Histoire des doctrines économiques/1-2-4

IV

LA PRODUCTIVITÉ DU CAPITAL ET LE PRÊT À INTÉRÊT

Les scolastiques ne dégagent pas ex professo le concept du capital. S’il y a vraiment là une catégorie économique, contemporaine pour ainsi dire du premier homme et du premier effort qu’il fit en vue de satisfaire ses besoins, il n’en est pas moins vrai que l’idée n’en fut isolée que beaucoup plus tard, et que c’est avec Adam Smith seulement qu’elle apparaît en pleine lumière.

Bien plus, le capital existait-il au moyen âge ? Oui, si on donne à ce mot le sens que les économistes « orthodoxes » ont consacré. Mais au dire de l’école historique, « de toutes les définitions économiques, c’est là une des plus irréelles et des plus fantaisistes[1] », et le capital n’aurait pas même existé. Nous reviendrons plus tard, avec Rodbertus et Lassalle, sur leur notion du capital considéré comme une catégorie historique, notion mille fois plus fantaisiste que toutes celles qu’il leur plaît de reprocher aux économistes proprement dits.

Quoi qu’il en soit, sans employer le mot « capital », l’Église et la théologie catholique ont toujours reconnu le droit du propriétaire à se faire donner une prestation périodique pour la jouissance, soit du capital, soit tout simplement de l’objet de consommation dont il se dessaisit et qui doit lui être rendu in specie, c’est-à-dire identiquement le même. C’est le contrat de louage, locatio conductio : la merces n’a jamais été déclarée illégitime. Jamais non plus l’Église n’a contesté que les terres dussent donner un légitime revenu à ceux qui les faisaient cultiver, soit par des esclaves, soit plus tard par des serfs et des colons. Le régime du précaire était pratiqué, soit pour les propriétés de l’Église, soit pour celles des laïques, sans soulever de discussions. Toute l’économie rurale du moyen âge reposé sur ces principes, combinés, il est vrai, avec celui des jouissances communautaires là où il en existait. Les monastères tiraient d’importants revenus de l’amodiation de leurs terres, comme le polyptyque d’Irminon, au commencement du IXe siècle, en témoigne pour l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Les maisons urbaines étaient aussi l’objet de contrats de louage, que l’on tenait pour réguliers et licites[2].

C’était seulement en matière de capital argent — ou plus exactement même en matière de prêt à intérêt — que la productivité du capital était contestée et niée. Ici les scolastiques se retrouvaient les disciples étroits d’Aristote : Philosophus dicit, répétait saint Thomas, et il condamnait tout intérêt du mutuum au nom même du droit naturel : Usuraria acquisitio pecuniarum est maxime PRAETER NATURAM[3].

Était-ce donc, avons-nous déjà dit, que les scolastiques n’eussent pas, pour ainsi dire malgré eux, l’intuition de la productivité du capital argent ?

Nous croyons que cette vue ne manquait pas aux théologiens du XIIIe siècle, et nous n’en voulons pour preuve que le célèbre passage de la Somme théologique où saint Thomas, en condamnant le prêt à intérêt, absout et justifie cependant la commandite. Le motif qu’il en donne, c’est que dans le cas de commandite l’argent demeure la propriété du commanditaire[4] : proposition qui serait un véritable non-sens si l’on s’obstinait à l’entendre de la matérialité des écus au lieu de l’entendre de leur productivité économique ; proposition qui, par conséquent, a le mérite, malgré l’inexactitude juridique de ses termes, de nous faire voir que saint Thomas soupçonne malgré lui une puissance de capital véritablement distincte de cette matérialité. Il y a plus : dès l’an 1206, le pape Innocent III, dans une lettre à l’archevêque de Gênes sur la question du douaire, avait fait expressément remarquer que le douaire des veuves devait dans certains cas être confié à un marchand, afin que des gains honnêtes pussent fournir un revenu[5].

Il y a donc une contradiction au moins apparente entre le principe de la productivité du capital et le principe de la gratuité essentielle que le droit naturel lui-même, à ce que l’on dit, imposerait au mutuum[6]. Cette apparente contradiction n’a pas échappé aux chrétiens sociaux de la fin du XIXe siècle[7] ; et M. Rudolf Meyer, un des plus avancés d’entre eux, n’a pas craint d’affirmer que reconnaître la productivité du capital terre ou celle du capital instrument, c’est se condamner à reconnaître tôt ou tard la productivité du capital argent ; d’où il suit, à l’en croire, que l’Église, ayant commis la faute de ne pas nier jadis que la terre pût être un élément de revenu pour le propriétaire non cultivateur, devait forcément, après une résistance plus ou moins longue, s’avouer vaincue même dans sa lutte contre le prêt à intérêt[8].

