavant, cherchait à chiffrer l’appauvrissement de la France (voyez plus haut, p. 120). Mais l’observation sociale de Le Play n’a rien de commun avec le calcul statistique de Boisguilbert.
  1274. Organisation du travail, ch. i, §§ 11-17, ou les « six périodes de l’histoire sur le sol de la France ».
  1275. Nous recommandons tout particulièrement la Vie domestique, ses modèles et ses règles d’après des documents originaux, par Charles de Ribbe, 2e édition, Paris, 1877 ; et les Familles et la société en France avant la Révolution du même auteur.
  1276. Les Classes ouvrières en Europe, étude sur leur situation matérielle et morale, par René Lavollée, t. I, II et III.
  1277. L’Ouvrier américain, par Levasseur, 1898.
  1278. Le Trade-unionisme en Angleterre, par Paul de Rousiers, 1897 ; — Études sur les populations rurales de l’Allemagne et la crise agraire, par Georges Blondel, 1897 ; — plusieurs travaux sur la Participation aux bénéfices, 1898, etc., etc. — À citer dans le même ordre d’études, mais en dehors du courant déterminé par Le Play, l’ouvrage de Schulze-Gævernitz, la Grande industrie, son rôle social et économique étudié dans l’industrie cotonnière, 1896.
  1279. Réforme sociale, Introduction, §§ 3, 4 et 5.
  1280. Organisation du travail, ch. iv.
  1281. Knies, Die politische Œkonomie vom Standpunkte der geschichtlichen Methode, 1853, p. 354. — Voyez toute sa conclusion, pp. 341-355.
  1282. Hildebrand, Die Entwickelungsstufen der Geldwirthschaft, 1876.
  1283. On peut étudier avec fruit (quoique nous nous soyons inspiré à d’autres sources) Charles Andler, Origines du socialisme d’État en Allemagne, 1897. — M. Charles Andler termine son volume en disciple zélé et convaincu d’Henri George, sinon en collectiviste proprement dit.
  1284. Telle est aussi la loi adoptée par un juif allemand qui est parvenu à une immense et triste célébrité, l’athée Max Nordau (Sudenfeld, de son vrai nom), Paradoxes sociologiques, trad. franc., p. 165.
  1285. Cette opinion domine dans toute la sociologie spencérienne et évolutionniste, etc. — Voyez entre autres Gumplowicz, Sociologie et politique, trad. franç., 1898, p. 143. — Aussi sommes-nous étonné de trouver une prophétie diamétralement opposée dans un autre sociologue du même prétendu « Institut international de sociologie », Michel-Ange Vaccaro, auteur des Bases sociologiques du droit et de l’État, 1898, pp. 466, 474, etc.
  1286. Auguste Comte, né à Montpellier en 1795, mort à Paris en 1857, a laissé le Système de politique positive (1828), le Cours de philosophie positive (en 6 volumes, parus entre 1839 et 1842) et le Traité de sociologie (1851). — Sur Comte, voyez comme résumé méthodique de sa doctrine Alengry, Essai historique et critique sur la sociologie chez Auguste Comte, 1900.
  1287. Alengry, op. cit., p. 382.
  1288. Cours de philosophie positive, 5e édition, 1892-1894, t. IV, pp. 210-222 ; — Alengry, op. cit., pp. 213-217.
  1289. Titre de l’ouvrage de Mercier de la Rivière, voyez supra, pp. 173, 211, etc.
  1290. Frédéric-Charles de Savigny (1779-1861), né à Francfort d’une famille calviniste de Lorraine, qui avait émigré en Allemagne en 1622 (et non pas, comme on le répète ordinairement, au moment de la révocation de l’Édit de Nantes), professeur de droit à l’Université de Berlin de 1810 à 1842, ministre de la justice du royaume de Prusse de 1842 à 1848, auteur de travaux très remarqués sur le droit romain. Pour l’influence de Savigny sur l’économie politique, voir Ch. Andler, Origines du socialisme d’État en Allemagne, ch. i, §2 ; ch. ii, §2 ; ch. iii, § 1 ; — Schüller, Die Wirthschaftspolitik der historischen Schule, 1899, pp. 91 et s.
  1291. De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit.
  1292. Ihering, Der Zweck im Recht, et Einleitung zur Entwickelungsgeschichte des rœmischen Rechts, 1878-1883. — Voir Bouglé, les Sciences sociales en Allemagne, 1896, pp. 103 et s.
  1293. À signaler cependant l’aveu fort original du sociologue évolutionniste Benjamin Kidd. Il remarque que les intérêts d’une société en progrès et ceux des individus qui la composent sont forcément inconciliables (c’est un démenti brutal à la morale benthamiste). Alors, se demande Kidd, qu’est-ce qui fera marcher la société ? Eh bien, répond-il, ce sera une religion quelconque, vraie ou fausse (pour Kidd, toutes les religions sont fausses), parce qu’il n’y a qu’une religion qui puisse promettre « une sanction superrationnelle à tous les actes de l’individu là où les intérêts individuels et les intérêts de l’organisme social sont en opposition », c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une religion qui puisse obtenir, par une foi dans l’au-delà, le sacrifice de l’individu à la communauté (voyez l’Évolution sociale, trad. franc., 1896, ch. iv). — Cette observation de Kidd a certainement quelque chose de très profond et de très judicieux ; car il est parfaitement exact que si le scepticisme et la négation de toute vie future peuvent conduire au suicide considéré comme une manifestation de l’égoïsme et de l’orgueil, ni l’un ni l’autre ne conduiront jamais jusqu’à la mort obscure acceptée par dévouement. — On peut, voir, si l’on veut, un essai de discussion de la thèse de Benjamin Kidd dans Rignano, Fonction sociale de la religion, en appendice à Un socialisme en harmonie avec la doctrine économique libérale, 1904, pp. 315 et s.
  1294. Bruno Hildebrand (1812-1878), professeur à l’Université de Breslau, puis à Marburg, député de Marburg à l’Assemblée nationale de Francfort en 1848, obligé ensuite de s’expatrier et professeur d’économie politique à l’Université de Zurich, enfin rentré en Allemagne et professeur à l’Université d’Iéna en 1861. Il fonda en 1862 les fameuses « Annales d’économie nationale et de statistique », Iahrbücher fur Nationalœkonomie und Statistik, qui furent continuées après lui par Conrad, son gendre.
  1295. Die politische Œkonomie vom Standpunkte der geschichtlichen Methode.
  1296. Knies, op. cit., ch. iii, § 4, pp. 168-206.
  1297. Die Nationalœkonomie der Gegemvart und der Zukunft.
  1298. Dans les Iahrbücher fur Nationalœkonomie, 1864.
  1299. Roscher (1817-1894), professeur à l’Université de Goettingen de 1843 à 1848, puis à celle de Leipzick de 1848 jusqu’à sa mort.
  1300. Grundriss zu Vorlesungen über die Staatswissenschaft nach geschichtlicher Methode.
  1301. Grundlagen der Nationalœkonomie, 2e édit., 1857.
  1302. Grundlagen der Nationalœkonomie, Introduction, ch. iii, §§23-25, « Idealistische Methode ; — §§ 26-29, « Historisch-physiologische Methode ».
  1303. Geschichte der Nationalœkonomie in Deutschland, Munich, 1874.
  1304. Die Klassische Nationalœkonomie, Leipsick, 1888.
  1305. Über die Grundlehren der von A. Smith begründeten Volkswirthschaftstheorie, Erlangen, 1868 ; et Lehrbuch des deutschen Verwaltungsrechts, Erlangen, 1872-1873.
  1306. Stein (Lorenz von Stein) (1813-1890), Danois, qui avait habité Paris, s’y était lié sous Louis-Philippe avec les sommités socialistes d’alors et qui publia (outre Der Socialismus und Kommunismus Frankreichs, 1843) un System der Staatswissenschaft ou « Système de la science politique ». Il ne
  1307. Sur la bibliographie de l’école historique allemande, voyez Wagner, Fondements de l’économie politique, tr. fr., 1904, §§ 14-15-16, pp. 54 et s. — Richard Schüller, Die Wirthschaftspolitik der historischen Schule, Berlin, 1899.
  1308. Ibid., p. 345.
  1309. Cette démonstration remplit tout le chap. i du t. 1, pp. 99-197, ce qui indique l’immense importance que Wagner y attache.
  1310. Fondements de l’économie politique, tr. fr., pp. 166 et s., p. 189.
  1311. Voyez (Op. cit., pp. 73 et s.) comment Wagner explique lui-même ses divergences de vues avec Schmoller. — Comparez Bougie, les Sciences sociales en Allemagne, 1896, pp., 71 et s.
  1312. Schmoller, Économie nationale, économie politique et méthode, 1893, § ix, dans Politique sociale et économie politique, tr. fr., 1902, pp. 379 et s.
  1313. Op. cit., §§ iv et v, p.354.
  1314. Tr. fr., t. 1 et II, 1905 ; t. III, 1906 ; t. IV, 1907 ; t. V, 1908.
  1315. Op. cit., t. I.
  1316. Op. cit., t. I, p. 110.
  1317. Ibid., p. 117.
  1318. Op. cit., t. I, p. 168.
  1319. Op. cit., t. III, p. 6.
  1320. Op. cit., § 170, t. III, p. 241.
  1321. Karl Bücher, dans Die Entstehung der Volkswirthschaft, 1893, cité par Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e édit., t. 1, pp. 32-33. — Voyez dans le même sens les Études d’histoire et d’économie politique du même auteur, qui renferment l’ouvrage cité ci-dessus et qui ont été traduites en français (Bruxelles et Paris, 1901), avec une préface éminemment suggestive sur l’historisme. Celle-ci a été écrite par M. Pirenne, professeur à l’Université de Gand.
  1322. Pour la défense des économistes classiques contre les historiques au sujet de la méthode et de l’observation des faits ; voyez Emilio Cossa, Il Metodo degli economisti classici, 1895, ch. i, ii et iii.
  1323. C’est-à-dire XVIIIe et XIXe siècles : la première édition d’Ashley est de 1888.
  1324. Ashley, op. cit., 3e édit., t. I, pp. IX-XI. — À ce titre là, est-ce que par hasard Adam Smith devrait être rangé dans l’école historique, pour avoir fait remarquer que la disparition du système militaire féodal et les armements modernes avaient amené l’accroissement des impôts et empêché le souverain de faire face aux charges publiques avec les revenus d’un domaine royal ou princier ? Évidemment non. Cependant c’était bien « juger une théorie du passé d’après les faits du passé » ; On en trouverait bien d’autres exemples chez les classiques. Il est donc faux que cette formule soit exclusivement propre à l’historisme. — Aussi bien Knies (Die politische Œkonomie vom Standpunkte der geschichtlichen Methode, ch. iii, § 3, pp. 147 et s.) et Comte (Cours de philosophie positive, t. IV, p. 212) reconnaissent-ils très justement la différence des méthodes et des appréciations historiques dans Adam Smith d’une part et dans ses successeurs d’autre part comme Malthus et Ricardo.
  1325. Il fait contre elle cette objection historique. L’Irlande, dit-il, avait huit millions d’habitants vers 1845. L’émigration causée par la famine en enleva deux millions entre 1846 et 1848, Le salaire cependant né monta pas. Et Cliffe Leslie de conclure : « Le taux du salaire est le résultat d’un contrat entre l’employeur et l’employé. Ce que l’employeur donne dépend de ses ressources et de ses profits, et non du total des fonds dans la possession des autres. » Ici il a raison.
  1326. É. de Laveleye, Cliffe Leslie et les tendances nouvelles de l’économie politique en Angleterre, dans Essais et études, t. II, p. 254.
  1327. Travail et salaires en Angleterre depuis le XIIIe siècle.
  1328. Préface de l’Interprétation économique de l’histoire, pp. 3 et 8 de la traduction française.
  1329. En ce qui concerne Thorold Rogers notamment, on peut se demander s’il ne lui arrive pas de travestir les opinions des économistes classiques pour avoir l’occasion de les présenter comme fausses ou comme absurdes. — Son Manuel d’économie politique, paru en 1866, n’indiquait encore que des tendances à une rupture : l’Introduction économique de l’histoire, achevée en 1888, révèle un immense chemin parcouru.
  1330. Auteur des Éléments d’économie politique (1882), qui ont eu de nombreuses éditions et ont été traduits en sept langues ; de très nombreux articles de revues réunis dans les Essais et Études (3 volumes, 1894-1897) ; de la Propriété du sol et ses formes primitives, 1874, etc., etc. — M. Luigi Cossa, qu’on ne saurait cependant accuser d’intransigeance dans la défense des principes sociaux, juge ainsi : M. de Laveleye : « Ses Éléments d’économie politique montrent son peu d’aptitude à parler de la science pure, dont-il ne connaissait exactement ni l’objet, ni le but, ni la méthode » (Histoire des doctrines économiques, tr. fr., p. 399). Alors que savait-il ?
  1331. Éléments d’économie politique.
  1332. Voir la réfutation dans le Collectivisme de P. Leroy-Beaulieu.
  1333. Knies, Die politische Œkonomie vom Standpunkte der geschichtlichen Methode, ch, iii, § 2, pp. 130 et s.
  1334. Principes d’économie politique, 5e édit., pp. 34-35.
  1335. « Si le monde était à refaire, dit-il, et s’il pouvait être refait dans des conditions de liberté absolue, rien ne prouve qu’il fût semblable à celui qui existe aujourd’hui. On n’est-pas autorisé à conclure que, parce que les lois naturelles sont permanentes et immuables, les faits et les institutions économiques actuelles doivent avoir aussi un caractère de permanence et d’immutabilité… Les lois naturelles, bien loin d’exclure le changement, le supposent toujours… Et non seulement les faits et les institutions économiques peuvent changer, mais encore notre volonté n’est pas impuissante à déterminer ces changements » (Op. cit., p. 23). — Nous concédons bien que notre volonté change les faits et les institutions ; mais cela change-t-il les principes d’après lesquels le monde est gouverné ?
  1336. Op. cit., p. 29.
  1337. Paru en 1878.
  1338. Histoire des doctrines économiques, s. d. (nous croyons pouvoir donner la date de 1891), pp. 346-348. — À citer pour l’Amérique Francis-Amasa Walker, auteur de Political economy dans le sens historique. — Francis-Amasa Walker est connu également par The Wages question, 1876, où M. Gide a cru voir pour la première fois la théorie du rapport entre le salaire et la productivité du travail. Cependant cette théorie avait été énoncée déjà maintes fois, notamment par Thünen (voyez supra, pp. 346-347 et s., et Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e édition, t. II, p. 258). Il ne faut pas confondre cet Amasa Walker avec son père Francis-Amasa Walker (1799-1875), député, sénateur, secrétaire d’État aux États-Unis, qui appartenait plutôt, comme économiste, à l’école classique libérale et qui a laissé des travaux estimés, notamment Nature and uses of money, 1857.
  1339. Du Maroussem, Enquêtes, pratique et théorie, Paris, 1900, IIe partie, et particulièrement pp. 225, 250, etc.
  1340. Westermarck, l’Origine du mariage dans l’espèce humaine, tr. fr.
  1341. « Le totem est un être, animé ou inanimé, plus généralement un végétal ou un animal, dont le groupe est censé descendu et qui lui sert à la fois d’emblème et de nom collectif » (Durkheim, la Prohibition de l’inceste et ses origines, inséré dans l’Année sociologique, 1896-1897, op. cit., p. 2). — Voyez aussi sur le même sujet un autre article de M. Durkheim, le Totémisme, inséré dans l’Année sociologique de 1902.
  1342. Einleitung in die Moralwissenschaft, Berlin, 1892-1893.
  1343. Vacher de Lapouge, Sélections sociales, 1896, pp. 302-304, 323.
  1344. Léon Bourgeois, Solidarité, 1896, p. 78.
  1345. Publiée dans le recueil Questions de morale de MM. Belot, Bernès, Buisson, etc., 1900 (voyez op. cit., pp. 31 et s.).
  1346. Fournière, l’Idéalisme social, 1898. — Voyez le chapitre « l’idéalisme, forme pensée de l’évolution » ; voyez aussi la IIIe partie du volume. — M. Fournière a été chargé de professer officiellement l’économie sociale à l’École polytechnique.
  1347. Voyez dans notre article le Darwinisme et la sociologie évolutionniste (Revue catholique des Institutions et du Droit, août 1897) la « Morale de l’évolutionnisme », loc. cit., pp. 108 et s.
  1348. Pirenne, préface aux Études d’histoire et d’économie politique de Karl Bücher, p. vi.
  1349. Bücher, Études d’histoire et d’économie politique, p. 6.
  1350. Ibid., p. 15.
  1351. Ashley, op. cit., p. xi.
  1352. Voyez particulièrement sur ce point le P. Liberatore, Principes d’économie politique, 1889 ; — R. P. Ch. Antoine, Cours d’économie sociale, lre éd., 1896 ; — et généralement ceux des théologiens qui ont voulu écrire sur l’économie politique avant d’avoir observé et compris les phénomènes économiques sous leur forme réelle et concrète. — Qu’il nous soit permis de noter que les ouvrages plus judicieux et fort bien documentés du R. P. Gastelein. (Socialisme et droit de propriété, Paris, 1897 ; Institutiones philosophiæ moralis et socialis, Bruxelles, 1899, et Droit naturel, 1903) et du R. P. Ghabin (Vrais principes de droit naturel, politique et social, Paris, 1901) sont heureusement conçus dans un sens tout opposé. Aussi faut-il se garder de trop généraliser la critique que nous venons de faire des théologiens.
  1353. Le P. Liberatore, qui semble être l’auteur le plus autorisé de cette école, ne reconnaît pas la circulation comme une branche spéciale de l’économie politique.
  1354. Ainsi le P. Liberatore a cru pouvoir écrire des Principes d’économie politique sans agiter la question du commerce international, et il a — je ne dis pas résolu — mais tranché toutes les questions de banque et de crédit en préconisant purement et simplement le monopole de l’État, sans plus de détails (Op. cit., tr. fr., p. 106). En matière de salaires, il a conclu à une tarification légale et internationale qui, selon lui, aurait d’une part l’avantage de faire disparaître dans chaque région celles des industries locales qui ne gagnent pas assez pour bien payer leurs ouvriers, d’autre part, aussi, l’avantage d’empêcher qu’on ne donne un demi-salaire à des individus à qui leur âge ou leurs infirmités ne permettent qu’un demi-travail (Op. cit., tr. fr., p. 288 ; — item, Civiltà cattolica, n° du 4 mai 1889). — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 340 en note et 553 en note.
  1355. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 5 et 6.
  1356. Le R. P. Pesch, adversaire des lois économiques, a particulièrement développé cet argument dans ses Philosophische Grundlagen des œkonomischen Liberalismus, Fribourg-en-Brisgau, 1899, pp. 163 et s.
  1357. Nous avons résumé ici, aussi brièvement que possible, une quarantaine de pages du R. P. Pesch. Elles renferment en faveur de l’historisme un long plaidoyer contre les Irrthümer des Historismus de Karl Menger.
  1358. Voyez supra, pp. 296 et s., la « Critique générale de l’école orthodoxe ou classique » et particulièrement p. 300.
  1359. Voyez plus haut, p. 504, la citation des Principes d’économie politique de M. Gide.
  1360. Op. cit., édit. de 1831, t. II, p. 336.
  1361. infra, IVe partie, ch. iv.
