Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Texte entier

Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 1-477).

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)




FIN DE LA TABLE.
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BIOGRAPHIE


DES


FEMMES AUTEURS

contemporaines françaises


Collaborateurs :

Mesdames la duchesse d’Abrantés, la comtesse de Bradi, la baronne de Bawe, Camille Bodin, la baronne Aloïse de Carlowitz, Dupin, la comtesse dUautpoul, la comtesse Eugène d’Hautefeuille, Marie de l’Epinay, Joséphine Lebassu, Menessier-Nodieb, Sophie Mazure, Emilie Marcel, Clémence Robert, Richome, la princesse de Salm, a nais Segalas, George S and, la duchesse de Saint-Leu, Alida de Savignac, Amable Tastu, Ulliac-TrEmadecre, de Tercy, Mar* celine Desbordes-Yalmore, Mélanie Waldor, Elise Voïart, Céleste Vien, etc., etc.

MM. Ajmé-Martin, Azaîs, Ancelot, Alletz, Audiffreï, B ale anche, Bignan, Bouully, Bertheyin, le vicomte de Chateaubriand, Ch⬠telain, Philarète Chasles, Danielo, Emile Deschamps, Des Essarts, Ferdinand Denis, Desprez, Alexandre Dumas, baron de la Dou¬ cette, membre de la Chambre des députés ; Ernest Fouinet, Auguste Fabre, Guizard, directeur des bàtimens civils ; le baron Alexandre Guiraud, de l’Académie française ; Jules Janin, Jullien de Paris, Julia de Fontenelle, de Lamartine, de l’Académie fran¬ çaise ; Paul Lacroix, Antoine de Latour, de l’Ecluse, Charles La- font, le baron de Lamothe-Langon, Auguste de Labouïsse, Molle- vaut, de l’Institut ; Monmerqué, Miger, Justin Maurice, Du Mersan, Albert de Montémont, Xavier Marmier, de Monglave, Charles Nodier, de l’Académie française ; Camill e Paganel, membre de la Chambre des députés ; Perrot, Charles Roxey, le comte de RipperMonclar, le comte de Rémusat, membre de la Ch. des députés ; le comte Jules de Rességuier, Alexandre Soumet, de l’Acad. française ; de Sainte-Beuve, Eugène Sue, de Sénancour, de Salvandy, conseiller-d’État ; Eugène Scribe, Jules Sandau, Vitet, secrétaire-général au ministère du commerce ; Villexave père, etc., etc.


PROSPECSTUS.

Sans qu’il soit nécessaire d’engager une controverse sur ce que vaut la littérature de notre époque, on peut dire que les femmes ont pris une part active à l’émancipation intellectuelle qui s’est accomplie ; qu’elles ont forcé le bon goût et la loyauté à rendre justice à leurs travaux, et qu’elles se sont affranchies de cette sorte de servitude qui leur imposait la loi de comprimer ce qu’il y a d’esprit, d’imagination et de génie en elles. On s’accoutume, enfin, à les voir traiter des sujets graves avec le tact délicat qu’elles apportent dans tout ce qu’elles font ; on ne se récrie plus de ce que la même plume qui a tracé un article de modes se permet aussi d’aborder les questions les plus élevées de morale, de religion et de philosophie. Il en advient alors que la femme auteur n’est plus une de ces précieuses ridicules que stigmatisait si bien le siècle de Molière : cette femme, aujourd’hui, cesse d’être une sorte de phénomène, car la société lui donne à chaque instant des rivales ; elle ne s’enorgueillit plus d’un savoir emprunté, car les palmes qui se cueillent sans cesse sous ses yeux l’obligent à acquérir une instruction positive.

Offrir les progrès qui se sont réalisés parmi les femmes auteurs du xixe siècle, en nous livrant à une appréciation consciencieuse du genre d’esprit et des œuvres de chacune d’elles en particulier, nous a paru une actualité qui devait être accueillie de tous ceux qui s’intéressent au mouvement qui s’opère dans les idées de la génération présente, et nous avons entrepris la Biographie que nous publions.

Mais en nous occupant de la classe de femmes que nous signalons, nous nous sommes prescrit rigoureusement de ne jamais oublier que nous n’avions à examiner que leur vie littéraire, qu’un mur d’airain devait toujours s’élever entre nous et leur gynécée. Nous avons voulu faire connaître, avec indépendance, ce qu’ont obtenu, dans le cœur et la littérature des femmes, les doctrines émises depuis quarante années ; nous avons analysé l’influence de ces doctrines, mais nous nous sommes tus sur les actes. En un mot, nous nous sommes engagés à repousser le scandale, s’il arrivait qu’il pùt se montrer à nous durant notre investigation.

11 résulte de notre manière d’agir, qu’on nous a déjà demandé si nous ne privions pas notre ouvrage d’un de scs élémens de succès, en le dépouillant des anecdotes galantes que beaucoup de gens supposent inséparables de la vie d’une femme. On nous a dit que nous manquerions de vérité, que nous serions trop louangeurs, etc.

A tout cela nous avons répondu que, dans aucun cas, nous

I

n’achèterions le succès aux dépens de la réputation d r autrui, et surtout celle des femmes, pour lesquelles nous professons autant de respect que de dévoùment ; que le premier élément de ce succès existait dans le sujet même dont nous avions fait choix ; que nous présentions d’ailleurs, dans la rédaction des notices, des formes variées, originales, pittoresques, rarement employées dans des compositions de ce genre. Nous avons fait observer, ensuite, que la vérité devait se rencontrer difficilement dans une chronique scandaleuse, dont la malice, si ce n’est la calomnie, constitue ordinairement le seul témoignage. Nous avons ajouté, en definitive, que tous nos efforts auraient pour objet d’atteindre, avec nos collaborateurs, à la plus grande impartialité possible - mais que s’il arrivait qu’en dépit de notre volonté, la balance penchât, tant soit peu, .du côté de la bienveillance, nous nous consolerions bien mieux de cette déviation que si nous étions tombés dans l’excès contraire.

Rien n’a été négligé pour faire de la Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises, un monument digne du sujet et de l’époque. Le texte est imprimé, dans le format in-8°, sur papier grand-raisin vélin ; les portraits sont imprimés sur pa¬ pier de Chine, et les fac-similé reproduisent des pièces médites. Ces fac-similé et les portraits forment un album in-f°. Enfin les notices seront signées par leurs rédacteurs. Page:Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises.pdf/7


BIOGRAPHIE


DES


FEMMES AUTEURS


CONTEMPORAINES FRANÇAISES
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AVANT-PROPOS.


Une démolition presque complète de l’édifice social s’est accomplie depuis un demi-siècle environ. On s’occupe, dit-on, de reconstruire ; mais le travail est lent ; car si le cours d’un soleil suffit pour arracher le chêne séculaire, il faut que les saisons se multiplient avant que la place qu’on a rendue vide ait une autre cime protectrice. L’avenir sera-t-il au profit du plus grand nombre ? ne laissera-t-il rien à regretter du passé ? C’est ce qu’il est difficile de dire ; ou plutôt est-il sage de croire que l’œuvre de l’homme sera soumise, dans tous les temps, aux imperfections qui résultent de la sienne propre ?

Toutefois, dans le cataclysme intellectuel qui s’est opéré, au milieu des secousses de toute nature qui ont remanié les esprits, les mœurs et les institutions, les femmes ont obtenu, sans contredit une large part aux avantages recueillis. D’esclaves qu’elles étaient de préjugés poussés souvent au plus haut ridicule, elles sont devenues indépendantes autant qu’elles peuvent raisonnablement le prétendre ; et, après avoir été en butte à la satire la plus amère lorsqu’elles essayaient de prouver que leurs facultés les rendaient aptes aussi à la culture des lettres, elles sont arrivées au point d’exciter un véritable enthousiasme pour leurs écrits. Il faut bien ajouter que cet enthousiasme a causé chez quelques-unes une sorte d’enivrement qui leur a fait franchir les limites que le ciel semble avoir assignées à leur sexe dans la société ; mais le nombre des femmes oublieuses de leur pudeur, de leurs devoirs, de leur rôle au foyer domestique, est heureusement peu considérable ; et toutes celles qui ont le sentiment de leur dignité, je dirai même de leur puissance, savent faire justice des prétentions monstrueuses de quelques êtres mixtes qui sont à plaindre s’ils ne sont méprisables.

On serait donc pédant soi-même aujourd’hui si on accusait de pédantisme la femme qui aime les lettres ; mais il est pardonnable à l’homme de craindre quelquefois que cet amour ne porte atteinte aux obligations qui sont imposées à la femme dans le ménage. J’observe que l’homme n’est pas coupable lorsqu’il éprouve cette appréhension, puisqu’il s’agit pour lui des intérêts d’époux et de père ; mais je ne prétends nullement établir que son inquiétude soit fondée. Écoutons d’ailleurs à ce sujet la défense de la doyenne de nos femmes poètes, Mme Victoire Babois :

« On a dit et répété que les femmes qui écrivent négligent les soins de leur maison, de leurs enfants, enfin les devoirs de leur sexe. On a répondu à cette assertion, toujours dénuée de preuves, que pendant qu’elles écrivent, elles ne sont point devant une table de jeu à risquer de porter la gêne dans leur ménage, ou au bal à ruiner leur santé. On pourrait ajouter qu’elles sont plus étrangères au luxe, à la dissipation et aux dépenses qu’elle entraîne, que beaucoup d’autres femmes ; on pourrait dire encore que cette occupation sédentaire les voue davantage à la nature, dont leur talent n’a pas, pour ainsi dire, le pouvoir de s’écarter, et que cette mère commune les retient dans son sein par les sentiments et les pensées du cœur qu’elles expriment si bien ; qu’enfin la souplesse et la mobilité de leurs facultés les rendent propres à remplir et à chanter presque en même temps des soins si doux et des devoirs si chers. L’habitude de la réflexion et l’exercice de la pensée peuvent et doivent nécessairement apporter de la lumière jusque dans leurs intérêts pécuniaires, lorsque des affections conjugales et maternelles les obligent à mettre dans les soins de leur ménage ou dans l’administration de leurs biens l’attention dévouée dont elles sont capables. Les femmes qui écrivent portent, il est vrai, moins de temps et moins de paroles dans les détails de l’économie domestique que les ménagères de profession, et n’en entretiennent personne ; mais elles les parcourent et les ordonnent tout aussi bien ; et Qui peut plus peut moins est un axiome très applicable ici. D’ailleurs il n’est pas à craindre que ce genre d’occupation devienne le partage d’un grand nombre de femmes : il faut qu’elles y soient absolument entraînées par la nature. Leur éducation ne les y porte nullement : il n’y a à espérer pour elles ni académie ni places. Cela est peut-être sage, elles auraient tort de s’en plaindre ; mais enfin elles n’ont à attendre dans cette carrière que le charme de l’inspiration et la douceur solitaire quelles éprouvent dans l’épanchement de leur âme. Si quelque renommée suit de si doux travaux, plusieurs d’entre elles, poursuivies par l’injure et la calomnie, l’ont payée bien cher. »

Constater les progrès qui ont eu lieu dans l’éducation et la littérature des femmes depuis le commencement du dix-neuvième siècle ; faciliter l’appréciation de ce que la société doit perdre ou gagner dans le nouvel ordre de choses, en ce qui concerne la femme ; contribuer à une amélioration réelle, si déjà elle n’existe, dans le sort de cet être si gracieux dont les premiers soins déterminent l’avenir de l’homme, dont la conduite fait les mœurs d’un pays, dont l’influence s’exerce sur la prospérité ou la ruine des États ; tel est le but que je me suis proposé en donnant une Biographie des Femmes auteurs contemporaines.

Pour atteindre ce but, j’ai soumis les titres littéraires des femmes à une sorte de jury composé d’opinions, d’esprits et de talents divers. Chacun de mes collaborateurs a jugé les mêmes causes, les mêmes effets, avec sa logique particulière, ses impressions personnelles ; et le public, aidé de la sorte, pourra mieux prononcer en dernier ressort.

Je dois avouer cependant que le résultat que je viens d’établir m’a déjà été contesté. Quelques critiques pensent que, la bienséance ne permettant pas de tout dire sur le compte des femmes qui doivent figurer dans la Biographie, on tombera dans l’excès de la louange, pour combler le vide que laissera le blâme, qui ne sera point accueilli. D’autres prétendent qu’une notice de femme ne saurait être piquante si la malice ne trouve à s’y épancher. Les plus accommodants déclarent qu’il ne faut pas s’occuper de la réputation littéraire d’une femme tant que cette femme conserve la faculté d’entendre et de parler.

Voilà qui est spécieux ; mais la conscience y répond aisément. La louange a aussi des bornes que ne franchit point celui qui se respecte ; le scandale entache toujours son auteur, et plus salement encore lorsqu’il s’agit de décrier un sexe aimable et faible ; il y a loyauté enfin à faire connaître en face, avec convenance, à la femme auteur, ce qu’on admire ou ce que l’on réprouve dans ses écrits.

Mon travail a aussi pour objet de fournir un tableau complet des femmes qui ont écrit depuis 1800 jusqu’à notre époque. Je fais connaître les gloires acquises et les forces qui s’essaient. Je n’ai rien négligé pour que l’on puisse trouver dans ma galerie des détails sur tous les noms qui se sont inscrits, à quelque rang que ce soit, dans la littérature des femmes. La liste sera nombreuse et pourra paraître superflue à beaucoup de gens ; mais j’espère avoir l’approbation de tous ceux qui s’intéressent véritablement aux lettres et qui se livrent aux recherches biographiques.

Pour mieux remplir le cadre que je me suis tracé, j’eusse voulu ne rien omettre des renseignements que réclame une œuvre semblable à celle que je réalise ; mais ma bonne volonté et mon zèle ont échoué plus d’une fois dans les investigations auxquelles je me suis livré. Il n’est pas besoin d’ajouter que l’affaire de l’âge a été pour moi l’écueil infranchissable : partout où j’ai trouvé de la résistance, il m’a été impossible de la vaincre ; mes efforts n’ont eu d’autre résultat que de me faire qualifier d’homme sans tact et sans galanterie ; et j’ai dû me retirer honteux, et convaincu que si le progrès a passé par-là, ç’a été pour y empirer la faiblesse, si faiblesse il y a à une femme de vouloir toujours paraître jeune.

Cette affection des femmes pour leurs premières années a causé aussi des contrariétés à M. Jules Boilly. Tout en conservant à plusieurs de ses portraits une ressemblance qui a déjà obtenu les plus honorables suffrages, il lui a fallu cependant leur donner une physionomie plus sérieuse qu’il ne le voulait, parce que des ombres aux coins du nez et de la bouche ont été prises par quelques dames pour des rides, ce qui leur a fait jeter les hauts cris.

Hélas ! c’est avec le cœur bien serré que je viens de déposer un tel aveu ; mais je devais consciencieusement cette justification à mes confrères les biographes, qui m’eussent peut-être accusé de négligence dans l’accomplissement de ma tâche en ne voyant, dans quelques notices, aucun extrait des registres de l’état civil, ni rien qui pût mener à comprendre si l’on n’a que vingt-cinq ans ou si l’on passe la quarantaine. D’ailleurs, si les dames dont je trahis une légère peccadille veulent bien se rappeler les réclamations qu’elles m’ont adressées, elles me pardonneront sans doute le petit écart dont je me rends coupable, en faveur du silence rigoureux que j’observe sur tout le reste.

Je n’ai suivi dans ma Biographie ni l’ordre alphabétique ni les autres dispositions communes aux dictionnaires. J’ai pensé que le mélange des noms, des capacités et des époques, donnerait plus de piquant à mon ouvrage ; et la marche que j’ai suivie ne nuira en aucune manière aux recherches, puisque celles-ci seront facilitées par des tables.

Les écrivains qui m’ont accordé leur collaboration ont tous signé leurs notices. Je leur adresse ici des remercîments d’autant plus empressés pour cette collaboration, que si le monument que j’ai voulu édifier acquiert de la durée, il le devra surtout aux matériaux que j’ai obtenus de leur courtoisie.

J’ai rassemblé les portraits de toutes les femmes célèbres dont il est fait mention dans ma Biographie ; toutes celles qui sont vivantes ont été dessinées d’après nature. Deux ou trois portraits me manquent : ils m’ont été refusés ; et je dois d’autant plus respecter les motifs qui m’ont été allégués, que le refus a été accompagné d’une très grande gracieuseté pour aider au succès de ma publication. Parmi les portraits qui complètent le nombre que j’ai assigné à mon Album, il en est quelques-uns qui appartiennent, sans contredit, à des femmes dont les travaux sont encore peu connus. J’aurais pu faire un choix plus rigoureux, et même j’ai peut-être commis, à mon insu, quelques injustices. Je ne me défends nullement de tout cela, et ne prétends pas m’être soustrait aux inconvénients que subissent les entreprises de la nature de la mienne. Mais, comme en définitive dans ce cas-ci mes souscripteurs gagneront toujours à ma prodigalité, je ne pense pas qu’ils m’en fassent sérieusement un reproche ; et si j’ai mécontenté involontairement quelques dames, je leur en ferai réparation autant qu’il dépendra de moi.

À une époque où les collections d’autographes sont en faveur, où les signes graphiques des gens illustres sont recherchés, parce que beaucoup de personnes croient trouver dans ces signes des indications précises sur le caractère et le génie de celui qui les a tracés, on me saura gré, probablement, du grand nombre de fac simile que j’ai joints aux portraits. Ces fac simile reproduisent d’ailleurs des pièces inédites, et leur réunion forme presque une sorte de keepsake d’un nouveau genre.

M. Armand-Aubrée, mon éditeur, a rivalisé de soins avec moi pour donner à la Biographie des Femmes auteurs contemporaines tout le luxe que comportait le prix de cette publication ; et les beaux ouvrages qu'a déjà fait paraître cet éditeur sont une garantie pour celui-ci.

Je viens de faire connaître le plan que j'ai suivi, et je me suis empressé d'aller au-devant d'une partie des objections qui pourraient m'être adressées. Maintenant j'ajouterai, et avec conviction, que ma Galerie sera la plus complète, la plus variée et la plus piquante qui ait paru jusqu'à ce jour. Je ne conteste pas pour cela qu'on puisse encore mieux faire ; mais du moins on n'apportera pas plus de conscience, de zèle et d'affection que je n'en ai voués à cette entreprise.


Alfred DE MONTFERRAND.


Introduction.


INTRODUCTION.

Jamais les mille voix de l’opinion n’ont été plus unanimes qu’aujourd’hui en faveur des femmes. J’en rends grâce à mon siècle, quoique sa courtoisie m’épouvante. Il est, en effet, de la nature d’un pauvre peuple, que le torrent de la civilisation entraîne vers l’abîme où il doit périr, d’exalter avec un enthousiasme qui a quelquefois la verve du désespoir, toutes les joies dont il va être privé pour toujours. C’est l’éloquent adieu du pasteur à ses toits incendiés, du nocher à son vaisseau submergé par la tempête, de l’Arabe nomade à ses coursiers engloutis sous le sable du désert. Quelle était douce et propice au sommeil, la cabane paternelle où l’on avait été bercé de tendres soins et de chansons caressantes ! Comme il sillait sur les mers tourmentées, le bâtiment plus léger que l’air, qui riait à tous les orages, et qui emprisonnait en se jouant, dans les larges replis de ses voiles triomphantes, les démons courroucés de l’Océan ! Avec quelle ardeur il dévorait l’espace, le fier cheval, plus fin que la gazelle, pour chercher un noble péril ou pour y dérober son maître ! Tout cela, ce sont des chants de deuil et de regrets, qui s’exhalent sur des cendres et sur des débris. La seule corde de la lyre de l’humanité qui vibre au dernier jour des nations, c’est celle de la douleur. C’est alors qu’il y a, comme dit Virgile, des larmes au fond des choses. Une éternelle fatalité nous condamne, infortunés que nous sommes, à ne goûter les bienfaits de la vie qu’au moment de les perdre.

Écoutez ce poëte voluptueux qui décrit avec tant de charmes les joies enivrantes de la jeunesse, et dont la verve est animée de toute la sève du printemps. Depuis un demi-siècle, Anacréon ne vit plus que d’illusions ou de souvenirs. Les roses qui couronnent son front ne cachent que des cheveux blancs.

Écoutez celui-ci, qui se complaît tous les jours dans la peinture des innocentes félicités de la retraite et des champs. « O belles campagnes, s’écrie-t-il, quand pourrai-je vous revoir ? » Il ne les reverra jamais ; car ce philosophe est un courtisan lié par des chaînes d’or à la demeure des rois.

L’acception politique de ce mot magique de liberté, si nouvelle et si mal définie, date d’une époque étrange où les dernières libertés des nations allaient mourir sous les deux règnes les plus absolus de l’histoire, le règne sanglant du comité public, et le règne éblouissant de Napoléon : lieu commun vulgaire de rhétorique, usé par la tolérance des gouvernements modérés ; cri de ralliement frauduleux du despotisme de la guillotine et du despotisme de l’épée. N’allez pas, amants généreux de la liberté, demander la liberté aux peuples qui prodiguent son nom avec une folle munificence. La tyrannie ne tardera pas d’y venir, si elle n’y est déjà.

Ne cherchez pas non plus la poésie dans le pompeux étalage de paroles qui a usurpé son nom, parodie ambitieuse et mensongère du chant inspiré des premiers âges. Nos générations décrépites pourront voir briller encore quelques éclairs de talent, et peut-être de génie. Elles dissimuleront peut-être, à force d’artifices, leur stérile caducité. De la poésie, elles n’en ont plus ; il leur est défendu d’en avoir encore. La poésie, c’est ce qu’il y a de plus ingénu et de plus spontané dans la fraîche et brillante adolescence des sociétés ; on ne la contrefait pas.

De toutes les délices de la terre, il ne nous reste que la tendre sympathie qui unit les sexes par des harmonies toujours nouvelles ; accord ineffable qui résulte de l’équilibre de la force avec la grâce, de l’énergie avec la sensibilité, de la puissance avec l’amour, et qui fait goûter encore à nos dernières années quelque chose des douces illusions de la jeunesse. Ménagez tant que vous le pourrez, ménagez avec soin ce contraste heureux, si habilement calculé par la nature, car l’égalité absolue est féconde en rivalités tracassières ; elle n’a jamais engendré, jamais souffert une affection. Le caractère de l’amour vrai, c’est de donner tout ce qu’il a pour enrichir ce qu’il aime ; c’est d’en recevoir tout ce qui lui est donné, pour devoir plus qu’il n’a donné, car l’amour n’imagine pas qu’il puisse devoir assez. Tout pour rien ou rien pour tout, ce sont les deux termes les plus vifs de ses jouissances. Il n’y a point d’humiliations pour l’amour ; il n’y a point de sacrifices pour lui. Ses humiliations sont des triomphes ; ses sacrifices, des conquêtes ; ce qu’il subit, il le possède ; ce qu’il prodigue, il le gagne. L’amour, c’est Hercule qui accepte un fuseau ; c’est Arric qui offre un poignard. Quel est le dieu ? Quelle est la femme ?

Attendez, me direz–vous ? Où est l’égalité morale et politique ? Je me soucie bien de ton égalité morale et politique, méchant sophisme que tu es. Elle est dans ce contrepoids éternel des forces et des sentiments qui maintient, depuis six mille ans, au milieu de la race humaine l’ordre sublime que tes rêveries seules ont troublé. Elle est dans le dévouement passionné qui attache l’amant à sa maîtresse, le mari à sa femme, et le père à son enfant. Je te dirai bien plus si tu peux m’entendre. Elle est dans la bienfaisance du riche qui consacre sa richesse aux besoins du pauvre, dans la conscience de l’homme d’état qui met son influence au service du malheureux et de l’opprimé. Ils sont rares sans doute ; mais les sectaires qui savent ce qu’ils disent le sont mille fois plus encore. Emporteras-tu avec toi dans les cachots de ta ténébreuse métaphysique, l’amour, la pitié et la charité ? Fais si c’est ta mission ! Le monde infortuné qui t’a produit n’attend que cela pour mourir.

Nous aussi, cependant, nous allons joindre notre faible voix à ce concert de panégyriques insidieux dont l’objet le plus clair est de tromper les femmes sur leur véritable destination ; mais selon notre usage, ce sera pour leur adresser des vérités qui les honorent et qui ne les abusent point. Nous ne sommes plus à l’âge où leur vue était un prestige, où leur nom était un talisman, où nous ne comprenions d’autres rapports avec elles que ceux d’un culte aveugle et d’une adoration fanatique ; et même alors, nous les aurions détournées avec des larmes, dont le pouvoir était plus sûr que celui de nos discours, de descendre pour nous jusqu’à l’égalité sociale : la femme préfet, la femme procureur du roi, la femme pair de France ou ministre, sont des fictions plus bizarres que tous les caprices du sculpteur gothique, qui brode ses cauchemars fantasques autour du front des chapiteaux. Abdiquer le nom de femme pour devenir, grand Dieu ! je ne sais quoi de semblable à l’homme, c’est bien pis que l’aberration d’une vanité stupide ; c’est une profanation et un sacrilège ! Toute femme qui aspire à l’état de l’homme, n’est pas digne d’être femme.

La belle et noble émulation que nous approuvons dans les femmes, c’est celle d’une éducation plus forte et plus correcte, qui les rend capables de présider avec succès à la première éducation de leurs enfants ; c’est celle d’une instruction plus étendue et plus variée qui les initie jusqu’à un certain point aux jouissances que l’étude des sciences procure, sans les égarer toutefois dans les voies maussades du pédantisme ; c’est celle qui les porte à exercer assidûment les brillantes facultés d’une imagination plus vive et plus déliée que la nôtre, d’une sensibilité plus délicate, plus fine et plus universelle, et surtout ce tact ingénieux et doux qui leur fait saisir, dans les rapports des idées entre elles, mille nuances qui nous échappent. C’est ainsi que nous comprenons, dans la nature, même de leur organisation privilégiée, tout ce qu’elle peut comporter d′émancipation légitime et de perfectibilité relative : les grâces du corps embellies par les grâces de l’esprit ; l’élégance des formes ornée par l’élégance des mœurs ; cette alliance enfin des avantages physiques les plus séduisants, et des avantages moraux les plus précieux, qui produit sans effort un type achevé de supériorité sociale auquel l’homme n’a rien à opposer que sa force. Sa force, il faut la lui laisser avec les charges pénibles, avec les soins peu dignes d’envie qu’elle impose. Ainsi l’a décidé la pensée d’ordre et d’harmonie qui soumet aux lois d’un merveilleux équilibre les espèces et les mondes, et jamais aucun système n’a prévalu contre elle. La seule révolution par laquelle les destinées de la femme puissent s’accomplir progressivement, et de l’aveu unanime du genre humain, n’est réservée ni à l’influence d’un philosophe, ni au prosélytisme d’une secte. C’est la femme elle-même qui en porte le germe fécond dans son esprit et dans son cœur.

Si nous ne sommes pas du nombre de ces adulateurs hypocrites qui s’efforcent de suggérer aux femmes une ambition déplacée, dans le dessein secret de les dépouiller de leurs véritables privilèges, nous sommes encore plus loin de nous ranger parmi ces détracteurs odieux qui leur interdisent la culture des lettres, de la poésie et des arts. Nous pensons au contraire qu’elle leur prête un charme de plus, et que nulle parure ne leur sied mieux qu’une couronne tressée par les muses. Les muses elles–mêmes sont des femmes, et le satirique jaloux qui interdit l’encre aux doigts de rose, aurait dû rougir de faire un pareil affront à sa Polymnie. Non-seulement les femmes sont propres à briller dans un grand nombre de genres littéraires, mais il en est certains dans lesquels les hommes doués de l’esprit le plus vif et le plus délicat ne les égaleront jamais. Il est facile de conclure de là que si leur, aptitude aux formes et aux combinaisons de la pensée n’est pas complète et universelle, celle des hommes ne l’est pas non plus, et que le goût sévère qui prescrit quelques limites à leurs études et à leur imagination, n’est pas plus indulgent pour les hommes que pour elles. Cette supériorité encyclique, qui plane avec liberté sur tous les domaines de l’intelligence, n’est pas l’attribut d’un sexe ; elle n’appartient ni à l’un ni à l’autre, et il n’y a point de honte à subir une loi que les génies les plus accomplis ont subie, et qu’ils subiront toujours.

Nous irons plus loin. La théorie trop étroite peut-être, mais exacte et judicieuse dans son principe, qui restreint à un ordre déterminé de genres et de sujets les travaux intellectuels des femmes, est si loin de porter préjudice à leur gloire qu’on la croirait faite au contraire pour en augmenter l’éclat ; l’heureuse appropriation des facultés de l’écrivain à la matière qu’il traite, est la première condition de son succès, parce qu’elle est la première condition de son talent. Pour qu’un ouvrage d’esprit soit estimable, et surtout pour qu’il soit excellent, il faut qu’il révèle à un haut degré le caractère moral et, pour ainsi dire, la vie intime de son auteur ; il faut, si on veut bien nous permettre de recourir à une assez mauvaise locution du temps, qu’il ait reçu l’empreinte ou le cachet de son individualité. Cette sympathie de l’âme avec son œuvre, c’est l’art de penser et d’écrire. Hors de là, il n’y a plus d’écrivain, il n’y a plus de livre ; et si un livre qui manque de cette qualité trouve par hasard des lecteurs, c’est qu’il n’y a rien qui ne trouve des lecteurs chez un peuple oisif et blasé, pour lequel la variété des sensations supplée tant bien que mal à leur pauvreté.

Un livre de femme devrait donc être 4'avant tout un livre de femme ; et les femmes le savent bien, car cette espèce d’axiome n’a jamais souffert de nombreuses exceptions. Pour s’approprier avec puissance la pensée tout entière du sexe dans lequel on n’est pas né, il faut se pénétrer de son éducation, de ses mœurs, de sa manière de sentir, de ses émotions les plus familières, et c’est un effort contre nature qui s’épuisera en dix mille essais avant de produire un chef-d’œuvre. La difficulté de faire parler les femmes est le plus grand écueil des poëtes dramatiques et des romanciers. Le grand Corneille ne l’a pas vaincue. La Julie de Rousseau est un jeune étudiant des universités d’Allemagne qui s’est déguisé en Vaudoise. Quand un génie heureux triomphe de cet obstacle, on suppose volontiers qu’il s’est inspiré de l’âme et du caractère des femmes ; il serait presque toujours plus naturel et plus vrai de penser qu’il s’est inspiré de leurs conversations et qu’il a en quelque sorte écrit sous leur dictée.


Je ne l’ai pas encore embrassé d’aujourd’hui,


est un mot de femme, un mot de mère, mais c’est un mot entendu.

J’ai parlé des exceptions, et j’ai dit qu’elles étaient rares. Segrais m’en fournit une parmi les hommes. Cet agréable poëte a fait de charmants livres de femme ; encore les femmes pourraient-elles bien y trouver quelque chose à redire. Ce qui prouve, au reste, qu’il avait autant d’esprit qu’une femme, c’est qu’il a pris un nom de femme pour les publier.

Notre époque admire, avec raison, une femme très supérieure à Segrais, et à bien d’autres romanciers plus célèbres que Segrais. Son style, qui se recommande par des grâces exquises dont les femmes seules ont le secret, suffirait à justifier l’enthousiasme qu’elle inspire ; il se distingue, toutefois, du style des femmes qui écrivent en perfection, par des touches hardies, robustes, quelquefois hasardeuses comme les jeux de la force, qui décèlent non-seulement un talent et une pensée d’homme, mais le talent et la pensée d’un homme énergique, profondément désabusé des illusions de la vie, devenu étranger à la plupart de ses affections et de ses espérances, et qui se joue avec amertume des scrupules et des bienséances vulgaires comme d’un hochet brisé. Le grand écrivain dont je parle a pris un nom d’homme, et il a fait à merveille ; car il n’y a plus rien de la femme dans les inspirations actuelles de son génie, sinon quelques touchants mystères du cœur, qui parfois attendrissent encore sa parole, et que les femmes n’oublient jamais tout-à-fait. Cet exemple éclaircira d’une manière beaucoup plus concluante que mes discours les idées que je cherchais à développer sur la véritable destination morale et intellectuelle des femmes. Toute femme qui ambitionne un talent, une pensée, une réputation d’homme, doit commencer sans détours, ou commence tacitement par faire abnégation de son sexe. Je ne sais, après cela, si elle réussira dans son entreprise, et j’ai de fortes raisons pour en douter ; mais je lui prédis, quoi qu’il arrive, qu’elle ne gagnera pas au change.

Ces réflexions paraîtront sans doute un peu sérieuses, au commencement d’un livre dédié à la gloire des femmes ; mais je crois les femmes assez avancées dans l’état de progression qui leur est permis, pour les juger dignes d’entendre ce langage. Après avoir pourvu à cette partie de mon ministère, qui est pour moi l’expression d’un sentiment comme l’accomplissement d’un devoir, je déclare que je n’ai rien à rabattre ni à modifier dans les hommages qui leur sont dus, et je m’y associe avec une ferveur qui ressemble peut-être encore à l’amour.

Sans compter la fabuleuse Clotilde de Surville, dont un esprit de critique très facile à exercer, a relégué depuis longtemps l’existence au nombre des mensonges littéraires les mieux constatés, avec le Rowley de Chatterton et l′Ossian de Macpherson, notre vieille poésie a été illustrée dès son origine par d’ingénieux travaux de femmes. Marie de France, Christine de Pisan, Clémence Isaure, la dernière par son influence, les deux autres par leurs ouvrages, ont contribué, plus qu’aucun de leurs contemporains, à l’ornement et au progrès de la littérature française ; et aucune littérature de la même époque ne peut leur opposer de rivales. Le seizième siècle fut plus fertile encore en muses injustement oubliées aujourd’hui, mais dont une nation plus soigneuse de sa gloire, comme l’Angleterre ou l’Italie, aurait précieusement conservé le souvenir. Près de la Marguerite des Princesses, ou sur la voie brillante qu’elle avait tracée, on vit florir tour à tour cette charmante Louise Labé, dont les inspirations ont fourni à La Fontaine, le plus élégant et le plus pur de ses apologues ; Pernette du Guillet, Marie de Romieu, Anne des Marquetz, la sage et sentencieuse Georgette de Montenay, Magdelaine et Catherine des Hoches, ces deux savantes et spirituelles Deshoulières des grands jours de Poissy, et une multitude d’autres qu’il serait superflu de rappeler aux amateurs de cette langue inculte, mais naïve, énergique et vivement colorée, dont notre langue perfectionnée n’a malheureusement pas conservé toutes les grâces.

Les femmes ne furent pas entièrement infidèles à la poésie dans les siècles suivants, mais leur esprit, encore plus enclin que le nôtre à suivre le mouvement capricieux des modes, se conforma volontiers aux nombreuses, variétés de forme qui s’introduisaient dans les genres et dans le style. Rien n’était plus propre à modifier le tour et les penchants de leur esprit que l’influence de la littérature espagnole, si puissante et si universelle pendant la première moitié du dix-septième siècle ; tout ce qui rappelle de grands dévouements, de généreux enthousiasmes, des passions ardentes mais délicates, des pensées tendres mais exaltées, a des droits sur leur imagination et sur leur âme ; elles ne pouvaient être insensibles à la lecture de ces romans où respire la fleur de la galanterie moresque et de la bravoure castillane ; elles adoptèrent le roman, ou plutôt elles s’en firent une conquête, car il leur était réservé de le naturaliser en France par des chefs-d’œuvre. Le roman est resté d’une manière presque exclusive dans le nombre de leurs apanages, et le même succès leur est promis toutes les fois qu’elles embrasseront un genre d’études et de travail analogue à leurs sympathies et à leur caractère.

Le dix-huitième siècle agit fort diversement sur les esprits. Les esprits bornés devinrent plus frivoles ; les esprits graves devinrent plus sérieux ; et il y avait bien de quoi s’attrister sur l’avenir, s’il s’était dévoilé aux regards des hommes ; mais cette double tendance, plus instinctive que raisonnée, se développait sans acception de la nature et de l’importance des idées qui exerçaient la pensée. Par un déplacement bizarre des convenances communes du langage, on parla des choses solennelles en style bouffon, et on broda des phrases prétentieuses et gourmées sur d’insignifiantes bagatelles. Il parut de pesantes dissertations sur la musique italienne, et des facéties d’une gaieté extravagante sur la religion. La fantaisie s’arma d’un sceptre de plomb, et la philosophie d’une : marotte. Le jugement exquis des femmes ne se laissa cependant pas altérer par la révolution de mauvais goût qui s’opérait dans les intelligences ; mais elles payèrent leur tribut à la mélancolie prophétique d’une partie de ces générations de malheur, en négligeant plus ou moins leurs arts favoris pour se livrer à des occupations d’esprit d’une nature plus austère. Elles commencèrent dès lors à écrire sur d’utiles questions de morale pratique, d’économie sociale, et particulièrement d’éducation ; vocation nouvelle et bien entendue qui marqua pour elles une nouvelle ère de progrès, car la bonne littérature leur est redevable de quelques-unes des meilleures productions qui aient été publiées sur ces matières. Les excellents Magasins de Mme Le Prince de Beaumont, si ingénument savants et si agréablement instructifs, ont peut-être formé plus d’esprits droits et de cœurs honnêtes que les funestes paradoxes de Rousseau n’en ont égaré.

Notre siècle ne ressemble à aucun des autres. C’est un âge de diffusion où toutes les paroles se confondent, comme dans l’antique Babel qui en est le type. Son caractère particulier, si ce pouvait en être un, serait de n’en avoir point, mais de se composer de tous. Jamais on n’a autant écrit, quoique jamais on n’ait été moins inspiré de cet instinct du talent qui fait écrire, et on appliquerait volontiers à cette époque, si ce n’était excéder les convenances de la parodie, le mot célèbre de Bossuet sur le panthéisme insensé du paganisme : Tout est littérature, excepté la littérature elle-même. Les femmes ont apporté un immense contingent à ce chaos de livres qui menacé d’envahir le monde matériel, et de le faire retomber dans les ténèbres dont il fut tiré par la création. Hâtons-nous d’ajouter, toutefois, qu’elles ont conservé, même en cette occasion, les avantages que donne un discernement plein de tact et de finesse, et qu’en augmentant la masse de ces éléments confus, elles ont généralement évité d’en augmenter le désordre. Leurs écrits, presque toujours animés d’un pieux sentiment de respect pour les véritables lois sociales, n’en auront pas du moins hâté la dissolution, et la Pandore de la fin des temps, comme celle des temps qui commençaient, ne nous a pas encore déshérités de l’espérance.

Tel est l’instant que M. de Montferrand a choisi pour consacrer les titres littéraires des femmes dans une biographie contemporaine qui embrasse tout le tiers écoulé du dix-neuvième siècle, et qui sera aussi complète dans ce cadre qu’un recueil biographique peut l’être. C’est dire assez que toutes les renommées n’y sont pas égales, et que si tous les auteurs qui sont appelés à figurer dans cette élégante galerie ont des droits incontestables à l’indulgence d’un lecteur homme et français « on pour parler avec plus de précision et de justice, d’un lecteur poli et sensible, tous n’ont pas les mêmes droits aux succès. Il est impossible de faire un pas dans la carrière des sciences, des lettres et des beaux-arts, sans s’exposer à cette chance d’inégalité, et les femmes y sont soumises comme nous. Pour elles comme pour nous, le médiocre est mauvais, et le vulgaire intolérable ; mais la bienfaisante nature leur a donné de plus qu’à nous, des compensations qui réparent toutes les disgrâces de l’amour propre, et qui valent mieux que toutes ses gloires. Elles sont femmes.


