Histoire des doctrines économiques/2-1-1

LIVRE II

LES THÉORIES DES ÉCONOMIQUES

CHAPITRE PREMIER

LES PHYSIOCRATES

I

COMMENT LE MOUVEMENT PHYSIOCRATIQUE FUT PRÉPARÉ

Un trait commun va maintenant rapprocher les écoles diverses que nous étudierons ; et ce trait commun, c’est que les faits économiques paraîtront enchaînés les uns aux autres par des rapports que l’arbitraire et la fantaisie des hommes seraient impuissants à changer. On avait cru jusqu’alors à des procédés : on va croire maintenant à des lois. Telle est la doctrine des lois économiques, caractérisée par la croyance à un certain ordre naturel et permanent des sociétés.

Mais quel est cet ordre ? Et quels sont les faits qui en découlent ? Ici les opinions peuvent diverger, et un abîme, sans doute, va séparer Malthus et Ricardo d’avec Carey, ou bien Jean-Baptiste Say et Bastiat d’avec List. N’importe : quand même tous ces écrivains différeront entre eux sur l’application du principe, ils s’accorderont au moins sur son existence, et ils en feront la base de leurs théories, en laissant à l’école historique l’illusion que rien n’est absolu dans le monde, en laissant au socialisme d’État l’erreur de croire que c’est l’État qui informe et conduit à son gré la nation, et en laissant enfin au socialisme absolu l’ambition la terre le paradis terrestre à la condition qu’il en bannisse la famille, la propriété et tout d’abord la liberté individuelle.

Les physiocrates, quelques erreurs qu’ils aient commises, ont eu les premiers le mérite d’asseoir leur système sur ce principe de lois économiques naturelles. Jusque là on en avait bien pénétré ou imaginé quelques-unes, notamment en matière de monnaie et de commerce international : mais on n’avait point cherché à les coordonner en un système. Voilà donc pourquoi il n’est point injuste de faire commencer réellement l’économie politique avec la grande école des physiocrates, si énergiquement convaincue de l’existence et de la nécessité de ces lois.

Leur nom même en vient, du grec φύσις, nature, et κράτος, puissance. Il existe des lois naturelles qui commandent : telle est la véritable origine du mot « physiocratie », quoique pour l’expliquer on ait invoqué parfois la théorie qui fait de la terre, c’est-à-dire de la nature, l’unique puissance productive.

Le mot physiocrate est nouveau : Dupont de Nemours l’employa pour la première fois en 1799, et ceux que nous nommons les physiocrates n’étaient connus de leur temps que sous le nom d’économistes. Il n’y a d’ancien que l’adjectif physiocratique et le substantif physiocratie. À la fin de 1767, Dupont donnait ce dernier en sous-titre à un recueil d’œuvres de Quesnay qu’il publiait sous ce nom : Physiocratie ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain[1] ; mais il ne faisait apparemment qu’employer un mot déjà usité au moins dans une école.

Les doctrines physiocratiques ont apparu et se sont développées un peu après 1750. Montesquieu, dont l’Esprit des lois parut en 1748, ne contribua pas peu à accréditer l’idée de lois économiques[2]. Il proclamait, dans l’ordre moral comme dans tout autre ordre, l’existence de lois naturelles qui ne sont autres que les rapports dérivant de la nature des choses. Du reste, il n’approfondissait pas ce principe sous l’aspect qui seul nous intéresse, et il se bornait à disséminer çà et là des idées économiques, aussi souvent inexactes que dangereuses. On connaît ses vœux en faveur des lois somptuaires[3] et des impôts indirects[4], ses réflexions sur l’usage de la monnaie[5] et l’influence des climats[6].