  1362. « Il y a dans notre pays, dit très spirituellement M. le comte d’Haussonville, toute une école qui croit que depuis la Révolution (avec un grand R) les choses ne peuvent plus se passer en France comme elles se passaient autrefois. Aux adeptes de cette école il semble que le mot de charité écorche la bouche ; et comme, d’autre part, ils sont gens trop intelligents pour ne pas comprendre que l’assistance aux malheureux doit reposer sur un principe, ils se sont mis à la recherche d’un mot nouveau pour exprimer ce principe. Ils ont été tentés successivement par celui de philanthropie et par celui de fraternité. Mais le malheur a voulu que la première République ait rendu ridicule le premier de ces deux mots, et que la seconde ait ensanglanté le second. Celui d’altruisme sonnait dur à l’oreille. Ils étaient donc dans l’embarras quand un mot nouveau a été inventé… Ce mot est celui de solidarité » (M. le comte d’Haussonville, Assistance publique et bienfaisance privée, 1901, pp. 11-12).
  1363. « Le principe contemporain et utilitaire de solidarité n’est pas seulement plus haut et plus compréhensif que le principe chrétien de charité : il est aussi plus fécond — » (Paul Louis, l’Ouvrier devant l’État, 1904, p. 20).
  1364. Cité par Bouglé, le Solidarisme, 1907, p. 19.
  1365. À titre de renseignement, nous pouvons donner cette curieuse citation de l’Action maçonnique (n° de mai 1869, p. 163) : « La charité n’étant pas à nos yeux un mode maçonnique, nous préférons celui qui représente le mieux les idées humanitaires : solidarité ». — C’est la réalisation du projet que Pierre Leroux avait exprimé dans sa Grève de Samarez (voyez infra).
  1366. Nous signalons une discussion fort instructive de la morale progressiste et humanitaire d’après les arguments de M. Hector Denis, dans le R. P. Castelein (Appendices (en français) aux Institutiones philosophise moralis et socialis, 1899, pp. 579 et s.).
  1367. Schatz, l’Individualisme, pp. 314-315. — Cette marche logique et fatale de la solidarité vers le socialisme est très bien décrite dans la Solidarité sociale, ses nouvelles formules, par Eugène d’Eichtal, 1903 (voyez pp. 18-20). La solidarité de M. Bourgeois, selon M. Paul Leroy-Beaulieu, nous ramène au garantisme de Fourier (ibid., p. 96) ; et au dire de M. de Tarde, « la doctrine solidariste, telle qu’on l’entend, verse dans le collectivisme » (ibid., p. 140). Tout cela, c’est fort exact.
  1368. Sur l’idée de l’État dans la théologie et la philosophie anciennes, nous nous en référons au R. P. Caudron, S. J., De la fin de l’État ou des sociétés civiles, 1894. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 78 et s.
  1369. Esprit des lois, 1. XXIII, ch. xxix.
  1370. Cité par Ingram, Histoire de l’économie politique, tr. fr., p. 350.
  1371. Dupont-White, l’Individu et l’État, 1857, pp. 166, 265, 278.
  1372. En sens contraire, cependant, nous devons faire observer que Ch. Andler, dans ses Origines du socialisme d’État en Allemagne, 1897, aboutit sous ce nom à la nationalisation du sol et qu’il étudie Rodbertus et Lassalle comme n’étant que des socialistes d’État. Mais ce n’est pas le sens usuel des mots.
  1373. Voir, nos Éléments d’économie politique, 2e édit., pp. 94 et s. — « Le socialisme d’État n’est pas une doctrine, car on ne sait pas où il commence et où il finit » (E. Maisonabe, la Doctrine socialiste, 1900, p. 12 en note. — Nous recommandons ce petit volume de M. Maisonabe comme un bon exposé des principales théories socialistes, avec une bonne réfutation au double point de vue de la logique et de la pratique).
  1374. Voyez le Handbuch des Socialismus de Stegmann et Hugo, Zurich, 1897, p. 784 ; item, p. 773.
  1375. Supra, p. 544 et s.
  1376. Est-ce la chaire du professeur ou celle du prédicateur ? En réalité le socialisme cathédrant remplit bien les Universités allemandes. Cependant c’était plutôt à des prédicants que songeait le député Oppenheim quand il lança dans le Reichstag son mot qui lit fortune : « Vous êtes des socialistes en chaire ».
  1377. Wagner, Fondements de l’économie politique, § 18, tr. fr., p. 82.
  1378. Ibid., p. 84. — M. Bourguin, les Systèmes socialistes et l’évolution économique, 1904, p. vi, fausse le sens des mots quand il distingue le socialisme d’État, le socialisme communal et le socialisme corporatif ou sociétaire, selon que c’est l’État ou la commune ou la corporation qui est substitué à l’individu comme propriétaire.
  1379. Wagner, Fondements de l’économie politique, § 14, tr. fr., p. 54.
  1380. Schmoller, Lettre ouverte à M. de Treitschke, 1875, iv, dans Politique sociale et économie politique, tr. fr., 1902, pp. 78-80.
  1381. Ibid., p. 95.
  1382. Schmoller, Principes d’économie politique, tr. fr., t. II, pp. 406-407.
  1383. Op. cit., t. III, pp. 277 et s.
  1384. Op. cit., t. II, p. 594.
  1385. Principes d’économie politique, 5e édit., p. 38.
  1386. Ibid., 6e édit., p. 39.
  1387. Ibid. — Ici M. Gide cite comme partageant ses idées MM. Fouillée, Funck-Brentano, Durkheim, etc. — L’historisme est très visible, par exemple, dans la Science sociale, morale politique, de M. Funck-Brentano, 1896. Mais M. Durkheim, dans sa Division du travail social, va bien plus avant dans le socialisme : il y est tout à fait et il l’affiche dans sa préface.
  1388. « Le contrat de salaire, si bien adapté qu’il puisse être aux conditions économiques actuelles, présente certains vices graves et en quelque sorte rédhibitoires… Que cette forme de contrat doive rester la loi générale de nos sociétés, de telle sorte que la masse des travailleurs se trouve privée de tout droit sur les produits du travail et de tout intérêt dans la production, voilà qui serait contre nature. On ne saurait donc considérer un semblable état comme définitif… L’association coopérative reste le suprême espoir de tous ceux qui pensent qu’il y a une solution sociale à trouver et une révolution sociale à éviter » (Op. cit., 5e édit., pp. 391-393, 433). — Voyez une discussion très vive contre Gide, dans Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e édit., t. II, pp. 318 et s. — On verra plus loin que Saint-Simon en avait dit autant du salariat : seulement, pour le remplacer, il parlait de travail sociétaire, au lieu de travail coopératif. À cela près, c’est la même chose ; entre les deux, il y a tout juste l’épaisseur d’un mot.
  1389. Gide, Principes d’économie politique, 7e édit., 1901, p. 42.
  1390. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 96-97.
  1391. Baudrillart, Manuel d’économie politique, 5e édit., p. 108. — Comment se fait-il donc que les chrétiens sociaux accusent le libéralisme économique d’avoir engendré le socialisme, non seulement d’une manière indirecte et par réaction, mais encore d’une manière directe ? (Voyez plus haut, p. 477 en note). « Au point de vue théorique, dit par exemple le R. P. Pachtler, nous accusons avant tout le dogme fondamental du libéralisme — l’omnipotence de l’État — d’avoir servi de précurseur au socialisme. Notre devoir est de prouver que même au point de vue économique le libéralisme a servi de pionnier au socialisme… Il l’a fait directement, en épousant, en théorie et en pratique, des principes socialistes » (P. Pachtler, le But du socialisme et les idées libérales, trad. franc., 1893, pp. 44 et 56). — C’est évidemment d’un tout autre libéralisme qu’il devrait s’agir. Précisément les économistes libéraux de France et d’Angleterre ont toujours été et sont toujours les plus grands adversaires de l’action de l’État ; et en proclamant la force invincible des lois naturelles avec la fatalité des conséquences économiques de tout acte humain de cet ordre, ils nient aussi complètement que possible l’omnipotence de l’État. Ceux qui croient à l’omnipotence de l’État, ce sont bien plutôt ceux des chrétiens sociaux qui redemandent, comme le R. P. Lehm-Kühl (Theologia moralis, 3e édition, p. 715, citée par Claudio Jannet dans Capital, spéculation et finance au XIXe siècle, pp. 199-203), la « taxation universelle des salaires et des produits ». — Le reproche fait à l’école libérale d’avoir enfanté le socialisme et de l’avoir pour ainsi dire renfermé dans ses formules, inspire en partie les Éléments de science sociale du P. Antoine (voyez surtout op. cit., pp. 281 et s.). Le P. Antoine faisait même grief à l’école libérale d’avoir fomenté le socialisme avec la formule par laquelle s’ouvre la Richesse des nations : « Le travail d’une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation », etc., sans remarquer que cette phrase avait passé tout entière, et comme en traduction, dans l’Encyclique Rerum novarum de Léon XIII, § 41 : « Non aliunde quam ex opificum labore gigni divitias civitatum » (P. Antoine, Éléments de science sociale, 1893, p. 388).
  1392. « Le christianisme, dit M. d’Eichtal, a péché par l’exagération qu’il a donnée à la personnalité individuelle » (Eugène d’Eichtal, Socialisme et problèmes sociaux, 1899, p. 188). — Cette opinion est actuellement très répandue parmi nos adversaires de toutes les écoles socialistes, ignorants volontaires des œuvres merveilleuses que notre charité chrétienne, fondée sur la notion du devoir individuel, a été seule capable d’imaginer et d’accomplir là où l’altruisme et la solidarité demeuraient impuissants et stériles.
  1393. M. G. Palante (Précis de sociologie, Paris, 1901, p. 174) donne cette définition : « L’individualisme est une doctrine qui, au lieu de subordonner l’individu à la collectivité, pose en principe que l’individu a une fin en lui-même ; qu’en fait et en droit il possède une valeur propre et une existence autonome ». — Si cette définition est aussi exacte qu’elle est étymologique, il est bien difficile de contester le caractère individualiste du dogme et de la morale évangélique. Nous nous gardons bien d’ailleurs de le contester. On peut consulter, sur le caractère essentiellement personnel et individualiste de la morale chrétienne, notre travail le Christianisme et la Solidarité ? paru dans la revue l’Université catholique, n° de mars 1906.
  1394. Monet, chevalier de Lamarck (1744-1829), auteur de nombreux ouvrages de botanique et notamment de la Philosophie zoologique, parue en 1809. C’est là que se trouvent les éléments de cette théorie.
  1395. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. IV, passim. — Item, Système de politique positive, 1851, pp. 329, 335, etc.
  1396. Tammeo, professeur à l’Université de Naples, la Statistica, 1896, p. 67.
  1397. Tarde, Études de psychologie sociale (le Transformisme social), 1898, p. 99. — M. Tarde, chef de bureau au ministère de la justice, est l’auteur de la Logique sociale, des Transformations du droit, des Lois de l’imitation, etc.
  1398. Tarde, Études de psychologie sociale, (l’Idée de l’organisme social), p. 126.
  1399. Alfred Fouillée, Science sociale contemporaine, pp. 110 et 227.
  1400. Giddings, Principes de sociologie, trad. franç., 1897, p. 358. — Contre la théorie organique, voyez aussi M. Hauser, l’Enseignement des sciences sociales, 1903.
  1401. Novicow (professeur à l’Université d’Odessa), Conscience et volonté sociales, 1897, p. 1.
  1402. Parlant des efforts de M. René Worms pour rajeunir la thèse de l’organisme social, M. Tarde (Études de psychologie sociale, p. 120) le félicite ironiquement « d’avoir, voulu rendre à la sociologie ce service entre bien d’autres, de pousser à bout cette vieille métaphore qui date des Grecs, à tel point que la science sociale en soit débarrassée définitivement… Ce n’est, ajoute-t-il, que la dernière flammèche d’une lampe qui s’éteint. »
  1403. Espinas, les Sociétés animales, p. 540. — Voyez dans Henri Michel (l’Idée de l’Etat) les justes critiques dirigées contre M. Espinas (Op. cit.,
  1404. Principes de sociologie, tr. fr., p. 190.
  1405. Combes de Lestrade, p. 7 de la préface aux Principes de sociologie de Giddings.
  1406. Bau und Leben des socialen Koerpers, Tübingen, 1875-1878. — Nous retrouverons plus tard Schæffle à propos du socialisme scientifique.
  1407. Soutenue par la Zeitschrift fur die Voelkerpsychologie (1860-1870). — Lazarus est aussi l’auteur de Das Leben der Seele.
  1408. Lilienfeld, auteur aussi de Gedanken über die Socialwissenschaft der Zukunft, 1871. — « La condition sine qua non, dit Lilienfeld, pour que la sociologie puisse être élevée au rang d’une science positive, c’est que la société humaine soit considérée comme un organisme vivant réel, composé de cellules à l’égal des organismes individuels de la nature » (Lilienfeld, Méthode d’induction ou méthode organique appliquée à l’étude des phénomènes sociaux, dans les « Annales de l’Institut international de sociologie », t. I, 1896, p. 45). — C’est le même Lilienfeld qui soutient — sans rire ! — que « l’homme de l’avenir sera moins salace ( ?) et moins prolifique », parce que, grâce à la « capitalisation continue des énergies psychophysiques », le développement de la raison sera beaucoup plus précoce sans que celui des passions le soit davantage. Donc on n’aura plus à s’inquiéter de l’overpopulation qui effrayait Malthus (Ibid., pp. 114-115).
  1409. Auteur de la Sociologie.
  1410. Novicow, Conscience et volonté sociales, ouvrage déjà cité.
  1411. Gumplowicz, professeur à l’Université de Gratz, auteur du Précis de sociologie, de Sociologie et politique, etc., etc.
  1412. De Greef, professeur à l’Université de Gand, auteur de l’Introduction à la sociologie et du Transformisme social, 1895.
  1413. René "Worms, « secrétaire général de l’Institut international de sociologie ». — M. Worms en est revenu. Obligé d’opter entre « l’organisme » et le « contractualisme », M. Worms avoue qu’il avait été un « organiste » et même intransigeant (Philosophie des sciences sociales, t. I, 1903, pp. 47 et s.) : mais il s’est rallié à la « doctrine transactionnelle » de M. Fouillée et se prononce maintenant pour un « superorganisme » (Ibid., p. 55).
  1414. Izoulet, professeur de philosophie au lycée Condorcet, puis professeur au Collège de France. — Voyez la critique que nous avons faite de la Cité moderne dans la Revue catholique des Institutions et du Droit, nos de novembre et décembre 1897.
  1415. Tarde, Annales de l’Institut international de sociologie, t. IV, 1898, p.253. — Voyez la réfutation par Novicow, même publication, t. V, 1899, p. 103.
  1416. Sur « l’individualisme sociologique » de Spencer, voyez Schatz, l’Individualisme, IIe partie, ch. vin, pp. 429 et s.
  1417. Voyez sur cette difficulté Henri Michel, l’Idée de l’État, 1896, pp. 462 et s.
  1418. Platon, République, 1. II, III et IV, passim ; — Lois, 1. VIII.
  1419. Aristote, Politique, 1. I, ch. xi. — Voyez sur ce point Souchon, Théories économiques dans la Grèce antique, pp. 59-61.
  1420. Gumplowicz, Sociologie et politique, trad. franc., pp. 138-139.— M. Penjon, professeur de philosophie à l’Université de Lille, dans son mémoire l’Énigme sociale (1902), publié aux frais et par les soins de l’Université de Lille, enseigne que le conflit entre là cupidité des uns et les besoins des autres ne procède que de la fausse idée que nous nous faisons de nous-mêmes, en nous imaginant « que nous sommes des substances, ou des personnes » (Op. cit., p. 5). « Le vrai progrès viendra, dit-il encore, lorsque nous aurons répudié cette idée de personnes et de substances qui est le principe de l’égoïsme » (Ibid., pp. 93-98).
  1421. M. Durkheim le fonde sur la division du travail. C’est cette division du travail qui « crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs les liant les uns aux autres d’une manière durable » (De la Division du travail social, 2e édition, 1902, pp. 267 et 403). — M. Fournière, ne croyant plus au « frein ni à la sanction d’une religion que la raison rejette », ni à la « vitesse acquise des morales religieuses », qui bientôt « n’auront plus aucune efficacité », ni à la « morale pure » ; qui n’a pas de « bases », en appelle à l’unique socialisme. « Le socialisme vient à point, dit-il, avec ses justices, ses réparations réelles, donner à l’utilité sociale toute sa force moralisante, non en paroles et en préceptes, mais en action…Il n’est pas téméraire de prévoir un temps où l’individu sentira vivre suffisamment en lui l’espèce pour que toute notion de droit, de devoir, et conséquemment de morale contraignante se fonde en un sentiment très simple et très harmonieux » (Théories socialistes au XIXe siècle, 1904, p. 48). Nous rappelons que M. Fournière a été chargé de professer cette morale socialiste à l’École polytechnique.
  1422. Citons entre autres les Principes fondamentaux de la sociologie chrétienne, par le R. P. Meyer, S.J. (tr. fr., 1893). « On n’a pas besoin, dit-il, d’être philosophe pour percevoir la frappante analogie qui établit une parfaite similitude entre l’organisation sociale et l’existence individuelle et personnelle de l’homme, sans supprimer pour cela les différences essentielles… À proprement parler, il y a, dans la société organisée, deux organismes moraux, qui sont toutefois substantiellement unis entre eux comme l’âme et le corps. L’un est constitutif, l’autre gouverne ou administre. Le premier est pour ainsi dire la matière organique de la société ; il commence, croit, se forme, se développe en même temps que la société et ne fait qu’un avec elle. Il forme les os et les nerfs du corps social. Aussi c’est d’abord sur lui que, dans toute société, doit se baser la formation du droit. Le droit est, en effet, le système des tendons et des muscles… L’organisme administrateur a son siège dans l’autorité. Ce second organisme présuppose le premier ; qu’il doit reconnaître, protéger et favoriser, de même que l’âme reconnaît, protège et favorise l’organisme du corps qu’elle gouverne… » (Il a été expliqué plus haut (op. cit. p. 40) que « chaque partie de l’organisme naturel, une fois animée par le principe vital, a son activité propre et intrinsèque, parfaitement différente du moteur central » )… « Ce principe, quêta structure organique propre à l’homme individu se produit pour ainsi dire similairement dans la structure naturelle de l’être social, est un fait péremptoirement démontré tant par la nature que par l’histoire… Saint Thomas pose directement l’idée de l’organisme vivant de la société comme fondement de la sociologie et du droit public. » Ici le R. P. Meyer invoque les livres III et IV du traité De regimine principum. Mais les allusions que ces livres III et IV font l’un à l’élection d’Albert d’Autriche en 1298, et l’autre à l’expédition de Charles VIII, roi de France, en Italie, en 1495, ne permettent pas d’attribuer à saint Thomas d’Aquin (mort en 1274) cette partie du De regimine principum (Voyez Meyer, Principes fondamentaux de la sociologie chrétienne, trad. franc., § 10, pp. 36, 41, 42, 43, 49). — Au contraire, le R. P. Castelein, S. J., dit textuellement ceci : « Il est faux que saint Thomas pose directement l’idée de l’organisme vivant de la société comme fondement de la sociologie et du droit public » (Institutiones philosophim moralis et socialis, p. 645 en note). — La question est judicieusement discutée dans un opuscule du R. P. Calmes, l’État, sa nature et ses fonctions, 1903.
