Histoire des doctrines économiques/4-5-2

II

QU’Y A-T-IL D’ORIGINAL DANS LE MARXISME ?

Reste à savoir quelle est la part d’invention qui revient à Marx. Engels l’a félicité d’avoir fait, en économie politique, une découverte égale à celle de Lavoisier dans la chimie, parce qu’il a substitué à la formule de Ricardo sur la valeur du travail la formule de la vente-achat de la force-travail, Arbeitskraft[1]. Mais Rodbertus, par contre, a accusé Marx de plagiat[2]. Qui donc a tort ou raison ? ou bien les idées de l’un et de l’autre, présentées assurément sous des formes nouvelles par tous les deux, ne se rencontreraient-elles pas chez divers auteurs plus anciens ?

Sans trancher encore le débat, nous citerons ces divers auteurs, mais auparavant nous étudierons Rodbertus lui-même.

Rodbertus (1805-1875), appelé souvent Rodbertus Iagetzow ou simplement Iagetzow, du nom de la terre seigneuriale d’Iagetzow qu’il avait achetée en Poméranie[3], est regardé — notamment par Wagner et par Adler — comme le véritable fondateur et comme le « Ricardo » du socialisme scientifique[4]. Parcourons rapidement ses principales théories, que nous ramenons aux suivantes : 1° le capital catégorie historique ; 2° le travail mesure de la Valeur ; 3° les phases sociales ; 4° le pourcentage décroissant de la part du travailleur ; 5° les rapports entre le paupérisme et les crises économiques ou commerciales.

I. Le capital catégorie historique. — Rodbertus distingue deux aspects dans le capital. En soi, considéré comme catégorie économique, le capital a toujours été un auxiliaire de la production : on parle très exactement en ce sens de capital social ou de capital national. Mais ce capital est devenu une catégorie historique lorsque, sous la forme de capital privé, il a pu fournir des revenus à des particuliers sans aucun travail effectif de leur part. Plus exactement, il faut distinguer : 1° le capital économiquedas Kapital an sich — qui possède en soi la productivité, abstraction faite de toute appropriation dont il aurait été l’objet ; 2° le capital juridiquedas nationale Kapital — qui donne la « rentabilité » sous la condition que celle-ci soit reconnue par les lois. Quant à la rente foncière, c’est une erreur que d’en faire une « branche de revenu différant par essence de la rente du capital[5] ».

On se rallie à cette manière de voir, ajouterons-nous, quand on prétend que la production n’est devenue capitalistique qu’en ces derniers siècles, alors cependant que pour produire il a bien fallu toujours des instruments et des améliorations foncières.

Wagner a souscrit à cette distinction de Rodbertus ; et Lassalle, quand il définissait le capital par la simple possibilité de donner un revenu, affectait aussi de ne voir que le concept prétendu historique[6]. Il s’ensuivrait logiquement que la hache que manie le bûcheron, est ou n’est pas un capital selon qu’elle ne lui appartient pas ou qu’elle lui appartient.

II. Le travail mesure de la valeur. — Cette idée sera une base essentielle du système de Karl Marx. Mais Rodbertus se contente de la formuler sans démontrer sa proposition. Il s’étend davantage sur la portée pratique qu’il y donne. D’après lui, le travail ne doit pas être seulement le, principe constitutif de là valeur, il doit être aussi le principe distributif de la propriété. Le temps du travail fournira donc une mesure qui s’appliquera au droit sur les biens : sur cette mesure, on fondera une monnaie qui exprimera le temps de travail incorporé dans chaque produit, et qui donnera au travailleur un droit à un égal temps de travail incorporé dans un autre produit. Proudhon allait en dire autant avec sa « banque d’échange[7] ».