C’est ce qu’il y a, à cet égard, de plus judicieux dans tout l’ouvrage. Pour le surplus, Montesquieu n’est ni un mercantiliste comme il aurait pu l’être, ni un libéral comme le seront Quesnay et Turgot : mais il encourage le socialisme d’État, en assignant à l’État le rôle de nourrir et de vêtir les citoyens[7], et il n’est pas loin de trahir la cause de la propriété, notamment quand il préconise l’impôt progressif[8]. Son défaut de sens économique se révèle surtout par son aversion contre les machines et le progrès industriel[9]. Nous ne parlons pas enfin de sa malveillance à l’égard du catholicisme et de l’Église, malveillance qu’il laisse percer en maint endroit, notamment à propos de la théologie scolastique[10], des hôpitaux et des monastères[11].

Un autre ouvrage, vraiment économique, frayant bien plus directement la voie aux physiocrates, c’est l’Essai sur la nature du commerce en général, ouvrage de Richard de Cantillon, composé probablement vers 1725 et publié seulement en 1755[12].

L’Essai sur la nature du commerce en général comprend trois parties. La première traite de la richesse ou de la production. Cantillon débute en définissant la terre comme la source ou la matière d’où l’on tire toute richesse » — ce qui va être une théorie purement physiocratique — et il exprime à ce sujet une foule d’observations assez originales. Cantillon, par exemple, avait-il une vague intuition de ce qui devait être la doctrine de Ricardo, lorsqu’il écrivait que « le prix ou valeur intrinsèque d’une chose est la mesure de la quantité de terre et du travail qui entre dans sa production, eu égard à la bonté ou produit de la terre et à la qualité du travail[13] » ? Le deuxième livre traite de rechange et de la circulation du numéraire, avec des vues judicieuses sur la manière dont la loi de l’offre et de la demande fixe le juste prix des choses par le procédé de ce qu’il appelle l’altercation entre le vendeur et l’acheteur. Cantillon s’y montre partisan de la liberté de l’intérêt, dont le taux, semblable au prix de toutes les choses, est régi par des lois naturelles. Enfin le livre III est consacré au commerce international : c’est un mercantilisme assez éclectique et sans système bien coordonné. Cité par Turgot et recommandé par Gournay, cet auteur était connu des physiocrates, et peut-être ne fut-il pas sans quelque influence sur eux.

Ce qui fait l’originalité de Cantillon, c’est sa distinction entre la « richesse en elle-même », d’une part, c’est-à-dire étudiée dans un pays isolé et supposé sans relations avec les autres, puis, d’autre part, la « richesse comparative », qui « consiste, dit-il, — toutes autres choses étant égales — dans la plus ou moins grande abondance d’argent qui circulé hic et nunc » dans les États[14]. L’argent a donc, selon lui, une double fonction : mesure des valeurs à l’intérieur d’une nation, il est entre elles la mesure comparative de leurs richesses. « Le vrai corps de réserve d’un État, dit Cantillon, est l’or et l’argent, dont la plus grande ou la plus petite quantité actuelle détermine nécessairement la grandeur comparative des royaumes et des États[15]. » Cantillon est donc nécessairement mercantiliste, partisan des balances de commerce favorables, non seulement avec le souci des excédents d’exportations, mais aussi avec la préférence donnée, entre les exportations, à celles des produits manufacturés ou industriels, parce que dans ceux-ci « entre peu de produit de terre ». De cette manière, l’on aura la richesse sous ses deux formes, l’une « en elle-même » et l’autre « comparative », avec une nombreuse population.

Mais Cantillon est allé beaucoup plus loin dans cette analyse des résultats d’une balance du commerce. Est-ce qu’un pays pourra recevoir indéfiniment des excédents de numéraire en ayant indéfiniment des excédents d’exportations ? Eh bien, non ! Devenu trop abondant, l’argent achètera moins, de telle sorte que le pays, encombré d’une monnaie à pouvoir réduit, verra moins d’étrangers affluer sur ses marchés, tandis que lui-même sera sollicité plus vivement d’aller acheter sur des marchés étrangers, où son argent aura un pouvoir plus considérable que sur le marché national. D’où cette conséquence qu’à un mouvement dans un sens devrait logiquement succéder, dans une autre période, un mouvement en sens opposé[16].

