Histoire des doctrines économiques/1-2-6

VI

LA SOCIÉTÉ AU MOYEN AGE ET LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE

Nous n’avons fait que glaner dans ce vaste champ des idées économiques de la seconde moitié du moyen âge. Nous ne le quitterons pas sans une remarque sur le caractère profondément abstrait qui distingue toutes les œuvres des grands esprits de cette période. Ils sont muets sur les phénomènes concrets de leur temps : muets par exemple sur le régime corporatif, dont une certaine école veut faire aujourd’hui le trait caractéristique du système économique de ces siècles ; muets aussi sur la profonde empreinte dont les institutions féodales devaient avoir frappé la propriété foncière. Les théories du monde scientifique d’alors, fondées généralement sur Aristote, cherchaient à exprimer des vérités de tous les lieux et de tous les temps. Ce sont là travaux de penseurs, écrits souvent dans le silence du cloître, mais ne reflétant à peu près rien de la vie contemporaine. Bien du temps devait donc s’écouler avant que l’économie politique fût vraiment fondée, assise qu’elle doit être sur l’incessante observation de tous les phénomènes de production, d’échange et de vie sociale.

Aussi n’est-ce point aux savants de ces temps là que nous devons nous adresser pour connaître le régime économique au milieu duquel ils vivaient. Force est plutôt de dépouiller les mémoires et les archives.

Il appartenait à notre siècle de faire ce travail. L’Angleterre a l’Interprétation économique de l’histoire et Travail et salaires en Angleterre depuis le XIIIe siècle de Thorold Rogers. Elle a également le solide ouvrage d’Ashley, si souvent cité par nous, Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre[1]. En France nous possédons les œuvres de M. le vicomte d’Avenel — plus profondes à notre avis que celles de Thorold Rogers — je veux dire son Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général, depuis l’an 1200 jusqu’à l’an 1800[2], où tout simplement même sa Fortune privée à travers sept siècles[3]. L’Histoire économique — suivie du tableau des prix innombrables qui ont été patiemment recueillis par M. d’Avenel, mais dont une partie seulement a été imprimée — jette la lumière la plus limpide et la plus vive sur la vie économique de toute la fin du moyen âge et de tout l’ancien régime.

À cet égard, et pour entrer très brièvement dans le domaine : des faits, nous ferons remarquer qu’on est beaucoup trop enclin dans certains milieux à exagérer l’importance du système corporatif et à croire que ce fût par les corporations que le régime du travail fût alors caractérisé. Si les corporations tiennent une si large place dans la littérature et dans l’histoire, c’est parce qu’elles eurent leurs règlements écrits, leurs chartes et leurs codes, et parce qu’elles prirent une grande part au mouvement d’affranchissement des communes. Mais elles ne furent jamais qu’un phénomène urbain ; or, au moyen-âge, c’était dans les campagnes et autour des châteaux qu’était l’immense majorité de la population. Beaucoup des objets qui proviennent actuellement d’ateliers, étaient alors procurés par l’industrie domestique elle-même ; bien plus, dans le plein épanouissement du système féodal, l’atelier, groupé autour du seigneur et peuplé de ses hommes, était lui-même féodal au lieu d’être corporatif[4]. C’est donc dans la condition des personnes en général, mais ce n’est pas dans le Livre des métiers d’Étienne Boileau, que l’on doit étudier ce que fut le régime du travail au moyen âge.

Vingt ans après l’avènement de Louis XV, Melon comptait que les artisans, en France, ne formaient que 10 % de la population totale, tandis que les laboureurs et paysans en faisaient 80 %[5]. Or, presque au milieu du XVIIIe siècle, l’industrie et même une certaine grande industrie était déjà née. ; le commercé était reconnu et pratiqué ; la France avait certains débouchés internationaux ; surtout l’industrie domestique avait perdu une notable partie de sa production, grâce à la spécialisation des professions, qui à ce moment était déjà fort avancée. Il y a, dans ces dernières considérations historiques, beaucoup plus qu’il n’en faut pour que nous puissions affirmer que le régime corporatif ne pouvait pas comprendre au moyen âge une partie seulement égale de la population, soit un dixième, même s’il s’était étendu alors à tout ce qui n’était pas agricole et en quelque localité que ce fût.

Bref, nous croyons volontiers que les corporations ouvrières n’avaient jamais dû renfermer 5 % de la population totale, surtout au XIIe siècle. Certainement elles n’en avaient même pas approché. Comment, après cela, pourrait-on les considérer comme ayant formé l’élément typique de ces sociétés et de ces temps[6] ?