III. Les trois phases sociales. — Il y a trois stades dans l’histoire de l’humanité : 1° la période servile, caractérisée par un état social où le maître, faisant travailler l’esclave pour plus que la stricte satisfaction de ses besoins, se fait constituer à lui-même un capital ; 2° la période capitalistique, caractérisée par le capital considéré comme une catégorie historique, et c’est celle où nous sommes ; enfin, 3° la période humanitaire, où régnera le socialisme.

IV. Le pourcentage décroissant de la part du travailleur. — Grâce au régime capitalistique, le propriétaire ou patron touche rente, intérêt, fermage, pendant que le salaire ouvrier est régi par la seule loi de la concurrence et n’est pas une fraction aliquote de la production nationale. Il peut donc arriver — et selon Rodbertus il arrive — qu’une productivité croissante corresponde à un moindre pourcentage de l’ouvrier dans le produit : et ce serait la « thèse maîtresse ou le grand problème[8] ». — Ici, disons-le, Rodbertus affirme et ne prouve rien. En fait, d’ailleurs, non seulement le salaire réel a augmenté d’une manière absolue, mais encore le pourcentage des salaires dans le produit total de l’industrie s’est élevé[9].

V. Le rapport entre le paupérisme et les crises économiques. — La décroissance de la part relative de l’ouvrier dans le produit total est, d’après Rodbertus, la cause unique du paupérisme et des crises économiques ou commerciales. En voici la prétendue démonstration.

L’échange, pour être possible, exige une force d’achat, Kaufkraft, en face de la valeur d’usage ou utilité du produit, Gebrauchswerth. Cette force d’achat suivrait la productivité industrielle si le travailleur avait la totalité de la valeur d’échange qui a été produite, c’est-à-dire s’il n’y avait ni rente, ni loyer, ni profit ; elle la suivrait encore si les parts des trois classes, c’est-à-dire des travailleurs, des propriétaires et des capitalistes ou entrepreneurs gardaient entre elles les mêmes relations. Mais aucune de ces deux hypothèses n’est réalisée. Donc la valeur d’usage, n’est pas une valeur d’échange, le Tauschwerth descend en dessous du Gebrauchswerth, et le marché est encombré, encore que les besoins du plus grand nombre des hommes ne soient pas satisfaits[10].

Mais, dira-t-on, le pouvoir d’achat qui manque à la classe des travailleurs, doit bien avoir passé aux autres classes, à celles dont le pourcentage a augmenté dans la répartition du total de la valeur produite. Donc, poursuivra-t-on, ces classes achèteront, et les prix ne baisseront pas. — Eh bien, non, réplique Rodbertus, parce que les classes qui pourraient acheter n’éprouveront pas le besoin des produits, et que cependant la valeur ne s’attache à des marchandises qu’à raison des besoins de ceux qui les peuvent acquérir. C’est donc à tort que l’on parle de crises de production ou de surproduction : car ce sont en réalité et toujours des « crises par sous-consommation[11] ».

À cela que répondre ? Il faut dire que toute cette théorie d’Iagetzow est basée sur son affirmation du pourcentage décroissant de l’ouvrier. Or, cette affirmation étant fausse, il n’y a pas lieu d’en discuter les conséquences, à moins qu’on n’arrive à prouver directement celles-ci en tant que faits absolument indépendants de la thèse de Rodbertus.