Par ailleurs, Cantillon, négociant et banquier de son état, était trop homme d’affaires pour ne point voir que la théorie quantitative est dérangée forcément par l’action des facteurs les plus divers, au nombre desquels il faut placer, dans un sens, la vitesse de circulation de la monnaie et dans un autre l’accroissement de la population et des affaires, en un mot ici l’augmentation de l’emploi de l’argent[17].

D’autre part, la question des blés a joué un rôle trop important dans la formation des doctrines physiocratiques et elle a suscité trop d’œuvres doctrinales, pour que, même avant de la suivre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous n’exposions pas ici tout d’abord ce qu’elle était au moment où la nouvelle école est apparue[18].

La tendance constante des autorités publiques avait été, depuis longtemps, d’assurer l’alimentation locale par les obstacles apportés au commerce et au transport des blés. Toutefois, malgré des fixations assez fréquentes du prix maximum des blés par voie d’ordonnances royales au cours des XIVe siècle et XVe siècles, les entraves mises à ce commerce ne faisaient point partie, à proprement parler, du système féodal. Saint Louis, au contraire, avait disposé expressément que « les baillis et sénéchaux ne défendront point les transports de blé, de vin et autres marchandises hors de leur territoire, si ce n’est en cas de grande nécessité », et que, « après avoir fait ces défenses, ils n’exempteront personne par grâce où faveur ». Là réglementation systématique ne commence qu’avec les derniers Valois et n’appartient en propre qu’aux derniers siècles de là monarchie.

C’est là ce qu’on appelle, à proprement parler, la politique annonaire.

Le principal texte législatif à cet égard est l’ordonnance du 21 novembre 1577, inspirée par le chancelier de l’Hôpital. La déclaration du 31 août 1699 l’a ensuite complétée.

Envisageons brièvement cette législation aux divers points de vue du commerce, de l’alimentation de Paris, de la circulation à l’intérieur et de l’exportation. Nous ne nous occuperons d’ailleurs que des règles permanentes, sans trop nous arrêter à des expédients passagers comme ceux que la famine de 1709 et quelques autres disettes exceptionnelles purent inspirer.

Tout d’abord les pouvoirs publics s’armaient de défiance contre toute idée d’accaparement, et c’était par la suppression des intermédiaires, c’était par le rapport direct du cultivateur et du consommateur qu’ils voulaient assurer le bon marché. De là la défense faite au cultivateur de garder son blé au-delà du terme de deux ans ; de là l’obligation de venir en personne au marché, d’y décharger et d’y vendre sa marchandise soi-même ou par quelqu’un de sa famille, sans pouvoir employer ni un commissionnaire, ni un facteur quelconque ; de là l’interdiction de remporter les grains une fois amenés et la nécessité de les vendre le troisième marché au plus tard, sans pouvoir dans l’intervalle hausser le prix qui avait été déclaré la première fois. L’obligation de vendre au marché était, du reste, fort ancienne : on l’a constaté déjà dans la coutume de Beauvais, en 1383 ; et de nombreux édits ou ordonnances, entre autres de Philippe le Bel et de François Ier, ne faisaient que la confirmer ou la généraliser. Bref, « au commencement du XVIIIe siècle, l’obligation de rendre son blé au marché était pour l’agriculteur une nécessité : quand les cours étaient bas, l’administration fermait les yeux sur les contraventions toujours nombreuses ; mais à la moindre hausse les vexations et l’arbitraire reprenaient de plus belle[19]. »

L’ordonnance de 1577 avait fait défense aux laboureurs (comme aux nobles et à d’autres catégories de personnes) de faire le commerce des blés, avec obligation pour quiconque voulait le faire de se déclarer et faire enregistrer aux greffes. Ce n’était point non plus sans risques qu’on embrassait cette profession, puisque les marchands assumaient la charge « d’aniener leurs grains au marché public de la ville où ils résident, une fois le mois pour le moins, si plus souvent n’est ordonné, et d’en avoir à cet effet toujours quantité ès dites villes, et déclarer les autres lieux esquels ils feront leurs achats et amas de grains ». Le soupçon d’avoir voulu attendre la hausse, parfois le simple fait d’avoir acheté sans marchander pouvaient entraîner les plus sévères condamnations[20].