Il y a d’ailleurs d’autres indices à observer. Les catholiques sociaux — laudatores temporis acti — célèbrent le moyen âge comme une période de Naturalwirthschaft, où le rôle de l’argent était réduit à peu de chose. Eût-ce été possible si la corporation professionnelle et, par conséquent, le travail industriel spécialisé avaient été la règle pratique ? Qui ne voit que toute corporation produit nécessairement pour l’échange et que la production pour l’échange, quand elle est le fait général, implique de toute nécessité une Geldwirthschaft ou économie monétaire ? Il y a donc une contradiction manifeste entre ces deux conceptions différentes que l’on nous donne du moyen âge : d’une part, un régime de travail corporatif organisé par professions, et, d’une autre, un régime où l’on produisait pour la consommation plus que pour rechange, avec un usage restreint de la monnaie et presque nul du crédit.

Ce qui est infiniment plus vrai et trop peu remarqué, c’est le degré de richesse économique auquel le moyen âge des XIIe et XIIIe siècle était parvenu. Nous en avons la preuve dans les monuments que ces temps là nous ont laissés et dont un nombre infiniment plus considérable survivraient si l’ignorance et le vandalisme ne les avaient pas détruits. Quelle que soit la foi d’un peuple, il lui est impossible de couvrir un pays de cathédrales, de châteaux forts et de monastères comme ceux dont il nous reste les exemples, sans que cette société là soit parvenue à une convenable satisfaction de ses besoins matériels. Surtout, pour juger de ces gigantesques efforts, il faut se souvenir tout ensemble de la difficulté des transports de matériaux et de la faiblesse des forces musculaires — les seules pourtant qui fussent alors utilisables : — le tout comparé avec la puissance moderne de nos forces mécaniques.

Est-il donc vrai aussi, au moins dans l’ordre économique et social, que la philosophie du moyen âge ait fait les institutions de son temps ? En d’autres termes, est-il vrai, comme il a été dit, que « l’un des traits qui se dégagent de la période médiévale, ce soit précisément la manière dont l’idée y précède et y façonne le fait[7] » ?

Nous ne le croyons point. Non seulement, en effet, ainsi que nous l’avons vu, les grands penseurs de ces temps là ne fixaient leur esprit que sur les concepts les plus universels, comme s’ils avaient mis à l’étude de la nature et de ses lois d’autant moins de soins qu’ils en apportaient davantage à la solution des problèmes les plus ardus de la théologie et de la métaphysique ; mais encore, par les années où ils vivaient, c’est à peine s’ils étaient les derniers contemporains des institutions les plus caractéristiques de leur âge, bien loin qu’ils eussent pu en être les initiateurs ou les pères. De même donc que saint Louis, regardé par Joinville comme un attardé dans un siècle qui ne le valait plus et qui ne pouvait déjà plus comprendre l’ardeur de sa foi, ainsi saint Thomas clôt ou suit la période la plus brillante et la plus originale du moyen âge, au lieu de l’avoir lui-même formée par ses leçons. Il peut en être, dans l’ordre de la science religieuse, le produit le plus élevé et le plus complet : mais dans l’ordre économique et social surtout, bien plus encore que dans tous les autres, il n’en est point le facteur. Le moyen âge s’était fait tout seul ; ses institutions lui avaient été spontanées et instinctives ; il avait été quelque chose comme l’organisation irréfléchie de ce qui, après l’invasion des barbares, aurait dû n’être qu’anarchie ; mais il n’avait pas été — comme la Révolution française par exemple — une architecture qui, dessinée alors dans les traités de théologie comme l’autre le fut plus tard dans les salons et les académies, aurait été réalisée après coup dans les rapports sociaux.

Tout au contraire, après la scolastique du XIIIe siècle, c’est le sens de la chrétienté qui va se perdre ; c’est la féodalité qui s’achemine à son déclin ; c’est le pouvoir royal qui partout marche à la centralisation ; ce sont les anciens monastères bénédictins qui cessent d’être le foyer des études et la pépinière des grands pontifes ; ce sont aussi les enthousiasmes qui se refroidissent, et c’est l’ardeur des croisades qui achève de s’éteindre, que ce fût contre les Sarrasins d’Orient, contre les Albigeois de France ou contre les Maures d’Espagne qu’il se fût agi auparavant de les entreprendre. Alors, enfin, à la place de l’unité que la religion avait faite et qui se manifestait dans le langage de la science comme dans la science elle-même, vont éclater les antagonismes des nations rivales, sinon presque toujours ennemies.