Comme transition au socialisme, Rodbertus demande progressivement : 1° la fixation légale de la durée du travail et d’un salaire calculé sur le temps ; 2° une revision périodique de ce salaire, afin qu’il suive la hausse de la productivité ; 3° la création d’établissements publics où le salaire, Lohn, serait échangé contre des denrées et produits quelconques, Lohngüter ; enfin, 4° la création de bons de salaires, Lohngeld, que l’État délivrerait aux entrepreneurs d’après le chiffre de leur personnel et avec lesquels les ouvriers achèteraient aux magasins publics. Sur la question fondamentale de la propriété et de l’hérédité, Rodbertus est flottant et indéterminé ; plus exactement il se contredit. En effet, dans la troisième lettre, malgré la tarification des salaires et l’établissement du Lohngeld, Rodbertus, tout en attribuant aux ouvriers la valeur de trois millions d’heures de travail et à l’État la valeur d’un million, en laisse cependant trois autres au capital et trois autres enfin à la rente foncière, c’est-à-dire 60 % en tout aux divers capitaux industriels et fonciers. Mais Rodbertus avait-il seulement calculé où prévu que de nos jours, et malgré la liberté économique, les salaires ont plus de 30 % et l’État plus de 10 %, mais que par contre les propriétaires et capitalistes ont beaucoup moins que ce que lui-même proposait de leur laisser ? Au contraire, dans la quatrième Lettre sociale à von Kirchmann, Rodbertus se prononce très nettement pour la « communauté du sol et du capital[12] ». C’est une vraie formule de collectivisme, au sens actuel du mot, bien qu’il croie maintenir encore la liberté et la propriété[13]. Cependant il n’a pas toutes les haines révolutionnaires de son émule Marx : et cela, joint à la facilité de sa lecture, est déjà une supériorité qu’il faut lui reconnaître.

Schæffle, que nous rencontrerons plus tard, a attiré l’attention sur un autre précurseur plus timide du socialisme dit scientifique. C’est Karl-Georg Winkelblech (1810-1865), plus connu sous le pseudonyme de Mario, qu’il prit pour publier ses Recherches sur l’organisation du travail ou système d’économie universelle[14]. Mario préconise une sorte de socialisme fédératif, dans lequel l’État aurait les mines, les chemins de fer et les transports, les banques et le grand commerce et dans lequel les autres industries resteraient aux particuliers. Des précautions seraient prises contre la concentration des fortunes et les monopoles. Très effrayé de l’accroissement possible de la population, Marlo demande que l’État ne permette le mariage que contre justification de la possession d’un capital, qui serait déclaré inaliénable et assuré aux enfants. C’est donc une transaction malheureuse entre l’étatisme et l’économie politique ricardienne ou malthusienne. Somme toute, Mario, outre qu’il ne se doute pas de « l’étrangeté d’une conception qui, destinée à faire vivre les hommes, les empêche de naître[15] », a donné à son œuvre un titre plus vaste qu’elle ne méritait : car le côté qu’il y a laissé le plus obscur, c’est précisément celui d’une organisation concrète et pratique.

Dans cette genèse de la philosophie socialiste, il faut aussi faire une part au philosophe Fichte[16].

Fichte, qui venait d’être expulsé d’Iéna comme athée, quittait cette fois là les régions de la philosophie pour faire en passant de l’économie politique avec son livre Der geschlossene Handelsstaat[17], paru en 1800.

On assigne ordinairement à l’État la mission de maintenir et de protéger chacun dans sa propriété. Erreur, dit Fichte. Avant de maintenir quelqu’un dans sa propriété, il faut d’abord l’y mettre, et voilà le rôle de l’État. Or, les hommes ont un droit primitif égal à jouir des biens naturels ; et la propriété, qui est issue d’un contrat sur le partage de ces biens, a bien pu donner un droit à leur usage, mais non pas un droit sur leur substance même. C’est à l’État à remettre toutes choses en leur place. Pour y réussir, il faut connaître comment les classes se répartissent dans une société. Il y faut : 1° des producteurs de denrées alimentaires et de matières premières ; 2°des



. artisans pour ouvrer les matières premières ; 3° des marchands. Il faut même une quatrième classe, le Beamtenstand ou classe des fonctionnaires. Eh bien, l’État fixera la proportion numérique de chaque classe conformément aux besoins ; et il déterminera les prix des produits en prenant pour mesure de la valeur et pour base du tarif des prix les quantités de travail nécessaires à la production des marchandises à évaluer, sous la règle essentielle que ces prix soient assez élevés pour qu’ils assurent l’entretien des producteurs. Les « intellectuels » ou Idealproduzenten seront mieux nourris et mieux habillés que les autres citoyens. On aura Une liberté complète pour la consommation des richesses : mais la monnaie d’or et d’argent sera interdite et remplacée par une monnaie nationale faite d’une matière vile. L’État seul pourra faire le commerce avec l’extérieur, et de là le titre de geschlossener Handelsstaat[18].

