Histoire des doctrines économiques/1-4

CHAPITRE IV

LA RÉFORME

Les Réformateurs d’Allemagne apportaient-ils avec eux des doctrines économiques ou au moins des formules sociales qui puissent leur assigner un rang à part parmi les écrivains ou les orateurs de leur siècle[1] ?

Il ne semble point. Luther, Zwingle et Mélanchthon sont les défenseurs de la propriété privée contre le mouvement communiste des paysans. Luther, en particulier, hérite visiblement des doctrines plutôt sévères que la scolastique avait professées sur le juste prix des choses et sur le commerce ; il se déclare partisan des taxes contre les accapareurs et de la fixation officielle des prix ; et s’il lui arrive de viser ouvertement certains cas ou certaines formes de la spéculation, c’est pour les condamner avec l’énergie que les docteurs du moyen âge y auraient apportée s’ils les avaient connus[2].

L’étude de plus en plus répandue du droit romain avait tendu à acclimater dans la doctrine l’idée de l’indifférence morale — et par conséquent de la licéité — de l’intérêt de l’argent ; en même temps, dans la pratique, le développement du commerce, surtout en Italie et en Allemagne, puis la fréquence croissante des emprunts des villes et des princes avaient habitué peu à peu les esprits à trouver de plus en plus naturels et de moins en moins illégitimes, soit un procédé qui rendait ainsi de réels services, soit un phénomène qui se représentait à chaque instant sous les yeux. Or, là encore — je veux dire en matière de prêt d’argent — les réformateurs allemands n’ont ni devancé leur siècle, ni innové[3]. Luther est un adversaire du prêt à intérêt, et il va jusqu’à condamner la rente, au moins dans les cas où elle tend à se transformer en rente-volante[4], bien que dans d’autres endroits, il faut aussi le dire, il se montre tolérant et facile pour les emprunts dont le taux peu élevé n’aurait rien d’usuraire en notre sens moderne de ce dernier mot. En tout cas Mélanchthon, quoiqu’il admette la rente et les titres extrinsèques, demeure volontiers intransigeant sur le principe.

Calvin est plus intéressant et plus neuf. Dans ses Institutions, il introduit la distinction toute nouvelle du crédit à la consommation, qu’il veut gratuit, et du crédit à la production, qu’il accepte de voir intéressé. Dans le texte le plus caractéristique qu’il ait laissé sur cette matière, il distingue compendieusement un nombre assez complexe de cas pour aboutir, en somme, à la même formule que celle que nous venons d’exprimer[5]. C’est la séparation bien marquée entre le prêt charitable d’une part, auquel seul s’appliqueraient le texte de saint Luc, Mutuum date, nil inde sperantes[6], et le texte d’Ezéchiel, Si ad usuram non commodaverit et amplius non acceperit… hic justus est[7], et d’autre part le prêt d’affaires, le prêt de commerce, comme Pothier dira plus tard en termes exprès, prêt où le gain du prêteur est légitimé jusqu’à due concurrence par le gain de l’emprunteur.

Aussi bien à cette époque la loi civile de Genève permettait-elle déjà l’intérêt, bien antérieurement à la loi française[8]. En France, en même temps, le fameux jurisconsulte Dumoulin attaquait ouvertement la prohibition canonique de l’intérêt, par une distinction toute semblable à celle de Calvin et par conséquent tout économique[9].

Dans cet exposé du XVIe siècle nous devons une place à part à Jean Bodin, dont « l’histoire économique — disait M. Baudrillart il y a cinquante ans — n’a pas encore recueilli le nom, mais qui a droit de prendre rang comme un des précurseurs les plus hardis et les plus clairvoyants de la science dès Smith et des Turgot[10] ».

Bodin, quant à nous, nous intéresse à un double titre : par ses vues judicieuses sur la monnaie, et il s’y montre le continuateur intelligent soit d’Oresme, soit des Allemands de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe ; puis par ses idées assez libérales sur le commerce, et là il nous apparaît en une notable avance sur tous ses contemporains et même sur beaucoup de ses successeurs.