Des socialistes qui n’ont rien de chrétien — Anton Menger par exemple — ont professé la même opinion. « Il n’y a pas la moindre raison, a-t-il dit, pour attaquer au point de vue moral et religieux le prêt à intérêt et l’usure plutôt que les autres formes du revenu sans travail et leurs abus. Si l’on conteste la légitimité du prêt à intérêt, on doit également repousser comme inadmissibles les autres formes de profit du capital et la rente foncière, et notamment les formes féodales du moyen âge… Ce n’eût été qu’une conséquence logique du point de vue où s’était placée l’Église, si elle s’était prononcée en général contre le revenu sans travail ; et la célèbre sentence de l’apôtre Paul, « celui qui ne travaille pas ne doit pas manger » (II Thess., III, 10), lui aurait même permis de s’appuyer sur la Bible[9]. »

Au reste, le rapport entre le loyer du capital terre, qui était permis, et le loyer du capital argent, qui ne l’était pas, n’avait pas échappé aux scolastiques. Le Corpus juris canonici en avait emprunté déjà un aperçu à saint Jean Chrysostôme[10] : toutefois celui-ci, au lieu de résoudre la difficulté, la tranchait assez brutalement, à ce qu’il semble, en se refusant à voir que la monnaie, instrument d’échange, pût être jamais un instrument de production, c’est-à-dire un capital.

Mais ici l’argumentation par trop brève d’Aristote était trouvée insuffisante par l’École, et les théologiens s’évertuaient à la renforcer.

Comment s’y prenaient-ils ?

Il y a des choses, disaient-ils, dont on ne peut user qu’en les consommant — ce sont les choses fongibles du droit romain ; — puis il y a les choses qui survivent à l’usage qu’on en fait. Ces dernières admettent deux sortes de contrat : la vente, qui implique un pretium, et le louage, qui implique une merces. C’est aux parties à opter entre l’un et l’autre contrats. Mais il n’en est pas de même des choses fongibles comme l’argent : celui qui les emprunte ne peut en faire aucun usage utile, s’il ne les consomme pas ; donc l’analogue du contrat de louage ne peut pas exister pour l’argent ; il ne peut y avoir pour lui que l’analogue du contrat de vente, c’est-à-dire le mutuum. Ainsi la restitution d’une somme égale à la somme empruntée éteint toute espèce de droit à laquelle le prêteur aurait voulu prétendre ; ayant touché l’équivalent d’un pretium, il ne saurait prétendre toucher en outré l’équivalent d’une merces. Pour une prestation unique et indivisible, deux paiements distincts, l’un du capital et l’autre des intérêts, constitueraient un double emploi et partant une injustice[11].

Telle est la thèse de saint Thomas, qui la développe en opposant le mutuum à une location de maison ; ce qui, soit dit en passant, ne démontre point qu’il ait bien saisi, soit la théorie du capital proprement dit, c’est-à-dire social ou productif, soit aussi la puissance de l’argument qu’il essaie d’écarter, puisque la maison — capital lucratif ou privé — est précisément quelque chose d’improductif en soi[12]. C’était au prêt d’un fonds de terre qu’il aurait fallu penser.

En tout cas, le raisonnement de saint Thomas ne fut jamais oublié. Il est encore admis au XVIIIe siècle par le jurisconsulte Pothier dans son Contrat des prêts de consomption[13], et il est celui que Turgot combat dans son Mémoire sur les prêts d’argent[14].

On aurait pu objecter qu’une somme future n’est pas égale à la somme présente dont le prêteur s’est privé. Mais entre elles il n’y a que l’intervalle du temps, et les scolastiques n’admettaient pas qu’on pût vendre le temps, parce qu’il appartient à Dieu[15].

Saint Thomas, fidèle en tout à sa thèse de la gratuité du crédit, n’admettait pas non plus qu’on pût vendre plus cher sous la condition d’un paiement différé, ni se faire vendre en dessous du juste prix sous la condition d’un paiement anticipé[16]. Il était, en effet, très logique de condamner l’escompte au même titre et de la même façon que l’intérêt.

Mais il serait imprudent de juger de ces règles sans se reporter au temps où elles étaient données.