Souvent encore les catholiques sociaux ont affecté de parler de la « sociologie » de saint Thomas, pour abriter sous elle certaines conceptions tout à fait modernes. Il faut bien s’expliquer.

Si l’on entendait par sociologie de simples principes sur l’origine et l’essence de la société, évidemment saint Thomas aurait une sociologie ; et cependant la sienne ne serait rien autre chose que la croyance au fait social expliqué et justifié par la nature de l’homme ; elle serait donc, avec la reproduction des idées d’Aristote, un laconique démenti jeté d’avance aux théories, non encore soupçonnées, de Jean-Jacques Rousseau sur le contrat social et d’Herbert Spencer sur l’organisme social.

Mais le mot « sociologie » désigne autre chose, et quelque chose d’aussi nouveau que lui-même. Il signifie, après Auguste Comte, la science qui d’une part analyse les divers éléments constitutifs des diverses sociétés et qui d’autre part raisonne sur le processus historique de leurs développements et sur les mouvements continus, mais plus ou moins rapides, qui s’opèrent au sein d’une masse sociale. Or, rien de semblable dans saint Thomas. Il n’a pas analysé les éléments sociaux du moyen âge ; il n’a pas non plus étudié la condition des personnes, si l’on excepte le sentiment qu’il a exprimé sur la justice et l’utilité de l’esclavage. Sur ce dernier point, du reste, il ne faisait que suivre Aristote, comme il suivait Justinien sur la division tripartite du droit en droit naturel (commun à tous les animaux), droit des gens et droit civil, théorie qu’il s’efforçait de mettre en harmonie avec la sienne propre[8]. Bien moins encore aurait-il eu l’idée d’une sociologie dans l’histoire ou d’une cinématique sociale — ce qui ne convenait point au genre de son génie et ce qui, d’ailleurs, était alors impossible, puisque l’histoire n’existait guère, au moins l’histoire sociale, et puisque la statistique n’avait encore jamais existé.

Au XIIIe siècle, enfin, l’économie politique elle-même n’était en germe nulle part ; ce n’est qu’au XIVe siècle qu’elle commence à apparaître et sur-un point de détail seulement, je veux dire par une théorie de la monnaie qui reconnaît ou suppose la constance de certaines lois naturelles de l’ordre économique. Auparavant il y avait bien eu des solutions de morale sur des questions de valeur et d’échange, de commerce et de contrats ; il y avait bien eu ce que plus tard on a nommé une éthique économique ; mais c’était tout, et j’ose dire que les bases mêmes de la science n’étaient pas encore posées ou du moins n’avaient pas été

  1. C’est le titre de la traduction française, 1898, de An introduction to English economic history and theory.
  2. 1894, 2 volumes in-4o. — Les tomes III et IV ont paru en 1898. Quatre autres volumes, amassés en manuscrit, n’ont pas été publiés.
  3. Paru en 1895.
  4. Étudier sur ce point d’Avenel et Ashley, op. cit., passim.
  5. Melon, Essai politique sur le commerce, 1734 (voyez supra, p. 10 en note).
  6. Parlant du XVIe siècle en Allemagne, c’est-à-dire d’un temps et d’un pays où l’industrie avait pris une réelle importance, M. de Girard lui-même écrit que « à cette époque l’industrie — ou plus exactement le métier — n’entrait que pour une faible part dans la production générale, en comparaison de l’agriculture » (Op. cit., p. 165). — M. des Cilleuls, pour l’ancien régime, calcule que « les lieux dépourvus d’associations professionnelles représentaient les 99/100mes des agglomérations urbaines ou rurales » (des Cilleuls, Histoire et régime de la grande industrie en France XVIIe et XVIIIe siècle, 1898, p. 57). Il est vrai que les corporations étaient alors bien déchues.
  7. De Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, p. 39.
  8. Summa theologica, IIe IIae, quæstio LVII, art. 2, conclusio. — Au XIIIe siècle l’opinion de saint Thomas sur l’esclavage est-elle aussi libérale que celle du pape saint Grégoire le Grand à la fin du XVIe siècle ? « Homines ab initio natura liberos protulit, avait dit saint Grégoire, et jus gentium jugo substituit servitutis » (Epistolæ, vi, 12). On se demande si ce n’était point l’opinion d’Aristote qui avait passé entre les deux pour influencer saint Thomas : seulement celui-ci jugeait in abstracto et n’avait plus sous les yeux les abus de l’esclavage, comme saint Grégoire les avait vus encore, quoique déjà considérablement atténués par les mœurs chrétiennes.