Né à Angers en 1530, Jean Bodin fit ses études de droit à Toulouse, où il fut ensuite avocat : puis il se fixa à Paris en 1561. Il y écrivit, en 1566, sa Methodus ad facilem his toriarum cognitionem, où il nous faisait pressentir Montesquieu, mais avec le sens chrétien en plus et les tendances socialistes en moins. En 1568, on le voit assister aux États de Narbonne. Il devient le commensal et le confident d’Henri III. En 1576, l’année même où il publie son grand traité De la République, il se fixe à Laon, pour y être plus tard procureur du roi. Il préside l’Assemblée du Tiers État aux États Généraux de Blois, ouverts à la fin de cette même année 1576, et il meurt de la peste à Laon en 1596.

Huguenot timide dans sa jeunesse, puis momentanément ligueur par situation, Bodin était ce qu’on appelait un « politique », un homme avisé et prudent, conscient des nécessités du moment et des difficultés inévitables d’une période de transition. Son grand ouvrage de la République est tout un traité du gouvernement et de la société, érudit et bourré de citations classiques comme devait-en mettre alors tout écrivain qui se respectait. L’ouvrage, il est vrai, est gâté, au moins par endroits, par des calculs cabalistiques sur les nombres et sur leurs propriétés, quoique dans d’autres œuvres Bodin ait sacrifié encore bien davantage à ce travers d’un grand esprit trop peu affranchi de certains préjugés de son époque. En tout cas, c’est à tort que plusieurs ont voulu ranger Bodin parmi les précurseurs du socialisme[11]. Il n’est point un républicain, et bien moins encore un socialiste ; il considère la famille et la propriété comme des institutions de droit naturel et il les met au dessus des entreprises de l’État, avec l’intention évidente de protester contre l’Utopie de Thomas Morus, alors en grand honneur.

Les pages consacrées à la monnaie sont actuellement pour nous parmi les plus intéressantes.

En 1566, M. de Malestroit, conseiller du roi et maître des comptes « pour le fait des monnoies », avait adressé au roi ses observations sous le nom de Paradoxes[12]. Contrairement à l’opinion reçue alors, il soutenait que rien n’était enchéri en France depuis trois cents ans, et que le sentiment contraire qui avait cours ne venait que de l’amenuisement des monnaies. Ainsi selon lui, si un muid de vin de qualité moyenne, qui avait valu autrefois 4 livres en année commune, en valait 12 de son temps, c’était tout simplement parce que les changements survenus dans l’Intervalle avaient eu pour résultat de ne mettre ni plus ni moins d’or ou d’argent dans les douze livres que dans les quatre[13].

C’est pour réfuter ces assertions que Bodin écrit en 1568 sa Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit touchant renchérissement de toutes choses et la monnaie[14]. Il assigne immédiatement à ce phénomène « quatre ou cinq causes », qui sont les suivantes selon lui : 1° « l’abondance d’or et d’argent » — c’est « la principale et presque seule, dit-il, (que personne jusques ici n’a touchée) » ; 2° les « monopoles » ; 3° la « disette qui est causée, tant par la traite (exportation des marchandises) que par le dégât » ; 4° « le plaisir des rois et grands seigneurs, qui haussent le prix des choses qu’ils aiment » ; 5° « le prix des monnaies, qui est ravalé de son ancienne estimation » — et ici, si Bodin se retrouve d’accord avec Malestroit, ce n’est assurément que dans une bien légère mesure[15].

Nous ne nous arrêterons que sur l’abondance de l’or et de l’argent. Voila donc, bien nettement formulée, la « théorie quantitative » ou Quantitœtstheorie des Allemands. Bodin établit d’abord sa proposition sur l’exemple de renchérissement général qui avait eu lieu à Rome, soit, au dire de Plutarque et de Pline, après la conquête de la Macédoine par Paul Emile, soit aussi, au dire de Suétone, après la bataille d’Aetium et la soumission de l’Égypte. Alors « l’usure diminua, dit Bodin, et le prix des terres fut plus cher de beaucoup qu’il n’était auparavant. Ce n’était donc pas la disette des terres, qui ne peuvent croître, ni diminuer ; ni le monopole, qui, ne peut avoir lieu en tel cas : mais c’était l’abondance d’or et d’argent, qui cause le mépris d’iceluy et la cherté des choses prisées[16]. » Or, poursuit-il, il est certain que les existences de métal précieux ont beaucoup augmenté depuis trois siècles, et il se met à l’établir.