En fait, avec un marché très étroit, sans outillage puissant et sans industrie active, alors que les grandes entreprises se réduisaient à la construction des églises et des forteresses féodales, les emplois productifs de l’argent faisaient défaut. Il n’y avait guère place, au moins au XIIe siècle et presque encore au XIIIe, que pour les prêts à la consommation. C’était un baron, par exemple, qui empruntait pour aller à la croisade, ou bien un monastère pour faire bâtir une église. En dehors de ces cas là ou bien en dehors des cités italiennes et allemandes qui naissaient au commerce, il n’y avait d’occasions que pour le prêt à la petite semaine, si facilement usuraire et si fermement condamné par l’Église. La fixité de la propriété féodale et l’immobilité générale des conditions réduisaient même ce que nous appelons aujourd’hui les emplois en immeubles. Les commandites, mentionnées et recommandées dès 1206 par le pape Innocent III dans sa lettre à l’archevêque de Gênes, ne pouvaient être que des exceptions, surtout en dehors des cités commerciales de l’Italie. Il faut descendre au XIVe et surtout au XVe siècle pour que la prohibition constitue vraiment une gêne pour les entreprises de production. En attendant, les conciles de Latran, en 1179, sous le pape Alexandre III, de Lyon, en 1274, sous le pape Grégoire X, et de Vienne, en 1311, sous Clément V, obtenaient sur ce point la conformité des lois religieuses et des lois civiles, au moment où l’étude du droit romain, renouvelée par Irnerius et les glossateurs, aurait tenté d’introduire le principe de liberté que ceux-ci retrouvaient dans la législation justinienne[17].

Toutefois déjà, même au XIIIe siècle, la thèse de la gratuité du mutuum n’allait point sans contradictions et sans difficultés. Albert le Grand, dans sa République, concédait déjà que « si l’usure est contre la perfection des lois chrétiennes, au moins n’est-elle pas contre les intérêts civils[18] » ; et François de Mayronis commence à montrer le vice du fameux argument d’Aristote sur l’improductivité de l’argent. « Il n’apparaît pas, dit-il, que l’usure soit illicite en droit naturel. L’argent, objecte-t-on, est stérile, et c’est pourquoi il ne doit pas produire de fruits en sorte que l’on reçoive plus que l’on n’a prêté. Je réponds qu’au point de vue politique l’usage des choses s’apprécie par l’utilité dont elles sont dans l’État. Les choses ne sont ni stériles, ni fécondes en elles-mêmes, mais selon l’usage qu’on peut ou non en faire ; or, l’argent a des utilités multiples[19]. »

La licéité du contrat de rente, d’abord contestée par Henri de Gand, au XIIIe siècle, puis finalement admise et même imposée par le Saint Siège, au moins quand les rentes étaient rachetables, quand elles ne rapportaient pas plus de 10 % et quand le capital fourni servait à l’amélioration de bona stabilia et frugifera sur lesquels elles étaient constituées, porta le plus rude coup au principe sur lequel on fondait la gratuité du prêt[20].

Bientôt, et tout naturellement d’abord en Italie, où le commerce était plus florissant et où, par conséquent, les entraves législatives étaient plus pénibles, à supporter, on vit l’idée de la productivité de l’argent s’implanter graduellement dans les esprits. Je n’en veux que deux preuves : ce sont deux textes, l’un de saint Antonin de Florence, qui reconnaît que, si l’argent est stérile par lui-même, il n’en est pas moins au pouvoir des marchands de le rendre fécond[21] ; l’autre de saint Bernardin de Sienne, qui lui reconnaît une seminalis ratio lucrosi et qui inaugure pour lui le mot capitale[22].

En même temps s’ébauchait lentement la théorie des titres extrinsèques. Le prêteur ne pouvait jamais toucher une usura, mais on lui permettait de toucher un dédommagement, quantum ejus intererat, d’où le mot « intérêt », intéresse. C’est par ce détour que la règle allait être tournée d’abord et plus tard détruite.

On commença par le damnum emergens, et saint Thomas lui-même ne faisait pas difficulté de l’admettre[23]. Le damnum emergens, c’était tout naturellement d’abord le retard dans le remboursement de la dette, quand le prêteur en souffrait un dommage, comme celui de ne pas pouvoir payer ce qu’il devait lui-même[24].

On continua par le lucrum cessans, que saint Thomas admettait bien après coup, mais pour lequel il se refusait à laisser insérer d’avance une clause ferme d’intérêts dans les conventions[25].

Bien plus, on permet à l’Etat d’autoriser les prêts à intérêt, non pas sans doute que l’intérêt puisse être touché en conscience à la simple condition que la loi civile l’ait autorisé[26], mais en ce sens que l’Etat puisse se désintéresser de cette violation des lois et même promettre d’avance d’y être indifférent. Il est à remarquer que saint Thomas, ici, renonce forcément à contester l’utilité sociale du prêt à intérêt, puisqu’il explique avec elle la nécessité des tolérances accordées par les lois civiles, ne impedirentur, dit-il, utilitates multorum[27].