  1423. R. P. Meyer, op.cit., § 10, pp. 48 et s.
  1424. Ferri, Socialismo e scienza positiva, Rome, 1894.
  1425. Cité par Ferri, op. cit.
  1426. Ammon, l’Ordre social et ses bases naturelles, Essai d’une anthroposociologie, trad. fr., Paris, 1900.
  1427. Op. cit., p. 9.
  1428. Op. cit., p. 129. — « Les darwinistes et les économistes, avait dit M. de Laveleye, qui prétendent que les sociétés humaines sont régies par des lois naturelles auxquelles il faut laisser libre cours, sont les vrais et seuls adversaires logiques à la fois et du socialisme et du christianisme… On ne peut comprendre par quel étrange aveuglement les socialistes adoptent les théories darwiniennes, qui condamnent leurs revendications égalitaires, et repoussent le christianisme d’où elles sont issues et qui les légitime » (De Laveleye, le Socialisme contemporain, introduction, 10e édition, pp. xviii et xix). — Nous nous expliquerons sur ce prétendu lien entre le christianisme et le socialisme : mais, si Laveleye a raison sur l’antagonisme logique du darwinisme et du socialisme, il est difficile de se tromper plus grossièrement qu’il ne fait quand il affirme l’inconciliabilité du christianisme et d’une théorie des lois naturelles. — Otto Effertz (les Antagonismes économiques, 1906, pp. 469-470) essaie une transaction : le darwinisme, dit-il, est en opposition avec le socialisme par sa « pointe sociologique », qui est le « capitalisme » ; mais sa « pointe métaphysique » est « l’athéisme et le mortalisme », et c’est, elle qui a séduit les socialistes. L’idée est juste, si par ailleurs la forme est prétentieuse autant que bizarre.
  1429. Bouglé, la Démocratie devant la science, Études critiques sur l’hérédité, la concurrence et la différenciation, 1904, p. 283.
  1430. Op. cit., p. 284.
  1431. Ibid., p. 289.
  1432. Ibid., p. 290.
  1433. Ibid., p. 292.
  1434. Voyez le dictionnaire de Littré, v° Socialisme.— Reybaud écrivait en 1849 : « Voici quatorze ans bientôt que j’eus le triste honneur d’introduire dans notre langue le mot de socialistes, sans prévoir quel bruit ni quelles luttes s’y rattacheraient » (Reybaud, Études sur les réformateurs modernes, introduction au second volume, Bruxelles, 1849, t. II, p. 7).
  1435. Voyage en Orient, t. IV, p. 310. — Sur l’origine du mot « socialisme », voyez l’intéressante digression de M. C. Raillard, dans Pierre Leroux et ses œuvres, Châteauroux, 1899, pp. 89 et s. Toutefois M. C. Raillard se trompe en attribuant le premier emploi du mot à Mallet du Pan écrivant en 1799 : Mallet avait l’idée, mais non pas l’expression.
  1436. Il y a donc plusieurs erreurs dans la note d’Anton Menger, sous sa page 24 de la traduction française de son État socialiste (1904).
  1437. Stegmann et Hugo, Handbuch des Socialismus, 1897, p. 752.
  1438. Aristote, Politique, 1. II, ch. ii. — Thiers, dans son ouvrage de la Propriété, a un beau chapitre sur cette union des deux questions de la famille et de la propriété (1. II, ch. v). — Cependant il ne faudrait pas croire que l’instinct de la propriété, au lieu d’être un attribut direct de notre nature, ne soit qu’une conséquence de notre aspiration à l’état de famille et qu’il dût disparaître si la vie de famille disparaissait. C’était l’erreur de Campanella. « L’esprit de propriété, disait-il, ne grandit en nous que parce que nous avons une maison, une femme et des enfants en propre » (Cité du Soleil, trad. de Villegardelle, 1840, t ; II, pp. 223 et 224).
  1439. Congrès de Gotha : « L’affranchissement du travail exige la transmission des instruments du travail à la société tout entière et le règlement collectif de l’ensemble du travail, avec l’emploi du produit du travail conforme à l’utilité générale et selon une juste répartition » (Cité entre autres par Maisonabe, Doctrine socialiste, 1900, p. 13, ouvrage aussi bien documenté que judicieux).
  1440. Marseille, 1879 ; Paris et le Havre, 1880 ; Roubaix et Reims, 1881 ; Roanne, 1882 ; Erfurt, 1891 ; Bruxelles, 1894, etc., etc. — Maisonabe (loc. cit.) donne les définitions d’Erfurt et de Bruxelles.
  1441. « N’est pas socialiste à mon avis, dit M. Millerand, quiconque n’accepte pas la substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste « (Discours de Saint-Mandé, 1896). — L’ordre du jour voté dans une réunion de députés socialistes tenue le 3 juin 1896, au Palais-Bourbon, par vingt-six députés, dont MM. Baudin, Millerand, Jaurès, Viviani, etc., portait qu’il faut « abolir le régime capitaliste lui-même et mettre un frein à l’exploitation de l’homme par l’homme au moyen de la substitution de la propriété sociale à la propriété capitaliste ».
  1442. Gabriel Deville, Aperçu sur le socialisme scientifique, en tête de la traduction française du t. I du Capital de Marx, p. 10 ; — Vaillant, dans le Monde socialiste de Léon de Seilhac, p. 60. — Voyez sur ce débat, Maisonabe, Doctrine socialiste, pp. 19-23.
  1443. Maurice Block, le Socialisme moderne, 1891, p. 28.
  1444. Pour le rapprochement à faire entre la République et les Lois d’une part, le socialisme moderne d’autre part, on peut étudier particulièrement Poehlmann (professeur à l’Université d’Erlangen), Geschichte des antiken Kommunismus und des Socialismus, Munich, 1893.
  1445. Fournière proteste contre l’idée que Platon (et ensuite Campanella) aient voulu faire les femmes communes, ce qui les aurait ravalées au niveau des choses, puisque celles-ci aussi étaient communes. Selon lui, « Platon est bien un précurseur du féminisme, puisqu’il ne considère pas la femme comme subordonnée à l’homme… elle lui est commune comme l’homme lui est commun ». C’est donc une communauté ou polygamie successive avec droits égaux de tous sur chacune et de toutes sur chacun (Fournière, Théories socialistes au XIXe siècle, 1904, pp. 52-54). Mais est-il concevable que ce système puisse fonctionner ?
  1446. Aristote, Politique, 1. II, ch. ii, § 11.
  1447. Thonissen, le Socialisme depuis l’antiquité, Louvain, 1852, t. I, p. 47.
  1448. Alfred Sudre, Histoire du communisme, 5e édition, 1850, p. 29. — À l’heure qu’il est cependant, une nouvelle opinion s’est fait jour sur la République. M. Souchon convient du socialisme des Lois : mais il n’en voit point en dehors de là. « Seul, dit-il, le Platon des Lois a été vraiment socialiste. Quant à la République, si souvent invoquée comme le meilleur titre de noblesse de toutes les doctrines réformatrices de notre temps, elle n’avait en réalité rien de commun avec leurs principes… Le fameux communisme platonicien a été conçu sous l’empire de considérations étrangères à l’économie… Il est d’abord absolument certain que la République n’entend pas proscrire la propriété privée. Elle se propose au contraire d’en faire l’apanage des classes directement productrices, des artisans, des laboureurs et des marchands. Ici, bien que la pensée de l’auteur n’ait pas été exprimée, elle ne saurait être douteuse… Aristote, quand il critique les opinions de son maître, ne prend pas la peine de leur restituer leur véritable physionomie, et il critique un système de communisme général qui n’est pas celui de Platon. » Et la conclusion de M. Souchon, c’est que la communauté des biens, limitée aux deux premières classes et inspirée par le désir de justice qui domine tout l’ouvrage, est « comme le contrepoids aux pouvoirs considérables attribués dans l’État, soit aux guerriers, soit aux magistrats ». Bref, ajoute-t-il, « il est assez naturel de s’inscrire d’abord en faux contre la tradition qui voit dans le chef-d’œuvre platonicien le manifeste capital du socialisme dans l’antiquité » (Souchon, Théories économiques dans la Grèce antique, 1898, pp. 143-155). — Nous signalons cette opinion nouvelle à titre seulement de curiosité, car nous avons peine à croire qu’Aristote connût moins bien la pensée de Platon ou fut moins capable d’en lire la langue qu’on ne l’est actuellement.
  1449. Nous avons exposé dans le texte l’opinion commune et traditionnelle sur la différence de la République et des Lois. « Voyant que chacun la blâmait, il s’en départit loisiblement », dit Bodin (République, 1. II, ch. i, éd. de 1589, p. 265). Nous venons de voir que M. Souchon improvise une opinion diamétralement opposée.
  1450. Lois, livre V.
  1451. La remarque en est faite par Bodin à plusieurs endroits de sa République (voyez à cet égard Baudrillart, Bodin et son temps, p. 154). — Sur ce principe du socialisme platonicien, consultez le R. P. Castelein, Socialisme et droit de propriété, pp. 133, 136-137.
  1452. Lois, livre V ; item, République, 1. V.
  1453. R. P. Castelein, Socialisme et droit de propriété, p. 139.
  1454. C’est le mot de saint Thomas : « Inter eos qui communiter et ex indiviso aliquid possident, frequentius jurgia oriuntur » (Summa theologica, IIa, IIae, quæst. LXVI, art. 2). Voilà pourquoi le Code civil n’est pas favorable au pacte d’indivision, bien distinct du contrat de société.
  1455. Supra, p. 16.
  1456. Politique, 1. IV, ch. IX, § 7.
  1457. Ibid., ch. xiv, §§ 6 et 10. — Voyez supra, p. 20.
  1458. M. Souchon (Théories économiques dans la Grèce antique, pp. 168-169) y voit cependant du collectivisme, et il conclut que « quand on représente Aristote comme le grand défenseur dans l’antiquité grecque de la propriété individuelle, on méconnaît une partie de sa doctrine… Les passages du maître sont formels, et ils marquent très légitimement sa place à côté du Platon des Lois parmi les ancêtres lointains d’une doctrine qui a eu, d’ailleurs, bien d’autres précurseurs avant que Karl Marx eût écrit le Capital » (Op. cit., pp. 169-170). — De même, p. 190, le « socialisme d’Aristote ».
  1459. Le Socialisme en Grèce, par G. Platon, Paris, 1895.
  1460. Voyez Henri Joly, le Socialisme chrétien, 1892, pp. 38 et s. ; — Thonissen, Socialisme depuis l’antiquité, t. I, ch. iii, §§ 1 et 2. — É. de Laveleye altère l’histoire et la vérité quand il écrit : « C’est bien sur cette terre que la transformation devait s’accomplir. Les premiers chrétiens croient tous au millénium. D’instinct et comme conséquence naturelle de leur foi, ils établissent parmi eux le communisme... Lorsque le temps fut passé et qu’il fallut renoncer à la venue du royaume d’ici-bas, on ne l’espéra plus que dans un autre monde, dans le ciel... Le christianisme a gravé profondément dans nos coeurs et dans nos esprits les sentiments et les idées qui donnent naissance au socialisme. Dans tout chrétien qui comprend les enseignements de son maître et qui les prend au sérieux, il y a un fond de socialisme ; et tout socialiste, quelle que puisse être sa haine contre toute religion, porte en lui un christianisme inconscient » (Socialisme contemporain, 10e éd., 1896, pp. XIV-XVII). — Il est étrange qu’on ose afficher une ignorance aussi profonde de ce qui fait et a toujours fait l’essence du christianisme. Nous reviendrons d’ailleurs plus loin sur ces questions à propos de « socialisme chrétien ».
  1461. Actes des Apôtres, v, 4.
  1462. « Non quasi imperans dico, sed per aliorum sollicitudinem, etiam vestrae charitatis ingenium bonum comprobans » (II ad Corinthios, viii, 8). — C’est bien le sens de saint Thomas sur l’usage que l’on doit faire de la propriété et de la richesse, « ut de facili aliquis eas communicet in necessitate aliorum » (Summa theol., IIa IIae « , quæst. lxvi, art. 2). — Cependant, au dire d’un démocrate chrétien fort avancé, M. Paul Lapeyre, si les communautés chrétiennes n’ont pas persévéré dans l’esprit de leurs débuts à Jérusalem, c’est parce que « les persécutions eurent ce déplorable résultat d’empêcher la société chrétienne de se constituer et que, au bout de trois siècles, la notion du plan de reconstitution sociale conçue par Jésus-Christ était presque effacée » (Paul Lapeyre, le Catholicisme social, 1896, t. II, p. 390). Cela équivaut à dire que l’Église a perdu un de ses buts et manqué sa mission. Mais Paul Lapeyre, bien qu’il ait été rédacteur à l’Univers pendant une quarantaine d’années, n’a jamais été pris au sérieux en dehors de ce journal.
  1463. « De collectis autem, quæ fiunt in sanctos, sicut ordinavi et ecclesiis Galatiæ, ita et vos facite » (I ad Corinthios, xvi, 1). — « Obsecro vos… ut obsequii mei oblatio accepta fiat in Jerusalem sanctis » (Ad Romanos, xv, 30).
  1464. Voir sur ces sujets Thonissen, op. cit., ch. iv.
  1465. S. Augustin, Lettre CLVII, à Hilaire, §§ 23-39 (Édit. Vivès, 1870, t. V, pp. 401 et s.).
  1466. Thonissen, op. cit., t. I, p. 146.
  1467. Sudre, Histoire du communisme, 5e éd.,1850, pp. 85 et s. ; — Thonissen, op. cit., 1.1, pp. 152 et s. — C’est donc à tort que les anciens panégyristes du socialisme, comme Louis Blanc dans l’Histoire de la Révolution française (t. 1, ch. i) ou comme Cabet et Villegardelle, se réclament d’une parenté philosophique et sociale avec les hérésies du milieu du moyen âge. — Brants, ce pendant, dans ses Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècles, n’absout pas ces sectes diverses du reproche d’avoir voulu renverser la propriété (Op. cit., pp. 268 et s.).
  1468. Guillaume Ockam, Defensorium paupertatis contra errores Joannis XXII.
  1469. Il faut noter ici une décision très remarquable du concile de Constance, en 1417. Il paraît que quelques communautés de simples laïques s’étaient constituées dans le diocèse d’Otrecht, avec la mise en commun des biens de leurs membres et avec une organisation intérieure modelée sur celle des monastères. Un dominicain de Groningue, nommé Grabon, avait soutenu que le renoncement à la propriété individuelle, obligatoire pour les religieux, est incompatible avec la vie et les devoirs des simples fidèles ; mais cette opinion fut condamnée au concile par le pape Martin V. En tout cas, il faut bien remarquer que ces communautés laïques d’Utrecht prétendaient user simplement d’une faculté et n’imposaient rien à-personne (Cité avec textes à l’appui par Thonissen, op. cit., appendice A, t. I, p. 323).
  1470. En substance, d’après cette profession de foi, toute secte où la communauté des biens n’est pas établie entre les fidèles, est une famille d’imparfaits : ils se sont écartés de la loi de charité, qui faisait l’âme du christianisme à sa naissance. Ce n’était point nouveau comme formule : on en trouve autant chez les gnostiques des IIe et IIIe siècles.
  1471. Thomas More (1480-1535), président (ou speaker) du Parlement anglais, chancelier d’Henri VIII, condamné à mort et décapité sous inculpation de trahison, en réalité comme suspect d’être resté papiste en secret et comme coupable de condamner les divorces successifs d’Henri VIII. Thomas More est un fort beau caractère empreint d’une grande dignité. — Sur la littérature des romans socialistes depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, voyez l’Eternelle Utopie de von Kirchenheim, trad. franc., 1897 ; — Sudre, Histoire du communisme ; — Hugo, der Socialismus in Frankreich im xve et xvie siècles Iahrhundert, ch. v et vi.
  1472. Sous ce titre De optimo reipublicæ statu deque nova insula Utopia.
  1473. Sur l’Utopie, voyez Kautsky, Thomas More und seine Utopie, 1888 (publié dans la Geschichte des Socialismus in Einzelndarstellungen, ou die Vorlaüfer des neueren Socialismus, t. I, 1895).
  1474. Sur les enclosures aux xve et xvie siècles, Ashley, Introduction to English economic history and theory, 1. II. ch. iv, §§ 49-52.
  1475. De Utopia, lib. I, édition de 1613, Hanoviæ, p. 113.
  1476. Op. cit., lib. I, pp. 117-118.
  1477. Ce point est très bien mis en lumière par Kautsky, dans Thomas More und seine Utopie.
  1478. Les Utopiens étaient très avancés ou industrie et en agriculture : par exemple, ils avaient des couveuses (lib. II, p. 129) !
  1479. Lib. II, pp. 219-220.
  1480. « Beaucoup de choses, dit Morus, me revenaient à l’esprit, qui dans les mœurs et les lois de ce peuple me paraissaient de la dernière absurdité… Tout ce régime là, en effet, est fondé sur la communauté de la vie et des biens, sans commerce de monnaie ; et cela seul suffisait bien à renverser de fond en comble toute magnificence, toute noblesse, toute splendeur et toute majesté, en un mot, suivant l’opinion du public, tout ce qui fait la beauté et l’ornement de l’État. Cependant, comme je savais Hythlodée fatigué de son récit et que je n’avais pas moi-même suffisamment examiné s’il pouvait supporter une contradiction…, je louai les mœurs des Utopiens et je le félicitai de son discours : puis je le pris par la main et le fis entrer pour dîner, en lui demandant par politesse de m’accorder un autre moment pour que nous pussions creuser davantage ce sujet et nous en entretenir plus à notre aise. En attendant, il m’est impossible d’acquiescer à tout ce qu’il a dit, quoique d’ailleurs ce soit sans conteste un homme des plus instruits et des plus expérimentés. En même temps je reconnais, sans peine qu’il y a dans la République des Utopiens beaucoup d’institutions et d’usages que j’ai le désir, plutôt que l’espérance, de voir s’implanter dans nos États » (Op. cit., lib. II, pp. 297-299).
  1481. Kirchenheim, Éternelle utopie, trad. fr., 3e éd., p. 72.
  1482. Kirchenheim, op. cit., ch. vi, pp. 74 et s. de la trad. fr.
  1483. Voir les autorités citées par Kirchenheim (les Décades de Pierre Martyr, les lettres d’Améric Vespuce et les Quatre navigations de Waldseemüller, 1507).
  1484. Pourquoi Kirchenheim dit-il que « la République de Bodin ne peut pas, comme le fait Sudre, être considérée comme une utopie » (Op. cit., p. 84 en note) ? Sudre, au contraire, a défendu Bodin contre Reybaud, qui l’accusait de socialisme.
  1485. Giovane Domenico Campanella, né en Galabre en 1568, se changea ensuite ses prénoms en celui de Tommaso. Il passa vingt-six ans de sa vie dans les prisons de Naples, de 1600 à 1626, comme impliqué à tort ou à raison dans une conspiration contre l’Espagne. Il se réfugia ensuite en France, auprès de Louis XIII, qui l’accueillit et l’honora, et il mourut à Paris en 1639. Campanella, beaucoup moins attachant que Morus, est un sceptique adonné à l’astrologie et fort immonde en ses descriptions. — Le complot pour lequel Campanella fut tenu si longtemps en prison, paraît avoir eu pour but la réalisation du système exposé dans la Cité du Soleil, et cela grâce à l’appui des Turcs, qui auraient aidé Campanella, Maurizio di Rinaldi, etc., à s’emparer d’abord de la ville de Catanzaro. — Sur Campanella, voyez entre autres auteurs, B. Croce, le Communisme de Tommaso Campanella, publié en français, pp. 259-316, dans le Matérialisme historique du même auteur, Paris, 1901 ; — Lafargue, dans les Vorlaüfer des neueren socialismus, 1895, Campanella, t..1, pp. 469 et s. (Op. cit.).
