Histoire des doctrines économiques/2-3-1

CHAPITRE III

L’ÉCONOMIE POLITIQUE APRÈS SMITH ET RICARDO

I

LES CLASSIQUES EN FRANCE, EN ANGLETERRE ET EN ALLEMAGNE

I. — France.

Adam Smith jouit longtemps d’une autorité incontestée. Il était le maître que l’on commentait ; et les esprits les plus hardis cherchaient plutôt à ajouter à ses doctrines qu’à les réformer où à les contredire[1]. En France, il avait trouvé un traducteur dans le comte Germain Garnier, dont les autres œuvres contribuèrent également à répandre les mêmes opinions[2]. Mais on ne le séparait guère de Say, de Malthus et de Ricardo, auxquels il avait tracé la voie. L’économie politique gardait encore ce caractère de secte un peu fermée que les physiocrates avaient jadis donné a leur école. L’heure de la vulgarisation n’était pas encore sonnée : tout au plus travaillait-on pour la faire approcher.

Destutt de Tracy, plus connu comme philosophe sensualiste de l’école de Condillac, publiait, l’année même de la mort de Ricardo, en 1823, un Traité d’économie politique, où il exprimait les idées de J.-B. Say et apportait son concours à la théorie des débouchés[3].

C’est également de Say que Dunoyer se rapprochait le plus[4]. Dunoyer, auteur de l’Industrie et de la morale considérées dans leur rapport avec la liberté (1825) puis de la Liberté du travail ou simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s’exercent avec le plus de puissance (1845), était avant tout le panégyriste de la liberté économique, autour de laquelle il groupait tous les sujets. Il reprenait la théorie des richesses immatérielles, que Say n’avait fait qu’ébaucher : il la creusait plus avant, il la poussait jusqu’au point où elle apparaît plus féconde en rapprochements ingénieux qu’en déductions rigoureusement exactes. C’est lui qui, après avoir distingué les industries améliorant l’homme, cherchait à les classifier selon qu’elles améliorent son physique comme fait le médecin, qu’elles développent en lui le goût du beau comme fait l’artiste, qu’elles exercent son intelligence comme font le professeur et le savant, ou bien enfin qu’elles font naître et perfectionnent en lui les habitudes morales comme le prêtre et le moraliste[5]. Cette conception de la richesse était en parfaite harmonie avec, l’idée éminemment vaste qu’il se faisait de la science économique et que le titre même de son livre aurait suffi à déceler. C’était lui, en effet, qui assignait comme objet spécial de la science économique de « savoir précisément en quoi consiste l’économie de la société, comment tous les arts y entrent, quel rôle ils y remplissent, quelle influence ils y exercent les uns sur les autres, et à quelles conditions leur puissance est liée[6] ». De là cette pensée, que ceux qui opèrent sur les choses et ceux qui opèrent sur les hommes « réalisent également des utilités, qu’ils sont également des producteurs et qu’ils contribuent à mettre l’espèce humaine en possession de quelque moyen particulier de force et de liberté d’action[7] ».

On doit aussi à Dunoyer une division dès industries qui est devenue classique el qui s’est substituée à toutes les autres. C’est la division en industrie agricole, extractive, manufacturière, commerciale et des transports[8].

Dunoyer avait embrassé avec conviction les théories de Malthus sur la population, et il avait le tort de vouloir en faire passer toutes les déductions dans la pratique[9].

Surtout il poussait à l’extrême la conviction et le culte même de la liberté, non seulement pour être un adepte d’un libre-échange unilatéral et inconditionnel, mais encore pour réprouver les règlements sur le travail des enfants et des femmes dans les manufactures[10]. En cela, ce n’était plus d’Adam Smith qu’il s’inspirait, et il devenait le disciple même de l’école de Manchester.