Charles NODIER.

BIOGRAPHIE
DES
FEMMES AUTEURS



Mme Tastu.


Mme TASTU


(Sabine-Casimir-Amable)


NÉE À METZ LE 31 ÀOUT 1798.
Fille de Jacques-Philippe Voïart, ancien administrateur général des vivres, et de Jeanne-Amable Bouchotte, sœur du ministre de ce nom.


Mme Voïart, femme à l’esprit puissant, mourut jeune encore, et dès l’âge de sept ans sa pauvre fille connut ce chagrin amer de voir une place vide au foyer de famille. Les années passèrent, l’enfant grandit, et les facultés brillantes que le ciel lui avait données commencèrent à se développer. Dieu, en la créant, avait mis du soleil dans sa pensée ; il avait embaumé son cœur de parfums qui devaient bientôt s’exhaler au dehors ; il avait mis dans son âme une foule de cordes délicates que le moindre souffle agitait : il l’avait faite poète enfin. Bientôt toute cette poésie intérieure se répandit en mots brillants, en mélodie, et à neuf ans elle fit ses premiers vers. S’il faut dire quelle circonstance les fit naître, je ne puis, je ne sais. Sans doute cette poésie qu’elle avait en elle se fit jour tout naturellement parce que peut-être la veille elle avait regardé les ailes d’un papillon, parce qu’elle avait fait un beau rêve, parce qu’il fallait que cela fût, et qu’il est dans l’ordre des choses que les semences produisent leurs fruits. À dix-sept ans la jeune fille publia des vers sur des fleurs. Dans l’extrême jeunesse du poëte, tous les sujets sont frais et roses ; puis viennent les poésies de flamme, puis viennent les poésies tristes et noires. Une de ces gracieuses idylles, le Narcisse, parut dans le Mercure. Mme Dufresnoy fut ravie de cet essai, et offrit au jeune poëte ses conseils et son amitié.

Une année s’écoula, la jeune fille devint jeune femme. En 1816 M. Joseph Tastu épousa Mlle Voïart, et lui donna ce nom que la gloire devait illuminer. Quelque temps avant M. Voïart s’était remarié, et une femme de talent, Mme Élise Voïart, était devenue la belle-mère de Mme Tastu.

Après avoir remporté plusieurs prix aux Jeux-Floraux, et reçu en échange de ses vers de belles fleurs d’un or pur comme les poésies qu’elles couronnaient, après avoir publié un charmant ouvrage intitulé la Chevalerie française, Mme Tastu réunit enfin ses gracieuses poésies, que nous savons tous par cœur (cinq éditions, formats in-8o et in-18, Paris, 1826). Ce premier recueil, avec ses vers ravissants, avec ses élégantes traductions, est riche de beautés poétiques ; les couleurs en sont pures, la mélodie toujours douce à l’oreille. On voit que l’auteur évite tout ce qui est étrange ou trop hardi ; dans ses vers, la raison qui pèse et qui calcule marche à côté de l’inspiration. Aussi la poésie de Mme Tastu reste toujours à la même hauteur : elle ne tombe jamais, parce qu’elle regarde où elle va marcher avant de poser ses pieds blancs. Vous ne verrez rien de dérangé dans sa parure, car avant de se mettre en chemin elle arrange avec soin les plis de sa robe et les fleurs de sa guirlande. Elle exhale un charme infini ; sa voix a des sons qui viennent de l’âme ; elle a une beauté noble, un mélange de grâce et de gravité que l’on ne voit peut-être qu’en elle seule;

elle est toute chasteté, et garde toujours des vêtements blancs ; en la regardant on sent en soi quelque chose de pur et de doux, comme lorsqu’on contemple une vierge de Raphaël.

Belle dans l’ensemble, la poésie de Mme Tastu l’est encore dans les détails : on y remarque un art extrême, des peintures habiles. MmeTastu excelle dans les tableaux. Celles de ses poésies où ce talent est le plus frappant sont le Dernier Jour de l′année , les Feuilles de Saule, la Chambre de la Châtelaine. Dans ce premier recueil cependant elle emploie rarement ces épithètes qui peignent matériellement les objets, en indiquent la forme ou la couleur, et servent à faire image ; mais elle sait suppléer à ce moyen par un choix savant de mots et par une grande justesse d’expressions.

Son rhythme n’est presque jamais heurté ; on y rencontre fort peu d’hémistiches brisés, de vers enjambés, et l’on serait fâché d’en trouver, car cela ferait un contraste trop grand avec l’ensemble de sa poésie ; il faut que toutes les parties d’une chose s’accordent entre elles, un trait qui embellit un visage, sur un autre paraîtrait disgracieux ; et le rhythme brisé, qui convient si bien à Hugo, serait comme un son faux dans les vers de Mme Tastu. Sa poésie est un instrument dont l’un des charmes principaux est une harmonie parfaite, toutes les notes en sont mélodieuses, et un mouvement plus pressé, une mesure moins égale, pourraient blesser l’oreille. Elle a cependant quelquefois un rhythme plus heurté, surtout dans les Scènes de la Fronde et dans Peau d’âne, mais cela prouve justement son tact exquis ; dans ces deux poëmes, elle prend un autre style, elle doit changer de marche en changeant de manière et de couleur.

Trois ans après la brillante apparition de ses premières poésies. Mme Tastu publia les Chroniques de France (un vol.

in-8°, Paris, 1829 ). Cet ouvrage comprend cinq chroniques où l’auteur peint le quatrième siècle ou les temps religieux, le sixième ou les temps barbares, le quatorzième ou les temps chevaleresques, etc. C’est une idée grande que celle d’aller chercher tous ces cadavres de siècles, pour recomposer leurs traits, y lire la pensée dominante qui les caractérisait, et écrire, sur le front de chacun d’eux, Religion, Barbarie, Chevalerie. La chronique des temps religieux a une teinte chaste et douce qui lui sied bien ; la seconde, intitulée les Enfants de Clodomir, peint bien ces temps barbares où les princes se massacraient entre eux pour arriver au trône ; visaient sur les couronnes, sans regarder si elles étaient posées sur la tête d’un frère ou d’un fils, et n’entraient dans leurs palais de rois qu’en en forçant la porte. Les trois autres chroniques, surtout celle des Cent Jours, ont aussi de fort beaux passages.

Dans ces secondes poésies la touche de l’auteur devient moins légère et plus profonde ; là les graves travaux de l’historien se mêlent à l’inspiration du poëte : point de vague dans ces vers ; de la précision. Ils sont plutôt pensés que rêvés. fs Les Chroniques de France doivent être classées parmi les ouvrages de haute portée ; l’idée première en est neuve, large, grandiose, et l’on y trouve de fortes pensées, des vers qui ressortent en relief dans les pages, des vers tels que ceux-ci :

Quel monarque aujourd'hui croirait s'y maintenir(sur le trône)
Quand la serre de l'aigle a peine à s'y tenir


On attendit long-temps un nouveau recueil après les Chroniques de France ; pendant plusieurs années les poésies de Mme Tastu ne parurent qu’éparpillées dans des journaux, dans des keepsakes. Il lui prit fantaisie de faire de la prose, et elle publia quelques nouvelles dans le Livre des Femmes, le livre des Conteurs, les Cent et une Nouvelles, le Salmigondis. Cela sembla d’abord étrange d’entendre l’oiseau parler ; mais quand on vit que sa voix dans son nouveau langage conservait toute la douceur du chant, on l’applaudit comme d’habitude. Enfin, après six ans d’attente, on vient de voir paraître, les Poésies nouvelles (un vol. in-18, Paris, 1835). Ces poésies, un cours d’enseignement pour les enfants, intitulé Simples Leçons d’une mère à ses enfants, et une traduction de Robinson, d’un style élégant et pur, viennent clore la liste des œuvres de Mme Tastu ; certes cette liste est brillante, son écrin se compose de joyaux précieux.

On retrouve dans ces Poésies nouvelles la touche des premières ; c’est bien la même grâce, la même sensibilité ; mais six années de distance ont apporté nécessairement un changement dans la forme ; là, les couleurs sont plus vives, l’allure plus hardie. Un poëme intitulé Peau d’âne est en tête du volume : Mme Tastu a vu, dans le naïf conte de fée, une ingénieuse allégorie ; elle l’a développée dans des vers pleins de finesse. Ce poëme est mélangé de récits et de chants ; dans les récits, l’auteur quitte son style habituel et adopte un style de conte, un style railleur, à la couleur simple, à l’allure bourgeoise. Dans les chants, le style change, il reprend les anciens ornements et la manière noble que nous lui connaissons jusqu’à présent ; c’est celle qui me semble convenir le mieux au talent de Mme Tastu : sa poésie est essentiellement grande dame : comme à la belle infante qu’elle a chantée, il lui faut ses robes couleur d’azur, couleur de la lune, couleur du soleil. Elle est née princesse comme d’autres naissent bourgeoises ; et quelque charmante qu’elle soit en négligé, elle fera bien de garder son rang et de conserver toujours ses riches parures.

Je citerai deux rhythmes d’un effet heureux : celui de la poésie intitulée Chant, et celui d’un chant de Peau dâne. Dans cette dernière poésie, chaque strophe se compose de vers de neuf syllabes, et se termine par un vers de trois ; cette chute fait parfaitement, parce que ce petit vers s’harmonise avec les autres, où le repos est ménagé à la troisième syllabe. C’est un rhythme neuf, tout artistique, que l’on aime par son étrangeté. Ces vers de neuf syllabes, défendus autrefois, sont vraiment dignes d’être employés ; et, tout en se gardant bien de les prodiguer, on devrait s’en servir quelquefois dans les poésies de peu d’étendue. Ils sont moins connus que les autres vers, et n’ont pas été maniés par toutes les mains ; puis ils sont souples comme des joncs, et se ploient à tous les caprices : tantôt le repos est à la troisième syllabe, tantôt à la quatrième ; on les construit à son gré.

On a trouvé généralement dans ce dernier recueil une profonde empreinte de souffrance et de décourage¬ ment. Ce que l’on y remarque surtout, c’est une soif ardente du bonheur des deux pour se consoler des douleurs de la terre ; c’est une horrible crainte d’être trompée, et de ne trouver qu’un ciel vide ; c’est le be¬ soin impérieux d’un point lumineux qui se fasse jour dans les ténèbres, d’un Dieu qui nous tende la main, quand nos amis nous retirent la leur. Après avoir lu ces vers, on se dit tristement : « Pauvre poëte, comme il a pleuré avant de chanter ! » Mais ces plaintes ne sont pas seulement, comme on se l’imagine, le cri d’une âme qui souffre, elles sont naturelles à tous les poètes. Lisez Lamartine, Hugo, lisez-les tous, et vous verrez qu’heureux ou malheureux, tôt ou tard ils se lassent de la vie et en désirent une plus radieuse ; quand ils se sont enorgueillis de leur gloire, ils en sentent le vide ; ils finissent par être las de cette poésie de mots qui n’est jamais qu’une pâle traduction de leurs pensées ; ils sentent qu’il leur faut de la poésie vivante, de la poésie de soleil, d’étoiles, d’in¬ fini ; alors, ils ne chantent plus qu’avec amertume les choses de la terre ; ils lèvent la tête vers le ciel, et puis ils disent : «Mon Dieu!» Ce dégoût de la vie n’est-il pas tout palpitant dans ces vers que Lamartine adresse à Mme Tastu ?

À ces vains jeux de l’harmonie
Disons ensemble un long adieu :
Pour sécher les pleurs du génie
Que peut ia lyre ?… Il faut un Dieu !

Quelques vraies que soient les paroles du poëte saint, nous supplions tous M mc Tastu de ne pas suivre son conseil : elle jfclire adieu à la poésie! elle, déposer sa ba¬ guette de fée avec laquelle elle nous bâtit des palais ma¬ giques ! Oh ! si parfois, dans les heures de chagrin et de lassitude du monde, elle se sent prête à jeter sa plume d’or, qu’elle s’en garde bien, par pitié pour le public! £lle sait que ce public l’aime ; il lui a donné la gloire, cette splendide royauté du génie ; il a entouré son nom de rayons éclatants, et il l’a mise au nombre des poëtes qu’il distingue entre tous, comme on choisit parmi les oiseaux les rossignols et les fauvettes.


Mme Anaïs Ségalas.


Mme la baronne de Bawr.



Mme LA BARONNE DE BAWR

(Alexandrine-Sophie)
NÉE À PARIS.
Fille de Charles-Jean Goury de Champgrand et de Virginie Vian.


Parmi les dames qui cultivent les lettres avec le plus de succès, il n’est pas rare d’en rencontrer quelques-unes, soumises à l’influence de l’ancien préjugé contre les femmes savantes, ou de leur propre modestie, qui se reprochent souvent de s’être engagées dans la carrière littéraire, qui ne la poursuivent pas sans inquiétudes et l’abandonnent même avec satisfaction, dès qu’une autre position sociale leur en fait un devoir ou leur en fournit seulement l’occasion. Ces personnes, chez qui le besoin d’écrire et le goût de la célébrité le cèdent de beaucoup à l’instinct féminin, jugent toujours leurs productions avec rigueur. Bien plus, elles sont, en général, disposées à douter de la prédisposition de leur esprit, pour acquérir une instruction grave et solide, et persévérer dans les longues et pénibles études qu’exige la profession des lettres. Biles prétendent que, si la richesse de leur imagination et la pénétration de leur intelligence sont, comme cela est certain, égales à ces mêmes facultés chez les hommes, il leur est impossible de nier qu’elles ne se sentent pas douées au même degré, par la nature, de cette force matérielle de l’organe de la pensée, qui permet à leurs rivaux de se livrer journellement et dès l’enfance, à des veilles studieuses, aux efforts longs et soutenus de la réflexion et de la pensée.

Cette proposition doit-elle être prise d’une manière absolue, ou n’est-elle, comme tant d’autres, qu’une portion de vérité qui se rapporte exclusivement à ceux qui l’émettent ? C’est une question que l’on soumet au lecteur. Quoi qu’il en soit, tout semble donner à croire que Mme de Bawr penche vers cette opinion.

Au sortir de l’enfance, Mme de Bawr, malgré son esprit naturel et quelques talents déjà acquis, était loin cependant de penser qu’elle dût jamais faire sa profession des lettres, car elle était née et vivait alors dans une grande opulence. Après la mort de sa mère, qu’elle perdit fort jeune, son père, M. Goury de Champgrand, la fit élever avec le plus grand soin. Les maîtres de toute espèce et les plus habiles furent appelés pour l’instruire. Mais l’étude vers laquelle elle se sentit le plus vivement entraînée fut celle de la musique. Une fort belle voix, qu’un crachement de sang lui fit perdre lorsqu’elle était très jeune encore, contribua sans doute à déterminer ce penchant. Quoi qu’il en soit, sa passion pour cet art devint si vive et si constante, que mademoiselle de Champgrand se décida à apprendre la composition, dont elle reçut des leçons de Grétry et de l’abbé Roze, l’un des plus habiles harmonistes de cette époque.

Cependant des pertes successives, occasionnées par la révolution, avaient entièrement ruiné M. de Champgrand, lorsque sa fille épousa le comte de Saint-Simon, qui possédait encore les précieux débris de l’immense fortune que son talent pour les spéculations lui avait fait gagner.

Le comte de Saint-Simon était un homme doué de beaucoup d’esprit et d’un cœur excellent, mais dont la tête était fort exaltée. Il paraîtrait même, si nous sommes bien instruits, que cette exaltation augmenta à mesure que les débris de sa fortune se dissipèrent. Ce fut à partir de cette époque que, délivré des biens de ce monde, il se regarda comme envoyé ici bas pour reformer la société sur de nouvelles bases morales et politiques.

On sait de reste quelles furent l’origine, les viscissitudes et la fin de la secte bizarre, qui s’autorisa de quelques écrits obscurs et du nom de Saint-Simon pour essayer de changer les deux appuis déjà société moderne, le droit de propriété et l’institution du mariage. Aussi ne parlera-t-on que de ce qui se rattache au sujet que nous traitons. Lors donc que le comte de Saint-Simon eut perdu tout ce qu’il possédait, et qu’il se crut certain d’avoir reçu la mission de régénérer le monde, il écrivit un jour à sa femme : « Que, malgré la tendresse et l’estime que lui inspiraient sa personne et son caractère, les pensées étroites et vulgaires dans lesquelles elle avait été élevée, et qui la dominaient encore, ne lui permettaient pas de s’élancer avec lui au-dessus de toutes les lignes connues ; qu’il était donc obligé de demander le divorce ; le premier homme de ce monde ne devant avoir pour épouse que la première femme. »

Il paraîtrait que cette inconcevable lettre fut écrite au moment où le comte de Saint-Simon nourrissait une espérance plus inconcevable encore, car il fit vers le même temps, un voyage à Coppet, avec l’idée de se remarier avec madame de Staël, dès qu’il aurait recouvré la liberté.

Le divorce fut prononcé, non toutefois sans que le comte de Saint-Simon ne donnât encore à sa femme une preuve très bizarre de l’espèce d’attachement qu’il lui portait. Comme ils étaient tous deux en présence de l’officier public, pour cette triste cérémonie, celui-ci, s’apercevant que le comte de Saint-Simon pleurait, s’adressa à sa femme qu’il supposait demanderesse, et l’engagea à prendre en considération le chagrin de son époux, et à se désister de son entreprise. Ce quiproquo dura jusqu’au moment où Mme de Saint-Simon se trouva dans la nécessité de dire que le divorce avait lieu sur la demande de son mari.

Enfin, quand tout fut terminé légalement. M. de Saint-Simon fit jurer à celle qui n’était plus sa femme, de porter son nom tant qu’elle ne formerait pas de nouveaux nœuds.

C’est alors que Mme de Saint-Simon se vit obligée d’avoir recours à ses talents pour vivre. À cette époque, les romances étaient fort à la mode à Paris et dans toute la France. Elle en composa plusieurs recueils, paroles et musique, qui eurent une très grande vogue et lui fournirent quelques ressources pécuniaires. Encouragée par ce succès, il lui vint en pensée de composer la musique d’un opéra, que Grétry s’était chargé de foire recevoir et répéter ; il s’agissait de trouver un poëme. Après avoir sollicité pendant plus d’un an tous les gens de lettres que M m0 de Saint-Simon connaissait, pour en obtenir ce qu’elle désirait, elle crut s’apercevoir que ceux mêmes qui lui portaient l’intérêt le plus sincère ne pouvaient vaincre la défiance que faisait naître un talent de femme. Elle prit donc la résolution d’écrire elle-même les paroles d’un opéra. Par malheur, la pièce était achevée, quand elle s’aperçut que ce prétendu poëme n’était qu’une petite comédie, qui ne se prêtait nullement à être mise en musique. M me de Saint-Simon, ne voulant cependant pas perdre tout le fruit de son travail, alla trouver Picard, alors directeur du théâtre Louvois, et lui remit le Petit Mensonge, tel était le titre de l’ouvrage. Comme elle était fort jeune encore, et que la bienséance ne lui permettait ni de suivre des répétitions, ni de laisser imprimer son nom sur l’affiche, elle pria Picard de vouloir bien se charger des détails de la mise en scène, de faire jouer la pièce sous le nom de M. François, et, par-dessus tout, de lui garder le secret. Picard lui promit tout ce qu’elle demandait, lui tint parole sur tous les points, et le Petit Mensonge eut beaucoup de succès. Deux autres pièces, la Matinée du jour et l’Argent du voyage, furent, bientôt après, jouées sur le même théâtre et avec les mêmes précautions.

Le directeur de l’Ambigu - Comique ayant accepté les mêmes conditions que celui de Louvois, Mme de Saint-Simon, toujours sous le nom de M. François, fit représenter successivement sur cette autre scène, deux comédies, le Rival obligeant (1811), et le Double Stratagème (1812) ; puis trois mélodrames, les Chevaliers du Lion, le Revenant de Bérezu et Léon de Montaldi, dont elle composa aussi la musique.

Vers ce temps Mme de Saint-Simon, s’étant remariée à M. de Bawr, officier russe et fils du général célèbre de ce nom, elle cessa entièrement d’écrire et ne songea plus qu’à jouir d’un bonheur intérieur qui lui avait été long-temps refusé. Mais ces jours heureux n’eurent que bien peu de durée, car, quelques années après ce mariage, M. de Bawr, âgé de trente et un ans, périt de la manière la plus funeste : il fut écrasé dans la rue par une voiture chargée de pierres, dont la roue se détacha de l’essieu.

Dans le cours de la même année la fortune que sa veuve tenait de lui fut enlevée en partie par des banqueroutes et parle mauvais succès d’entreprises industrielles, ce qui obligea de nouveau Mme de Bawr d’avoir recours à sa plume.

Le succès de ses ouvrages dramatiques lui donna naturellement l’idée de travailler encore pour la scène. Sur le conseil de Talma, elle présenta au Théâtre-Français la Suite d’un bal masqué, pièce en un acte. Cette jolie comédie, représentée pour la première fois le 9 avril 1813, fut goûtée et applaudie alors, comme elle l’est encore aujourd’hui, et bientôt après M me de Bawr donna, au même théâtre, la Méprise (1816), l’Ami de tout le monde, et en dernier lieu Charlotte Brown.

Des douze pièces que cette dame a composées, pour les divers théâtres de Paris, quelques-unes ont obtenu beaucoup de succès, et toutes ont été jouées plus d’une fois.

M me de Bawr a publié aussi plusieurs romans et d’autres ouvrages qu’on lit toujours avec plaisir : Auguste et Frédéric, 2 vol. in-12, Paris, 1817 ; Cours de littérature ancienne, extrait de La Harpe, 2 vol. in-18, Paris, 1821 ; Histoire de Charlemagne, un vol. in-18, Paris, 1821 ; le Novice, 4 vol. in-12, Paris, 1830 ; Raoul ou l’Enéide, 1 vol. in-8", Paris, 1832 ; et un volume de nouvelles sous le titre d Histoires fausses et vraies.

En général, les comédies et les romans de Mme de Bawr sont composés et écrits avec simplicité et finesse tout à la fois. On n’y trouve surtout jamais rien, soit dans les sentiments ou dans les paroles, de cette exagération dont les romanciers et les auteurs dramatiques abusent si souvent ; aussi est-il facile déjuger en les lisant qu’avec une imagination flexible et gracieuse, l’auteur a cependant l’esprit droit et positif.

Mais ce qui fait ressortir encore mieux ce qu’il y a de ferme et de précis dans l’intelligence de Mme de Bawr, c’est un ouvrage d’un genre tout différent : l’Histoire de la Musique. Dans le tableau rapide qu’elle a tracé des vicissitudes de cet art chez les peuples de l’antiquité et parmi les nations de l’Europe moderne, on est frappé tout à la fois de l’ordre qui y règne, du nombre de faits qui s’y trouvent et de l’impartialité des jugements de l’écrivain. Pour conduire abonne fin un pareil travail, il fallait consulter beaucoup d’ouvrages écrits en langues étrangères, et la connaissance de la théorie musicale était indispensable, ainsi que la délicatesse du goût et la fermeté de critique. Mme de Bawr s’est heureusement trouvée en mesure pour remplir toutes ces conditions.

D’après l’exposé sommaire des travaux littéraires de Mme de Bawr, on peut se faire une idée de la variété de ses connaissances acquises, de ses talents naturels et du nombre de ses principales productions ; car on ne parle pas ici de celles moins importantes et fort nombreuses, que les revues et tous les recueils élégants renferment.

Quant à l’auteur de tous ces ouvrages, c’est une personne spirituelle et simple en parlant, comme quand elle écrit Habituellement elle conserve assez de gaieté, bien que sa vie, souvent mêlée d’amertume, ait presque toujours été excessivement laborieuse. Elle travaille constamment, avec plaisir même ; et quoique son esprit et son imagination, en aides toujours vigilants et dispos, soient sans cesse là tout prêts pour mettre en œuvre ce qu’elle médite, cependant, beaucoup plus femme qu’auteur, Mme de Bawr se repose de ses travaux, en songeant avec délices qu’elle serait bien plus heureuse si elle pouvait cesser d’écrire.

Delécluze.


Mme Ségalas.



Mme SÉGALAS

(Anaïs)
NÉE À PARIS LE 14 SEPTEMBRE 1814.
Fille de Charles Menard et d’Anne-Bonne Portier.


La plus jeune des femmes poëtes, Mme Ségalas s’est élevée tout à coup au premier rang, et a fondé sa réputation sur un petit nombre de pièces publiées séparément dans les journaux et les keepsakes : la réunion de ces différentes pièces en volumes», et la publication des autres poésies qu’elle achève en ce moment, donneront à cette réputation bien méritée une base solide et durable.

Il faut peu de vers pour révéler un poète, peu de vers pour illustrer un nom. Aujourd’hui, plus que jamais, on doit répéter ce qui était déjà vrai du temps de Voltaire : les gros bagages ne vont pas à la postérité ; le cercle de la littérature s’agrandit si prodigieusement, que les rayons de la gloire n’arrivent que pâles et rares aux extrémités, et pour les recevoir de plus près dans tout leur éclat, on a besoin de se glisser à travers la foule des heureux élus qui se pressent au centre ; et qui ne sont souvent les premiers que par ordre ; de dates. Aujourd’hui, sans doute, le sonnet de Desbarreaux, le quatrain de Saint-Aulaire, le vers du siècle de Lemierre, ne suffiraient pas pour établir une longue célébrité, ni pour ouvrir les portes de l’Académie ; mais quelques poésies, vraiment remarquables par les idées comme par l’expression, tour à tour naïves, gracieuses, fortes et sublimes, sont les fleurs resplendissantes et parfumées dont une femme tresse sa couronne littéraire : Sapho n’a pas chanté une Iliade ; Louise Labé a laissé trois élégies et vingt-quatre sonnets.

La vie d’une femme poëte, telle que M mc Anaïs Ségalas, qui vit renfermée dans ses études et dans son bonheur domestique, est tout entière en ses ouvrages. Le public, qu’on a peut-être indiscrètement initié aux secrets de l’intérieur des gens de lettres, ne trouverait pas d’ali¬ ment à sa curiosité en pénétrant avec nous dans la ré¬ vélation des qualités choisies et brillantes qui font à M mc Ségalas autant d’amis que d’admirateurs : on sent, à lire ses touchantes compositions, combien son âme est belle, pure, enthousiaste ; on devine, à voir ses traits élégants et gracieux, combien le charme de sa personne ajoute encore à celui de son talent ; on sait enfin qu’elle fait l’ornement du monde qui l’accueille avec des re¬ gards et des sourires de joie, lorsqu’elle vient dans les salons, comme r&e moderne Velléda, réchauffer le pro¬ saïsme glacé de r uotre époque, et rallier autour d’elle les derniers défenseurs de la poésie nationale.

Molles rêveries de poëte, travaux inspirés, applau¬ dissements qui encouragent, nobles élans vers l’avenir ; voilà lès principaux épisodes d’une vie consacrée aux muses dans-la paix du ménage et les douceurs de l’in- . timité. M me Ségalas prépare lentement et en silence, avec conviction, avec amour, ses poëmes, dont la perfection rachète la brièveté, et qui n’ont d’abord pour confidents que son mari et son excellente mère : le cœur d’une mère est le premier écho des succès de sa fille.

Mme Anaïs Ségalas est née en 1814 : si jeune et déjà placée si haut comme poëte, Mme Ségalas doit nous permettre de citer son extrait de naissance à la tête de nos éloges. L’instinct poétique se développa chez elle en même temps que l’intelligence. À l’âge de sept ans elle fit des vers. si l’on peut donner le nom de vers à une pensée, ou plutôt à un sentiment encadré dans des lignes rimées. Cet enfant, qui ne connaissait pas d’autre prosodie que deux ou trois fables de La Fontaine apprises par cœur, s’avisa de composer, pour la fête de son père, un compliment simple et filial, beaucoup mieux tourné et surtout mieux senti que celui de son professeur, lequel fut bien surpris du dédain que cette petite fille témoignait pour les figures de rhétorique et pour les lieux communs du style pédantesque. Depuis cet essai précoce, la vocation de M m . c Ségalas se prononça, et ne rencontra pas d’obstacles dans la tendresse idolâtre de ses parents.

Mariée dans sa quinzième année à M. Victor Ségalas, avocat distingué à la cour royale de Paris, et frère d’un des plus habiles praticiens de l’Académie de médecine, elle se livra plus exclusivement à son goût favori pour la littérature, et elle ne cessa de mûrir, de féconder par la lecture et par la méditation, le précieux germe de poésie jeté dans son âme par un souffle inconnu, ainsi que ces graines invisibles que les vents récoltent dans les airs et sèment d’un hémisphère à l’autre, sur un sol aride pu fertile. L’imagination de Mme Ségalas était merveilleusement propre à développer ces dispositions naturelles : les premiers vers vraiment dignes de ce nom, qu’elle façonna, contenaient ce qui vaut mieux que la forme froidement et classiquement arrêtée, le génie du poëte, ce feu sacré qui peut luire parmi les incorrections du langage, et sous les pâles hémistiches d’une versification inexpéri mentée. La Psycké, recueil mensuel de poésies inédites, nous fit, je crois, connaître, en 1829, le nom et les vers de M me Anaïs Ségalas.

Ces vers étaient faibles, il faut l’avouer : le style sur¬ tout, plus incolore qu’incorrect, trahissait l’extrême jeu¬ nesse de l’auteur ; mais çà et là des idées fraîches et nou¬ velles, de la grâce partout, quoique un peu enfantine, effaçaient les taches de ces pièces, qui furent remar¬ quées par la critique. M mc Ségalas écouta les conseils de manière à en profiter : elle travailla davantage ses com¬ positions, et se préserva par degrés de cette facilité dan¬ gereuse qui est l’écueil ordinaire des débuts poétiques ; recueillie en elle-même, elle acquit une à une les qua¬ lités d’exécution qui lui manquaient ; elle se familiarisa de plus en plus avec la langue, avec le rhythme, avec la rime ; elle fortifia son style en l’ornant d’images, en l’en¬ richissant d’expression ; elle réussit à trouver ces alliances de mots inattendues et saisissantes qui sont, pour ainsi dire, les pierreries de la poésie française. En 1830, elle publia un petit volume de vers intitulé les Algériennes.

Quand M mc Ségalas avait commencé sa carrière de poëte, l’inspiration lui tenait lieu de modèle et de guide ; elle ne marchait que d’après les errements classiques, et les versificateurs ingénieux du dix-huitième siècle lui avaient montré le chemin ; mais dès qu’elle eut entrevu la poésie antique d’André Chénier, la poésie mystique de Lamartine, la grande poésie de Victor Hugo, elle changea de route et de but ; elle s’élança palpitante d’é¬ mulation sur les traces de ces précurseurs, elle s’efforça de s’approcher d’eux et même de les devancer. Les Mé¬ ditations et les Orientales se reflètent à chaque page des Algériennes.

L’épilogue du recueil raconte la métamorphose sur¬ venue dans la poésie de M mc Ségalas, et comme ce morceau est une harmonieuse réminiscence de Lamartine, nous le citons pour préciser le nouveau point de départ de cette muse de seize ans.


Alors bien loin de moi ces sujets héroïques!

C’était un blanc nuage aux formes fantastiques. Une étoile au pale rayon,

Les bleuets de nos champs, la fleur nouvelle éclose. Le souffle du zéphyr, une feuille de rose Et les ailes d’un papillon.

Maintenant je m’essaie auprès de nos poètes :

Les uns vont réveiller la harpe des prophètes. D’autres en traits de feu peignent la liberté ;

Et ceux-là, franchissant une ligne tracée, 1 Libérateurs de l’art, délivrent la pensée,

Qui reprend son vol indompté.


En effet, M mc Ségalas avait abordé un genre et des su¬ jets qui semblaient ne pas convenir à une femme ; elle voulait peindre la vieille Numidie avec ses villes irrégulières, ses déserts, ses tribus errantes, ses singulières coutumes et sa religion fanatique,* elle voulait retracer les exploits de notre armée en Afrique, et entrer à sa suite dans la Ca- sauba. C’étaient des tableaux qu’elle n’avait pu emprunter à la nature, et son imagination seule devait visiter le Champ de bataille, accompagner les Français à Alger, et arborer h Drapeau tricolore sur le palais du dey. Victor Hugo, il est vrai, n’avait pas vu autrement les sérails et les mosquées de l’Orient.

M Be Ségalas trouva donc dans son imagination les cou¬ leur» que demandait ce voyage imaginaire en Afrique, et souvent elle s’éleva j usqu’au ton de l’ode en exprimant avec énergie des pensées toutes masculines, que le patriotisme avait transplantées dans le cœur d’une femme. On s’étonne qu’une femme ait créé les grandes, et imposantes images qu’on rencontre çà et là dans les Algériennes ; mais le style, il fout l’avouer, n’est pas toujours à la hauteur de l’idée.

Les Français débarquent : on dirait que Scipion épou¬ vante encore l’Afrique,

En se retournant dans sa tombe.


Ces braves sont les restes des années impériales :

Du colosse de leurs victoires Voilà les membres immortels !

Les Algériens poussent leur cri de guerre :

Anathème aux chrétiens! aux Français anathème !

Mahomet les poursuit de son courroux suprême.

Sur notre sot brûlant, ou morts ou prisonniers.

Qu’ils restent plus nombreux, tous ces démons des guerres, Que les grains du maïs, les taches des panthères Et les feuilles de nos palmiers !


La bataille se donne et les Français sont vainqueurs :


Tout est calme à présent dans le champ du carnage. . .

La Mort, qui vient s’asseoir dans son affreux domaine.

Regarde en souriant cette ruine humaine Et ces décombres palpitants !

Ces vers que l’on ne nous reprochera pas d’avoir été chercher dans un recueil ignoré que M me Ségalas renie presque aujourd’hui, annonçaient un poëte de l’école de Victor Hugo, et donnaient un démenti au sexe de Hau¬ teur. M ne Ségalas, qui possédait d.éjà la force delà pen¬ sée et quelquefois celle de l’expression, ne s’aveugla pas sur les défauts de soja livre ; mais redoublant de zèle et d’émulation, elle rendit sa poésie plus ferme, plus con¬ cise, plus égale, plus nourrie de mots et de tournures, plus parfaite enfin ; elle s’exerça dès lors à rompre avec habileté la monotonie du mètre par des coupes neuves et pittoresques ; elle surveilla le choix de ses épithètes, et colora hardiment son style devenu figuré et luxueux, de pauvre et uniforme qu’il était dans ses premiers vers ; elle s’essaya dans plusieurs genres de poésie avant de re¬ connaître le plus convenable à son génie.

D’abord elle composa, sous le titre d ’Enfantine, une charmante ballade qui joint à la richesse du coloris les plus exquises délicatesses de la naïveté. C’est un chef- d’œuvre qu’on peut comparer à tout ce que M mc Des¬ bordes -Valmore a fait de mieux sous l’influence de l’amour maternel. Cette description du paradis, mise à la portée de l’enfance, a de quoi nous tenter, lorsque l’imagination de M®° Ségalas semble nous le promettre. La Petite Anna et la Leçon sur la Bible sont encore de la même famille que cette délicieuse Enfantine.

Elle publia ensuite des élégies dramatisées, comme celles de Millevoye, mais plus savamment versifiées : La pauvre Femme, la jeune Fille mourante, Qui sait le dé¬ but sait lafin, sont des scènes du plus touchant pathé¬ tique, de la plus haute philosophie : quelles admirables strophes !


A vous encor, mes sœurs, cet avenir qui brille ;

A vous tous ces plaisirs bruyants de jeune fille, Puis cet anneau d’hymen, ce mot dit en tremblant, Et ces grains d’oranger, couronne virginale ;

Moi, pour voile de noce et robe nuptiale J’aurai mon linceul blanc ;

Lugubre vêtement jeté sous une pierre Qui tient ensevelis dans une étroite bière Bien des illusions, bien du bonheur rêvé ;

Qui tombe par lambeaux sous la terre jalouse.

Et que les battements d’un cœur déjeune épouse N’ont jamais soulevé?

Combien faut-il de vers semblables pour proclamer un grand poëte !

M BC Ségalas voulut aussi s’approprier quelques brins de lauriers de la couronne de Lamartine, et elle composa la petite Fille, la Jeunesse, aux Poètes, le Bal, mélancoli¬ ques méditations sur ce texte toujours nouveau pour le poëte penseur, le néant des choses humaines. Ne croi- rait-on pas entendre Lamartine?


Oh! puisque la jeunesse est une ombre qui passe. Tandis qu’elle apparaît dans un étroit espace Jouissons : traversons le chemin en dansant ;

Nous le verrons subir bien des métamorphoses ; Pendant qu’il est fleuri cueillons toutes les roses Et chantons en passant.

L’hiver viendra glacer notre joyeux cortège ;

Vers la fin du trajet s’étend un sol de neige,

Les arbres dépouillés forment un blanc cordon ;

Les voyageurs tardifs, à la marche incertaine.

Tout frissonnant de froid s’avancent avec peine. Courbés sur un bâton* •

Avant de nous traîner sur cette route obscure Enivrons-nous de jeux, de gaité, de parure!

Nous régnons maintenant, bâtons-nous, ô mes sœurs! Des groupes enfantins pressent leurs pas agiles Pour nous ravir bientôt nos couronnes fragiles Et nos sceptres de fleurs !


Là dedans tout est beau, tout va à l’âme, parce que tout en vient.

M me Ségalas n’est pas satisfaite de sa supériorité dans ces divers genres de poésie ; elle rivalise maintenant avec Alfred de Musset, ce joyeux et spirituel conteur dEspagne et d Italie : voyez le Brigand espagnol.


Si je m’avance, moi, prés d’une jeune fille,

Ce n*e$t point pour lorgner ses pieds fins et petits, Pour baiser sa main blanche et voir son ceil qui brille ;

Cest pour détacher sa mantille Ou bien ses bagues de rubis.

Avec son grand bras de squelette,

La potence là-bas m’attend :

Je le sais, j’en ris ; car avant Qu’on me passe la collerette.

Par ma croix et mon chapelet!

Vos cachots seront sans grillage,

Et le vent, la pluie et Forage Pourriront votre vieux gibet!


Il ne restait plus à M œc Ségalas, que d’égaler Victor Hugo dans la poésie descriptive, non pas cette versifica¬ tion à la Delille, fausse, guindée, qui s’essouffle à dé¬ guiser la trivialité de la chose sous les oripeaux de la périphrase, mais cette poésie imagée, luxuriante, écla¬ tante, orientale, comme Hugo l’a surnommée. M mc Sé¬ galas offre au parallèle le discours dun Sauvage à un Eu¬ ropéen, Paris et le Marin. Que l’on compare cette der¬ nière pièce avec la prétentieuse amplification, la Frégate la Sérieuse, que M. Alfred de Vigny a prétendu opposer aux resplendissantes et magiques Orientales de Victor Hugo :


Oh ! Forage, mon Dieu ! — Le ciel rouge s’allume !