  1486. Sous ce titre : Civitas solis, vel de reipublicæ idea dialogus politicus. Interlocutores : Hospitalarius magnus etnautoi’umgubemator, Genuensis hospes.
  1487. Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, t. I, ch. ii.
  1488. Il était en prison depuis onze ans, quand il l’écrivit en 1611.
  1489. Kirchenheim, op. cit., pp. 98-99.
  1490. Sur ces auteurs et tous ceux du XVIIIe siècle, étudier l’excellent ouvrage de M. André Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle, 1895, complété par le Socialisme utopique du même auteur, 1898.
  1491. Le Testament du curé Meslier existe en trois exemplaires originaux de 366 feuillets, avec la signature de l’auteur. Il a été publié pour la première fois à Amsterdam en 1864, par Ch. Rudolf. — Voir Hugo, Socialismus in Frankreich im XVII und XVIII Iahrhundert (dans die Geschichte des Socialismus in Einzelndarstellungen, viiter Abschnitt, ch. iii, p. 792), et surtout Lichtenberger, Socialisme au xviiie siècle, pp. 75 et s. — Anton Menger appelle le curé Meslier « le premier théoricien du socialisme révolutionnaire » (Droit au produit intégral du travail, tr. fr., p. 85 en note). Théoricien, le mot est absolument impropre.
  1492. Laissons de côté le témoignage du P. de Charlevoix, dans l’Histoire du Paraguay, car on le trouverait suspect. Mais voici celui de Raynal dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux-Indes:« Lorsque, en 1768, les missions du Paraguay sortirent des mains des Jésuites, elles étaient arrivées à un point de civilisation, le plus grand peut-être où l’on puisse conduire les nations nouvelles » (Op. cit., éd. de 1780, t. II, p. 289). — Voyez toutes les autres autorités citées par Vilfredo Pareto, dans ses Systèmes socialistes, 1902 (t. I, pp. 194,197,198). La suppression des Jésuites par Aranda en 1767 eut « pour conséquence, dit-il, la ruine des reducciones : les malheureux Indiens furent pillés, dispersés, détruits ; un grand nombre mourut de faim et de privations.» Le désert reconquit toute la contrée.
  1493. Pourrait-on appliquer ici quelque chose de ce jugement peu suspect qu’un Jésuite, le R. P . Castelein, porte sur le « bon sauvage » de Rousseau ? « Il est faux de dire que l’évolution spontanée des facultés et des besoins de l’homme, en entraînant la différenciation des qualités individuelles et les relations sociales, soit un pas vers la décrépitude de l’espèce. C’est là essentiellement un principe de progrès : ce n’est qu’accidentellement une occasion de fautes et de malheurs. Cette différenciation, qui accentue de plus en plus les inégalités naturelles, tant entre les hommes qu’entre les peuples, est l’effet d’un progrès légitime » (R. P . Castelein, Socialisme et droit de propriété, pp. 155-156).
  1494. À voir en ce sens Lafargue, Die Niederlassungender Jesuiten in Paraguay, publiées dans la Geschichte des Socialismus in Einzelndarstellungen, 1895, t. I, pp. 719 et s. ; — Vilfredo Pareto, les Systèmes socialistes, 1902, 1.1, pp. 193 et s. — M. Vilfredo Pareto pense cependant que, dans cette destruction de 1768 et années suivantes, le « bien-être de la race humaine » peut bien avoir été « obtenu par l’élimination des éléments de qualité inférieure. L’expulsion des Jésuites et la destruction, qui en a été la conséquence, des reducciones, peuvent avoir été utiles : car elles ont peut-être contribué à détruire une race inférieure pour la remplacer par une race supérieure, c’est-à-dire par des Européens » (Op. cit., p. 198). C’est cynique.
  1495. Analyse dans le Socialisme utopique de M. Lichtenberger, 1898, ch. iii.
  1496. Publié en 1753 sous le nom de Naufrage des îles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpaï, traduit de l’indien par X...
  1497. Lichtenberger, Socialisme utopique, p. 5.
  1498. Cette date de 1750 sert précisément à distinguer deux périodes dans le bel ouvrage de M. Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle, 1895. Il en fait une ligne de démarcation entre les écrivains.
  1499. Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle, pp. 84-85, 90. — Dans le Dictionnaire d’économie politique de MM. Say et Joseph Chailley, M. Fernand Faure s’évertue à disculper Montesquieu du reproche de socialisme. Il est regrettable qu’il n’en donne pas d’arguments. Nous le renvoyons à l’étude que M. Lichtenberger a faite sur ce point.
  1500. Lettres XI-XIV.
  1501. L’espace nous manque pour reproduire les preuves innombrables que l’on peut donner à l’appui de cette opinion sur Montesquieu.
  1502. Est-ce la formule de saint Paul : « Radix omnium malorum est cupiditas » (I ad Timotheum, vi, 10) ? Mais les moralistes chrétiens, s’ils imposent la résistance aux passions, ne se flattent pas de rendre cette résistance inutile par la transformation radicale de la nature humaine et des milieux sociaux ; de plus, cupiditas peut bien être pris simplement pour synonyme d’égoïsme.
  1503. Dans le Discours sur l’économie politique, Rousseau, paraissant croire d’abord que la taxe la plus équitable serait une taxe proportionnelle exactement mesurée sur les facultés des individus, conclut finalement que, « pour répartir les taxes d’une manière équitable et vraiment proportionnelle, l’imposition n’en doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de la différence de leurs conditions et du superflu de leurs biens » (Œuvres, Paris, 1852, t. I, pp. 601-602). Rousseau, est donc bien partisan de l’impôt progressif, même dans son œuvre économique la plus modérée. Comme sources d’impôts, il préconise les droits d’importation sur les marchandises étrangères de luxe et de jouissance et les droits d’exportation sur les denrées nationales utiles au pays et nécessaires à l’étranger (Ibid.) : ce dernier trait suffit à révéler son ignorance radicale en matière économique, car enfin, ces matières, quelles étaient-elles ?
  1504. Mrs Afra Behn, poète et auteur dramatique (1640-1689), avait passé une partie de sa jeunesse aux Indes, s’y était liée d’amitié romanesque avec le prince esclave Oroonoko, et avait tiré de cette épisode de sa vie le roman Oroonoko, qui créa le type du bon sauvage dans la littérature (Lichtenberger, Socialisme utopique, 1898, ch. i).
  1505. Déjà les Grecs, à en juger par Euripide (Euménides, v. 703) et par divers passages d’Ephore, disciple d’Isocrate, s’éprenaient d’admiration pour les Scythes, chez lesquels le vice n’avait pas pénétré. D’ailleurs, les plaintes contre la corruption des contemporains provoquent facilement l’éloge des sociétés primitives ou des civilisations moins avancées : voyez, par exemple, le De moribus Germanorum de Tacite, l’ode « Debita majorum immeritus lues » d’Horace, etc., etc..., et toute la poésie mythologique sur l’âge d’or.
  1506. Discours sur l’inégalité des conditions.
  1507. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à « moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur : vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne » (Discours sur l’inégalité des conditions).
  1508. Castelein, Socialisme et droit de propriété, p. 159.
  1509. Voyez plus haut, p. 599, ce que nous avons dit de Spencer sur les lois du progrès dans l’échelle des êtres et la série des espèces.
  1510. Contrat social, 1. I, ch. iv.
  1511. Esprit des lois, 1. XXVI, ch. xv.
  1512. « Le droit de chaque particulier sur son propre fonds est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous… La vie du citoyen n’est pas seulement un bienfait de la nature : elle est un don conditionnel de l’État » (Contrat social, 1. I, ch. ix, et 1. II, ch. v).
  1513. « L’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop » (Contrat social, 1. I, ch. ix). — C’était exactement sous cette même condition que Schmoller permettait de parler de la propriété comme d’un régime conforme à la nature humaine (voyez supra, p. 579).
  1514. « Il importe, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société particulière dans l’État, et que le citoyen n’opine que d’après lui S’il y a des sociétés partielles, il faut en multiplier le nombre et en prévenir l’inégalité » (Contrat social, 1. II, ch. v).
  1515. Voyez plus haut, pp. 204 et s.
  1516. De Utopia, 1. II, éd. de 1613, p. 218.
  1517. Fouillée, la Propriété sociale et la Démocratie, 1883 (nouvelle édition, 1904).
  1518. A. Sudre, Histoire du communisme, 5e édition, p. 310.
  1519. Traité de la législation, 1. I, ch. i : « Le travail qui accable les laboureurs ne serait qu’un amusement délicieux, si tous les hommes le partageaient. »
  1520. Brissot (1754-1793), guillotiné le 31 octobre 1793, s’était fait appeler Brissot de Warville, du nom du village d’Ouarville, près de Chartres, où il était né et où son père avait quelque bien.
  1521. « La propriété exclusive, dit Brissot, est un vol dans la nature L’atteinte portée à ce droit s’appelle vol, et pourtant le voleur, dans l’état naturel, est le riche, celui qui a du superflu. Dans la société, le voleur est celui qui dérobe ce riche. Quel bouleversement d’idées ! » — Sur la date du volume, voyez Paul Janet, Origines du socialisme contemporain,1883, p. 93 et s. — Brissot, qui joua dans la suite au modéré, eut intérêt, à ce moment là, à reculer davantage la date de composition de cette œuvre, pour qu’elle eût mieux, le caractère d’une œuvre de jeunesse, sans aucune portée ni réflexion : aussi ? ne connaît-on pas sûrement cette date.
  1522. D’où vient le mot « prolétaire » ? Généralement on répond aveuglément qu’il vient du latin proles (descendance ou postérité), parce que les prolétaires sont ceux qui n’ont que leurs enfants pour tout bien et parce qu’ils en ont beaucoup. Mais la division des peuples en centuries et en classes par Servius Tullius reconnaissait déjà les proletarii comme dernière classe, et la loi des XII Tables disait aussi : Proletario cui quis volet, vindex esto. Or, en ces temps là, le phénomène d’une natalité légèrement supérieure dans les classes vouées aux travaux manuels ne pouvait pas avoir été remarqué : il ne pouvait pas même se présenter, tellement rude était la vie de toutes ces anciennes populations, y compris les assidui ou les riches (de assem dare). Donc, il est bien certain que le nombre moyen des enfants n’était point le critérium de la distinction entre les assidui et les proletarii. Il faut rattacher ce mot à quelque vieux radical ol, étrusque, osque ou latin, qui nous a donné abolere et d’autres mots encore. — Qu’on nous pardonne cette digression : l’erreur était trop universelle pour ne pas valoir la peine d’être contredite. — Voyez Sismondi, supra, p. 355.
  1523. Voir Linguet socialiste, dans le Socialisme utopique de M. Lichtenberger, pp..77 et s.
  1524. A. Sudre, Histoire du communisme, 5e éd., p. 258. — Schæffle ayant copié des pages de Linguet, Mgr Scheicher, professeur au grand séminaire de Saint-Poelten, les a recopiées à son tour en les donnant comme un témoignage et une preuve de la misère des classes ouvrières contemporaines ! (Voyez le Clergé et la question sociale, par Mgr Scheicher, traduction française de 1897, pp. 52-55). Voilà comment certains chrétiens sociaux se documentent sur l’état social contemporain ! Est-ce l’ignorance qu’il faut accuser, ou bien la mauvaise foi ?
  1525. Socialisme utopique, pp. 161 et s. — Sudre, cinquante ans plus tôt, professait au fond la même opinion dans son Histoire du communisme, ch. xv, 5e édit., pp. 279 et s. — Comparez Paul Janet, Origine du socialisme contemporain. — Voyez aussi Aulard, Origines du socialisme français dans la Revue de Paris du 15 août 1899. — M. Charles Andler, dans sa préface à la traduction française du Droit au produit intégral du travail d’Anton Menger (pp. {{sc[xxvii}} et s.), cite, sur le droit à l’existence, des formules révolutionnaires de 1791 et années suivantes.
  1526. Voyez supra, p. 234.
  1527. Leroy de Barincourt, auteur du Principe fondamental du droit du souverain et de la Monarchie parfaite (1789). — Voir Lichtenberger, Socialisme au XVIIIe siècle, pp. 426-427.
  1528. Fragments sur les institutions républicaines. — M. Henri Michel, dans l'Idée de l’État (1896), a exagéré le caractère individualiste de la Révolution, (notamment pp. 100-101), en passant sous un silence complet les affirmations doctrinales les plus marquées d’étatisme et même de socialisme, et en ne voulant voir, en dehors du développement de l’individualité, que « des actes, accomplis sous la pression des événements ». Il avait pareillement atténué l’éclipse que le culte catholique subit sous la Convention » (p. 69). Il est permis de croire que même sur le premier point M. Henri Michel a été gêné par le désir de concilier le culte de la Révolution avec le conservatisme bourgeois d’une philosophie très éclectique et très opportuniste.
  1529. Chronique de Paris, n° du 19 janvier 1793. — L’Histoire du communisme de Sudre (p. 288) nomme ici simplement Rabaut et le qualifie de Girondin. Est-ce Rabaut-Pommier, ou bien son frère Rabaut-Saint-Etienne, qui est beaucoup plus connu et qui appartenait à la Montagne ? Paul Janet (Origines du socialisme contemporain, 1883, p. 109) nomme Rabaut-Saint-Etienne, et effectivement c’est bien celui-ci qui était rédacteur de la Chronique de Paris avec Condorcet, au dire de Ch. de Monseignat (Histoire des journaux de France de 1789 à 1799, 1853, p. 39).
  1530. Lichtenberger, Socialisme utopique, p. 167.
  1531. Ibid., p. 165.
  1532. Paul Janet a consacré à Babeuf et aux babouvistes le livre II de ses Origines du socialisme contemporain.
  1533. Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf, 1820.
  1534. « La Révolution française, disait Silvain Maréchal, n’est que l’avant-courrière d’une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière… Nous tendons au bien commun ou à la communauté des biens. Plus de propriété individuelle des terres : la terre n’est à personne. Nous voulons, nous réclamons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde. »
  1535. Lichtenberger, Socialisme utopique, p. 166.
  1536. Sur Godwin, dont nous avons parlé ailleurs (supra, p. 295), voyez Anton Menger, Droit au produit intégral du travail, ch. iii, tr. fr., pp. 58 et s. ; — Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. II, pp. 6-31.
  1537. Sudre, Histoire du communisme, 5e édition, p. 329.
  1538. Reybaud, Saint-Simon et les saint-simoniens, écrit en 1835 (voyez Études sur les réformateurs et socialistes modernes, t. I, ch. ii) ; — Ferraz, Histoire de la philosophie au XIXe siècle ; — Anton Menger, Droit au produit intégral du travail, ch. vi, tr. fr., pp. 89 et s., etc., etc. ; — Vilfredo Pareto, les Systèmes socialistes, t. II, pp. 188 et s. ; — et particulièrement Isambert, les Idées socialistes en France de 1815 à 1848, 1905, Ire partie, ch. ii, et IIe partie, ch. ii.
  1539. Genève, 1802.
  1540. Deux volumes, 1808.
  1541. Du 1er octobre 1825 au 12 décembre 1826.
  1542. Voyez surtout le manifeste de Bazard et Enfantin, adressé à la Chambre des députés le 1er octobre 1830 (Reybaud, op. cit., éd. de Bruxelles, 1849, t. I, pp. 113 et s.)
  1543. Exposition de la doctrine saint-simonienne, p. 428.
  1544. Voyez Reybaud, op. cit., pp. 115 et 126.
  1545. « Enfantin — dit Bazard en rendant compte des motifs de sa retraite — prétendit que l’intimité entre les sexes, considérée aujourd’hui comme n’ayant de légitimité, de sainteté, d’élévation que dans le mariage, ne devait plus être exclusive entre les époux ; que le supérieur (le prêtre et la prêtresse), par exemple, pouvait et devait provoquer et établir cette intimité entre lui et son inférieur, soit comme moyen de satisfaction pour lui-même, soit dans le but d’exercer une influence plus directe et plus vive sur les sentiments des inférieurs, sur leurs pensées, sur leurs actes et par conséquent sur leurs progrès » (Bazard, Discussions morales, politiques et religieuses qui ont amené la séparation effectuée au mois de novembre 1831 dans le sein de la société saint-simonienne).
  1546. Isambert, op. cit., p. 193.
  1547. Sur la suite de la destinée d’Enfantin, voyez Isambert, op. cit., pp. 189 et s.
  1548. Il faut lire, pour s’amuser, la description des derniers mois du saint-simonisme dans Reybaud, op. cit., Études sur les Réformateurs et socialistes modernes, éd. de Bruxelles, 1849, pp. 131-152.
  1549. Principes d’économie politique, 1. II, ch. i, § 4.
  1550. Imprimé à Lyon, mais sous le faux nom de lieu de Leipsick.
  1551. Les autres ouvrages de Fourier sont l’Association domestique-agricole (1822), rééditée plus tard sous le nom de Traité de l’unité universelle ; le Phalanstère ou la réforme industrielle (1832) ; la Fausse industrie (1835-1836) ; des publications de polémique contre Saint-Simon et Robert Owen, parues vers 1830, etc., etc. — Sur Fourier, étudier Sambuc, le Socialisme de Fourier, Paris, 1899 ; — Reybaud, Études sur les Réformateurs et socialistes modernes, t. I, ch. ni (étude écrite en 1837) ; — Isambert, les Idées socialistes en France de 1815 à 1848, I"> partie, ch. iv, et IIe partie, ch. ii ; — Vilfredo Pareto, Systèmes socialistes, t. II, pp. 259 et s. — Le système de Fourier a été analysé plus anciennement par Ott, dans son Traité d’économie sociale, 1850. — Voyez aussi un article de M. Villey dans la Revue d’économie politique, décembre 1897, etc., etc.
  1552. À vrai dire, la théorie et la classification des passions, quoique complètes dans Fourier, sont présentées d’une manière fort obscure.
  1553. Isambert, op. cit., p. 129.
  1554. Pourquoi ce nombre de 1800 ? C’est que les douze passions radicales, combinées entre elles, donnent selon Fourier un clavier général de 810 caractères. Donc 810 individus présentent tous les caractères possibles : cependant, soit à cause des enfants de moins de cinq ans et des vieillards de plus de cent vingt (?), soit pour combattre des chances d’anomalie, il est bon de doubler ce chiffre. Mais trop au-delà du double il y aurait « confusion dans le mécanisme ».
  1555. Nous laissons de côté, dans l’œuvre de Fourier, les prédications fantastiques et les analogies incohérentes. Fourier, par exemple, croyait que la vie humaine s’allongerait jusqu’à cent quarante-quatre ans ; que le monde aurait une durée de quatre-vingt mille ans, dont quarante mille d’ascendance et quarante mille de descendance ; que les climats changeraient ; que les raves prendraient le parfum des lilas ; que la mer, transformée en limonade, produirait des antibaleines qui traîneraient les navires, et des antirequins, comme aussi la terre des antipuces, etc., etc. Les, analogies entre l’amitié et le cercle, l’amour et l’ellipse, la paternité et la parabole, l’ambition et l’hyperbole, les quatre passions affectueuses et le cycloïde, etc., etc. ne sont pas moins dépourvues de sens. Assurément tout cela n’est pas de l’économie politique : mais tout cela écrase sous le ridicule le rêveur qui a été assez fou pour faire imprimer de pareilles billevesées.. Reybaud reproduit (op. cit., t. I, pp. 297-359) les passages les plus extravagants de Fourier.