On sait que les souverains du moyen âge ne se faisaient as faute de vendre la permission de prêter à intérêt[28].

On donnait deux motifs de cette licence : 1° que l’État peut bien permettre les péchés, qu’il ne lui est pas possible d’empêcher[29] ; 2° que le paiement des intérêts par l’emprunteur peut bien être exempt de péché, si c’est pour subvenir à ses besoins qu’il s’y réduit[30]. Cette dernière explication, envisagée au point de vue économique, a le défaut d’admettre en faveur des prêts à la consommation une tolérance dont les prêts à la production sont exclus.

Alors, si les prêts même non gratuits étaient nécessaires, si la loi civile doit les tolérer et si la loi religieuse, en cas de nécessité, doit les permettre à l’emprunteur comme prêts à la consommation, pourquoi les gouvernements ne prendraient-ils pas l’initiative de créer des banques qui en auraient le monopole légal et qui s’en assureraient sans peine le monopole effectif ? L’idée de banques de ce genre fut émise en France d’abord par Durand de Saint-Pourçain, évêque de Meaux, au commencement du XIVe siècle, puis un peu plus tard par Philippe de Maizières, conseiller du roi Charles V. Un essai de ce genre fut tenté à Nüremberg dans le siècle suivant. Ce ne fut cependant que la charité qui essaya de résoudre ce problème, par la fondation des monts de piété que les Franciscains inaugurèrent en Italie dans la seconde moitié du XVe siècle. Léon X ne tarda pas à relever ces établissements de la règle de la gratuité des prêts, pour leur donner les moyens qui leur manquaient de se procurer des fonds[31].

Quant aux prêts à la production, nous restons convaincu que, bien loin d’avoir obtenu quelque faveur, ils n’ont joui d’aucune tolérance même sous-entendue. Nous ne saurions donc croire, malgré l’opinion de M. Charles Périn, que « l’Église ait toujours déclaré légitime le prêt à intérêt dans les cas… où il n’est autre chose que le revenu correspondant, suivant les règles de l’équité, au prêt utile d’un capital destiné à un emploi productif[32] ». Non seulement, en effet, saint Thomas est absolument muet à cet égard et porte une condamnation générale qui se refuse à admettre une différence quelconque entre les prêts à la consommation et les prêts à la production — distinction qui, du reste, ne s’est jamais présentée à son esprit ; — mais encore bien plus tard le pape Benoît XIV, dans son Encyclique Vix pervenit du 4 juillet 1745, promulguée à l’occasion d’un emprunt à 4 % émis par la ville de Vérone et du volume Dell’impiego del danaro, que le marquis Scipion Maffei venait de faire paraître à ce propos en 1744, a formellement condamné la perception d’un intérêt solius mutui causa dans le cas bien constaté d’un prêt au commerce ou à l’industrie[33]. Et cela, il l’a fait à un moment où les plaintes croissantes formulées contre la prohibition du prêt à intérêt l’auraient certainement porté à adoucir les rigueurs de l’ancienne règle plutôt qu’à les accroître. Il n’a voulu ni l’un ni l’autre : il les a simplement maintenues et confirmées[34].

Ce qui achèverait de nous convaincre, s’il en était besoin, ce serait la condamnation portée par Sixte-Quint en 1586, dans sa bulle Detestabilis, contre le trinus contractus ou triple contrat. On sait, en effet, que le commerce essayait de tourner la prohibition du contrat simple de prêt à intérêt, à l’aide de trois contrats connexes, plus ou moins contradictoires entre eux, dont chacun pris en soi-même était tenu pour licite : 1° une société en commandite ; 2° un forfait de bénéfices en % du capital au lieu de l’aléa de l’entreprise ; 3° une promesse ou caution contre la perte éventuelle du capital dans l’entreprise. Or, il est évident de soi que le trinus contractus ne pouvait remplacer que le prêt sérieux à la production[35]. Mais il n’en était pas moins prohibé.