Adolphe Blanqui, qui succéda à J.-B. Say comme professeur d’économie industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers, est connu surtout pour son Histoire de l’économie politique parue en 1837[11]. C’est du reste tout autre chose qu’une histoire des doctrines économiques, doctrines qui n’auraient pu non plus prétendre à une place importante que pour les dernières générations écoulées. Blanqui a fait beaucoup une histoire générale des institutions et des régimes économiques, et c’est ainsi qu’il a pu consacrer près de la moitié de son ouvrage à l’antiquité et au moyen âge ; il l’a écrite, de plus, dans ce style vague et solennel qu’on appelle le stylé académique et dont le goût s’est perdu de plus en plus depuis 1830.

Blanqui mérita quelque peu de la science par ce travail : il mérita bien mieux encore de l’humanité par ses louables et généreux efforts en vue d’obtenir une loi sur le travail des enfants dans les manufactures. Ce fut notre loi du 23 mars 1841, destinée à mettre fin à des abus dont nous avons perdu le souvenir et que nous avons peine maintenant à nous imaginer. Cette loi fut la première loi générale que l’Europe ait vue sur cette matière. Blanqui avait eu pour collaborateur dans cette croisade le docteur Villermé (1782-1863), qui s’occupa beaucoup de dresser des statistiques sur la population et sur le régime du travail, et qui publia, en 1840, son vaste Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Il était impossible que l’opinion publique restât indifférente aux souffrances que Blanqui et Villermé lui révélaient.

La personnalité la plus illustre de cette période est Pellegrino Rossi (1787-1848).

Né à Carrare, Rossi était étudiant à l’Université de Bologne, quand Napoléon le remarqua. Il débuta dans cette ville comme avocat, puis comme professeur à l’Université. La chute de la domination impériale parut briser sa carrière : mais ce n’était que l’a première des nombreuses péripéties de cette vie qui devait connaître toutes les extrémités de la fortune. En 1815, Rossi s’attache à la cause de Murat essayant de reconquérir le trône de Naples. Par bonheur, Rossi échappe, au désastre, s’enfuit et vient à Genève. En 1819, il ouvre dans cette ville un cours libre de droit. Trois mois plus tard il est nommé professeur à l’Université de Genève, et il est le premier catholique qui y enseigne depuis Calvin. En 1820, il est naturalisé Genevois, puis élu représentant. Mais cette seconde patrie ne lui suffit pas, et il vient en France en 1830, pour en chercher une troisième. En 1833, il est nommé professeur d’économie politique au Collège de France, en remplacement de J.-B. Say et par préférence à Charles Comte, gendre du défunt. Il obtient en 1834 la grande naturalisation et, quinze jours après, la chaire de droit constitutionnel à la Faculté de droit de Paris. Il est pair de France en 1839, doyen de la Faculté de droit de Paris en 1843, ambassadeur de France à Rome en 1844, jusqu’à ce que la Révolution de février le rende à la vie privée, où Pie IX va le chercher pour en faire le ministre de l’intérieur de son cabinet libéral. Il meurt bientôt, assassiné au Quirinal, le 15 novembre 1848, par les carbonari conjurés.

Rossi avait professé l’économie politique au Collège de France, de 1833 à 1840, entre J.-B. Say et Michel Chevalier. Son cours a été publié, en grande partie d’après sa propre rédaction, et pour le reste sur les notes sténographiées qu’un de ses élèves avait prises. Rossi est clair plutôt qu’original ; il excelle à exposer, à rectifier même des inexactitudes de détail. M. Paul Leroy-Baulieu, un peu trop sévèrement il est vrai, le qualifie « un écrivain qui a merveilleusement reflété les idées d’autrui, sans en avoir aucune en propre[12] ». On lui doit une fort judicieuse distinction entre la science, qui ne tend qu’à connaître, et l’art, qui se propose d’appliquer.

Un bon travail de la même période, c’est le petit volume de Gustave Droz, intitulé Économie politique ou principes de la science des richesses (1829)[13]. On y trouve, parmi beaucoup de vérités simples et non répandues alors dans le public, la division de l’économie politique en ses quatre parties généralement acceptées depuis lors : formation de la richesse ; circulation (ce que Droz appelle encore un peu obscurément « formation et distribution » ) ; distribution ; consommation.

