Histoire des doctrines économiques/2-2-5

V

RICARDO

David Ricardo naquit à Londres en 1772, d’un juif hollandais qui s’y était établi courtier de change (broker). À l’âge de vingt ans, il passa à l’Église anglicane, ce qui le brouilla avec sa famille. L’année suivante, en 1799, la lecture des ouvrages d’Adam Smith, qu’il fit accidentellement aux eaux de Bath, lui révéla l’économie politique et le détacha des études de physique et de chimie, auxquelles il s’était adonné jusqu’alors. À dater de ce moment, il partage son temps entre les opérations de change et de commerce et les spéculations économiques. Possesseur d’une immense fortune, qui était due tout entière à son travail et qu’on n’évaluait pas à moins d’une quarantaine de millions, il est élu, en 1819, membre de la Chambre des communes, puis il meurt prématurément en 1823, emporté en quelques jours par un abcès au cerveau.

Ricardo débute en 1809 par un opuscule intitulé : Le haut prix des lingots est une preuve de la dépréciation des billets de banque[1]. On sait que la Banque d’Angleterre était alors sous le régime du cours forcé depuis 1797. Il y avait eu des émissions exagérées de billets, et le métal (or et argent jusqu’en 1816) faisait prime sur le billet. L’écart, qui en 1808 encore n’avait été que de 2%, était monté à 14 % en 1809, en attendant qu’il atteignît jusqu’à 30 % en 1813. Dans ces conditions là, le change avec la France et l’Europe ne pouvait être que très défavorable.

Le mémoire de Ricardo provoqua des objections : il y répliqua, en 1811, par sa Réponse aux observations de M. Bosanquet. En 1815, dans ses Propositions pour une circulation monétaire économique et sûre, il concluait en faveur de l’échange libre des billets de la Banque d’Angleterre, non pas contre de l’or monnayé, mais contre des lingots d’or, Ce qui, tout en supprimant le cours forcé des billets, aurait donné la certitude que le public n’eût pas abusé de leur convertibilité[2].

Son œuvre capitale — Principes de l’économie politique et de l’impôt — parut en 1817.

Dans les dernières années de sa vie, nous avons encore à signaler de lui un Essai sur le système de dettes consolidées et sur l'amortissement (1819) — attaque contre les caisses d’amortissement du système Walpole[3] — et diverses publications relatives à l’agriculture. L’Essai sur l’influence du bas prix des blés sur les profits du capital et l’opuscule De la protection accordée à l’agriculture nous montrent Ricardo partisan d’une atténuation des droits sur les blés étrangers : il était convaincu que l’abaissement du prix du blé devait se traduire par une baisse corrélative des salaires ouvriers, et que l’adoucissement des cornlaws devait donner une plus grande fixité aux cours des céréales. Quand la mort le surprit, il venait d’ébaucher le Plan d’une banque nationale, qui fut publié seulement après lui. Ricardo y demandait que l’État, par l’organe d’une commission parlementaire, eût l’émission des billets, tandis qu’une banque d’actionnaires aurait gardé les opérations d’escompte. On peut trouver dans ce programme le principe du bank-charter-act de 1844, qui divisa, comme l’on sait, la Banque d’Angleterre en issue-department et banking-department[4], mais sans confier à l’État l’émission du billet.

Malgré leur titre un peu prétentieux, les Principes de l’économie politique et de l’impôt sont une œuvre incomplète, sans plan d’ensemble et sans visées didactiques. Au surplus Ricardo n’a jamais voulu enseigner, comme Say avait voulu faire. Le titre de l’ouvrage est à lui seul assez défectueux. Pourquoi parler expressément des impôts ? S’ils vont être envisagés au point de vue de l’économie politique, c’est dans le titre une addition, non seulement inutile mais susceptible d’engendrer des confusions ; et s’ils doivent être étudiés à un autre point de vue, l’unité du sujet en doit être, dans le fond, complètement détruite. On a cherché, il est vrai, à expliquer ce plan en faisant ressortir que Ricardo s’était proposé, non point comme Adam Smith ou comme Say, de faire une œuvre didactique, se suffisant à elle-même, mais bien tout simplement de développer certaines idées nouvelles et différentes qui n’avaient pas trouvé place dans des travaux antérieurs.