Il est bien vrai cependant que, si la brèche était ouverte dans l’ancienne prohibition ecclésiastique, c’était sous l’influence de l’idée d’une production économique par l’argent ; Plus avancé, par exemple, que Pothier, le fameux théologien Lessius (1554-1623) reconnaît dans l’argent un instrumentum negotiandi dont la privation volontaire justifie une perception d’intérêt etiamsi nullum mercatori lucrum cesset. Peu à peu l’extension du commerce, le développement des affaires industrielles, les grandes entreprises coloniales multipliaient partout les prêts à la production et faisaient surgir des difficultés croissantes pour les consciences des pénitents et les avis pratiques des confesseurs. Benoît XIV, en maintenant énergiquement et par principe les anciennes prohibitions, n’en laissait pas moins ouvertes les excuses du damnum emergens et du lucrum cessans, sans doute aussi celle du periculum sortis ou risque de non-remboursement, sous lesquelles la règle devait s’écrouler[36]. Les partisans de la liberté ne se rendaient pas. Au lendemain même de l’Encyclique, en 1746, le marquis Maffei publiait, avec l’autorisation du maître du Palais apostolique, une seconde édition où, couvrant de fleurs Benoît XIV, il n’en soutenait pas moins la légitimité des intérêts non usuraires[37].

On s’acheminait donc à cette période nouvelle où la question de principe est laissée : de côté et où la perception de l’intérêt est suffisamment justifiée, non plus comme autrefois par la vérification d’un titre extrinsèque, purement accidentel, que l’on pourrait invoquer dans l’espèce, mais bien par la présomption générale et universelle que l’on serait dans le cas de pouvoir en invoquer un.

Nous nous sommes expliqué ailleurs sur le reproche d’ignorance que l’on fait si souvent à l’Église, en blâmant les anciennes prohibitions, et sur celui de contradiction qu’on lui adresse, en constatant qu’elle les a levées pratiquement au XIXe siècle[38]. Ici nous croyons ne pouvoir mieux faire que citer Ashley, auteur aussi compétent que

    contre dans le prêt fait à la consommation, s’il y a damnum emergens, lucrum cessons ou periculum sortis, et dans le prêt fait à la production industrielle, s’il intervient dans la réalité des faits un contrat accessoire d’assurance du principal et de vente à forfait du profit » (Loc. cit., p. 294 en note). Les derniers mots de M. Claudio Jannet supposent un trinus contractus sous-entendu.