Il fallait surtout que l’habitant des villes eût le blé à bon marché, et l’on pensait assurer ce résultat par la suppression de la concurrence et des intermédiaires[21]. Pour Paris notamment, les achats furent limités en quantité, afin que la petite consommation domestique ne souffrît pas des achats en gros de la boulangerie[22]. De plus, une ordonnance du lieutenant civil de Paris, du 8 janvier 1622, confirmant des dispositions antérieures, forma trois zones concentriques autour de Paris : dans la première, de huit lieues de rayon, les achats étaient interdits aux boulangers et négociants de Paris ; dans la seconde, de deux lieues de rayon, ils restaient interdits aux négociants et devenaient permis aux boulangers ; enfin, au-delà de dix lieues, les marchands pouvaient acheter en liberté ; Au resté, ceux de Paris pouvaient acheter partout, même dans les zones de protection de deux lieues qui s’étendaient autour des autres villes et qui étaient interdites aux boulangers et négociants de ces villes elles-mêmes. « L’usage de sacrifier toujours les intérêts des campagnes à ceux des villes, dit avec raison Afanassiev, était une tradition du moyen âge, reprise et aggravée encore par la monarchie absolue. Sitôt que le pain était cher, le prolétariat des villes s’agitait, et le gouvernement redoutait, à Paris surtout, les mouvements populaires, toujours pleins de menaces[23]. »

À l’intérieur de la France, la circulation des grains n’était pas affranchie des droits divers qui grevaient les marchandises en général et en particulier des droits qui étaient perçus ; soit à l’entrée des cinq grosses fermes, soit aux frontières de chaque province réputée étrangère. Momentanément l’arrêt du Conseil du 21 août 1703 permit bien la circulation en franchise dans tout le royaume : mais ce ne fut que passager, et après diverses interruptions la franchise disparut finalement avec l’arrêt du Conseil du 26 octobre 1740. Bien plus, dans les périodes de cherté le transport d’une province à l’autre était absolument interdit, soit par des arrêts des Parlements, soit par l’autorité des intendants.

Partant de cette idée que c’est l’abondance, et non la production, que l’on doit encourager, aucune mesure n’était prise contre l’importation des céréales étrangères.

En revanche, les exportations étaient ordinairement interdites, sauf des licences que les exportateurs payaient fort cher. François Ier, par l’ordonnance de novembre 1539, abrogea toutes les autorisations ou interdictions, privées, et prohiba l’exportation, sauf autorisation du roi ; François II, en 1559, établit un bureau de huit commissaires pour accorder ou refuser les sorties, suivant l’état du marché ; et Charles IX, en 1571, déclara que cette « faculté et puissance d’octroyer des congés et permissions pour le transport des grains hors le royaume est de droit royal et du domaine de la couronne, incommunicable à quelque personne que ce soit[24] ». Sully, protecteur de l’agriculture, obtint, il est vrai, des adoucissements à ce système ; mais la politique industrielle de Colbert ramena dans toute sa force le régime des interdictions. Les autorisations d’exporter n’étaient que temporaires, données pour trois mois ou six mois selon l’état de la récolte, et rarement pour l’année. Colbert se croyait obligé de justifier ces permissions par la considération que « le débit pourrait apporter beaucoup d’argent[25] » : mais leur brièveté arrêtait toute spéculation de quelque importance, dans un temps surtout où les correspondances et les transports étaient nécessairement fort longs. Les sorties n’avaient lieu très souvent qu’avec le paiement des droits ou au moins de la moitié des droits « suivant le tarif[26] ». Et quand la sortie était prohibée, elle l’était avec une impitoyable rigueur : témoin la peine de mort prononcée dès 1626, puis reproduite ; dans la déclaration du 22 décembre 1698, et enfin dans les arrêts du Conseil de 1710, de 1711 et de 1712. Ces dernières dates, d’ailleurs, rappellent des périodes de famine pour la France, et l’exportation ne pouvait guère être, alors ni une menace pour le royaume, ni une cause de bénéfice pour le vendeur.

