Histoire des doctrines économiques/4-1

LIVRE IV

LE SOCIALISME


CHAPITRE PREMIER

LE SOCIALISME JUSQU’AU MILIEU DU XVIIIe siècle

On est d’accord pour attribuer à Pierre Leroux l’origine de ce mot socialisme, qui allait être appelé à de si hautes destinées. Il l’aurait employé, dit-on, pour la première fois en 1838, dans son Essai sur l’égalité, puis en 1840 dans son livre de l’Humanité. Reybaud s’en servait déjà en 1835, dans ses Études sur les réformateurs modernes[1], l’année même où Lamartine prédisait que « le prolétariat remuera la société jusqu’à ce que le socialisme ait succédé à l’odieux individualisme[2] ». Ce n’est pas même assez, et déjà Pierre Leroux, en 1834, avait intitulé De l’individualisme et du socialisme un article qu’il écrivait pour la Revue encyclopédique[3]. Quant au mot social, qui n’y conduit pas du tout, nous avons vu comme il était en honneur chez les physiocrates, si prompts à parler d’ordre « social » et d’intérêt « social ».

« Pierre Leroux, dit le Handbuch des Socialismus, avait forgé ce mot « socialisme » pour l’opposer au mot « individualisme », et pour désigner une organisation politique où l’individu devait être sacrifié à la société. Le sens en a changé depuis lors, et Pierre Leroux est resté seul en France à donner cette acception. Le « socialisme » ne consiste plus, en effet, à sacrifier l’individu au bien de la société, selon l’idée des anciens, qui assignaient pour fin à la politique, non pas le bonheur de l’individu, mais le bonheur de l’État considéré comme un tout. Le terme « socialisme » n’est resté que pour caractériser dans son expression la plus haute l’idée moderne du droit de l’individu au bonheur. Ce bonheur de l’individu, l’antiquité dans sa période de splendeur le faisait consister dans le service de la collectivité ; le moyen âge, ne reconnaissant les individualités que dans le domaine religieux, le faisait trouver dans un monde de l’au-delà ; c’est dans ce monde ci, au contraire, que les idées modernes placent cette félicité qu’il faut atteindre. Elles mettent la société à son service et la font responsable de son insuccès si ce bonheur n’est pas obtenu[4]. »

Ainsi entendu, le socialisme implique la jouissance égale ou commune des biens, instituée et garantie par la loi ; généralement il implique aussi, pour l’avenir au moins, sinon pour le présent, la jouissance égale ou commune des femmes, tout au moins l’union libre et passagère. Aristote avait déjà signalé en maint passage de sa Politique la connexité que présentent la question des femmes et celle des biens[5] : et il y a eu toujours un défaut de franchise ou un défaut de logique chez les réformateurs qui ont voulu maintenir la famille en supprimant la propriété.

Le socialisme caractérisé par la suppression de la propriété, ou tout au moins par la violation de ses caractères essentiels, constitue le socialisme pur ou absolu, par opposition au socialisme d’État. On peut l’appeler justement le socialisme démocratique, soit parce qu’il impliqué l’égalité démocratique des individus, soit parce que le groupe moderne qui en a le mieux formulé les doctrines, se fait lui-même appeler les Démocrates-sociaux, les Social-Demokraten d’Allemagne.

À l’heure qu’il est, socialisme sans épithète veut dire collectivisme, c’est-à-dire suppression de la propriété privée, et remplacement de cette propriété par le droit unique et absolu de l’État représentant et organe de la société. C’est la définition qui a été donnée en 1875, dans le congrès de Gotha, où les écoles dissidentes de Lassalle d’une part, de Bebel et de Liebknecht d’une autre se sont réunies[6] ; c’est celle qui a été admise par les nombreux congrès socialistes tenus depuis lors[7] ; c’est celle enfin que MM. Millerand, Baudin et Viviani, parvenus ensuite au ministère, professent pour leur propre compte et comme leur propre programme[8]. Nous laissons nécessairement de côté, dans les manifestes des collectivistes, les points qui ne concernent pas directement l’économie politique.

Le collectivisme est-il la même chose que le communisme ? Ce qui est vrai, c’est que le mot « communisme » est beaucoup plus ancien et qu’il fut seul en usage pendant bien longtemps ; ce qui est vrai encore, c’est que « communisme » a un sens plus étendu que « collectivisme », puisque le communisme embrasse la mise en commun de tous les biens — capital et fonds de consommation — tandis que le collectivisme, d’après ses fondements économiques actuels, ne socialiserait que les instruments de production. Néanmoins les chefs actuels du parti ne font aucune difficulté de tenir les deux mots pour synonymes[9]. Comme a dit M. Block, « le communisme étant impopulaire, on s’en est tiré en inventant un nouveau mot, le collectivisme[10]. »

Cela dit, si le mot « socialisme » est assez nouveau, la chose, telle qu’on la comprend d’ordinaire, est fort ancienne.

Platon a eu sa théorie socialiste ; elle lui a inspiré la République, qui est une œuvre de jeunesse, puis les Lois, qui appartiennent à la fin de sa vie. Ces deux dialogues recommandent des formes sociales très sensiblement différentes : mais ils ont cela de commun qu’ils présentent l’un et l’autre l’avènement du socialisme comme le meilleur ou le seul moyen de faire régner l’harmonie parmi les hommes[11].

La République, πολιτεία, est un dialogue, en dix livres, qui respire un grossier communisme. Le peuple doit être partagé en quatre classes : 1° celle des magistrats et des sages ; 2° celle des guerriers ; 3° celle des artisans, laboureurs et commerçants ; enfin, 4° celle des esclaves. Du reste, ces classes ne sont pas fermées entre elles : les magistrats peuvent faire passer les citoyens de l’une dans l’autre. Les hommes et les femmes sont égaux. Dans toutes les classes, les enfants sont communs à tous les citoyens et sont élevés par l’État. Chez les guerriers, les femmes sont communes ; dans les autres classes, elles sont tirées au sort annuellement[12]. Il est certain pour nous que la propriété est supprimée dans les deux premières classes et qu’elle ne peut pas exister dans la quatrième ; en ce qui concerne la troisième (celle des artisans, laboureurs et commerçants), il est possible qu’elle soit maintenue : Aristote ne savait que penser[13], et ce n’est pas nous qui pouvons songer à lever le doute.

Tel qu’il est, ce dialogue est par endroits une œuvre du plus monstrueux cynisme, vraie « combinaison de haras », disait Thonissen[14]. « Pour assurer de nobles loisirs à une petite aristocratie de guerriers et de philosophes, Platon condamne à la nullité politique et au mépris tous les citoyens qui s’adonnent aux travaux utiles… Cette aristocratie, il la perpétue par la promiscuité et l’épure par l’infanticide. Amour conjugal, tendresse maternelle, pudeur, division naturelle des fonctions entre les deux sexes, tout est foulé aux pieds, tout est sacrifié à des combinaisons dont l’absurdité n’est égalée que par l’infamie[15]. »

Le second dialogue — les Lois, Οι Νομοι, en douze livres — nous présente une doctrine beaucoup plus mitigée et moins grossière, non pas que les idées du philosophe se fussent modifiées dans l’intervalle, mais parce que, reconnaissant l’impossibilité pratique de réaliser un État parfait, où tout, biens, femmes et enfants, aurait été commun, il se mit à en décrire un autre, moins parfait et certainement bien inférieur selon lui, mais d’une réalisation moins hypothétique. Lui-même en donne cette raison là[16].