  1556. M. Sambuc, quoiqu’il ne refuse pas tout hommage au socialisme et qu’il ait des complaisances de courtisan pour le féminisme, a cependant la franchise d’écrire que, « à l’exception de la fameuse classification des passions, il n’y a rien de bien neuf dans les conceptions de Fourier » (Op. cit., p. 10). — Reybaud, au contraire, lui attribue plus d’originalité. « La théorie de Fourier, dit-il, complète dès 1808, a défrayé longtemps des théories qui le désavouaient en le dépouillant. Fourier ne copiait personne ; le saint-simonisme, pour ne citer que lui, s’est souvent borné à traduire Fourier » (Op. cit., p. 208). — M. Gide pousserait volontiers l’éloge jusqu’à l’hyperbole. « Si ceux qui le liront, dit-il, y trouvent un socialiste — et nous nous garderons de lui enlever ce titre : ce serait le diminuer — ils verront du moins que nul ne fut plus libéral que ce socialiste là et que ses doctrines diffèrent toto orbe de celles des écoles communistes..... Ce qui est plus surprenant, ils y trouveront indiquées un plus grand nombre de réformes pratiques réalisables, déjà même en partie réalisées, que dans les œuvres de n’importe quel socialiste, voire même de n’importe quel économiste » (Gide, Introduction aux Œuvres choisies de Fourier, collection Guillaumin, p. vi).
  1557. Il convient cependant de citer le « familistère » de Guise, société coopérative ouvrière fondée en 1846 suivant les idées économiques du fouriérisme par Godin (1817-1888). Les travaux de la fonte moulée ont permis à Godin d’amasser une fortune de deux millions et demi, qu’il laissa à ses coopérateurs ouvriers.
  1558. Système des contradictions économiques, t. II, p. 355.
  1559. Principes d’économie politique, 1. II, ch, i, § 4.
  1560. Sur Owen, étudier surtout Dolléans, Robert Owen, 1907 (avec une introduction, il est vrai, où fourmillent les idées les plus fausses sur la religion et le christianisme) ; — Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. II, pp. 387 et s.
  1561. Esquisses du système rationnel et Nouvelle vue de la société ou essais sur la formation du caractère humain.
  1562. Thonissen appelle Owen le « Condillac du socialisme » (Histoire du socialisme, t. II, p. 211). — « Nous croyons, dit Owen, que l’organisation de l’homme et ensuite les influences des objets extérieurs, le milieu dans lequel il vit et spécialement la société qui l’environne, déterminent son caractère et ses actions. Par conséquent il n’est responsable de rien. Les sentiments intérieurs lui viennent des objets extérieurs et de leur manière d’agir sur son organisation. Ses convictions lui viennent des objets extérieurs qui agissent de même sur son organisation. Sa volonté et les actes de cette volonté sont dus à ses convictions mêlées à ses sentiments, ou bien à ses convictions seules, ou bien à ses sentiments seuls… Telles sont nos maximes fondamentales. Elles conduisent à la charité universelle, qui considère avec une égale bienveillance les sentiments, les convictions et la conduite de tous les hommes. C’est là la seule religion rationnelle » (Owen, Constitution de la société des religionnaires rationalistes).
  1563. Dolléans, Robert Owen, pp. 85 et 98.
  1564. À lire dans Dolléans (op. cit., p. 237 et s.) la description de New-Harmony, « société où régnait l’anarchie la plus complète » et où chacun, atteint de la maladie de la paresse, ne songeait qu’à faire travailler les autres à sa place.
  1565. Reybaud, op. cit., p. 251.
  1566. À Orbiston, sur les conseils du plus éminent disciple d’Owen, Abram Combe, on avait formé deux classes dans, la colonie, celle des propriétaires et celle des fermiers. Le capital ne restait donc pas proscrit systématiquement.
  1567. Le Labour-exchange fonctionna à Londres de 1832 à 1836. — Voyez son histoire dans Aucuy, les Systèmes socialistes d’échange, 1908, pp. 65 et s.
  1568. Sur Cabet, voyez Isambert, Idées socialistes en France, IIe partie ch. viii.
  1569. « C’est la communauté, dit Cabet, qui nourrit les citoyens, les vêtit, les loge, les instruit et leur fournit à tous ce dont ils ont besoin, d’abord le nécessaire, ensuite l’utile, et enfin l’agréable, si cela est possible. » C’est une réminiscence de l’article 2 du Code de la nature de Morelly.
  1570. « Pourquoi donc — disait Cabet en 1841, dans sa réponse au journal l’Humanitaire, qui s’intitulait communiste babouviste (par opposition aux communistes icariens) — pourquoi donc la communauté (des biens) ne pourrait-elle pas d’abord exister, pendant un nombre d’années plus ou moins grand, avec le mariage et la famille, sauf à les abroger quand on le voudrait et quand la nécessité s’en ferait impérieusement sentir ?… Est-ce que ce n’est pas l’idée de l’abolition de la famille qui a tué les saint-simoniens ? »
  1571. La même idée se retrouvera plus tard dans Malon (Socialisme intégral, t. I, p. 539). Celui-ci ne doute point que « des commissions de statistique, calculant pour un an la somme des besoins de la nation entière… peuvent déterminer la journée minima que chacun doit à la société et en même temps la part qui revient à chacun dans la somme des produits et qui est égale à la somme des heures de travail ».
  1572. Il est à remarquer que le Conseil de dictature qu’Icar institua le lendemain de la révolution de 1782, rendit un certain nombre de décrets qui présentent une frappante ressemblance avec ceux de Ledru-Rollin en 1848. Lequel des deux a copié l’autre ? Que l’on se souvienne que le Voyage en Icarie est de 1840.
  1573. Voyez le récit détaillé des aventures dans Bonnaud (Cabet et son œuvre, Paris, 1900, pp. 87-194). L’auteur est un admirateur enthousiaste de Cabet.
  1574. Le groupe de Nauvoo émigra lui-même dans l’Iowa en 1857, à la suite d’une discussion révolutionnaire qui tint toute la nuit du 12 au 13 mai 1856 : alors on créa la colonie de Cheltenham. Vint une suite de fractionnements, de péripéties et de vicissitudes de tout ordre. Les socialistes (Bonnaud, op. cit., p. 193) avouent en 1900 ne plus en avoir eu de nouvelles depuis février 1888. Le Handbuch des Socialismus (1897) cite finalement la Icaria-Speranza-Community, en Californie, avec 52 membres (V° Fourier) : mais Icaria-Speranza avait disparu dès 1857. La dernière colonie icarienne fut New-Icaria, qui fut liquidée par sentence judiciaire du 22 octobre 1898. — Sur les colonies socialistes aux États-Unis, étudier : John-Humphrey Noyes, History of American socialismus, Philadelphie, 1870, ouvrage très documenté et très complet (Noyes avait été chef de la communauté d’Oneida, caractérisée par la pratique du mariage collectif ou complex, mariage entre tous les membres de la communauté, mais avec des mesures contre l’accroissement exagéré de la population [voyez la Viriculture de Molinari, et Menger, État socialiste, tr. fr., p. 179]) ; — Kerby, le Socialisme aux États-Unis, Bruxelles, 1897, pp. 2 et 3 ; pp. 79 et s. ; — Prudhommeaux, l’Icarie et son fondateur Etienne Cabet, 1901. — On peut encore lire avec intérêt le naïf récit qu’un des derniers survivants de l’aventure de Nauvoo a publié, Voyage d’un Autunois en Icarie (sans nom d’auteur), Autun, 1898. — Félicien David, l’ex-saint-simonien, avait été de l’expédition icarienne. Il en revint en faisant le tour du monde, ce qui lui fournit l’inspiration de Lalla-Rouhk, en Tasmanie, et celle du Désert, en Égypte.
  1575. Voyez Pierre Leroy-Beaulieu, les Nouvelles sociétés anglo-saxonnes (s. d.), 1901, pp. 152 et s. ; — Albert Métin, le Socialisme sans doctrines, 1901, p. 201. Cependant M. Métin, socialiste, explique l’insuccès par les habitudes urbaines des nouveaux colons, et il trouve que l’échec, étant données les circonstances, aurait dû être encore plus complet.
  1576. La traduction française en a été faite sur le 301e mille de l’original américain, sous ce titre : Coup d’œil rétrospectif jeté en l’an 2000 sur l’an 1887. — Sur Bellamy et son œuvre, voyez Kerby, le Socialisme aux États-Unis, pp. 80 et s., et von Kirchenheim, l’Éternelle utopie, pp. 300 et s. — Bellamy est qualifié, en Amérique, de socialiste nationaliste.
  1577. Kirchenheim, Éternelle utopie, p. 278.
  1578. Benoit Malon, Socialisme intégral, t. I, p. 173.
  1579. Le titre exact de cette commission, instituée par le décret du 28 février 1848, était « Commission du gouvernement pour les travailleurs ».
  1580. Sur Louis Blanc, voyez entre autres Isambert, Idées socialistes, IIe partie, ch. vi. — Mais M. Isambert se contente de ranger Louis Blanc parmi les « socialistes d’État » (op. cit., p. 274) ; nous croyons que ce qualificatif est beaucoup insuffisant.
  1581. La Propriété de Thiers renferme quatre livres : 1. I, du droit de propriété ; — 1. II, du communisme ; — 1. III, du socialisme ; — 1. IV, de l’impôt. Même aujourd’hui, après toutes les transformations que le socialisme a subies, on peut relire ce livre avec autant de fruit que d’intérêt.
  1582. Thiers, op. cit., 1. III, ch. i. — Sur l’identité finale du communisme et du socialisme, voyez encore 1. III, ch. x.
  1583. Organisation du travail, 1. I, ch. ii (9e édition, 1850, pp. 25 et s.).
  1584. « Chaque machine nouvelle, disait Louis Blanc, est pour qui l’emploie une source de bénéfices, mais elle chasse de l’atelier une foule de journaliers » (Droit au travail). — Voyez aussi Organisation du travail, loc. cit.
  1585. Voyez plus haut, pp. 580 et s.
  1586. Droit au travail, édition de 1849, Réponse aux objections.
  1587. Organisation du travail, 9e éd., p. 86.
  1588. Op. cit., pp. 112-113.
  1589. Op. cit., 9e éd., pp. 228-229.
  1590. Organisation du travail, 9e éd., pp. 207 et s.
  1591. Dans l’édition que nous citons (postérieure à son fameux discours de 1848), Louis Blanc essaye, mais très obscurément, de faire disparaître la contradiction de ses deux opinions successives (Organisation du travail, 9e éd., 1850, 1. I, ch. v, pp. 72 et s.).
  1592. Op. cit., 1. I, ch. iv.
  1593. Articles 4-9 du programme babouviste.
  1594. Sudre, Histoire, du communisme, 5e édit., p. 377.
  1595. Voyez ici pour plus de détails l’excellente discussion du R. P. Castelein, S. J., dans le Socialisme et le droit de propriété, pp. 180 et s., et dans le Droit naturel, 1903, pp. 183 et s. — Comparez Thiers, De la Propriété, 1. III. ch. ix.
  1596. Castelein, Socialisme et droit de propriété, pp. 181-209.
  1597. J.-B. Say, Traité d’économie politique, 1. II, ch. iv, § 4, 2e éd., t. II, p. 83. — Voyez plus haut, p. 325. — À citer comme une anomalie parmi les économistes libéraux l’opinion brutale de M. de Molinari, que la société n’est tenue à secourir ses membres que lorsque leur entretien doit se traduire par une récupération ultérieure de leurs forces économiques (Questions économiques à l’ordre du jour, 1905, p. 133), d’où résulterait le droit ou le devoir, pour la société, de se désintéresser des vieillards, des infirmes et des incurables.
  1598. Voyez sur ce dernier point l’Encyclique de Léon XIII aux évêques des États-Unis, du 28 janvier 1895 (Encyclique Longinqua Oceani) : « Personne, y est-il dit, ne doit empêcher qui que ce soit de donner son travail à qui il lui plaît et quand il lui plaît ».
  1599. Castelein, Socialisme et droit de propriété, p. 210.
  1600. Castelein, op. cit., pp. 497 et s. (sect. II, ch. xii). — Voyez l’Encyclique Rerum novarum ou De conditione opificum, où Léon XIII parle précisément des « richesses taries dans leur source et de l’égalité dans le dénument, l’indigence et la misère ».
  1601. C’était déjà l’idée sous-entendue de Robespierre, affirmant dans son projet de Déclaration des droits de l’homme (21 avril 1793) que « la propriété des uns ne doit préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété des autres » (art. 9 du projet).
  1602. Castelein, op. cit., p. 213.
  1603. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., pp. 75 et 139, et supra, Histoire des doctrines économiques, p. 416.
  1604. Sur Proudhon, étudier Arthur Desjardins, P.-J. Proudhon, sa vie, ses œuvres, sa doctrine (2 vol., 1896), livre très bien documenté et très bien pensé ; — voir ensuite Isambert, Idées socialistes, IIe partie, ch. ix..
  1605. « Il ne se dit pas en mille ans deux mots comme celui-là, s’écriait plus tard Proudhon. Je n’ai pas d’autre bien sur la terre que cette définition de la propriété, mais je la tiens plus précieuse que les millions des Rothschild, et j’ose dire qu’elle sera l’événement le plus considérable du règne de Louis-Philippe » (Système des contradictions économiques, t. II, p. 329).
  1606. Voyez plus haut, p. 637.
  1607. On y trouve une remarque que Karl Marx a reproduite et qu’il se fait ordinairement attribuer. C’est que, si la division du travail augmente la production, le patron vole toute la différence dont le produit du travail collectif et organisé excède ce qui serait la somme des travaux individuels. Autrement dit, en payant des travaux simples, il jouit d’un travail composé qu’il n’a pas payé. Tel le maquignon qui vend une paire de chevaux pour un prix plus élevé que la somme des prix isolés de chacun d’eux. — On peut répondre que l’ouvrier ne fournit que des unités de travail, et que la constitution d’un ensemble, étant l’œuvre de l’entrepreneur, pourrait être aussi pour ce dernier le principe d’un profit légitime qui lui fût propre. Et cependant, en fait, l’ouvrier bénéficie bien de toute productivité du travail. L’influence de la productivité sur le salaire, pour être une des constatations les plus récentes de la science, n’en est pas moins un des faits les plus certains. Et alors cette productivité qui détermine ou qui hausse le salaire moyen, est incontestablement le quotient du produit total par le nombre total des producteurs.
  1608. Voyez dans Aucuy, les Systèmes socialistes d’échange, un chapitre très intéressant sur la « Banque d’échange » et la « Banque du peuple » de Proudhon, avec le texte de leurs statuts (pp. 163 et 171). L’idée fut appliquée, plus ou moins déformée, par la banque Bonnard, fondée à Marseille en 1849 et devenue à Paris le Comptoir Naud (ibid, pp. 188 et s.) ; puis par une, Waarenbank que Flürscheim créa en 1894 à Harxheim-Zell dans le Palatinat, mais qui disparut avant que les socialistes en eussent révélé l’existence (ibid., pp. 196 et s.).
  1609. Voyez supra, p. 605.
  1610. Voyez Desjardins, Proudhon, t. I, p. 176.
  1611. Voir l’introduction à l’Abrégé des œuvres de Proudhon (sans nom d’auteur), Paris, Flammarion, s. d. (paru en 1897).
  1612. Ses principaux ouvrages sont : De l’Égalité, 1838 ; De l’Humanité, 1840. — Consultez Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes. — Raillard, Pierre Leroux et ses œuvres, Châteauroux, 1899 ; — Isambert, Idées socialistes, pp. 206 et s.
  1613. « J’ai le premier — dit-il dans la Grève de Samarez (1863) — emprunté aux légistes le mot de solidarité, pour l’introduire dans la philosophie c’est-à-dire selon moi dans la religion. J’ai voulu remplacer la charité du christianisme par la solidarité humaine. »
  1614. Sur cette question, étudier un des chapitres les plus suggestifs du Socialisme chrétien de M. Henri Joly, ch. iv, pp. 180 et s.
  1615. Voyage en Icarie, 4e édition, 1846, p. 478.
  1616. Ibid., p. 567.
  1617. Introduction (juillet 1847) à une nouvelle édition de l’Organisation du travail (voyez la 9e édition, pp. 5-7).
  1618. Cette idée n’est spéciale ni à 1848, ni aux démocrates chrétiens de France : on la trouve ailleurs. « Il collettivismo, dit M. l’abbé Umberto Benigni, è una eresia cristiana, mentre l'individualismo è puro paganesimo » (Economia sociale cristiana avanti Costantino, 1897, p. 237).
  1619. L’Ère nouvelle prenait parti pour le papier-monnaie, l’impôt progressif et le droit au travail. « Nous n’en sommes plus à la Terreur, disait-elle le 8 mai 1848. Maintenant qu’il s’agit du redressement des anciennes injustices sociales, qu’il s’agit de dépouillement volontaire, de renoncement à soi-même, de fraternité, nous nous retrouvons en plein christianisme ; nous reconnaissons les questions que l’Évangile avait posées. ». Et l’on tombait sur Malthus et Bentham. Ce même journal expliquait que la Révolution de février, quand elle avait proclamé qu’elle était « sociale », avait cédé à un mouvement qui était « l’impulsion même de l’esprit évangélique ». Un nommé Chevé, que son socialisme très authentique n’empêchait pas de se dire tout aussi catholique, écrivait en avril 1849 : « Le socialisme qui se propose cette sainte mission (consoler ceux qui pleurent et rassasier ceux qui ont faim), ne fait qu’accomplir la volonté de Dieu et préparer l’avènement de son règne ».
  1620. Le cardinal Giraud, archevêque de Cambrai, condamna publiquement aussi le journal le Christ démocrate socialiste.
  1621. Engels, ami et disciple de Marx, a écrit Die Entwickelung des Socialismus von der Utopie zur Wissenschaft, 1882.
  1622. L’original est en français. L’ouvrage ne fut traduit en allemand qu’en 1885, par Bernstein et Kautsky, autres sommités du parti collectiviste.
  1623. Par ses trois filles, Marx eut trois gendres illustres dans le socialisme, Paul Lafargue, qui fut député du Nord, puis Aveling et Longuet.
  1624. Les volumes postumes du Capital ne sont guère que des morceaux isolés, plus ou moins soudés entre eux par Engels, interprète de la pensée du maître. Les redites y abondent, et la lecture en est remarquablement pénible. Les trois derniers volumes du Capital ont été traduits en français, en 1900,1901 et 1902.
  1625. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 33 et s.
  1626. Supra, p. 17.
  1627. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 34 et s. — Voyez une bonne discussion de la théorie marxiste de la valeur dans de Bœhm-Bawerk, tr. fr., Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, t. II, 1903, pp. 85-114.
  1628. L. I,ch. xvi.
  1629. Voyez plus haut, p. 679 en note.
  1630. L. I, ch. viii.
  1631. Sur l’opinion des divers auteurs socialistes au sujet de la population, voyez le Handbuch des Socialismus de Stegmann et Hugo, v° Bevoelkerungstheorie, pp. 66 et s. — « La surpopulation, dit encore Marx, provient, non pas d’un accroissement positif de la population ouvrière ; qui dépasserait les limites de la richesse en voie d’accumulation, mais au contraire d’un accroissement accéléré du capital social, qui permet à celui-ci de se passer d’une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers… En produisant l’accumulation du capital et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée ; produit donc elle-même les instruments de sa métamorphose en surpopulation relative… Le mouvement d’expansion et de contraction du capital envoie d’accumulation produit alternativement l’insuffisance ou la surabondance relatives du travail offert : mais ce n’est ni un décroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital surabondant dans le premier cas, ni un accroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant dans l’autre » (Capital, tr. fr., t. I, pp. 272-280).