Souvent aussi, de maladroites : interventions de l’administration décourageaient ou paralysaient la culture : tantôt, comme en 1692 et 1693, on permit au premier venu d’emblaver les terres qui ne l’auraient pas été ; tantôt, comme en 1709, après le terrible hiver qui gela les blés, on voulut réserver pour la consommation tout ce qu’il y avait de grains dans les greniers, on défendit aux cultivateurs de réensemencer les terres en orge et en blé de mars, et il était trop tard quand on s’aperçut que les paysans, meilleurs juges, chacun pour soi, de l’apparence de leurs récoltes, avaient eu raison de croire leurs emblavures perdues par la rigueur de la saison. Citons encore l’édit d’Henri IV, qui avait ordonné de tenir en Mairie les deux tiers de chaque domaine. Tout cela procédait du faux principe que l’intérêt général, au lieu d’être, sauf exceptions, la résultante des intérêts particuliers, ne peut être connu que par l’État et qu’il a besoin d’être imposé par lui. C’était méconnaître que la liberté et la concurrence, en étant les meilleurs stimulants de la production, sont aussi les pourvoyeurs les plus vigilants de la consommation.

Dans ces conditions, le commerce des blés avait été anéanti ou ne s’était pas constitué. Le prix de toutes choses avait monté, par l’affaiblissement du pouvoir de la monnaie, mais celui du blé était resté stationnaire : Forbonnais l’estimait en moyenne, pour le règne de Louis XIV, à 10 livres le setier de Paris, comme pour le règne d’Henri IV[27]. Ce prix était surtout beaucoup trop irrégulier, par l’absence de débouchés extérieurs et par les entraves mises à la loi de l’offre et de la demande. Aussi la situation des campagnes était-elle devenue très misérable, et d’autant plus que les céréales tenaient alors dans le régime agricole plus de place encore qu’elles n’en occupent maintenant.

« C’est un fait, disait déjà Boisguilbert en 1697, que plus de la moitié de la France est en friche ou mal cultivée, c’est-à-dire beaucoup moins qu’elle ne pourrait l’être et même qu’elle ne l’était autrefois[28] » ; et le contrôleur général de Machault écrivait en 1749, dans son Mémoire : « On ne saurait imaginer l’état déplorable où est l’agriculture, à moins de l’avoir vu de ses propres yeux en parcourant les campagnes et de s’être un peu appliqué à cette partie négligée… On est surpris qu’il se trouve encore des laboureurs en France et que les disettes de blé ne se fassent pas sentir plus vivement et plus fréquemment… Lorsque l’on voit tant de terres devenues incultes, la plupart même de celles qui sont cultivées ne l’être qu’à demi, tant de peuples qui ont disparu des campagnes, tant de bourgs et villages détruits ou qui tombent en ruines tous les jours, une infinité de gens réduits à déserter leurs foyers et à périr de misère, pendant qu’il y aurait moyen de les faire vivre tous en les occupant, n’est-il pas concluant qu’il faut que l’agriculture soit prodigieusement tombée depuis cinquante ans seulement et qu’il y ait dans la police des blés quelque vice radical, funeste à l’agriculture et à l’industrie[29] ? »

Ces détails historiques — un peu longs peut-être — nous ont semblé nécessaires pour expliquer le point de vue ; où les physiocrates se sont placés et pour donner la raison de l’orientation particulière vers laquelle l’économie politique allait d’abord se tourner.

