Histoire des doctrines économiques/0-2


INTRODUCTION

Depuis le décret du 30 avril 1895, qui a institué le doctorat en droit ès-sciences politiques et qui a rangé l’histoire des doctrines économiques parmi les matières obligatoires de cet enseignement, il n’a été publié, à notre connaissance, aucun ouvrage général où les aspirants à ce doctorat pussent trouver un cadre sommaire d’études sur lequel les parties spécialement développées par les professeurs seraient venues s’ajouter[1].

Il nous a semblé qu’il y avait là une lacune à combler. Le bienveillant accueil que le public a daigné faire à nos Éléments d’économie politique[2] ; les témoignages trop flatteurs que nous avons recueillis à leur apparition ; enfin, la pratique déjà longue que nous avons de l’enseignement de l’économie politique et la nécessité où nous sommes, à d’autres titres, d’en suivre les principales productions, tous ces motifs nous ont encouragé puissamment à entreprendre cette tâche, sous la forme brève et sommaire que nous semble devoir revêtir un manuel.

Le programme, d’après le décret du 30 avril 1895, parle de « doctrines » économiques. Il ne s’agit donc ni d’une histoire des institutions économiques, comme celle à laquelle Adolphe Blanqui et le comte de Villeneuve-Bargemont avaient consacré, il y a plus d’un demi-siècle, une partie importante de leurs ouvrages[3], ni du vaste essai d’une explication de l’histoire universelle par l’économie politique.

Sous ce dernier aspect, il y aurait à montrer comment la situation effacée ou prépondérante que les peuples ont occupée aux diverses périodes de leur histoire, a été en une certaine relation avec leurs institutions économiques et sociales, soit envisagées en elles-mêmes et d’une manière absolue, soit surtout considérées au regard des institutions correspondantes des autres peuples de leur temps et de leur région.

Cette dernière œuvre sera sans doute entreprise un jour ou l’autre ; déjà une foule de travaux monographiques du plus haut intérêt lui préparent des matériaux et en facilitent peu à peu la construction. Mais le temps n’en est pas encore venu, et, de plus, ce sujet, qui relèverait davantage, ce semble, de l’enseignement de l’histoire et par conséquent des Facultés des lettres que des Facultés de droit, n’est point celui que le décret du 30 avril 1895 a proposé aux études de nos aspirants au doctorat.

Voilà pour le but de notre volume.

Quel plan adopter maintenant ?

M. Maurice Block, en prenant pour base l’ordre habituellement suivi dans la disposition des matières économiques et en rattachant à chaque sujet les doctrines professées par les auteurs, a fait une œuvre considérable que le public savant a accueillie avec une faveur fort bien justifiée[4] ; mais cet ordre, si parfait qu’il soit pour celui qui veut rapidement trouver les diverses opinions soutenues sur une même matière, ne laisse rien voir de la filiation des diverses écoles et de l’enchaînement ou du contraste que l’on peut observer entre elles.

Dans une histoire, selon nous, c’est à l’ordre chronologique que la préférence doit être donnée, non pas sans doute à l’ordre chronologique absolu des publications, mais d’abord à l’ordre chronologique des écoles, et ensuite, dans chaque école, à l’ordre à peu près chronologique des auteurs entre eux ; et ici nous nous attacherons tout particulièrement à rechercher les influences que tel écrivain a pu recevoir de ses devanciers. Le classement des auteurs entre les diverses écoles peut paraître quelquefois incertain, pour ne pas dire arbitraire ; en tout cas nous nous sommes scrupuleusement attaché à ce qui nous a paru être le trait caractéristique d’un enseignement ou d’une vie ; au besoin, comme pour Stuart Mill et Bastiat, nous avons fait deux parts dans la personnalité scientifique de l’écrivain ; et nous persistons à croire que ce procédé de classification par écoles est le seul qui doive permettre à des étudiants d’ordonner leurs idées et leurs souvenirs.

L’ouvrage est divisé en quatre parties, de longueur fort inégale :

1o Les précurseurs (ou les idées économiques avant les physiocrates) ;

2o Les théories des lois économiques ;

3o L’école historique et le socialisme d’État ;

4o Le socialisme démocratique[5].

Ce que nous voulons faire est une œuvre d’exposition et non pas de discussion. Nous espérons cependant qu’on nous permettra de laisser percer çà et là quelque chose des sentiments et des convictions que nous avons montrés dans notre précédent ouvrage. Le temps et de plus longues réflexions n’ont fait depuis lors que les mûrir et les consolider.