Le volume renferme trente-deux chapitres. Les sept premiers ( « de la valeur ; de la rente de la terre ; du profit foncier des mines ; du prix naturel et du prix courant ;des salaires ; des profits ; du commerce extérieur » ) sont de beaucoup les plus importants. Viennent ensuite onze chapitres consacrés aux impôts. Enfin les quatorze derniers reviennent, soit à des matières déjà traitées, soit à des sujets qui, distincts en un certain sens, n’auraient pas dû cependant être détachés de celles-ci. Par exemple l’on ne comprend guère que le chapitre xix, « des changements soudains dans les voies du commerce », ne suive pas le chapitre du commerce extérieur ou bien celui des profits.

Les théories les plus fameuses de Ricardo sont forcément étudiées dans tous les cours d’économie politique.

Pour ce motif, nous ne voulons pas revenir sur sa théorie de la valeur basée sur le travail que la richesse a exigé ou aurait dû exiger pour être produite[5] — théorie que Ricardo lui-même restreignait à « celles des marchandises dont la quantité peut s’accroître par l’industrie de l’homme, dont la production est encouragée parla concurrence et n’est contrariée par aucune entrave[6] ». — Or, Ricardo, en faisant de semblables réserves, ne violait-il pas cette règle de logique, que toute définition est dans l’alternative d’être adéquate à l’objet ou bien d’être fausse ?

Nous reviendrons moins encore sur la théorie de la rente différentielle, qui aurait suffi à elle seule pour immortaliser son nom[7]. On connaît trop la définition de la rente — cette part du revenu du propriétaire foncier qui n’est pas causée par les capitaux incorporés au sol (défrichements, constructions rurales, etc.), et qui, par conséquent, est le produit propre et direct du sol lui-même ; — on connaît trop bien aussi les trois situations qui l’engendrent : 1° l’inégalité de fertilité ; 2° l’inégalité de proximité ; 3° l’inégalité de rendement des capitaux additionnels. Avec ce dernier cas toutefois, Ricardo ouvrait une brèche par où tout son système pouvait crouler ; car c’était admettre qu’en ce cas là au moins certaines, tranches de revenus de capitaux pouvaient constituer de la rente et que par conséquent la rente n’était pas uniquement et essentiellement du revenu de la terre. Il a eu également le tort de poser en principe, sans aucun essai de démonstration, l’égalité nécessaire du rendement de tous les capitaux en un certain lieu et un certain temps, quelles que fussent les dates ou les formes de leur incorporation.

Ailleurs nous avons discuté très longuement ces questions. Nos conclusions ont été : 1° que la rente différentielle n’est que le phénomène de l’inégalité de rendement des capitaux incorporés à la terre et que d’ailleurs des phénomènes analogues d’inégalité se rencontrent dans les rendements de tous les capitaux fixes incorporés à des dates différentes ; 2° que les pronostics de Ricardo sur la plus-value des terres et sur la hausse de la rente — autrement dit l’unearned increment, (ou accroissement non gagné, causé par le seul fait de l’augmentation de la population entraînant l’augmentation du prix des denrées — ne se sont pas vérifiés après lui, surtout depuis le déclin de l’agriculture ;

3° que la rente absolue ne doit pas être distincte du loyer des capitaux affectés à l’agriculture et que, par conséquent, la rente ne doit pas être comprise — comme le loyer ou intérêt, le salaire et le profit — parmi les titres ou parties prenantes de la répartition.

Cependant Ricardo, qui s’est approprié le concept de la rente différentielle par les développements qu’il lui a donnés, n’était pas le premier à en avoir eu l’intuition. Sans parler de Malthus, qui avait publié en 1815 ses Recherches sur la nature et les progrès de la rente, Ricardo était précédé depuis bien plus longtemps par James Anderson, qui avait énoncé cette théorie dès 1777, dans An inquiry into the nature of cornlaws, et qui l’avait reprise et approfondie, en 1802, dans sa revue mensuelle intitulée Recreations in agriculture, natural history, arts and miscellaneous literature[8]. M. Claudio Jannet a également relevé que l’historien arabe Ibn-Khaldoun avait déjà noté, au xive siècle, le phénomène de renchérissement progressif des terres, lorsqu’une population, comme alors les Maures d’Andalousie, se sent de plus en plus pressée sur un espace restreint[9].

