Histoire des doctrines économiques/2-3-2

II

VON THÜNEN

En Allemagne, l’esprit le plus original de cette période, c’est sans contredit l’agronome prussien von Thünen (1780-1851), célèbre par sa théorie de « l’État isolé » et par sa thèse, presque nouvelle alors, du rapport entre les salaires et la productivité du travail.

Grand propriétaire foncier à Tellow, en Poméranie, Thünen se demande s’il y a des principes généraux qui puissent conduire un cultivateur à faire les plus grands profits. C’est à cette question qu’il répond dans son livre fameux de l’État isolé[1], paru, pour la première partie au moins, en 1826.

Thünen suppose d’abord une vaste plaine, uniforme et identique à elle-même en toutes ses parties, et ne possédant ni canaux, ni rivières navigables qui puissent en différencier les diverses régions par des facilités inégales de communication. Au milieu est une grande ville, et il n’y en a pas d’autre dans tout le pays : le pays lui-même, isolé par définition, n’entretient aucun rapport avec le reste du monde. Cette supposition bizarre ne se fût jamais présentée à l’esprit d’un Anglais : mais elle est moins absurde dans le cerveau d’un Poméranien, qui ne conçoit rien autre que la plaine uniforme qui va de Magdebourg à Kœnigsberg et des monts Karpates jusqu’à la Baltique. Toutefois, ce qui est plus étonnant, c’est qu’une hypothèse aussi chimérique ait amené d’intéressantes déductions.

Dans cet État imaginaire, c’est la ville qui doit fournir tous les produits manufacturés ; ce sont les campagnes qui doivent donner, sans aucun appoint de l’étranger, toutes les denrées alimentaires. Tout autour de la ville se dessinent des zones concentriques affectées à des produits spéciaux.

La première zone est réservée à ceux dont la conservation est impossible, comme le lait et les légumes frais, et à ceux qui, étant encombrants comme les fourrages, se prêtent mal aux transports ; la deuxième est la zone de la culture forestière, parce que le bois, plus facile à conserver que le fourrage, est presque aussi difficile à transporter ; la troisième est celle de la culture continue par assolement régulier entre les céréales et les autres récoltes ; la quatrième est celle de la culture pastorale ; la cinquième est celle de la culture alternative (ou triennale), peu intensive et dépourvue d’engrais ; la sixième repose sur l’industrie du bétail avec transport des cuirs et des laines (comme font aujourd’hui les lointaines régions de l’Australie et de la Plata)[2].

Bien plus, dans chaque domaine, en admettant que les bâtiments d’exploitation soient au centre, on peut observer des zones concentriques analogues ; et ici l’observation de Thünen est d’une frappante exactitude pour quiconque regarde un domaine isolé placé dans une situation quelque peu semblable. La maison y est entourée du jardin et des menues récoltes exigeant le plus de soins journaliers ; viennent un peu plus loin des terres à culture continue, situées à une distance moyenne, mais assez faible encore pour que les engrais y soient transportés commodément ; enfin, tout aux limites de la propriété, se trouve une ceinture extrême de bois pour le chauffage domestique et de terres laissées fréquemment en jachère.

Telle est la théorie qui a fait connaître Von Thünen.

La seconde partie de l’État isolé est consacrée au salaire naturel et à ses rapports, soit avec le loyer des capitaux, soit avec la rente de la terre. Thünen se demande avec inquiétude « si le bas salaire que le manœuvre reçoit presque partout, est conforme à la nature, ou bien s’il provient d’une usurpation à laquelle l’ouvrier ne peut plus se soustraire ». Cette partie de l’œuvre de Thünen ne parut qu’en 1850. Mais il y avait plus de vingt ans qu’il en assemblait et en revisait sans cesse les matériaux, puisque dès 1830 il écrivait à son frère toute la joie qu’il avait éprouvée en se démontrant à lui-même la fausseté de la prétendue loi du salaire nécessaire, « une de ces lois, disait-il, qui légitiment toutes les duretés et qui, en démontrant l’impossibilité du progrès, dispensent tout le monde de le poursuivre[3] ». Et il constatait que le salaire a une double base : l’une qui se déduit des besoins de l’ouvrier, parce que la population ouvrière ne pourrait ni vivre, ni se renouveler, s’il n’y était pas pourvu, ainsi que l’avait déjà remarqué Adam Smith[4] ; l’autre, qui se déduit du gain que l’ouvrier procure au patron, c’est-à-dire de la productivité du travail. Il est vrai que Thünen demande à l’ouvrier de ne se marier qu’avec le sentiment de la responsabilité qu’il assume et du progrès auquel il doit faire monter ses enfants[5].

De là, quoi qu’il en soit, sont venues, chez Thünen, deux formules restées fameuses l’une et l’autre.