C’est de lui qu’est ce mot souvent cité : « En lisant certains économistes, on croirait que les produits ne sont pas faits pour les hommes, mais les hommes pour les produits[14] ». Cependant ce souci de la répartition ne détache pas encore Droz des doctrines classiques exclusivement professées de son temps. Il rejette l’ingérence de l’État dans le domaine économique ; et s’il s’afflige de la modicité des salaires, s’il déclare que l’intérêt des patrons eux-mêmes est d’accorder une rémunération plus élevée à l’ouvrier, dont la productivité augmente avec la hausse des salaires, ce n’est encore que pour demander aux entrepreneurs plus d’humanité, comme il demande aux riches plus de charité[15]. Il assigne sans doute à l’art économique un but humanitaire que ni Smith, ni Ricardo n’avaient envisagé mais ce n’est pas, à vrai dire, avec la pensée de se séparer de la science économique qu’ils avaient fondée ou développée. Si l’on tient, comme Blanqui, à le ranger parmi les « économistes sociaux » de l’école française[16], encore, faut-il bien se garder de le rapprocher de Sismondi et même de Villeneuve-Bargemont.

Entre temps, une grave question de morale, qui avait souvent occupé l’attention des économistes, disparaissait de toutes les préoccupations : je veux dire la question de la licéité du prêt à intérêt. Sous la pression de l’opinion et des circonstances, les lois civiles en étaient venues à admettre l’intérêt ; même de plein droit dans une foule de cas et les lois ecclésiastiques ne tardèrent point trop à suivre les lois civiles, sinon dans la théorie, puisque les principes posés par Benoît XIV ne furent jamais rapportés, mais au moins dans la pratique, lorsque Pie VIII sanctionna, le 18 août 1830, un décret de la Congrégation de la pénitencerie répondant le fameux non esse inquietandos à ceux qui la consultaient sur la règle de conduite à suivre. La question, depuis lors, a disparu des controverses ; elle ne s’est réveillée, du moins en ces derniers temps, que dans le groupe étroit de la démocratie chrétienne ou dans son voisinage[17].

Nous avons expliqué ailleurs comment, selon nous, les solutions actuelles de l’Église se rattachent à la théorie du lucrum cessans, où déjà la plupart des scolastiques voyaient un titre légitime pour la perception, non pas d’une usura formelle, mais bien d’un quod interest équivalent. Au XIXe siècle, en effet, il est bien certain que les emplois rémunérateurs de toutes sommes d’argent sont toujours possibles, à tel point que le lucrum cessans puisse être présumé d’une manière générale, au lieu d’avoir besoin, comme autrefois, d’être constaté en fait pour chaque opération particulière qui se présentait. Nous croyons donc que la législation ecclésiastique, interprétée en ce sens, échappe au reproche de contradiction qui lui a été si souvent adressé[18].

II. — Angleterre.

En Angleterre, la littérature économique resta d’une étonnante fécondité. Ce sont ces écrivains que les Allemands appellent les Épigones, en souvenir de la mythologie grecque, qui avait donné ce nom aux fils et successeurs des sept chefs devant Thèbes.

Le disciple le plus immédiat et le plus fidèle de Ricardo fut James Mill, dont le fils Stuart Mill devait illustrer davantage le nom[19], James Mill, préludant à cette diversité de travaux qui sera un des caractères de son fils, a donné, comme historien, une Histoire des Indes anglaises (1817) ; comme économiste, des Éléments d’économie politique (1821), qui ne sont, qu’un résumé des théories de Ricardo, sans grandes vues et sans originalité ; comme philosophe enfin, une Analyse de l’esprit humain (1829) et un Essai sur le gouvernement. Dans ce dernier ouvrage, James Mill conclut d’une manière fort radicale au gouvernement du pays par le pays, au moyen du suffrage universel, qu’un système bien préparé d’éducation aurait dû, au préalable, rendre possible et éclairé. Très radical comme on le voit, James Mill ne poussait pas non plus très loin le respect de la propriété. Mais nous reviendrons sur ce point[20]. James Mill est un esprit de second ordre, enclin comme son fils à l’abus de la méthode métaphysique dans les sciences sociales.