Cette fois Platon renonce à la communauté, puisque ses concitoyens, lui semble-t-il, ne sont pas assez vertueux pour s’élever jusque là. Le système des Lois consiste dans la division du sol en lots égaux, inaliénables, indivisibles, et ne pouvant pas être réunis dans la même main. Cela ressemble beaucoup à ce que l’on appelle aujourd’hui le « morcellisme ». La limitation légale du nombre des naissances, puis la colonisation empêcheront qu’il n’y ait trop de citoyens ; les adoptions de famille à famille nivelleront les inégalités et garantiront le maintien intégral du κληρος (ou lot). L’inégalité dans les richesses mobilières sera prévenue par la prohibition du commerce, du prêt à intérêt, des monnaies précieuses et de l’épargne sur les récoltes ; au besoin l’État confisquera. D’ailleurs les citoyens ne posséderont que pour l’État, et il semble que celui-ci soit chargé, quoique en termes assez obscurs, de répartir les produits entre les habitants[17].

Pourquoi le génie de Platon a-t-il ainsi versé dans le communisme ? Et avec la République surtout cette chute est d’autant plus étrange que ce même dialogue renferme quelques-uns de ses plus admirables passages sur le respect et le culte de la divinité, ainsi que sur les perspectives de l’immortalité.

Platon paraît avoir été entraîné à ces aberrations par le désir de réaliser l’union et la concorde, qui ne pouvaient être assurées, selon lui, que par la communauté de tout entre tous[18]. « Le comble de la vertu politique, disait-il, consiste en ce que les lois visent de tout leur pouvoir à rendre l’État parfaitement un[19]. » Parti de ce principe, Platon a raisonné en l’air, sans observer la nature humaine et sans garder contact avec elle, par conséquent en oubliant ses passions et ses instincts, ses sentiments de pudeur et ses besoins de personnalité. Raisonner juste en partant d’un principe faux, et marcher ainsi jusqu’au bout sans voir aucune des difficultés ou des impossibilités que la nature même des choses nous met sur notre route, c’est bien là un défaut distinctif des esprits utopiques.

Si nous nous demandons maintenant quels sont les points faibles dans les prémisses de Platon, nous répondrons :

1° Que sa théorie implique le pouvoir absolu de l’État, s’imposant à l’individu pour l’asservir et à la famille pour la dissoudre. Or, un tel principe serait contraire aux droits indépendants de l’individu et de la famille, logiquement antérieurs à ceux de l’État ;

2° Que cette union absolue rêvée entre les citoyens, cette union à laquelle Platon osait tout sacrifier, n’est pas le but de l’État ; « Chaque homme, en effet, a une fin indépendante de celle d’autrui ; et, en vertu de cette loi, le bonheur et la perfection de chaque homme sont en soi indépendants du bonheur et de la perfection des autres. Ils dépendent essentiellement de nos vertus personnelles. Ce qui nous rend heureux et parfaits, ce n’est pas la communauté des mêmes pensées, des mêmes sentiments et des mêmes volontés : mais c’est leur vérité et leur rectitude[20]. »

Nous ajouterons enfin :

3° Que quand bien même cette union devrait être poursuivie comme la fin suprême de l’État, il est hors de doute que le moyen imaginé par Platon n’aurait pas pu atteindre le but. Jamais, en effet, les discordes ne sont plus vives et plus continuelles que dans les régimes de communauté et d’indivision[21]. Et cela, toute question de morale naturelle mise à part en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.

Nous avons vu plus haut qu’Aristote a défendu la propriété contre Platon[22]. Aristote cependant n’est ni un libéral, ni un individualiste au sens moderne des mots : ainsi paraît-il admettre, au point de départ, un lotissement des terres entre les citoyens, avec propriété urbaine et propriété rurale tout ensemble, pour que les deux parties du territoire leur importent également à défendre[23] ; et ses procédés pour empêcher la surpopulation s’inspirent de l’étatisme le plus cynique[24]. Mais s’il approuve d’autre part que la cité ait des biens pour subvenir aux dépensés du culte, ce n’est pas plus du collectivisme qu’il n’y en avait en France avec les biens de l’Église, avant que ceux-ci eussent été confisqués[25].

On a soutenu que la Grèce est morte d’avoir renié ses conceptions égalitaires et de s’être laissé entraîner à un régime de propriété, capitaliste : et voilà, dit M. Platon (rien de commun avec son homonyme d’Athènes), pourquoi les Romains l’ont conquise[26]. On veut en conclure que nous mourrons, nous aussi, par la propriété, si nous ne nous hâtons pas de la proscrire. Sans entrer dans l’exposé des luttes intestines et des convulsions sociales au milieu desquelles la Grèce perdit son indépendance, nous nous bornerons ici à faire remarquer que ses vainqueurs, parmi lesquels les utopies socialistes ne pénétrèrent jamais, avaient encore bien davantage l’instinct de la propriété. Chez les Romains, en effet, la propriété, familiale au début, c’est-à-dire patriarcale comme elle le fut partout à l’origine des civilisations, garda toujours son caractère absolu et particulariste. Plus tard les jurisconsultes ne rompirent pas avec la tradition quand ils creusèrent l’idée du jus in re et du dominium ex jure Quiritium. Ainsi, contrairement donc à la conclusion socialiste, il se trouva que le peuple où le concept de la propriété avait été le plus énergique, fut celui qui finit par subjuguer la Grèce et le monde. Cela suffit bien, ce semble, pour renverser les explications que l’on prétendait fournir.

Plus tard, la communauté de biens volontaire et toute libre que les premiers chrétiens pratiqueront, ne reposera sur aucune théorie socialiste[27]. Outre qu’elle n’affectera pas la production et qu’elle consistera dans une distribution commune des richesses particulières, il faut surtout observer qu’elle sera purement facultative. Parfois, il est vrai, on a objecté la punition d’Ananie et de Saphire tombant morts aux pieds de saint Pierre : mais on a volontairement omis de remarquer qu’ils étaient punis, non pour avoir gardé quelques biens propres mais pour avoir menti sur l’étendue de leurs dons. L’apôtre le dit expressément à Ananie : Nonne manens tibi manebat etvenumdatum in tua erat potestate[28] ? Et saint Paul, faisant une collecte pour les pauvres, spécifie non moins clairement qu’il ne commande pas et qu’il demande[29].

Il y a plus. Cette communauté de Jérusalem, ces « saints » comme ils sont appelés à maintes reprises dans les épîtres de saint Paul[30], représentaient précisément une exception, puisque, ne produisant pas à ce qu’il semble, il leur fallait pour vivre, si pauvre que fût leur vie, soit des aumônes renouvelables comme celles que saint Paul recueillait, soit les apports que de nouvelles recrues leur auraient faits de tous leurs biens. Il pouvait bien y avoir là une première image des futurs ordres mendiants, avec des hommes détachés de tout et adonnés exclusivement à une vie contemplative : mais on y voyait aussi du même coup le contraste nécessaire entre ceux qui donnent et peuvent donner, parce qu’ils continuent à posséder, et ceux qui reçoivent, parce que, au préalable, ils ont eux-mêmes donné ou apporté tout ce qu’ils avaient. Quoi qu’il en soit, si les socialistes prétendent trouver dans la première communauté chrétienne de Jérusalem une application anticipée de leur système démise en commun des biens, comment se fait-il qu’ils soient unanimes à poursuivre de leur haine nos ordres religieux actuels, qui bien certainement réalisent le communisme volontaire de cette ancienne élite des chrétientés naissantes ? Il y a là un illogisme auquel je serais heureux de les voir répondre.