  1. Ashley, op. cit., 3e éd. angl., t. I, pp. 43 et s.
  2. Sur la nature des revenus au moyen âge, voyez d’Avenel, Fortune privée à travers sept siècles, et pour le régime du précaire, qui correspond à une période antérieure, voyez Fustel de Coulanges, Origines du système féodal, 1890, ch. iv, v et vi.
  3. Summa theologica, IIa IIae, quaestio LXXVIII, art. 1, ad tertium ; — Même quaestio, art. 1-4. — Sur l’historique de la prohibition du prêt à intérêt, voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 464 et s. — « La fameuse théorie d’Aristote sur la stérilité de l’argent, dit Claudio Jannet, a pesé sur toute la scolastique et a le grave tort de ne pas réserver l’emploi possible du numéraire comme capital… L’influence de la terminologie d’Aristote a seule empêché saint Thomas de formuler distinctement la théorie de la productivité de l’argent employé comme capital. Il l’aperçoit cependant et l’indique dans plusieurs passages »  (Capital, spéculation, et finance, p. 77 et note). — Nous signalons comme particulièrement complet sur cette question le R. P. Castelein, Droit naturel. 1903, thèse XI, pp. 338 et s. Après avoir discuté les textes des Pères de l’Église, le P. Castelein distingue la période de prohibition, qui se dessine au IVe siècle et va jusqu’au XVe, celle de transition, du XVIe au XVIIIe siècle, enfin le XIXe siècle ou « époque de la réforme définitive ». — Étudier aussi de Boehm-Bawerk, Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, tr. fr., t. I, 1902, ch. I-III.
  4. « Ille qui committit pecuniam suam vel mercatori, vel artifici, per modum societatis cujusdam, non transfert dominium pecuniæ suas in illum, sed remanet ejus » (Summa theologica, IIa IIae, quæstio LXXVIII, art. 2, ad quintum).
  5. Corpus juris canonici, X ; 1. IV, t. xx, c. vu. — Pour la discussion, voyez Ashley, op. cit., 1. II, ch. vi, § LXVII (3e éd. [anglaise], t. II, p. 419).
  6. Voyez plus haut, p. 28, la discussion sur le véritable sens de la gratuité du mutuum en droit romain.
  7. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 467 et 464 en note et les divers auteurs que nous y citons.
  8. « Das schliessliche Scheitern der mittelalterlichen Wirtschaftsordnung beruht wohl… zum grossen Theile darauf, dass die ICirche ihre Gesetzgebung an die Wirkung — den Zins — ansetzte, und nicht an die Ursache — die Arbeits-und-Besitzverhaltnisse — an auch positiv-rechtliche Verhältnisse, welche schliesslich doch dem Kapital eine factische Productivitset gaben, die nun, da sie einmal bestand, allerdings in nicht mehr positivrechtlicher, sondern naturgemasser Weise den Zins gebar » (Rudolf Meyer, Der Kapilalismus fin-de-siècle, 1892, p. 29).
  9. Das Recht auf den Arbeitsertrag, 1891 (tr. fr., Droit au produit intégral du travail, 1900, p. 179). — Item, M. l’abbé Hohoff, déjà cité : « Telles furent, précisément — dit-il en condamnant les revenus sans travail — la conduite et la tendance de l’Église… L’Église, quand elle commença à descendre du faîte de la puissance économique, n’était plus à même de frapper de ses censures maintes injustices qu’une observation rigoureuse de la doctrine aurait atteintes. Elle ne parvint jamais à réaliser son idéal. Son enseignement dut compter avec les faits accomplis » (Voyez Démocratie chrétienne, septembre 1898, pp. 284-285).
  10. « Qui agrum locat ut agrariam recipiat, aut domum ut pensiones recipiat, nonne est similis ei qui pecuniam dat ad usuram ? Absit. Primum quidem, quoniam pecunia non ad aliquem usum deposita est, nisi ad emendum » (Décret., 1, distinctio LXXXVIII, ch. XI, cité par Ashley, 3e éd. [anglaise], t. I, p. 211, note 53).
  11. « Quædam res sunt quarum usus est ipsarum consumptio… Unde in talibus non debet seorsum computari usus a re ipsa… Si quis ergo seorsum vellet vendere vinum et vellet seorsum vendere usum vini, verideret eamdem rem bis, vel venderet id quod non est ; unde manifeste per injustitiam peccaret… Quædam vero sunt quorum usus non est ipsa rei consumptio : sicut usus domus est inhabitatio, non dissipatio. Et ideo in talibus seorsum potest utrumque concedi… Et propter hoc licite potest homo accipere pretium pro usu domus » (Summa theologica, IIa IIae, quæstio LXXVIII, art. 1). — Cette thèse est encore acceptée par le P. Antoine, Cours d’économie sociale, 1re éd., 1896, p. 495. « Le mutuum, dit-il, est regardé comme un contrat essentiellement gratuit » : mais en affirmant « l’injustice du mutuum pur » productif d’intérêt, il déclare que le prêt à intérêt dans l’ordre économique présent — système défectueux et antinaturel (dit-il à la page suivante) — n’est pas un contrat de mutuum » (Op. cit., pp. 506-507). Qu’est-il donc ? Le mot mutuum est né en droit romain, et ce dernier n’a jamais distingué si le crédit est fait à la production ou à la consommation (ce que d’ailleurs le prêteur peut fort bien ignorer) : de plus, le Pape Benoît XIV, dans l’Encyclique Vix pervenit, appelle fort bien mutuum l’emprunt qu’on fait ad fortunas suas amplificandas… vel quæstuosis agilandis negotiis… impensurus, c’est-à-dire le mutuum de l’ordre économique présent.