A l’arriére, à l’avant ! le tillac s’emplit d’eau !

Plus vite encor! — La mer étreint mon beau vaisseau Dans ses baisers tout blancs d’écume !

Allons, calez la voile! — Oh! voyez les éclairs! Mousses, sur les liaubans! matelots, aux cordages! — Nous, marins, nous jetons notre vie aux orages,

A tous les vents du ciel, à tous les flots des mers.

L’eau roule verte et jaune, et la vague blanchie,

Ainsi qu’un mont de neige, arrive en se levant ; L’océan gronde, et Dieu le bat avec le vent,

Gomme un esclave qu’on châtie.

Eh bien ! je t’aime encore, ô mer, quand je te vois
Comme un lion blessé qui bondit de colère, —
Se roule, se débat, redresse sa crinière
Et se met à rugir avec sa grande voix ! —

Ces magnifiques vers ne seraient-ils pas admirés dans les Orientales ? Mme Ségalas n’a-t-elle pas en elle quelque chose du génie de Victor Hugo ?

Enfin, Mme Ségalas est allée plus loin dans les deux Chodruc Duclos, et surtout dans les vers adressés à une Tête de mort: en lisant cette sublime et philosophique allocution, chacun pourra, comme nous, apprécier le rang que l’auteur doit prendre entre nos meilleurs poëtes.


A UNE TÊTE DE HORT 1 .

Squelette, qu’as-tu fait de Tâme?

Foyer, qu’as-tu Fait de ta flamme?

Cage muette » qu’as-tu fait De ton bel oiseau qui chantait?

Volcan, qu’as-tu fait de ta lave?

Qu’as-tu fait de ton maître, esclave?

Comme une souveraine avec toute sa cour.

Une âme t’habitait. Son cortège d’amour.

D’espoir, chantait, pleurait, et peuplait son domaine ;

Tu n’es plus qu’un désert : le lézard sous ton front S’établit ; l’âme a fui : le frêle moucheron S’introduit librement dans son château de reine.

Êtais-tu femme et belle, avec de longs cils noirs.

Des fleurs dans les cheveux, souriant aux miroirs ;

Grand seigneur, dépassant les tètes de la foule ;

Jeune homme, et délirant pour des yeux bruns ou bleus ? On ne sait : tous les morts se ressemblent entre eux ;

La vie a cent aspects, le néant n’a qu’un moule.


  • Cette tâte de mort a été trouvée dans les mines du château royal du Vivier,

appartenant aujourd’hui à M» Parquin. Débris dans les débris, crâne blanc et hideux f Édifice montrant ta charpente à nos yeux,

Miroir brisé de l’âme ou rien ne se reflète ;

Le passant, qui te voit sans lèvres, sans regard,

Sans chair, demande : Où donc est l’homme? Un peu plus tard Il va se demander ; Où donc est le squelette?

C’est pitié! Reste là, regarde les passants.

Oh ! reste : dis néant aux heureux, aux puissants.

Celui qui t’exposa dans son joyeux domaine A pensé que tes os parleraient haut et fort :

Il vient d’écrire avec une tète de mort Son traité sur l’orgueil et la misère humaine !

Ton âme a fui là-haut, vers la cité des cieux Aux mille portes d’or, aux escaliers de feux*

Elle est là, contemplant dans une sainte extase Le soleil dans sa force et Dieu dans sa splendeur.

Toi, tu n’es que ruine et cendre : le Seigneur,

Quand il a pris l’encens, laisse tomber le vase.

Et l’auteur de ces vers est une femme, et cette femme a que vingt et un ans !


Paul L. Jacob (le Bibliophile).


Mme la comtesse de Bradi.



Mme LA COMTESSE DE BRADI


(Agathe-Pauline)


NÉE À PARIS LE 1er MAI 1782.

Fille de Guillaume Caylac de Caylan et de Bonne-Mille~Claude de Newer.


Le père de Mme de Bradi, né dans le pays Basque, capitaine de cavalerie, et chevalier de Saint-Louis, l’éleva avec toute la rudesse d’une éducation militaire, et même les arts d’agrément lui furent enseignés à coups de plat d’épée. Ce père, financier par besoin après avoir été soldat par goût, la força dès son enfance à contracter l’habitude d’un travail de tête, tandis que sa mère, Suédoise, l’obligeait à travailler de ses mains. Elle était née avec des inclinations religieuses que le marquis de Valléfleurs, vieux ami de son père, développa soigneusement, lorsqu’en 1793, il vint visiter la famille de Caylan, chassée de Paris et habitant Fontenay-sur-Bois, où Pauline menait paître la chèvre qui nourrissait le frère unique qu’elle a perdu dans la campagne de Moscou. Depuis cet enseignement du vieux gentilhomme normand, elle s’efforça de conformer ses actions à sa croyance, et si elle n’y parvint que rarement, elle ne se lassa jamais de le désirer et de l’essayer. Orpheline de père très jeune, Mlle de Caylan fut mariée à dix-sept ans par sa mère au comte de Bradi, descendant d’une ancienne et noble famille de Sartène. Elle adopta la famille, le pays de son mari, et se croyant Corse, elle agit comme si elle l’eut été. Elle suivit son mari en Italie, fut blessée au siège de Gènes par un éclat de bombe, faillit y mourir de faim, et n’y ressentit que la douleur d’être séparée de sa mère, qui mourut dans ses bras peu de temps après. Devenue mère à son tour, Mme de Bradi se retira dans le château de Rebrechien, près d’Orléans, pour y nourrir et y élever ses trois enfants. Tout ce que l’étude la plus assidue a pu développer en elle de facultés, a été consacré à ses enfants ; cette application à ses devoirs lui valut l’amitié de Mme la comtesse de Genlis, qui se plaisait à la nommer son élève, et lui écrivait : Vous êtes appelée à me seconder et à me succéder en tout. Mais Mme de Bradi qui ne sut jamais comprendre la gloire, et qui ne voyait rien en elle qui l’autorisât à y prétendre, n’aurait point imaginé de faire imprimer ce qu’elle écrivait, si elle n’eut perdu sa fortune. De dame châtelaine elle devint femme auteur, professeur, et se résigna tristement, mais sans humeur, à travailler pour vivre, comme le font tant de gens qui ne s’en enorgueillissent pas du tout. Le monde cependant parut lui en savoir gré ; ses amis lui demeurèrent fidèles, ses écoliers devinrent ses amis, les journalistes dirent du bien de ses ouvrages, et les lecteurs ne les trouvèrent pas ennuyeux.

Son métier d’auteur, pourtant, ne lui prodigua pas d’abord beaucoup d’agrément Par générosité de caractère, ou par esprit de contradiction, elle soutenait toujours ses oppositions ; et quoique sa famille, alliée à celle des Bonaparte, eût été ruinée par une haine particulière de Napoléon ; quoique l’opinion de Mme de Bradi n’eût aucune importance, les Lettres écrites de Corse (1 vol in-8°) firent mettre leur auteur sur deux listes de proscription en 1815, comme bonne à surveiller ou à déporter ; les éditeurs de Vannina (2 vol. in-12, 1823 ), et de Colonna (2 vol. in-12,1825), lui firent faillite ; ceux de Berlhold et d ’Une Nouvelle par mois (3 vol. in-12,1825 ), achetèrent ses manuscrits si bon marché, que ce serait pitié d’en parler ; M. le baron T….. ne lui paya pas la moitié des articles qu’il inséra dans ses Annales ; la Préparation au catéchisme (in-32,1827.) ne lui Ait pas payée du tout ; et la Réfutation des opinions du comte de Montlosier (in-8°, 1826), accueillie au Vatican, la fit déclarer sotte, folle et jésuite… Elle n’en a pas moins continué à écrire sur la religion, l’histoire, la politique, la littérature et l’éducation, persuadée qu’il ne faut qu’un sens droit et quelque instruction pour traiter ces sortes de sujets ; elle n’en a pas moins composé des Contes et des Nouvelles, en vers et en prose, pour les recueils qui ont paru depuis quelques années, et n’en rédige pas moins des Mémoires de son temps, si consciencieux, qu’elle aura de la peine à trouver un éditeur qui les publie. Elle n’a jamais été pensionnée par aucun gouvernement, et quoique présentée aux différentes cours de France, elle ne doit de reconnaissance à aucun pouvoir. Très sûre que personne ne sait aussi bien qu’elle, non ce qu’elle est, mais ce qu’elle a fait et voulu faire, elle a donné cette notice, dépourvue de grâces, mais parfaitement exacte.

La comtesse de Bradi.




La rare modestie qui a dicté cette notice, nous autorise à y ajouter quelques lignes. M mc la comtesse de Genlis qui fut pendant trente ans l’amie de M me de Bradi, s’exprime ainsi qu’il suit dans ses Mémoires, tome V :

« Mme de Bradi, très jeune et d’une beauté éclatante, m’écrivit pendant un an des lettres anonymes, en me donnant, pour lui répondre, un nom de fantaisie. Ses lettres annonçaient tant d’esprit qu’elles m’intéressèrent vivement. Je l’engageai dans mes réponses à cultiver cet esprit qui est devenu si supérieur, et auquel la vertu la plus pure et la plus irréprochable a donné toute l’étendue qu’il pouvait avoir. »

Ailleurs Mme de Genlis dit encore, dans la dédicace du Siège de La Rochelle, ouvrage qu’elle termina au château de Rebrechien, qui appartient à M. de Bradi :

«Mon amie,

« Cet ouvrage, composé sous vos yeux, vous a intéressée, « et je trouve un grand plaisir à vous en faire hommage. «Vous devez aimer mon héroïne ; en la peignant, j’ai « plus d’une fois pensé à vous, et tous ceux qui vous « connaissent serment bien étonnés que la vertu de Clara «vous parût exagérée. Votre modestie m’interdit tout « éloge, votre amitié n’a pas besoin des assurances de «la mienne. Vous savez que, malgré votre jeunesse, je « vous regarde comme l’amie la plus solide. »


(Note de l’Éditeur.)


Mlle Robert.


Mlle Robert

(Clémence-Antoinette-Henriette)
née à Mâcon).
Fille de Jean-François Robert, avocat, et de Claudine-Henriette de Rohan.)

Chérie de ses parents, et traitée par eux avec une douceur qui même pouvait avoir trop d’influence sur ses qualités naissantes, Mlle Robert s’habituait à craindre ce qui viendrait du dehors, ce qui ne pourrait guère se montrer constamment favorable. C’est vraisemblablement par une suite de ces dispositions qu’elle n’aura pas accueilli l’idée du mariage : nul caractère pensif et timoré ne brave sans hésitation les hasards d’un lien irrévocable. Lorsque la première jeunesse s’écoule dans la sécurité, un talent médiocre reste méconnu, ou ne se développe qu’avec lenteur. Mlle Robert, au contraire, ne fut arrêtée ni par cette sorte d’obstacle, ni par celui qui provenait d’une santé faible et douteuse. Ainsi entravés pourtant, les plus vrais moyens, même après s’être révélés de bonne heure, ne donneront pas précisément de l’assurance ; mais, soutenu par un juste espoir, par quelque pressentiment, on écrira malgré soi, pour ainsi dire, et non sans timidité, parce qu’on entreverra, mieux que beaucoup d’autres, une tion inaccessible. Les forces tenues en réserve, les forces intimes ne sont pas perdues pour la pensée, pour l’imagination ; souvent les inspirations les plus puissantes ont été dues à ceux qui ne jouissaient pas d’une santé robuste. C’est en 1827 que Mlle Robert vint, avec sa mère, demeurer à Paris : elle avait perdu son père depuis peu. Elle ne tarda pas à donner dans différents recueils périodiques des morceaux en vers, et d’autres articles lus avec empressement. Les malheurs des Polonais l’ont ensuite invitée à publier les Ukrainiennes, traduction qui a paru vers le commencement de 1835, en 1 vol. in-8°. Ce volume doit être incessamment suivi de deux autres, consistant surtout en tableaux de mœurs, sous le titre Amour et Religion. Ces mots ainsi rapprochés n’ont rien qui surprenne aujourd’hui ; et quant au mérite du livre, il semble attesté par les fragments communiqués particulièrement au Journal des Femmes. Dans sa partie consacrée à la poésie, le même recueil a inséré, de Mlle Robert, le Luxembourg, le Froid, les Tuileries, et la pièce suivante :

une fleur à paris le 5 juin 1832.

Blanche rose des bois, qn’un souffle d’air effeuille. Elle est toute tombée.

Élie Mariaker.

Un soir » près de Paris, dans un joli village,
Une rose s’ouvrit toute blanche et sauvage.
Elle avait seulement quelque feuillage vert.
Et deux boutons, dont l’un se jouait entr’ouvert ;
Tandis que l’autre, encor tout petit et verdâtre.
Pressait étroitement sa corolle d’albâtre.

Le matin elle vit finir au point du jour
Sa jeunesse et la paix du rustique séjour :
Elle fut enlevée à son natal bocage.

Une petite fille, un enfant de village,

Guère plus haute qu’elle, et ronde, Dieu merci !
De soupe, de pain noir et de bon sans souci,
Dans son panier, où sont rose, lys, héliotrope,
Pressés comme le nègre en un vaisseau d’Europe,
Vint la vendre à Paris.

                   Voyez-vous maintenant
La villageoise, avec son bagage avenant.
Dans ce Palais-Royal que tant de foule inonde,
S’embusquer lestement autour de la rotonde ;

Puis à chaque passant gazouiller d’un air doux :

• J’aijJe jolis bouquets, monsieur, fleurissez-vous. *



Un jeune homme, pensif, suivait la galerie
Sans que rien d’alentour troublât sa rêverie ;

Un seul objet errait toujours devant ses yeux :

Car lorsque vous aimez, en tous temps, en tous lieux
Vous avez devant vous une image de femme,

Ombre de la beauté qui réside en votre âme.

Cependant il s’arrête un instant vers les fleurs.
Choisit la rose blanche entre toutes ses sœurs,

Y joint quelques boutons de jasmin, de grenade,
Puis avec son bouquet quitte la promenade.

—Madame, il va venir: arrondissez encor
Autour de votre cou la longue chaîne d’or ;
Arrangez vos cheveux, que la boucle incertaine
Autour de votre doigt roule en anneau d’ébène ;
Resserrez la ceinture, où viennent s’engager
Les deux bouts ondoyants de ce fichu léger ;

Madame, il va venir : à ce vase de Sèvres
D’un lait d’amande pur rafraîchissez vos lèvres ;

De l’eau de balsamine embaumez ce mouchoir ;
Baissez, baissez encor les rideaux du boudoir ;

Que de gaze et de soie une double barrière
Fonde en demi-lueur l’éclat de la lumière ;

Mais surtout que devant la mobile psyché
Plus d’une fois encor ce beau front soit penché :

A l’heure de l’attente, immobile sur place.

On regarde toujours la pendule ou la glace.

O bonheur! quand un bruit dans le cœur répété,
Une porte qui s’ouvre, un pas précipité.

Le doux son d’une voix dans la salle prochaine,
Annoncent que l’attente au moins ne fut pas vaine !

Il entre, et dans le trouble heureux de cet instant
Dépose son bouquet dans Ja main qui l’attend ;
Disant, comme le barde aux pieds de son amie :

  • Cueillons, cueillons la rose au matin de la vie ;


Des rapides printemps respire au moins les fleurs :
Aux chastes voluptés abandonnons nos cœurs.»

0 vous, toutes (es fleurs, jacinthe parfumée,

OEillet, camélias, jasmin del’Iduméc,

Myrte dont Tltalie embauma nos bosquets,

Églantine en guirlande, anémone en bouquets,
Étoile de gazon, violette champêtre,

Ccst pour mourir ainsi que le ciel vous fait naître :
Vos suaves parfums se mêleront toujours
En s’exhalant dans l’air aux soupirs des amours!

Puis viennent les moments d’intime confidence ;

Les projets de n’avoir qu’une seule existence,

De faire sur ses pas des heureux quelquefois,

De s’isoler du monde, et d’aller dans les bois
Bien cacher son bonheur : — comme va l’alouette
Chanter son chant d’amour sous la touffe secrète,
Pour que l’écho voisin ne le redise pas ; —

Ou bien de voyager, d’aller dans ccs climats
Où pour nous attirer au pied des sept collines
Le ciel a tant de feux, la terre de ruines,

Fouler dans scs gazons un sol en même temps
Si vieux de souvenirs, si jeune de printemps ;

Ou glisser doucement,auprès de son idole,

Sur une mer d’azur qui berce la gondole…..

»

Oui, confondre vos pas dans le sentier du sort ;

Oui, mourir tous les deux dans une même mort ;
Puis unir vos tombeaux sous les mêmes verdures
Et dans le ciel là-haut mêler vos âmes pures î
C’est cela, n’est-ce pas? — Oh! souvent le malheur
Entendit des projets si remplis de douceur ;

Mais il sait son pouvoir : certe, il est bien tranquille

Dans ce rêve de feu, ravissant et fragile.

Deux êtres abîmés n’entendraient pas près d’eux
Les éclats du volcan et de Forage en feux.

Non, le ciel de l’amour est trop loin de la terre.

Mais quand le jeune amant avec tant de mystère

S’éloigne du boudoir, vers le soleil couchant.

Dieu! quel bruit dans Paris!» le tambour bat au champ ;

Il passe à tout moment des bataillons en armes ;

Les logis sont fermés, comme voilés d’alarmes.—

Il s’arme, il court, guidé par un cri tout-puissant,

Par un étendard rouge et des traces de sang.

Au cloître Saint-Méry. —Dans ces sombres demeures

De la nuit du cinq juin il voit passer les heures.

Plus de’femme pour lui, plu» d’amour dans ce lieu !

Ah! son ame est passée aux mains d’un autre dieu.

Il croit entendre, il voit, aux éclats de la foudre.

Sur les mille débris du passé mis en poudre.

Le dieu de l’Avenir jeter du ciel ses lois,

La Liberté s’asseoir sur le’trone des rois…..


Le lendemain, à l’heure ou le soleil éclaire
De ses premiers rayons la ville funéraire.

Au pied du mont Louis on voit, sous les rameaux
De ces sombres cyprès, alcuve des tombeaux.
Cette masse de terre, humide encor, qu’exhausse
Un cercueil fraîchement déposé dans la fosse.

Là reposent, hélas! l’un sur l’autre jeté,

Une épée, un drapeau : —Valeur! — fatalité !

Là se penche une femme aux traits déjà livides,
Qui de son ’sein meurtri, de ses lèvres avides,
Étreint avec amour la tombe fraîche encor.

Puis est jetée aussi, comme un dernier trésor.
Une rose, penchant la tète sur sa branche
Et tombant feuille à feuille.

Hélas ! la rose blanche,
Resplendissante un jour, morte le lendemain,

A vécu plus longtemps que le bonheur humain.


Fût-il seul, ce morceau, si bien pensé (sauf une insi¬ nuation qu’il eût autant valu omettre), si bien exprimé, si attachant, si gracieux, deviendrait un titre littéraire digne d’attention. Dans les Toileries se rencontrent quel¬ ques vers faciles à isoler, et que dès lors on transcrit ici

de préférence :

Que d’amours voit passer cette ombre protectrice !
Depuis l’amour léger, délicieux caprice,

Knfant de l’air, qui jette eu riant ses aveux
Quand le tilbury vole ou quand la valse glisse,

Vit de fleurs, de billets, de boucles de cheveux.

Puis bientôt s’évapore, en laissant pour mémoire
Un nom de plus inscrit aux tablettes d’ivoire ;

Jusqu’à cet autre amour religieux, divin,

Qui va secrètement s’enfermer dans un sein,

Comme le solitaire en sa grotte profonde,

Demeure toujours là, seul, ignoré du monde.

Puise aux pieds de son Dieu des transports ravissants
Et lui fait de sa vie un éternel encens


Quelque exercée que soit la plume qui se soumet sans peine aux exigences de la versification, sans doute, on exprime aussi librement ses sentiments en prose, et plus exactement sa pensée. U n’appartient de le faire, sans discordance, qu’à ceux qui ont reçu mission pour écrire. Cet accord est habituel chez M Ile Robert, et l’intention morale si frappante, qu’on oublie le talent pour donner un plein assentiment à ce qui vaut plus que le talent même. Jusque dans un court article sur le suicide, on trouve réunis les aperçus de l’imagination et les appréciations de la raison. Il était sage d’éviter toute décision tranchante sur une question aussi compliquée. «Une telle mort est-elle crime ou vertu? » demande l’auteur en finissant. Ni l’un ni l’autre, serait tenté de répondre le moraliste exempt de prévention. Le suicide ne peut être que très rarement vertueux, malgré lès exagérations de quelques anciens, et n’est jamais précisément criminel, malgré d’aveugles malédictions prodiguées par les modernes. Souvent cette résolution, plus téméraire que courageuse, cet acte, triste suite d’une exaltation accidentelle, est une grande faute que pourtant les hommes ne doivent pas chercher à punir. Souvent aussi c’est l’effet d’un extrême malheur, et alors’ la société, avant de songer à sévir, ferait bien de porter de sévères regards sur ses lois un peu arides, et sur les restes d’une vieille insouciance. Frappée de tant de peines profondes, cl peut-être disposée à mettre en doute si d’agréables de¬ hors suffirent à la civilisation, M llc Robert demande une clarté venant d’en haut. Lorsqu’elle invoque ainsi la vé¬ rité, ce n’est pas un vain ornement de sa prose généra¬ lement animée ou poétique. Semblable à une de ses collè¬ gues si honorablement connue, M mc A. Dupin, elle tend au vrai par une sorte de nécessité, par inspiration, et ce don en elle n’est jamais plus caractéristique que quand il s’agit de vérités religieuses. Quelquefois alors elle s’élève à une grande hauteur. Les hommes les plus célèbres n’ont pas toujours montré cet heureux besoin ; rarement ils ont dû faire en cela la même impression, et rarement feur conviction aura paru aussi indépendante ou aussi réelle. On pourrait ne pas partager indistinctement les croyances dont M,,e Robert veut attendre de nouveaux fruits de sagesse ; on observerait même que, faute de connaître assez les traductions de l’Asie, elle attribue à l’antiquité en général ce qui ne doit s’entendre que du paganisme, et que cela entraîne à supposer nouvelles des maximes ou des coutumes qui ne l’étaient pas il y a vingt-cinq siècles. Mais, comme elle revient au vrai, toutes les fois qu’il dépend d’elle de le rencontrer ! de quel amer et louable dédain elle poursuit ce qui devrait être beau et ne l’est pas ! Ces regrets sont beaux eux-mê¬ mes, et cette ironie est plus religieuse et satirique. « Tout «est débris et ruines….. Cependant beaucoup de.per- « sonnes croiraient être hostiles enl’avouant franchement,

« et font comme les gens de cour qui cachent lamort d’un «roi jusqu’à ce qu’un autre soit proclamé….. Mon âme, «avide de fixer sa ferveur, avide d’aimer là-haut, de- « mande une foi, demande un Dieu, comme la jeune fille

« demande un premier amour. » Ce n’est pas qu’en déplo¬ rant l’affaiblissement des espérances religieuses, une ima¬ gination riche ou poétique ne soit exposée à y mêler dos souvenirs plus profanes, et à célébrer jusqu’aux écarts de l’enthousiasme ; ce n’est pas que les croisades même n’obtiennent ainsi un mot d’approbation. De loin, tout ce qui produit de l’effet doit séduire quand on regarde en artiste, mais ensuite M,,e Robert regarde en penseur ; elle n’est pleinement captivée que par ce qui perfectionnerait et consolerait les peuples. Si dans quel¬ ques lettres, qui, sans doute, feront partie d ’Amour et Religion, un prêtre, doué d’un caractère énergique, mais plus sensible que résigné, se plaint surtout de ce que l’ascendant du sacerdoce ne satisfait plus une âme am¬ bitieuse, si son découragement n’est pas encore étranger aux affections terrestres, c’est le personnage qui parle bien plus que l’auteur, ët ce petit drame,rempli d’un sombre intérêt, n’est pas moins remarquable par une sorte de concision que par la connaissance du cœur de l’homme. « Sans doute, le prêtre des premiers âges, dans «son austérité profonde, avait un douloureux labeur à « repousser ces images ravissantes, ces fantômes de fem-

«mes qui passaient sur les murs de sa cellule. et

«même sur le gazon où il était courbé pour creuser sa « tombe. Mais cette lutte éternelle, ce combat déchirant, « c’était encore la vie, et à chaque victoire qu’il rem- « portait sur lui-même, il avait conqpis une feuille de « la palme du martyre. Maintenant le fanatisme ne tour- « mente plus nos âmes dans ces cruelles agitations, et «-avec l’excès de la terreur a passé l’excès du désir. »

M 1!c Robert a désiré savoir si quelque prédicateur actuel réalisait l’idée qu’elle s’était formée d’un interprète de la parole céleste. «Je voulais, dit-elle, qu’il élevât « sa mission jusqu’à sa beauté idéale, que sa parole saisit

« cependant l’humanité, enfin qu’un souffle de la muse « sacrée eût passé sur son front. » Elle n’a pas courbé le sien, celle qui forme de tels vœux ; elle ne s’est pas jetée au milieu des groupes frivoles ou passionnés qui mécon¬ naissent l’importance des lettres, et font du plus grand art de la civilisation un métier inutile. Toute pensée forte a en vue l’avenir, et s’y établit d’avance ; au contraire, le temps use bientôt les talents équivoques, dus seulement à une jeune et stérile exaltation de l’amour- propre. On agite encore parmi nous cette question, si beaucoup de femmes doivent écrire ; mais du moins on rendra justice à celles qui, en obéissant à une voix inté¬ rieure presque irrésistible, propagent de généreux mou¬ vements de l’ànie, sans lesquels, à présent que la litté¬ rature futile s’éloigne, nul écrivain ne graverait son nom sur le bronze. Quelques difficultés, jusqu’à un certain point particulières aux femmes, ne les déconcerteront pas ; elles ont pour dédommagement le bonheur de pou¬ voir rester hors du trouble des affaires, sans que cela surprenne personne. C’est une sorte d’asile, de retraite, où la pensée sera plus désintéressée. On devra beaucoup aux femmes dans l’ordre religieux. Mais, occupées par devoir des intérêts matériels, plus libres en cela que les hommes, quelques-unes d’entre elles expieront noblement ce que leurs mères ont fait pour des erreurs successives, et tant de vieux écarts ne dissuaderont pas de suivre les voies heureuses. Difficilement les femmes se renfermeraient dans le cercle étroit des doctrines surannées d’ailleurs, qui empêchaient de se consoler et défendaient d’espérer. Quand on ne croit nullement aux dons impérissables, c’est par préoccupation ou par inap¬ titude : le génie, dans sa liberté, ne s’attache pas de pré¬ férence à ce qui ne dure qu’un jour. Ces réflexions sur l’indépendance et la dignité dont est susceptible le travail littéraire, se présentaient naturellement ici ; elles étaient suggérées par le souvenir de ce qu’en a dit elle-même, en 1834, M l,e Clémence Robert, dans une espèce de pro¬ fession de foi qu’il faut malheureusement affaiblir en l’abrégeant. « La. littérature n’ayant qu’un mérite pure- «ment littéraire, est un simple divertissement de l’esprit. «Faire des vers, seulement pour produire de jolis effets, « c’est un plaisir comme de broder ; raconter de belles « histoires dont on ne peut tirer nulle conclusion utile, « c’est aller à la chasse dans des terres de son imagina- «tion ; écrire en vers ou en prose pour le seul honneur «du style,c’est, dans la sphère intellectuelle, donner un « bal où des mots élégants et variés dansent gracieuse- « ment…. Mais les écrivains qui ont le sentiment de l’a- « venir, voient que le temps de ces fêtes est passé pour « la littérature….. et ils la chargent de porter une pierre « à l’édifice social : ces hommes-là sont religieux, car « toute pensée qui protège l’humanité remonte à Dieu »


De Sénancour.


Mme Daminois.



Mme DAMINOIS


(Angélique-Adèle)


NÉE À CLERMONT (OISE) LE 20 DÉCEMBRE 1795.


Fille de Jean Huvey.


Il y a presque toujours deux stations dans la carrière littéraire d’une femme, deux mobiles successifs dans sa vocation.

D’abord, et bien jeune encore, elle se crée des travaux intellectuels, pour échapper aux premiers ennuis qui viennent à naître dans la vie. Lorsqu’une jouissance est effeuillée et qu’elle croit toutes les jouissances flétries, lorsqu’un espoir est déçu et qu’elle croit tous les espoirs trompeurs, lorsqu’un amour est terminé et qu’elle croit tous les amours anéantis, elle écrit pour cacher son front soucieux dans la solitude ; elle s’enferme là pour se séparer de tout ce qui la blesse ; elle chante ses notes plaintives pour bercer son cœur et l’endormir. Le principal dans sa condition est l’oubli de ce qui la possédait, la création est l’accessoire. On travaille pour soi, l’art occupe peu, et le public est oublié. La littérature n’est encore qu’un pis-aller, et, dans la faiblesse d’une vie qui s’isole et s’abandonne, un favorable point d’appui. Mais peu à peu, en vivant dans sa nouvelle destinée, on prend du goût pour elle, on vient à préférer la consolation au bonheur perdu. Les plaisirs intellectuels sont si séduisants quand pour les premières fois l’imagination bat des ailes dans les espaces de l’idéal, et il semble qu’elle atteindra si vite le but où elle tend ! On est si facilement content de soi à cet âge î on est lecteur si indulgent de ses premiers essais, audi¬ teur si bienveillant des premières histoires qu’on se ra¬ conte ; nos vingtièmes années ont tant de rires et de larmes au service des fictions ! Puis enfin, en regardant de près son œuvre, on commence à en comprendre la gravité ; on commence à songer qu’on sera lu, et avec cette idée se révèlent des obligations envers soi et envers le monde : on se doit à soi-même de ne rien produire que de bien, on doit aux autres de ne rien produire que d’utile ; on commence à penser pour écrire ; la plume s’applique et se forme ; on est moins content de soi et on fait mieux.

Mme Daminois a parcouru ces diverses phases de la vie littéraire.

Elle se maria à Soissons à M. Daminois, et devint mère dans ses premières années d’union. Bien jeune encore, des circonstances malheureuses la séparèrent de sa fa¬ mille, pour la jeter dans une solitude complète à Paris, au milieu d’une existence vide et mélancolique. Alors, pour se soustraire à la tristesse des souvenirs et à l’iso¬ lement du présent, elle se livra à des études sérieuses, dont son père, magistrat honoré et distingué, et l’objet de sa tendre vénération, avait aimé à l’occuper dès sa première enfance. Puis des compositions littéraires vin¬ rent remplir son imagination. A dater de l’année 1819, elle fit paraître successivement Léontine de JVerteling, Maria, Alfred et Zcüda, Mareska et Oscar, ouvrages favorablement accueillis du public. Le caractère de M me Daminois étant essentiellement moral et philanthro¬ pique, ses compositions renfermenttoujours un but progressif, une pensée civilisatrice. Elle écrivit Lydie pour combattre le préjugé des Européens contre les hommes de couleur, et Charles, ouïe Fils naturel, dans le juste mépris que lui inspirait l’anathème porté par la société contre des êtres innocents de la faute pour laquelle on les réprouve. Deux volumes intitulés Mes Souvenirs et Alàis, ou la Vierge de Ténédos, furent inspirés par de vives sympathies pour la Grèce moderne, à l’époque de sa régénération, et ven¬ dus au profit de ses combattants. Le dernier ouvrage que Mme Daminois ait publié dans ce moment est une Mosaïque ou recueil de contes moraux et philosophiques.

Dans la série de ces productions, on remarque des amé¬ liorations successives, comme chez tous les écrivains où l’étude et le temps ont de la nature à développer. On voit que, comme nous l’avons dit plus haut, suivant les différents états de l’âme, les premiers ouvrages furent composés surtout dans le désir de se procurer à soi-même une heureuse distraction, et les suivants avec l’entente . des graves obligations imposées à tout ce qui participe au sacerdoce littéraire. Outre le mérite de moralité déjà signalé, les écrits de M mo Daminois renferment une ana¬ lyse sentie, une manière sérieuse, qui solennise les dé¬ tails intimes de la vie. Dans le cours de sa carrière, une révolution artistique s’est trouvée sur son chemin ; des principes nouveaux ont labouré les vieilles maximes en tous sens ; des germes inconnus se sont épanouis de toute part ; elle y a puisé ce qui convient à son caractère et à ses opinions sans se laisser tout à fait envelopper par eux, et s’attacher complètement à ce qu’on est convenu d’appeler l’école nouvelle. Dans ce moment Mme Daminois publie un travail du plus haut intérêt: c’est un tableau du cloître au dix-neuvième siècle, où elle s’attache à faire ressortir l’inopportunité actuelle dece genre d’institution, le contraste existant entre leur immobilité et nos progrèssions, et l’anachronisme que forme la présence des maisons monacales dans un temps où les circonstances qui les avaient rendues si nécessaires et si puissantes ont entiè¬ rement cessé d’exister. Nous sommes heureux de savoir ce beau sujet entre bonnes mains.

En 1833, M me Daminois a été reçue membre de l’Athénée des Arts, établissement littéraire connu dès longtemps par l’esprit distingué et le ton plein de con¬ venances qui s’y sont établis, et par cet amour des lettres qui les fait aimer pour elles-mêmes, sans but étranger, sans volonté de bouleverser le monde avec un couplet, de renverser un pouvoir avec une épigramme, et de frire d’un mot un poignard. Heureux enfant des arts, qui n’a que le sourire de la poésie, la douce émotion du roman ; et, de toutes les ambitions de la littérature, que le désir des jouissances qu’elle donne, qui, tandis que les positifs et vénals intérêts envahissent tout,.se sauve de la poli¬ tique, et lui montre de loin son léger drapeau qu’elle n’a pu inféoder à sa bannière.


Clémence Robert.


Mme Désormery.



Mme DÉSORMERY


(Louise-Françoise-Éveline)


NÉE À LAMBALLE.


Fille de Jean-François Galliot-Desperrières et de Louise-Marie Challet.


Dans les choses humaines il n’y a de certain que l’imprévu. Si le hasard, cette grande raison qui n’a pas de nom, répond à tout et n’aboutit à rien, si les caprices du hasard sont pour quelque chose dans les destinées du monde, merveilleux hasard, dirons-nous, que celui qui en semant de bonne heure l’adversité sur les pas d’une muse qui, à peine ouverte au souffle de la vie, s’ignorait encore elle-même, soudain l’a révélée au monde, et a doté notre France d’une célébrité de plus. Douée d’une imagination ardente, d’une grande puissance d’analyse et d’une exquise sensibilité, Mme Désormery, comme tous les vrais poëtes, a souffert, puis elle a écrit. Suivant en cela l’instinct providentiel du poëte, tantôt elle a gémi sur la position précaire que la société fait à toute femme de cœur ; tantôt elle s’est complue à produire une peinture vraie et non flattée de cette société qui se ment à elle-même ; tantôt enfin, résignée et chrétienne, sa muse a chanté tour à tour dans un harmonieux langage et la patrie absente et ces sentiments de mélancolie instinctive qui vont si bien au cœur d’une femme, et les consolations si puissantes de cette religion de paix que le Christ nous a faite, et les joies et les douleurs des Grecs modernes. De là cette poésie de détails, si douce et si pénétrante, cette fraîcheur, cette délicatesse de coloris qui nous charment dans les œuvres légères de Mme Désormery ; delà le développement habilement gradué des idées d’une imagination hardie et brillante, toujours réunie à la rigueur inflexible du raisonnement ; de là ces détails artistiques, cette profondeur énergique de pensées et leur parfaite corrélation que nous admirons dans les romans de notre auteur, et qui en font une lecture qui plaît, séduit, entraîne par la magie d’un style à la fois naïf et élevé, simple et sublime, interprète fidèle des sentiments intimes de l’âme.

Le père de Mme Désormery était capitaine de vaisseau. Dans un voyage de long cours, M. Desperrières périt corps et biens. Ce malheur fut sensible à la jeune Louise : il couvrit de deuil son adolescence et ses premières années, déshéritées de la poésie du jeune âge, s’écoulèrent monotones, employées à acquérir dans l’isolement une éducation triste et dépourvue de ces charmes qui naissent de l’émulation. Aussi, chercha-t-elle dans l’étude les distractions nécessaires aux besoins d’une imagination vive et impressionnable. Vivant dans la compagnie, et pour ainsi dire de la vie des génies et des philosophes des temps passés, prenant à la lettre les préceptes de leur morale, on devine aisément qu’à son apparition dans le monde, tout pour elle devint déception, et de ces déceptions incessantes naquit cet amour des lettres qui devint la consolation de sa vie, ce goût de la retraite qui constamment l’a retenue loin de la société. Sa mère s’étant remariée, la jeune Louise ne trouva nulle sympathie dans la nouvelle famille où le sort la plaçait ; contrariée dans ses goûts pour l’étude, on exigeait d’elle des occupations opposées à ses penchants ; aussi, si à grand’peine on toléra chez elle le culte des beaux-arts, s’opposa-t-on par tous les moyens possibles à la laisser devenir une femme instruite, car aux yeux de cette nouvelle famille une femme instruite était une anomalie. Une foule d’entraves furent donc jetées sur sa route, et la volonté impérative d’un despote ignorant vint s’opposer à ses progrès. Privée de ressources pour augmenter ses connaissances intellectuelles, Mlle Desperrières dut appeler à son aide cette force d’âme qui triomphe de tout, et escomptant, pour ainsi dire, les heures du sommeil, on la voyait dans les hivers les plus rudes, enveloppée d’une couverture, venir s’asseoir contre sa fenêtre, et passer ainsi à lire les nuits que la lune éclairait de ses pâles reflets. Heureusement les bons livres ne lui manquaient pas ; une amie de sa mère lui avait fait cadeau de la bibliothèque d’un vieil oncle dont elle avait hérité, et ce que cette femme élégante et riche appelait des bouquins, devint entre les mains de Mme Désormery une mine inépuisable et le seul trésor de l’orpheline.

Mlle Desperrières avait une mémoire prodigieuse : à douze ans elle savait par cœur près de douze mille vers, qu’elle avait puisés dans nos plus grands poëtes. Racine surtout faisait ses délices. Ce fut une ressource pour elle que cette faculté mémorative, et lorsque, plus tard, usant à son égard d’une excessive rigueur, on vint à lui enlever ses livres, elle se consolait des devoirs pénibles que lui imposait la volonté de ses parents, en évoquant sa mémoire et rendant présents à son souvenir les plus beaux morceaux de notre littérature.