D’où vient donc que l’or et l’argent, si rares cependant aux siècles passés, sont devenus plus abondants en France ? En analysant bien la pensée de Bodin, on voit que la cause, selon lui, est le développement, des exportations, qui lui-même tient au progrès de l’industrie, à la paix extérieure, à l’accroissement de la population et à la richesse naturelle de la France comparée à celle des pays voisins[17].

Ce qui est peut-être plus remarquable, c’est que Bodin signale parmi ces causes de l’afflux d’or et d’argent, non seulement ce que nous appellerions aujourd’hui un excédent favorable de la balance du commerce, mais encore les placements faits en France par les étrangers[18]. Pourtant il y a encore plus d’or et d’argent en Espagne et en Italie, et voilà pourquoi « tout est plus cher en Espagne et en Italie qu’en France, et plus en Espagne qu’en Italie, et même le service et les œuvres de main[19] ».

Enfin, en France, « la traite trop grande qui se fait hors le royaume », c’est-à-dire : l’exportation, opère dans ce même sens d’enchérissement, puisque la marchandise plus rare en est moins offerte d’autant pendant que le métal l’est davantage[20].

Ajoutons que Bodin décrit les principales monnaies de l’Europe ; il critique les altérations monétaires et voit en-elles, à fort juste titre, une continuelle menace à la sûreté des contrats ; enfin, comme le rapport de valeur commerciale de l’or et de l’argent est de son temps de 1 à 12, il conclut que l’on pourrait profiter de la simplicité de cette relation pour frapper des pièces d’or et d’argent d’un poids égal, présentant entre elles un rapport de valeur de 1 à 12. C’est l’idée que la Convention reprit avec la loi du 6 vendémiaire an II, quand elle imagina les francs d’or et les républicaines d’argent, de 10 grammes les uns et les autres, mais avec le rapport de 1 à 15 1/2, déjà inauguré par M. de Galonné. Quant au rapport de là 12, Bodin reconnaît bien qu’il peut changer et qu’il changera dans le sens d’un enchérissement de l’or : ce changement, en tout cas, ne pourra s’opérer que d’une manière insensible[21]. Là dessus Bodin eut raison jusqu’en 1871.

Ce qui manquait encore à cette théorie de la monnaie et des prix, c’étaient les considérations sur les besoins différents que l’on a de l’or et de l’argent : suivant la vitesse de circulation qu’on leur donne et suivant le perfectionnement, du crédit et de ses modes de règlement. Sur le premier de ces deux points, il faut attendre Cantillon[22]. sur le second, Bodin, sans aller aux banques de dépôt et de virement que possédaient Venise, Gènes et Barcelone, aurait pu s’instruire à la « Chambre des quatre paiements » de Lyon, qu’il a contribué à faire regarder comme une banque au sens moderne de ce dernier mot[23].

Les théories de Bodin en matière de circulation et de commerce international ne nous paraissent pas moins intéressantes, ni surtout pas moins neuves. Adversaire de l’esclavage[24], Bodin s’y montre libéral dans une large mesure, et il y avait encore quelque originalité à l’être, après que Montaigne — jugeant d’ailleurs en cela comme Voltaire jugera plus tard — avait écrit que « le proufit de l’un est dommaige de l’aultre et que le marchand ne faite bien ses affaires qu’a la desbauche de la jeunesse, le laboureur a la cherté des bleds[25] ».

À l’intérieur, Bodin — comme les États d’Orléans de 1560 — demande la liberté du travail et du commerce. Convaincu que la coalition des artisans est une cause artificielle de l’élévation des prix, il va jusqu’à proposer la suppression des confréries elles-mêmes[26].

Il tient également pour la liberté des cultures, contre ceux qui « veulent qu’on arrache les vignes pour mettre tout en blé[27] ».