  12. M. de Girard, dans son Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, reproduit littéralement l’argumentation de saint Thomas. Il y joint toutefois plusieurs erreurs, l’une d’économie politique, les autres de droit romain. Il appelle d’abord « véritable capital, une maison par exemple », tandis que la maison n’est point un capital au sens classique du mot, c’est-à-dire un capital social ou de production c’est l’observation que nous venons de faire plus haut sur l’argumentation de saint Thomas). Il range ensuite le commodat parmi les contrats « consensuels », au même titre que la locatio conductio — première erreur juridique — et il croit que le commodat représentait essentiellement et uniquement « l’avance de capitaux » — seconde erreur de droit — (Op. cit., pp. 71-74). Or, le commodat s’appliquait parfaitement à des objets qui ne pouvaient pas être utilisés pour la production, tels que des meubles meublants, des bijoux, etc. ; au contraire il ne s’appliquait pas aux immeubles. Bref, il était nécessaire et suffisant qu’il s’agît de meubles et de corps certains : auxquels cas le contrat, quand il était gratuit, était un contrat réel comme le mutuum, bien qu’il différât de ce dernier par l’admission de l’aclio contraria et par le caractère de bonne foi. — Il est évident, dirons-nous, que le droit romain, quand il est ainsi défiguré, ne peut fournir aucune lumière sur l’histoire de l’interdiction du prêt à intérêt.
  13. Contrat du prêt de consomption, IIe partie, §§ 55-56 (Ed. Bugnet, t. V, p. 64). — Plus exactement, Pothier développe d’abord l’argument que le droit romain paraissait fournir avec la théorie des contrats re : « ne vous ayant donné que la somme d’argent et rien de plus, je ne puis exiger de vous rien de plus que cette somme » ; puis il expose l’argument de saint Thomas, qu’il appelle « un argument assez semblable au nôtre ».
  14. Op. cit., xxvii (Œuvres, édition Guillaumin, t. I, pp. 124 et s.)
  15. Cet argument se rencontre dans le traité De usuris, pars I, c. iv., attribué à saint Thomas, mais probablement apocryphe.
  16. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 470. — Summa theologica, IIa, IIa, quæst. LXXVIII, art. 2, ad septimum : « Si quis velit carius vendere res suas quam sit justum pretium, ut de pecunia solvenda exspectet emptorem, manifeste usura committitur… Similiter etiam, si quis emptor velit rem emere vilius quam sit justum pretium, eo quod pecuniam ante solvit quam possit et res tradi, est peccatum usuræ. » Il serait loisible seulement au vendeur, mais spontanément, d’abaisser le prix pour se faire payer avant de livrer, « de justo pretio diminuere ut pecuniam prius habeat ».
  17. Sur le parallèle entre les théologiens et les juristes, consulter Ashley, op. cit., 3e édition anglaise, t. I, pp. 148 et s.
  18. Albert le Grand (1205-1280), évêque de Ratisbonne et maître de saint Thomas d’Aquin (voir le Mémoire de M. Jourdain).
  19. François de Mayronis, dans son Liber sententiarum.
  20. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 473-474. — Il est à présumer que si les papes Martin V et Calixte III ont été appelés à statuer sur cette question, le premier en 1425, dans sa lettre à l’évêque de Breslau, et le second en 1455, dans sa lettre à l’évêque de Merseburg, c’est parce que les revenus des Églises consistaient beaucoup en rentes et qu’elles se heurtaient à des refus de paiement colorés d’un prétexte de résistance à l’usure. Ashley conjecture que l’hérésie des Hussites ne fut pas étrangère à ces difficultés (Ashley, op. cit., II, ch. vi, 3e éd. angl., t. II, p. 410). — Les rentes dont il s’agissait n’étaient ni le bail à rente, ni la rente volante proprement dite (nous nous expliquerons sur cette dernière, infra, p. 93).
  21. « Pecunia ex se sola minime est lucrosa, nec valet se ipsani multiplicare, sed ex industria mercantium fit per eorum merçationes lucrosa » (Cité par F.-X. Funck, Zinsgesetzgebung im Mittelalter, dans les Tübinger-Universitsits-Schriften, 1876).
  22. Saint-Bernardin de Sienne (1380-1444) : « Pecunia non solum habet rationem simplicis pecuniae vel rei, sed etiam ultra hoc quamdam seminalem rationem lucrosi, quam communiter capitale vocamus » (Cité par le même auteur).
  23. Summa theologica, IIa IIae quaestio LXXVIII, art. 2, ad primum.
  24. Pothier fait cette distinction dans son traité du Contrat de prêt de consomption. Il oppose les usurae lucrativae, qui sont « proprement usures », aux usurae compensatoriae, qui « ne sont connues que sous le nom d’intérêts… par exemple les intérêts qui sont dus par l’emprunteur d’une somme d’argent du jour que par une interpellation judiciaire il a été mis en demeure de la rendre » (Op. cit., 2e partie, § 54).
  25. Summa theologica, eodem loco. — C’est ainsi, croyons-nous, qu’on doit lever une contradiction apparente entre deux textes de saint Thomas (voyez la discussion dans Brants, Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècles, p. 153). — La jonction des deux idées de damnum emergens et de lucrum cessans, c’est-à-dire le damnum et l’interesse, a engendré notre expression, bizarre, mais consacrée, de « dommages-intérêts ».