Froissée dans sa vocation, à dix-huit ans, la perte d’une fortune qui l’aurait rendue indépendante, vint augmenter la mélancolie qui déjà altérait sa santé. Dès cet instant, elle demeura l’unique soutien de sa mère et de deux enfants issus de son second mariage. Il fallut quitter le doux ciel de la patrie. L’Italie lui offrait des chances moins funestes que celles que lui présentait la France ; elle partit donc pour Lucques, où, malgré son jeune âge, elle venait d’être nommée directrice des études à l’institut Élisa, et elle y passa au sein d’une retraite austère, ce qu’on est convenu d’appeler les belles années de la jeunesse. Ce fut là qu’elle devint poëte, que son imagination, nourrie de la lecture des écrivains de l’antiquité, se réveilla, et que son ancienne passion de nouveau s’empara d’elle avec une ardeur qui ne s’est jamais entièrement ralentie. Loin de tout ce qu’elle avait aimé, ses jours coulaient dans un triste isolement, lorsqu’elle fut nommée dame de compagnie et institutrice de la fille d’une princesse régnante. Cependant, le mauvais état de sa santé vint mettre obstacle à ce changement de position. Le médecin de la cour lui ordonna des voyages, la princesse consentit à son départ et la confia à une de ses amies. Tout semblait sourire à Mlle Desperrières et déjà brillait pour elle l’espoir d’un meilleur avenir, lorsque soudain de grands revers vinrent frapper la femme assise sur un trône ; Mlle Desperrières sentit le contre-coup du brisement de l’existence de la souveraine, et, dès lors, une carrière toute de vicissitudes s’ouvrit devant elle, et vint paralyser ses courageux efforts. Tant de chagrins accumulés détruisirent complètement la santé de notre auteur, aussi les poésies de Mme Désormery, empreintes d’un charme, d’une suavité que les mots ne peuvent rendre, bien que toutes conçues à cette époque, ne nous peignent-elles point les illusions des premières années de la vie, ou les antiques souvenirs des lieux qu’elle parcourait ; chacune porte le cachet d’une souffrance intime ; c’est le cri d’une âme malheureuse à laquelle nul écho ne répond ; aussi à chaque révélation de sa muse, pour peu que l’on se soit trouvé comme elle en contact avec le malheur, croît-on rêver seul ; aussi les poésies de Mme Désormery s’adressent-elles principalement à ces imaginations rêveuses, exaltées ou naïves, qui savent trouver un fond de tristesse dans les impressions les plus douces, et prêter quelques douceurs aux impressions les plus tristes ; aussi s’adressent-elles à ces âmes neuves et tendres qui sentent vivement, et qu’émeuvent tour à tour, au milieu des tourmentes de la vie réelle, le spectacle de la nature, la pensée de l’immensité, la vue d’une fleur, le souvenir de Dieu, ou la chute d’une feuille.

De retour en France, Mlle Desperrières songea sérieusement à s’occuper de littérature, comme du moyen le plus honorable de se procurer le nécessaire et de parer ainsi aux rigueurs de l’adversité. Elle trouva bientôt un ami tendre et dévoué dans M. Désormery, pianiste célèbre, que son noble caractère et son beau talent ont rendu l’un des artistes les plus distingués de notre époque, et qui dans son genre restera long temps sans égal. Leur union mit pour elle un terme aux vicissitudes du sort. Lorsque M. Désormery offrit sa main à Mlle Desperrières, elle lui répondit : « Hélas ! monsieur, je n’ai ni trousseau ni patrimoine ; tout ce que je puis vous apporter en mariage, c’est ma mère, ses deux enfants et moi. « — « Mademoiselle, répondit l’artiste avec une noble simplicité, voilà la dot que je réclame. » Mlle Desperrières était digne d’être l’objet d’un tel désintéressement, bien rare dans ce siècle d’argent, où le positif, ou pour mieux dire, l’égoïsme, est généralement le mobile de toutes les actions. Aussi, devenue Mme Désormery, en récompensa-t-elle son mari par la reconnaissance et la tendresse. D’une santé rendue languissante par les chagrins de sa jeunesse, la retraite lui fut imposée par la souffrance : elle sut la rendre attrayante par le charme de l’étude.

En 1822 parut son premier ouvrage, Évariste de Mauley, sous le nom de Mme Louise Éveline. Cet ouvrage, en forme de lettres, est peu connu et mériterait de l’être davantage. Il renferme des idées justes et nouvelles, surtout à l’époque de son apparition, sur l’éducation, le duel et le suicide. On y trouve une peinture animée de la Suisse, et des descriptions vives qui se marient avec bonheur à l’intérêt de la fable.

Agnès de Méranie succéda en 1824 à Évariste de Mauley. Le titre de cet ouvrage portait une lettre de plus ajoutée au nom de l’auteur. Agnès de Méranie fit sensation dans le monde littéraire : l’épouse de Philippe-Auguste, si aimante, si aimée, et pourtant si malheureuse, avait trouvé dans Mme Désormery un historien qui avait su peindre et comprendre ses douleurs. Aussi le livre de Mme Désormery eut-il un brillant succès. Dans cette belle composition la plupart des personnages sont historiques, et ils conservent une ressemblance exacte avec les portraits que la tradition nous a faits d’eux ; mais ce qui ajoute au mérite de l’auteur, c’est d’avoir su présenter ses personnages d’invention de telle sorte que, fidèles dans leurs actions comme dans leurs discours aux mœurs, aux usages et aux préjugés de l’époque, ils retracent toute la physionomie du siècle. Agnès de Méranie est une histoire au même titre que les productions de Walter Scott. L’illustre romancier n’eût pas rendu avec plus d’énergie et de vérité les terribles effets de l’interdit lancé sur un royaume par un pontife inexorable ; il n’eut pas développé avec plus de profondeur la politique d’une cour à qui tout cède, dans des temps de superstition, dès qu’elle fait parler le Ciel ; il n’eût pas amené d’une manière plus pathétique le dénoûment du drame.

En 1829, le libraire Delangle mit au jour un petit recueil de poésies, qui cette fois parut avec le nom de son auteur, Mme Louise-Évelines Désormery. Jusqu’à cette époque Mme Désormery avait à toute force voulu rester inconnue et jouir de son succès sous le nom d’Éveline, appartenant à la famille de sa mère, d’origine irlandaise, venue en France à la suite du roi Jacques ; mais ses amis avaient enfin triomphé de sa répugnance à sortir d’une volontaire obscurité, ils étaient parvenus à la décider à ne pas abandonner à un pseudonyme l’estime publique, fruit de ses nombreux travaux. Le style poétique de Mme Désormery est de la bonne école. Ce qui distingue son genre, nous l’avons déjà dit, c’est une sensibilité mélancolique qui va droit à l’âme, c’est l’art d’exprimer dans un langage choisi les nuances les plus délicates des sentiments. Au surplus, pour personnifier plus complètement le caractère du livre et de l’auteur, nous laissons Mme Désormery parler elle-même de son talent dans une lettre dont l’éditeur du recueil qui nous occupe a enrichi sa préface : « Je n’ai pas fait de vers, dit-elle, pour devenir poëte ; j’ai voulu exprimer seulement des émotions ou des rêveries dans un langage qui m’était déjà familier ; car, avant de savoir lire, avant de savoir qu’il y eût de la poésie sous le ciel, je composais des chansons et des complaintes semblables à celles des sauvages, disposition naturelle peut-être à une enfance solitaire et mélancolique, qu’ont assiégée de nombreux malheurs. » Cette confidence mieux que tout ce que nous pourrions dire explique la teinte générale de mélancolie qui règne dans les vers de notre auteur.

En 1832, parut enfin le Nain Clicthoue, dernier ouvrage important de Mme Désormery, qui n’est pas inférieur à Agnès de Méranie, et auquel plusieurs esprits distingués assignent même un rang supérieur. Le sujet du Nain Clicthoue est celui qui a inspiré à Shakspeare une si belle tragédie, c’est la mort d’Arthur de Bretagne. La création du personnage du nain atteste dans Mme Désormery beaucoup d’imagination. Un intérêt vif et puissant est répandu sur l’ensemble de cette vaste composition.

Une foule de morceaux de littérature légère recommandent encore le nom de Mme Désormery. De ce nombre sont le Roman d’une vieille Femme dans les Heures du Soir, le Rêve d’une Femme, la Chapelle de Windsor, et surtout Marcouf ; nouvelles charmantes, qui embellissent les recueils la France littéraire, la Revue ébroïcienne, le Panorama de Londres et autres.

Plusieurs fois on a répété que les romans de Mme Désormery étaient tracés à la maniéré de Walter Scott. Walter Scott et Mme Désormery ont tous deux en effet traité des sujets historiques, à l’exception toutefois que le romancier écossais s’empare d’une époque dans laquelle il introduit des personnages de convention qui deviennent les principaux acteurs de son drame ; tandis que notre compatriote puise tous ses matériaux aux meilleures sources, et ne se permet aucune excursion hors de son sujet, n’ayant recours aux personnages accessoires que pour aider à la marche de l’action. Aussi les livres de Mme Désormery sont-ils de l’histoire pure et simple, comme on la voit dans les anciennes chroniques.


F. Chatelain.


Mme DE VILLIERS

(Angélique-Françoise-Magloire)
Fille d’André-Jean Menjot de Dammartin et de Geneviève-Marguerite de Rotrou.


Cette dame est mariée au comte Alexandre-Louis-Joseph Milon de Villiers, auteur de divers ouvrages sur les sciences et l’économie politique, et d’une brochure ayant pour titre Paroles d’un Mécréant, en réponse à M. de Lamennais.

Mme de Villiers s’est fait connaître favorablement comme collaboratrice du Journal des Femmes et du journal l’Époque. Plusieurs de ses articles ont paru sous les pseudonymes de Julia limno et de Rose de Liersvil. Voici les principaux :

Portrait de Napoléon, Portrait de Châteaubriand, l’Hirondelle, historiette morale, Conseils à une maîtresse de maison.

Mme de Villiers appartient par sa mère à l’ancienne famille des Rotrou qui s’honore du poëte de ce nom, qu’on a souvent qualifié du titre de père de la tragédie française, et qui s’illustra autant par ses vertus civiques que par son génie. On sait qu’il périt victime de son dévouement pour ses concitoyens.


Mme DE LERNAY

(Rose-Olympe)


Fille d’Alexandre-Louis-Joseph, comte Milon de Villiers, et d’Angélique-Françoise-Magloire Menjot de Dammartin.


Cette dame est chanoinesse de l’ordre de Sainte-Anne. Vouée dès ses plus jeunes ans à l’étude des arts, Mme de Lernay a surtout donné à la peinture des soins assidus et sévères. Ses travaux en ce genre, qui avant 1830 n’avaient d’autre but que celui de charmer la vie intime, reçurent des événements de cette époque une nouvelle importance. Les intérêts de fortune de la famille de cette dame se trouvant compromis, il fallut essayer de réparer les effets de la rigueur du sort, et renoncer à l’obscurité, qui est souvent le bonheur, pour embrasser une carrière publique, où les plus nobles efforts ne sont pas toujours appréciés.

Pendant que Mme de Lernay exposait au Louvre plusieurs tableaux de chevalet, elle se faisait aussi connaître dans le monde littéraire par plusieurs morceaux en prose ou en vers insérés dans différents recueils. Voici les titres de quelques-uns :

Le Sommeil en diligence, les Adieux à Paris, Stances à madame Adèle Janvier, Stances sur le départ de Maroncelli pour le Nouveau-Monde, le Torticolis, le Proscrit, la Nuit, Litanies à l’usage des femmes, Ode à la Gloire, Notice historique sur Saint-Aignan, Notice sur les Beaux-Arts.

Mme de Lernay livrera prochainement à l’impression

un poëme intitulé les Derniers Jours du monde.


Mme la baronne de Carlowitz.




Mme LA. Bnne DE CARLOWITZ


(Aloyse-Christine)


née à fiumes le 15 février 1797.


Fille de Wenceslas-Gustave, baron de Carlowitz, et de Louise Hainn.


La Camille de Carlowitz est originaire de Saxe et l’une des plus anciennes d’Allemagne. Sous le règne de Marie-Thérèse, le chef de cette famille, contraint par une catastrophe imprévue de quitter sa patrie, se réfugia en Autriche. Marie-Thérèse l’accueillit avec de grands égards, et le nomma colonel de ses gardes-nobles. Ses filles furent élevées dans des chapitres : l’une d’elles épousa le feld-maréchal lieutenant baron de Festenberg ; les garçons embrassèrent la carrière militaire.

Parmi eux, le baron Wenceslas-Gustave eut plusieurs enfants, mais ils moururent presque tous en bas âge. Il ne conserva qu’une fille, Aloyse-Christine, dont nous écrivons l’histoire. Son père concentra sur elle toutes ses affections : il dirigea lui-même son éducation, et voulut qu’elle fut la même que celle qu’il aurait donnée à ses enfants mâles.

La jeune Aloyse de Carlowitz montra de bonne heure des dispositions extraordinaires : elle apprit avec une rare facilité l’anglais, l’italien, le français surtout, qui fut sa langue de prédilection.

Dès l’âge de cinq ans elle composait de petits contes, de petites scènes dramatiques qu’elle jouait avec ses compagnes. Ne sachant pas encore écrire, elle avait inventé des signes à l’aide desquels elle figurait ses enfantines conceptions.

À l’âge de sept ans, elle fut saisie d’une fièvre scarlatine qui mit un moment sa vie dans un pressant danger. Le docteur Gall, ami de son père, qui a été le sien jusqu’à sa mort, lui donna les soins les plus empressés. Déjà célèbre par son système phrénologique, il en faisait l’application à sa jeune malade, il observait les formes de sa tête. Frappé de sa configuration, il disait souvent : « Quel dommage si j’avais le malheur de ne pouvoir la sauver ! »

Bientôt rétablie, elle se livra avec ardeur à l’étude de l’histoire, des mathématiques, de la physique, de l’histoire naturelle, de la géographie, de la littérature, des beaux-arts, surtout de la philosophie : Aristote, Platon, Sénèque, Kant, Leibnitz, étaient ses auteurs favoris ; elle examinait et jugeait leurs pensées avec une logique judicieuse.

La lecture de l’histoire ancienne l’ayant passionnée pour les républiques de Sparte, d’Athènes et de Rome, elle composa à l’âge de treize ans une constitution pour une république imaginaire. Celte constitution avait pour base les lois de Solon et de Lycurgue. Un ami de son père, M. de Laroche, directeur général de la police en Autriche, trouva cette pièce singulière, s’en amusa beaucoup, et la garda comme production curieuse d’une enfant qu’il appelait en riant sa petite Spartiate.

C’est dans cette douce paix de l’étude et de la réflexion que s’écoulèrent l’enfance et l’adolescence de M me de Carlowitz. Mais dès les premières années de sa jeunesse elle fut assaillie par une longue suite d’infortunes. Ses parents, indignement abusés par un aventurier étranger, faussaire hardi, hypocrite consommé, cherchant, disait-il, en Autriche un asile contre le ressentiment de Napoléon, eurent la faiblesse de consentir à un mariage qui, de la part de cet escroc du grand genre ; ne fut qu’une infâme supercherie à l’aide de laquelle il s’empara de la fortune de cette jeune personne, fortune qu’il dissipa honteusement et rapidement.

Mme de Carlowitz se propose de publier un jour ses mémoires. Ils feront connaître l’enchaînement de peines et de circonstances qui l’arrachèrent brusquement à une position brillante. Cette partie dramatique de sa vie mérite un récit particulier. Qu’il nous suffise de dire ici que Mme de Carlowitz, ayant dominé ses malheurs par son courage, mais pressée du besoin de ne plus habiter les lieux où elle les avait éprouvés, vint chercher en France une patrie adoptive, où elle put se livrer aux consolations dé l’étude et reprendre ses habitudes de méditation et de travail. Son premier soin, lorsqu’elle eut fixé sa retraite, fut de se rendre familière la langue française, d’en bien connaître le caractère et le génie, de parvenir à persuader aux Français éclairés avec qui elle causerait qu’elle était née en France ou qu’elle y avait toujours demeuré.

Cette préparation faite, elle se mit à écrire. Vinrent alors les mécomptes et les tribulations d’auteur. Depuis bien des années, en France surtout, les libraires éditeurs n’accueillent avec confiance que les ouvrages de personnes en réputation ; et ; d’un autre côté, tout nouvel écrivain, pour acquérir une réputation, a besoin de faire toute autre chose encore que de bons ouvrages : il faut qu’il perde son temps à entrer dans des coteries et sa dignité à poursuivre leur appui. S’il lès dédaigne, il peut arriver sans doute, mais lentement et à travers dé grandes difficultés.

C’est ainsi seulement que Mme de Carlowitz, retirée et solitaire, est parvenue à publier quelques-uns de ses ouvrages. Dans tous on reconnaît une habitude de méditation et une gravité de caractère peu communes parmi les femmes. Mme de Carlowitz, dont la société est très douce et les manières pleines d’aménité, joint à ces qualités de son sexe une force d’âme qui se manifeste dans ses écrits par une virilité remarquable de conception et de style.

Les ouvrages qu’elle a publiés sont :

L’Absolution, ou Jean le Parricide, 2 vol. in-8°. Paris, 1823. C’est un roman philosophique dont le sujet a existé.

Caroline, ou le Confesseur, lre édition, 1 vol. in-8° ; 2 e édition, 2 vol. in-12. Paris, 1833.

Le Pair de France, ou le Divorce, 3 vol. in-8°. Cet ouvrage, publié en juin 1835, expose et met en scène avec force et hardiesse la haute question politique et religieuse que son titre annonce.

La lecture de cet ouvrage m’a frappé, intéressé, et j’allais essayer d’exposer les diverses impressions que j’en ai reçues, lorsque j’ai trouvé ces impressions parfaitement décrites et le jugement de ma raison parfaitement confirmé par un article de journal dont je regrette de ne pas connaître l’auteur. N’espérant pas mieux faire, craignant même de ne pouvoir faire aussi bien, je transcris ici cet acte de justice rendue au talent, au caractère et à la composition de Mme de Carlowitz :

« Il y a deux manières de concourir au triomphe d’une vérité : d’abord, de la démontrer et de l’établir par la seule autorité du raisonnement ; en second lieu, de recourir aux prestiges de l’imagination, aux charmes de la fiction, pour lui donner plus de relief et de saillie, pour la faire plus vivement pénétrer dans les esprits. De ces deux procédés, le premier appartient au philosophe, à l’orateur, le second au poëte, au romancier. Tous deux ont leur valeur, ou plutôt l’un est le complément nécessaire de l’autre, puisque chacun d’eux s’adresse à une classe différente. En effet, il est des hommes qui veulent être convaincus, il en est d’autres qui ont plutôt besoin d’être persuadés. Aux uns les preuves froides et simples, aux autres le mouvement et les émotions. C’est toujours au service d’une idée morale, d’une vérité utile que Mme de Carlowitz met son talent ; et si elle écrit aujourd’hui, c’est qu’elle a voulu concourir cette fois à Étire rentrer dans notre législation ces dispositions en faveur du divorce qui en furent rayées il y a vingt ans.

« Le plan de la fable est fortement combiné et établi sur de grandes proportions. Pour embrasser la question sous toutes ses faces, l’auteur a voulu aller chercher ses personnages dans les classes delà société les plus diverses et les présenter dans les conditions les plus variées. C’est d’un côté un jeune homme d’une haute naissance, d’une âme douce et aimante, marié par un père impérieux à une femme riche dont le cœur sec et froid ne connaît d’autres jouissances que celles du monde et des plaisirs ; d’un autre côté une jeune file, d’une nature tendre et ardente, livrée à un homme bas et vil dont l’hypocrisie a séduit la crédulité d’un vieillard, et que son inconduite réduit bientôt à exercer les professions les plus méprisées. On se figure déjà tout l’intérêt qui peut naître de ces premiers contrastes. Voilà deux de ces unions comme nous en voyons tout autour de nous, et qui créent dans ce monde des souffrances assez cruelles pour donner une idée de celles de l’enfer. Avec la faculté du divorce, deux unions funestes eussent été dissoutes, deux familles conservaient le repos, deux êtres pleins de sentiments généreux vivaient pour le bonheur et la vertu. Avec l’indissolubilité du mariage, un jeune homme et une jeune femme, inspirant le plus vif intérêt, arrivent à travers toutes sortes de maux à la plus déplorable fin ; l’intrigue, la perfidie deviennent les armes habituelles d’une dame de haut rang ; des enfants recueillent le nom et la fortune de parents qui les désavouent ; l’amour, l’a¬ mitié, la tendresse filiale, tous les sentiments sont per¬ vertis, et sacrifiés. Quelle riche et forte démonstration delà vérité que l’auteur s’est donné la mission de dé¬ fendre 1

« En examinant il y a peu de temps Jean le Parricide, premier ouvrage de M mc de Carlowitz, nous y reconnais¬ sions la trace d’un talent élevé, ferme et énergique. Le Pair de France confirme pleinement l’opinion que nous nous étions formée. Aujourd’hui où tant de femmes écrivent, en est-il beaucoup qui puissent s’élever à cette hauteur de vues et à cette force d’exécution ? Sans con¬ tredit, à partir de ce jour, M“ c de Carlowitz s’est assuré une des premières places entre les écrivains’de son sexe et a pris rang parmi nos romanciers les plus distingués. »

M“° de Carlowitz a encore en portefeuille plusieurs ouvrages, qu’elle revoit avec soin, afin de les rendre le plus qu’il lui est possible dignes de l’approbation des lecteurs éclairés. Ce sont :

1° Pombal (Sébastien-Joseph de Carvalho, premier ministre du Portugal sous le règne de Joseph I er ), 2 vol. in-8° ; 2°7e Juif et le Chanoine, roman d’imagination, 2 vol. in-8° 3? Deux Ames en dix corps, 2 vol. in-8° : ce sont des contes fantastiques dans le genre d’Hoffmann ; 4° la Voix du sang, roman philosophique, 2 vol. in-8° ; 5° trois nouvelles intitulées le Bègue, Charles de fVurheim, les deux Sœurs.

M mc de Carlowitz a encore traduit pour le Magasin re¬ ligieux et le Journal des Femmes les morceaux les plus remarquables de la Messiade de Klopstock ; elle a fourni plusieurs articles à ces journaux et à d’autres recueils périodiques.

Enfin, cette dame a rassemblé un grand nombre de matériaux pour une Histoire des Germains depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’établissement de l’empire d’Allemagne. Cet ouvrage remplira une lacune ; car on ne possède sur les Germains que le livre de Tacite, qui, très remarquable comme œuvre philosophique, n’est point d’ailleurs une histoire, et ne repose que sur des faits tronqués, vagues ou incertains. Tacite continué, complété par une femme, ce sera, en histoire et en littérature, un événement qui causera quelque surprise. Mais cette femme est Germaine d’origine, et Française d’habitude, de talent et d’inclination

Azaïs.


Mme Mennessier-Nodier.



Mme MENNESSIER-NODIER


(Marie-Antoinette-Élisabeth)


née à quintigny (jura) le 22 avril 1811.


Fille de Charles Nodier.


Le nom de Charles Nodier fut un des premiers noms qui éveillèrent mes jeunes sympathies. C’était une imagination qui me plaisait à moi, nourri de Bernardin de Saint-Pierre et de Charles Bonnet. Et son style me paraissait merveilleusement adapté au genre d’études et de sentiments que je lui supposais.

Nous étions aux premiers jours du dix-neuvième siècle, à ces jours d’espérance et d’heureux pressentiments qui succédaient immédiatement à des jours si affreux, Nodier et moi, inconnus l’un à l’autre, nous vivions dans des lieux bien éloignés, dans des habitudes bien différentes. Je recueillais ses rares écrits et ses articles de journaux : je les lisais avec une sorte de prédilection devinatrice, et son nom sonnait à mon oreille comme une expression toute romantique. Lui, de son côté, saluait de loin mes premiers et informes essais.

Ce n’est pas que Nodier m’ait devancé dans la vie ; au contraire, je le crois plus jeune de très peu d’années ; mais toute ma première jeunesse avait été employée à souffrir ; et à cause de cela, je n’ai jamais eu d’âge.

Il y eut à l’époque dont je parle une réaction littéraire, aurore de cette réaction spiritualiste qui déjà se manifestait dans les hauteurs de l’intelligence. La réaction littéraire reportait la pensée vers notre grand siècle, et appelait l’anathème sur les novateurs, alors en petit nombre et peu puissants. Un seul devait être épargné : c’était un géant, et il venait réhabiliter à la fois l’histoire, la poésie, les croyances.

L’empire passe comme une éclatante invasion : toutes les gloires anciennes et nouvelles de la patrie vent se réconcilier.

Dès 1812 je travaillais à Antigone. Certainement je versais dans cette composition plus de choses que je n’en soupçonnais moi-même. Je pensais seulement à une restitution à l’antiquité, et j’y faisais entrer à mon insu le sentiment chrétien, sous la forme de la théorie du dévouement et du sacrifice, les sympathies pour les traditions générales de l’humanité, par la peinture et le consentement des grandes expiations imposées à l’homme.

J’ai écrit Antigone à Lyon et à Borne, sous les yeux de la noble exilée à qui je devais plus tard dédier la Palingénésie. J’en commençais l’impression au moment où s’accomplissaient les événements de 1814.

Je vins à Paris. Nodier et moi nous ne pouvions manquer de nous reconnaître, comme si nous nous étions déjà rencontrés, et de mettre en commun nos espérances, qui devaient être soumises à de si rudes épreuves.

Il était marié. Il avait une charmante petite fille, que j’ai vue dans toutes les grâces de la première enfance, qu’à présent je vois dans tout l’éclat de sa brillante jeunesse.

C’est elle qui est l’objet de cette courte notice.

Marie-Antoinette-Élisabeth Nodier est née dans un village du département du Jura, appelé Quintigny, où la famille de sa mère, qui y possède une propriété, se trouvait alors réunie. Les premiers mois de sa vie se sont passés là. En 1812 M. Nodier partit pour l’illyrie, emmenant avec lui sa femme et sa fille. Les malheurs de la guerre les forcèrent de revenir tous les trois en France, après un an de séjour à Laybach. Ne demandons pas à la jeune fille des souvenirs d’un si beau voyage : c’est à son père à les rendre vivants par son imagination poétique, par son style pittoresque.

Marie Nodier a fait depuis, avec son père et sa mère, plusieurs autres voyages, qui ont enrichi et développé ses jeunes facultés. Nulle éducation ne pouvait être meilleure que la sienne. Elle n’a jamais quitté ses parents, qui eux-mêmes se sont toujours trouvés fort entourés de toutes les distinctions dans les lettres et les arts. Heureusement née, douée d’une rare intelligence, passant sa noble vie avec des personnes noblement occupées, elle a dû recevoir une culture hâtive sans être prématurée. Sa belle figure a cette transparence qui permet à l’âme et à la fantaisie de s’échapper tour à tour, qui fait l’expression et la mobilité de la physionomie. Marie Nodier, mariée à M. Jules Mennessier sans quitter ses parents, a donné non pas la mesure, mais la preuve de ses talents divers dans plusieurs genres différents. De charmantes pièces de poésie, échappées à sa plume insouciante, à son imagination douce et rêveuse, ornent plusieurs recueils. Les Heures du Soir contiennent la délicieuse nouvelle qui a pour titre Laura Murillo ; le Livre rose a fait connaître la Croix d’or ; la Bibliothèque d’éducation s’est enrichie de la pièce intitulée le Mystère de la Mère et de l’Enfant. Enfin Mme Mennessier a fourni des articles au Journal des Jeunes Personnes, à d’autres recueils littéraire ; et elle a fait sur des paroles de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny, de Mmes Desbordes-Valmore, Amable Tastu, etc., une musique pleine d’originalité et de caractère.

Pour donner un exemple de la grâce qui règne dans les productions poétiques de Mme Mennessier, je citerai la pièce suivante :


À UNE JEUNE FILLE.

Enfant, vous êtes blonde et tout à fait charmante.
On dirait à vous voir, timide et rayonnante
    Au milieu de vos sœurs,
Une royale fleur, de fleurs environnée,
Vermeille, et des parfums dont elle est couronnée
    Épanchant les douceurs.
    
Vous riez bien souvent d’un ineffable rire ;
Tout ce que vous pensez vos yeux semblent le dire,
    Vos beaux veux bleus et doux !
Votre front est si pur qu’on y lirait votre âme,
Où l’ardente prière étend sa pure flamme,
    Plus pure encore en vous !
Oh ! vous aimez beaucoup les fleurs et la prairie,

Les oiseaux et les vers, et puis la causerie.
    Le soir, dans le jardin,
Lorsque près d’une amie à la tète qui penche,
Votre bras blanc passé sur son épaule blanche
    Et la main dans sa main ;

Vous parlez bien souvent d’amitiés éternelles.
Du Ciel qui réunit les âmes fraternelles
    Qu’il sépare ici-bas ;
Et lorsque vous voyez une étoile qui tombe,
Vous dites : « Le Seigneur vient d’ouvrir une tombe, »
    Et vous pressez le pas.

Mais vous aimez surtout la musique et la danse ;
Votre cœur tout entier vers le plaisir s’élance
    Et bondit avec vous ;
Nul souci n’a passé sur le front, sur la vie
De l’enfant qui sourit et qui nous fait envie,
    Hélas ! à presque tous !

Le bonheur est partout lorsque l’on a votre âge,
Enfant ! Mais rien ne peut arrêter au passage
    Votre printemps d’amour.

La jeunesse et la joie ont des ailes pareilles ;
Chacun prend une fleur dans leurs fraîches corbeilles
    Et la fane à son tour.

Quand on pense qu’un jour ce front pur, cette bouche
Si fraîche encor qu’à peine un sourire la touche,
    Changeront de couleur ;
Que le Temps, sans pitié, sur ces traits que l’on aime
Viendra poser sa main, on ressent en soi-même
    Une amère douleur.

Et pourtant il le faut ; c’est ainsi qu’est la vie :
Toujours l’heure qui suit d’un regret est suivie,
    Depuis le gai matin,
Jusqu’au soir, ou, marchant sans trouble et sans prestige,
On voit que bien souvent la fleur manque à la tige,
    Le convive au festin.

Cette pièce porte la date de 1831. Ainsi c’est à vingt ans que cette poétique intelligence semait, au milieu des fleurs, des ris, des enivrements de la musique et du bal, dans des vers délicieux, les pensées les plus austères, les plus graves. Mélange de tristesse et de joie douce, de philosophie et de sentiments gracieux, ces vers offrent l’empreinte d’une réflexion profonde. On est étonné de la part d’une âme si nouvelle à la vie d’entendre des sons si plaintifs. Que fera donc la vieillesse, si dans l’âge où tout est vivement coloré par les reflets d’une riche aurore, la Muse chante avec des cyprès à sa lyre, et donne des regrets à des jours qui ne sont point encore venus ! Ah ! pour rencontrer de telles expressions, il fallait vivre à notre époque, il fallait naître dans un temps où toute une grande période de l’esprit humain s’ouvre et se ferme en quelques années.

Ce que je viens de montrer avec tant de réserve serait bien suffisant pour construire une véritable biographie ; et certainement j’aurais a donner mille justes éloges qui n’auraient rien à démêler avec ma toute vieille amitié. Mais, je l’avoue, je me sens une sorte de pudeur pour cette si jeune femme déjà mère, qui n’a pas demandé à s’asseoir au banquet de la renommée, et qui y a été conviée comme une jeune fille à la noce d’une compagne chérie. Peut-être voudrait-elle quelque temps encore se contenter du reflet de la gloire inoffensive de son père, le meilleur et le plus aimable des hommes, et dont l’admirable talent peut fournir aisément à plusieurs couronnes.


Ballanche.


Mme Rochelle de Brécy.



Mme ROCHELLE DE BRÉCY


(Adélaïde-Isabelle-Jeanne)


NÉS À LUNÉVILLE LE 7 FÉVRIER 1771.
Fille de Jean Vivien Deschampsy, lieutenant-colonel de cavalerie.


Il est de ces figures franches, caractérisées, dont l’artiste habile ne pourrait rendre de profil toute l’expression, et qu’il est obligé de peindre de face. Il est de ces femmes qui joignent aux élans d’une imagination vive les nobles épanchements d’une âme forte, inébranlables dans leurs opinions, dans leurs attachements, et qui même portent la constance jusqu’à l’héroïsme.

Telle est la dame dont je me suis chargé de placer le portrait parmi ceux qui décorent cette belle galerie. Il faudrait un pinceau plus vigoureux que le mien pour faire une pareille peinture : elle exige des nuances prononcées, des traits expressifs, et surtout une touche hardie qui ne convient plus à la main vacillante d’un septuagénaire… Mais, des relations sociales et d’affinité m’ayant mis à même d’étudier depuis trente-cinq ans mon honorable modèle, j’ose espérer qu’on excusera la faiblesse du coloris en faveur de la parfaite ressemblance.

Après avoir fait toutes les guerres d’Hanovre, le père de Mme de Brécy entra dans les gendarmes de la garde, commandés alors par MM. les duc de Castries et marquis d’Autichamp (le dernier gouverneur du Louvre sous Charles X). Ce corps d’élite avait Lunéville pour garnison, d’où il venait faire son service à Versailles, faisant partie de la maison militaire du roi. M. Deschampsy en sortit pour prendre sa retraite comme lieutenant-colonel et chevalier de Saint-Louis. Il vint s’établir à Versailles, où ses talents lui méritèrent des missions de confiance, toutes dans l’intérêt du commerce, de la science et des arts.

Ce fut là que Mme de Brécy puisa son goût dominant pour la littérature, et principalement pour l’histoire et la géographie. Elle avait à peine dix-huit ans lorsque la révolution vint changer son avenir, aventurer ses destinées par d’indomptables circonstances. Toujours dévouée à la cause pour laquelle son père avait versé son sang, elle écrivit sous un nom supposé, dans l’Ami du Roi, de Montjoie, et dans la Gazette de Paris, de Durosoy, plusieurs articles empreints du sentiment qui n’a jamais cessé de l’inspirer dans les dangers qu’elle a courus, dans les traits de dévouement qu’elle a faits, dans les combats même où elle s’est trouvée.

Ces vérités, je le sais, ont excité la critique mordante de certaines personnes qui n’aiment pas l’héroïsme dans les femmes ; mais, sans entrer dans cette controverse où bien souvent l’impuissance et l’envie crient si haut, je ne saurais m’empêcher, moi, d’admirer et d’honorer les généreux mouvements de l’âme partout où ils se trouvent, chez ceux-là mêmes contre lesquels j’ai combattu pour la cause de la vraie liberté !…… Eh ! pourquoi vouloir dépouiller les femmes de leur plus bel apanage ? Elles s’en sont montrées si dignes dans nos troubles politiques ! et presque toujours elles en furent si mal récompensées ! Il semble en effet qu’on rougisse de devoir sa fortune, sa liberté, sa vie à un être faible et qui ne fut créé que pour aimer. Cette insatiable fierté d’homme est pour ainsi dire humiliée des secours prodigués par une mère, une épouse, une amie ; on en profite, mais il en coûte de les avouer ; souvent, hélas ! on les oublie. Car, ainsi que nous le dit un illustre moraliste : « Qui vieillit le plus en ce monde ? Un bienfait. »

Mme de Brécy en effet ne tarda pas à s’apercevoir que si la chaleur d’âme embellit la vie, souvent aussi elle fait payer cher ses faveurs. Ses nombreux écrits, quoique sous le voile de l’anonyme, lui attirèrent des persécutions, la jetèrent dans l’exil, sur une mer orageuse, et l’exposèrent à de fréquents naufrages, dont elle ne se sauva que par sa constance, son admirable résignation et sa présence d’esprit. Personne peut-être ne combattit le malheur avec plus d’énergie ; et, tandis que les personnes qui la blâmaient alors jouissaient des délices de l’opulence, la courageuse proscrite cherchait une chaumière où elle pût obtenir un asile ignoré, le pain du pauvre et le plus obscur grabat pour y reposer sa tête.

Parmi les ouvrages qui causèrent son honorable proscription on remarque le Malheur des circonstances, dont pas un exemplaire ne reste dans la librairie. Parut ensuite l’Origine de la chouannerie, ou Mémoires de Stéphanie de Bressan, en 2 vol. in-12. C’était un tableau frappant des guerres civiles de l’ouest de la France ; c’était le premier cri qui se faisait entendre en faveur de cette contrée si malheureuse, dont la fidélité sans doute fut poussée jusqu’à l’enthousiasme, mais dont les vieilles traditions de famille auraient peut-être du ne pas être punies de la dévastation, du pillage et de l’incendie. Mais détournons nos regards de ces guerres fratricides, et reportons-nous à ces temps rémunérateurs où cessèrent tant d’horreurs, où la France vit luire des jours plus sereins, que bientôt assurèrent des lois, écrites dans un code immortel, et qu’ombragèrent les nombreux lauriers de la victoire.

Mme de Brécy, sous le nom d’Adèle Chemin, fit paraître en 1806 le Courrier russe, ou Cornélie de Justal, en 2 vol. in-12. Une jeune amie de l’auteur, remplie d’esprit et de talent, mais envers qui la nature avait été avare de ses faveurs, et que sa famille accablait de ses dédains, avait inspiré à l’aimable Adèle Chemin le noble dessein de la rassurer sur l’effroi qu’elle prenait de sa destinée, et de lui prouver que la beauté n’est pas toujours nécessaire pour charmer et pour fixer. Car, ainsi que l’a dit une belle femme, de beaucoup d’esprit, « on ne sait que devenir, lorsqu’on ne sait qu’être belle. » Ce charmant ouvrage, où la fierté de femme et la véritable amitié prenaient la défense des femmes laides, réunit tous les suffrages : il produisit une vive sensation sur ses nombreux lecteurs. Je lui dus moi-même un de mes succès ; j’y puisai la comédie en deux actes que je fis représenter à cette époque au théâtre du Vaudeville, sous le titre du Petit Courrier, ou Voilà comme les Femmes se vengent. Il m’est bien doux de restituer ici cette modeste couronne à son principal auteur, à qui je demande la permission de n’en conserver qu’une feuille, comme un de mes plus chers souvenirs.

Peu de temps après, c’est-à-dire en 1809, parut, sous le nom d’Adèle Chemin, l’Homme sans caractère, ou Clémence de Sorlieu, en 3 vol. in-12. C’est un tableau des mœurs du jour, où tous les acteurs sont peints d’après nature ; c’est en même temps la description du peuple basque, et le résultat de treize mois de séjour et d’observations faites dans ce pays original et pittoresque. Tous les journaux d’alors en firent l’éloge, et classèrent cette nouvelle production parmi celles qui honoraient le plus les femmes de lettres de l’époque moderne.

Enfin, en 1813, Adèle Chemin, habitant alors à cent soixante lieues de Paris, fit paraître une seconde édition du Courrier russe, et en même temps Madame de Palastro, en 3 vol. in-12 ; production remarquable par l’intention bien prononcée de combattre une manie ou plutôt un défaut qui tant de fois fit le malheur des femmes ! Bien que l’auteur ait transporté la scène en Italie, pour ne pas désigner les personnages par elle mis en action, on reconnaît aisément ceux qu’elle a voulu peindre, et tous les événements y sont racontés avec une verve piquante et la plus exacte vérité. C’est, selon moi, de toutes les productions de l’auteur celle où l’on trouve le plus d’attrait, de charme, d’entraînement et de désir d’être utile à son sexe.

Mme Adèle Chemin, parvenue à cet âge où la réflexion dirige nos penchants, connaissant trop bien le monde, qu’elle avait étudié, pour compromettre une indépendance si chèrement acquise, éprouvait toutefois le besoin de s’attacher un ami avec lequel elle pût vieillir en paix.