Il est moins difficile de voir du socialisme dans les hérésies des premiers siècles, telles que celle des gnostiques et des carpocratiens. Chez eux, cependant, il y avait bien autant de licence et de débauches que de doctrines proprement dites[31].

En tout cas, ce qu’il y a de plus instructif à retenir, c’est que par eux l’Église catholique, dès ses origines, a trouvé le communisme en face d’elle et que l’énergie avec laquelle elle a pris, dès lors, la défense de la propriété non moins que la défense du mariage, nous fournit un précédent historique d’une très grande autorité. Il faut en dire autant de la lutte de saint Augustin contre l’hérésiarque Pelage, qui avait ajouté à ses erreurs purement religieuses une condamnation des richesses et de la propriété[32]. Ainsi, « de génération en génération, pendant toute la durée des cinq premiers siècles, le christianisme s’est trouvé en présence des doctrines communistes. La philosophie, les traditions orientales et l’Évangile étaient invoqués tour à tour pour arriver à la réalisation de l’idéal rêvé par les humanitaires de notre siècle. Que fit l’Église ? Par ses pontifes, par ses docteurs, par ses conciles, elle déclara au communisme la guerre la plus active et la plus persévérante[33]. » Ce que l’on peut trouver chez les Pères de l’Église et notamment dans saint Jérôme, ce n’est pas la condamnation de la propriété : ce sont seulement des morceaux oratoires — d’âpres déclamations parfois — contre l’usage égoïste des richesses.

Il semble que les Albigeois de la fin du XIIe siècle et du commencement du XIIIe siècle se soient bornés à des abus et à des violences de fait, sans mêler à leurs erreurs théologiques des doctrines mûrement réfléchies de communisme, faisant partie intégrante de leur symbole. Quant aux Vaudois, les tendances communistes qu’on leur a prêtées, sont, avec plus de vraisemblance encore, démenties par l’histoire[34].

Au contraire, vers la fin du XIIIe et le commencement du XIVe siècle, un assez grand nombre de sectes essayèrent de faire du communisme, en procédant de l’idée de la pauvreté volontaire, que les Franciscains, solennellement reconnus en 1215 au concile de Latran, venaient de réhabiliter et d’embrasser. Dans le sein même de l’ordre une scission s’opéra. Les spirituels se détachèrent de leurs communautés ; ils préconisèrent, parmi les laïques même, le dépouillement des biens, et ils finirent par prêcher le pur communisme sous le couvert d’une plus haute perfection religieuse.

Bientôt l’immoralité et l’hérésie pénétrèrent dans les rangs de leurs disciples. Parmi les nombreuses sectes qui naquirent de ces scissions, il convient de mentionner les Fraticelles, Frérots ou Bizoches, qui se montrèrent dans la Marche d’Ancône vers 1260 ; les Apostoliques, successivement condamnés en 1285 par le pape Honorais IV et en 1290 par le pape Nicolas IV ; les Begghards ou Béguins, qui appartiennent plus particulièrement aux pays germaniques et qui furent condamnés en 1311 au concile de Vienne (en Dauphiné) convoqué par Clément V. En Italie, les Apostoliques allèrent jusqu’à fomenter la guerre civile. Celle-ci ne fut pas même terminée par la défaite et le supplice de leur chef Ségarel en 1304 ; elle se continua avec Dulcin et les Dulcinistes, jusqu’à ce que Dulcin eût été vaincu et pris en 1307 aux environs de Verceil. Pour la Flandre, l’Allemagne et la France, il y a de même à citer les Lollards, ainsi nommés de leur chef Walther Lollard, prêtre anglais résidant à Cologne ; puis un peu plus tard, vers la fin du XIVe siècle, les Turlupins, contre lesquels le roi de France Charles V eut à sévir. Quelques unes de ces premières sectes avaient obtenu l’appui d’hommes remarquables et considérés, tels que Michel de Césène, qui avait été nommé en 1316 supérieur général des Franciscains, et Guillaume Ockam. Ce dernier, d’ailleurs, est bien plus connu comme restaurateur du nominalisme dans la scolastique que comme défenseur de la pauvreté contre le pape Jean XXII, qui n’entendait point de la même manière qu’Ockam le conseil de la pauvreté évangélique[35]. En Allemagne, les restes de toutes ces sectes fournirent assez probablement quelque appoint aux Wicléfites et aux Hussites[36].

Ce qui est à remarquer dans cette vague fermentation d’erreurs religieuses et sociales qui préludèrent à la Réforme du XVIe siècle, ce n’est pas seulement la fermeté avec laquelle l’Église prit la défense de l’ordre économique non moins que de l’orthodoxie religieuse : c’est aussi, autant que nous en pouvons juger, le manque de tout programme nouveau d’organisation économique. Le caractère anarchique dominait donc au suprême degré. Les propriétés privées étaient saccagées et pillées ; le principe même de la propriété était attaqué, tout cela au nom de l’Évangile : mais aucun plan de reconstruction et surtout de production économique n’était tracé. Il suffisait aux appétits de pouvoir se satisfaire sous couleur de fanatisme religieux. La démocratie théocratique que le dominicain Savonarole fit régner à Florence de 1491 à 1498 et qui ne prit fin qu’avec sa condamnation par le Saint-Siège et qu’avec son supplice, ne nous présente non plus aucun système nouveau, au moins au point de vue de la production et de la circulation des richesses.

À plus forte raison en est-il ainsi au XVIe siècle, dans le mouvement socialiste que la Réforme déchaîne en Allemagne. Ce mouvement, qui eut Nicolas Storck comme principal prompteur, comprend trois périodes bien distinctes : 1° la guerre des paysans, entre 1523 et 1525. Ceux-ci, soulevés par le prophète Münzer et commandés militairement par Metzler, furent écrasés à la bataille de Frankenhausen en Thuringe, en 1525 ; 2° le mouvement anabaptiste de Zurich, qui éclata après la confession (ou profession de foi) de Zollikon[37], et qui donna lieu à une violente répression en 1528 et 1529 ; 3° la révolution de Munster, lorsque Mathias et Bocold (Jean de Leyde) eurent fait pénétrer l’anabaptisme à Munster et se furent emparés de la ville en 1534. La promiscuité la plus épouvantable y régna, jusqu’à ce que les troupes de l’évêque eussent repris la ville en 1535, après un siège dont les horreurs sont connues.

Dans l’intervalle, en 1527, il s’était établi en Moravie des communautés anabaptistes, qui disparurent rapidement sous l’influence des divisions et de l’immoralité que la vie commune engendrait. Il ne faut pas les confondre avec les « Frères Moraves », qui étaient un débris de l’hérésie antérieure des Hussites au XVe siècle et qui ne pratiquaient pas le communisme : ces derniers, venus en Moravie sous la conduite de Huter, sont connus aussi sous le nom de Herrnhuters.

Mais à ce moment là un plan de société communiste venait enfin d’être dressé : c’est l’Utopie de Thomas Morus, le premier de ces romans d’aventures et de thèse communiste qui devaient être si nombreux aux XVIe et XVIIe siècles[38].