D’après la première de ces formules, « le salaire est égal au surcroît de produit fourni dans une grande exploitation par l’ouvrier placé le dernier », parce que, suivant l’expression de M. Block, « on ne peut pas augmenter indéfiniment le nombre des ouvriers qu’on met à une besogne, sans qu’il y ait un moment où le produit ne vaudrait pas le salaire qu’il a coûté[6] ». Dans un champ de pommes de terre, par exemple, pour faire enlever en un jour les tubercules contenus dans un morgen, on emploie cinq ouvriers, qui en enlèvent 80 hectolitres, mais qui en laissent quelque peu. Si on employait six ouvriers, ils en enlèveraient 86 hectolitres dans leur journée : donc le dernier ouvrier placé donnerait un surcroît de rendement égal à la valeur de 6 hectolitres. Théoriquement, ce dernier ouvrier placé ne peut être payé ni plus ni beaucoup moins que la valeur de ces 6 hectolitres ; car, si on devait le payer plus, on ne le prendrait pas, et si on devait le payer sensiblement moins, on en prendrait un septième dont le rendement de travail payerait encore le salaire. Or, tous les ouvriers seront payés également entre eux, sur la base du rendement du dernier, de même que les blés des terres les meilleures ou les plus rapprochées se vendent d’après les prix les plus bas avec lesquels les terres éloignées ou maigres peuvent encore être cultivées en céréales. Le lien entre la théorie de Thünen et celle de Ricardo est donc des plus frappants.

D’après la seconde formule, le salaire est une moyenne proportionnelle entre les besoins de l’ouvrier, au dessous desquels il ne peut jamais descendre d’une manière normale et prolongée, et la productivité du travail, qu’il ne saurait pas davantage dépasser. De là l’expression , en appelant le salaire, l’alimentation et la productivité. Thünen tenait tellement à cette formule qu’il voulait qu’elle fût gravée sur sa tombe. Elle reste malheureusement d’une exactitude fort hypothétique, parce que ni le strict nécessaire, ni la productivité moyenne et constante du travail ne sont des quantités susceptibles d’être déterminées arithmétiquement.

Thünen, quand il traite du salaire, doit être rattaché à l’école mathématique. On a essayé aussi de voir en lui un des précurseurs intellectuels, mais involontaires, du socialisme scientifique en Allemagne[7]. Thünen, il est vrai, après en avoir eu dès longtemps la pensée, associa spontanément, en 1848, les villageois de Tellow aux résultats de son exploitation ; mais il n’est point exact qu’il ait posé le principe d’une participation de l’ouvrier aux gains du capital. Quant à l’autorité que son système a exercée, elle est demeurée assez faible : ni Rau[8], ni Roscher[9], ni Mangoldt[10] n’ont cru que la tentative de Thünen pour formuler une loi générale du salaire eût abouti à un énoncé d’une vérité générale ou au moins suffisamment approximative.

  1. Der isolirte Staat, in Beziehung auf Landwirthschaft und Nationalœkonomie. — La première partie (Untersuchungen über den Einfluss, den die Getreidepreise, der Reichthum des Bodens und die Abgaben auf den Ackerbau ausüben) a été traduite en français en 1851 sous ce titre : Recherches sur l’influence que le prix des grains, la richesse du sol et les impôts exercent sur les systèmes de culture. La seconde partie (Der naturgemæsse Arbeitslohn und dessen Verhæltniss zum Zinsfuss und zur Landrente) n’a été traduite qu’à moitié, sous le titre Le salaire naturel et son rapport au taux de l’intérêt (1857).
  2. Au point de vue de la culture intensive et du transport des engrais, il y a quelque chose de semblable dans Boisguilbert, Traité des grains, IIe partie, ch. vi (édition Guillaumin, p. 350).
  3. Lettre du 7 nov. 1830, citée par Schuhmacher (Ueber Thünen’s Gesetz vom naturgemæssen Arbeitslohne und die Bedeutung dieses Gesetzes fur die Wirklichkeit, 1869, pp. 3-5).
  4. Richesse des nations, 1. I, ch. viii, t. I, p. 88.
  5. Lettre du 7 novembre 1830.
  6. Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, lre édit., t. II, p. 262.
  7. Étudier à ce propos Andler, Origines du socialisme d’État en Allemagne, 1897, et particulièrement 1. III, ch, iv, § i, hérissé des formules algébriques de Thünen.
  8. Rau, Grundsætze der Volkswirthschaftslehre, 1860, § 200.
  9. Roscher, System der Volkswirthschaftslehre, 1874, §§ 173, 183.
  10. Mangoldt, Grundriss der Volkswirthschaftslehre, 1863, pp. 160-164.