  26. Summa theologica, art. 1, ad tertium.
  27. Ibid.
  28. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 481. — Nous avons cité particulièrement, d’après M. l’abbé Vernet, Papes et banquiers juifs au XVIe siècle (Université catholique, n° de mai 1895), les autorisations données par la Chambre apostolique aux banquiers juifs de la marche d’Ancône. En 1529, Clément VII fixait pour la banque juive d’Imola les taux maxima, sur gages, de 30 % pour les emprunteurs du comté d’Imola et de 40 % pour les forains ; sans gages, de 40 % pour les mineurs et pas de limitation pour les majeurs. Dans les prêts sur gages, le pacte commissoire, loin d’être défendu comme il l’est par notre Code civil (art. 2078), était au contraire sous-entendu.
  29. Saint Thomas, Summa theologica, IIa IIae, quaestio LXXVIII, art. 1, ad tertium.
  30. « Mutuum sub usuris accipere illicitiim non est, dummodo quis propter sua ; necessitatis subventionem hoc facial » (ibid., art. 4, conclusio).
  31. Voir nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 366. — Étudier Ashley, op. cit., sect. LXXIII, tr. fr., t. II, pp. 529 et s.
  32. Ch. Périn, professeur à l’Université catholique de Louvain, Premiers principes d’économie politique, 1895, p. 305. — Dans le même sens, Claudio Jannet, Capital, spéculation et finance, p. 83 ; — De Metz-Noblat, Lois économiques, 2e éd., p. 293 ; — Claudio Jannet, en note ad hunc locum : « Ce titre extrinsèque, ainsi que l’explique si bien M. de Metz-Noblat, dit-il, se
  33. « Nullum arcessiri præsidium — dit Benoit XIV dans son Encyclique — potest ex eo quod… is a quo id lucrum solius causa mutui deposcitur, ad fortunas suas amplificandas, vel novis coemendis prædiis, vel quæstosis agitandis negotiis utilissime sit impensurus. » — Item, De synodo diœcesana : « Impiæ Calvini et Molinasi (Dumoulin) opinioni non veriti sunt subscribere pauci quidam doctores catholici. Distinguunt et isti duplex genus mutui : unum quo pecunia aliave res datur ad consumptionem… alterum quo datur ad negotiationem… A fœnoris labe excusant lucrum quod in secundo casu ex mutuo percipitur, dum modo sit moderatum, modumque servet a patrias legibus definitum. Novam hanc distinctionem, ab hæreticis primum excogitatam, præverterant Ecclesiæ patres, qui uno ore, absolute atque indefinite, fœneratitium pronuntiaverunt quidquid ex mutuo ultra sortem exigitur » (Op. cit., §§ 3-4). — Benoît XIV s’en prenait ici au Tractatus contractuum et usurarum redituumque pecunia constitutorum de Dumoulin, 1546. — Voyez aussi plus tard Saumaise, De tisuris, 1638, etc. — Saint Alphonse de Liguori, un peu plus tard, n’est pas moins explicite : « Lucrum, dit-il, quod recipitur ex pecunia, totum oritur non ex ipsa pecunia, quæ, cum omnino sterilis sit, fructum parere haud potest ; nec pro eo, quod mea pecunia alteri proderit ob suam industriam, possum ego ultra sortem ab eo exigere » (Theologia moralis, Ratisbonne, 1846, t. III, p. 759). — Quant à Pothier, en traitant du prêt de commerce, il combat très longuement (Prêt de consomption, 2e partie, sect. II, art. 1, §§ 78-85) cette distinction, qui, d’après lui, « est impossible dans la pratique et n’a, d’ailleurs, par elle-même, aucune solidité » (§ 78). Même l’escompte est qualifié par lui usure et condamné comme tel (§ 91 ; §§ 129 et s.).
  34. Pour l’explication de la tolérance actuelle de l’Eglise, voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., pp. 478 et s. — L’étude que Troplong a mise en préface à son Commentaire du prêt reste fort intéressante. — Voir aussi Pages, Dissertation sur le prêt à intérêt, Lyon, 1838. — Ashley, après Funck (Zins und Wucher et Geschichte des Kirchlichen Zinsverbotes) et Endemann, a fait une étude détaillée et consciencieuse de toutes les phases par lesquelles la doctrine du prêt à intérêt a passé du XIVe au XVe siècle (Histoire des doctrines économiques de l’Angleterre, sect. LXV-LXXVI, tr. fr., t. II, pp. 458-560).
  35. Voyez Ashley, op. cit., sect. LXXII, tr. fr., t. II, pp.518 et s., avec l’exposé des luttes entreprises au commencement du XVIe siècle, en faveur du trinus contractus, par Eck, de l’Université d’Ingolstadt, et Major, de l’Université de Paris.
  36. Le P. Castelein, Droit naturel, p. 353 : « L’ordre économique ayant été peu à peu et progressivement transformé, l’argent a été considéré dans l’estimation commune comme une vraie valeur productive de bénéfice légitime, en vertu de l’extension ou de la généralisation même des titres extrinsèques ou plutôt accidentels. »
  37. Dell’impiego del danaro libri tre, alla Santita di N. S. Benedetto XIV Roma, 1746. — À noter que le P. Castelein « n’oserait affirmer que l’Encyclique Vix pervenit constitue un document infaillible, parce que… l’intention de lier la conscience et la foi de toute l’Église doit se manifester dans le document pontifical à des signes évidents… Toutefois on ne peut supposer que le Pape se soit trompé sur le fond de la question et doctrinale et pratique » (Droit naturel, p. 349 en note).
  38. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 477 et s.