L’Utopie fut publiée en latin, à Louvain, en 1516[39]. Traduite en allemand dès 1524, elle ne fut peut-être pas étrangère au mouvement anabaptiste et communiste de Munster. Le nom d’Utopie désigné sans doute le caractère hautement fantaisiste de la description : l’Utopie est l’île qui n’existe nulle part, ου τοπος[40].

Morus raconte qu’étant à Bruxelles (effectivement il était allé à Bruges en 1515-1516 avec une mission du gouvernement anglais) il y avait vu Ægidius et Raphaël Hythlodée. Le premier est un personnage historique, l’humaniste Pierre. Ægidius, d’Anvers ; le second, ancien compagnon prétendu d’Améric Vespuce, est purement imaginaire.

Le dialogue s’engage entre eux par une critique de l’état social contemporain. Les abus de l’oisiveté ; le luxe des grands, le nombre trop considérable des dignitaires ecclésiastiques et des nobles, la transformation des cultures en pâturages de moutons[41], tels sont les principaux sujets qui, remplissant le premier livre, défrayent un instant la conversation.

Bientôt — et ce livre II est la partie la plus considérable — Hythlodée se met à décrire l’île d’Utopie, qu’il a habitée pendant cinq ans. Elle porte ce nom en souvenir du sage Utopus, qui lui a donné des lois. Géographiquement elle ressemble un peu à l’Angleterre, séparée, comme elle est du continent par un détroit et possédant une capitale assise sur un fleuve que remonte la marée. Mais laissons toutes les considérations sur l’état de l’Angleterre et sur le plan d’une politique extérieure : passons à la critique de la propriété individuelle et au plan d’une société communiste.

« Dans tous les États où la possession est individuelle, dit Hythlodée, où tout se mesure par l’argent, on ne pourra jamais faire régner la justice, ni assurer la prospérité publique… Tant que ce droit subsistera, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage qu’un inévitable fardeau d’inquiétude, de misère et de chagrin[42]. »

À cela, Morus fait deux objections — ces deux éternelles objections que personne encore n’a résolues. — « Mais, dit-il à Hythlodée, tout le monde fuira le travail, puisque personne ne sera plus aiguillonné par l’espérance du gain et que chacun se reposera sur l’industrie et la diligence d’autrui » ; en second lieu, « il n’y aura pas même de gouvernement possible, chez ce peuple de niveleurs repoussant toute-espèce de supériorité. » Et Raphaël de répondre sans plus : « Que n’avez-vous été en Utopie ![43] »

Il faut en convenir, c’est un peu bref comme réplique et surtout comme réfutation.

Dans la partie descriptive, la grande originalité de Thomas Morus, c’est d’imaginer la production en commun, tandis que les rêveurs qui l’avaient, précédé, n’avaient vu de communauté que dans la consommation, après une production abandonnée aux forces individuelles[44].

L’Utopie est une République, avec un président élu à vie et des magistrats électifs à temps. Le pays renferme outre la capitale Amaurotum, cinquante-cinq villes dont aucune n’a plus de six mille familles. L’industrie occupe les citadins, en même temps que l’agriculture est exercée dans des colonies agricoles. Tous les ans, la moitié des cultivateurs rentre dans les villes, où elle remplace une égale quantité d’ouvriers urbains. Les voyages à l’intérieur sont interdits, sauf permission des magistrats. Il n’y a pas non plus de commerce intérieur : on y supplée par des échanges gratuits de région à région. Les repas se prennent en commun : toutefois ce n’est pas une obligation et c’est par simple agrément que les habitants en pratiquent l’usage universel. Pour l’alimentation, on a des marchés gratuits, et l’on a de même de grands magasins publics et gratuits pour les objets manufacturés. Pourquoi manquerait-on de richesses, puisque le travail universel en produit en abondance dans tous les genres[45] ? Ce travail est imposé à tous, mais il n’est que de six heures coupées par un repos dans le jour. En sont seuls dispensés : 1° les magistrats ; 2° les sujets d’élite voués aux sciences ; 3° les ministres du culte (ce culte n’est qu’un théisme fort vague, avec une morale- épicurienne et une tolérance absolue, qui ne repousse que le prosélytisme quelconque). Dans ces conditions, là, les Utopiens n’ont pas besoin de monnaie : cependant, grâce à une balance du commerce favorable, le gouvernement a d’immenses quantités d’or et d’argent, pour les besoins de la politique extérieure.

Morus, qui supprime la propriété, n’a pas cependant le courage de supprimer la famille, comme la logique le demanderait. Il conserve le mariage et punit l’adultère ; il admet toutefois le divorce, pour incompatibilité d’humeur bien constatée. Bien plus, il permet la fécondité des unions, sous cette seule réserve que, l’uniformité étant de règle en Utopie, les magistrats prennent des enfants à ceux qui en ont trop, pour en donner à ceux qui n’en ont pas assez. En cas d’accroissement trop grand de la population, les magistrats décrètent une émigration dans quelqu’une des îles voisines et désignent les émigrants. Le suicide est pratiqué ; bien plus, il est d’usage pour tous les infirmes et les malades incurables, soit que ceux-ci, sur les conseils des prêtres et des magistrats, se laissent mourir de faim, soit qu’ils se fassent tuer pendant leur sommeil[46], théorie qui contraste singulièrement avec le courage dont Thomas Morus fit preuve à ses derniers moments.

Il est moralement certain que l’Utopie, dans l’esprit de son auteur, était tout simplement un badinage littéraire selon le goût de la Renaissance. Thomas Morus pensait quelques-unes des critiques qu’il formulait contre les mœurs et les institutions de son temps ; mais il n’avait nulle envie de provoquer l’établissement du régime qu’il décrivait si complaisamment[47]. Le volume fut jugé ainsi par les contemporains : personne, même parmi les souverains absolus et presque féodaux de ces temps là, n’y vit rien de subversif. Enfin la mort noble et courageuse de Thomas Morus, désapprouvant les divorces d’Henri VIII, est la protestation la plus éloquente contre les soupçons d’innovations téméraires que l’on voudrait faire peser sur sa mémoire.

Il n’en a pas moins joué un rôle fort dangereux. Il se peut même que son Utopie ait contribué à la révolution anabaptiste de Munster et surtout au mouvement semblable qui éclata à Amsterdam en 1534, avec l’appui de Gélen, le lieutenant de Jean de Leyde. Comme le dit Kirchenheim, « Morus a fourni les arguments nécessaires pour lancer contre les classes qui possèdent, des injures de toute sorte et si l’Utopie n’était pas visiblement une œuvre d’imagination, on ne saurait l’absoudre d’avoir méconnu les lois économiques[48]. »

Il se peut encore que l’œuvre de Morus, avec beaucoup d’imagination, renferme une certaine part, de vérité descriptive ou au moins de sincérité[49]. Les plus anciens navigateurs, Christophe Colomb et Améric Vespuce, avaient trouvé des populations communistes : le premier aux Antilles, avec une certaine morale rudimentaire de sauvages, le second au Venezuela, avec l’anarchie, l’impudeur et l’anthropophagie[50]. Thomas Morus pouvait donc bien avoir recueilli, dans son voyage en Belgique, quelques échos des récits des voyageurs.