  1632. Ch. xvi. — Karl Marx, subtilisant, constate trois lois. En réalité, la troisième est contenue dans la seconde.
  1633. On peut comparer avec des propositions analogues de Ricardo, moins subtiles, mais tout également fausses (voyez supra, p. 312).
  1634. Cette distinction du vol objectif et matériel, que l’individu commet sans en être responsable parce que ce sont les conditions sociales qui l’y condamnent, n’est pas spéciale à Karl Marx. Les démocrates chrétiens l’ont maintes fois employée, par exemple pour expliquer le prêt à intérêt, dont la pratique est due, suivant eux, aux vices d’une organisation capitalistique destinée à disparaître avec une transformation radicale de la société (en ce sens, Georges Goyau, Autour du catholicisme social, 1897, p. 247 ; — R. P. Antoine, S. J. , Économie sociale, 1re éd., p. 507). Ces formules, chez les démocrates chrétiens, ont le grand avantage de leur permettre, d’une part, de déclamer contre la société contemporaine et le libéralisme économique, d’autre part, de continuer en sécurité de conscience à gérer leur fortune comme tout le monde et à payer les salaires de leurs ouvriers au taux de tout le monde.
  1635. À plus forte raison en est-il de même de cette assertion parfaitement gratuite et injustifiée de M. Ch. Andler : « L’obligation, dit-il, de ne pas renvoyer d’ouvriers ou simplement la résolution prise par une coopérative ou par une autorité constituée d’occuper tous les travailleurs sans ouvrage résoudrait la question sociale : 1° parce que tout travailleur produit toujours son salaire ; 2° parce que, en ne produisant jamais que ce qui est dans le besoin public, mais en le produisant sans bénéfice, on ne dépasserait jamais le pouvoir d’achat du marché » (Ch. Andler, Préface à la traduction du Droit au produit intégral du travail de Karl Menger, p. xxiv). — M. Andler devrait bien apprendre aux entrepreneurs menacés de faillite et surtout aux viticulteurs du Midi la manière de faire toujours produire son salaire à l’ouvrier ! On lui paierait bien cher son secret !
  1636. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 157, 591 et s.
  1637. L. I, ch. xv.
  1638. C’est la thèse soutenue en fait par John Rae, dans ses Eight hours of labour. Rae considère que le plus grave défaut de la réduction de la journée à huit heures serait d’accroître le rendement du travail et de provoquer par conséquent le renvoi d’un certain nombre d’ouvriers. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette assertion, que nous tenons pour fausse à beaucoup d’égards.
  1639. Sur les progrès de la condition ouvrière, voyez notamment Lavollée, les Classes ouvrières en Europe, 1886-1896, t. I, II et III ; — von Schulze-Gævernitz, la Grande industrie dans son rôle économique et social, tr. fr., 1896 ; — Paul de Rousiers, le Trade-unionisme en Angleterre, 1897 ; — Levasseur, l’Ouvrier américain, 1898 ; — Castelein, Socialisme et droit de propriété et l’Appendice IV (en français) de ses Institutiones philosophiæ moralis et socialis, Bruxelles, 1899 (Op. cit., pp. 597-623) ; — Cathrein, der Socialismus, 7e édit., Fribourg-en-Brisgau, 1898, etc., etc.
  1640. Il faut se garder de lire ces formules de Marx comme des notations algébriques : s’il en était ainsi, on aurait du trouver bien plutôt :.A = M.
  1641. T. II, 1re partie, ch. I, tr. fr., pp. 1, 33, 152, etc.
  1642. T. II, ch. iv, §§ 1 et 3.
  1643. T. II, ch. xvii, § 2.
  1644. A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., p. 171. — Marx professait déjà le matérialisme historique dans sa Misère de la philosophie, de 1847, et dans son Zur Kritik der politischen Œkonomie (où l’on trouve d’ailleurs beaucoup moins la critique des économistes que l’exposé du propre système de Marx). — Engels a adopté le matérialisme historique dans l’ouvrage Die Entwickelung des Socialismus von der Utopie zur Wissenschaft.
  1645. Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, tr. fr., 1900 ; — Anton Menger, Droit au produit intégral du travail, pp. 170 et s. — En sens inverse, pour défendre Marx en atténuant peut-être sa pensée et en prétendant que le matérialisme historique n’est pas une philosophie de l’histoire, voyez Labriola (professeur à l’Université de Rome), Del Materialismo storico, Rome, 1896, et In memoria del manifesto dei Comunisti, Rome, 1895 ; — voyez aussi Benedetto Croce, Matérialisme historique et économie marxiste, tr. fr., Paris, 1901.
  1646. Fournière, les Théories socialistes au XIXe siècle, 1904, p. 296 ; — Pecqueur, Manifeste communiste, t. II, commentaire, pp. 84-102.
  1647. L. I, ch. xxxii.
  1648. Bernstein, qui combattait le matérialisme historique, combat aussi la formule de l’appauvrissement progressif ou Verelendungstheorie (Socialisme théorique et social-démocratie pratique, tr. fr., 1900, pp. xxxvi et s. ; et passim.
  1649. Il y a là comme un retour involontaire aux « contradictions économiques » de Proudhon.
  1650. « La société anonyme constitue d’après nous un grand progrès. En facilitant le groupement des capitaux et en limitant la responsabilité au montant des actions, elle permet aux plus modestes fortunes de participer aux progrès et aux bénéfices de l’industrie » (Castelein, Socialisme et droit de propriété, p. 445). — Voyez Bernstein, Socialisme théorique et socialdémocratie pratique, pp. 80 et s.
  1651. Dans ses Principes d’économie politique (ch. ii, art. 6, sous la rubrique : « Le capital ne doit pas, en principe, être mis au nombre des producteurs de la richesse » ), le P. Liberatore a écrit : « On ne peut pas compter parmi les causes d’un résultat ce qui suppose ce résultat préexistant au moins en partie…L’opinion qui fait du capital un producteur, pourrait paraître plus, fondée à l’égard des instruments : ceux-ci, apportant aux travailleurs le concours d’une action réelle, bien que secondaire, pourraient réclamer de près quelque droit au nom de producteurs. Mais, à considérer les choses, on verra qu’il n’en est rien. L’instrument, par rapport au travail, n’exerce pas une action distincte de celle de l’agent principal ; il forme avec lui un quid unum.… Dans le nombre des vrais producteurs et producteurs absolus de la richesse, il suffit de compter la nature et le travail de l’homme : tout le reste vient de l’une ou de l’autre » (Op. cit., pp. 61-66 de la traduction française, 1894). Et l’auteur croit prouver sa thèse en faisant observer que si un touriste, mis en face d’une toile de Raphaël, demande qui l’a faite, le cicérone doit lui répondre, non pas que c’est un pinceau, mais que c’est Raphaël. Après cela, si vous n’êtes pas convaincu, c’est que vous êtes bien exigeant !
  1652. Voir plus haut, p. 60.
  1653. Die Frau und der Socialismus, 28e édition, Stuttgart, 1897, pp. 457-463.
  1654. Par exemple, pourquoi M. du Maroussem, qui veut bannir les mots travail, capital et valeur, appelle-t-il le Capital une « œuvre immortelle » ? (Les Enquêtes, pratique et théorie, 1900, p. 201).
  1655. Engels, Préface au t. II du Capital, tr. fr., pp. xvi-xxi.
  1656. Voyez les Sociale Briefe an von Kirchmann et, pour la discussion, Engels, Préface au t. II du Capital, tr. fr., pp. iv et s. ; — Item, Anton Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., p. 113.
  1657. Karl Rodbertus acheta la terre d’Iagetzow en 1834, fut membre de l’Assemblée nationale de Francfort en 1848, et un moment, en 1849, ministre de l’instruction publique et des cultes dans le royaume de Prusse. À la fin, il se lia avec le Social-demokrat Hasenclever, par l’intermédiaire du socialiste chrétien Rudolf Meyer. Il voulait constituer une social-conservative Partei (ou parti social conservateur) en face des démocrates-sociaux, qu’il trouvait trop avancés. On a de lui : Die Forderungen der arbeitenden Klassen (1837), son premier écrit, ouvrage qui contient toutes ses idées maîtresses, creusées seulement et développées depuis lors ; Zur Erkenntniss unserer staatswirthschaftlichen Zustsænde (1842) ; et Sociale Briefe an von Kirchmann (1850-1851). Des lettres à von Kirchmann, une autre — la quatrième — écrite en 1852, mais publiée seulement en 1885, a été traduite sous le titre le Capital, en 1904.
  1658. Der Begründer des wissenschaftlichen Socialismus.
  1659. Sur ce dernier point, voyez le Capital, tr. fr. de la 4e Lettre sociale, p. 34.
  1660. « Das unbedingte Kenntzeichnen des Kapitals ist, werbend auftreten zu koennen », dit Lassalle dans Kapital und Arbeit. — Cette définition fantaisiste du capital est reproduite par Lafargue dans la Propriété, origine et évolution, pp. 303 et s. « Le capital, dit Lafargue, est la forme de propriété caractéristique de la société moderne : il n’a existé dans aucune autre société, du moins à l’état de fait général et dominant. La condition essentielle de cette forme de propriété est l’exploitation du producteur libre, dépouillé quotidiennement d’une partie des valeurs qu’il crée » (Op. cit., p. 312).
  1661. Proudhon, Système des contradictions économiques (1846). — Voyez plus haut, p. 681.
  1662. Châtelain (professeur de philosophie au lycée de Nancy), dans son introduction (pp. xxiv et s.) à la traduction de la 4e Lettre sociale à von Kirchmann.
  1663. Voyez la discussion contre Louis Blanc, avec chiffres à l’appui, dans Castelein, Socialisme et droit de propriété. C’était la thèse de Basliat, ainsi que nous l’avons exposé plus haut (supra, p. 441).
  1664. Le Dictionnaire d’économie politique de Léon Say et Chailley (v° Rodbertus, t. II, p. 754) s’exprime ainsi : « Cette théorie serait vraie en moyenne, si chaque nation productive était enfermée dans ses propres frontières et devait consommer tout ce qu’elle produit. Le danger du protectionnisme, c’est justement de nous conduire là, tandis que, tous les marchés du monde restant ouverts, les crises locales tendent à se compenser comme se compensent les famines. » — Nous devons dire que la difficulté est mal comprise et que l’explication ne vaut rien. En effet, d’après J.-B. Say lui-même, la sortie des marchandises implique, en vertu de la théorie des débouchés, une entrée correspondante de marchandises. Or, à ces dernières, d’après le système de Rodbertus, la force, d’achat ou Kaufkraft fera tout également défaut. Donc le pays encombré ne vendra rien, parce qu’il n’achètera rien, et ainsi dans tous les pays. Rodbertus supposait une crise sociale et par conséquent universelle : le Dictionnaire d’économie politique, au lieu d’un excédent d’offre dans tous les pays et pour toutes les marchandises, suppose, en un certain pays et pour une certaine marchandise, un excédent d’offre qui va se compenser en un autre pays avec un déficit d’offre de la même marchandise. — Les collaborateurs de MM. Say et Chailley-Bert ont donc été emportés par leur enthousiasme pour le libre-échange, et ils l’ont été jusqu’au point de croire que celui-ci réponde à tout, même aux objections les plus spécieuses du socialisme : car celle-ci de Rodbertus en était une. Le Dictionnaire est du reste une compilation d’assez faible valeur.
  1665. Voyez la Consommation et les crises économiques de Pierre Vialles, 1903. — M. Vialles, dont les théories aussi sont empreintes de socialisme, ramène également toutes les crises à la sous-consommation. Les crises déficitaires ou par sous-production, dit-il, ont disparu ; les crises dites de surproduction « ne tirent qu’accessoirement leur origine des actes des producteurs eux-mêmes » (op. cit., p. 151) ; et il tente de démontrer que toutes les crises du XIXe siècle peuvent recevoir de la théorie de Rodbertus les raisons de leurs dates, de leur étendue, de leur durée et de tous les phénomènes divers qu’on y a constatés.
  1666. Pour la contradiction entre la troisième et la quatrième (postume) des Sociale Briefe an von Kirchmann, voyez A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., pp. 118-119.
  1667. « Il est vrai que le sol et le produit social, jusqu’au moment où celui-ci se répartit en qualité de revenu, demeurent la propriété de la communauté, de l’État… La propriété privée est conservée pour la valeur entière du produit du travail individuel ; les personnes et la volonté sont aussi libres que cela est possible au sein d’une société… Je soutiens que la propriété est mieux garantie, la liberté plus grande, l’égalité des droits plus générale dans cet état social où existe la communauté du sol et du capital que dans notre état social actuel, ou même dans l’état social le plus libre que l’on puisse concevoir avec la propriété privée du sol et du capital » (4e Lettre sociale, tr. fr. ; pp. 174-177). Comprenne qui pourra !
  1668. Untersuchungen über die Organisation der Arbeit der System der Weltœkonomie, 1850-1851. — Sur Marlo, étudier Edgar Allix, l’Œuvre économique de Karl Marlo, Paris, 1898 ; — A. Menger, op. cit., pp. 53 et s. ; — de Laveleye, le Socialisme contemporain, 1888, ch. ii.
  1669. Edgard Allix, op. cit., p. 264. — Mario fait penser à Ugolin, qui mangeait, dit-on, ses enfants pour leur conserver un père.
  1670. Fichte (1752-1814), professeur à l’Université d’Iéna, expulsé de la ville sous accusation d’athéisme en 1799, professeur à l’Université de Berlin de 1810 jusqu’à sa mort. — Voyez É. de Laveleye, le Socialisme contemporain, ch. ii.
  1671. L’État commercial fermé. — Voyez le Handbuch des Socialismus, v° Fichte, et A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., pp. 50 et s.
  1672. C’est pour ce motif que Fichte est parfois envisagé simplement, comme un promoteur du protectionnisme national (voyez en ce sens le Dictionnaire d’économie, politique de Léon Say et Ghailley-Bert, v° Fichte). Or, là ne réside aucunement l’originalité de Fichte.
  1673. Voyez supra, pp. 245 et 645.
  1674. Recherches sur les principes de la distribution des richesses les plus propres à conduire au bonheur humain. — On a encore de lui : Labour rewarded : the claims of labour and capital conciliated, or how to secure to labour the whole product of its exertions (1827), etc. — Voyez A. Menger, op. cit., pp. 72 et s. — Thompson est longuement étudié dans Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. II, pp. 483-541.
  1675. « Natural laws of distribution : 1° ail labour ought to be free and voluntary, as to its direction and continuance ; 2° all the products of labour oughs to be secured to the producers of them ; 3° all exchanges of these product, ought to be free and voluntary » (Thompson, op. cit.).
  1676. On retrouve la même thèse chez des démocrates chrétiens. Voyez les Aphorismes de politique sociale, 1891, pp. 42-43 (cités dans nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 467 en note).
  1677. A. Menger, Droit au produit intégral, tr. fr., pp. 72 et s.
  1678. Voyez supra, pp.349 et s. — Aftalion, Œuvre économique de Sismondi pp. 99 et s. et particulièrement p. 108 ; item, pp. 254 et s.
  1679. Supra, p. 357. — Aftalion. op. cit., pp. 118 et s. ; item, pp. 257 et s.
  1680. Voyez à cet égard Denis, op. cit., pp, 504 et s.
  1681. Supra, p. 652. — Voyez A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., pp. 114.et s.
  1682. Verhaegen, Socialistes anglais, 1898, pp. 35 et s. « L’économiste anglais, dit Verhaegen, qui contribua le plus à préparer les esprits au socialisme pendant la période qui suivit l’agitation de 1848, fut assurément Stuart Mill » (Loc. cit.) .
  1683. Principes d’économie politique, 1. IV, ch. vii.
  1684. Ibid, 1. II, ch. i.
  1685. « Tout individu de l’un ou de l’autre sexe qui possède ou qui gagne de quoi vivre sans le secours d’autrui, n’a pas besoin d’une autre protection que celle que la loi lui donne ou devrait lui donner » (1. IV, ch. vii, édit. Guillaumin, t. II, p. 312).
  1686. Ibid., p. 313.
  1687. Ibid., § 3, p. 317.
  1688. Ibid., § 4, t. II, p. 320.
  1689. Voyez plus haut, p. 592.
  1690. Principes d’économie politique, 1. II, ch. i, § 2, t. I., p. 235.
  1691. Ibid., § 2.
  1692. Ibid., § 3.
  1693. Ibid., § 4.
  1694. Loc. cit., p. 243.
  1695. Ibid., p. 246.
  1696. Ibid., p. 245.
  1697. Ibid., p. 252.
  1698. Sur le socialisme de Stuart Mill dans l’Autobiographie, voyez le Handbuch des Socialismus de Stegmann et Hugo, v° Mill, p. 516.
  1699. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2° édit., p. 496.
  1700. Voyez plus bas, p. 741.
  1701. Voyez de Laveleye, le Socialisme contemporain, ch. v.
  1702. System der envorbenen Rechte.
  1703. Offenes Antwortschreiben an das Centralcomitee zur Berufung eines allgemeinen Arbeiterkongresses zu Leipzig.
  1704. Traduit en français par Benoit Malon.
  1705. L’autobiographie de Mlle de Dœnniges (Meine Beziehungen zu Ferdinand Lassalle, par Hélène de Rakowitza, née de Dœnniges) a tout l’intérêt d’un roman.
  1706. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 520.
  1707. « Lassalle, plus agitateur qu’économiste, dit Lafargue, la formule pour les besoins de sa propagande » (Note de Paul Lafargue sur le Capital de Marx, reproduite dans le Capital de la petite édition Guillaumin, pp. 172-173). — Voyez aussi Deville, Principes socialistes, Paris, 1896, pp. 128-129 ; — Jaurès, Revue socialiste, mars 1900, pp. 263-264.
  1708. Capital et travail, tr. fr., p. 257.
  1709. En ce sens, voyez A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., pp. 166 et s. — Voyez supra, p. 672.
  1710. Arbeiterlesebuch (ou Livre de lecture des ouvriers), 1863.
  1711. Mgr de Ketteler (1811-1877), évêque de Mayence en 1850. — Voir, sur lui Nitti, Socialisme catholique, ch. v et vi, et É. de Girard, Ketteler et la question ouvrière, 1896. — « Aujourd’hui, dit Mgr de Ketteler, le salaire se détermine d’après le strict nécessaire dans le sens le plus étroit, c’est-à-dire d’après ce qui est indispensable à l’homme sous le rapport de la nourriture, du vêtement et du logement, pour conserver son existence physique. Les discussions entre Lassalle et ses contradicteurs ont mis ce fait en telle évidence qu’il est impossible de le contester sans tromper le peuple » (Die Arbeiterfrage und das Christentum, 1864). « Ketteler, dit M, de Girard (op. cit., p. 156), admet cette loi d’airain sans la discuter. C’est évidemment une faiblesse. » On ne saurait accuser cependant M. de Girard d’aucune prévention contre Mgr de Ketteler, dont il est un des plus grands admirateurs. Sur la sympathie que Mgr de Ketteler éprouvait pour Lassalle, voir en particulier sa lettre du 25 mai 1866, An drei Mitglieder des Lassalle’schen Arbeitervereins in Dünwald, reproduite par de Girard, op. cit.,. pp. 242 et s.
  1712. Son Kapitalismus und Socialismus, de 1869, est peu sympathique ( « feindlich-wohlvollend », dit le Handbuch des Socialismus de Stegmann, et Hugo). L’affinité augmente avec la Quintessem des Socialismus, de 1874. Elle est complète avec Bau und Leben des socialen Koerpers, de 1875-1878. Enfin l’hostilité arrive avec Aussichtslosigkeit der Socialdemokratie, de 1885.