Dans sa Réponse au sieur de Malestroit, il affirme sa croyance à l’utilité du commerce international, « quand ce ne serait que pour communiquer (avec les étrangers) et entretenir une bonne amitié entre eux et nous » ; bien plus, s’élevant ici à de plus hauts horizons, il croit que Dieu en a voulu ainsi et qu’il y a « donné ordre par sa prudence admirable : car il y a, dit Bodin, tellement départi ses grâces qu’il n’y a pays au monde si plantureux qui n’ait faute de beaucoup de choses[28]. » Aussi Bodin veut-il même la liberté d’exportation, par cette haute raison économique que « ce qui entre en lieu de ce qui sort cause le bon marché de ce qui défaillait[29] ». Ne croit-on pas entendre déjà la théorie des débouchés, que J.-B. Say, cependant, ne développera que deux siècles plus tard ? Il est vrai que Bodin réserve la sortie des blés, dont il voudrait punir l’accaparement et pour lesquels il recommande des greniers d’abondance où les stocks seraient renouvelés chaque année[30]. Cependant, s’il veut retenir parfois les céréales, ce n’est point pour en empêcher par principe l’exportation : en effet, il est tellement convaincu de la supériorité agricole de la France qu’il demande, comme moyen d’alléger le poids des impôts une traite foraine sur le « blé, vin, sel, pastel, toiles et drap, et principalement sur le vin, sel et blé, qui sont, trois éléments desquels dépend après Dieu la vie de l’étranger et qui ne peuvent faillir ». De la sorte, ajoute-t-il, on « soulagerait merveilleusement le peuple et enrichirait le royaume[31] ». Peut-être bien cependant dans la République (qui ne fut écrite que huit ans après) le système de Bodin est-il plus franchement mercantiliste, ou protectionniste au sens de Colbert. Là Bodin veut des droits élevés à la sortie des matières premières ; il les veut élevés aussi à l’entrée des produits, jusqu’au point d’être prohibitifs ; il les veut faibles au contraire à l’entrée des matières premières et à la sortie des produits finis[32].

Ce qui achève de nous rendre Bodin précieux, ce sont les détails de statistique et d’histoire qu’il nous donne sur le prix des choses et de la main-d’œuvre : à cet égard il précède même Fromenteau[33], et il le fait avec un véritable goût pour toutes les connaissances de cet ordre[34]. Enfin, ce qui est mieux encore, c’est que, au point de vue moral, Bodin se montre toujours soucieux des intérêts du pauvre monde et désireux d’alléger le fardeau du peuple, surtout par une meilleure et plus égale assiette des impôts.

En Italie, sur les questions monétaires, nous trouvons à citer les noms de Scaruffi et de Davanzati, contemporains de l’auteur de la République[35]. Peut-être, si nous empiétions un peu sur le XVIIe siècle, ajouterions-nous, sur l’économie en général, l’Allemand Besold et l’Italien Botero, Besold (1577-1638), d’abord professeur à l’Université de Tübingen, puis à celle d’Ingolstadt, a sur la productivité du capital de larges vues qui en font un partisan de la licéité du prêt à intérêt[36]. Quant à Botero (1540-1617), nous le retrouverons plus tard à propos de Malthus et du problème de la population[37]. Mais, inquiet de l’accroissement du nombre des habitants d’un pays et convaincu qu’il peut être nécessaire de faire venir des aliments du dehors, il est amené à des idées assez libérales sur le commerce et les échanges. Son traité Della ragione di stato, est une longue suite d’avis sur la conduite d’un prince, avec force exemples tirés de l’antiquité ou de l’histoire contemporaine, et s’il présente un intérêt économique, ce n’est guère qu’à propos des impôts et des emprunts[38].