Jean Bodin, dans sa République, chercha à réfuter les faux principes avancés par l’Hythlodée de Morus. En tout cas, son livre est une œuvre nettement et solidement conservatrice : car le mot « République », pour les humanistes de la Renaissance, était synonyme de « État », et Bodin restait partisan de la monarchie absolue. Ceux qui l’ont accusé de tendances socialistes et révolutionnaires, l’ont donc purement calomnié[51].

Le plus illustre roman utopiste après celui de Morus est la Cité du Soleil de l’ex-dominicain Campanella[52]. Écrite en 1611, elle fut publiée à Francfort en 1620[53]. C’est un dialogue entre le Grand-Hospitalier et le chef des matelots, hôte des Génois. Ce dernier avait découvert, à Taprobane (ou Ceylan) la « Cité du Soleil », habitée par les « Solariens », et il décrit leur organisation.

Les Solariens, par l’austérité de leur régime et la sévérité de leur règle, mènent une vie monacale, à laquelle ne manque pas même la confession à un magistrat-prêtre, qui transmet à un prêtre supérieur, et ainsi de suite indéfiniment, toutes les confessions qu’il a entendues, en même temps que la sienne propre. Au sommet est un « grand métaphysicien », qui fait penser d’avance au Pape industriel de Saint-Simon et qui peut bien en avoir fourni le prototype[54]. La famille n’existe pas là-bas, non plus que la propriété. Les magistrats décident des accouplements passagers, dont la description donne libre champ au cynisme de l’ex-moine. Quant au mobile qui doit stimuler encore l’activité industrielle, Campanella ne parle que du sentiment du devoir et de l’amour de la patrie, mais sans insister davantage sur la difficulté.

« La Cité du Soleil est l’expression la plus complète, la plus radicale et la plus logique du système communiste. L’auteur, qui avait perdu de vue le monde réel[55], était mieux placé que personne pour expliquer la promiscuité des sexes, la communauté des biens et le despotisme inquisitorial. La cité des Solariens est un grand cloître où tous vivent d’après une règle sévère ; le gouvernement est une hiérarchie religieuse ; la tempérance et là pauvreté sont les vœux que tout le monde fait. Mais la pauvreté de l’individu doit avoir pour résultat la richesse de la collectivité, et c’est ainsi que Campanella a été le promoteur de toutes ces idées radicales qui ont été défendues de nos jours par Fourier, Bebel et d’autres. Seulement aucun ne l’a surpassé en audace[56]. »

Les romans utopiques ne manquèrent pas dans le XVIIe siècle. Nous n’en citons plus que deux, la Reipublicœ christianopolitanœ descriptio (1619), de Jean Valentin Andrea, pasteur protestant de Souabe, et la fameuse Histoire des Sévarambes (1677), qui est attribuée avec assez de vraisemblance à Vairasse d’Alaiset qui servit de modèle à toute une littérature de haute fantaisie[57]. Tous ces imitateurs des Sévarambes sont profondément éloignés de toute idée chrétienne, quand ce n’est pas aussi de toute idée morale.

Il est d’ailleurs à remarquer que la littérature utopique n’a rien fourni de chrétien, excepté la Reipublicœ christianopolitanoe descriptio d’Andreæ, qui expose un régime idéal basé sur la pratique la plus pure et la plus parfaite de la morale évangélique, et excepté encore le Royaume d’Ophir (1699), œuvre d’un auteur inconnu, qui est utopiste sans être socialiste. Bien plus, dans le Télémaque de Fénelon (1699), si c’est du socialisme qui apparaît, c’est aussi du socialisme païen, avec la description de Salente, où chacun ne doit posséder que ce qui est nécessaire à soi et à sa famille, mais où nul de nous non plus ne consentirait à habiter. Encore un badinage littéraire à la façon de Thomas Morus.

Quant au socialisme philanthropique, il faisait son apparition avec l’abbé de Saint-Pierre ; et le socialisme révolutionnaire et athée allait faire bientôt la sienne avec le curé Meslier.

L’abbé de Saint-Pierre (1658-1753), rêveur d’une inépuisable fécondité, est resté caractérisé par son Projet de paix universelle en trois volumes. C’est un sceptique, qui se désintéresse de beaucoup de choses, même de l’immortalité de l’âme, mais qui veut du bien au genre humain (la preuve, c’est que c’est lui qui a inventé le mot « bienfaisance » !). Or, pour soulager les pauvres, il demande un règlement qui fasse payer aux riches « leur part de l’aumône de justice, qui est due aux citoyens en danger de périr de misère » ; et comme ressources dans ce but il propose : 1° un impôt progressif sur les loyers des maisons ; 2° un impôt de 10 % sur les successions collatérales dépassant 20.000 onces d’argent. N’est-ce pas que les socialistes contemporains trouveraient ce bon abbé bien réactionnaire et bien prudent dans ses projets contre les riches, quoiqu’ils ne puissent guère le trouver clérical ?

Ils aiment mieux le curé Meslier. Celui-ci, qu’on avait soupçonné quelque peu d’être un personnage légendaire, fut curé d’Etrepigny et de But dans les Ardennes : ayant eu des difficultés avec le seigneur du lieu, il se laissa mourir, de faim, en 1729 ou 1733, après avoir épanché ses rancunes et ses blasphèmes dans un volumineux Testament. Voltaire, d’Holbach et Silvain Maréchal en donnèrent des extraits : mais l’œuvre en son entier n’a été publiée que plus récemment[58]. C’est une virulente satire de la société d’alors, de la religion et aussi de la propriété. « Un abus, y est-il dit, qui est presque universellement reçu et autorisé dans le monde, est l’appropriation particulière que les hommes se font des biens et des richesses de la terre, au lieu qu’ils devraient tous également les posséder en commun, pour en jouir aussi également. »

Entre temps, tout au cours du XVIIe siècle et pendant une partie du XVIIIe siècle, les fameuses missions des Jésuites chez les Indiens du Paraguay présentèrent un essai bien curieux et bien suggestif du régime communautaire, tel qu’il pouvait être conçu pour des sauvages soumis à une rigoureuse discipline chrétienne. Les témoignages divers que l’on en a ne permettent pas de douter que les indigènes n’y aient trouvé un bonheur en harmonie avec leur nature et avec le point de développement économique où ils étaient[59]; on peut même ajouter que ce régime pouvait être momentanément nécessaire, en formant une heureuse transition vers un état social où plus de liberté se serait alliée à une ascension régulière vers le progrès économique et la civilisation. Mais il est difficile de voir là un idéal permanent pu de croire que cet état, artificiel en quelque sorte, fût susceptible d’une bien longue durée[60]. En tout cas, il est curieux aujourd’hui d’observer les jugements que les socialistes émettent sur les « réductions », partagés qu’ils sont entre le besoin de louer tout régime de communauté et le désir non moins ardent de dénigrer tout ce qui porte une empreinte religieuse[61].

Signalons enfin, pour terminer le trop rapide aperçu des romans utopiques et socialistes, l’Histoire des Galligènes, de Tiphaigne de la Roche[62], et la Basiliade de Morelly, poème en prose d’un cynisme éhonté[63]. Nous entrons avec ces derniers, auteurs dans le socialisme de la seconde moitié du XVIIIe siècle, socialisme « moins social que sentimental et moral », étranger à un programme de réformes pratiques, tout peuplé d’imaginatifs et de rêveurs, qui « esquissent des sociétés où il n’y aura ni malheureux, ni méchants, puisqu’on aura supprimé la propriété qui les divise et les rend méchants[64] ». Nous allons revenir quelque peu en arrière pour étudier cet aspect nouveau de la vieille idée socialiste.