Mais revenons au débat principal.

À tout prendre, on peut bien admettre que Marx et Rodbertus — dont les conclusions pratiques sont au fond si différentes — ne se sont rien dérobé l’un à l’autre. Tous deux aussi ont puisé à des sources communes, anglaisés par Godwin et surtout Thompson, françaises également et particulièrement fécondes par le saint-simonisme et par Sismondi.

Nous ne reviendrons pas sur Godwin[19].

Marx cite fréquemment l’Irlandais William Thompson (1785-1833), disciple de Bentham et partisan d’Owen, auteur d’une Inquiry into the principles of the distribution of wealth most conducive to human happiness[20]. Dans ce livre, paru en 1824, Thompson pose très nettement les trois principes — apparemment très orthodoxes — de la liberté du travail, de la propriété des produits garantie aux producteurs et de la liberté des échanges[21]. Mais notre régime actuel de propriété empêche l’application de ces principes ; en effet, bien que la valeur ait tout entière pour cause le travail, ainsi que le voulait Ricardo, la loi autorise cependant les propriétaires de bâtiments et de machines à percevoir une rente et des profits, qu’ils prélèvent sur le travail même des ouvriers. Les capitalistes et les propriétaires s’adjugent ce prélèvement comme s’il était une plus-value — surplus value, additional value, dit Thompson — que le capital ou la terre, et non pas le travail, aurait produite. La part des capitalistes et propriétaires ne devrait pas excéder l’usure des terres bâtiments et machines[22]. Quant au remède, il est dans la vulgarisation des communautés coopératives d’Owen. « C’est dans les travaux de Thompson, dit Antoine Menger, que les socialistes postérieurs, les saint-simoniens, Proudhon, mais surtout Marx et Rodbertus ont puisé directement ou indirectement leurs doctrines[23]. »

Les emprunts faits au saint-simonisme et à Sismondi ont été plus remarqués. Nous signalons les suivants : 1° pour Rodbertus, la théorie des crises, reproduite de Sismondi, quoique Rodbertus les attribue à la sous-consommation, tandis que Sismondi en accusait la surproduction[24] ; 2° pour Marx, l’idée de la plus-value, tirée du même auteur[25], en même temps, il est vrai, que de Thompson[26] ; 3° pour Marx et généralement tous les socialistes réformateurs, la condamnation des revenus sans travail, telle que celle-ci avait été formulée par les saint-simoniens[27].

De plus, en dehors de la genèse proprement dite de systèmes et des théories, il y avait toute une influence également efficace, quoique moins logique, que des jugements sommaires et de simples aspirations exerçaient sur les esprits. Sous ce dernier aspect, l’économiste le plus écouté et le plus puissant, celui qui contribua le plus à acclimater le socialisme après 1850, fut certainement Stuart Mill[28]. Ce n’était donc pas sans raison que nous voulions ranger celui-ci parmi les précurseurs du socialisme scientifique.

Nous avons signalé plus haut les concessions nombreuses et toujours plus accentuées qu’il avait faites aux doctrines socialistes. L’assertion avait pu surprendre, et c’est une raison de plus pour nous de la justifier ici. On sera certainement obligé de reconnaître, après examen des textes, que les traces et même les formules du pur socialisme démocratique abondent chez lui. Ses Principes d’économie politique les présentent tout particulièrement au chapitre « De l’avenir probable des classes laborieuses[29] » et au chapitre « De la propriété[30] » .