M. Rochelle de Brécy, ancien aide de camp du général Pichegru, dévoué depuis sa jeunesse à la cause royale, avait été compris dans le procès des généraux Georges Cadoudal et Moreau, où, après avoir obtenu grâce de la vie, par les héroïques instances de son jeune frère Henri de Rochelle, avocat, il fut condamné à une prison perpétuelle. Il gémissait sans espoir dans les cachots du château d’If depuis plus de dix ans, lorsque la restauration des Bourbons lui rendit la liberté et son rang dans l’armée. Il rencontra Mme Adèle Chemin, et les rapports d’opinions, de services rendus, de sacrifices, de souffrances, leur firent éprouver cette mutuelle considération qui bientôt les unit par des liens sacrés. Rien ne rapproche les cœurs comme la conformité des dangers qu’on a courus et des maux qu’on a soufferts. Mais le 20 mars 1815 vint de nouveau troubler leur vie : la famille des Bourbons fut contrainte de s’éloigner de la France pendant les Cent jours si mémorables dans l’histoire. Et ce fut à leur retour à Paris que le brave, le féal colonel de Brécy, qui n’avait pas quitté leur bannière, entra comme officier supérieur dans le troisième régiment d’infanterie de la garde, qu’il contribua à former et à instruire. C’est pendant ces quatre années de leur séjour à Paris que Mme de Brécy fit imprimer, sans nom d’auteur : 1° Un Mot sur l’expédition du duc d’Aumont en Normandie ; 2° Un Mot sur les Vendéens, ou la Vérité dévoilée ; 3° Ma première Condamnation à mort au 18 fructidor, épisode curieux et touchant de la vie de son mari.

En 1819 le colonel de Brécy fut nommé lieutenant de roi de la ville de Douay ; il ne quitta ce poste qu’en 1830. Enfin Mme de Brécy venait de terminer des Souvenirs, en quatre volumes in-8°, qui eussent offert les portraits fidèles des plus grands hommes politiques et des révélations historiques du plus haut intérêt ; mais ce précieux manuscrit, objet de quinze ans de travail, a été perdu dans la révolution belge à Bruxelles, et depuis l’auteur n’a pu se décider à reprendre la plume.

Veuve en 1832, attaquée dans sa fortune, désenchantée dans ses affections, fatiguée de rencontrer sur la scène du monde de certains personnages qui avaient entièrement oublié les services rendus dans un temps plus heureux pour elle ; trouvant toutefois des ressources et des consolations dans ses souvenirs, dans cette habitude du travail qui tient lieu de tout, Mme de Brécy s’est choisi l’asile qui convenait le mieux à ses goûts, à ses nobles épanchements ; elle s’est retirée à l’Abbaye-aux-Bois. C’est là qu’entourée de quelques amis vrais, au milieu d’une société douce, sans avoir rien perdu de cette vive imagination, de ces élans d’une âme forte, elle récapitule son honorable carrière avec cette dignité, ce calme du for intérieur et cette pieuse résignation d’une femme de talent, d’une femme de cœur et surtout d’une femme de bien.

Bouilly.

MT DÉNOIX

(-fûitni))

NÉE X LCCBY (OISE) EN 1800.

Fille de Jean-François Descampeaüx et de Marie-Jeanne Bouteille.


Cette dame s’est mariée, le 16 février 1818, avec M. Guillaume de Lavergnat, chirurgien major des dra¬ gons de la garde royale.

M. Descampeaüx, qui occupait une chaire au collège Louis-le-Grand, inspira dès l’enfance le goût de la litté¬ rature à sa fille, et ce goût devint dans la suite une source de délices pour M mc Dénoix, qui a toujours préféré les douces rêveries de la solitude aux distractions du monde.

Toutefois les premiers essais de cette dame ne remon¬ tent qu’à 1832. Elle aussi voulut être poëte, et elle essaya, dit-elle, quelques airs légers ou plaintifs que les échos de sa contrée se plurent à répéter. Voici encore ce que M me Dénoix se plaît à raconter : a Lorsque, le 29 juin 1832, elle apprit la captivité de M. de Chàteaubriand, dont elle est fort enthousiaste, elle vola à Paris, pénétra à l’hôtel de la préfecture de police, et malgré les ordres les plus sévères, des obstacles sans cesse renaissants, des refus mille fois répétés, elle parvint au donjon de l’illustre prisonnier. Palpitante de trouble, d’émotion, de bonheur. elle put enfin contempler les augustes traits de l’auteur de Üené 3 entendre le son de sa voix immortelle et savourer la touchante expression de sa reconnaissance. Pleine d’un ravissement inexprimable, elle revint dans sa province, s’écriant : « Ce jour, c’est le plus beau de ma vie! » Puis elle chanta sa poétique course, et en fit hommage au sublime écrivain, qui y répondit de la manière la plus généreuse. Cette précieuse lettre et les encouragements qu’elle contenait animèrent M mc Fanny Dénoix d’une ar¬ deur nouvelle. Dès lors la poésie remplit avec plus de charmes encore les instants que lui laissaient les devoirs de sa position. »

Au dernier concours de l’académie des Jeux-Floraux de Toulouse, M mc Dénoix a présenté un poëme intitulé Jeanne Hachette, on le Siège de Beauvais, qui a été men¬ tionné honorablement, et qu’elle a publié depuis. Un se¬ cond poëme, ayant pour titre Poésie, a obtenu aussi tout récemment de nombreux éloges.

Voici les titres des morceaux les plus remarquables de M œ * Dénoix, qui ont été insérés dans divers recueils lit¬ téraires :

Le Choléra, les Polonais, 1‘Orage, le Cygne, fable ; Une Visite au couvent de ***, Mort du Général Lamarque, Mort du Duc de Reichstadt, Stances à M. de Château - briand, le Riche et les Chasseurs, fable ; Un Pèlerinage à Ermenonville, le Jour des Morts, Épttre sur les Douceurs de la Poésie, A un Cheval, ode ; Mélancolie, le Sommeil

de Juliette, le Réfugié polonais, le Printemps.


Mme Babois.



Mme BABOIS


(Margueritte-Victoire)

NÉE X VERSAILLES LE 8 OCTOBRE 1760.

Fille de Jean-Baptiste Babois et de Marguerite Lafoclidk.


Destinée à suivre la profession de sa famille, qui a su se faire dans le commerce une réputation respectable et respectée, Mme Victoire Babois semblait devoir vivre tou¬ jours dans cette paisible obscurité, trop dédaignée de nos jours par les femmes, et dont un esprit juste lui fai¬ sait comprendre le prix. Mais le malheur vint. La dou¬ leur la plus amère se fit sentir à son âme ; et cette âme, source unique de toute poésie, sut trouver sans étude, sans art, des pleurs mélodieux.

N’avait-elle pas en effet tout ce qu’il faut pour être poëte celle à qui Ducis écrivait plus tard, en i 798 :

« O combien vous méritiez d’être heureuse ! et vous « n’avez pas été sentie ! et votre cœur est resté veuf avec « un époux I O que la moitié de tous ces trésors aurait «rendu un homme sensible encore plus sensible et en- « core plus heureux ! »

Condamnée à l’isolement qu’éprouvent trop souvent les êtres supérieurs, bien longtemps avant que leur su¬ périorité leur soit révélée, M roc Victoire Babois avait réuni sur sa fille tout son amour, toutes ses pensées : elle vivait dans sa fille, elle ne vivait que pour sa fille. Sa fille lui est ravie, et ce cri de douleur, où se peignent toutes les douleurs, s’échappe de son âme éplorée :

Amie, épouse, fille et mère infortunée,

Par tous les sentiments à souffrir condamnée,

A peine je quittais les jeux de mon berceau Que déjà de mes pleurs j’arrosais un tombeau.

Je n’ai depuis ce jour rencontré dans la vie Que la douleur toujours de la douleur suivie.

Ah ! qu’il fut vain pour moi le rêve du bonheur !

Que le réveil fut prompt!… Dans l’ennui, la langueur,

Lasse de déplorer une longue misère,

J’aurais trouvé la mort ; mais, hélas! j’étais mère.

Par le courroux du sort quand j’avais tout perdu,

En me donnant ma fille il m’avait tout rendu»

Je crus, dans les transports d’une si douce ivresse.

Pour la première fois connaître la tendresse ;

Et l’amour maternel s’enrichit dans mon cœur D’un amour malheureux, éteint par la douleur.

Toi qui fis de mes jours le charme et le tourment.

Toi que tant de soupirs appellent vainement,

Ma fille, cher objet d’amour et de souffrance,

Ah ! laisse mes regrets errer sur ton enfance.

Dans ton cœur ingénu je me plaisais à lire :

Souvent je t’écoutais pour apprendre à.finsiruire.

Tes caresses, ta voix, tes regards si touchants,

A ta mère attentive annonçaient tes penchants ;

Conduite par mes soins, la raison, pour te plaire.

Se mêlant à tes jeux, perdait son air austère ;

Et si tous les talents venaient m’environner.

Je ne les cultivais que pour te les donner.

Où vais-je? où suis-je?hélas! à douleur! ô tourment!

Ne puis-je sans souffrir respirer un moment?

Je sens gémir mon cœur, un poids affreux l’oppresse ;

O ma fille! il te cherche et t’appelle sans cesse.

Mes yeux furent, hélas ! témoins de ton trépas ;

Je sais que tu n’es plus, et je ne le crois pas. Au sommeil malgré moi je cède, anéantie :

Pour prolonger mes maux il répare ma vie.

D’un ravissant prestige animant scs pavots,

Dans un songe plus doux que le plus doux repos. Il surprend mes esprits et mon âme éperdue :

Le sort est désarmé, ma fille m’est rendue !

Mon cœur même est trompé : c’est elle, je la vois ! Et lorsque tous mes sens s’élancent à la fois. Quand je crois la saisir…», hélas! â chaque aurore Ma fille dans mes bras revient mourir encore.


La première édition des Élégies maternelles parut chez Didot en 1805. Alors commencèrent pour M fflc Victoire Babois les jouissances et les dégoûts de la célébrité lit¬ téraire. Nous citerons ici presque en entier une lettre qu’elle écrivit à ce sujet et à cette époque même. On y verra mieux que nous ne saurions le dire comment elle devint poète r .

« Ma cousine, ce que tu as* lu sur mes élégies dans les journaux t’a fait un grand plaisir, me dis-tu, mais une objection t’a frappée. Après une phrase pleine de bien¬ veillance, l’auteur de l’article ajoute :


Si pourtant la douleur doit s’exprimer si bien !


Cette objection est très juste. Au moment où l’on éprouve les angoisses que j’ai essayé de peindre, on n’est capable que de les souffrir, et il n’est pas possible d’être plus loin qu’on ne l’est alors de l’attention nécessaire pour faire des vers français. Mes élégies ne sont donc nées et ne pouvaient naître que par des impressions re¬ produites. Ensuite, tu me demandes comment, depuis quinze années que nous sommes séparées, je suis de-


1 Cette lettre a été insérée dans la troisième édition des poésies de M me Victoire Babois, publiée par Nepveu en 1828.


122 BIOGRAPHIE DES FEMMES AUTEURS.

venue poète? Je me ferais volontiers la même question, et je ne saurais pas la résoudre. Nous portons en nous des secrets que nous n’avons pas la faculté de révéler. Elevées ensemble, l’éducation qu’on donne dans les couvents nous fut commune : lire sans principes, écrire sans orthographe,faire la révérence, voilà tout ’.

«Depuis ce moment si funeste jusqu’à l’époque où j’ai fait mes élégies il s’est écoulé près de quinze années, pendant lesquelles j’ai éprouvé bien des genres de dou¬ leurs.

«Ma cousine, le temps double notre existence lors¬ qu’il s’écoule pour nous au milieu de ces peines jour¬ nalières qui refoulent toutes nos idées, tous nos sen¬ timents en nous-mêmes, et nous donnent pour ainsi dire une existence contemplative. Quant aux études, je n’en ai fait aucune. J’aimais les travaux de mon sexe, et j’a¬ vais l’ambition d’y exceller. Mes lectures n’avaient que ma hile pour objet. Je nourrissais mon esprit et mon àme, afin de me rendre plus capable de l’élever ; mais je lui désirais seulement le talent et l’instruction qui sans appeler l’envie pouvaient la rendre plus aimable, plus sensée*et plus heureuse. Rien de tout cela ne m’ap¬ prochait de la poésie. Il y a plus, elle cessa de devenir ma lecture favorite aussitôt que je pus lire Montaigne, et je lui ai toujours donné la préférence. Cependant je


» Je ne parle pas des couvents d’aujourd’hui. Pour rendre plus com¬ plète l’insuffisance de mon éducation, j’eus une enfance délicate, une mère tendre, attentive à éloigner de moi toute sorte de lecture et croyant, ma santé attachée a mon ignorance. C’est ce que tu as vu. Cette mère pourtant avait des qualités très éminentes, une âme noble, un coeur droit et sensible, un esprit juste et sage ; elle fut mon livre, mais elle jouissait seule de son ouvrage : une timidiLc extrême, invincible, enchaînait toutes mes facultés. S’il y avait en moi quelques germes heureux, ils n’étaient connus que de ma mère ; et quand je l’eus perdue, je restai ignorée des autres comme de moi-même. crois devoir à Racine, dont à l’âge de sept ans je savais VIphigénie par cœur, et que ma mère ôta de mes mains, pour ne pas entretenir une passion qui, disait-elle, me tuerait ; je crois, dis-je, lui devoir un sentiment de l’har¬ monie, une divination du rhythme dont mon oreille peut-être avait le pressentiment. Ce qui est sûr, c’est que dès lors, et depuis, des vers mal lus me causaient de l’impatience et une sorte de malaise que j’avais de la peine à dissimuler. Mais je ne voyais en cela que du goût pour la poésie, et non pas des dispositions poétiques.

« Enfin mon âme, déjà fatiguée par des chagrins cruels, reçut un coup que je croyais bien devoir être le dernier : je perdis ma fille, et avec elle tout mon espoir, toute ma consolation, l’objet d’une tendresse dans laquelle mon cœur s’était réfugié tout entier.


« Quand une douleur telle que celle dont j’étais la proie cesse d’être un tourment intolérable, elle devient une occupation chère ; c’est du moins ce que j’éprouvai. Vivre de mes souvenirs, nourrir mes regrets, leur consa¬ crer tout ce que je pouvais leur sauver de mon temps, faire de cette habitude douloureuse mon unique bien, le dernier charme de ma vie, fut alors toute mon étude. Le temps me conduisait ainsi vers la résignation. Mais, comme je craignais de fatiguer mes amis par la répéti¬ tion continuelle de mes regrets, et que j’écris volontiers, je les écrivis, seulement pour m’en entretenir. C’est dans cet entretien que je m’aperçus, à mon grand étonne¬ ment, que j’avais fait, en croyant écrire de la prose, une douzaine de vers de suite. Je crus me tromper : j’ouvris un poëte pour comparer, et je vis que c’étaient réelle¬ ment des vers. Cette inspiration inattendue me présen¬ tait une source de consolation, et je m’y livrai sans au¬ cune envie d’en mettre les fruits au jour….. « Tout ce qu’on peut imaginer au-dessus de soi, après la Divinité, répondait à peine à mes idées sur les poètes qui méritent véritablement ce titre. Je croyais leurs ou¬ vrages, ces œuvres de la nature, non-seulement le fruit des plus grands dons qu’elle pût faire, mais encore ce¬ lui d’une éducation savante et de longues études : je n’avais rien de tout cela. C’est donc pour moi seule et tout au plus pour ma famille que je fis alors mes élégies. Je venais de trouver une autre langue, d’autres accents, d’autres larmes pour pleurer ma fille : je ne vis que cela ; et sans projet, sans idée d’avenir, je me livrai à ce charme nouveau avec toute l’affection que je portais à mes sou¬ venirs ; mon âme se replongea tout entière dans cette première année de douleurs et d’angoisse dont mes élé¬ gies sont la peinture sinon entière, du moins fidèle. Je ne sais par. quelle douceur l’harmonie du langage émous¬ sait le retour de ces cruelles impressions ; je pleurais, j’écrivais et j’étais soulagée. La douleur occupait mon âme, mais elle ne la déchirait plus, elle ne la possédait plus tout entière et toujours. Cependant au bout de six mois j’avais fait beaucoup plus de vers qu’il n’y en a dans mes élégies, et je commençais à m’y attacher pour eux-mémes et à y travailler véritablement. Le petit traité de versification qui est à la suite de la Grammaire de Restaut m’enseigna toutes les règles et les mesures dif¬ férentes ; j’appris cela si vite que je crus l’avoir deviné. J’avais suivi un cours de langue française dans un temps où je croyais le faire pour l’enseignement de ma fille, et je n’ai jamais, dans l’art d’écrire, appris autre chose par autrui. Mais j’ai mis à profit le précepte du maître :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.


« Cela n’était pas difficile, mon sujet m’en rapprochait sans cesse. C’est ainsi et en lisant et relisant l’Artpoétique 1 que j’appris, autant que je puis l’apprendre, à élaguer, à polir, à limer, à peindre, et à trouver dans un amas de tableaux sans suite, sortis sans aucune méthode de mon âme et de ma plume, les sept élégies que tu as lues. C’est alors que les difficultés se révélèrent successive¬ ment! Elles m’attachaient, au lieu de me rebuter ; et ce¬ pendant je n’avais encore aucune intention d’arriver à quelque chose qui fût digne d’étre offert au public..

«Je crois maintenant, sans que je parle ici pour moi, que l’exercice du talent donne l’art : c’est en travaillant que le goût, ce mélange exquis de l’esprit et du senti¬ ment, ce tact prompt, délicat, inné, qui devance le juge¬ ment, et que le jugement confirme ; c’est en travaillant, dis-je, qu’il s’éclaire et s’épure. Peut-être aussi les femmes dfevinent-elles cet art, que les hommes, vu l’é¬ tendue et l’importance de leurs ouvrages, apprennent si péniblement et cultivent si laborieusement. Enfin le peu que j’en ai était en moi. Je ne connaissais alors aucun homme de lettres, et mes élégies étaient pour ainsi dire faites lorsque, par suite d’un mariage qui lia sa famille à la mienne, M. Ducis me trouva au milieu de ses nièces, m’y distingua et m’en donna le titre…..

«A peine osais-je parler devant lui, et j’avais plus de peur que d’envie de lui montrer mes vers. Pourtant il en entendit parler et me les demanda. Je ne te répéterai pas ce qu’il m’en dit. Ce fut lui qui exigea que je les fisse imprimer, et je cédai à ses instances, mais ce. fut en tremblant L’accueil du public a. pu seul me rassurer. 11 me fait penser, comme je viens de te le dire, que les difficultés sans cesse renaissantes dans ce genre de tra-


1 Je parle ici de l’art de faire les vers. Quant à Téléjjie, Boileau me semble avoir trop circonscrit son domaine. vail soutiennent l’attention, éveillent l’amour-propre, et, pour ainsi dire, d’obstacles en obstacles, nous condui¬ sent au degré qu’il nous est permis d’atteindre. Je parle pour moi. Chacun a sa route. Toutes celles qui mènent au but sont bonnes ; et je n’ai que le dessein de te dire comment la nature m’a conduite, après m’avoir in¬ spirée. »

Lebrun, qui ne pardonnait pas aux femmes de savoir et d’oser écrire, l’éloquent Fontanes, le savant Ginguené, Chénier (Marie-Joseph), qui sut unir au noble talent du poëte les vertus de l’honnête homme, furent les premiers à reconnaître et à proclamer les droits de Mme Victoire Babois pu rang élevé qu’elle occupe parmi les poëtes Français. Plus tard, l’irascible et satirique Geoffroy se montra pour la première fois presque juste à l’égard d’un auteur et d’un auteur femme ; et plu# tard en¬ core (en 1822) Andrieux, doué d’un goût si pur, critique si fin, poëte si aimable, écrivait à Mme Victoire Babois :

u Vous me donnez presque de l’orgueil par la manière obligeante dont vous avez la bonté de m’écrire. Vous m’élevez jusqu’à vous, ou vous voulez bien descendre j usqu’à moi. L’amitié dont notre bon Ducis, digne d’une éternelle mémoire, a daigné m’honorer, est mon titre auprès de vous ; et c’est un titre en effet dont je crois pouvoir être fier. Par moi-même je sais combien je suis peu de chose. Ce ne peut être que la confiance que M. Ducis me témoignait qui vous a décidée à me de¬ mander des observations sur vos vers. Cela m’a pro¬ curé le plaisir de les lire et de les relire. L’élégie à la Douleur me paraît un morceau admirable ; celle sur la Mort de Ducis a renouvelé en moi le sentiment de tous les regrets et de la tendresse respectueuse que nous vouons tous à sa mémoire. J’aime beaucoup aussi celle sur la spoliation stupide de notre Muséum ; les Ostrogoths qui s’en sont rendus coupables ne savent pas tout le tort qu’ils se sont fait à eux-mêmes : vos vers le leur feraient sentir s’ils étaient capables de les lire et d’y comprendre quelque chose. Au reste, si vous veniez à publier cette pièce de vers, je craindrais qu’on n’y découvrit une ten¬ dance à aimer notre patrie, à la plaindre, et même à lui donner la préférence sur la Russie et l’Angleterre, ce qu’il est bien difficile de vous pardonner.

« En général, les observations critiques qu’on pourrait se permettre sur vos ouvrages se réduiraient à presque rien ; et il y aurait même à craindre qu’une trop grande facilité de votre part à y céder ne portât plus de préju¬ dice à la bonté et à l’effet de l’ensemble qu’elle n’y pourrait ajouter : il y a d’heureuses négligences ; il y a des traits originaux, des locutions, des tours propres à certains esprits supérieurs ; si vous les leur ôtiez, ils se¬ raient moins eux-mêmes, ils retomberaient dans la ma¬ nière commune, et ils y perdraient beaucoup plus qu’ils ne pourraient y gagner. Si j’avais le bonheur de vivre plus rapproché de vous, et que nous lussions ensemble vos élégies, je pourrais vous proposer quelques doutes qui ne valent pas la peine d’être écrits. Par exemple, je pense qu’en faisant une apostrophe à Poussin, il ne faut pas lui dire le Poussin ; comme on ne dirait pas : « 0 toi, le

Tasse ; » mais « 0 toi, Tasse immortel !.» Le nom du

Tassé et le nom du Poussin étaient Tasso, Poussin. »

Qui ne reconnaîtrait dans cette lettre la manière de dire d’Andrieux ; cette manière à la fois douce et polie autant que fine d’exprimer sa pensée, et cette réserve pleine de grâces, ce doute de soi-même qu’on cherche¬ rait vainement aujourd’hui chez les génies et les cri¬ tiques de notre époque !

Dans ces vers, auxquels Andrieux craignait que l’au¬ teur lui-même ne touchât, Lebrun trouvait autant de force que de naturel, Chénier admirait la variété des sentiments et des images, M me Dufresnoy la pureté du style et l’harmonie ; etDucis disait à sa nièce adoptive : «Vous savez depuis longtemps combien dans vos vers j’ai reconnu et chéri l’énergie rare de votre âme. Née pour être amante, épouse, mère et patriote passionnée, pour être excellente hile, fidèle et généreuse amie, vous avez dû souffrir beaucoup. Telle a été votre destinée. Mais votre douleur maternelle, confiée à vos éloquentes élégies, vivra longtemps dans vos vers ! »

Le nom de M me Victoire Babois était dans toutes les bouches. scs élégies faisaient partout couler les larmes, les journaux retentissaient de son nom ; mais bien peu de personnes avaient le bonheur de la connaître. Retirée à Versailles, elle y vivait ignorée, entourée d’un petit cercle d’amis et de ses nièces, qu’elle• élevait avec les soins les plus tendres. Peu désireuse d’aller au-devant de la curiosité qu’une femme qui écrit a toujours le malheur d’exciter, et loin de chercher à.se montrer, elle évitait les regards et elle ne songeait point à s’enorgueillir de ses talents. La jeunesse avait fui, mais non pas ces jouissances de l’âme qui conservent leur fraîcheur et leur vivacité jusque sous les glaces de l’âge. Ces pures jouissances, M me Victoire Babois les a chantées dans son épitre l’Amitié et dans son élégie tIntimité.

Trop supérieure pour ressentir jamais ce sentiment de rivalité qui, dit-on, divise entre elles les femmes de lettres, elle était heureuse au contraire d’avoir des élo¬ ges à donner aux femmes dont le nom commençait à s’environner de quelque gloire ; et dans son épître à Cfotilde de Surville, dans les notes qui l’accompagnent, M œc Victoire Babois a pris un noble plaisir à prouver que le nombre des femmes poëtes est plus grand qu’on ne l’avait dit jusqu’à elle, et à faire briller d’un vif éclat ces noms méconnus par l’envie. Ils sont tous arrachés à l’oubli.

En 1810 parut chez LeNormant la seconde édition des poésies de Mme Victoire Babois. La troisième fut publiée en 1828 par Nepveu. Cette dernière édition est enrichie n on-seulement des lettres de Ducis à sa nièce chérie, mais de lettres inédites deMme Victoire Babois, dans lesquelles on retrouve l’élégance, la sensibilité vraie, la finesse d’a¬ perçus et l’harmonie de langage qui la distinguent si éminemment.

Marie-Joseph Chénier, en applaudissant à la variété des sentiments et des images, lorsque, pour la première fois, il lut les Élégies maternelles, avait en quelque sorte prédit que ce beau talent se reproduirait sous des for¬ mes diverses et toujours heureuses, lorsque les années auraient apporté quelque adoucissement à l’amère dou¬ leur qui avait été la muse inspiratrice du jeune poëte. La prédiction s’est accomplie ; et, toujours heureusement inspirée, M me Victoire Babois a prouvé la vérité de ce qu’elle a dit du talent dans son épître A Béranger :

Il n’est touchant et beau qu’avec une belle âme,

U n’est durable et vrai qu’avec un bon esprit.

Dans un âge où le repos est le premier besoin comme là première jouissance de l’âme et de la pensée, Mme Vic¬ toire Babois a fait à sa muse des adieux qui n’ont pas été sans retour. Et c’est par ce morceau que nous termi¬ nerons une notice qui n’est point ce qu’elle aurait pu être: mais l’amitié a sa pudeur ; et plus l’amitié est vraie, plus elle est réservée dans l’expression publique d’une


A MA MUSE.

Épilogue.

O Musc, dont la voix douloureuse et chérie Au jour que je fuyais a rattaché ma vie,

Et qui m’avez fait voir au travers de mes pleurs Son épineux sentier semé de quelques fleurs (Par le malheur elle était obscurcie :

Par vos innocentes douceurs Vous Pavez ranimée, éclairée, embellie) ;

O Muse ! je vous remercie!

Quand j’ignorais, hélas! vous et mon triste sort,

Dans la languedes dieux je redisais sans cestc Les vers si doux que sans effort A Racine dictait sa muse enchanteresse.

Des neuf savantes sœurs j’admirais les appas ;

Mais à vous je ne pensais pas.

Vous dormiez, sans songer à vous faire connaître. Grands dieux! que j’étais loin de croire h vos faveurs Mais, éveillée enfin au cri de mes douleurs.

Dans mon cœur je vous sentis naître.

Et de ce cœur brisé sortir avec mes pleurs.

Depuis lors, sans être appelée.

Je vous vis quelquefois animer mes loisirs ;

Muse, vous avez su les changer en plaisirs ;

Et, par vos charmes consolée,

Bientôt j’osai vous suivre et saisir vos pinceaux.

Que de soins je pris pour vous plaire!

De vous je n’attendais alors pour tout salaire Qu’une faveur secréte et surtout le repos.

O Muse! vous avez exaucé ma prière!

Sans la fuir, mais aussi sans chercher la lumière.

Sous votre empire heureux, avec paix et douceur.

Je savourais votre ambroisie.

Vous glissiez doucement sans exciter l’cnvic :

A qui ne veut que vous, vous donnez le bonheur.

Mais on ne peut chérir les filles de mémoire Sans aimer quelque peu la gloire.

Hélas! de mes vieux ans c’est un besoin nouveau’:

Et, sur le bord de mon tombeau.

Quand je devrais me taire et n’avoir d’autre envie Que de couler en paix les restes de ma vie. Je deviens moins timide, et, cédant au désir D’apprendre ce qui doit me suivre.

Je veux savoir enfin si j’ai l’espoir de vivre Quelques moments dans l’avenir.

J’en crains révénement, j’en cherche le présage ;

Et dans ce beau projet, dussiez-vous y périr, filuse, vous m’entraînez et vous voulez courir!

Partez donc, Musc, et du naufrage Puisse un ciel pur vous préserver!

De maint et maint écueil puisse-t-il vous sauver!

Que de votre nacelle il écarte l’orage!

El nvoi, loin de prétendre encore à vos faveurs.

Malgré vous je veux être sage.

Oui, je veux renoncer à cueillir quelques fleurs Dont rien ne peut, hélas! rajeunir les couleurs.

On vous suit trop longtemps, c’est un commun usage.

Muse vieille est encor volage :

Elle fuit, reparaît, prodigue ses douceurs.

On la crut trop jadis, on la croit davantage :

Ce penchant augmente avec l’âge.

Vainement la vieillesse est là ;

Toujours fidèle à sa folie.

Quiconque écrivit écrira.

Mais ce n’est plus qu’une manie,

Une habitude du cerveau ;

Et puis sans fin la plume trotte :

Rien à rayer, tout parait beau ;

On s’abandonne à sa marotte.

Àh ! que de vers on fait lorsqu’en vers on radote! Pauvre Muse, pour vous je crains bien ce travers !

Et je ne sais pas trop si je le dis en vers ;

Car enfin, avouons la chose,

On finit par rimer en prose.

Croyez-en mes conseils, le public est malin :

Dérobons-lui notre déclin.

Peut-être il vous aima, mais il n’a nulle envie Des fruits vains et tardifs de votre fantaisie.

Que pour nous désormais les vers ne soient qu’un jeu Dont il n’ait point la confidence :

De talent cela nous dispense,

Et nous n’en ferons pas pour peu !

Puis, je me garderai d’un indiscret aveu ;

Trop heureuse, entre nous, de pouvoir en silence

    Jeter tous nos chefs-d’œuvre au feu.
Mais, hélas! vous partez… Ce périlleux voyage,
Muse, vous le ferez ; c’est votre dernier vœu.
Peut-être je voudrais, tranquille sur la plage,
Pour contenter encore un désir curieux.
Sur des flots incertains vous suivre au moins des yeux ;
    Mais j’aperçois le noir rivage,
Et sur son tréne assis l’inexorable dieu
Que ne saurait fléchir muse au gentil langage.
Déjà Caron m’appelle et m’attend au passage.
    Puissiez-vous, dans ce triste lieu.
Ne me suivre jamais !… Adieu donc. Muse, adieu !


Mlle S. Ulliac Trémadeure


La Psse de Salm-Dyck.





LA Psse DE SALM-DYCK

(Constance-Marie)

>ÉF, \ NANTES, LE 7 NOVEMBRE J767.


Les chocs révolutionnaires nous font vivre beaucoup en peu d’années ; ils usent rapidement les sensations di¬ verses que la nature semble mettre en réserve dans le cœur humain, afin de lui ménager des jouissances pro¬ gressives. Tous les secrets de la vie dévoilés à la fois la désenchantent, et cette fatale expérience détruit jus¬ qu’aux illusions de l’avenir. Aussi, après avoir subi de terribles réalités, sommes-nous devenus presque insen¬ sibles aux douces fictions des arts. À cette cause d’indif¬ férence pour leur culte, il faut ajouter la difficulté de trouver quelque terre, vierge encore, dans un champ tourmenté par une culture de plusieurs siècles. La for¬ tune a souri aux premiers qui ont ouvert le sillon ; il ne reste aux autres qu’à glaner péniblement sur un sol ap¬ pauvri ; mais la nature est immense, et c’est pour la par¬ courir que le génie a reçu des ailes. Honneur donc aux jeunes talents qui, dévorés du noble désir d’ajouter de la gloire à la gloire de nos pères, s’élancent loin des sentiers battus, et cherchent à travers les périls des régions ignorées. Quel que soit leur avenir, il est beau d’oser, c’est la conscience de la force. La société change, les mœurs nouvelles attendent des peintres nouveaux. Qu’ils paraissent et soient fiers de joindre leur tribut aux richesses que chaque siècle a versées au grand tré¬ sor de l’intelligence humaine. La femme célèbre dont nous esquissons la vie littéraire a toujours appelé de ses vœux et favorisé par ses travaux les progrès de la pensée. Une longue série de succès dans des genres di¬ vers ont fondé sa brillante réputation : elle n’a rien dû aux caprices de la mode, aux faveurs de l’intrigue ; et tandis qu’autour d’elle tant de précoces renommées, œuvres d’adresse et de déception, brillaient d’un vif éclat durant un jour qui n’avait pas de lendemain, interprète de la vérité et des gloires delà patrie, elle amassait consciencieusement ses titres à l’estime publi¬ que, et s’élevant d’époque en époque, appelait à son aide la persévérance du travail, et le temps surtout, qui ne renverse rapidement que ce qu’il n’a point aidé à construire.

Constance-Marie de Théis ( princesse de Salm-Dyck), issue d’une ancienne famille de Picardie, montra dès sa plus tendre enfance une aptitude extraordinaire à l’étude des lettres et des arts, et surtout à la poésie. Son père, littérateur estimé, se plut à diriger lui-même son goût naissant, et à lui ouvrir une carrière où l’attendaient de nombreux et brillants succès. A peine âgée de quinze ans, elle parlait plusieurs langues, et pouvait ainsi pui¬ ser elle-même aux sources qui fécondent l’esprit poé¬ tique. Elle fit insérer, en 1785, dans le Journal général de France, un rondeau et un sonnet, prémices d’un ta¬ lent destiné à briller dans des genres si divers. Dès ce moment, M llc de Théis fixa l’attention du public lettré. A cctlc heureuse époque, les intérêts littéraires et philosopbiques suffisaient à l’active curiosité d’un peuple spirituel et poli, léger mais instruit, capricieux mais juste par instinct ; et dont la morale, la politique, la philosophie, le progrès social, n’avaient d’interprète que la littérature : on s’occupait alors de la publi¬ cation nouvelle d’une épitre, d’une ode, d’un dithy¬ rambe, plus sérieusement et plus longuement qu’on ne s’occupe aujourd’hui d’un bouleversement de ministère, du gain d’une bataille, de la chute d’un trône. Siècle d’or de la littérature, que nous ne regrettons, peut-être, si vivement que parce que nous ignorons les tourments qui naissaient à côté des avantages dont le souvenir nous est seul transmis. Le sexe du nouveau poëte ajoutait à l’intérêt inspiré par la précocité de sa vocation. Parmi différentes pièces de vers recueillies dans VAl- rnanach des Grâces, de 1785 à 1789, on remarque sur tout la chanson Bouton de rose, dont Pradher fît la mu¬ sique ; elle obtint un succès populaire,le plus flatteur des succès, envié même par les talents du premier ordre. On ne mentionne ici ce faible titre de M t,c de Tbéis que pour signaler un des premiers pas de sa brillante carrière.

La révolution de 89 allait éclater, l’antique édifice social s’écroulait, tous les préjugés s’évanouissaient devant l’aurore d’un siècle qui semblait promettre une régénération toute philosophique. M,lc de Théis épousa M. Pipelet de Leuri, homme opulent et fils d’un secré¬ taire du roi. Ce mariage, en l’appelant à Paris, offrait à la jeune adepte des Muses un moyen de vivre dans une atmosphère littéraire. Brillante par l’esprit, la beauté «  la jeunesse, l’opulence, environnée de tous les homma¬ ges, elle demeura fidèle à la littérature. Quelque temps après son mariage, elle publia plusieurs pièces de vers, où se manifestait l’alliance de la grâce facile à une raison puissante, qui, plus tard, la fit surnommer par Chénier, la muse de la Raison. En effet, son esprit élevé, grave, judicieux la transportait aisément des doux rêves de la poésie à la science aride des mathématiques. Cette égale aptitude à des travaux si opposés, rappelle la pro¬ digieuse faculté de l’Emilie de Voltaire, qui se plaisait à passer de l’examen de poésies badines aux commentaires sur Newton.

Mme Constance Pipelet, pendant les jours terribles de 03, avait cherché un refuge dans la solitude des lettres. L’ouragan politique promenait la mort sur toutes les têtes, et notre poëte se hâtait de vivre par l’étude ; elle craignait de lui dérober un seul des instants que la ter¬ reur menaçait sans cesse, et voulait s’assurer du moins qu’elle ne mourrait pas tout entière. Tranquille au bruit de la tempête, déployant le courage que donne la con¬ science du talent, elle fondait son brillant avenir. Ses nombreuses productions étaient toujours accueillies d’un public qui, lassé de la tourmente révolutionnaire, reve¬ nait avec empressement à des goûts nobles et purs. Bientôt elle fit représenter la tragédie lyrique de Sapho. Un plan habilement conçu, des détails charmants, des situations fortes, des caractères mis en relief par de savants contrastes, un intérêt soutenu, un style concis, naturel, harmonieux, révélèrent un talent fait pour ho¬ norer la scène. Le célèbre compositeur Martini, déjà dans un âge avancé, couronna dignement sa carrière en prêtant à ce bel ouvrage ses inspirations mélodieuses. Le succès de cet opéra fut immense : plus de cent re¬ présentations ne purent rassasier l’avidité d’un public qui, longtemps privé des arts, aimait à puiser dans les nobles fictions de la scène l’oubli des maux réels dont il éprouvait encore l’amer ressentiment.

A cette époque, les femmes de lettres étaient en petit nombre ; mais elles se distinguaient par de véritables talents. Parmi elles brillait Mme de Staël, dont le mâle génie fut un des soutiens de la liberté naissante ; Mme de Genlis, qui tenait la palme du roman, avant que M rac Co- tin n’ait créé les admirables scènes d ’Élisabeth et de Malek-Adhel : Mme de Genlis, d’ailleurs, n’avait pas en¬ core prostitué son talent à la dévote manie d’insulter à la raison et à la gloire nationale. Mme Dufrénoy, douée d’un esprit élevé, et dont le cœur noble et passionné a trouvé pour l’élégie une corde qui manquait encore à la lyre française. On conçoit combien ces femmes justement célèbres durent exciter l’envie, surtout parmi les hom¬ mes médiocres qui aiment à se venger des triomphes obtenus par un sexe dont ils ne peuvent endurer la su¬ périorité. De grands talents même sont quelquefois des¬ cendus jusqu’à la jalousie : dans une société où l’on fil des lectures, Lebrun avait été moins applaudi qu’une femme poëte, entendue après lui. Le grand lyrique s’en irrita et fit insérer dans la Décade philosophique des stances où se trouvait ce vers, souvent répété depuis :

Ifoncre sied mal aux^doipts de rose.