  1. Voyez le dictionnaire de Littré, v° Socialisme.— Reybaud écrivait en 1849 : « Voici quatorze ans bientôt que j’eus le triste honneur d’introduire dans notre langue le mot de socialistes, sans prévoir quel bruit ni quelles luttes s’y rattacheraient » (Reybaud, Études sur les réformateurs modernes, introduction au second volume, Bruxelles, 1849, t. II, p. 7).
  2. Voyage en Orient, t. IV, p. 310. — Sur l’origine du mot « socialisme », voyez l’intéressante digression de M. C. Raillard, dans Pierre Leroux et ses œuvres, Châteauroux, 1899, pp. 89 et s. Toutefois M. C. Raillard se trompe en attribuant le premier emploi du mot à Mallet du Pan écrivant en 1799 : Mallet avait l’idée, mais non pas l’expression.
  3. Il y a donc plusieurs erreurs dans la note d’Anton Menger, sous sa page 24 de la traduction française de son État socialiste (1904).
  4. Stegmann et Hugo, Handbuch des Socialismus, 1897, p. 752.
  5. Aristote, Politique, 1. II, ch. ii. — Thiers, dans son ouvrage de la Propriété, a un beau chapitre sur cette union des deux questions de la famille et de la propriété (1. II, ch. v). — Cependant il ne faudrait pas croire que l’instinct de la propriété, au lieu d’être un attribut direct de notre nature, ne soit qu’une conséquence de notre aspiration à l’état de famille et qu’il dût disparaître si la vie de famille disparaissait. C’était l’erreur de Campanella. « L’esprit de propriété, disait-il, ne grandit en nous que parce que nous avons une maison, une femme et des enfants en propre » (Cité du Soleil, trad. de Villegardelle, 1840, t ; II, pp. 223 et 224).
  6. Congrès de Gotha : « L’affranchissement du travail exige la transmission des instruments du travail à la société tout entière et le règlement collectif de l’ensemble du travail, avec l’emploi du produit du travail conforme à l’utilité générale et selon une juste répartition » (Cité entre autres par Maisonabe, Doctrine socialiste, 1900, p. 13, ouvrage aussi bien documenté que judicieux).
  7. Marseille, 1879 ; Paris et le Havre, 1880 ; Roubaix et Reims, 1881 ; Roanne, 1882 ; Erfurt, 1891 ; Bruxelles, 1894, etc., etc. — Maisonabe (loc. cit.) donne les définitions d’Erfurt et de Bruxelles.
  8. « N’est pas socialiste à mon avis, dit M. Millerand, quiconque n’accepte pas la substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste « (Discours de Saint-Mandé, 1896). — L’ordre du jour voté dans une réunion de députés socialistes tenue le 3 juin 1896, au Palais-Bourbon, par vingt-six députés, dont MM. Baudin, Millerand, Jaurès, Viviani, etc., portait qu’il faut « abolir le régime capitaliste lui-même et mettre un frein à l’exploitation de l’homme par l’homme au moyen de la substitution de la propriété sociale à la propriété capitaliste ».
  9. Gabriel Deville, Aperçu sur le socialisme scientifique, en tête de la traduction française du t. I du Capital de Marx, p. 10 ; — Vaillant, dans le Monde socialiste de Léon de Seilhac, p. 60. — Voyez sur ce débat, Maisonabe, Doctrine socialiste, pp. 19-23.
  10. Maurice Block, le Socialisme moderne, 1891, p. 28.
  11. Pour le rapprochement à faire entre la République et les Lois d’une part, le socialisme moderne d’autre part, on peut étudier particulièrement Poehlmann (professeur à l’Université d’Erlangen), Geschichte des antiken Kommunismus und des Socialismus, Munich, 1893.
  12. Fournière proteste contre l’idée que Platon (et ensuite Campanella) aient voulu faire les femmes communes, ce qui les aurait ravalées au niveau des choses, puisque celles-ci aussi étaient communes. Selon lui, « Platon est bien un précurseur du féminisme, puisqu’il ne considère pas la femme comme subordonnée à l’homme… elle lui est commune comme l’homme lui est commun ». C’est donc une communauté ou polygamie successive avec droits égaux de tous sur chacune et de toutes sur chacun (Fournière, Théories socialistes au XIXe siècle, 1904, pp. 52-54). Mais est-il concevable que ce système puisse fonctionner ?
  13. Aristote, Politique, 1. II, ch. ii, § 11.
  14. Thonissen, le Socialisme depuis l’antiquité, Louvain, 1852, t. I, p. 47.
  15. Alfred Sudre, Histoire du communisme, 5e édition, 1850, p. 29. — À l’heure qu’il est cependant, une nouvelle opinion s’est fait jour sur la République. M. Souchon convient du socialisme des Lois : mais il n’en voit point en dehors de là. « Seul, dit-il, le Platon des Lois a été vraiment socialiste. Quant à la République, si souvent invoquée comme le meilleur titre de noblesse de toutes les doctrines réformatrices de notre temps, elle n’avait en réalité rien de commun avec leurs principes… Le fameux communisme platonicien a été conçu sous l’empire de considérations étrangères à l’économie… Il est d’abord absolument certain que la République n’entend pas proscrire la propriété privée. Elle se propose au contraire d’en faire l’apanage des classes directement productrices, des artisans, des laboureurs et des marchands. Ici, bien que la pensée de l’auteur n’ait pas été exprimée, elle ne saurait être douteuse… Aristote, quand il critique les opinions de son maître, ne prend pas la peine de leur restituer leur véritable physionomie, et il critique un système de communisme général qui n’est pas celui de Platon. » Et la conclusion de M. Souchon, c’est que la communauté des biens, limitée aux deux premières classes et inspirée par le désir de justice qui domine tout l’ouvrage, est « comme le contrepoids aux pouvoirs considérables attribués dans l’État, soit aux guerriers, soit aux magistrats ». Bref, ajoute-t-il, « il est assez naturel de s’inscrire d’abord en faux contre la tradition qui voit dans le chef-d’œuvre platonicien le manifeste capital du socialisme dans l’antiquité » (Souchon, Théories économiques dans la Grèce antique, 1898, pp. 143-155). — Nous signalons cette opinion nouvelle à titre seulement de curiosité, car nous avons peine à croire qu’Aristote connût moins bien la pensée de Platon ou fut moins capable d’en lire la langue qu’on ne l’est actuellement.
  16. Nous avons exposé dans le texte l’opinion commune et traditionnelle sur la différence de la République et des Lois. « Voyant que chacun la blâmait, il s’en départit loisiblement », dit Bodin (République, 1. II, ch. i, éd. de 1589, p. 265). Nous venons de voir que M. Souchon improvise une opinion diamétralement opposée.
  17. Lois, livre V.
  18. La remarque en est faite par Bodin à plusieurs endroits de sa République (voyez à cet égard Baudrillart, Bodin et son temps, p. 154). — Sur ce principe du socialisme platonicien, consultez le R. P. Castelein, Socialisme et droit de propriété, pp. 133, 136-137.
  19. Lois, livre V ; item, République, 1. V.
  20. R. P. Castelein, Socialisme et droit de propriété, p. 139.