La grande école à laquelle nous arrivons enfin, se subdivise en deux groupes : 1° celui des « économistes » proprement dits ou physiocrates, véritable secte de Quesnay, qui comprenait Quesnay, Mirabeau le père, Mercier de la Rivière, Le Trosne, Baudeau, Dupont (de Nemours), Abeille, de Saiht-Péravy, Vauvillers, Roubaud, etc. ; 2° le groupe de Gournay, qui comprenait au premier rang Gournay et Turgot, puis derrière eux Morellet, Trudaine de Montigny, Malesherbes, Herbert, Bertin, Maynon d’Invau, de Boisgelin, de Cicé, Dangeuil, Clicquot-Blervache, etc.

Nous étudierons dans cet ordre :

1° L’historique général de l’école ;

2° Les principes généraux sur lesquels elle repose ;

3° Les principaux de ses membres.

  1. M. Oncken, dans sa belle et savante édition des Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay (parue en 1888), incline à attribuer le mot à Quesnay lui-même. Ce qui est certain, c’est que, dans le numéro d’avril 1767 des Éphémérides, l’abbé Baudeau rendait justice à Forbonnais d’avoir « ignoré plutôt que combattu les principes de la physiocratie, c’est-à-dire de l’ordre naturel et social fondé sur la nécessité physique et sur la force irrésistible de l’évidence ». L’expression, ici, était employée pour désigner quelque chose de bien connu ; elle n’avait pas même l’apparence sonore, d’un néologisme, et l’on peut croire que le mot existait déjà dans le cercle des amis de Quesnay, qui lui-même donnait volontiers à ses articles des épigraphes ou des citations soit latines, soit surtout grecques (Voyez Oncken, op. cit., p. 697 en note).
  2. « L’époque — dit Dupont de Nemours — de l’ébranlement général qui a déterminé les esprits à s’appliquer à l’étude de l’économie politique, remonte jusqu’à M. de Montesquieu » (Dupont, Notice abrégée, dans les Éphémérides, 1769).
  3. Esprit des lois, I. VII, ch. v.
  4. Ibid., 1. XIII, ch. xiv.
  5. Ibid., 1. XXII.
  6. Ibid., 1. XVI.
  7. « Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues, ne remplissent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre dévie qui ne soit point contraire à sa santé » (Ibid., 1. XXIII, ch. xxix). — « Les richesses particulières n’ont augmenté que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique : il faut donc qu’il leur soit rendu » (Ibid., 1. VII, ch. iv). Montesquieu, dans ce passage, croyait donc seulement aux variations dans les répartitions des richesses, au sens patrimonial du mot, et non pas à une production de richesses au sens économique. De là ses axiomes sur la nécessité du luxe : « Si les riches ne dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim » (ibid.) ; et de là les lacunes qu’il présente sur l’épargne et le progrès : il ne croit ni à l’un ni à l’autre. — Sur les idées socialistes dans Montesquieu, voir le bel ouvrage de M. Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle, 1895, pp. 84-93. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet, 1. IV, ch. III.
  8. Ibid., 1. XIII, ch. vii.
  9. Ibid., 1. XXIII, ch. xv.
  10. « Nous devons aux spéculations des scolastiques tous les malheurs qui ont accompagné la destruction du commerce » (1. XXI, ch. xx). — Voir plus haut, p. 55.
  11. Voir la fin du livre XXIII, ch. xxix.