Senior (1790-1864) fait paraître en 1826 des Lectures on political economy[21], où il développe la théorie du fonds des salaires et la loi du rendement plus que proportionnel en industrie[22].

Mac-Culloch (1779-1864), outre d’innombrables articles de revue et des travaux de statistique, a laissé des Principes d’économie politique (1825), précédés d’une introduction intéressante sur l’histoire de l’économie politique et conçus sur le plan classique de la division en quatre parties. Mac-Culloch tient pour le fonds des salaires, selon la doctrine alors dominante. On signale chez lui l’opinion que les impôts, aussi bien que les charges de famille, stimulent la production. Malgré ces erreurs, nous pensons que Mac-Culloch ne méritait point l’oubli trop grand dans lequel il est tombé.

Sir Robert Torrens (1780-1864) soutient particulièrement la cause du libre-échange et réclame l’abolition des cornlaws. Ce serait lui qui, d’après Stuart Mill[23], aurait eu la première idée de la « valeur internationale », que nous rencontrerons en étudiant ce dernier[24].

Thomas Tooke (1774-1858), sans avoir fait de traités généraux ou didactiques, est célèbre par son Histoire des prix[25], comme Edgar Gibbon Wakefield (1796-1862) par son système de colonisation[26]. Mais Tooke et Wakefield nous emmènent déjà vers une génération plus récente, où le culte des premiers maîtres de la science économique n’allait plus être aussi fidèle.

Une femme aussi, Mrs Marcet, se fit un nom dans la littérature économique. On lui doit, non seulement des Conversations on political economy, mais encore, sous le pseudonyme devenu célèbre de John Hopkins, un volume de Notions on political economy, ouvrages qui eurent l’un et l’autre un assez grand nombre d’éditions.

Pour lors, parmi les auteurs qui osaient élever quelque protestation contre les théories smithianistes et ricardiennes, nous ne voyons guère à citer que Richard Jones, professeur à Haileybury, auteur d’un Essay on the distribution of wealth and on the sources of taxation (1831), ouvrage longuement étudié par Ingram[27].

Nous rencontrerons plus tard Stuart Mill, dont les Anglais font le quatrième maître de la science, aux côtés de Smith, de Malthus et de Ricardo : car ils n’acceptent pas J.-B. Say, qui n’était qu’un Français.

III. — Allemagne[28].

L’Allemagne n’entra qu’assez tard dans le grand courant des études économiques. Le souffle libéral du XVIIIe siècle y avait circulé moins librement que dans d’autres pays ; elle n’avait point fait de Révolution, bien qu’elle eût senti lourdement la nôtre passer chez elle ; et elle atteignait ainsi le XIXe siècle avec tout un régime de corporations obligatoires, de corvées, de justice seigneuriale et de privilèges nobiliaires, même avec le servage dans certaines parties du pays, en un mot avec tout un ensemble d’institutions féodales qui contrastaient étrangement avec le régime intérieur de l’Angleterre et avec l’égalité des droits civiques, telle, que la Révolution venait de la donner à la France. Ajoutez à cela la multiplicité des États souverains, de telle sorte que les douanes intérieures eussent en Allemagne une base que notre unité nationale française, dès longtemps constituée, leur avait enlevée chez nous depuis plusieurs siècles.

Une lutte dans les idées était inévitable.

Les deux principaux représentants des institutions féodales furent Haller[29] et Adam Müller[30]. Haller défend énergiquement le servage (Leibeigenschaft) et les justices seigneuriales, qui lui paraissent une suite naturelle de la propriété foncière ; Müller fait l’éloge de la féodalité, qu’il appelle « la fusion la plus élevée des hommes et des choses » ; et tous deux s’accordent à attaquer vivement Smith et l’école libérale.