  21. C’est le mot de saint Thomas : « Inter eos qui communiter et ex indiviso aliquid possident, frequentius jurgia oriuntur » (Summa theologica, IIa, IIae, quæst. LXVI, art. 2). Voilà pourquoi le Code civil n’est pas favorable au pacte d’indivision, bien distinct du contrat de société.
  22. Supra, p. 16.
  23. Politique, 1. IV, ch. IX, § 7.
  24. Ibid., ch. xiv, §§ 6 et 10. — Voyez supra, p. 20.
  25. M. Souchon (Théories économiques dans la Grèce antique, pp. 168-169) y voit cependant du collectivisme, et il conclut que « quand on représente Aristote comme le grand défenseur dans l’antiquité grecque de la propriété individuelle, on méconnaît une partie de sa doctrine… Les passages du maître sont formels, et ils marquent très légitimement sa place à côté du Platon des Lois parmi les ancêtres lointains d’une doctrine qui a eu, d’ailleurs, bien d’autres précurseurs avant que Karl Marx eût écrit le Capital » (Op. cit., pp. 169-170). — De même, p. 190, le « socialisme d’Aristote ».
  26. Le Socialisme en Grèce, par G. Platon, Paris, 1895.
  27. Voyez Henri Joly, le Socialisme chrétien, 1892, pp. 38 et s. ; — Thonissen, Socialisme depuis l’antiquité, t. I, ch. iii, §§ 1 et 2. — É. de Laveleye altère l’histoire et la vérité quand il écrit : « C’est bien sur cette terre que la transformation devait s’accomplir. Les premiers chrétiens croient tous au millénium. D’instinct et comme conséquence naturelle de leur foi, ils établissent parmi eux le communisme... Lorsque le temps fut passé et qu’il fallut renoncer à la venue du royaume d’ici-bas, on ne l’espéra plus que dans un autre monde, dans le ciel... Le christianisme a gravé profondément dans nos coeurs et dans nos esprits les sentiments et les idées qui donnent naissance au socialisme. Dans tout chrétien qui comprend les enseignements de son maître et qui les prend au sérieux, il y a un fond de socialisme ; et tout socialiste, quelle que puisse être sa haine contre toute religion, porte en lui un christianisme inconscient » (Socialisme contemporain, 10e éd., 1896, pp. XIV-XVII). — Il est étrange qu’on ose afficher une ignorance aussi profonde de ce qui fait et a toujours fait l’essence du christianisme. Nous reviendrons d’ailleurs plus loin sur ces questions à propos de « socialisme chrétien ».
  28. Actes des Apôtres, v, 4.
  29. « Non quasi imperans dico, sed per aliorum sollicitudinem, etiam vestrae charitatis ingenium bonum comprobans » (II ad Corinthios, viii, 8). — C’est bien le sens de saint Thomas sur l’usage que l’on doit faire de la propriété et de la richesse, « ut de facili aliquis eas communicet in necessitate aliorum » (Summa theol., IIa IIae « , quæst. lxvi, art. 2). — Cependant, au dire d’un démocrate chrétien fort avancé, M. Paul Lapeyre, si les communautés chrétiennes n’ont pas persévéré dans l’esprit de leurs débuts à Jérusalem, c’est parce que « les persécutions eurent ce déplorable résultat d’empêcher la société chrétienne de se constituer et que, au bout de trois siècles, la notion du plan de reconstitution sociale conçue par Jésus-Christ était presque effacée » (Paul Lapeyre, le Catholicisme social, 1896, t. II, p. 390). Cela équivaut à dire que l’Église a perdu un de ses buts et manqué sa mission. Mais Paul Lapeyre, bien qu’il ait été rédacteur à l’Univers pendant une quarantaine d’années, n’a jamais été pris au sérieux en dehors de ce journal.
  30. « De collectis autem, quæ fiunt in sanctos, sicut ordinavi et ecclesiis Galatiæ, ita et vos facite » (I ad Corinthios, xvi, 1). — « Obsecro vos… ut obsequii mei oblatio accepta fiat in Jerusalem sanctis » (Ad Romanos, xv, 30).
  31. Voir sur ces sujets Thonissen, op. cit., ch. iv.
  32. S. Augustin, Lettre CLVII, à Hilaire, §§ 23-39 (Édit. Vivès, 1870, t. V, pp. 401 et s.).
  33. Thonissen, op. cit., t. I, p. 146.
  34. Sudre, Histoire du communisme, 5e éd.,1850, pp. 85 et s. ; — Thonissen, op. cit., 1.1, pp. 152 et s. — C’est donc à tort que les anciens panégyristes du socialisme, comme Louis Blanc dans l’Histoire de la Révolution française (t. 1, ch. i) ou comme Cabet et Villegardelle, se réclament d’une parenté philosophique et sociale avec les hérésies du milieu du moyen âge. — Brants, ce pendant, dans ses Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècles, n’absout pas ces sectes diverses du reproche d’avoir voulu renverser la propriété (Op. cit., pp. 268 et s.).
  35. Guillaume Ockam, Defensorium paupertatis contra errores Joannis XXII.
  36. Il faut noter ici une décision très remarquable du concile de Constance, en 1417. Il paraît que quelques communautés de simples laïques s’étaient constituées dans le diocèse d’Otrecht, avec la mise en commun des biens de leurs membres et avec une organisation intérieure modelée sur celle des monastères. Un dominicain de Groningue, nommé Grabon, avait soutenu que le renoncement à la propriété individuelle, obligatoire pour les religieux, est incompatible avec la vie et les devoirs des simples fidèles ; mais cette opinion fut condamnée au concile par le pape Martin V. En tout cas, il faut bien remarquer que ces communautés laïques d’Utrecht prétendaient user simplement d’une faculté et n’imposaient rien à-personne (Cité avec textes à l’appui par Thonissen, op. cit., appendice A, t. I, p. 323).
  37. En substance, d’après cette profession de foi, toute secte où la communauté des biens n’est pas établie entre les fidèles, est une famille d’imparfaits : ils se sont écartés de la loi de charité, qui faisait l’âme du christianisme à sa naissance. Ce n’était point nouveau comme formule : on en trouve autant chez les gnostiques des IIe et IIIe siècles.
  38. Thomas More (1480-1535), président (ou speaker) du Parlement anglais, chancelier d’Henri VIII, condamné à mort et décapité sous inculpation de trahison, en réalité comme suspect d’être resté papiste en secret et comme coupable de condamner les divorces successifs d’Henri VIII. Thomas More est un fort beau caractère empreint d’une grande dignité. — Sur la littérature des romans socialistes depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, voyez l’Eternelle Utopie de von Kirchenheim, trad. franc., 1897 ; — Sudre, Histoire du communisme ; — Hugo, der Socialismus in Frankreich im xve et xvie siècles Iahrhundert, ch. v et vi.
  39. Sous ce titre De optimo reipublicæ statu deque nova insula Utopia.
  40. Sur l’Utopie, voyez Kautsky, Thomas More und seine Utopie, 1888 (publié dans la Geschichte des Socialismus in Einzelndarstellungen, ou die Vorlaüfer des neueren Socialismus, t. I, 1895).
  41. Sur les enclosures aux xve et xvie siècles, Ashley, Introduction to English economic history and theory, 1. II. ch. iv, §§ 49-52.
  42. De Utopia, lib. I, édition de 1613, Hanoviæ, p. 113.
  43. Op. cit., lib. I, pp. 117-118.
  44. Ce point est très bien mis en lumière par Kautsky, dans Thomas More und seine Utopie.