A cette occasion, une querelle s’éleva parmi les gens de lettres. Lebrun avait prié Mme Constance Pipelet, dont il appréciait le mérite, de ne point descendre dans l’a¬ rène, l’assurant qu’il la regardait comme une excep¬ tion. En effet, sans prendre parti dans ce singulier pugilat, notre poëte improvisa en quelque sorte son Epitre aux femmes, et jeta cette œuvre de raison, de goût et de convenance, au milieu de l’émeute littéraire. Bientôt elle la lut elle-même dans le Lycée où professait La Harpe. On se plut à voir la poésie prêter à la raison l’éloquence la plus entraînante. Un immense concours d’auditeurs se pressait pour l’entendre. L’intérêt et la nouveauté du sujet, le charme de la poésie, la grâce et la chaleur de la diction, l’éclat de la jeunesse et de la beauté, la dignité du sexe et du talent, tout concourut à produire un vif enthousiasme.

La jeune et brillante auteur de Sapho, en défendant la cause de son sexe, a donné l’exemple aux femmes auteurs de lire publiquement leurs ouvrages. Plusieurs sociétés savantes s’empressèrent de l’appeler dans leurs rangs ; la première fut le Lycée des Arts 3 dont aucune femme n’avait encore été membre : cette société se compo¬ sait des littérateurs les plus célèbres, et des académiciens que la tourmente révolutionnaire avait arrachés de leur sanctuaire. C’est dans cette société qu’elle lut les éloges de l’astronome Lalande et du comique Sedaine : l’un savant profond, penseur hardi, et qui, portant la témé¬ rité jusqu’à tenter d’extirper les préjugés les plus enra¬ cinés dans le cœur humain, oublia que la philosophie sans illusion est trop pesante pour l’intelligence vul¬ gaire. L’autre, poëte par instinct, comique plein de verve, créateur d’un genre dont la naïveté, l’intérêt, le naturel mit la comédie en rapport avec les goûts et les sympathies de tous les rangs de la société. M mft Con¬ stance Pipelet peignit le caractère de ces deux hommes célèbres dans des genres si différents, avec un pinceau hardi, dont la touche souple et variée en reproduisit toutes les nuances. Sa réputation s’étendait sans cesse. Sa société était avidement recherchée par tous les sa¬ vants, les artistes et les écrivains. Il n’était aucun étran¬ ger qui ne s’empressât de connaître personnellement celle dont les œuvres l’avaient charmé. Elle fut liée d’amitié avec la plupart des hommes remarquables de l’époque. Un personnage célèbre trouve facilement des amis, mais ce qui l’honore le plus, c’est de les conserver : jamais elle ne quitta un ami, jamais un seul ne cessa de l’aimer.

M,nc Constance Pipelet prêta l’appui de son talent à tons les principes généreux. Elle voyait dans l’art d’écrire l’heureux moyen de mettre en circulation les pensées utiles ; et quand les partis se heurtaient, quand la ja¬ lousie divisait les hommes de talent, elle les invitait à se disputer la palme, mais à ne point la briser. Elle pensait que la littérature n’est qu’une grande école de morale, et que l’écrivain dont la licence outrage la vérité, n’est qu’une espèce d’amphitryon qui verse le poison dans les mets délicieux offerts à ses convives.

Dans son épître sur les dissensions des gens de lettres, la malédiction que sa verve énergique lance contre le méchant, excita un vif enthousiasme dans l’auditoire des lycées, où sa voix prêtait tant de force à cette ré¬ flexion :

L’esprit n’est pas en nous tout ce que Ton souhaite ;

II faut être honnête homme avant d’être poëte.

Qu’importe le talent, s’il cache un cœur pâté?

Qu’importe un nom connu, s’il devient détesté?

L’art de blesser n’est pas un art si difficile*

N’est-on pas tous les jours piqué par un reptile?

Qui veut toujours frapper doit atteindre souvent :

La haine a ses hasards ainsi que le talent.


En 1799, elle St représenter au Théâtre-Français un drame sous le titre OU Amitié et imprudence . Le principal personnage, animé d’un sentiment offert pour la pre¬ mière fois sur la scène, étonna par sa hardiesse et la nouveauté. On ne tente guère impunément de sortir de la routine ; mais plus sévère envers elle-même que le public, elle jugea à propos de retirer sa pièce, qui ne répondit point à l’effet qu’elle en attendait.

L’année suivante, elle composa deux épîtres à Sophie, ou avis à une jeune personne qui veut se marier . Ces pièces, qu’elle lut avec son succès accoutumé au Lycée, forme la première partie d’un ouvrage que l’auteur continue et dont elle a publié une sixième épitre dans sa der¬ nière édition. Son talent fécond, qui ne connaît point de repos, se manifesta dans un grand nombre de poésies diverses, dont les plus remarquables sont : Conseils aux femmes, la Liberté à Nice, le Méchant, la Jeune mère, et le Divorce, pièce où fauteur a exposé avec autant d’éclat que de profondeur les principes d’une morale sévère, et déploré avec éloquence le sort des infortunés pour qui la nécessité transforme en supplice les plus douces affec¬ tions de la nature.

Elle entrait dans sa trente-cinquième année, et jouis¬ sait des avantages acquis par une suite continue de suc¬ cès, lorsqu’un second mariage lui apporta une grande fortune et un rang élevé, dont elle ne pouvait emprunter aucun lustre nouveau, mais (pii s’alliait si bien à l’éclat de sa renommée. Elle épousa le prince de Salm-Dyck, dont les possessions sur la rive gauche du Rhin venaient d’être réunies à l’Empire. Ce prince, dès longtemps Français par goût et par caractère, ami zélé des sciences et des lettres, se fit bientôt lui-même un nom célèbre parmi les plus savants botanistes.

Le nouveau rang de la princesse de Salm ne changea en rien ses habitudes littéraires. Elle conciliait facile- ment les charges de sa position sociale et les doux tra¬ vaux aliments et gloire de sa vie. Il existe dans les esprits supérieurs une faculté toujours en réserve pour tous les nouveaux devoirs.

Dans l’année même de son mariage, la princesse de Salm publia une épître, XIndépendance des gens de let¬ tres, dont le sujet avait été proposé par l’Académie française. Ce poëme était digne de disputer le prix, ob¬ tenu par l’auteur de VAmour maternel, à’Emma et de la Chute desfeuilles. A cette pièce succéda Y Épitre sur la cam¬ pagne, où M me de Salm controverse avec autant d’originalité que d’esprit les opinions communes sur la vie cham¬ pêtre. D’utiles leçons, déguisées avec beaucoup de grâce et d’adresse, sont offertes à un vieil auteur mécontent de se voir oublié . Peu après parut VEpttre sur la rime, où l’auteur avance avec une ingénieuse dextérité que la rime pouvait ne pas être toujours riche ; et la perfection même avec laquelle cette thèse est rimée, prouve que M œe de Salm peut, quand elle le veut, vaincre toutes les diffi¬ cultés sans altérer l’éclat de son style. Une autre Épitre sur la philosophie est digne de son sujet. A cette époque parut la Cantate sur le mariage de Napoléon : Mme de Salm chante l’espoir de Ta patrie, et ne justifie pas la conduite de l’homme qui, pouvant tout, crut pouvoir sacrifier le plus sacré des devoirs à l’avenir du pays. Elle publia bientôt des vers sur la mort de Girodet, des stances sur la perte des illusions de la jeunesse, et plusieurs autres pièces toutes également empreintes du cachet de son talent. Ces poésies furent recueillies dans l’édition pu¬ bliée en 1811.

Dans les années qui suivirent la chute de l’Empire, inspirée par l’indignation que lui faisait éprouver la bassesse dès intrigants titrés qui spéculaient sur les désastres de la patrie, la princesse de Salm composa VEpttre à un honnête homme qui veut devenir intrigant, où l’on trouve ces vers si pleins de justesse et de vérité :

Tu veux être intrigant ; c’est sans doute un moyen De parvenir à tout en ne méritant rien.

Mais comment, plein d’honneur, à ce métier infâme Espères-tu plier ton esprit et ton âme ?

Crois-tu donc qu’il suffit d’assiéger des palais.

D’endurer des affronts, de payer des valets.

D’attendre sur un banc le jour qui va paraître,

De salon en salon d’arriver jusqu’au maître?

Ne sens-tu pas qu’il est dans Kart de dénoncer,

D’aduler, de trahir, de perdre, de blesser,

Üne perfection que tu ne peux atteindre ;

Un avilissement que tu ne sauras feindre ;

Un talent tout à part et qui semble, ici-bas.

Le partage honteux de ceux qui n’en ont pas?

Tu veux être intrigant, misérable honnête homme !

Toi que, par tes vertus, partout, chacun renomme ;

Toi qui dix ans sans maître en un poste fameux t
N’as pas même grossi le bien de tes aïeux!

Tu veux être intrigant : sais-tu ce qu’est l’intrigue?

Sais-tu comme on parvient par la fraude ou la brigue?

Sais-tu combien de temps celui qui t’a frappé
A pour y réussir dans la fange rampé?

Sais-tu si, dévorant et l’insulte et l’outrage,

11 n’était pas atteint d’une secréte rage?

Et s’il jouit du prix auquel il a vendu

Son repos, son estime, et son honneur perdu?

Presque aussitôt parut l’Épitre sur l’esprit et l’aveuglement du siècle, que l’on regarde généralement comme l’un de ses meilleurs ouvrages. Ces vers sont restés dans la mémoire de ses nombreux lecteurs :

Tout commence et s’achève ;

Le temps du chêne altier vient altérer la sève ;

Le fruit mûri, tombé, n’offre à notre regard
Que le germe des fruits qui renaîtront plus tard.

L’homme même, des ans quand H subit l’outrage.

Voit dans ses fils grandis reparaître un autre âge.

Pourquoi les nations, les peuples, les états.

Dans ce cercle éternel ne tourneraient-ils pas?

En 1817, M me de Salin composa un Discours sur l’étude. Le sujet avait été proposé par l’Institut, qui accorda une mention particulière à cette oeuvre de goût. Quelque temps après, elle publia son Épitre aux souverains absolus. Ils ont sans doute fermé l’oreille aux con¬ seils du talent et de la raison ; mais le poëte n’en a pas moins acquis un double droit à l’estime publique. M“* de Salm, qui, jusqu’en 1814, avait paru se consa¬ crer presque entièrement à la poésie, déploya l’éloquence du prosateur dans l’ouvrage intitulé : Vingt-quatre heures d’une femme sensible, que l’on pourrait appeler étude du cœur humain ; espèce de roman sans intrigue, sans événements, où l’habile auteur a inspiré le plus vif in¬ térêt par la peinture délicate et vraie d’une âme ar¬ dente, que l’excessive sensibilité, l’inquiétude d’un amour extrême, livrent aux angoisses d’une déchirante alternative. Dans cet ouvrage, qui remplit les principales conditions de l’art, l’art ne se montre pas. Le style cha¬ leureux, rapide comme les chocs mobiles de la passion, est toujours empreint de la spontanéité qui en retrace toutes les nuances. Les littératures étrangères l’ont reproduit avec succès.

La princesse de Salm, dont les ouvrages, même les plus légers, abondent en pensées, se livra à un genre de travail cultivé par de grands talents qui ont ajouté le beau titre de moraliste à la gloire de l’écrivain. Placée dans cette sphère qui lui permettait de voir sous leur véritable aspect tous les rangs de la société, elle com¬ posa Ses pensées. Cet ouvrage, accueilli avec empresse- ment, traduit dans toutes les langues de l’Europe, parait l’écho fidèle d’une âme profondément sensible, mais aussi forte que juste, qui se rend compte de toutes ses impressions. Les moindres mouvements du cœur humain sont si profondément sentis, si parfaitement caractérisés dans chaque tableau, que le lecteur croit trouver dans le peintre éloquent le confident intime et l’interprète de ses propres pensées. Encouragée par le succès, l’auteur a augmenté son ouvrage à chaque édition nouvelle.

On peut dire que la vie de Mme de Salm est le travail : laborieuse aujourd’hui comme dans les premiers beaux jours de sa carrière, elle ne cesse de produire et de mé¬ riter les applaudissements du public lettré. Un ancien disait que le foyer de la pensée s’accroît en brûlant ; on pourrait ajouter que le plus laborieux est aussi le mieux armé contre le malheur. La princesse deSalmcn éprouva l’effet. Au milieu de sa belle carrière, elle se sentit dé¬ chirer par ces tourments qui percent si profondément le cœur des mères ; elle souffrit longtemps, car la douleur s’attache surtout aux âmes élevées, comme à la proie qu’elle préfère. Heureusement, dans l’amertume qui l’a¬ breuve, l’esprit quelquefois se retrempe et brille d’un nouvel éclat.

Mme de Salm a retracé sa vie entière dans le poëme intitulé ; Mes soixante ans. Ce grand tableau des révolu¬ tions politiques, morales et littéraires, est tracé d’une main habile et ferme : la grandeur du sujet, l’intérêt et la variété des scènes, attachent vivement le lecteur, qui passe avec plaisir de la gravité des événements publics à l’agréable narration des scènes de la vie littéraire de l’auteur. Un homme de mérite a dit que ce poëme of¬ frait les souvenirs d’une belle âme et les impressions d’un grand talent En effet, dans cette revue du passé si plein d’événements, on ne sait ce qu’on doit le plus estimer de l’art, de l’écrivain ou de la noble révélation de ses sentiments, toujours inspirés par l’amour des arts et de la patrie. C’est une heureuse idée de se reporter vers la carrière que l’on a parcourue ; c’est de la con¬ fiance en soi, de la noblesse et du courage. Un poëte a exprimé ce sentiment :

Arrivé sur la cime où Ton découvre enfin Et le point du départ et le but du chemin,

Heureux qui, fier de soi, sans crainte, sans envie.

Relit d’un œil joyeux les pages de la vie.

Mme de Salm vient de publier une nouvelle édition de ses poésies en 2 vol., et 2 autres vol. contenant ses ou¬ vrages en prose : elle prépare, dit-on, une édition de ses œuvres complètes, désirée depuis longtemps.

Ses poésies légères, ses pièces de théâtre, ses diverses compositions en prose, suffiraient pour assurer à M me de Salra un rang élevé dans la littérature ; mais les titres qui mettent le sceau à sa réputation sont ses nombreu¬ ses épîtres ; c’est là que la pensée de l’auteur se révèle sous des formes brillantes et variées. L’amour de la vé¬ rité, l’amour de la patrie, des sentiments de justice, d’in¬ dépendance et de morale, semblent s’échapper instinc¬ tivement de l’àme du poëte, et font éprouver au lecteur le plaisir de l’estimer et d’applaudir à ses talents.

À notre époque, où domine le goût des controverses, il est beau de jouir d’une réputation littéraire qui n’a point reçu d’atteinte. Cette épreuve est aussi efficace que celle du temps. Les vivants dont on respecte les droits acquis par de longs travaux, obtiennent ainsi un avant-goût du respect de la postérité.

De Pongerville, de l’Académie française.

/ **

Nota. La princesse de Saint est membre des sociétés savantes de Marseille, de l’Ain, de Vaucluse, de Nantes, de Lyon, de Caen, de Livourne, de la société de Statistique, de la société

d’Encouragemenl de Paris, etc.


Mme d’Arconville.


W D’ARCONYILLE

(tëtnrwm-tiLljarUrttc î>’3.rlustl)iraï)

NÉE À PARIS EN 1720, MORTE LE 28 DÉCEMBRE 1805.


Que de fleurs éclosent et meurent inconnues ! Que de noms emportent avec eux dans la tombe l’anonyme de beaux talents ! (Jn pareil mépris de la gloire, de cette gloire qui entoure le génie comme une auréole, ne s’ex¬ plique pas toujours chez l’homme. Il est chez la femme moins mystérieux. Esclaves des préjugés et de l’éduca¬ tion, qui leur font une sorte d’habitude de vasselage, les femmes, si elles essaient de sortir du rôle tout passif pour lequel elles ont été élevées, c’est en rougissant d’oser pa¬ raître quelque chose. Honteuses presque d’avoir du talent, on dirait qu’elles veulent se faire pardonner d’être sou¬ vent supérieures aux hommes, en n’avouant point leurs succès. Entrent-elles en lice avec eux, c’est furtivement ou en cachant leur sexe. Leur timidité ou leur abnéga¬ tion les fait assister à leurs propres triomphes en étran¬ gères. Aussi le cœur, l’esprit, les grâces de la femme sont partout ; elle, n’est nulle part.

À nous donc de rompre ce silence homicide qui laisse tant d’illustrations sans statues ; à notre génération de restituer les couronnes aux têtes pour qui elles ont été tressées et qui se sont penchées vers la tombe sans les revendiquer.

Mme d’Arconville, dont la vie littéraire et scientifique s’est retranchée tout entière derrière le voile du plus profond anonyme, est une de celles qui justifient le mieux la réputation d’abnégation que les femmes se sont faite. Violette modeste dérobée aux regards, elle n’a cessé d’exhaler de suaves parfums sans qu’on ait su d’où ils venaient. On pourrait dire d’elle bien légitimement : « Le monde l’a admirée et ne l’a point connue. » Douée d’un esprit droit, appréciant parfaitement la position des femmes, qu’un absurde préjugé semble déshériter de l’intelligence, pour les reléguer dans le gynécée ou parmi les travaux du ménage, elle ne voulut point af¬ fronter la loi commune. Elle savait trop les préventions défavorables qui s’attachent aux femmes auteurs pour ne pas s’y soustraire. Dans un de ces moments où le sen¬ timent d’une injustice criante arrache la plainte de notre âme, elle disait en parlant des femmes : « Affichent-elles « la science ou le bel esprit? si leurs ouvrages sont mau- « vais, on les siffle ; s’ils sont bons, on les leur ôte. II ne « leur reste que le ridicule de s’en être dites les auteurs. »

Toutefois, elle n’abdiqua point le génie dont la nature Pavait dotée ; mais elle ne le signa point de son nom. Poussée par un extrême besoin d’être utile, elle en fit le but de toute sa vie. Scs moin dres écrits portent l’empreinte de ce noble désir. Avec un cœur toujours empressé à obliger, une âme idolâtre du bien, sensible, dévouée sans restriction à quiconque pouvait être atteint par la souffrance, comment n’eùt-ellc pas facilement renoncé à la petite vanité d’écrivain ? Était-ce pour les applau¬ dissements qu’elle jetait scs pensées sur le papier? certes non. Celle qui après avoir rendu quelque service disait : « S’ils savaient combien ils me font plaisir en me mettant « à même de leur être utile, ils n’auraient pas tant de « reconnaissance,» celle-là, dis-je, devait porter le même renoncement en toutes choses. Elle n’avait pas besoin de craindre l’injustice des hommes pour faire le sacrifice des éloges qu’appelaient sur leur auteur ses nombreux ouvrages ; le désintéressement était chez elle une vertu naturelle.

Disons pourtant que si le public ne la connut point, l’incognito ne fut point gardé pour tout le monde. Belle- sœur du respectable Àngran d’AIleray, lieutenant civil du Châtelet de Paris, et l’une des victimes de la révolution, elle eut pour amis dévoués des hommes du premier mé¬ rite. Jussieu, Ànquetil, Lavoisier, Malesherbes, Macquer, Sainte-Palaye, lui faisaient assidûment leur cour. Elle était l’âme de ce cercle d’élite. Son esprit fin et délicat, ses connaissances variées et son âme exquise, donnaient un charme inexprimable à ses conversations. On ne se lassait point de l’entendre. Les moindres choses en pas¬ sant par sa bouche se revêtaient des grâces de sa pensée. Toutes les questions lui étaient familières ; littérature, histoire, morale, science, philosophie, elle apportait dans tous ces sujets la lucidité et l’élévation qui la ca¬ ractérisaient.

C’est encore ici, entre beaucoup d’autres exemples, une preuve de la nécessité de réfléchir longtemps avant d’écrire. La pensée est un fruit rarement bon quand il est trop précoce. Il n’en est pas des sciences et des lettres comme des arts. Jeune, on peut être excellent peintre ou excellent musicien : en général les arts, où l’œil et la main constituent une grande partie du talent, accom¬ plissent leurs progrès dans la jeunesse ; mais le littérateur, le savant, le philosophe, n’atteignent à de grandes hau¬ teurs que dans la saison de l’âge mur.

Soit que Mme d’Arconville fût imbue de ce principe T soit que naturellement elle ait senti le besoin d’élaborer longuement ses idées avant de les laisser échapper de sa plume, elle vécut jusqu’à trente-six ans sans livrer au public aucun des secrets de son âme. Ce n’est pas que jusque-là Mme d’Arconville ne sc fût jamais exercée î elle avait fait de nombreux essais dans le silence de son cabinet. Dès le début on put juger qu’elle était initiée aux magies de l’art d’écrire. Le premier ouvrage qu’elle publia en 1756 fut la traduction d’un livre anglais du marquis d’Gallifax, inti tulé Avis dan père à sa fille. Cette traduction eût fait honneur à l’écrivain le plus famé, par la richesse et l’élégance du style. M rac d’Arconville s’y montra en tout digne de son modèle.

Trois ans plus tard, en 1759, elle livrait à son pays une autre traduction. Cette fois, la femme modeste, le 1 ittérateur sans nom, nous révélait les mystères du labo¬ ratoire. On peut se convaincre en lisant cet ouvrage, que Mme d’Arconville était aussi habile chimiste qu’écri- vain distingué. Les Leçons de chimie de Shaw, livre rem¬ pli d’erreurs, devint, grâce à elle, un excellent traité. Non-seulement elle le perfectionna en le débarrassant de ses hérésies scientifiques, mais elle le compléta en y ajoutant une foule de découvertes nouvelles. Le discours dont elle a fait précéder sa traduction montre combien elle était versée dans ces sortes d’études. On ne saurait faire avec plus de savoir et de méthode l’histoire de l’origine et des progrès de la chimie.

Dans cette même année, elle donna une traduction du Traité d Ostéologie de Monro, sous le nom du docteur Sue, pseudonyme qu’elle emprunta pour sc dispenser de signer son propre nom. Ce traité, en 2 vol. in-fol., té¬ moigne de son extrême activité et de son habileté dans la langue anglaise, dont elle paraissait connaître toutes les ressources. Il fallait aussi qu’elle ne fut pas étrangère aux études anatomiques ; car, si pour bien traduire un livre de littérature il suffit d’un goût sûr, d’un bon style et de la connaissance de la langue dont on se fait l’inter¬ prète, il faut pour la traduction d’un livre de science être dans les secrets de cette science même.

A partir de 1759 à 1774, il ne s’écoula presque pas d’année, sans que cette femme laborieuse et infati¬ gable livrât successivement au public le produit de ses veilles. C’est ainsi qu’en 1760, l’on vit paraître d’elle des Pensées et Réflexions où se trouve renfermée la morale la plus pure. En 1761, elle fit passer dans notre langue, avec son élégance accoutumée, des romans anglais de Little- ton et de M“ c Behn. S’il était besoin déjuger de la moralité et du mérite de pareilles oeuvres, il suffirait de dire que d’Arconville les a traduites pour faire leur éloge.

Deux ans après (1763), elle fit imprimer un livre sous le titre de l’Amour éprouvé par la mort, ou Lettre de deux Amants, dans lequel on peut voir combien l’auteur était descendu profondément dans les replis du cœur humain. Ce roman est un tableau frappant et vrai des résultats funestes auxquels entraînent les passions indomptées.

L’année suivante (1764), parurent en français des Mélanges de poésies anglaises, extraites de Buckingham, de Pope et de Prior. Bientôt (1766) succéda aux mé¬ langes, un Essai pour servir à l’Histoire de la Putréfaction. Ici, l’auteur entrant dans un système que nous nous abs¬ tiendrons de juger, semble considérer la putréfaction comme la source et la base de toutes les sciences natu¬ relles. On ne sait vraiment ce qui étonne le plus dans cet ouvrage, du savoir profond ou de l’originalité des idées. Les Mémoires de mademoiselle Valcourt remplirent l’année 1767. Celle de 1770 vit paraître en un vol. in-8" un recueil de pièces ou épisodes pleins d’une mélancolie lugubre, dont les titres, en parfaite harmonie avec les sujets, sont : Estentor et Thérisse, Méditations sur les Tom¬ beaux, Dona Gratia d’Ateüde, histoire portugaise.

Après avoir fait de la science, de îa morale, du roman, de la poésie et des mémoires, M œc d’Arconville essaya de faire de la biographie et de Vhistoire. L’universalité semblait être son apanage. On eût dit que la variété des genres n’était qu’un moyen pour elle de développer quelques nouvelles qualités. La Vie du cardinal d’Ossat, suivie du Discours de ce prélat sur la ligue, et la Vie de Marie de Médicis, qu’elle écrivit l’une en 1771, en 2 vol. in-8 9, l’autre en 1774, en 2 vol. même format, mettent dans le plus grand jour toute la flexibilité et la finesse d’esprit de cette femme, qu’un peu moins de modestie ou de dédain pour la gloire littéraire eût rendue cé¬ lèbre. Son jugement, trop passionné peut-être, à l’égard du fidèle Sully n’obtint point l’assentiment de l’opinion publique. Si on lui sut gré des nombreuses recherches auxquelles elle se livra dans cet ouvrage, on la blâma de n’avoir pas été plus modérée dans la critique d’un homme que depuis longtemps on s’était habitué à admi¬ rer. Quoi qu’il en soit, la Vie de Marie de Médicis est un livre rempli de choses curieuses, et excellent à consulter.

Nous possédons d’elle aussi une Histoire de François 11, roi de France, en 2 vol. in-8°, où l’on retrouve, avec sa vaste érudition, des pensées pleines de philosophie et d’élévation. Cette histoire, qu’elle écrivit en 1782, à l’âge de soixante-trois ans, a toute la verve de la jeunesse et la sagesse que donne une longue expérience.

Elle publia encore, dans les années subséquentes, un grand nombre d’ouvrages de différente nature, tels que romans, pièces de théâtre, apologues, contes, traduits soit de l’italien, soit de l’anglais. La vieillesse pesait déjà sur son corps affaissé, que son esprit toujours vif en gracieux ne se lassait point d’enfanter des productions nouvelles. Parvenue à un âge fort avancé, malade fréquemment, souffrant beaucoup, elle chercha jusqu’au dernier moment dans le travail des distractions à ses douleurs. Toute sa vie fut, pour ainsi dire, exempte d’orage. La sérénité de son âme se reflétait sur sa figure, comme l’azur d’un ciel pur dans un beau lac. Il serait difficile d’avoir plus de douceur dans le caractère, plus d’aménité dans les mœurs. Bonne, tendre pour ses amis. généreuse pour tous, son cœur ne le cédait en rien à son esprit. Peu de femmes ont eu des connaissances plus variées, plus universelles ; aucune peut-être ne l’a surpassée en sensibilité et en douceur.

Arrivée au terme de sa longue carrière, âgée de quatre-vingt-cinq ans, ne discontinuant plus de souffrir depuis quelque temps, et cependant employant encore à écrire les courts instants de répit que lui laissait sa maladie, elle fut enlevée en 1805 à ses nombreux amis, qui donnèrent à sa mort d’abondantes larmes et de sincères regrets. Les lettres perdirent en elle une de leurs gloires, les malheureux une protectrice qui n’avait pas de plus grand bonheur que de les soulager. On trouva après elle plusieurs manuscrits inédits, dont nous igno¬ rons la destinée. Il fut lu à l’académie de Berlin, par ordre de Frédéric le Grand, un discours sur l’amour- propre, qu’on lui attribuait ; ce discours, qui fut imprimé en 1770, offre des choses fort remarquables.


Louis de Tourreil.


Mme de Genlis.


Mme DE GENLIS


(Félicité - (Ëtiemutte )

NÉE AU CHATEAU DE CHAJCP&JÉHT, PRÉS d’AUTÜN, LE 25 JUWVISt 1745.

Fille de N. Du Crest, baron de St.-âubin, et de N. de La Hat.

SORTE A PARIS, LE 31 JANVIER 1632.


Mme de Genlis appartient à une ancienne famille dont la noblesse fut prouvée facilement, lorsque Félicité fiit nommée à sept ans chanoinesse du chapitre d’Alix, et un de ses frères admis dans l’ordre de Malte.

On voit par ses Mémoires que sa première éducation n’eut pour objet que les arts d’agrément et les talents les plus frivoles. Ce ne fut qu’après avoir épousé, à l’âge de quinze ans, M. de Bruslart, comte de Genlis 1, qu’elle s’occupa de lecture et d’études sérieuses, avec une per¬ sévérance dont rien ne la détourna.

La marquise de Montesson, sœur de sa mère, ayant épousé secrètement M. le duc d’Orléans 2, la comtesse de Genlis fut nommée dame de la duchesse de Chartres 3, et domina bientôt la cour du Palais-Royal par son es-

f Depuis marquis de Sillery, après avoir hérité de M m< la maréchale d’Estrces.

  • Grand-père du roi des Français, Louis-Philippe.

5 L. M. A. de Bourbon Peathîèvre, épouse de L. P. J., devenu duc d’Orléans après la mort de son .père, et qui prit le surnom & Égalité > père du roi Louis~Philippe I fr . prit, ses talents et les agréments de sa personne. Mme de Gcnlis était grande ; son visage, plus délicat encore que régulier, était embelli par un teint d’une blancheur éclatante ; ses mains et ses pieds pouvaient servir de modèles. Une grâce particulière de maintien, un goût exquis dans la manière de dire, un talent et une gaieté qui, dans aucun moment, n’allaient jusqu’à l’inconve¬ nance, tout ce qui peut plaire enfin, se trouvait réuni dans cette jeune femme, qui pouvait à la fois compren¬ dre les savants, juger les artistes et briller âu milieu de la cour la plus élégante. Ajoutons, pour maintenir l’éter¬ nelle vérité qui ne place la félicité que dans la fortune médiocre et la vie obscure, que la comtesse de Genlis a dit : que le temps le plus malheureux de sa vie fut celui quelle passa au Palais-Royal 1 . Ecrire fut, des nombreuses occupations qu’elle s’était imposées, celle que M me de Genlis préféra toujours. Le premier ouvrage qu’elle fit publier dans un journal littéraire, sans mettre son nom, fut l’ Amant anonyme ; mais plusieurs comédies morales qu’elle écrivit pour l’éducation de ses filles, et qu’elle leur fit représenter, eurent un succès si prodigieux, que la supériorité de la comtesse de Genlis, comme écrivain, fut proclamée dans toutes les sociétés. Cette supériorité eut bientôt un retentissement en Europe, lorsque pour retirer de leur prison trois gentilshommes 2, M®* de Gen¬ lis fit imprimer et vendre à leur profit le premier vo¬ lume du Théâtre cTéducation.


1 Mémoires y tom. m, pnjy. 1.


3 Les trois MM. de Quessat. Insultés par un négociant de Bordeaux* qui passait devant leur maison » un d’eux lui cassa le bras d’un coup de pistolet. Quoique défendus par Gerbicr, ils furent condamnés à demeurer en prison jusqu’à ce qu’ils eussent payé 75.000 francs. Leur captivité eût été perpétuelle si le livre de M”* de Genlis u’eut rapporté 46,000 francs dont M. Damade, leur adversaire, voulut bien se contenter.

Ce noble et généreux emploi de son talent valut à M me de Genlis la plus flatteuse des célébrités, et Ton applaudit généralement à M. et à Mme la duchesse de Chartres, lorsqu’ils lui confièrent l’éducation de la prin¬ cesse leur fille x, au moment de sa naissance. Mais lors¬ que, après avoir été nommée gouvernante de Mademoi¬ selle, elle fut aussi revêtue de la dignité de gouverneur des jeunes princes ses frères, une clameur générale s’éleva contre elle. On oublia que le meilleur des rois de France, Louis IX, avait été élevé par une femme ; tous les courtisans qui se croyaient des droits à ce nouvel honneur devinrent les ennemis de M œo de Genlis ; ils se joignirent aux encyclopédistes et aux partisans de Vol¬ taire, dont la comtesse méprisait hautemen t les prin¬ cipes, et qu’elle attaqua dans tous scs ouvrages comme aussi immoraux qu’impies. La révolution française, qui éclata en 1789, ligua de plus contre elle les royalistes, qui lui reprochèrent d’avoir secondé les projets ambi¬ tieux de M. le duc d’Orléans, et peut-être de les lui avoir inspirés ; tandis que les jacobins, qui succédaient à ceux que l’on nommait alors les philosophes, l’accusèrent à la fois de fanatisme et d’hypocrisie.

M“ c de Genlis émigra en 1792 ; elle vécut alternative¬ ment en Suisse, dans le Holstein et en Prusse. Réduite à la plus extrême pauvreté, elle n’eut recours à la mu¬ nificence d’aucun gouvernement ; elle donna des leçons, elle peignit pour vivre, quand sa santé ne lui permit pas d’écrire, ou quand elle ne trouva point d’éditeur. Sa soumission et sa résistance à l’adversité ne se démenti¬ rent point jusqu’à l’époque du consulat, où elle fut rayée de la liste des émigrés.


1 Aujourd’hui madame Adélaïde. Elle uaquii jumelle T mais sa sœur mourut à cinq ans.

N’ayant jamais eu de fortune personnelle, son rappel en France ne fut suivi d’aucune restitution ; elle travailla pour elle et pour un enfant qu’elle avait adopté à Ber¬ lin Le libraire Maradan lui donna douze cents francs par an pour écrire dans la Bibliothèque des romans quel¬ ques Nouvelles, qui, telles que Mademoiselle de Clermont, tirent renaître en France le goût delà bonne littérature, que les écrivains révolutionnaires semblaient avoir anéanti ; et bientôt la vente de plusieurs manuscrits, une pension de six mille francs de l’empereur Napoléon, une pension de trois mille francs du roi de Westplialie -, une pension de trois mille francs de la reine de Naples :i, suffirent aux besoins de Mme de Genlis, qui dédaignait le luxe et vivait avec une frugalité extraordinaire.

Sa société fut extrêmement recherchée sous l’empire, et il n’eut dépendu que d’elle de rendre durable une vogue basée sur un mérite aussi supérieur ; mais elle s’en souciait peu sans doute, puisqu’elle ne lit aucuns frais pour fixer le monde qui s’empressait autour d’elle.

Privée, lors du retour des Bourbons, des faveurs que lui avait accordées la famille impériale, clic rentra dans scs anciens droits de gouvernante et de gouverneur, et la maison d’Orléans lui fit payer les pensions d’usage ; mais vraiment fidèle au vœu de pauvreté qu’elle avait fait en émigrant, et à la plus rare générosité, la comtesse de Genlis donnait tout ce qu’elle possédait. Argent prove¬ nant de ses pensions, présents de ses élèves ou de ses amis, tout était distribué aussitôt que reçu ; des meubles communs et usés, quelques pièces de cuivre, composè¬ rent son héritage.


• M. Casimir lîæckcr, si célèbre par son talent incomparable sur la harpe,

  • Jérome Bonaparte*

3 Julie Clary, femme de Joseph Bonaparte. Dangereusement malade au mois de novembre 1829, elle reçut tous les sacrements de l’église avec un courage et une résignation admirables ; consolant ainsi Mme la comtesse de Choiseul 1, la comtesse Anquctil, Casimir, et les autres témoins de cette pieuse cérémonie, qui loin d’a¬ bréger ses jours sembla lui rendre les forces qui la soutin¬ rent jusqu’au 31 janvier 1832,, j our où entrant chez elle à neuf heures du matin, on la trouva morte dans son lit.

La vie littéraire de Mme la comtesse de Genlis a été aussi noble, aussi belle qu’elle a été brillante ; ses ou¬ vrages inspirent le respect pour la religion, l’amour des devoirs que Dieu et la société imposent, le goût de la vie simple et champêtre ; elle a peint le monde, ses fai¬ blesses, ses ridicules, scs travers, ses vices, avec une vérité, et parfois une énergie qui"a.profondément blessé ceux qui pourraient craindre d 3 ètre reconnus pour ses modèles. Nul auteur ne fait mieux connaître les mœurs de son temps. Nul n’a écrit avec plus de correction, de clarté, d’élégance et de délicatesse. On peut lui repro¬ cher de s’être trop abandonnée à sa riche imagination, et d’avoir créé des situations invraisemblables, des ca¬ ractères fantastiques ; mais on ne saurait trop louer la finesse de ses observations, le charme de ses descrip¬ tions, le naturel exquis de ses dialogues,la gaieté de ses critiques, et son art d’intéresser les différentes classes de lecteurs. Les traductions de la plupart de ses ouvra¬ ges serviront toujours à l’éducation de l’enfance et de la jeunesse européenne, et donneront longtemps encore aux étrangers une idée avantageuse des manières fran¬ çaises, ainsi que de la politesse, de la grâce du langage dans lequel M“ c de Genlis a écrit.

Le corps de Mme la comtesse de Genlis repose dans-le cimetière du calvaire placé sur le mont Val é ri en,

1 Nre princesse do Bcaufrcrnont.

Voici le catalogue des principaux ouvrages de M mc de Gcnlis :

A

Théâtre à lusage des jeunes personnes, ou Théâtre d’éducationj 1778, 7 vol. in-8° ; Théâtre de société,\78i, 2 vol. in-8° ; Annales de la Vertu, 1781, 2 vol. in-8° ; Adèle et Théodore, 1782, 3 vol. in-8° ; les Veillées du Château, 1784, 3 vol. in-8° ; Leçons d’une Gouvernante à ses élèves, ou fragments (Tun Journal qui a été fait pour l’éducation des enfants deM. d’Orléans, 1701,2vol. in-12 ;

j

Nouveau Théâtre sentimental, 1701,1 vol. in-8° ; les Che¬ valiers du Cygne, Hambourg, 1795, 3 vol. in-8° ; les Petits Émigrés, 1708, 2 vol. in-8° ; les Mères rivales, 1800,3 vol. in-8° ; le Petit La Bruyère, 1800,1 vol. in-8° ; les Vœux téméraires, 1800, 2 vol. in-8° ; Nouvelles Heures à l’usage des enfants, 1801, 1 vol. in-12 ; Mademoiselle de Clermont, 1802, 1 vol. in-18 ; Nouveaux Contes mo¬ raux et Nouvelles historiques, 1802, 3 vol. in-12 ; les Sou¬ venirs de Félicie, 1804, 1 vol. in-12 ; la Duchesse de La Vallière, 1805, 1 vol. in-8° ; A/phonsine, 1806, 2 vol. in-8° ; Madame de Maintenon, 1806, 1 vol. in-8° ; le Siège de La Rochelle, 1808, 1 vol. in-8° ; Saint Clair, 1808,

1 vol.in-18 ; Bélisaire, 1808,1 vol. in-8° ; Alphonse, ou le Fils naturel, 1809, 3 vol. in-8 # ; Arabesques mythologi¬ ques, 1810, 1 vol. in-12 ; la Maison rustique, 3 vol. in-8° ; Botanique littéraire, 1810, 1 vol. in-8° ; le Journal ima¬ ginaire, 1811, 1 vol. in-8° ; Mademoiselle de La Fayette, 1813, 1 vol. in-8° ; les Ermites des Marais Pontins, 1814,

1 vol. in-8° ; Histoire de Henri le Grand, 1815, 2 vol. in-8° ; Jeanne de France, 1S16, 2 vol. in-12 ; les Battue- cas, 1816,2 vol. in-12 ; Abrégé des Mémoires du marquis de Dangeau, 1817, 4 vol. in-8° ; Zumd, ou la Découverte du quinquina, 1817, 1 vol. in-12 ; Mémoires, 10 vol. in-8°.