  1. Consulter sur ce point de Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’au XVIe siècle, pp. 140 et s.
  2. « Les deux grandes branches du christianisme — a dit M. de Girard — le catholicisme et le protestantisme, ont à leur début pensé de même en matière sociale : elles ont adhéré à une seule et même morale sociale, et cela explique la facilité avec laquelle les deux courants du mouvement social chrétien, le courant catholique et le courant protestant, bien que séparés par de profondes divergences dogmatiques, peuvent s’entendre sur le terrain économique » (De Girard, op. cit., p. 253 en note).
  3. Étudier sur ce point Ashley, Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre, sect. LXXV, tr. fr., t. II, pp. 540 et s.
  4. Sur cette transformation au XVIe siècle, voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 473. — On entendait alors par rente volants une rente perpétuelle non assignée sur un fonds. Il avait paru, en effet, tout naturel que le propriétaire d’un fonds put le bailler à rente, c’est-à-dire en aliéner le domaine utile sous, réserve d’une rente que le preneur dût lui servir en contrepartie de la jouissance et des fruits du fonds : mais était-il possible que cette rente fût assignée sur un fonds que le débi-rentier n’acquérait pas du bailleur, c’est-à-dire qu’elle fût hypothéquée (supra, p. 65 en note) ? Surtout était-il possible qu’elle ne fût assignée sur aucun fonds ? Sous ce dernier aspect, c’est notre rente constituée ou perpétuelle, exempte de toute réalité de droit, transmissible activement et passivement aux héritière et contre eux, mais à eux seulement et contre eux seulement. Voilà, pour la fin du moyen âge et encore pour le XVIe siècle, le problème des rentes volantes. La rente foncière constituait un census realis pour les canonistes du XVe siècle et elle était permise ; la rente volante était un census personalis et elle était défendue. Cependant dès 1452 Nicolas II l’avait permise pour les royaumes de Sicile et d’Aragon (voyez Ashley, op. cit., sect. LXXIV).
  5. Voici le passage, le plus concluant de cette lettre : « La raison de sainct Ambroyse laquelle aussi pretend Chrysostome est trop frivolle à mon jugement : asçavoir que largent nengendre point largent. La mer, quoy ? La terre, quoy ? Je reçois pension du louage de maison. Est-ce pource que largent y croist ? Mais elles procèdent des champs don largent se faict. La commodite aussi des maisons se peust raschepter par pecune. Et quoy ? Largent nest il pas plus fructueux es marchandises, que aulcunes possessions quon pourrait dire ? Il sera loysible de louer une aire en imposant tribut, et il sera illicite de prendre quelque fruit de largent ? Quoy ? Quand on aschepte un champ, asçavoir si largent nengendre pas largent ? Les marchands comment augmentent-ilz leurs biens ? Ils usent dindustrie, dires vous. Certes je confesse ce que les enfans voyent, asçavoir que si vous enfermes largent au coffre, il sera sterile. Et aussy nul nempronte de nous a ceste condition affin quil supprime largent oyseux et sans le faire proffiter. Parquoy le fruict nest pas de largent mais du revenu. Il faut donc conclurre que telles subtilités de prime face esmeuvent, mais si on les considere de plus près elles esvanouissent delles mesmes, car elles nont rien de solide au dedans… En apres je nappreuve pas si quelcun propose faire mestier de faire gain dusure. En oultre je nen concede rien sinon en adjoustant certaines exceptions. La premiere est que on ne prenne usure du pauvre et que nul totallement estant en destroict par indigence ou afflige de calamite soit contrainct. La seconde exception est que celuy qui preste ne soit tellement intentif au gain qu’il defaille aux offices nécessaires, ne aussi voulant mettre son argent seurement il ne deprise ses pauvres frères. La tierce exception est que rien nintervienne qui naccorde avec équité-naturelle ; et si on examine la chose selon la règle de Christ : asçavoir ce que vous voules que les hommes vous fassent etc, elle ne soit trouvée convenir partout. La quatriesme exception est que celuy qui emprunte fasse autant ou plus de gain de largent emprunte. En cinquiesme lieu que nous n’estimions point selon la coustume vulgaire et receue quest ce qui nous est licite, ou que nous ne mesurions ce qui est droict et esquitable par l’iniquité du monde, mais que nous prenions une règle de la parolle de Dieu. En sixiesme lieu que