Nous donnerons quelques lignes de biographie sur les principaux écrivains. On comprend mieux les œuvres quand on connaît un peu les hommes ; souvent aussi un détail biographique individualise mieux dans l’esprit l’auteur de telle ou telle doctrine et facilite par conséquent les souvenirs. Pour les références, nous avons cité par choix les ouvrages les plus récents : ils ont souvent l’avantage de présenter toute la bibliographie antérieure sur le sujet, ce qui dispense de multiplier les citations et les renvois.

Quant au socialisme, si l’on s’étonnait que nous lui eussions fait une aussi large place parmi les doctrines économiques, nous répondrions que certains des coryphées de ce parti ont produit des théories purement économiques — Karl Marx par exemple sur la valeur et la plus-value, Rodbertus et George sur les crises, et bien d’autres encore. — On ne connaîtrait pas non plus l’économie politique dans son entier, si l’on ne connaissait pas, d’une manière au moins sommaire, les discussions les plus importantes qui ont été soulevées à propos de certaines institutions fondamentales — telles que la propriété — auxquelles se rattachent inévitablement la production et la circulation de la richesse.

Hoirieu, août 1898.





  1. L’Histoire des doctrines économiques de M. Espinas, professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux, ne traite avec détails que des auteurs anciens ; et l’Histoire de l’économie politique de M. Ingram (1888), traduite en français par MM. de Varigny et Bonnemaison (1893), quoique supérieure et beaucoup moins éloignée du but à atteindre, est conçue à un point de vue presque exclusivement anglais ; elle est aussi très sommaire et très incomplète. L’une et l’autre, à des degrés inégaux, appartiennent à l’école historique. — À ces deux ouvrages il faut ajouter, comme plus récent ou du moins comme plus récemment accessible aux étudiants, l’Histoire des doctrines économiques du professeur Luigi Gossa, traduite par M. Deschamps (Paris, 1899), sur la troisième édition italienne de 1892. Mais l’ouvrage de M. Cossa n’est guère qu’une bibliographie du sujet, bibliographie d’ailleurs extrêmement complète. L’ouvrage renferme deux parties : la théorie, où se trouve l’exposé des discussions sur la définition, sur la méthode et sur la division de l’économie politique ; puis l’histoire proprement dite. Du reste M. Cossa lui-même avait intitulé son livre Guida allo studio dell’Economia politica d’abord, puis, pour la deuxième édition, introduzione allo studio dell’Economia politica. M. Cossa est très sobre d’appréciations personnelles et il paraît se placer en dehors des écoles, sauf peut-être l’école coopératiste ou solidariste, à en juger par ses vives sympathies pour M. Gide (Note de la 2e édition). — Comme ouvrages plus considérables, il faut citer l’Histoire des systèmes économiques et socialistes de M. Denis (t. I, 1904 ; t. II, 1907), qui ne va guère encore au delà de 1820 et qui est conçue comme une sorte de démonstration ou apologie doctrinale du socialisme ; puis le Précis des doctrines économiques dans leurs rapports avec les faits et avec les institutions, de M. Dubois, dont le premier volume, paru en 1903, n’embrasse que « l’époque antérieure aux physiocrates ». La partie bibliographique en est particulièrement remarquable. Cependant M. Dubois, qui a de longues nomenclatures d’ouvrages, ne connaît pas ou ne parait pas connaître notre Histoire parue pour la première fois en 1898 et la seconde édition en 1902. — En dehors de ces deux ouvrages, dont le premier est inabordable pour les étudiants et dont aucun n’est achevé, nous citerons, de M. Albert Schatz, l’Individualisme économique et social, Paris, 1907, qui, sous cet aspect d’une histoire seulement de l’individualisme, pénètre sur le domaine à peu près entier de l’histoire des doctrines économiques (Note de la 3e édition).
  2. Paris, Larose ; Lyon, Auguste Côte. — 1re édition, 1895 ; 2e édition, 1896.
  3. Blanqui, Histoire de l’économie politique, 1838 ; — de Villeneuve-Bargemont, Histoire de l’économie politique, 1841.
  4. Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1re édition, 1890 ; 2e édition, 1896.
  5. M. Cossa, dans son Histoire des doctrines économiques, prend l’ordre chronologique simple, en distinguant quatre périodes : 1o la période « fragmentaire » (antiquité, moyen âge et commencement de la Renaissance) ; 2o la période des « monographies et des systèmes empiriques », qui va jusqu’au milieu du XVIIIe siècle ; 3o la période des « systèmes scientifiques », à partir de Quesnay et de Smith jusqu’à Ricardo ; 4o la période « critique contemporaine », depuis Ricardo (Note de la 2e édition).