À côté d’eux, d’autres écrivains comme Sartorius, Soden, etc., et avec eux le grand jurisconsulte Savigny prennent une attitude moins systématique ; ils se placent tout simplement sur le terrain des faits et des institutions, soit pour les justifier, soit pour conseiller de n’y toucher qu’avec des précautions infinies. On peut voir en eux les précurseurs de l’école historique.

L’influence que la Révolution française avait exercée sur l’histoire de l’Allemagne, et les suites qu’elle avait eues, expliquent assez bien cette attitude nettement réactionnaire d’une notable partie de la littérature économique et politique au commencement du XIXe siècle. Par contre, il est vrai, le génie allemand aurait dû s’accommoder fort bien du caractère rationnel de l’économie politique anglaise, avec le penchant qui portait celle-ci aux généralisations et à l’étude des éléments typiques, et avec la préférence que beaucoup d’économistes anglais donnaient alors à la méthode métaphysique.

Aussi bien Adam Smith ne manqua pas de disciples. Kraus fut un des premiers[31]. À dater de 1790, il se consacra aux études économiques et politiques ; il renouvela l’enseignement des sciences camérales et implanta par là les doctrines classiques — die klassische Nationalœkonomie, qu’il faudrait bien se garder d’appeler l’économie politique nationale au sens français de ce dernier mot.

Mais ces problèmes de la liberté du travail ou du maintien des corporations (Zünfte), ceux de la suppression des douanes intérieures et ceux de l’affranchissement de la propriété paysanne absorbaient une notable part de l’attention des économistes. Jacob[32] voulait remplacer le système corporatif fermé par le système des associations libres ; d’autre part son interventionnisme étroit et son désir de ne pas sacrifier l’intérêt général à quelques intérêts particuliers lui faisaient encore croire que la propriété, n’étant pas un droit absolu, avait besoin d’être limitée par la recherche des buts généraux et plus importants à l’égard desquels elle n’était elle-même qu’un moyen. Lotz[33] serait l’auteur le plus libéral de cette génération. En tout cas, celui dont l’influence est restée certainement la plus grande fut Rau (1792-1870), professeur à l’Université d’Erlangen, puis à celle d’Heidelberg[34]. Rau n’est cependant qu’à demi libéral ; tout au moins ne s’élève-t-il que lentement vers les doctrines classiques, surtout dans leur application à l’Allemagne. Partisan du rachat des corvées et des charges qui pesaient sur la classe rurale, il ne laisse pas d’être temporisateur et quelque peu flottant dans le choix des moyens qu’il faut mettre en œuvre pour les racheter ; surtout, il demeure trop fidèle au vieux système annonaire du XVIIIe siècle avec les greniers d’abondance et les ventes de grains à vil prix. Aussi, en 1828, en était-il encore à combattre l’idée d’un Zollverein allemand.

Ce qui est à remarquer, c’est que les deux principaux ministres réformateurs du royaume de Prusse, Stein et Hardenberg, appartenaient l’un et l’autre au groupe des admirateurs d’Adam Smith.

D’autres auteurs allemands se consacraient à des branches spéciales de la science économique. Nous n’en citerons qu’un Nebenius[35], auteur d’un bon traité de crédit public, paru en 1819. Nebenius réclamait déjà le libre-échange et ne fut pas étranger à la conclusion du Zollverein.

Pour être complet, nous rappellerons encore Hermann (1795-1868), Bavarois d’origine, professeur à l’Université d’Erlangen, puis à celle de Munich, et député à l’Assemblée nationale de Francfort en 1848, auteur de Recherches économiques dans le sens d’Adam Smith et de Say ; enfin Mangoldt (1824-1868), professeur à l’Université de Firibourg-en-Brisgau, esprit déjà plus éclectique, connu surtout pour son Unternehmers Gewinn (ou Gain d’entrepreneur), ouvrage qui passe en Allemagne pour avoir renouvelé la théorie scientifique du profit et qui, dans tous les cas, mit fin à la confusion que l’école anglaise avait faite si longtemps entre le profit d’entrepreneur et les loyers ou intérêts du capital.