  45. Les Utopiens étaient très avancés ou industrie et en agriculture : par exemple, ils avaient des couveuses (lib. II, p. 129) !
  46. Lib. II, pp. 219-220.
  47. « Beaucoup de choses, dit Morus, me revenaient à l’esprit, qui dans les mœurs et les lois de ce peuple me paraissaient de la dernière absurdité… Tout ce régime là, en effet, est fondé sur la communauté de la vie et des biens, sans commerce de monnaie ; et cela seul suffisait bien à renverser de fond en comble toute magnificence, toute noblesse, toute splendeur et toute majesté, en un mot, suivant l’opinion du public, tout ce qui fait la beauté et l’ornement de l’État. Cependant, comme je savais Hythlodée fatigué de son récit et que je n’avais pas moi-même suffisamment examiné s’il pouvait supporter une contradiction…, je louai les mœurs des Utopiens et je le félicitai de son discours : puis je le pris par la main et le fis entrer pour dîner, en lui demandant par politesse de m’accorder un autre moment pour que nous pussions creuser davantage ce sujet et nous en entretenir plus à notre aise. En attendant, il m’est impossible d’acquiescer à tout ce qu’il a dit, quoique d’ailleurs ce soit sans conteste un homme des plus instruits et des plus expérimentés. En même temps je reconnais, sans peine qu’il y a dans la République des Utopiens beaucoup d’institutions et d’usages que j’ai le désir, plutôt que l’espérance, de voir s’implanter dans nos États » (Op. cit., lib. II, pp. 297-299).
  48. Kirchenheim, Éternelle utopie, trad. fr., 3e éd., p. 72.
  49. Kirchenheim, op. cit., ch. vi, pp. 74 et s. de la trad. fr.
  50. Voir les autorités citées par Kirchenheim (les Décades de Pierre Martyr, les lettres d’Améric Vespuce et les Quatre navigations de Waldseemüller, 1507).
  51. Pourquoi Kirchenheim dit-il que « la République de Bodin ne peut pas, comme le fait Sudre, être considérée comme une utopie » (Op. cit., p. 84 en note) ? Sudre, au contraire, a défendu Bodin contre Reybaud, qui l’accusait de socialisme.
  52. Giovane Domenico Campanella, né en Galabre en 1568, se changea ensuite ses prénoms en celui de Tommaso. Il passa vingt-six ans de sa vie dans les prisons de Naples, de 1600 à 1626, comme impliqué à tort ou à raison dans une conspiration contre l’Espagne. Il se réfugia ensuite en France, auprès de Louis XIII, qui l’accueillit et l’honora, et il mourut à Paris en 1639. Campanella, beaucoup moins attachant que Morus, est un sceptique adonné à l’astrologie et fort immonde en ses descriptions. — Le complot pour lequel Campanella fut tenu si longtemps en prison, paraît avoir eu pour but la réalisation du système exposé dans la Cité du Soleil, et cela grâce à l’appui des Turcs, qui auraient aidé Campanella, Maurizio di Rinaldi, etc., à s’emparer d’abord de la ville de Catanzaro. — Sur Campanella, voyez entre autres auteurs, B. Croce, le Communisme de Tommaso Campanella, publié en français, pp. 259-316, dans le Matérialisme historique du même auteur, Paris, 1901 ; — Lafargue, dans les Vorlaüfer des neueren socialismus, 1895, Campanella, t..1, pp. 469 et s. (Op. cit.).
  53. Sous ce titre : Civitas solis, vel de reipublicæ idea dialogus politicus. Interlocutores : Hospitalarius magnus etnautoi’umgubemator, Genuensis hospes.
  54. Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, t. I, ch. ii.
  55. Il était en prison depuis onze ans, quand il l’écrivit en 1611.
  56. Kirchenheim, op. cit., pp. 98-99.
  57. Sur ces auteurs et tous ceux du XVIIIe siècle, étudier l’excellent ouvrage de M. André Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle, 1895, complété par le Socialisme utopique du même auteur, 1898.
  58. Le Testament du curé Meslier existe en trois exemplaires originaux de 366 feuillets, avec la signature de l’auteur. Il a été publié pour la première fois à Amsterdam en 1864, par Ch. Rudolf. — Voir Hugo, Socialismus in Frankreich im XVII und XVIII Iahrhundert (dans die Geschichte des Socialismus in Einzelndarstellungen, viiter Abschnitt, ch. iii, p. 792), et surtout Lichtenberger, Socialisme au xviiie siècle, pp. 75 et s. — Anton Menger appelle le curé Meslier « le premier théoricien du socialisme révolutionnaire » (Droit au produit intégral du travail, tr. fr., p. 85 en note). Théoricien, le mot est absolument impropre.
  59. Laissons de côté le témoignage du P. de Charlevoix, dans l’Histoire du Paraguay, car on le trouverait suspect. Mais voici celui de Raynal dans l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux-Indes:« Lorsque, en 1768, les missions du Paraguay sortirent des mains des Jésuites, elles étaient arrivées à un point de civilisation, le plus grand peut-être où l’on puisse conduire les nations nouvelles » (Op. cit., éd. de 1780, t. II, p. 289). — Voyez toutes les autres autorités citées par Vilfredo Pareto, dans ses Systèmes socialistes, 1902 (t. I, pp. 194,197,198). La suppression des Jésuites par Aranda en 1767 eut « pour conséquence, dit-il, la ruine des reducciones : les malheureux Indiens furent pillés, dispersés, détruits ; un grand nombre mourut de faim et de privations.» Le désert reconquit toute la contrée.
  60. Pourrait-on appliquer ici quelque chose de ce jugement peu suspect qu’un Jésuite, le R. P . Castelein, porte sur le « bon sauvage » de Rousseau ? « Il est faux de dire que l’évolution spontanée des facultés et des besoins de l’homme, en entraînant la différenciation des qualités individuelles et les relations sociales, soit un pas vers la décrépitude de l’espèce. C’est là essentiellement un principe de progrès : ce n’est qu’accidentellement une occasion de fautes et de malheurs. Cette différenciation, qui accentue de plus en plus les inégalités naturelles, tant entre les hommes qu’entre les peuples, est l’effet d’un progrès légitime » (R. P . Castelein, Socialisme et droit de propriété, pp. 155-156).
  61. À voir en ce sens Lafargue, Die Niederlassungender Jesuiten in Paraguay, publiées dans la Geschichte des Socialismus in Einzelndarstellungen, 1895, t. I, pp. 719 et s. ; — Vilfredo Pareto, les Systèmes socialistes, 1902, 1.1, pp. 193 et s. — M. Vilfredo Pareto pense cependant que, dans cette destruction de 1768 et années suivantes, le « bien-être de la race humaine » peut bien avoir été « obtenu par l’élimination des éléments de qualité inférieure. L’expulsion des Jésuites et la destruction, qui en a été la conséquence, des reducciones, peuvent avoir été utiles : car elles ont peut-être contribué à détruire une race inférieure pour la remplacer par une race supérieure, c’est-à-dire par des Européens » (Op. cit., p. 198). C’est cynique.
  62. Analyse dans le Socialisme utopique de M. Lichtenberger, 1898, ch. iii.
  63. Publié en 1753 sous le nom de Naufrage des îles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpaï, traduit de l’indien par X...
  64. Lichtenberger, Socialisme utopique, p. 5.