Stuart Mill, dans le premier des deux, attise déjà l’esprit d’orgueil et d’indépendance qui est au fond de tout socialisme, quoiqu’il n’y préconise encore ni l’usurpation de l’État sur les facultés naturelles de l’individu, ni la suppression de la propriété particulière. J’y signale cependant :

1° La suppression des rapports de patronage entre employeur et employé et même des rapports de protection entre le mari et la femme[31]. Selon lui, le régime patriarcal ou paternel est condamné à disparaître, par la diffusion de l’instruction et des journaux, par la facilité des déplacements et par l’extension universelle de l’électorat[32]. Le féminisme de Stuart Mill se relie à cette conception de l’état futur de la société. On sait que, d’après lui, si l’instinct animal s’est développé dans l’espèce humaine, c’est parce que les femmes se sont vouées à la maternité[33]. Mais il faut qu’elles se dégagent de ce rôle et conquièrent leur pleine indépendance ;

2° La suppression du salariat, par « l’association, en certains cas, des ouvriers avec l’entrepreneur, et à la fin, dans tous, des travailleurs entre eux[34] ». Mill se trouve ici d’accord avec Saint-Simon, qui l’avait précédé historiquement[35].

Du reste, d’après lui, il faut condamner comme n’étant « ni juste, ni bon, un état de société dans lequel il existe une classe qui ne travaille pas, un état dans lequel il y a des êtres humains qui, sans être incapables de travail et sans avoir acheté le repos au prix d’un travail antérieur, sont exempts de participer aux travaux qui incombent à l’espèce humaine[36] ». Ici l’attaque au principe de la propriété héréditaire est visible, ainsi que la condamnation des revenus sans travail. — Seulement Stuart Mill se trompe sur la nature et la forme de cette « exemption » de la loi du travail. Les lois humaines et l’organisation économique de la société en affranchissent bien certains hommes : toutefois la morale ne les y soustrait point ; et Mill, qui n’en appelle pas au devoir moral, Mill, qui ne peut pas l’invoquer puisqu’il est lui-même un utilitaire de l’école de Bentham, serait fort embarrassé d’indiquer pour ce mal un autre remède que la contrainte socialiste et la suppression de l’hérédité.

Le chapitre « De la propriété » est encore bien plus probant et plus caractéristique sur le socialisme de Stuart Mill.

Quel est le principe de la propriété ? demande Mill. Est-ce l’utilité sociale ? Non, quoique celle-ci plaide pour le maintien de la propriété là où l’institution en existe déjà. C’est que la propriété a sa source dans la consécration du droit de la force et dans l’intérêt de la paix[37] ; et il y aurait ici de curieux rapprochements à faire avec la théorie de Rousseau dans le Discours sur l’inégalité des conditions.

Après cela, Mill doit être peu sévère pour les imaginations des adversaires de la propriété. Il examine successivement le communisme[38], le saint-simonisme et le fouriérisme[39]. Au communisme il fait bien le reproche d’être : 1° stérile, par le défaut d’intérêt personnel ; 2° difficile à pratiquer ; à cause de la difficulté qu’il y aurait à appliquer la justice dans la répartition : il conclut cependant que, « s’il fallait opter entre le communisme avec toutes ses chances et l’état actuel de la société avec toutes ses souffrances et ses injustices, toutes les difficultés du communisme, grandes ou petites, ne seraient qu’un grain de poussière dans la balance[40]. » Le mérite d’Owen et du socialisme en général, c’est « d’assigner aux femmes des droits égaux à tous égards-à ceux des hommes[41] ». Le saint-simonisme sacrifie trop la liberté, qui est « le besoin le plus impérieux des êtres humains[42] ». Quant au fouriérisme, il n’y a que des éloges à lui décerner. « Ce système, dit Mill, ne fait violence à aucune des lois générales qui exercent leur influence sur l’activité humaine… Il y aurait une extrême témérité à prononcer qu’il ne peut pas réussir ou qu’il est impropre à réaliser la plupart des espérances que ses partisans fondent sur lui[43]. »