Dussions-nous faire un retour en arrière, c’est à l’Allemagne aussi, nous semble-t-il, que nous aurions dû rattacher Storch (1766-1835), qui, Russe par sa naissance et par ses hautes fonctions à la cour du tzar Alexandre Ier, comme précepteur du futur empereur Nicolas Ier, n’en était pas moins Allemand par sa formation aux Universités d’Iéna et d’Heidelberg. Storch a publié en 1803 un Tableau historique et statistique de l’empire de Russie ; il s’est illustré surtout par son Cours d’économie politique ou Exposition des principes qui déterminent la prospérité des nations, ouvrage qui, écrit pour l’instruction des grands-ducs Nicolas et Michel, fut publié en 1815 et traduit ensuite du russe en allemand par l’économiste Rau. La traduction française, parue en 1823, est enrichie de longues et nombreuses notes de J.-B. Say. Storch, qui a eu une réelle autorité, mais qui est bien oublié maintenant, est clair et didactique comme son annotateur. Nous signalons de lui, au passage, une théorie de la valeur causée tout entière par le besoin[36], comme l’école autrichienne le détaillera plus tard ; puis une distinction entre le revenu primitif, « qui résulte d’une production matérielle », et le revenu secondaire dans lequel il met les salaires même industriels[37]. — théorie que Storch paraît bien emprunter aux physiocrates ; — enfin une division quadripartite des revenus en salaires, rente du capital (c’est-à-dire loyer ou intérêt), rente foncière et profit d’entrepreneur. Il serait entendu ici que le fermage se décomposerait en deux éléments, dont l’un serait la rente primitive ou rente foncière pour la location de la terre vierge, et dont l’autre serait une rente (ou loyer de capital) pour les améliorations immobilisées[38]. Storch décompose pareillement le profit d’entreprise en salaire d’entrepreneur et intérêt de capital ; en quoi, confondant entrepreneur et capitaliste, il se trompe bien évidemment[39]. Antérieur à Ricardo, il ne soupçonne rien de la rente différentielle. Mais comme lui il croit à un salaire nécessaire : ce dernier varierait selon les industries, et, outre l’entretien de l’ouvrier, il devrait comprendre aussi le renouvellement de la classe ouvrière : on aurait ainsi et très clairement la loi, non pas morale, mais tout simplement économique, de ce qui est appelé aujourd’hui le salaire familial absolu et moyen[40].

Le véritable intérêt que Storch présente encore actuellement, c’est la description d’un régime économique et social fort différent de celui de l’Angleterre et de la France[41] ; et Storch en prend occasion pour exprimer sa conviction, que « c’est rendre un service essentiel à l’économie politique et fournir de nouvelles preuves évidentes à ses principes, que de montrer qu’ils se vérifient ici comme ailleurs[42] ».