  1713. Quintessenz des Socialismus, § 3, pp. 32-34 de la 8e édition allemande. La traduction française est de Benoît Malon, ancien membre de la Commune.
  1714. C’est la discussion que nous trouverons plus loin, entre la répartition d’après les œuvres et la répartition d’après les besoins (infra, pp. 734 et s.).
  1715. Ce vœu des démocrates-sociaux, c’est « que l’on procure au prolétariat industriel, dans le travail, une situation vraiment humaine, et dans l’ensemble du produit national, une part supérieure à la stricte satisfaction des besoins ; que l’on évite les abus de la tyrannie capitaliste et du crédit ; que l’on rende vive et agissante la solidarité pour la misère et le malheur ; que l’on introduise un régime d’économie publique partout où le régime d’économie capitalistique est défectueux : tout cela avec des réformes positives et proportionnées aux circonstances, sans que la propriété privée du capital soit supprimée et pourvu qu’elle soit beaucoup plus généralisée » (Quintessenz des Socialismus, § 9, pp. 66-68). Schæffle, comme Malon son traducteur, est donc bien un possibiliste.
  1716. Voir diverses citations dans nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 101, note 2, et p. 184. — Ainsi encore nous trouvons dans une revue religieuse allemande qui exerce une grande autorité, les Stimmen aus Maria Laach, la formule suivante, qui est recommandée par le R. P. Pachtler : « À notre avis, dit-il, il faudrait dès maintenant subordonner les grandioses produits de la machine, sa mise en mouvement et son activité à l’exploitation collective d’une corporation industrielle. En tout cas les corps de métier devraient perdre tout caractère local et au besoin s’étendre sur des cercles et des provinces entières. Chaque corporation devrait avoir son magasin de matières premières, ses machines, ses fabriques, c’est-à-dire les moyens de production les plus importants. La production elle-même serait placée sous la surveillance des patrons ouvriers, auxquels seraient subordonnés les compagnons et les apprentis. Bref, la corporation deviendrait société de production. Avec cette organisation le socialisme ne serait jamais né : en effet, le bon socialisme (non le socialisme démocratique, mais le socialisme corporatif) (sic) aurait été là, et le « fonds d’or » de l’industrie aurait servi au bien commun, supposé d’ailleurs que la société fût restée chrétienne. Mais que dis-je ? Tout cela n’est qu’hérésie aux yeux des libéraux » (R. P. Pachtler, le But du socialisme et les idées libérales, trad. fr. du docteur Fritsch, 1893, pp. 50-51). — Hérésie aux yeux des libéraux" ? dit-il. C’est parfaitement mon avis.
  1717. Op. cit., 2e lettre, 2e éd., pp. 23 et s.
  1718. Benoît Malon, né à Prétieux près de Feurs (Loire), d’abord berger, n’apprit à lire qu’un peu avant vingt ans, alla à Paris, fut membre zélé de l’Internationale, député de la Seine en février 1871, membre de la Commune, puis se réfugia à Genève, d’où il ne revint qu’après l’amnistie.
  1719. Villey, le Socialisme contemporain, 1895, p. 78.
  1720. Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, tr. fr., 1900, pp. 64 et s., 80 et s., 117 et s., etc., etc.
  1721. Andler, dans son Introduction à la traduction de l’État socialiste de Menger, p. iv.
  1722. Menger, État socialiste, tr. fr., 1904.
  1723. Menger ne s’arrête pas cependant par la crainte d’une « violation du droit » ; ce qui le détourne de croire à « l’établissement de l’État populaire du travail par la voie de la révolution », c’est son « inopportunité et même son impossibilité » (op. cit., p. 339).
  1724. Op. cit., I. IV, ch. iv et v.
  1725. Op. cit., p. 356.
  1726. Op. cit., p. 185.
  1727. Op. cit., pp. 184-187.
  1728. Op. cit., pp. 196-197. — Au risque de faire sourire, je citerai ce procédé de moralisation : « L’État populaire du travail, dit Menger, chargera des personnes entièrement indépendantes de publier des journaux officiels d’un caractère local ; chaque citoyen pourrait les utiliser quand il s’agirait de stigmatiser les actions immorales qui iraient contre le bien public ; en ce qui concerne les autres, leurs colonnes ne seraient ouvertes qu’à l’individu lésé. On se bornerait, ainsi qu’il est conforme à l’essence de la moralité proprement dite, à rendre public l’acte immoral ; nulle autre peine ne pourrait être suspendue sur son auteur… Je crois qu’un pareil système de publicité protège plus efficacement la moralité que notre religiosité tiède, rongée de mille doutes » (Op. cit., p. 83). Décidément Menger habite en Utopie ! Quel pays de Cocagne pour les mauvais sujets de tous les genres ! — On peut voir dans d’Eichtal (la Formation des richesses et ses conditions sociales actuelles, 1906) une discussion contre Menger qui ne manque pas d’intérêt (Op. cit., pp. 408 et s., pp. 417 et s.).
  1729. Sur cette question voyez le chapitre que M. Maisonabe y consacre en entier, Doctrine socialiste, 1900, IIe partie, ch. iii, pp. 198-219.
  1730. Ch. Andler, résumant A. Menger, Introduction au Droit au produit intégral, p. iv. — Item, A. Menger, op. cit., tr. fr., pp. 14 et s.
  1731. A. Menger, op. cit., p. 57.
  1732. Andler, loc. cit., p. xxxi.
  1733. Supra, p. 673.
  1734. Voyez Menger et Andler, op. cit., pp.xxxii et s. ; pp. 16 et s., etc.
  1735. Menger, op. cit., pp. 146-147 ; pp. 212 et s.
  1736. Revue socialiste de décembre 1897.
  1737. En ce sens Aucuy, les Systèmes socialistes d’échange, 1908, pp. 51 et s.
  1738. Voir l’exposé et la critique dans Aucuy, op. cit., pp. 315 et s. — M. de Foville (la Monnaie, 1907, pp. 234 et s.) raille spirituellement M. Solvay. — Voyez aussi Vilfredo Pareto, Systèmes socialistes, t. II, pp. 280 et s.
  1739. Discours de Mirabeau lu à la Constituante le 2 avril 1791.
  1740. Ce système est soutenu en France par Ch. Gide. On est étonné de le trouver aussi dans Villey (Principes d’économie politique, 2e édit., 1894, pp. 67, 170, 177), ce qui n’empêche pas M. Villey de défendre la propriété en la regardant comme une institution légitimée par son utilité sociale. « Je ne crois pas, dit-il ailleurs, que la propriété individuelle du sol soit une institution commandée par le droit naturel, parce que l’homme ne peut revendiquer à ce titre que la propriété des produits de son travail » (Socialisme contemporain, p. 99). Voyez la discussion dans nos Éléments d’économie politique, pp. 43 et s. — Faut-il dire que la propriété du sol est de droit naturel ou bien qu’elle est conforme au droit naturel (ce qui permettrait une simple conformité négative, résultant de l’absence de non-conformité) ? En ce dernier cas, il faudrait admettre que la loi civile pourrait très légitimement interdire l’institution de la propriété privée sur un sol encore vierge de tous droits humains ; et il faudrait peut-être ajouter qu’on pourrait très légitimement ailleurs souhaiter un régime de nationalisation du sol. Sur cette grave question, nous nous bornons à faire remarquer que Léon XIII, dans l’Encyclique Rerum novarum, emploie les expressions : « La propriété privée est pour l’homme de droit naturel. L’exercice de ce droit est chose, non seulement permise, surtout à qui vit on société, mais encore absolument nécessaire », et ce texte se prête certainement beaucoup mieux à une conformité positive qu’à une conformité simplement négative.
  1741. En sens contraire, Léon XIII dans l’Encyclique Rerum novarum : « Qu’on n’oppose pas à la légitimité de la propriété privée le fait que Dieu a donné la terre en jouissance au genre humain tout entier, car Dieu ne l’a pas livrée aux hommes pour qu’ils la dominassent confusément tous ensemble. Tel n’est point le sens de cette vérité. Elle signifie que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier, mais a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l’industrie humaine et aux institutions des peuples. »
  1742. Huet, Règne social du christianisme, 1. III, ch. vi et vii.
  1743. Infra, pp. 765 et s.
  1744. Voyez pour Laveleye et les Allmenden la discussion dans le Collectivisme de P. Leroy-Beaulieu, ch. ix, 3e édit., pp. 126 et s.
  1745. « Il est certain, dit James Mill, que, à mesure que la population augmente et que le capital est appliqué à la terre d’une manière de moins en moins productive, une portion de plus en plus grande du produit net des terres d’un pays entre dans ce qui constitue la rente foncière, tandis que les profits du capital décroissent proportionnellement. Cette augmentation continuelle de la rente foncière, provenant de circonstances qui sont le fait de la communauté et non le fait particulier des propriétaires, semble former un fonds non moins propre à être appliqué d’une manière spéciale aux besoins de l’État, que le revenu de la terre dans un pays où elle n’a jamais été propriété privée. Lorsque la rente primitive du propriétaire foncier est garantie contre toute charge particulière, il n’a pas le droit de se plaindre de ce qu’une nouvelle source de revenu, qui ne lui coûte rien, soit appropriée au service de l’État » (James Mill, Éléments d’économie politique, trad. franç, de 1823, ch. iv, sect. v, « De la taxe sur les rentes foncières »).
  1746. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 496 et ici plus haut, Histoire des doctrines économiques, p. 721.
  1747. Voyez plus haut, p. 461. — Hermann Gossen, assesseur au gouvernement de Cologne, auteur de Entwickelung der Gesetze des menschlichen Verkehrs und der daraus fliessenden Regeln für menschliches Handeln, 1854.
  1748. Léon Walras, Études d’économie sociale, p. 270.
  1749. Réalisation de l’idéal social et Impôt, dans les Études d’économie sociale de Walras, 1896.
  1750. Walras, Études d’économie sociale, 1896, p. 442.
  1751. Ibid., pp. 277-279.
  1752. Walras, Théorie mathématique du prix des terres et de leur rachat par l’État, 1880, dans les Études d’économie sociale, 1896, pp. 447-448.
  1753. Walras, Études d’économie sociale, p. 271.
  1754. Gide, Journal des Économistes, mai 1883, et Principes d’économie politique, 4e édition, p. 495 en note.
  1755. Walras, Études d’économie sociale, p. 451.
  1756. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 499-501.
  1757. Voyez plus haut, p. 311, note 2.
  1758. Sur Henri George, étudier W.-J. Kerby, le Socialisme aux États-Unis, 1897, pp. 175 et s. ; — Verhaegen, Socialistes anglais, 1898, pp. 299 et s. ; — Albert Métin, le Socialisme en Angleterre, 1898, pp. 157 et s.
  1759. Voyez l’article Bodenbesitzreform dans le Handbuch des Socialismus de Stegmann et Hugo.
  1760. Albert Métin, le Socialisme en Angleterre, 1891, p. 169. — M. Villey dit cependant de George : « C’est un penseur très supérieur, à mon sens, à Karl Marx, et c’est un écrivain aussi facile à lire que l’autre est rebutant » (Socialisme contemporain, p. 98). Tout le monde est d’accord avec M. Villey sur l’ennui qui distille de Karl Marx : on ne l’est pas sur le charme de George.
  1761. Progress and poverty, 1. V, ch. i et ii ; 1. VIII, ch. vi.
  1762. Op. cit., 1. III, ch. i et iii.
  1763. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 502.
  1764. Ibid., p. 505.
  1765. Paul Leroy-Beaulieu, Collectivisme, 1. I, ch. iv, 3e édit., p. 38.
  1766. Gide, Journal des Économistes, mai 1883, p. 184, article cité plus haut.
  1767. Il faut lire dans les Études sociales de Sismondi (t. I, pp. 203-239) l’expulsion des cultivateurs en Écosse. Dans le comté de Sutherland vivaient 45.000 paysans, dont les ancêtres avaient possédé le sol en communauté au temps des clans. Puis le chef du clan avait confisqué cette propriété à son profit exclusif, en concédant d’abord la terre à ses vassaux, ensuite en la leur louant à bail. Finalement la marquise de Stafford, pour augmenter ses revenus, décida de consacrer le comté de Sutherland à l’élevage du bétail. Elle fit donc procéder au nettoiement du domaine, « the clearing of the estate ».
  1768. Thonissen (le Socialisme depuis l’antiquité, t. II, pp. 193 et s.) a un curieux chapitre sur Spence et les « philanthropes spencéens ».
  1769. Essai sur le droit de propriété sur la terre.
  1770. Wallace, Landnationalization : its necessity and its aims, 1882.
  1771. Supra, p. 684.
  1772. Nitti, le Socialisme catholique, tr. fr., p. 88.
  1773. Loria, Problèmes sociaux contemporains, tr. fr., 1897, pp. 100 et passim (ce sont ses cours professés à l’Université de Padoue en 1894).
  1774. É. de Laveleye, Essais et études, t. III, 1897, p. 41.
  1775. É. de Laveleye, le Socialisme contemporain, 10e édition, 1896, introd., pp. xiii-xiv.
  1776. É. de Laveleye, Essais et études, t. III, pp. 40-41.
  1777. « Quiconque, dit Nitti, examine avec impartialité les œuvres des premiers écrivains du socialisme, voit immédiatement quelle influence considérable a exercée sur eux le principe socialiste du christianisme et dans quelle mesure ce même principe a partout préparé le terrain aux revendications actuelles. Ceux mêmes qui, comme Saint-Simon, Cabet et plusieurs autres, firent preuve d’une hostilité plus marquée à l’égard du christianisme, en ont ressenti l’influence au-delà de ce que l’on croit communément » (Nitti, Socialisme catholique, tr. fr., p. 85).
  1778. É. de Laveleye, le Socialisme contemporain, 10e édition, 1896, p. XLI. — À étudier particulièrement toute l’Introduction et les ch. vi, vii et viii.
  1779. Cette antithèse est loyalement reconnue par Louis Blanc, Introduction à l’Organisation du travail, 1850, voyez plus haut, p. 625. Seulement Louis Blanc, au lieu d’y voir un des traits essentiels du christianisme, n’y voyait qu’une déviation du sens chrétien par réaction contre le paganisme. — Nous devons rappeler aussi les théories saint-simoniennes contre la mortification des sens (supra, p. 653).
  1780. Saint Jean : « Hic est antichristus, qui negat Patrem et Filium… Omnis spiritus qui confitetur Jesum Christum in carne venisse, ex Deo est ; et omnis spiritus qui solvit Jesum, ex Deo non est, et hic est antichristus » (Epist. I, ii, 22, et iv, 2-3).
  1781. Saint Paul : « Si distribuero in cibos pauperum omnes facultates meas, et si tradidero corpus meum ita ut ardeam, charitatem autem non habuero, nihil mihi prodest » (I ad Corinthios, xiii, 3).
  1782. « Lorsque l’amour et l’estime présideront seuls à l’union des sexes, ce qu’on est convenu d’appeler la débauche disparaîtra rapidement » (Benoît Malon, Morale sociale, 1885, p. 375).
  1783. « Non est Judæus, neque Græcus ; non est servus, neque liber ; non est masculus, neque femina : omnes enim vos unum estis in Christo Jesu » (S. Paul, ad Galatas, iii, 28). — Voici des textes qui empêchent suffisamment qu’on ne se méprenne : « Non vir ex muliere... sed mulier propter virum » (I ad Corinthios, xi, 8 et 9) ; — Mulieres in Ecclesiis taceant : non enim permittitur eis loqui, sed subditas esse, sicut et lex dicit » (I ad Corinthios, xiv, 34) ; — « Mulier in silentio discat cum omni subjectione. Docere autem mulieri non permitto, neque dominari in virum, sed esse in silentio » (I ad Timotheum, ii, 11).
  1784. M. l’abbé Gayraud, député de Brest, l’a cependant essayé. Apparemment il mettait dans le mot « féminisme » autre chose que ce que d’ordinaire on y trouve. — Voyez le R. P. Cathrein, die Frauenfrage, Freiburg, 1901.
  1785. Destrée et Vandervelde, le Socialisme en Belgique, 2e éd., 1903, pp. 350-356 et en particulier p. 351.
  1786. Voyez à cet égard Pierre Leroy-Beaulieu, les Nouvelles sociétés anglo-saxonnes, s. d. (1902), et Albert Métin, le Socialisme sans doctrines : Australie et Nouvelle-Zélande, 1901.
  1787. Voyez plus haut, p. 623.
  1788. « Nec quisquam eorumquae possidebat, aliquid suum esse dicebat : sed erantillis omnia communia… neque enim quisquam egens erat inter illos : quotquot autem possessores domorum aut agrorum erant, vendentes afferebant pretia eorum quoe vendebant et ponebantante pedes apostolorum : dividebatur autem singulis prout cuique opus erat » (Actes des Apôtres, iv, 32-35).
  1789. S. Mathieu, xix, 21.
  1790. Voyez dans Religions et sociétés, 1905, une conférence d’un député radical, M. Puech, à l’École des hautes études sociales, avec cette conclusion loyalement donnée : « Le christianisme primitif a été un mouvement purement religieux, nullement social » (Op. cit., p. 107).
  1791. S. Mathieu, xix, 18 : « non facies furtum ».
  1792. Voyez sur ce point de Champagny, la Bible et l’économie politique, 1879.
  1793. Voyez l’analyse de la Théorie nouvelle de Pecqueur dans le Handbuch des Socialismus, p. 600 ; — Henri Michel, Idée de l’État, pp. 243 et s. ; — Maisonneuve, Pecqueur et Vidal, 1898.
  1794. Théorie nouvelle de l’économie sociale et politique, pp. 267-268, 357, 432, 445, 565. — C’est donc Pecqueur qui a inventé, dès 1842, le mot « socialiser les personnes », dont M. Léon Bourgeois (Solidarité, 1896, p. 86) fait gloire à M. Izoulet comme d’une « formule très intéressante ». En 1842, c’était plus nouveau et plus intéressant.
  1795. Voyez à cet égard Villey, Socialisme contemporain, p. 92.
  1796. À étudier, entre autres, une longue étude de M. Vandervelde, la Religion, dans ses Essais socialistes, 1906. M. Vandervelde proclame très correctement l’inconciliabilité du socialisme démocratique avec le catholicisme et même le protestantisme constitué en Églises » (Op. cit., p. 138). Selon lui, le désaccord irréductible pourrait bien reposer sur le dogme du péché originel (Ibid., pp. 145 et 154). Nous n’y contredisons pas, tant s’en faut.
  1797. Vilfredo Pareto : « Tous ou presque tous les systèmes socialistes sont des systèmes religieux » (Systèmes socialistes, p. 267) ; — Fournière : le socialisme est une religion, puisque l’essence d’une religion est d’être le « ciment indispensable d’une société » (Théories socialistes au XIXe siècle, p. 45) ; — Fidao, le Droit des humbles, 1904 : « À cela près qu’Enfantin resta impuissant à concevoir ou à reconnaître le surnaturel, il avait le sens catholique » (Op. cit., pp. 143, 145, 113, etc.) ; — Lebon, Psychologie des foules, p. 61. — Voyez surtout l’Introduction que M. Dolléans a mlise à son Robert Owen : « Le socialisme, dit-il, est la religion de l’humanité ou encore la religion du prolétariat déifié »… Il est une « doctrine religieuse » (Op. cit., p. 8). Toute cette thèse y est longuement exposée ou discutée.
  1798. Nous recommandons tout particulièrement le Socialisme chrétien, de M. Henri Joly, 1892. — On peut consulter beaucoup des autres auteurs cités précédemment et de plus Weill, Histoire du mouvement social en France, 1852-1902, Paris, 1905, pp. 343 et s.