Dans son Autobiographie, Stuart Mill s’exprime plus nettement s’il est possible. Il explique que ses vues se sont modifiées et qu’on doit voir en lui un socialiste résolu. Jadis, dit-il, il se contentait de demander qu’on atténuât les inégalités, en supprimant (dans la législation anglaise) le droit d’aînesse et les fidéicommis. Mais cela ne lui suffit plus maintenant, et il rêve d’un temps où il n’y aura plus d’oisifs et où la répartition des produits du travail, ne dépendra plus du hasard de la naissance. Le problème social que l’avenir doit résoudre, sera d’unir la plus grande liberté individuelle du commercé avec la propriété commune de la matière première et avec la participation égale de tous aux fruits du travail combiné[44].

À la fin, Stuart Mill entreprit une croisade pour faire donner à l’État l’unearned increment (la plus-value non gagnée de la terre) ou du moins les accroissements qui devaient s’en produire à l’avenir[45]. Or, il ne doutait point de ces accroissements, étant donnée l’importance qu’il avait accordée à la loi du rendement non proportionnel en agriculture. D’ailleurs, en tout cela, il ne faisait que reproduire les propositions de son père James Mill[46]. Ce qui manquait pourtant à Stuart Mill pour être l’initiateur du socialisme scientifique, c’était une théorie quelconque. Chose étonnante pour un logicien comme lui, il y allait surtout de sentiment et d’instinct, mais il n’y allait encore que par accident. Ce n’était donc pas Stuart Mill qui, malgré son esprit sèchement logicien, aurait pu disputer à Marx la triste gloire d’avoir vraiment fondé le socialisme prétendu scientifique : et si elle ne revient pas au père de l’Internationale, on ne voit bien que Thompson, longtemps et beaucoup oublié, puis Rodbertus qui la lui puissent disputer.