  1. Nous devons citer cependant dans le sens des doctrines mercantilistes et protectionnistes Ferrier (Du gouvernement dans ses rapports avec le commerce, 1802) et surtout Ganilh, qui ne manque pas toujours de certains mérites (Des systèmes d’économie politique, 1809 ; et Traité de l’économie politique, 1815). — M. de Saint-Chamans, auteur du Nouvel essai sur la richesse (1824), n’est, au contraire, qu’un rétrograde, que ses absurdités et ses sophismes ont discrédité absolument.
  2. Germain Garnier (1754-1821), député aux États Généraux, sénateur en 1804 et comte sous l’Empire, pair de France et marquis sous la Restauration. — Ne pas confondre le comte Garnier avec un autre économiste, Joseph Garnier (1813-1881), que nous verrons à propos du mouvement libre-échangiste.
  3. Destutt de Tracy (1754-1836), issu d’une famille écossaise fixée en France depuis la guerre de Cent ans, avait débuté dans la carrière militaire. Il fut député aux États Généraux, emprisonné en 1793 et délivré par Thermidor, sénateur au 18 brumaire, enfin membre de la Cour des pairs en 1814. Hostile, dans le fond, à la Restauration, il mourut en voltairien impénitent, après avoir poussé à l’extrême, dans ses ouvrages de philosophie, le sensualisme de Condillac et après avoir fait dériver des sensations toutes les facultés de l’homme — ce qui ne pouvait manquer d’avoir logiquement les plus graves conséquences sur les applications de l’art économique.
  4. Dunoyer (1786-1862), journaliste, poursuivi pour-délits de presse sous la Restauration, fut sous Louis-Philippe préfet de l’Allier, puis de la Somme, et ensuite conseiller d’Etat, poste qu’il occupa jusqu’au coup d’Etat de 1851. — On peut étudier sur lui Villey, l’Œuvre économique de Charles Dunoyer, Paris, 1899.
  5. Liberté du travail, 1. IX, ch. ii-vi, t. III, pp. 7-384.
  6. Dictionnaire d’économie politique, ve Gouvernement, article de Dunoyer.
  7. Liberté du travail, t. I, p. 439.
  8. Liberté du travail, 1. VIII, ch. i, t. II, pp. 109 et s.
  9. C’était dans ses tournées officielles comme préfet de la Somme qu’il recommandait publiquement à ses administrés de « proportionner le nombre de leurs enfants à leur capacité de les élever ».
  10. De la police du travail en Angleterre, rapport sur une mission donnée en 1854 par l’Académie des sciences morales.
  11. Adolphe Blanqui (1798-1854), né à Nice et fils d’un ancien conventionnel, député de 1846 à 1848, premier rédacteur en chef du Journal des Économistes. — Ses nombreux travaux descriptifs, relatifs à l’histoire et à la géographie économiques, le font ranger à tort par Ingram (Histoire de l’économie politique, p. 313) dans l’école historique. — Ne pas le confondre avec le socialiste révolutionnaire Auguste Blanqui (1805-1881), qui passa une partie de sa vie en prison, soit après les émeutes de 1818, soit après la Commune de 1871.
  12. Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e édit., t. IV, p. 520.
  13. Gustave Droz (1773-1850), de Besançon, fixé à Paris vers la fin de la Révolution après avoir pris une part honorable aux guerres extérieures de la France. Il débuta en 1801 par les Lois relatives aux progrès de l’industrie, où il combattait énergiquement tout projet de rétablissement des maîtrisés. — Son Économie politique eut un réel succès. La 3e édition (1854) est précédée d’une préface de Michel Chevalier.
  14. Droz, op. cit., 3e édit., pp. 57-58.
  15. Droz, op. cit., 3e édit., pp. 241, 257, 263.
  16. Histoire de l’économie politique, ch. XLI, 2e édit., t. II, pp. 282-283.
  17. Ainsi Modeste, le Prêt à intérêt, dernière forme de l’esclavage, Paris, 1889.
  18. Pour cette question de la prohibition de l’intérêt par l’Église et pour l’introduction de la permission ou tolérance actuelle, voyez nos Éléments d’économie politique, où le sujet est traité avec plus de détails (2e édit., pp. 469 et s.). — Voyez Pagès, Dissertation sur le prêt à intérêt, Lyon, 1820.