Mme la Comtesse de Bradi


Mme Voïart.


Mme VOÏART


(Anne-Elisabeth-Elise)


NÉE À NANCY EN 1786.


Fille de Pierre Petit-Pain.


Le père de Mme Élise Voïart, qui était organiste, mourut en laissant trois enfants en bas âge. Les malheurs de la première révolution ayant encore aggravé la position, de Mme Petit-Pain, cette dame se trouva heureuse de contracter un second mariage avec l’un des premiers manufacturiers de Nancy. Par suite de cette union, la jeune Élise fut bientôt à la tête d’une famille qui s’accrut jusqu’au nombre de huit enfants, six filles et deux garçons.

On peut penser que dans la maison d’un homme sur le travail et l’industrie duquel reposait l’existence de tant de personnes, l’agréable était souvent sacrifié à l’utile. Aussi Mlle Petit-Pain put apprendre de bonne heure toute la portée du mot devoir. Sa mère, femme d’un caractère énergique et d’un esprit élevé, le lui fit comprendre dans cette acception sublime par laquelle les travaux les plus vulgaires, les plus humbles, ennoblissent celle qui les accomplit. Cette vie si méritante était encore une vie toute de sacrifice. Élise aimait passionnément la musique, sa mère, excellente musicienne, lui donnait des leçons ; mais pour la mère et pour la fille, ces leçons étaient des distractions qui n’arrivaient qu’après les soins du ménage et la copie des lettres de commerce, à laquelle Élise consacrait ses premières études de la langue allemande.

Mlle Petit-Pain aimait aussi la lecture ; sans cesse elle relisait le peu de livres dont se composait sa bibliothèque ; en voici le catalogue : La Fontaine, Racine, Télémaque, Éraste ou l’ami de la jeunesse, deux volumes dépareillés de l’Histoire romaine, et un exemplaire incomplet de Don Quichotte. En dépit de cette éducation, qui serait jugée détestable par la directrice du plus médiocre pensionnat, telle était la supériorité native de cette jeune personne, qu’elle fit penser au vénérable M. d’Osmond, évêque de Nancy, que Mlle Petit-Pain, si utile à sa nombreuse famille, serait encore mieux placée à la cour la plus brillante, la plus riche en femmes distinguées et spirituelles qui fût au monde.

En 1807, l’empereur Napoléon avait dit : « Des dames d’annonce seront attachées à la maison de l’impératrice. » Soudain la pensée française, si facilement réactionnaire, quitta les habitudes antiques, cessa de s’approprier les modes de Sparte et d’Athènes ; et retournant aux usages des vieilles monarchies, ressuscita les filles d’honneur, dans la personne des dames d’annonce. Les jeunes courtisans les voyaient telles qu’elles étaient au temps des Valois ou à la cour de Louis XIV. Le digne évêque de Nancy les voyait en ces jours où, placées sous une austère surveillance près de doctes princesses, cette fleur des nobles familles venait apprendre le savoir-vivre à la cour et y pratiquer les bonnes œuvres : il offrit donc l’appui de son crédit auprès de l’impératrice Joséphine, dont il était parent, afin d’obtenir à la jeune Élise une des places que l’on allait créer.

La fortune du beau-père de Mlle Petit-Pain venait d’éprouver, à l’époque dont nous parlons, un de ces échecs si fréquents dans les temps d’agitation politique : la proposition de M. d’Osmond fut acceptée avec empressement, et la jeune personne quitta Nancy sous la conduite d’un de ses oncles. L’impératrice Joséphine, toujours pressée d’obliger, et à laquelle d’ailleurs la protégée de M. d’Osmond ne pouvait manquer de paraître charmante, promit monts et merveilles : mais l’empereur disposa des places des dames d’annonce autrement qu’on ne se l’était imaginé, et ce ne furent point de naïves jeunes filles qui les occupèrent. Joséphine, désappointée, fit accepter à Mlle Petit-Pain une pension de cinq cents francs, en attendant qu’elle pût la placer soit comme lectrice auprès d’une des princesses de la famille impériale, soit comme dame à la maison d’Écouen, qu’on organisait.

Voilà donc une fille de vingt ans demeurée à Paris avec une pension de cinq cents francs et deux chimères à caresser : l’une de ces chimères lui offrait des palais à habiter, des trônes à voir essayer en Hollande, à Naples, en Espagne, des occasions de se parer, des hommages rendus à sa beauté noble et douce ; et si son esprit eût été moins pur et moins austère, elle eût pu entrevoir encore la faveur et l’intrigue amenant la fortune. De l’autre une vie presque claustrale, mais consacrée tout entière à l’étude, à la culture des arts, à l’accomplissement d’inflexibles devoirs, dont le plus doux était de former à la vertu les orphelines du champ de bataille : les filles adoptives de l’empereur ! C’était donc de l’espoir d’entrer à Écouen qu’Élise se berçait. Tandis qu’elle arrangeait ainsi sa vie, la Providence disposait d’elle autrement.

M. Voïart, ancien administrateur des vivres, rencontrait souvent Mlle Petit-Pain chez cet oncle qui l’avait conduite à Paris ; elle avait vingt ans, point d’autre fortune que celle que donne la nature, c’est-à-dire une belle âme visible sur son gracieux visage : lui, jouissait d’une fortune modeste, mais suffisante et honorable ; sa jeunesse était finie ; veuf d’un premier mariage, il était père de deux enfants, un fils encore en bas âge et une fille qui touchait à cette époque de la vie où l’on a tant besoin d’une mère et d’une amie.

Il y avait dans cette position de M. Voïart des raisons pour et contre une seconde union : enfin, après avoir bien examiné et le caractère de la femme qu’il recherchait et ce qu’il devait à sa famille, il se présenta sans inquiétude pour époux à Mlle Élise Petit-Pain, assuré qu’il était que cette jeune personne ne traduisait pas au fond de son cœur le mot félicité par l’espoir de joies égoïstes. En effet, Élise possédait une de ces âmes d’élite pour lesquelles une vie douce et heureuse consiste dans l’accomplissement des devoirs, et jouir signifie donner du bonheur.

Mlle Petit-Pain accepta le sort qui lui était offert ; c’était pour elle Écouen embelli de tous les charmes d’une famille, et vraiment il n’est pas probable que dans les cinq cents filles adoptives de Napoléon elle eût trouvé une seconde Amable à instruire et à former. Le jour où Mme Voïart présenta à l’impératrice son mari et ses enfants d’adoption, elle lui offrit en même temps les premiers vers de la petite fille qui devait porter un jour si dignement le nom de Tastu. La souveraine accueillit gracieusement cette pièce, intitulée le Réséda, et remercia d’un aimable sourire celle qui, par une autre voie, devait marcher du même pas qu’elle à l’immortalité.

Le ciel avait fait Mlle Amable Voïart poète ; sa belle-mère se dit : C’est à moi de la rendre vertueuse et bonne. Amable est devenue généreuse, grande, héroïque ! Cette récompense de ses soins maternels prouve que la Providence paie parfois comptant le bien que l'on fait sur cette terre.

Cependant Mme Voïart ne tarda pas à reconnaître avec chagrin combien était faible la santé de ses enfants d’adoption. Convaincue que l’air de la campagne pourrait seul fortifier des constitutions aussi frêles, elle engagea son mari à faire l’acquisition d’une maison de campagne à Choisy-le-Roi, non pour y passer la belle saison, mais bien décidée à s’y fixer entièrement. Ainsi, avant que la première année de son mariage fut écoulée, Mme Voïart dit adieu à Paris.

Ce fut dans cette retraite de Choisy que commencèrent les études littéraires de Mme Voïart. Ne conservant point de rancune de l’ennui que lui avait causé jadis la correspondance commerciale de son beau-père, elle chercha à perfectionner la connaissance superficielle qu’elle avait de la langue allemande. Un homme d’un mérite très-distingué, M. le baron Bilderbeck, mit à sa disposition une nombreuse bibliothèque, toute composée des meilleurs auteurs allemands, dont les productions étaient à cette époque peu connues en France. Mme Voïart commença alors à traduire Auguste La Fontaine. Elle entreprit ce travail comme une agréable distraction à ses devoirs de femme de ménage et de mère de famille. Elle traduisait Auguste La Fontaine comme on se plaît à dessiner le portrait d’une personne que l’on ne doit point quitter, pour l’avoir deux fois, pour essayer si l’on est capable de reproduire des traits que l’on aime ; de même Mme Voïart voulait posséder dans son idiome naturel un auteur avec lequel elle sympathisait. Elle trouvait du charme à faire passer dans la langue du peuple le moins naïf qui soit au monde, les traits de la bonhomie et de la naïveté allemande. Elle se plaisait aux récits de ces amours permis, frais passe-temps du bel âge chez une nation qui, laissant chaque chose à sa place, n’a point dit comme nous à la jeunesse : « Tu seras studieuse et austère. A toi les rudes travaux et les mœurs rigides ; à toi, si loin encore du but, les pratiques par lesquelles on rachète les fautes d’une longue vie ; » car c’est ainsi que nous entendons l’éducation. Cependant soyez tranquilles, jeunes garçons et jeunes filles, un jour viendra où vous secouerez la poussière des écoles et le joug de vos parents : ce jour-là, il est vrai, vous rendra citoyens et mères de famille ; mais en dépit des devoirs que ces titres semblent imposer, vous pourrez vous livrer sans contrainte au tourbillon de la dissipation, aux émotions de la galanterie. Si des vices élégants vous en arrivez aux crimes, vous serez sévèrement blâmés ; mais si vous jouissez sans emportement, comme il convient à des gens qui connaissant les passions se gardent de les éprouver, vous pousserez machinalement votre frivole jeunesse jusqu’à l’époque de votre seconde enfance sans encourir un seul reproche.

Éloignée par un heureux instinct de ces travers de notre civilisation moderne, Mme Voïart savait les écarter de sa jeune famille, tout en lui imprimant un austère respect pour ses devoirs à venir. Ainsi que je l’ai déjà dit, Mme Voïart trouvait dans l’étude ses plus chers délassements ; mais modeste et presque craintive, elle ne faisait part de ses essais littéraires qu’à un petit nombre d’amis. Ce cercle d’élite, qui se trouvait ainsi à même de juger toute la portée de l’esprit, la force de l’instruction, l’élévation de l’âme de Mme Voïart, les proclamait au dehors ; et déjà elle avait pris rang parmi les femmes les plus distinguées, qu’elle se croyait encore ignorée.

Cependant un heureux événement se préparait, dont la conséquence devait être de livrer au public des travaux que leur auteur voulait réserver uniquement pour sa famille et ses amis. En 1815, Mme Voïart devint mère d’une jolie petite fille, dont la naissance causa de grandes joies, et que Mme Tastu, encore bien jeune, célébra par des vers délicieux (l’Hyacinthe). Ce bonheur changea le cours des idées de Mme Voïart sur l’emploi qu’elle faisait de ses loisirs. Depuis son mariage, diverses circonstances avaient diminué la fortune de M. Voïart ; sa femme se demanda si elle pouvait, sans manquer à son devoir de mère, laisser improductif un travail dont les fruits pourraient accroître un jour le patrimoine de sa fille. Ainsi la pensée du devoir fit taire les répugnances de l’auteur timide.

Cependant, redoutant toujours l’éclat et le bruit, Mme Élise Voïart se cacha d’abord sous le voile de l’anonyme ; elle traduisit aussi les Aveux au tombeau, Ludwey d’Aisack, les Aréonautes, le Hussard de Falkenstein ; mais on n’est pas maître de capituler avec sa renommée ; le public ne ressemble pas mal à ces inflexibles machines à vapeur, à qui il suffit de saisir le petit bout de la manche d’un pauvre ouvrier pour lui broyer le bras, puis le reste du corps.

Après avoir livré au public le fruit de ses loisirs, Mme Voïart se vit demander son nom, qu’elle voulait cacher. Il fallut signer ses traductions : puis on voulut avoir le secret de son âme, connaître l’étendue de son esprit, la force de son instruction. C’est ainsi qu’aujourd’hui ce même public nous demande de lui livrer le secret de nos familles, celui de nos âges, de nos écritures ; enfin les traits de nos visages sillonnés, presque tous, par la fatigue, l’inquiétude et la souffrance ! Triste spectacle, en vérité ; mais enfin, c’est la volonté du maître, et Mme Voïart s’y soumit comme nous toutes.

Les amis de Mme Voïart, entre autres le vénérable comte de Ségur, MM. Jouy, Marchangy et le spirituel M. de La Touche, comprirent qu’un grand succès était destiné à son premier ouvrage original. Et quand la Vierge d'Arduène, tradition gauloise, parut, cet ouvrage, écrit d’un beau style, sous l’inspiration d’un chaud patriotisme, réalisa toutes leurs espérances. L’érudition qui se trouve dans la Vierge d’Arduène fit connaître le savoir de Mme Voïart, en même temps que les sentiments délicats et tendres qui y sont exprimés montraient son talent comme romancier. A la Vierge d’Arduène succédèrent rapidement plusieurs autres ouvrages soit érudits, tels que les Lettres sur la toilette des femmes, et les Essais sur la danse antique, soit d’imagination, et chacun d’eux vint ajouter un nouveau fleuron à la couronne déjà si belle de leur auteur. Mais la plus remarquable de ses productions est à mon gré la Femme ou les six amours. Quelque éclairé que soit notre esprit, c’est toujours à travers notre cœur qu’il voit le monde : ainsi Mme Voïart n’a pas prêté à la femme un seul amour égoïste : fille, sœur, amante, épouse, mère, elle est constamment dévouée, chaste, magnanime. D’amers censeurs vont s’écrier : C’est bien là un roman ! Peut-être trouveront-ils de l’écho dans le public ; car depuis un temps on ne veut reconnaître pour vrai que le hideux. Et pourtant le bien est aussi vrai que le mal. Dans la sublime leçon qui nous fut donnée il y a dix-huit siècles, leçon qui commença dans une crèche et finit sur une croix infamante. Dieu ne nous a-t-il pas montré la perfection sur la terre ? Et n’est-ce pas assez indiquer que le devoir de ceux qui acceptent la mission d’éclairer l’humanité, la remplissent mieux en relevant notre âme par l’exemple des vertus, qu’en l’abrutissant par le spectacle continuel des vices ?

Du reste cette opinion, qui m’est personnelle, a été partagée par l’Académie, qui, en 1828, donna à la Femme ou les six amours, le prix fondé par M. de Monthyon pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs. Noble récompense, digne en tout de l’auteur, et qui seule pouvait lui sembler digne d’être vivement désirée.

Après ce triomphe, il serait frivole de rappeler des succès de vogue. Toute entreprise littéraire qui veut réussir, cherche à s’associer Mme Élise Voïart. C’est ainsi que les Cent et un, les Heures du soir, les journaux, les recueils, les revues, se sont montrés et se montrent à l’envi jaloux de posséder son nom. Des travaux si multipliés ne lui font pourtant pas négliger les traductions d’anglais et d’allemand, dont l’une des plus remarquables d’entre les dernières est celle des Chants populaires des Serviens. J’ai déjà fait entendre, au commencement de cet article, que Mme Voïart avait quelque chose de germanique dans l’esprit et dans les sentiments. Cette disposition, qui lui fait trouver un charme tout particulier aux romanciers allemands, donne en même temps à ses traductions le cachet de la vérité, et cette grâce naïve qui les rend pour les Allemands préférables à celles de Mme de Montolieu.

Ma tâche est terminée, et je puis dire que je l’ai remplie avec joie. Unie de conviction avec Mme Voïart, dans la pensée que l’accomplissement du devoir peut seul donner une bonne foi à nos œuvres, j’ai été heureuse de pouvoir dire : Fille, en se pliant aux exigences de sa position, elle a jeté de l’éclat sur une modeste famille ; épouse, elle a fait le bonheur de son mari et rendu sereine une longue carrière ; mère, elle a formé deux filles, L’Europe en connaît une, ses amis apprécient l’autre. Femme, auteur, je n’ai eu que des succès à enregistrer.

Alida de Savignac.


Mme Bayle-Ceylnart.


Mme BAYLE-CELNART

(Félicité-Elisabeth)

NÉE A MOULINS EN 1798.

Fille de François Celnart et d’Elisabeth Granjus.

Le père de Mme Celnart, professeur de mathématiques spéciales au lycée de Moulins, homme d’un mérite éminent, était déjà avancé en âge quand il eut sa première fille. Quelques écrits sur l’algèbre ont conservé son nom, et deux concours ouverts la même année par l’Institut a sur l’organisation du jury et sur les principes de l’économie politique, lui valurent une double couronne. Malgré des succès si éclatants, il fut bientôt oublié au fond de sa province ; mais il était dédommagé de cet abandon par une fortune suffisante, et par l’estime des membres les plus éclairés de l’Institut.

Tous ses moments de loisir furent consacrés à l’instruction de sa fille aînée, dont la précoce intelligence faisait son espoir et sa joie, il la prenait sur ses genoux, et au milieu de caresses reçues et rendues, il lui donna, dès son plus jeune âge, des leçons de zoologie et d’histoire. Plus tard, il étendit son enseignement ; et fidèle à ses principes, il le rendit moins brillant que solide. Ne trouvant point de livre trop sérieux, trop savant pour son élève, il lui fit lire, à l’àge de treize ans, cinquante des gros volumes de l'Histoire universelle, traduite de l’anglais ; exigea de sa mémoire autant que de son intelligence, et ne lui fit pas même grâce de la longue série des consuls romains, qu’il fallut apprendre et retenir. La jeune fille se joua de ces difficultés, qui auraient lassé peut-être pour toujours une organisation moins heureuse, et continua, avec un zèle soutenu, une suite d’études dirigées toutes sur ce plan dangereux à force d’être étendu.

L’instituteur fit courir à son élève un péril plus grand encore. L’époque de la première communion était arrivée. Disciple zélé d’Helvétius, il présenta à sa fille cette cérémonie comme une sorte de sacrifice qu’il fallait faire à l’usage, la tourna presque en ridicule ; et, pour l’instruction préparatoire, lui remit avec dédain un exemplaire de l’Évangile, filais l’âme tendre et pieuse de l’enfant comprit le livre inspiré mieux que ne l’avait fait son père. Il devint dans la suite sa lecture favorite ; elle s’en pénétra, en nourrit sa jeune raison ; et, repoussant avec une égale répugnance le fanatisme de quelques philosophes, l’intolérance de quelques dévots, elle fut et resta chrétienne.

Elle passa ainsi sa première jeunesse, entourée d’affections, guidée avec soin dans des études qui pour elle étaient un bonheur, habitant tour à tour la campagne et Moulins, ayant toujours sous les yeux les rives de l’Ailier, si vertes, si riantes, si diversement cultivées, et auxquelles elle dut les premières et naïves inspirations de son âme.

L’âge suivant fut bien moins heureux. Père de quatre filles, M. Celnart voulut s’enrichir pour elles. Trop confiant dans sa supériorité, il entreprit des spéculations industrielles, et créa, en 1814, une fabrique de sucre de betteraves. L’invasion déjoua tous ses calculs ; la chute fut complète. 11 était encore sous le coup de ce désastre, quand sa femme tomba gravement malade. Félicité la soigna jour et nuit, et paya bien cher l’ac¬ complissement de ce devoir^ La fatigue, la douleur d’une ruine récente, l’anxiété que lui causait la maladie de sa mère, vingt nuits de veilles au milieu de l’hiver, échauf¬ fèrent son sang, excitèrent outre mesure le système ner¬ veux à Un âge où les émotions pénibles Sont toujours dangereuses. Un affaiblissement graduel de l’organe de l’ouïe, accompagné bientôt d’insupportables bourdonne¬ ments, fut suivi d’une violente fièvre maligne* Grâce à de prompts secours, la vie fut sauvée ; mais la surdité résista aux remèdes les plus énergiques».

Ainsi, en quelques mois, la jeune fille naguère si gaie, si heureuse, avait perdu sa fortune, sa santé. Elle avait aussi perdu tous ses anciens amis ; Car sa famille avait quitté le Bourbonnais pour se réfugier à Paris. Et là, comment former des amitiés nouvelles? Dans le monde, que d’angoisses à chaque question qu’elle n’entendait pas ! que de trouble à chaque réponse qu’elle ne pou¬ vait saisir ! Dans la solitude, que dé’ tristes réflexions, de regrets amers, de souvenirs douloureux ! Alors s’ac¬ croissaient ces bruissements étranges,, cessons bizarres, ces sifflements aigus, stridents internes qiii fatiguaient l’oreillè insensible aux bruits extérieurs. Pour les com¬ battre, pour les oublier un moment, la malade se livrait à l’étude, et l’étude les exaltait encore : c’était tout à la fois l’isolement dans là société, le tumulte dans la soli¬ tude, le trouble dans la méditation.

Dans cette longue lutte contre tant de souffrances diverses, Félicité ne perdit pas courage. Sa pensée, élevée vers Dieu, puisait une vigueur nouvelle dans de pieuses méditations qui lui procuraient une douce paix. Cepen-. dant la résignation ne devait pas être le seul baume répandu dans ce cœur affligé. Une amitié produite par une heureuse conformité de sentiments et d’opinions se forma entre Félicité et une jeune fille éprouvée comme elle : toutes deux trouvèrent dans ce nouveau lien la compensation d’un triste passé.

Dans des entretiens fréquents et pleins d’abandon, elles fortifiaient leurs âmes et s’excitaient mutuellement à l’admiration de tout ce qui est noble, pur et grand. Mais si l’amitié de M“* Joséphine Lebassu. fut pour le cœur aimant de Félicité un attrait constant et profond. l’affection de celle-ci fut une ressource pour la première, un port où elle se réfugia brisée par des orages intérieurs.

Restée sans énergie devant une continuité d’épreuves, Joséphine vit changer son horizon moral par les tendres inspirations de son amie ; elle retrouva des forces pour souffrir, et ne voulut pas rester seule à l’entrée de la carrière parcourue ai noblement par Félicité.

Avoir ramené la confiance et la sérénité chez une per¬ sonne abattue et chérie, était une joie puissante pour celle qui fiait de la bonté le charme de ses jours. Félicité remercia le ciel du bien produit par ses conseils et ses consolations ; elle-même trouva dans cette pensée une douceur dont le résultat ne lui fut pas moins avantageux qu’à son amie.

Conseils salutaires, indulgence parfaite, abandon ré¬ ciproque, tels sont. les caractères de ce sentiment des¬ tiné à influencer constamment l’existence de toutes deux.

L’équilibre se rétablit graduellement dans cette âme bouleversée par tant de secousses successives. Le jour

fut consacré aux devoirs de famille, aux soins dômes-

%

tiques. Une partie des nuits était réservéè à la médita¬ tion, aux travaux littéraires qui furent d’abord une dis-

. traction, et bientôt une habitude. un besoin. Dans le silence de la nuit. Félicité se dédommageait de l’isolement de la journée, en s’entourant des êtres que créait son imagination. Un roman intitulé : Émile et Rosalie, qui parut en 1820, fut le premier résultat de ce. travail nocturne. Dans cet ouvrage, on remarque plus de verve que de style, pins de chaleur que d’ordre, plus d’abandon que de combinaison. Peu de temps après, quatre nouveaux volumes furent publiés ; un touchant épisode de l’histoire romaine, la Mort de Virginie, en fournit le sujet. Plqs d’ordre, une plus grande habileté de style, de nombreuses recherches historiques, distin¬ guent ce roman, au frontispice duquel l’auteur plaça pour la première fois (1822) le nom moitié vrai, moitié faux d’Élisabeth Celnart,- que depuis elle a conservé, même après son mariage. -

Une fois engagée dans cette voie, elle voulut donner une direction utile aux travaüx littéraires qui la conso¬ laient de ses souffrances. D’abord elle fit quelques tenta¬ tives en différents genres. Il y avait peu d’ouvrages d’éducation destinés aux jeunes personnes qui déjà sont sorties de l’enfance, mais qui ne sont pas encore entrées dans le monde. Pour combler un peu cette lacune, M œ * Celnart publia successivement la Bonne Cousine, les Dimanches j Ut Sortie de pension. Ces écrits ont eu, pres¬ que tous, plus d’une édition ; ils méritent ce succès par une morale douce et pure, des leçons persuasives, une instruction solide et attachante. Les mêmes qualités dis¬ tinguent les Premiers du mois, .les Contes du bon Tuteur, petits livres destinés à un âge pliis avancé.

- En même temps qu’elle s’occupait dé ces premiers ouvrages d’éducation, M œc Celnart composa’ trois ou¬ vrages remarquables’, que leur rapprochement rendait plus remarquables oncore.

Elle souffrait, elle était pieuse ; souvent elle dut chercher du soulagement dans la prière. Mais il est des mo¬ ments où Fàme ne peut s’élever sans aide aux pensées religieuses. Elle l’éprouvait quelquefois ; alors elle sen¬ tait combien la France est pauvre en livres de piété. Dès qu’elle eut compris ce besoin, essayant de le satisfaire, elle composa les Consolations chrétiennes (1 vol. in-18, 1825), dont elle prépare en ce moment la troisième édition.

Mais précisément parce qu’elle était pieuse, clic res¬ sentait une plus vive indignation au récit des excès du fanatisme. On venait de rétablir l’inquisition en Espa¬ gne. A cette nouvelle, elle écrivit de verve un poëme en quatre chants, destiné à stigmatiser les crimes de ces bourreaux religieux (t vol. in-18, 1824) ; et le caractère de cet écrit fut énergiquement signalé par cette épigra¬ phe empruntée aux livres saints : Je parlerai dans l’amer¬ tume de mon âme ; car le Seigneur a en abomination l’homme sanguinaire et trompeur. Mais alors on était en pleine cen¬ sure. Le préfet de police, M. de Laveau, refusa la per¬ mission d’afficher l’inquisition ; les articles dans lesquels les journaux en parlaient, furent impitoyablement biffés. Les bons vers que renfermait l’ouvrage ne purent le faire triompher de cette proscription.

Un dernier roman suivit de près l’Inquisition. Dans Bethsali (4 vol. in-18, 1825), Mme Celnart s’attache à peindre la chute de Jérusalem, la lutte du vieux monde romain contre le vieux judaïsme, au sein duquel est né une religion nouvelle. Cet ouvrage, un des meilleurs que Fauteur ait publiés, fait connaître mieux que tout autre les mœurs juives et les mœurs romaines au temps de Véspasien. Il est toujours curieux et attachant, souvent élevé, et se termine par un tableau plein tout ensemble de profondeur et de poésie, résumant toute la pensée de l 1 ouvrage : un Romain d’une Juive s’unissant au pied d’un autel chrétien, et recevant doublement la vie nou¬ velle par le baptême et le mariage.

Jusqu’à ce moment, des romans, quelques poésies, quelques volumes destinés à l’éducation plutôt qu’à l’in¬ struction de la jeunesse, avaient occupé presque unique¬ ment Mme Celnart. Mais à cette époque elle entreprit une longue série de travaux plus sérieux et d’une utilité plus immédiate.

M. Roret venait de commencer sa collection de Ma¬ nuels. Les arts qui conviennent aux femmes devaient y trouver place ; il confia à Mme Celnart cette tâche diffi¬ cile, et l’invita à décrire dans un Manuel des demoiselles, tous les travaux à l’aiguille. C’était une entreprise péril¬ leuse. Saint-Aubin l’avait tentée naguère avec peu de succès pour la collection de l’Académie des sciences ; cet échec n’effraya pas M rar Celnart. Très habile à faire les raille petits ouvrages qui occupent les loisirs de tant de femmes et sont l’unique ressource de tant d’autres, elle les décrivit à mesure qu’elle les exécutait ; allant alter¬ nativement de son bureau au métier de broderie, au carreau à dentelle, à la tapisserie ; tenant en quelque sorte la plume d’une main, et de l’autre tour à tour le crochet, les fuseaux ou l’aiguille.

Le succès de ce volume la détermina à prendre une part active à la rédaction des Manuels. Tous ceux qui sont consacrés à des travaux de femme furent .exécutés par elle. Ensuite vinrent les volumes destinés à l’écono¬ mie domestique. Jusqu’alors les livres de cette nature étaient une compilation faite au hasard de recettes bonnes ou mauvaises. S’écartant de cette méthode facile, elle classa les procédés, les compara, les choisit et sut élaguer ce qui avait vieilli, ce qué la science réprouvait. Elle mit de la sorte en circulation dans la classe la moins éclairée, beaucoup dénotions utiles et combattit plus d’un préjugé funeste. Dans quelques-uns, tels que le Manuel des domestiques, les instructions économiques servirent de passe-port aux instructions morales ; et dans le Manuel de la politesse, les bonnes mœurs furent données pour base aux bonnes manières. Enfin elle aborda la techno¬ logie proprement dite, visita les ateliers, étudia des tra¬ vaux dont l’intelligence exige un savoir que peu de femmes possèdent, les décrivit avec succès ; mais dé¬ guisa plusieurs fois son nom, daus la crainte que la sagesse de ses conseils ne fut mal goûtée par les fabricants ou les ouvriers qui connaîtraient son sexe. Plus d’une fois elle a dû sourire en voyant les graves rédacteurs de la Revue encyclopédique ou des autres journaux indus¬ triels, rendre hommage à ses connaissances techniques, et placer au rang des meilleurs manuels quelques-uns de ceux qu’elle avait signés d’un nom trompeur. Il serait trop long d’énumérer tous les volumes qu’elle a compo¬ sés pour cette collection, il suffit de dire qu’ils sont au nombre de vingt ; presque tous ont eu plusieurs éditions.

La part si active que prenait M“ e Celnart à l’enseigne¬ ment industriel, à la recherche et à la propagation de toutes les découvertes dans les arts utiles, ne suffisait pourtant point pour l’occuper entièrement. Une société s’était formée à Paris pour l’amélioration dé l’instruc¬ tion élémentaire. En 1825, elle ouvrit un concours et offrit des médailles aux auteurs des meilleurs ouvrages populaires. Dès que Mme Celnart eut connaissance de cet appel, elle se mit sur les rangs et réussit. En 1827, un prix fut décerné aux Soirées du dimanche ; deux furent obtenus en 1828 par l’Art de fertiliser les terres et les Veillées de la salle Saint-Rock. Un autre fut décerné en 1829 à la Garde-Malade domestique . Ainsi, sur neuf ma¬ nuscrits couronnés dans ces trois années, quatre étaient son ouvrage. Les plus remarquables de ces petits livres sont la Garde-Malade domestique et les Veillées delà salle Saint-Bock. Ce dernier a pour but de mettre à la portée du peuple des notions d’économie politique applicables à la vie commune. Pour cela, l’auteur les a mises en quelque sorte en action dans une série de contes, dont le premier fut inspiré par une note des Éléments de J.-B. Say. Ainsi, cet ouvrage a un grand rapport avec les Contes d’économie politique, publiés en Angleterre par miss Henriette Martineau. A l’époque où les journaux

de France annonçaient comme une heureuse innovation

« 

l’ouvrage de la dame anglaise (qui par une étrange coïncidence est aussi atteinte de surdité), six mille exemplaires des Veillées de la salle Saint-Rock étaient déjà répandus dans les ateliers ou parmi les enfants du peuple. Mais l’ouvrage français, imprimé avec économie en bien petit format, sur vilain papier gris, rédigé bien simplement et n’ayant, pas d’ailleurs la prétention de propager les doctrines de Malthus, de populariser l’émi¬ gration ou de rendre populaires les théories de Ricardo, devait passer inaperçu des journalistes.

D’autres appels faits par diverses sociétés savantes avaient excité Mme Celnart à d’autres travaux.

L’Académie de Châlons-sur-Marne ayant invité à com¬ parer la morale de l’Evangile avec la morale des philo¬ sophies anciens et modernes, le prix fut partagé entre l’auteur des Consolations chrétiennes et M. Bautin, de Strasbourg. M me Celnart devint membre correspondant de l’Académie d’Arras, à la suite d’itn concours sur l’exa¬ men des avantages et . des inconvénients de la centrali¬ sation. Aucun prix ne fut décerné ; mais elle obtint la première mention honorable. La grande médaille d’or de l’Académie de Clermont-Ferrand fut décernée au mé-, moire qu’elle avait envoyé à nn autre concours sur l’Éclectisme en littérature.

Un nouveau programme de la Société d’instruction élémentaire lui fit soutenir une dernière lutte en 1830. A la suite de la révolution, des machines furent brisées par les ouvriers. On s’effraya de ce nouveau péril qu’al¬ lait courir notre industrie ; on sentit le besoin d’éclairer les ouvriers sur leurs véritables intérêts, et l’on provo¬ qua par un concours la rédaction d’une instruction po¬ pulaire destinée à faire comprendre à tous, les avantages

des machines et leur utile influence sur le sort des tra-

vailleurs. Le mal était pressant, il avait frappé tous les esprits ; aussi, quoique le délai fût à peine de quelques semaines, le nombre des concurrents fut plus considé¬ rable qu’il ne l’avait jamais été en pareille occasion. Le premier prix de ce concours improvisé fut obtenu par Mme CeInart ; et son écrit, répandu avec profusion dans les ateliers, contribua sans doute à prévenir le retour de ces affligeants désordres.

On s’était accoutumé à voir Mme Celnart se présenter avec succès dès que son zèle ou ses talents pouvaient être utiles, et l’on finit par s’adresser directement à elle.

M. le baron de Gérando, qui ne la connaissait que par ses ouvrages, lui écrivit en 1832 : « 11 est un livre que je désirerais bien voir entreprendre, car j’en sens vive¬ ment le besoin. Chargé, comme membre du conseil gé¬ néral des hospices, de la surveillance des enfants trou¬ vés et de celle de la direction des nourrices de campagne, je n’ai trouvé aucun livre que je puisse donner ou indi¬ quer à ces femmes, pour leur tracer leurs devoirs et les instruire de la mission que la Providence leur confie. Quel beau sujet pour vous ! la Nourrice de village ; les soins physiques, les soins moraux, les devoirs sacrés attachés à cette espèce d’adoption ; un chapitre spécial pour celles qui se chargent d’enfants abandonnés, des avis sur l’éducation de la première enfance… Eh bien, que vous en dit le cœur ?»

Quelques mois plus tard, un Manuel des nourrices était composé (1vol. in-18, Renouard, 1833). Soumis tour à tour à l’examen de M. de Gérando, des médecins et chirurgiens de l’hospice des enfants trouvés, pas un mot n’y était changé ; il obtenait l’approbation des hommes de l’art et du philanthrope éclairé qui en avait provoqué la composition. Le conseil général des hos pices l’adoptait, en faisait distribuer six cents exemplai¬ res aux nourrices d’enfants trouvés ; et le ministre de l’instruction publique lui décernait le second rang parmi les ouvrages utiles.

Ainsi, en douze ou treize ans, indépendamment d’une participation plus ou moins active à la rédaction du Journal des connaissances usuelles, du Journal des jeunes personnes, de l‘Art en province et de quelques autres écrits périodiques, Mme Celnart a publié trente-huit ou¬ vrages différents, formant près de cinquante petits vo¬ lumes, presque tous utiles et dont quelques-uns ont obtenu un succès marqué.

Une grande portion de ses écrits a été composée au fond de la province. Unie par affection à M. Bayle- Mouillard, jeune avocat dont les travaux sur la con¬ trainte par corps ont été récemment couronnés par l’Institut, elle alla s’établir à Clermont-Ferrand, où celui qu’elle aimait était déjà fixé. C’est là, au pied du Puy-de-Dôme et des monts Dore, au milieu de la riche Limagne et non loin de son pays natal, qu’elle a conti¬ nué ses travaux. De temps en temps elle vient visiter Paris ou va parcourir avec son mari les principales villes de France. Observant avec lui les mœurs, contemplant «  les monuments, pénétrant dans les ateliers, dans les hôpitaux, étudiant tour à tour le peuple des villes et le peuple des campagnes, elle recueille soigneusement des matériaux pour d’autres ouvrages» non pas plus utiles, mais plus longuement médités. Sa santé s’est fortifiée malgré ses travaux ; sa surdité est devenue moins grave par cela seul qu’elle s’en est moins affligée. La fortune et la nature l’avaient frappée tour à tour : à force de travail, d’efforts, de résignation » de patiente énergie, elle a triomphé de la nature et de la fortune, elle a reconquis la position qu’elle avait perdue. Et maintenant aimée » estimée » se livrant en paix aux études qu’elle préfère ; allant peu dans le monde» mais ne le fuyant pas, faisant oublier ses travaux par sa grande simplicité, elle a rempli la plus douce mission de son sexe, car elle a inspiré et partagé une affection durable. Enfin trois mots, qui se trouveront dans la biographie d’un bien petit nombre de femmes, peuvent finir cette notice : elle est heureuse.

Mme Joséphine Lebassu.


Mlle de Savignac.


Mlle DE SAVIGNAC

(Alida-Esther-Charlotte)
NÉE À PARIS LE 5 JUILLET 1796.
Fille de Pierre-François Dubillon de Savignac et de Sophie de Liniers.


Élevée par sa mère, qui n’eut d’autre but que d’en faire une honnête femme, propre au ménage et au monde, Mlle de Savignac vécut auprès d’elle de cette vie simple et tranquille ; mais toujours occupée, mêlant aux soins de la famille les travaux à l’aiguille et ceux de l’esprit, se complaisant dans ses diverses affections, faisant succéder une instruction solide aux délassements et aux plaisirs de la société, cultivant à la fois les arts d’agrément et les arts utiles, et voyant s’écouler rapidement dans de douces jouissances, ces jours si précieux de la jeunesse, qui pèsent tant aux âmes indifférentes et aux esprits désœuvrés.

Mais bientôt de cruels chagrins vinrent l’assaillir. À peine avait-elle atteint sa quatorzième année lorsqu’elle perdit son père, officier distingué dans la marine royale. Des revers de fortune, qui suivirent presque immédiatement ce désastre, éloignèrent Mme et Mlle de Savignac de la société, sans cependant leur faire perdre la place qu’elles y occupaient, ni les séparer de leurs amis ; prèsque tous les suivirent dans leur retraite plus que modeste ; presque tous s’empressèrent à l’envi de leur offrir des consolations, de leur faire oublier par leurs prévenances et leurs égards tout ce que leur nouvelle position avait de pénible, et tout ce qu’elle leur imposait de privations.

Dans cet état de renoncement aux plaisirs du grand monde, Mlle de Savignac se créa des distractions, sinon plus agréables, au moins plus utiles, plus profitables, plus en rapport avec l’activité de son esprit et la solidité de son jugement. Les ouvrages des philosophes moralistes, des historiens et des auteurs les plus distingués parmi les anciens et les modernes, devinrent dès lors sa société la plus intime. Elle aimait à les relire, à les commenter ; quelquefois même elle s’exerçait à les comparer entre eux, à les défendre ou à les combattre, selon qu’ils lui paraissaient être dans le vrai ou dans le faux, dans le naturel ou l’exagéré. Habituée qu’elle était à reconnaître dans sa mère la suprême régulatrice de ses actions comme de ses sentiments, de ses idées d’éloignement ou de ses répugnances comme de ses préférences ou de ses entraînements, elle lui soumettait modestement ses doutes et ses impressions diverses : bien différente en cela de la plupart des jeunes personnes de nos jours, qui pensent tout savoir sans avoir presque rien appris, qui se croiraient humiliées d’interroger l’expérience et de se diriger d’après la sage autorité de leurs parents. Mme de Savignac, en mère tendre, affectueuse, se prêtait volontiers à ces petites discussions littéraires : douée elle-même d’un bon fonds d’instruction, et jouissant avec satisfaction des progrès de sa fille, elle se complaisait à entretenir son goût pour l’étude et à donner à ses moindres travaux une direction raisonnée vers un but constamment utile.