  1. Engels, Préface au t. II du Capital, tr. fr., pp. xvi-xxi.
  2. Voyez les Sociale Briefe an von Kirchmann et, pour la discussion, Engels, Préface au t. II du Capital, tr. fr., pp. iv et s. ; — Item, Anton Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., p. 113.
  3. Karl Rodbertus acheta la terre d’Iagetzow en 1834, fut membre de l’Assemblée nationale de Francfort en 1848, et un moment, en 1849, ministre de l’instruction publique et des cultes dans le royaume de Prusse. À la fin, il se lia avec le Social-demokrat Hasenclever, par l’intermédiaire du socialiste chrétien Rudolf Meyer. Il voulait constituer une social-conservative Partei (ou parti social conservateur) en face des démocrates-sociaux, qu’il trouvait trop avancés. On a de lui : Die Forderungen der arbeitenden Klassen (1837), son premier écrit, ouvrage qui contient toutes ses idées maîtresses, creusées seulement et développées depuis lors ; Zur Erkenntniss unserer staatswirthschaftlichen Zustsænde (1842) ; et Sociale Briefe an von Kirchmann (1850-1851). Des lettres à von Kirchmann, une autre — la quatrième — écrite en 1852, mais publiée seulement en 1885, a été traduite sous le titre le Capital, en 1904.
  4. Der Begründer des wissenschaftlichen Socialismus.
  5. Sur ce dernier point, voyez le Capital, tr. fr. de la 4e Lettre sociale, p. 34.
  6. « Das unbedingte Kenntzeichnen des Kapitals ist, werbend auftreten zu koennen », dit Lassalle dans Kapital und Arbeit. — Cette définition fantaisiste du capital est reproduite par Lafargue dans la Propriété, origine et évolution, pp. 303 et s. « Le capital, dit Lafargue, est la forme de propriété caractéristique de la société moderne : il n’a existé dans aucune autre société, du moins à l’état de fait général et dominant. La condition essentielle de cette forme de propriété est l’exploitation du producteur libre, dépouillé quotidiennement d’une partie des valeurs qu’il crée » (Op. cit., p. 312).
  7. Proudhon, Système des contradictions économiques (1846). — Voyez plus haut, p. 681.
  8. Châtelain (professeur de philosophie au lycée de Nancy), dans son introduction (pp. xxiv et s.) à la traduction de la 4e Lettre sociale à von Kirchmann.
  9. Voyez la discussion contre Louis Blanc, avec chiffres à l’appui, dans Castelein, Socialisme et droit de propriété. C’était la thèse de Basliat, ainsi que nous l’avons exposé plus haut (supra, p. 441).
  10. Le Dictionnaire d’économie politique de Léon Say et Chailley (v° Rodbertus, t. II, p. 754) s’exprime ainsi : « Cette théorie serait vraie en moyenne, si chaque nation productive était enfermée dans ses propres frontières et devait consommer tout ce qu’elle produit. Le danger du protectionnisme, c’est justement de nous conduire là, tandis que, tous les marchés du monde restant ouverts, les crises locales tendent à se compenser comme se compensent les famines. » — Nous devons dire que la difficulté est mal comprise et que l’explication ne vaut rien. En effet, d’après J.-B. Say lui-même, la sortie des marchandises implique, en vertu de la théorie des débouchés, une entrée correspondante de marchandises. Or, à ces dernières, d’après le système de Rodbertus, la force, d’achat ou Kaufkraft fera tout également défaut. Donc le pays encombré ne vendra rien, parce qu’il n’achètera rien, et ainsi dans tous les pays. Rodbertus supposait une crise sociale et par conséquent universelle : le Dictionnaire d’économie politique, au lieu d’un excédent d’offre dans tous les pays et pour toutes les marchandises, suppose, en un certain pays et pour une certaine marchandise, un excédent d’offre qui va se compenser en un autre pays avec un déficit d’offre de la même marchandise. — Les collaborateurs de MM. Say et Chailley-Bert ont donc été emportés par leur enthousiasme pour le libre-échange, et ils l’ont été jusqu’au point de croire que celui-ci réponde à tout, même aux objections les plus spécieuses du socialisme : car celle-ci de Rodbertus en était une. Le Dictionnaire est du reste une compilation d’assez faible valeur.
  11. Voyez la Consommation et les crises économiques de Pierre Vialles, 1903. — M. Vialles, dont les théories aussi sont empreintes de socialisme, ramène également toutes les crises à la sous-consommation. Les crises déficitaires ou par sous-production, dit-il, ont disparu ; les crises dites de surproduction « ne tirent qu’accessoirement leur origine des actes des producteurs eux-mêmes » (op. cit., p. 151) ; et il tente de démontrer que toutes les crises du XIXe siècle peuvent recevoir de la théorie de Rodbertus les raisons de leurs dates, de leur étendue, de leur durée et de tous les phénomènes divers qu’on y a constatés.