nous ne regardions point seulement la commodité privee de celuy avec qui nous avons affaire, mais : aussi que nous considérions ce qui est expédient pour le public. Car il est tout evident que lusure que le marchand paye est une pension publique. Il fault donc bien adviser que la pache (contrat) soit aussi utile en commun plustost que nuysible. En septiesme lieu que on nexcede la mesure que les loix publiques de la région ou du lieu concèdent. Combien que cela ne suffit pas tousjours, car souvent elles permettent ce que elles ne pourroyent corriger ou reprimer en défendant. Il fault donc preferer equite laquelle retranche ce que il sera de trop » (Cité par de Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, pp. 557 et s.).
  6. Saint Luc, VI, 35 ; cf. ib., 34.
  7. Ezéchiel, XVIII, 8 et 13.
  8. De Girard, op. cit., p. 222.
  9. Dumoulin, après l’Extricatio labyrinthi d’abord, où il s’était borné à exposer la question, concluait à cette distinction entre le crédit à la production et le crédit à la consommation dans son Tractatus contractuum et usurarum (1546). — Sur ces textes voyez Pages, Dissertation sur le prêt à intérêt, 2e éd., Lyon, 1838 ; — Troplong, Préface au Traité du contrat du prêt à usage. — Voyez plus haut, p. 69 en note, le texte du De synodo diœcesana de Benoît XIV visant expressément Calvin et Dumoulin.
  10. Baudrillart, Jean Bodin et son temps, tableau des théories politiques et économiques au XVIe siècle, 1853, p. 183. — Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, t. I, pp. 177-191. — Sur Jean Bodin, consulter aussi Ad. Franck, Réformateurs et publicistes de l’Europe, t. 1, pp. 395 et s.
  11. Nitti, Socialisme catholique, p. 7 : « La République de Jean Bodin ne fut qu’un dérivé tardif des théories de Platon adaptées aux systèmes philosophiques de l’époque et au milieu dans lequel vivait son auteur. » Nitti n’avait donc jamais ouvert la République. Il est vrai que Reybaud, dans ses Études sur les réformateurs contemporains, avait bien une erreur de même genre ; mais Alfred Sudre (Histoire du communisme, 4e édit., 1850, pp. 192-197) n’avait pas eu de peine à venger Bodin de cette calomnie. — Pour Reybaud sur Bodin, voyez Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, édition de Bruxelles, 1847, t. II, p. 86.
  12. Voir les deux Paradoxes de M. de Malestroit à la suite de l’Apologie de René Herpin pour la République et de la Réponse de Bodin aux Paradoxes, édition de 1599, pp. 77 et s.
  13. Op. cit., p. 77 verso.
  14. Il y avait eu d’abord deux écrits : la Réponse au paradoxe de M. de Malestroit touchant l’enchérissement de toutes choses et le fait des monnaies, puis le Discours sur le rehaussement elle fait des monnaies pour répondre au discours de M. de Malestroit. Bodin les réunit lui-même en un seul ouvrage.
  15. Réponse, pp. 46 verso et 47 recto.
  16. Ibid.
  17. « Le marchand et l’artisan qui font venir l’or et l’argent cessaient alors : car le Français, ayant un pays des plus fertiles-du monde, s’adonnait à labourer la terre et nourrir son bétail… Le trafic du Levant n’avait point cours… Le trafic de Ponent était du tout inconnu avant que l’Espagnol eût fait voile en la mer des Indes… L’Anglais nous avait clos les avenues, de l’Espagne et des Îles… Les querelles de la maison d’Anjou et d’Aragon nous coupaient les ports d’Italie…Or, est-il que l’Espagnol, qui ne tient vie que de France, étant contraint par force inévitable de prendre ici les blés, les toiles, les draps… va chercher au bout du monde l’or et l’argent et les épiceries. D’un autre côté l’Anglais, l’Écossais et tout le peuple de Norvège, Suède, Danemark et de la côte baltique, qui ont une infinité de minières, vont fouir les métaux aux centres de la terre pour acheter nos vins… et surtout notre sel… L’autre occasion de tant de biens qui nous sont venus depuis six ou sept vingts ans, c’est le peuple infini qui est multiplié en ce royaume depuis que les guerres civiles de la maison d’Orléans et de Bourgogne furent assoupies » (Loc.cit.).