  19. James Mill (1773-1836), fils d’un cordonnier écossais, avait été destiné à la carrière ecclésiastique, grâce aux libéralités de sir John Stuart de Fettercairn, qui lui fit faire ses études à l’Université d’Edimbourg. En 1802, il vint à Londres avec son protecteur, tourna au scepticisme philosophique et se lia avec Ricardo et Bentham. Il avait obtenu en 1819, dans les bureaux de la Compagnie des Indes, une place qui lui rapportait 50.000 francs, somme énorme surtout pour l’époque.
  20. Infra, 1. IV, ch. v, § 4.
  21. Ouvrage traduit en français sous le nom de Principes fondamentaux de l’économie politique.
  22. Voyez Stuart Mill, Principes de l’économie politique, 1. IV, ch. ii, tr. fr., t. II, p. 250.
  23. Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 2, tr. fr., t. II, p. 108.
  24. Infra, ch. vi, « Théorie de la valeur internationale ».
  25. A history of priées and of the states of the paper-circulation from 1798 to 1837, paru de 1838 à 1848.
  26. A view of the art of colonisation, 1849. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., p. 628.
  27. Ingram, Histoire de l’économie politique, pp. 203 et s. — Cependant Price, dans son History of political economy in England from Adam Smith to Arnold Toynbee (1890), ne trouve rien à en dire que ceci : « Malthus’successor at Haileybury, Richard Jones (1790-1855), controverted many of Ricardo’s positions on the theory of rent in his Essay on the distribution of wealth and on the sources of taxation. But Ricardo’s influence on the general course of English economic opinion remained unshaken » (Op. cit., ch. iii, 2e édit., p.64). — Jones est entièrement inconnu à Block et au Dictionnaire d’économie politique de Léon Say et Chailley-Bert. Sherwood, professeur d’économie politique à l’Université John Hopkins, le mentionne en ces termes : « Bagehot and Leslie and, to some extent, previous writers like Jones have pointed out the relativity of the classical system in the economic conditions of England at the close of the xviiith century and the beginning of the xixth century » (Tendencies in American economie thought, Baltimore, 1897, p. 10).
  28. Voyez Roscher, Geschichte der Nationalœkonomik ; — Richard Schüller, Die Wirthschaftspolitik der historischen Schule, 1899.
  29. Karl Ludwig von Haller, Restauration der Staatswissenschaften, 1816.
  30. Adam Müller, Die Elemente der Staatskunst, 1809.
  31. Christian Jacob Kraus, successivement professeur de philosophie, de mathématiques et d’histoire à l’Université de Kœnigsberg, auteur d’une Staatswirthschaft (1808-1811) et de Vermischte Schriften.
  32. Jakob, auteur des Grundsætze der Polizeigesetzgebung et des Grundsætze der Nationalœkonomie (1809).
  33. Lotz, conseiller d’État du duché de Saxe-Cobourg, auteur d’un Handbuch der Staatwissenschaftslehre, Erlangen, 1821.
  34. Auteur de Ansichten der Volkswirthschaft, 1821 ; Grundsætze der Volkswirthschaftspflege, 1828 ; Lehrbuch der politischen Œkonomie, 1826-1832.
  35. Nebenius (1784-1857), ministre du grand-duché de Bade, auteur de Der œffentliche Credit, dargestellt in der Geschichte und der Folgen der Finanzoperationen der grossen europæischen Staaten, et de Der Deutsche Zollverein, sein System und seine Zukunft (1835).
  36. « La valeur naît des besoins de l’homme et de l’utilité des choses. C’est au jugement à découvrir le rapport qui existe entre ces deux éléments… La valeur n’est pas une qualité inhérente aux choses : elle dépend de notre jugement. Nous jugeons que telle chose est plus ou moins propre à tel usage auquel nous voulons l’employer, et c’est cette estime qui constitue la valeur. Donc la valeur n’a d’autre source que l’opinion » (Op. cit., Introduction générale, ch. iv, t. I, pp. 53-54 de l’éd. franç.).
  37. L. III, ch. ii, t. 1, p. 272.
  38. L. III, ch. xi, t. I, p. 354.
  39. L. III, ch. xiii, t. I, pp. 377 et s.
  40. L. III, ch. iv, t. I, pp. 290 et s.
  41. Voir surtout le tome IV de l’édition française.
  42. Préface, t. I, p. xi.