Grâce au socialiste Lassalle, qui a prétendu trouver la loi d’airain dans Adam Smith, Say, Malthus et Ricardo, la formule du « salaire naturel » donnée par ce dernier, n’est pas moins célèbre, ainsi que les divergences que ce salaire naturel peut présenter avec le « prix courant du travail[10] ». Mais dans le fond Ricardo n’est pas aussi pessimiste qu’on le pourrait croire à première vue. Comme les conditions sociales sont susceptibles d’amélioration et que les capitaux peuvent augmenter, il ne désespère pas d’une hausse du prix courant des salaires. Ce qui est plus vrai, c’est que Ricardo, qui partageait les inquiétudes de Malthus sur la surpopulation et qui n’était pas moins que lui un adversaire des poor-laws, considérait comme un malheur pour les classes pauvres la fécondité naturelle dont elles ne parvenaient pas à se dépouiller[11]. Mais comment n’eût-il pas été amené à s’effrayer pour elles de cette perspective, lui qui basait toute sa théorie économique sur la loi du rendement non proportionnel de l’agriculture et sur une cherté croissante des denrées alimentaires, cherté qui devait fournir aux propriétaires du sol une rente foncière appelée à croître, elle aussi, sans limites ?

Le monde scientifique doit à Ricardo une formule d’une bien autre portée que celle de la rente. C’est la théorie de la valeur internationale ou coût relatif de production, qui conduit à toute une théorie fort ingénieuse sur le libre-échange entre les peuples et surtout à une conception toute nouvelle du rôle de la monnaie et de l’équilibre naturel des existences monétaires selon les besoins des nations. Ces théories, toutefois, furent seulement, soit ébauchées, soit brièvement exprimées par Ricardo, avant qu’elles fussent développées par Stuart Mill et par Cairnes : elles furent d’ailleurs incomprises ou ignorées en France. Nous en ajournons quelque peu l’étude pour y consacrer plus loin un chapitre spécial[12].

L’œuvre de Ricardo est avant tout métaphysique. Il raisonne toujours d’une manière abstraite ; lors même qu’il discute des hypothèses, il le fait comme un mathématicien qui examinerait l’une après l’autre les différentes valeurs que peut prendre une expression. Ce n’est point dans la statistique et dans l’observation directe des phénomènes concrets de l’histoire qu’il aime à trouver ses arguments ou ses exemples[13].

Mais, sous cet aspect, il possède bien à un degré remarquable les qualités du philosophe, et ce n’est pas sans motif que la théorie de la rente foncière lui a laissé, selon l’expression de M. Paul Leroy-Beaulieu, « l’immortalité et le renom d’une des plus fortes têtes dont puisse se glorifier l’économie politique[14] ». Bien tombé maintenant, son prestige a été longtemps indiscuté, et il a régné pendant un grand demi-siècle sur toute une école qui devait cependant compter des hommes aussi indépendants et aussi raisonneurs que Stuart Mill allait être.

Trop souvent aussi Ricardo procède par affirmations tranchantes que rien ne justifie. Je n’en veux plus donner qu’une preuve et je la prends dans sa théorie des causes de l’accroissement des profits (on sait que chez lui « profit » signifie conjointement « loyer de capital » et « profit d’entrepreneur » ). Il ne voit pour les profits qu’une cause de hausse ou de baisse : c’est la baisse ou la hausse des salaires, lesquelles sont elles-mêmes limitées ou commandées par le prix minimum des subsistances de l’ouvrier[15].

Rien de plus attristant et de plus sombre que cette formule, parce qu’elle affirme comme un dogme scientifique l’antagonisme fatal du patron et de l’ouvrier, dont l’un ne saurait jamais guigner qu’aux dépens de l’autre. Mais rien aussi n’est plus inexact, et Ricardo, outre le grand tort de n’avoir pas développé les conséquences de la productivité du travail, a accentué ici son tort bien plus grave de se laisser entraîner à un aride pessimisme dont il ne trouvait cependant les éléments ni dans Smith, ni dans J.-B. Say. Peut-être tenait-il ses regards trop obstinément fixés sur l’Angleterre d’alors ; et l’on peut croire que, ne soupçonnant et n’étudiant rien en dehors de son pays et de son temps, il n’a suffisamment pénétré ni la complexité, ni la succession des phénomènes.