  12. Pour la contradiction entre la troisième et la quatrième (postume) des Sociale Briefe an von Kirchmann, voyez A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., pp. 118-119.
  13. « Il est vrai que le sol et le produit social, jusqu’au moment où celui-ci se répartit en qualité de revenu, demeurent la propriété de la communauté, de l’État… La propriété privée est conservée pour la valeur entière du produit du travail individuel ; les personnes et la volonté sont aussi libres que cela est possible au sein d’une société… Je soutiens que la propriété est mieux garantie, la liberté plus grande, l’égalité des droits plus générale dans cet état social où existe la communauté du sol et du capital que dans notre état social actuel, ou même dans l’état social le plus libre que l’on puisse concevoir avec la propriété privée du sol et du capital » (4e Lettre sociale, tr. fr. ; pp. 174-177). Comprenne qui pourra !
  14. Untersuchungen über die Organisation der Arbeit der System der Weltœkonomie, 1850-1851. — Sur Marlo, étudier Edgar Allix, l’Œuvre économique de Karl Marlo, Paris, 1898 ; — A. Menger, op. cit., pp. 53 et s. ; — de Laveleye, le Socialisme contemporain, 1888, ch. ii.
  15. Edgard Allix, op. cit., p. 264. — Mario fait penser à Ugolin, qui mangeait, dit-on, ses enfants pour leur conserver un père.
  16. Fichte (1752-1814), professeur à l’Université d’Iéna, expulsé de la ville sous accusation d’athéisme en 1799, professeur à l’Université de Berlin de 1810 jusqu’à sa mort. — Voyez É. de Laveleye, le Socialisme contemporain, ch. ii.
  17. L’État commercial fermé. — Voyez le Handbuch des Socialismus, v° Fichte, et A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., pp. 50 et s.
  18. C’est pour ce motif que Fichte est parfois envisagé simplement, comme un promoteur du protectionnisme national (voyez en ce sens le Dictionnaire d’économie, politique de Léon Say et Ghailley-Bert, v° Fichte). Or, là ne réside aucunement l’originalité de Fichte.
  19. Voyez supra, pp. 245 et 645.
  20. Recherches sur les principes de la distribution des richesses les plus propres à conduire au bonheur humain. — On a encore de lui : Labour rewarded : the claims of labour and capital conciliated, or how to secure to labour the whole product of its exertions (1827), etc. — Voyez A. Menger, op. cit., pp. 72 et s. — Thompson est longuement étudié dans Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, t. II, pp. 483-541.
  21. « Natural laws of distribution : 1° ail labour ought to be free and voluntary, as to its direction and continuance ; 2° all the products of labour oughs to be secured to the producers of them ; 3° all exchanges of these product, ought to be free and voluntary » (Thompson, op. cit.).
  22. On retrouve la même thèse chez des démocrates chrétiens. Voyez les Aphorismes de politique sociale, 1891, pp. 42-43 (cités dans nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 467 en note).
  23. A. Menger, Droit au produit intégral, tr. fr., pp. 72 et s.
  24. Voyez supra, pp.349 et s. — Aftalion, Œuvre économique de Sismondi pp. 99 et s. et particulièrement p. 108 ; item, pp. 254 et s.
  25. Supra, p. 357. — Aftalion. op. cit., pp. 118 et s. ; item, pp. 257 et s.
  26. Voyez à cet égard Denis, op. cit., pp, 504 et s.
  27. Supra, p. 652. — Voyez A. Menger, Droit au produit intégral du travail, tr. fr., pp. 114.et s.
  28. Verhaegen, Socialistes anglais, 1898, pp. 35 et s. « L’économiste anglais, dit Verhaegen, qui contribua le plus à préparer les esprits au socialisme pendant la période qui suivit l’agitation de 1848, fut assurément Stuart Mill » (Loc. cit.) .
  29. Principes d’économie politique, 1. IV, ch. vii.
  30. Ibid, 1. II, ch. i.
  31. « Tout individu de l’un ou de l’autre sexe qui possède ou qui gagne de quoi vivre sans le secours d’autrui, n’a pas besoin d’une autre protection que celle que la loi lui donne ou devrait lui donner » (1. IV, ch. vii, édit. Guillaumin, t. II, p. 312).
  32. Ibid., p. 313.
  33. Ibid., § 3, p. 317.
  34. Ibid., § 4, t. II, p. 320.
  35. Voyez plus haut, p. 592.
  36. Principes d’économie politique, 1. II, ch. i, § 2, t. I., p. 235.
  37. Ibid., § 2.
  38. Ibid., § 3.
  39. Ibid., § 4.
  40. Loc. cit., p. 243.
  41. Ibid., p. 246.
  42. Ibid., p. 245.
  43. Ibid., p. 252.
  44. Sur le socialisme de Stuart Mill dans l’Autobiographie, voyez le Handbuch des Socialismus de Stegmann et Hugo, v° Mill, p. 516.
  45. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2° édit., p. 496.
  46. Voyez plus bas, p. 741.