  18. « Autre cause de l’abondance d’or et d’argent a été la banque de Lyon, qui fut ouverte par le roi François Ier, qui commença à prendre l’argent à 8 % et son successeur à 10, puis à 16, et jusqu’à 20 % en sa nécessité. Soudain les Florentins, Lucquois, Genevois, Suisses, Allemands, affriandés de la grandeur du profit, apportèrent une infinité d’or et d’argent en France…Par même moyen, les rentes constituées sur la Ville de Paris, qui montent à 3.350.000 livres tous les ans, ont alléché l’étranger, qui a porté ici ses deniers poury faire profit, ; et enfin s’y habitue » (Op. cit., p, 50 recto et verso) — C’était un des procédés du système mercantile : on offrait à perte et systématiquement un intérêt très élevé aux capitaux étrangers, véritables emprunts « extérieurs », comme nous dirions maintenant pour attirer les métaux précieux du dehors — Seulement qu’est-ce que c’est que cette « Banque de Lyon » dont parle Bodin ? Est-ce une institution proprement, dite, un établissement de crédit, comme nous dirions aujourd’hui ? Telle est l’opinion de M. Dubois (Précis de l’histoire des doctrines économiques, 1.1, p. 121), qui, sur la foi de Bodin, lui assigne 1543 comme date de fondation. Or, les Lyonnais, qui connaissent bien leur « Chambre des quatre paiements » et qui en sont très justement fiers, n’ont jamais entendu parler de la « Banque de Lyon ». Il y a erreur, en effet. Elle était simplement, en vertu d’une ordonnance royale de date inconnue, mais certainement antérieure à 1549, l’autorisation donnée aux banquiers et négociants des foires de Lyon de se réunir sur la place du Change pour y régler leurs affaires. Les rois empruntèrent ensuite, non pas à une banque, mais aux banquiers habitant Lyon « au banc de Saône » et l’on se mit à dire la « banque de Lyon », comme nous disons maintenant « la haute banque » sans qu’il y ait aucun établissement de ce nom là. Il en est de même des banques de Toulouse et de Rouen, citées de même par M. Dubois (eod. loco) (Voyez la Banque à Lyon du XVe siècle au XVIIIe siècle, par Vigne, Lyon, 1903, pp. 107 et s.).
  19. Ibid., p. 50 verso.
  20. Ibid., p. 51 recto.
  21. Ibid., pp. 65 verso et 68 recto. — Voyez aussi République, 1. VI, ch. III, pp. 913 et suivantes.
  22. Cantillon, Essai sur la nature du commerce, 2e partie, ch, vi-x.
  23. Voyez la note 1 à la page précédente.
  24. Bodin, République, 1. I, ch. v.
  25. Montaigne, Essais, 1. I, ch. XXI.
  26. Bodin, Réponse, p. 51 recto.
  27. Ibid., p. 61 recto.
  28. Ibid., p. 59 verso et p. 60 recto.
  29. Ibid., p. 60 verso.
  30. Ibid., p. 61 recto.
  31. Ibid., p. 60 verso. — Voyez aussi République, 1. VI, ch. II, éd. de 1599, p. 875. — « Il est expédient de hausser l’imposition foraine à l’étranger des choses desquelles il ne peut se passer ; et par ce moyen accroître les finances et soulager les sujets » (Ibid., p. 877). — La traite foraine était alors, au témoignage de Bodin, de 1 sou par livre (5 %) ; mais il fallait ajouter le domaine forain, ce qui faisait 1 sou 8 deniers, comme déclare Bodin, soit 8% (p. 875). — Dans les idées du temps on croyait que les droits de douane, payés par les étrangers, étaient, en outre, réellement supportés par eux.
  32. « Quant aux matières qu’on apporte des pays étrangers, il est besoin de rabaisser l’impôt, et le hausser aux ouvrages de main, et ne permettre qu’il en soit rapporté de pays étranger, ni souffrir qu’on emporte du pays les denrées crues » (République, I. VI, ch. II, p. 877).
  33. Le secret des finances de France… par N. Fromenteau, travail demandé par une réunion que des délégués provinciaux tinrent à Paris en 1580. « Fromenteau, dit Baudrillart, établit la statistique de plusieurs provinces de France par diocèses, bailliages, etc. ; pour la plupart de ces circonscriptions, il détermine le chiffre de la population, celui des diverses sommes payées au roi de France depuis trente et un ans par les trois ordres et tirées de différentes sources de revenus qu’il évalue une à une… » (Baudrillart, Jean Bodin et son temps, p.92).
  34. Voyez le chapitre I, livre VI de la République.
  35. Scaruffi, auteur du Discorso sopra le monete e della vera proporzione fra l’oro et l’argento, 1582 ; — Bernardo Davanzati, Lezioni delle monete, 1586 (voyez sur Davanzati, entre autres, de Foville, la Monnaie, 1907, p. 141).
  36. Quaestiones aliquot de usuris (1598) et Vitae et mortis consideratio politica (1623).
  37. Auteur de Delle cause della grandezza della Città (1598) et de la Ragione di stato (1599). Ce dernier ouvrage fit assez de bruit pour inspirer, presque coup sur coup, deux traductions différentes en français. Botero fut secrétaire de saint Charles Borromée, puis ambassadeur à Paris de Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie.
  38. Op. cit., 1. VII (5e éd.), Milan, 1608, pp. 194 et s., pp. 201 et s., etc.