  1799. Verhaegen, Socialistes anglais, 1898, pp. 22 et s. ; ch. ix, pp. 261 et s. ; — Métin, le Socialisme en Angleterre, 1897, pp. 59, 71 et ch. iv, Christianisme et socialisme » ; — et Rév. Kerby, le Socialisme aux États-Unis, ch. iii, sect. i. — Voyez aussi Nitti, Socialisme catholique, pp. 90-91 ; — le Socialisme en Angleterre, par Goddard H. Orpen ; traduit en appendice dans la 10e édition du Socialisme contemporain d’É. de Laveleye, pp. 334 et s.
  1800. Sur le chartisme en particulier, Stegmann et Hugo, Handbuch des Socialismus, pp. 107 et s.
  1801. Verhaegen, Socialistes anglais, p. 24.
  1802. Rév. Maurice, Christian socialism, p. 4.
  1803. Kerby, Socialisme aux États-Unis, p. 93.
  1804. Voyez Georges Goyau, l’Allemagne religieuse, 1898, le Protestantisme, ch. iv ; — É. de Laveleye, le Socialisme contemporain, ch. ix (10e édit., pp. 112-133).
  1805. R. P. Lecanuet, Montalembert, sa jeunesse, 1895, ch. viii, pp. 176 et s. — « Lamennais, dit M. de Girard, fut, à proprement parler, le premier préoccupé de rasseoir la domination de l’Église sur la société… C’est un précurseur, parce qu’il a appelé l’intervention de l’Église sur le terrain économique à une époque où personne ou presque personne n’avait encore parlé ce langage.. Il inscrivit les revendications ouvrières au programme de l’Avenir et demanda au Pape de se faire le porte-voix de ces revendications » (De Girard, Introduction historique sur le mouvement social catholique, dans Ketteler et la question ouvrière, pp. 20 et 117).
  1806. Le R. P. Maumus, 0. P. (l’Église et la France moderne, 1897, p. 78) : « L’idée fondamentale et singulièrement féconde du célèbre journal, c’est-à-dire l’alliance de l’Église et des peuples, l’accord entre le catholicisme et la démocratie, est triomphante aujourd’hui : car les catholiques s’efforcent de réaliser ce qui fut le rêve des rédacteurs de l’Avenir. »
  1807. « J’ai médité à la lumière des temps nouveaux, dit-il, sur la mission du Sauveur du monde ; j’ai puisé aux sources sacrées l’enseignement social du christianisme : et en écartant ce qui vient des hommes pour m’en tenir à ce qui vient de Dieu, je trouvai manifestement que la rédemption chrétienne consiste, non seulement à enfanter par l’Église des citoyens au ciel, mais encore à ériger ici-bas une libre et fraternelle société civile, celle même dont la Révolution, purifiée de ses excès, doit assurer la victoire. J’ai, avec une impartiale ardeur, interrogé aussi les doctrines diverses qui, sous le nom de socialisme, ont si profondément remué notre âge… et, en écartant ce qui vient des passions ou de l’ignorance pour m’en tenir à ce qui ressort du mouvement général des esprits et qu’adopte l’instinct du peuple, il me fut non moins manifeste que ces idées d’affranchissement qu’on prêche comme une révélation nouvelle, ou reproduisent fidèlement l’Évangile ou sont les conséquences nécessaires de ses dogmes » (Op. cit., pp. 3-4).
  1808. Op. cit., pp. 230-232.
  1809. Op. cit., p. 104.
  1810. Voyez plus haut, p. 725.
  1811. Nous avons cité sur ce point là diverses autorités dans nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 184. Nous y avons invoqué, avec textes à l’appui, les Questions sociales et ouvrières (1883) publiées par le conseil des études de l’œuvre des cercles catholiques ; le programme de M. l’abbé Oberdorffer, contresigné par les PP. Lehmkühl, Meyer, Weiss, Léon,. Mathias, etc. ; le congrès des catholiques à Cologne en août 1894, etc. — Léon Grégoire (Georges Goyau) disait en 1895, dans le Pape, les catholiques et la question sociale : « Pour que ces avantages (économiques) se réalisent à coup sûr, et pour que l’organisation corporative amène le prompt dénouement de la question sociale, il faut que, de gré ou de force, on fasse rentrer dans ses cadres l’industrie tout entière… Il n’y a pour la corporation qu’une alternative : être tout ou n’être rien, devenir en droit maîtresse absolue du marché ou devenir impuissante en fait… Du rétablissement de la corporation facultative, on ne peut pas même espérer une réforme : du rétablissement de la corporation obligatoire, on peut attendre une révolution » (Op. cit., 2e éd., 1895, pp. 137 et 143). — Voyez aussi les Aphorismes de politique sociale : extraits du XXe siècle. — Consulter pour certains textes M. Max Turmann (Développement du catholicisme social, Paris, 1901), quoique M. Turmann, évitant les discussions et les exposés de doctrines et faisant le silence sur les formules qui pourraient le gêner, soit loin de présenter, au point de vue des principes, le même intérêt que Goyau, beaucoup plus complet et plus énergique d’expressions.
  1812. « On devrait exiger une capacité professionnelle pour entrer dans un métier, demander au moins de l’honorabilité… D’ailleurs on écarterait ainsi des professions honnêtes les incapables dont la concurrence fait baisser les salaires et produit les chômages, et que la loi de l’offre et de la demande contente suffisamment, parce qu’ils n’en méritent pas une autre » (M. l’abbé Troncy, les Corporations, 1894, p. 73).
  1813. Association catholique, n° du 15 janvier 1886.
  1814. « La théologie chrétienne — a dit Gabriel Ardant (auteur de Papes et paysans) — déclare que le travail seul est productif et que le capital isolé ne doit pas l’être. L’Église, par la voix de ses Pères et de ses docteurs, par les écrits de ses théologiens, propage cette doctrine, qui est en même temps une déclaration des droits exclusifs du travail et la déchéance du capital isolé. » — « Le fermage a moins ce caractère (celui d’un impôt pour des services sociaux selon l’idée féodale) que celui d’usure… Il n’y a lieu à indemnité au bailleur qu’en cas de détérioration » (De l’Usure, Marseille, 1893, p. 37, édité par la revue socialiste chrétienne le XXe siècle. — Item, Aphorismes de politique sociale, publiés par la même revue, 1891, pp. 42-43). — « Si, ayant construit une maison et fait le calcul que le capital que vous y avez employé ne sera plus représenté par une valeur équivalente au bout de tant d’années…, vous la louez de manière à rentrer dans vos déboursés dans la période sur laquelle portent vos calculs, vous ne faites pas l’usure ; mais elle commencerait au-delà » (Aphorismes, loc. cit.). — Voyez pour ces textes plus détaillés nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 161 et 467 en note.
  1815. Voyez plus haut, p. 60.
  1816. Voyez le discours de Mgr Freppel au congrès des jurisconsultes catholiques à Angers en 1890 (cité dans nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 51).
  1817. Baron de Vogelsang, cité par Nitti, Socialisme catholique, tr. fr., p. 226 ; — Léon Grégoire, le Pape, les catholiques et la question sociale, 2e édition, 1895, p. 20 ; — etc., etc.
  1818. Voyez plus haut, p. 42.
  1819. Ashley cependant, après Roscher, produit une opinion de Langenstein qui serait favorable à cette explication. « The idea of class duties and class standard of comfort, dit-il, is either explicitly or implicitly referred to as the final test in every question of distribution or exchange. Thus Langenstein… tells the lords of land that their only just claim to their rents is founded on their fulfiling the duties of their class, and rightly governing and protecting those subject to them » (Introduction to English economic history and theory, § 64, 3e édition, t. II, p. 391). Mais on sait que le souverain féodal avait des charges et ne percevait pas d’impôts qui n’eussent pas le caractère de revenu patrimonial, à tel point qu’au XIIIe siècle on doutait encore de la légitimité des recettes fiscales du prince (voyez plus haut, p. 85).
  1820. « La maternité — dit Charles Albert — au sens le plus complet et le plus vaste de ce mot, doit être comptée à la femme dans une large mesure, comme une véritable fonction sociale » (Albert, l’Amour libre, 1899, p. 289). Telle est l’opinion courante chez les philosophes du socialisme, c’est d’ailleurs très logique. Voyez entre autres Durkheim, qui, dans son ouvrage très nettement socialiste la Division du travail social (2e édition, 1902), affirme que le mariage est une fonction sociale (Op. cit., p. 33).
  1821. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 536 ; — cf. ibid, p. 58.
  1822. M. le chanoine Élie Blanc, Études sociales, Lyon, 1897, pp. 330 et 337. — Le conventionnel Rabaut-Saint-Etienne disait pareillement dans les Révolutions de Paris, n° du 19 janvier 1793 : « Le législateur devra marcher à son but par des institutions morales et par des lois précises sur la quantité de richesses que les citoyens peuvent posséder, ou par des lois qui en règlent l’usage, de manière : 1° à rendre le superflu inutile à celui qui le possède ; 2° à le faire tourner à l’avantage de celui qui en manque ; 3° à le faire tourner au profit de la société » (Voyez plus haut, p. 642). On aimerait à voir nettement où est la différence.
  1823. XXe Siècle, mai 1891, pp. 234-235, reproduisant un passage de l’Économie sociale d’Ott, 1850. — Le P. Liberatore a combattu et réfuté une revue catholique irlandaise (il ne la nomme pas) qui avait soutenu en 1887, sous le titre de The theology of landnationalization : 1° que « la propriété en commun de toutes les choses matérielles peut être prescrite par l’État, si elle doit tourner au bien général » ; 2° que « la propriété de l’État sur la terre, du moment qu’elle est jugée opportune pour le bien général et qu’elle est décrétée par une autorité législative compétente, est en parfaite harmonie avec les principes traditionnels de la théologie catholique » (Principes d’économie politique, 2e partie, ch. ii, art. 1 et 2). — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 44. — On voit donc combien il est téméraire et inexact d’affirmer qu’il n’y ait pas un socialisme chrétien et qu’il n’ait pas eu besoin d’être réprouvé.
  1824. Sertillanges, Socialisme et Christianisme, pp. 271, 292.
  1825. Op. cit., p. 173.
  1826. Op. cit., pp. 176-177. — Il est vrai que M. l’abbé Sertillanges est profondément étranger aux sujets économiques qu’il côtoie. Ainsi, en matière de prêt à intérêt, non seulement il en est resté à l’argumentation surannée de la scolastique, comme si tout ce qui s’est dit depuis lors lui était inconnu : mais, pour expliquer la conduite actuelle de l’Eglise, il en est réduit à déclarer que « la complexité croissante des affaires a fait passer le problème de sa forme élémentaire à des formes tellement compliquées que les hommes religieux ne le peuvent plus résoudre d’eux-mêmes » (Op. cit., pp. 163-164). M. l’abbé Sertillanges n’y comprend rien, c’est entendu : mais ce n’est pas une raison, ce nous semble, de faire aux autres le reproche bien immérité de n’y pas comprendre davantage.
  1827. Claudio Jannet, Capital, spéculation et finance au XIXe siècle, p. 547. « Même financièrement parlant, dit-il, les juifs sont d’autant moins malfaisants que la société est plus chrétienne et que l’état économique est plus sain » (Loc. cit.).
  1828. « Le mouvement antisémitique, dit Claudio Jannet, est exploité fort habilement par les socialistes. Ils y ont trouvé un excellent terrain pour engager la lutte contre le capital et la propriété. L’histoire se répète. Les grands tumultes qui se produisirent au moyen âge contre les juifs après la peste de 1348, furent la préface de violences contre les propriétés de l’Église et de la noblesse. De même aujourd’hui les excitations à l’institution de chambres de justice populaires et au pillage des maisons de banque juives ne peuvent que conduire à une nouvelle Commune » (Claudio Jannet, le Capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle, p. 545).
  1829. M. de Girard, qui appartient à cette école, convient qu’on ne peut pas « prédire en France, avec quelque vraisemblance, l’avenir du mouvement social catholique ». Mais il attribue — bien à tort — nos idées économiques libérales et conservatrices aux « discussions politiques » et aux « énervantes discussions sur la question du ralliement à la République » (Introduction historique sur le mouvement social catholique, dans Ketteler et la question ouvrière, Berne, 1896, p. 79).
  1830. Ainsi, dans Charité, justice, propriété (Paris, 1899), M. de Ponthière, qui est un des chefs du groupe belge, demande avec Henri George la confiscation totale ou partielle de l’unearned increment (Op. cit., p. 52). Sa thèse principale, c’est que, tout devoir impliquant un droit corrélatif et une faculté d’exercer ce droit, le devoir de charité des uns entraîne au profit, soit de l’État, soit des intéressés, le droit de prendre ce qui aurait dû être donné. « Nous nous faisons volontiers, dit-il, à cette pensée qu’il faut, pour être obligé, avoir un créancier porteur d’un titre… Or, la justice naturelle, après avoir formulé comme un devoir la compensation du superflu des uns avec le nécessaire des autres, n’y fait pas, au cours normal des choses, correspondre un droit… Et si personne n’est constitué en titre, ni pour apprécier, ni pour exiger la compensation, c’est que tous les intéressés ont cette autorité et ce pouvoir » (Op. cit., pp. 28-29). Logiquement, comme le superflu des uns ne sera compensé avec le nécessaire des autres qu’après l’égalisation des jouissances, il s’ensuivrait que la masse intéressée à cette égalisation pourrait l’effectuer. M. de Ponthière conclut : « Le principe de la propriété, qui est d’ordre naturel, n’en reste pas moins sauf. Les conclusions disparaissent dans la mesure où elles s’enlèvent à elles-mêmes la justification dont elles ont besoin » (p. 45). Autrement dit, le titre reste : mais tout le monde a le droit d’en prendre l’émolument pour en jouir soi-même. C’est l’appel à l’anarchie.
  1831. Nous avons vu cependant plus haut (p. 684) que les-socialistes de 1848 avaient l’appellation « démocratie chrétienne ». Mais après eux elle tomba en désuétude, et d’autant mieux que les catholiques, après 1850, se piquèrent moins d’être démocrates ou socialistes. Le R. P. Vermeersch (la Nouvelle Encyclique sociale, Bruxelles, 1901, pp. 7-9) rattache, pour la Belgique, l’appellation « démocratie chrétienne » aux débuts de la « Ligue démocratique belge » et au congrès catholique de Malines de 1891. « Elle est, dit-il, belge de naissance… Les démocrates chrétiens de France datent leurs origines du congrès de Reims, tenu en 1896’(congrès des prêtres, convoqué par M. l’abbé Lemire)… C’est aussi vers 1896 que des journaux italiens se mettent à parler de démocratie chrétienne » (Vermeersch, loc. cit.).
  1832. Discours à la Chambre, 11 juin 1888. Le prince Aloys de Lichtenstein avait professé les mêmes formules au Reichsrath. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 534.
  1833. « Le socialisme chrétien, dit le Rév. Kerby, ne trouve aucune indulgence. Commentant l’assertion du Railway Times de Terre-Haute (Indiana), que le Christ était socialiste, le People (organe du Socialist Labour Party) dit que cela est impossible. « Maintenir que Jésus était socialiste, c’est ignorer pourquoi le socialisme est aujourd’hui nécessaire » (Kerby, Socialisme aux États-Unis, p. 24 ; comparez, ch. iii, sect. i).
  1834. Nitti, Socialisme catholique, tr. fr., p. 116.
  1835. E. de Laveleye, le Socialisme contemporain, ch. viii, « les socialistes catholiques » (10e éd., p. 154).
  1836. Nitti, Socialisme catholique, tr. fr., p. 279.
  1837. Voyez aussi Schatz, l’Individualisme économique et social, p. 373.
  1838. Nous pourrions multiplier ici les citations. Nous nous bornons à la suivante : « Le socialisme chrétien, a-t-il été dit, peut servir au progrès en certains pays, en ôtant aux ouvriers chrétiens leur respect pour les patrons et en les soulevant contre les capitalistes, qui sont aujourd’hui le grand appui du parti des prêtres ; il peut préparer aussi l’établissement du socialisme laïque ou du collectivisme dans les pays où l’attachement à la religion empêcherait d’accepter d’emblée le socialisme collectiviste ou laïque » (Catéchisme de l’ouvrier, 3e éd., Carvin, 1899, p. 34 , cité par M. l ’abbé Millot, Que faut-il faire pour le peuple ? Paris, 1901, p. 351 en note).
  1839. Parfois aussi, dans cette école, l’attention a été comme distraite du dogme pour être concentrée d’une manière exclusive sur la morale et sur cette face de la morale que l’on appelle la morale « sociale ». Voilà pourquoi le néo-christianisme, qui efface tout le côté dogmatique de l’Évangile et qui ne voit dans le Christ que le prédicateur d’une morale plus parfaite, a de si faciles sympathies pour la démocratie chrétienne. Dans l’Évangile il ne regarde que les règles de conduite, en perdant de vue celles de croyance ; et dans les règles de conduite il ne regarde que celles qui déterminent les devoirs envers le prochain. Un écrivain des plus avancés parmi les catholiques sociaux a même entrepris de prouver que « toutes les fautes se ramènent aux fautes contre le prochain » (Paul Lapeyre, Catholicisme social, t. II, ch. x) et que « toute l’œuvre de la Rédemption se trouve concentrée dans la question du prêt à intérêt » (Ibid., p. 134). Ailleurs « l’orthodoxie lui avait toujours paru être, au fond, un prix de vertu » (Ibid., p. 357).
  1840. « Ce système, disait par exemple le Comité du XXe siècle dans ses Aphorismes de politique sociale ; doit « s’appeler simplement le christianisme ; et jusqu’ici, en effet, cette doctrine n’a rencontré à Rome que des encouragements » (Op. cit., p. 36). — Voyez aussi Max Turmann, Développement du catholicisme social.
  1841. Encycliques des 8 décembre 1849 et 8 décembre 1862 (pour cette dernière, la condamnation du socialisme est dans le Syllabus).
  1842. On a beaucoup discuté sur le sens exact de cette expression.
  1843. Cette proposition est nettement rejetée par les catholiques sociaux d’alors. Notons Goyau (le Pape, les catholiques et la question sociale, 2e édit., 1895, p. 77) ; — M. de Kuefstein au congrès de Liège de 1890 ; — la Sociologie catholique d’Arras, n° de mai 1894, etc. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2{e éd., p. 542 en note, et toute la discussion sur la valeur courante du travail, considérée comme la mesure pratique de la détermination du juste salaire, pp. 542 et s.
  1844. Voyez pour plus de détails sur cette analyse l’article que nous avons publié sous le titre l’Encyclique du 18 janvier 1901 et la démocratie chrétienne, dans la Revue catholique des Institutions et du Droit, n° de mai 1901.
  1845. Les démocrates chrétiens les plus avancés n’ont pas pardonné à Léon XIII les derniers actes de son pontificat. « Les dix dernières années, dit M. l’abbé Murri, n’ajoutent guère à sa gloire : elles révèlent une lassitude d’âge et de pensée avec une, succession de mesurés qui, destinées à expliquer, à limiter, à retenir, aigrirent les disputés au lieu de les faire cesser » (Murri, Un Papa, un secolo ed il cattolicismo sociale, Turin, 1904, p. 93).
  1846. « Les obligations de justice… consistent à fournir entièrement et fidèlement le travail qui a été convenu librement et selon l’équité, à ne pas endommager les choses, ni offenser les personnes des patrons… » (Motu proprio, § 7).
  1847. Kerby, Socialisme aux États-Unis, p. 239.