  1. The high price of bullion, a proof of the depreciation of the banknotes. On peut citer dans le même sens et de la même période les lettres de Cobbelt, Paper against Gold.
  2. Parlant de cette proposition de Ricardo de déclarer les billets « convertibles, non en espèces, mais en lingots de poids et de pureté étalonnés », M. Espinas (Histoire des doctrines économiques, p. 297) affirme que « c’est le système employé de nos jours pour la garantie des billets de la Banque de France ». Il y a erreur : jamais ils n’ont été convertibles en lingots ; quant à la garantie — chose absolument différente de la convertibilité à laquelle songeait Ricardo — ni la loi de 1857, ni aucune de celles qui depuis lors ont élevé la limite de la circulation, n’ont exigé la couverture métallique. M. Espinas, professeur à la Faculté dès lettres, est insuffisamment au courant des questions de finances et de droit.
  3. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 747.
  4. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 345 et s.
  5. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 33.
  6. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. i, sect. i.
  7. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 486 et s.
  8. Recreations, t. IV, pp. 401-428. — Il y eut un grand nombre d’Anderson qui se firent un nom : on en connaît au moins quatre avec le prénom de James comme celui-ci. Celui qui nous occupe (1740-1808) est un Écossais qui géra successivement deux fermes très importantes, l’une près d’Edimbourg, dans le Midlothian, l’autre dans le comté d’Aberdeen. Il se retira à Edimbourg en 1783, puis à Londres, où il fonda et fit paraître, de 1799 à 1802, la revue intitulée Recreations. — Certain chapitre de Boisguilbert (Traité des grains, IIe partie, ch. iv) ferait déjà songer à la théorie de la rente différentielle. Il n’a manqué à Boisguilbert que de creuser à fond l’idée qu’il émettait incidemment.
  9. Claudio Jannet, Capital, spéculation et finance au xixe siècle, p. 117.
  10. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. v. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 521-522 ; — Maurice Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1re éd., t. II, pp. 266 et 298.
  11. « C’est une vérité incontestable que l’aisance et le bien-être des pauvres ne sauraient être assurés, à moins qu’ils ne cherchent eux-mêmes ou que la législation ne les conduise à diminuer la fréquence des mariages entre les individus jeunes et imprévoyants. Le système de la législation sur les pauvres a agi dans un sens tout à fait opposé. Il a rendu toute contrainte superflue : et l’on a séduit la jeunesse imprudente en lui offrant une portion des récompenses dues à la prévoyance et à l’industrie » (Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. v, tr. fr., p. 73).
  12. Infra, ch. vi.
  13. On soupçonne sans peine ce caractère particulier de son esprit, quand on lui entend dire que, « dans le but d’être plus clair », il a « considéré l'argent ou la monnaie, comme invariable dans sa valeur et par conséquent toute variation de prix comme l’effet d’un changement dans la valeur de la marchandise seulement » (Op. cit., ch. vi, p. 75). Et que deviendrait le raisonnement si cette hypothèse était fausse ?
  14. Essai sur la répartition des richesses, 1re édition, p. 80.
  15. « Dans tout le cours de cet ouvrage, j’ai cherché à prouver que le taux des profits ne peut jamais hausser qu’en raison d’une baisse des salaires, et que cette baisse ne peut être permanente que tant qu’il y aura une diminution dans le prix des denrées que l’ouvrier achète avec ses gages… Le taux des profits n’augmente jamais par une meilleure distribution du travail, ni par l’invention des machines, l’établissement des routes et des canaux ou par tout autre moyen d’abréger le travail, soit dans la fabrication, soit dans le transport des marchandises. Toutes ces causes influent sur les prix et sont toujours très avantageuses au consommateur… ; mais elles n’exercent aucune influence sur les profits. D’un autre côté, toute diminution dans les salaires dès ouvriers accroît les profits, mais ne produit aucun effet sur le prix des choses » (Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. vii, tr. fr., pp. 93-94). — Il ne s’agit que des salaires réels (voyez un peu plus loin, au même chapitre, p. 103). — Stuart Mill admet également que l’abaissement de valeur des denrées usuellement consommées par les ouvriers hausse les profits (Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 4, t. II, p. 114).