  12. Richard de Cantillon, né vers 1680 d’une famille noble irlandaise, fut d’abord négociant à Londres, puis fonda une banque à Paris, probablement en 1716. Là il seconda les opérations de Law et spécula sur les actions de la Banque ; mais il sut liquider à temps et se retirer. Résidant d’abord en Hollande, puis à Londres, il fut assassiné dans cette ville par son domestique, en 1738. Son Essai sur la nature du commerce en général parut à Paris en 1755, sans nom d’auteur, sous la mention « traduit de l’anglais, imprimé à Londres, chez Fletcher Gyles », mais bien écrit originairement en français à ce qu’il semble. En tout cas on n’a jamais mis en doute que l’auteur fut Cantillon. Mirabeau détenait depuis seize ans le manuscrit et s’en était largement inspiré pour composer l’Ami des hommes, lorsque l’Essai parut en 1755. — Sur Cantillon, consulter Espinas, qui l’a longuement étudié dans son Histoire des doctrines économiques, pp. 177-197 ; — voir aussi la thèse de M. Robert Legrand, Richard Cantillon, Paris, 1900.
  13. Essai, 1. I, ch. x, c’est le titre même de ce chapitre, moins le dernier membre de phrase.
  14. Essai, 1. II, ch. viii.
  15. Ibid., 1. I, ch. xvi.
  16. Ibid., 1. II, ch. v-vi, etc.
  17. Ibid., 1. II, ch. vi.
  18. Sur la question des blés, étudier l’ouvrage fort bien documenté de M. Afanassiev, privat-docent à l’Université d’Odessa, le Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, Paris, 1894.
  19. Afanassiev, op. cit., p. 18.
  20. Afanassiev, op. cit., pp. 80, 91, etc.
  21. Quelquefois on empêchait les paysans d’acheter, sinon en quantité insignifiante, sur les marchés où on les obligeait à venir vendre (Voyez Afanassiev, op. cit., p. 19).
  22. Une ordonnance de décembre 1672 interdit « à tous hôteliers, grainiers et regrattiers » d’acheter plus de deux setiers de blé (pour le blé, le setier de Paris était de 1 h. 56 l. et correspondait en poids à 123 k. à peu près, à raison de 79 k. l’hectolitre). Les boulangers pouvaient acheter jusqu’à deux muids de blé et un muid de farine (le muid était de 12 setiers, soit environ 1.478 k. de blé). — Nous avions compté auparavant sur 77 k. l’hectolitre.
  23. Afanassiev, op. cit., p. 222.
  24. C’est l’ordonnance sur laquelle nous nous sommes expliqué plus haut (p. 117).
  25. Lettre du 29 décembre 1669 à l’intendant de Bourgogne (voyez P. Clément, Colbert, t. II, p. 53). — Cependant Clément, très favorable à Colbert, le félicite d’avoir permis l’exportation pendant dix ans et quatre mois au total, sur une période de quatorze ans, de 1669 à 1683 (Op. cit., t. II, p. 56). M. des Cilleuls juge Colbert plus sévèrement (Histoire et régime de la grande industrie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 29).
  26. Suivant le tarif de 1664, les droits étaient de 22 livres le muid. Avec le muid de 12 setiers, c’est-à-dire de 1.478 k. de blé, et avec la livre à 1 fr. 86 sous Colbert (nous ne nous occupons pas des changements de pouvoir de la monnaie), on trouve que les droits correspondaient à 2 fr. 77 les 100 kilos.
  27. Avec la livre à 1 fr, 86, ce serait la parité approximative de 15 fr. 10 le 100 kilos.
  28. Détail de la France, édition Guillaumin, p. 253.
  29. Cité par Dupont de Nemours, Analyse historique de la législation des grains, pp. 10 et 12 (voyez Afanassiev, op. cit., p. 203). Daire classe cet ouvrage — l’Analyse historique (parue en 1789) — parmi ceux qui ne peuvent pas être attribués sûrement à Dupont. — À étudier aussi, sur cette page intéressante de notre histoire économique, l’excellent ouvrage de Kareiew, les Paysans et la question paysanne en France dans le dernier quart du XVIIIe siècle, tr. fr., Paris, 1899.