Le premier ouvrage de Mlle de Savignac fut écrit pendant l’hiver de 1823. Sa mère était alors très souffrante. Elle lui prodigua tous ses soins, et ce fut en veillant près de son lit qu’elle composa un roman dont elle lui lisait les chapitres à mesure qu’ils étaient terminés, dans l’intention d’occuper un peu son imagination, de la distraire quelques instants de ses maux, et d’ajouter ainsi un adoucissement moral aux calmants physiques que l’art avait prescrits. Ce roman est : La Comtesse de Melcy, ou le Mariage de convenance. Mme Armande Roland, femme de lettres distinguée autant par son caractère sûr et aimable que par son esprit, et qui avait donné des encouragements à l’auteur novice, lui facilita encore la publication de cet ouvrage, en plaçant son nom justement célèbre à côté du nom inconnu d’Alida de Savignac ; mais dès que le succès du roman fut assuré, elle abdiqua publiquement sa part de gloire, pour la reporter en entier sur sa jeune amie. Nous n’avons pas besoin de faire ressortir tout ce qu’il y a de bonté et de courage dans cette action de Mme Roland : nous remarquerons seulement, à cette occasion, qu’en 1807, M. de Laveme avait donné une preuve d’amitié toute semblable, lorsque, pour procurer à la fille de Mme de Cérenville un prix plus avantageux d’une œuvre posthume de sa mère : la Vie du Comte de Potemkin, il consentit à lui prêter l’autorisation de son nom, et se fit plus tard un devoir d’avouer qu’il n’avait à cette publication de titre réel que celui d’éditeur.

Ce fut sur le frontispice de la Comtesse de Melcy que Mlle de Savignac usurpa, pour la première fois, le titre de dame, qu’elle a conservé depuis : suivant en cela l’avis de sa mère, qui, d’après l’état de nos mœurs, croyait que ce titre valait beaucoup mieux que celui de demoiselle, à la publicité de ses productions littéraires.

Cette première composition fut suivie de beaucoup d’autres, destinées la plupart à l’enfance, et que M. Gide publia de 1825 à 1829, dans ces jolis petits volumes à tranches et filets d’or qu’enferment d’élégants cartonnages, et qu’il livre au public pour être donnés en étrennes, à l’époque du nouvel an. Ainsi parurent successivement les Petits proverbes dramatiques, l’Histoire d’une pièce de cinq francs, le Manuscrit trouvé dans un vieux chêne, les Vacances, le Théâtre de mes enfants, quatre vol. de Contes et historiettes, quatre vol. des Soirées de famille, un Abrégé de l’histoire de France, adopté par l’institution Cassart, et une foule d’autres cartonnages qu’il serait trop long d’énumérer ici. Vers la même époque parurent, chez Louis Colas, les Encouragements à la jeunesse, 2 vol. in-12 du même auteur, qui furent adoptés par la commission de l’instruction publique instituée au ministère de l’intérieur, et qui, depuis 1828, figurent avec distinction parmi les bons livres distribués en prix dans la plupart des maisons d’éducation de l’un et de l’autre sexe.

Le mérite de ces petits ouvrages avait, dès leur apparition, classé leur auteur au rang des instructeurs les plus renommés du jeune âge, qui, comme les Berquin, les Jauffret, mesdames Leprince-de-Beaumont, Marie Edgeworth, la comtesse de Genlis et plusieurs autres, ont composé de petits romans, de petites historiettes ou de petits dialogues à la portée des enfants, de manière à leur tracer leurs devoirs, à leur inspirer le goût de la vertu et l’horreur du vice, dont ils faisaient alternativement passer sous leurs yeux des tableaux en action. Mais on reconnut bientôt dans les livres de Mme de Savignac une supériorité marquée sur tous ceux de ses prédécesseurs. En effet, elle ne se borne point à faire comme eux de jolis contes d’où sort une morale simple et pure ; elle entretient encore ses jeunes élèves de l’histoire ancienne et moderne, de la géogra¬ phie, de toutes les notions positives dont ils ont besoin d’être avertis, sinon instruits, et elle les dispose ainsi à recevoir plus tard des leçons spéciales et approfon¬ dies sur les diverses branches des connaissances qui font essentiellement partie de toute bonne éducation. De plus, elle les habitue à analyser les faits, à les raisonner et à s’en rendre un compte exact, en rétrogradant en quel¬ que sorte elle-même vers l’enfance pour se mettre à son niveau ; mais en restant toujours avec elle dans le vrai, en lui parlant le langage qu’elle entend, langage tout a la fois simple, correct et clair, qui cependant a toute la gravité nécessaire pour commander l’attention, inspirer l’intérêt et faire naître le désir d’apprendre encore da¬ vantage. Aussi reçut-elle, comme une sorte de récom¬ pense de ses travaux, l’offre bienveillante et flatteuse d’une collaboration au Bon Génie, excellent journal pour la jeunesse, institué par M. de Jussieu, et dont le succès a si bien justifié l’attente des familles.

Mais une carrière nouvelle devait s’ouvrir bientôt pour Jl™ Alida de Savignac. M. Alphonse de La Forêt, aujour¬ d’hui l’un des rédacteurs de la Gazette de France, écri¬ vait alors dans un journal littéraire auquel coopérait l’élite de la littérature non romantique : l’idée lui vint que Mme Alida, qu’il avait connue jeune fille, gaie, spi¬ rituelle et un peu railleuse, avait dû devenir un bon critique ; il l’invita à faire deux articles sur des romans qui venaient de paraître, et les présenta à ses collabo¬ rateurs comme l’œuvre d’un anonyme. Les articles furent très bien accueillis ; et le comité qui dirigeait la rédac¬ tion ayant désiré s’attacher le jeune écrivain et lui con¬ fier la critique de la littérature légère dans iUniversel, M. de La Forêt présenta Mme Alida de Savignac, qui, à partir des derniers mois de 1829, rédigea presque seule cette partie du feuilleton, jusqu’au 28 juillet 1830, jour où rUniversel cessa ses publications.

Quelque temps après la disparition de ce journal, M. de Laurentie Tint proposer à M me Alida de remplir le même emploi au feuilleton du Courrier de l’Europe . Mais après avoir participé à la rédaction éclairée, in¬ dépendante, et l’on peut dire vraiment libérale de ÏUniversel, où Mme Alida ne s’occupa jamais que de littérature, il était difficile qu’elle s’accommodât aux exigences et aux camaraderies d’un journal moins con¬ sciencieux. Aussi, malgré le bienveillant appui de M. de Laurentie, n’y inséra - t-elle qu’un petit nombre d’ar¬ ticles.

En 1832, parut le Journal des Femmes. M me Alida de Savignac fut appelée, ainsi que toutes les dames auteurs, à concourir à sa rédaction. Arrivée l’une des premières, elle accepta la mission de composer chaque semaine un bulletin littéraire, sous la condition expresse que, seule et sans aucun contrôle, elle rendrait compte au public des ouvrages nouveaux ; condition qui fut acceptée et remplie exactement par Mme Fanny Richomme, direc¬ trice de cette nouvelle entreprise. De son côté, le criti¬ que prouva son zèle par une suite de près de cent cin¬ quante articles, qui furent publiés durant les vingt-sept premiers mois de l’existence du journal, et auxquels il dut en grande partie son succès.

Une collaboration aussi active n’absorbait pas cepen¬ dant tous les moments de Mme Alida. En 1833, elle in¬ séra dans le joli recueil des Heures du soir, une nouvelle fort intéressante, intitulée : Tout pardonner, ou le Râle dune femme. Elle ne négligeait pas non plus les ouvra¬ ges d’éducation ; car dans cette même année, elle prit part à la création du Journal des Demoiselles, que fondait Mme Fouqueau de Pussy, et depuis lors elle a con¬ stamment écrit dans ce journal.

De 1833 à 1835, M me Alida de Savignac a composé encore : 1° pour la librairie de M. Gide, un Abrégé de lhistoire d’Angleterre, et un Abrégé de l’histoire sainte ;

2° oour la librairie de M itc Émeri, les Paraboles de

  • *

l’Évangile, expliquées par une mère à ses enfants ; Anselme ou VEnfant discret, Pauline ou la Curieuse, et divers cartonnages ; enfin pour M. Louis Janet, 2 vol. de Contes bleus, les Bonnes Petites Filles, le livre des Demoiselles ; 2 vol. des Contes de la Toussaint, et quatre nouvelles historiettes qui sont actuellement sous presse, savoir : la Religieuse de Saint-Jacques, Salvator le Veuf, les Frondeurs y et les Mémoires de Jacques Dumont, prieur de Long-Pont.

Dans aucun de ses nombreux ouvrages, M me Alida n’a démenti ni ses excellents principes ni son beau carac¬ tère. Simple, gale, indulgente avec l’enfance ; bonne, expansive avec les personnes de son sexe ; sérieuse et réfléchie avec les gens d’un âge mûr, elle a trouvé le secret si difficile d’intéresser toutes les classes de lec¬


teurs. Ses bulletins littéraires ont pu froisser quelques amours-propres un peu susceptibles, mais ne lui ont point suscité d’ennemis ; car jamais d’une question litté¬ raire elle ne fit, comme tant d’autres « une question de personnes : tous ses jugements sont empreints du carac¬ tère de la bonne foi et de la moralité ; et dans sa criti¬


que indépendante, quelquefois même hardie, les sévé¬ rités du blâme sont entremêlées de justes éloges, dictés par cet esprit d’impartialité qui ne doit jamais aban¬ donner un véritable aristarque.

Pour n’en citer qu’un exemple, nous dirons que


M w e Alid a de Savignac ayant, dans un grand nombre ^PSfraëpl^ondamné tout ou partie des ouvrages de M. de Balzac, il advint qu’un jour elle trouva dans le Salmigondis, recueil de contes, une nouvelle intitulée le Comte Ckabert, qui lui parut excellente. Le nom de l’au¬ teur qu’elle avait si souvent combattu ne gêna point l’expression de son admiration ; et sans craindre de pa¬ raître chanter la palinodie, elle s’exprimait ainsi, dans le Journal des Femmes, du 20 octobre 1832 : « Ce comte

« Chabert est mort à Eylau. Sa femme s’est remariée.

«Mais non, je m’arrête. — H faudrait transcrire cette « œuvre miraculeuse ! Un mot de moins, un mot autre « que celui employé par M. de Balzac, seraient autant «d’actes de vandalisme, autant de sacrilèges. Quelle « puissance que celle qui fait faire de telles évocations « avec une plume et un chiffon de papier! Seulement je « demanderai à M. de Balzac si, après avoir fait sortir « de son cerveau trois personnages vivants et caractérisés «commele sont le comte Chabert, la comtesse de Fer-

I

«rend et M. Derville l’avoué, on n’a pas peur de soi- « même ? Si l’on ne craint pas d’être quelque chose de «plus qu’un simple mortel? Car il n’est pas démontré «que M 016 Ferrand soit l’ouvrage de Dieu ; que ce type «de perversité froide existe à Paris, à Londres ou à « Vienne ; mais pour sûr il vit dans l’ouvrage de M. de «Balzac ; il y vit, non pas pour trente, quarante, quatre- «vingts ans, mais à toujours! Âh! qu’il est beau d’être « ainsi créateur, ne fut-ce qu’une fois en sa vie! »

Voilà sans doute une preuve bien grande de bonne foi, et qui suffît seule à justifier notre assertion. Veut-on maintenant des preuves de moralité? qu’on lise les ar¬ ticles du Courrier de l’Europe, du 21 août 1831, et du Journal des Femmes, du 21 septembre 1833, sur deux ouvrages de M. de Balzac, la Peau de chagrin et le Médecin de campagne ; qu’on lise encore celui inséré le 29 octobre suivant dans ce dernier journal, sur le Prêtre marié de M. d’Azincourt ; qu’on lise enfin tous les livres d’éducation de Mme Alida de Savignac, sans en excepter aucun, et l’on sera complètement édifié à cet égard.

Mais. à propos d’éducation, les idées de M me Alida sur ce point important sont bonnes à connaître ; elle les a consignées en grande partie dans un article intitulé : 1‘Anarchie en morale, publié en 1832, et dont voici l’ana¬ lyse succincte. L’auteur y passe en revue les diverses édu¬ cations données aux femmes : l’éducation frivole du paganisme, où les seuls devoirs connus sont à la lettre ceux que le maître corrige: — l’éducation des ménagères, qui consiste à savoir tailler une robe, calculer et régler les dépenses du ménage ; à être économe, active et vi¬ gilante, ce qui n’empêche ni d’être galante, ni d’être dure, égoïste, orgueilleuse:—l’éducation scolastique des couvents, ou tout ce qu’on y apprend se trouve en opposition, sinon en guerre perpétuelle avec le monde, et même avec la famille : — enfin, l’éducation philoso¬ phique, qui enseigne aux jeunes filles à remplacer la loi écrite par les inspirations de leur cœur, et l’enthou¬ siasme de la vertu. Puis, M me Alida se demande pour¬ quoi ces guides qui semblent devoir suffire, laissent encore indécise la question : Qu’est-ce que la vertu? Qui, de la raisoa, de Futilité ou du sacrifice, mérite ce beau nom? Après avoir discuté séparément ces trois bases de la vertu, elle se résume en ces termes : « Faut-il «donc conclure de tout ceci que la vertu n’est qu’un « mot? Ge serait proférer un horrible blasphème. Encore « un pas, nous arrivons à la vérité. La vertu, c’est l’obéis- « sance. Nommez la divinité à laquelle vous voulez être «soumis, Patrie, comme faisaient les anciens ; Éternel, « comme les Juifs ; Evangile, comme les chrétiens : mais « obéissez, et vous ne serez plus embarrassé de savoir en « quoi consiste le bien. »

L’obéissance, voilà donc le principe de Mme Alida de Savignac. Et, comme elle n’admet pas de loi plus pure, plus belle, plus facile que celle de l’Évangile, qui dit : « Aime Dieu de toute ton âme, de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même, » elle en a fait le fondement de tous ses livres, depuis le conte de nourrice, destiné aux tout petits enfants, jusqu’aux nouvelles insérées dans le Journal des Demoiselles ; elle a constamment prêché l’amour de Dieu et l’obéissance à la loi qui commande l’oubli de soi-même ; et cet oubli, elle l’a présenté comme seul gage du bonheur sur la terre. Ainsi dans ses Soirées de famille, le mauvais riche périt misérablement, pour avoir arraché à un pauvre laboureur le champ qu’il avait ensemencé, afin de se passer, à lui riche, une fantaisie. Ainsi dans les deux Jumelles, conte de fées, Châtaigne, quoique laide, désire en secret d’être aimée ; elle peut demander à sa marraine de la rendre belle, elle n’a que ce don à réclamer ; mais elle préfère implorer la fée pour de pauvres villageois que la famine désole, et par ce sacrifice elle gagne le cœur que sa laideur repoussait.

Nous pourrions multiplier à l’infini les citations et les exemples ; mais obligé de nous renfermer dans le cercle étroit d’une simple notice, nous dirons, en terminant celle-ci, que M me Alida de Savignac pratique elle-même toutes les vertus qu’elle enseigne ; (pie les ressources qu’elle s’est créées par ses utiles et honorables travaux, tournent en bonne partie au profit des malheureux qu’elle soulage journellement sans ostentation ; et que, fidèle à la loi de l’oubli de soi-méme, elle jouit en paix de ce bonheur si pur et si doux à la participation duquel sont appelées les jeunes personnes dont elle s’est bénévole¬ ment constituée le Mentor.


P. A. M. Miger.


Mlle Agier-Prévost.


Mlle AGIER-PRÉVOST,


MORTE A CENÈVE ES 1825.


Cette dame était peut-être native de Lyon, où elle habitait en 1790, et où elle eut occasion de connaître Bonaparte, alors âgé de dix-neuf ans et sous-lieutenant d’artillerie. 11 s’exerçait dans la littérature et concourut pour le prix proposé par l’Académie. L’éloignement qu’il montrait pour la dissipation et les plaisirs, son extrême réserve dans la société, son application constante à l’étude excitèrent l’intérêt de M,,e Agier, déjà d’un âge avancé. Elle le vit souvent, et Bonaparte, après son dé¬ part de Lyon, écrivit quelquefois à celle qu’il avait pris l’habitude d’appeler sa bonne maman. Il ne l’oublia pas dans sa prospérité : traversant la-Suisse en 1795, il s’écarta de sa route pour aller lui faire une visite à Lyon, ce qu’il fit encore une seconde fois, à son passage à Chambéry, après la bataille de Marengo. Différentes cir¬ constances ayant altéré la petite fortune qui suffisait aux modestes besoins de M lle Agier, on lui conseilla d’ayoir recours à la libéralité de son ancien ami, parvenu à cette époque au faîte des honneurs et du pouvoir. Une pareille démarche aurait trop coûté à son âme délicate et fière, et ce fut à son insu qu’une de ses amies lui obtint une pension de 6,000 francs. Peu de temps avant sa mort, on publia chez J. J. Pachoud un roman de sa composition, en 2 vol. in-12, intitulé : Éléonore de Cressy. « Cet ouvrage, qui n’est pas absolument sans mérite (dit M. Al.-Mahul, à qui j’ai emprunté les documents pour cet article), ne s’élève pas pourtant au-dessus de la médiocrité. »


F. Sauvan.


Mme de Saint-Ouen.



ÏT DE SAINT-OÜEN

( Cttuw)

NÉE A tTON EN 1784.

Fille de M. Posons de Boen.


S’il est vrai qu’on peut juger de l’homme par le style, il est encore plus vrai qu’on peut mieux l’apprécier par la nature de ses productions ; car la nature des productions révèle l’individu dans ce qu’il a de plus intime, tandis que le style né montre guère de son âme que les. rapports extérieurs. Cette assertion aura sa preuve dans le juge* ment que nous allons porter sur M“° de Saint-Ouen.. Laure de Boen, issue d’une famille distinguée de Lyon, se maria en Lorraine à M. de Saint-Ouen, et vint se fixer .

r t

à Nancy, où ce ne fut que fort tard qu’elle commença à t s’occuper de littérature, sans songer toutefois à briguer le titre d’auteur. Mère de plusieurs enfants et mue par lé, ! désir de leur faciliter l’étude de l’histoire, elle entreprit la composition de quelques ouvrages élémentaires dans ce louable but. L’expérience de sa propre famille avait pu la convaincre qu’à l’âge où la raison n’est point’ en- ” core développée, la mémoire est douée d’une grande extension. Or, mettant cette observation à profit, elle pensa qu’il importait de se servir de la faculté domi¬ nante chez l’enfance pour meubler de bonne heure son esprit. La mémoire fut-considérée par elle comme l’en¬ trepôt où l’intelligence venait puiser ses richesses, et elle recommanda de ne point le laisser vide, afin que la raison ne souffrît pas de cette pauvreté. Si l’on consi¬ dère en effet que la raison est d’autant plus étendue, plus sûre, que le savoir est plus grand, l’on sentira toute l’importance qu’il y a pour l’homme de cultiver sa mémoire dès sa plus tendre jeunesse.

C’est cette pensée qui dirigea M me de Saint-Ouen dans tous ses travaux. Pénétrée de l’inconvénient qu’il y a d’ou¬ blier ce que l’on a appris, et de l’avantage immense qu’on peut retirer d’une méthode qui abrège le temps d’ap¬ prendre, elle chercha les moyens de remédier à l’un et de satisfaire aux conditions de l’autre. Aussi son premier ouvrage, publié en 1822, fut-il une Collection de cinq tableaux mnémoniques de l’histoire de France, accom¬ pagnés. d’un vol. în-12 de texte explicatif. Le système mnémonique de Mme de Saint-Ouen, conçu sous une forme nouvelle, eut d’excellents résultats. Appliqué d’a¬ bord uniquement à l’histoire de France, il le fut bientôt à .plusieurs autres histoires avec le même succès. Simple et facite à saisir, il consiste dans une galerie de portraits reproduisant chaque souverain, et dans la représenta¬ tion, par des emblèmes, des principaux événements ar¬ rivés sous leur règne *. A la faveur de cette méthode aussi amusante qu’ingénieuse, un enfant peut apprendre en peu de jours et pour ne plus jamais l’oublier, cette quantité de dates et de faits qu’une longue étude sou¬ vent ne peut parvenir à fixer dans l’esprit. Ce premier ouvrage reçut l’approbation de la société pour l’instruc-


1 Chaque tableau est gravé au burin. tion élémentaire, et. un peu plus tard l’université lui donna les mêmes encouragements.

Un pareil début imposait à M rao de Saint-Ouen l’o¬ bligation de ne point s’arrêter là. : En avril 1825, elle publia Y Histoire dïAngleterre en un volume et cinq tableaux. Les mêmes suffrages accueillirent le même esprit, la même clarté. Ail ’ mois de mai de la même année, elle donna les Œuvres choisies de Stanislas, précédées d’une notice sur la vie de ce prince ( 1 vol. in-8°,orné de portraits, gravures et fac-similé). Ce livre fut approuvé par l’université et recommandé comme ouvrage à donner en prix.

Tous les pas de M me de Saint-Ouen dans la carrière littéraire ne dérogent point dés premiers qu’elle y a faits. Un succès chez elle est toujours suivi d’un autre succès. Nous la verrons près du terme comme au début, récol¬ tant sans cesse dans sa route de nouvelles couronnes, sans que pour cela elle paraisse en tirer vanité. Modeste par son cœur, qui l’attache à Fenfance comme à son monde de prédilection, jamais on ne la voit essayer son vol plus haut Que lui importe la réputation de femme célèbre? - Ce qu’elle ambitionne ce n’est point un nom, c’est d’être utile. Du moment où sa voix a franchi le seuil du foyer domestique ; tous les enfants sont devenus les siens. Le titre d’auteur ne lui fait point oublier le titre de mère : son rôle n’est point changé, il s’est seulement agrandi.

Il y a des instants de récréation dans les études : heu¬ reux qui sait les passer en s’instruisant! Cette fois Mme de Saint-Ouen suspend les leçons d’histoire, fait faire cercle autour d’elle, et se met à conter une de ces charmantes historiettes comme on en dit quelquefois dans les soirées d’hiver au coin du feu. Délia, nouvelle russe, qu’elle publia au mois de janvier 1827 en un vol. in-12, nous dévoile le secret de cette âme pleine de sol¬ licitude pour les jeunes personnes, qui cache la leçon sous la fable, et poursuit sa tâche en amusant. Ici encore, comme ailleurs, vous retrouvez la bonne mère qui s’en¬ tretient volontiers avec des enfants chéris. Former le cœur et l’esprit de l’enfance, est le thème intéressant qu’elle varie de toutes les manières.

Il y avait à peine cinq mois que Délia faisait passer de délicieuses heures à ses lecteurs, lorsqu’un autré ouvrage un peu différent vint augmenter les titrés de M me de Saint-Ouen à la reconnaissance des familles. Un Abrégé de l’histoire de France à l’usage des écoles primaires, fut l’œuvre consciencieuse qu’au mois de juin elle offrit au public. La société pour l’instruction élémentaire, ap¬ préciant le mérite de cet abrégé, décerna une couronne k l’auteur. Peu de livres classiques ont eu une vogue aussi soutenue: en 1835, l’on en épuisait déjà la onzième édition.

Si de 1827 à 1832 nous ne voyons rien paraître de M me de Saint-Ouen, gardons-nous de croire que son intelligence sommeille. Certes ce n’est point trop de cinq années pour tracer l’histoire d’un homme tel que Napo¬ léon. Beaucoup d’écrivains de génies différents ont osé la même entreprise ; aucun n’a réussi. Mme de Saint- Ouen serait-elle plus heureuse ? Quelque talent que nous lui connaissions pour l’histoire, celle du dominateur de l’Europe comprend une mission trop haute pour qu’une simple femme en ait pu sonder le mystère jusque dans ses dernières profondeurs. Plébéien à la sanglante épée, homme type, en qui la révolution de 89 a accompli toutes ses phases, Napoléon ne peut être envisagé comme un homme vulgaire. C’est une initiation de la plèbe au sacre des rois, une pensée de la Providence faite chair, dans le but d’agrandir la société par la guerre. Ne voir dans Bonaparte que l’habile capitaine, le soldat heureux, c’est n’y rien voir et faire d’une grande figure qui a tout le fantastique des dieux d’Ossian, un nain, que la France dans son orgueil ne peut avouer. Toutefois, l ’Histoire de Napoléon, par M rac de Saint-Ouen, suivie d’un tableau mnémonique, est loin d’être dépourvue d’intérêt.

En 1833 et 1834, elle publia successivement une His¬ toire ancienne élémentaire, avec tableaux chronologiques, et une Histoire romaine conçue dans le même esprit, que la société pour l’instruction élémentaire adopta.

Aider la mémoire des enfants au moyen de la mné¬ monique, rendre l’étude de l’histoire amusante et facile en la simplifiant par la méthode, telles sont les qualités essentielles qui distinguent le talent de M me de Saint- Ouen. Peu soucieuse de la gloire, les succès de famille furent tout ce qu’elle ambitionna jamais. On conçoit qu’avec des prétentions aussi modestes, sa pensée n’ait point eu de ces élans capricieux, de ces mouve¬ ments de fougue et d’humeur qui caractérisent certains génies. Douée d’une àme calme et transparente comme la surface d’un beau lac qu’aucune tempête ne vient troubler, son style réfléchit la même limpidité. Jamais la passion ne le tourmente ; jamais il ne s’échappe in¬ dompté dans des écarts qui étonnent. 11 a cette gravité, cette modération qu’on exigeait autrefois pour l’histoire,

  • et surtout la simplicité nécessaire pour être aisément

compris des enfants.

Ce que nous venons de dire sur M me de Saint-Ouen n’est point un dernier mot sur une tombe. Sa carrière littéraire peut être encore fort longue ; mais quels que soient désormais ses nouveaux succès, elle en compte assez déjà dans sa vie pour ne rien envier de l’avenir.


ANiVETTK Salvert.


Mme la Dsse d’Abrantès.





M" LA D“ DABRANTES

(Cuurr)

A MONTPEIXIEIÏ, LE 6 NOVEMBRE J787.

Fille de M. Saint-Martin de Pebmon et de Madame Panoria Comsène.


Une destinée à peu près pareille rapproche sur le ter¬ rain de Thistoire l’homme remarquable et la femme remarquable qui l’a le mieux connu, qui l’a le mieux fait connaître. Après avoir rempli le monde de l’admira¬ tion et surtout de la terreur de son nom, Bonaparte, dé¬ chu de ce trône qui devait crouler parce que sa base était sur terre, alla sceller sa renommée à Sainte-Hélène et couronner là le cercle de sa vie trop éclatante pour que l’homme fût réellement compris : mais là, sans mas¬ que, sans diadème, l’empereur reparut, consacré par le malheur. S’il fût mort sur le trône ou au pied du trône, ou dans les combats, il n’eût certes pas acquis l’immortalité qui s’attache à sa personne ; mais le mal¬ heur mit à l’épreuve son âme et sa force à souffrir, et il en sortit plus victorieux, plus héros qu’après Mârengo ou Austerlitz. Il en est de même de la duchesse d’Abran- tès : longtemps bercée au bruit de la gloire d’un époux, digne compagnon de l’empereur, elle n’en était pas moins la femme spirituelle, l’auteur admirable que nous envi¬ ronnons d’hommages ; mais cette âme si sympathique, dont les échos vont aujourd’hui ébranler tant d’âmes qui ne l’eussent pas aimée comme elles l’aiment aujour¬ d’hui, n’électrisait alors qu’un cercle, qui, tout étendu qu’il fût, avait cependant des limites qui le séparaient de la masse commune ; mais à présent qu’elle a vu à toutes ses grandeurs succéder une Sainte-Hélène moins pénible, moins solitaire, mais aussi révérée, elle a jeté du sein de sa retraite son nom flamboyant d’une auréole nouvelle, et est allée conquérir du suffrage populaire une royauté qui ne devient immortelle qu’avec lui.

Mme la duchesse d’Abrantès est née à Montpellier, le 6 novembre 1787. Elle descend par sa mère des Com- nène, empereurs dont le règne a laissé des traces lumi¬ neuses de son passage à Constantinople. Elle eut pour mère M me Panoria Comnène, sœur de Démétrius Com- nène, reconnu par toute l’Europe comme descendant de cette race illustre, et qui, admis à faire ses preuves sous Louis XVI, soumit au jugement de M. Cherin, généalo¬ giste du roi, l’homme certainement le plus versé dans la science de ces souvenirs reculés, mais aussi bien connu par la rigidité de ses principes et l’indépendance du plus noble caractère, ses titres, tellement authenti¬ ques, qu’ils obtinrent des lettres patentes de Louis XVI, datées du 15 avril 1782, enregistrées au parlement le 1 er septembre 1783, à la chambre des comptes le 28 mai 1784, et publiées la même année en tête du Précis his¬ torique de la maison impériale des Comnène.

Par un de ces hasards qui sembleraient un jeu de la Providence, ouïe résultat d’une de ses pensées mysté¬ rieuses, il est à peu près certain que sa famille était pa¬ rente de la famille Bonaparte, et que cette dernière, sans remonter à une source princière ou impériale, était aussi d’origine grecque. Ainsi, même avant cette union forméé parla gloire, déjà une même patrie les avait vùes naître, et ces deux grands fleuves qui devaient se confondre étaient descendus des mêmes montagnes.

La famille des Comnène, ou plutôt ses débris, allèrent chercher un asile en Corse, où ils établirent une colonie parfaitement distincte des autres habitations. Lorsque la France, profitant d’une division entre les Corses et les Génois, s’entremit pour mettre le holà, et plus tard s’emparer d’un état où elle n’était entrée que comme médiatrice, les traités passés entre la république ligurienne et les Comnène furent abolis, et la cou¬ ronne de France s’empara des biens personnels de la famille. Démétrius réclama ; on l’indemnisa, mais il ne lui fut pas permis de déployer les insignes de sa dignité, incompatibles avec les usages de la monarchie française. Ce fut alors que sa filiation fut solennellement reconnue.

Au milieu des troubles qui agitaient la Corse, eut lieu le mariage de Mme Panoria Comnène avec M. de Permon, jeune Français réunissant tous les avantages de l’éducation la plus distinguée, quoiqu’il ne fût qu’un roturier. Déjà une amitié vive avait rapproché la mère de Mme d’Abrantès de la signora Lætizia Ramolino, mère de Napoléon. Toutes deux, du même âge, étaient ravissantes de beauté ; mais leur beauté, à l’examen, présentait chacune un caractère trop différent pour qu’elles eussent même un prétexte de rivalité ou de jalousie. M ac Lætizia Bonaparte était jolie, gracieuse ; Mme Comnène était belle et imposante : plus tard, il semble que le caractère de figure de la mère de l’empereur ait changé : mais cette sévérité qu’on lui reprochait ne venait pas de son âme, mais de la gravité des choses auxquelles elle se trouva constamment intéressée.

Un événement assez singulier signala la naissance de la jeune Laure de Permon, et nous croyons n’avoir rien de mieux à faire que de laisser parler ici Fauteur des Mémoires.

« Ma mère, dit-elle, était grosse de moi : sa grossesse avait été des plus heureuses, et tout faisait présumer que celte couche, qui était la cinquième, aurait le plus heureux terme.

« Le 6 novembre, ma mère, après avoir soupe chez Mme de Moncan, femme du commandant en second de la province, rentre chez elle très bien portante ; elle avait bien soupé et était de la plus belle humeur : elle se couche {ilétait une heure ) ; à deux heures, elle était accouchée d’un grosse fille : elle s’endort dans le calme le plus com¬ plet. Le lendemain 7 novembre, à huit heures du matin, elle était entièrement perdue du côté droit et en partie du côté gauche. C’est en vain que la faculté de médecine de Montpellier, alors la ville de l’Europe la plus justement renommée pour la science, entoure son lit de douleur des soins les plus assidus ; on ne peut ni soulager son mal, ni même en deviner la cause. Pendant trois mois, ma pauvre mère est à l’agonie ; sa voix est éteinte à force de crier : enfin, elle est guérie.et par qui?… par quel moyen?… Parle plus simple de tous, et sa guéri¬ son n’en est que plus merveilleuse.’

« Un paysan qui apportait des fruits et des légumes à l’hôtel, entend un jour des cris déchirants ; il voit des femmes qui pleurent, une consternation générale:il s’informe, on lui dit l’état de ma pauvre mère. 11 de¬ mande à être conduit auprès de mon père. « Je ne veux aucune récompense, lui dit-il ; mais d’après ce que je sais de vos domestiques, je crois savoir ce qu’a votre femme ; et si vous le voulez, je la guéris en huit jours. »

« Mon père, qui commençait à perdre toute espérance, à qui les médecins n’avaient pas dissimulé le matin même que ma mère était dans le plus grand danger, était en ce moment livré à un profond désespoir. Tout ce qui pouvait dans cette heure d’angoisse lui offrir la plus faible chance favorable, il s’y cramponnait, pour ainsi dire, avec la force que donne le délire.

« Quel effet produit ton remède ? » demanda-t-il au paysan.

« Le paysan s’explique. — « C’est un topique, ainsi nul danger pour les sources de la vie. » Mais d’après ce qu’il dit lui-même, les souffrances qu’il donnait étaient atroces.

« Mon père mande les médecins qui soignent infructueusement ma mère depuis trois mois : tous ont du talent, tous sont pleins de raison et d’esprit a La nature est immense dans les bienfaits, dit M. Barthès : que savons-nous qu’elle - réserve à la main de cet homme ? Laisons-le agir.

« On demande à ma pauvre mère si elle veut se rési¬ gner à un surcroît de supplice : elle consent à tout ; elle avait fait le sacrifice de sa vie.

« Le paysan demande à retourner chez lui : son village est voisin ; il promet d’être de retour le lendemain dans la matinée. Mon père frémit en apprenant que cet homme est de Saint-Gilles 1 ; mais il paraît sensé. Tous ses pré¬ paratifs se font avec une sorte de méthode : il pétrit cinq pains ronds ; la pâte est composée par lui. Voilà son secret, il est simple : ce sont des herbes qu’il cueille lui-même, qu’il fait’bouillir, et avec cette décoction qu’il augmente avec beaucoup de bière forte, de la fa¬ rine de maïs, il fait une pâte sans levain, fait cuire ses pains, les sort du four, et sans les laisser refroidir, il les coupe en deux et les applique sur la partie malade. Ma mère m’a dit souvent que l’on pouvait par le pouvoir de

1 Village ou il sc trouve un grand nombre d’aliénés : dans chaque ha¬ bitation il y a la chambre du fou. la parole faire partager une sensation ; mais ici, disait- elle, c’est impossible, et je la voyais pâlir à ce souvenir! Combien elle avait dû souffrir !

« Pendant huit jours, cette horrible question fut renou¬ velée ; au bout de ce temps, les douleurs avaient cessé : les membres avaient repris leur mouvement, leur élasti¬ cité, et un mois après l’entrée du bon paysan dans notre maison, ma mère était sur son balcon, appuyée sur le bras de mon père, regardant autour d’elle avec cette joie pure qu’on ressent toujours après un nouveau .bail passé avec la vie, quelque peu qu’elle vaille et qu’on la prise.

«Une particularité singulière, c’est l’oubli total dans lequel elle était tombée dé sa grossesse et de son accou¬ chement : mon père l’avait pénétré avec douleur sans en pénétrer la cause véritable. 11 croyait que les douleurs horribles produites par cette couche avaient inspiré à ma mère de l’aversion pour l’enfant dont elle était ac¬ couchée. Cet enfant, c’était moi. Dès que mon père crut s’apercevoir que ma mère, par son silence absolu, m’exilait d’auprès d’elle, il donna les ordres les plus rigoureux pour que la nourrice se tînt à l’autre extrér mité de l’hôtel. C’était sa tendresse pour tous deux qui lui dictait cette conduite. Ma mère était trop malade encore pour qu’il l’irritât en la raisonnant sur une aberration d’esprit, et il me ménageait un retour auprès d’elle.

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«Pauvre petite!» disait-il en m’embrassant avec ten¬ dresse et avec larmes, «pauvre petite!» • ’ _

« Il y avait quatre mois que ma mère était accouchée. On était aux premiers jours de mars. L’air était embaumé de ces profusions de parfums causés par les émanations . des-plantes printannières qui, dans le midi, ont-une odeur plus enivrante. Ma mère était sur son balcon, respirant la vie et jouissant doublement de rentrer à cette délicieuse époque de l’année. Sa vue se portait au loin, puis revenait : elle regardait doucement, elle par¬ lait doucement ; elle trouvait une sorte de volupté à essayer sa vie et ses facultés. A demi couchée sur l’é¬ paule de mon père, qui la soutenait dans ses bras, elle l’écoutait lui dire à demi voix tous les projets qu’il for¬ mait pour qu’elle passât un été qui la dédommageât de tout ce qu’elle venait de souffrir. Ils devaient aller à Bagnères. Tout à coup il la sent trembler violemment : elle pousse un cri, et d’une main saisissant le bras de mon père, de l’autre elle lui montre un enfant qu’une nourrice porte sur ses bras ; elle ne le connaît pas, elle ne sait pas si c’est le sien ; mais toute son âme a été frap¬ pée, elle ne peut que dire : « Charles! mon enfant! J’ai un enfant, n’est-ce pas? Où est-il, mon enfant? Est-ce lui ?» Et elle montrait d’une main tremblante la nour¬ rice qui s’éloignait.

a Mon frère m’a souvent raconté cette scène ; il avait seize ans alors, il était mon parrain, et me portait déjà cette tendresse active qui a fait retrouver en lui un père à l’orpheline. Q me disait que rien ne peut peindre le délire de joie de ma mère en embrassant un bel enfant de cinq mois, frais, bien portant, plein de vie, la re¬ gardant avec un œil de feu et lui faisant seulement le

chagrin de la repousser et de tendre les bras à son père. Comme le cœur est insatiable ! Il n’y avait pas une heure que ma mère avait retrouvé sa fille, et déjà elle pleurait à sanglots de ce que je la repoussais pour aller avec mon père. Elle ne raisonnait pas ce mouvement tout naturel en moi : elle était la plus tendre, la plus pas¬ sionnée des mères ; accoutumée à donner ses soins à ses enfants, à recevoir leurs caresses, son cœur ressentait avec amertume le contre-coup du petit bras blanc et po¬ telé qui la tapait très fortement pour aller s’accrocher aux jabots, aux manchettes à dentelle de mon père ou de mon frère ; mais la connaissance fut bientôt faite. Mon berceau fut établi à côté du lit de ma mère ; la nourrice coucha dans un cabinet voisin, et ma mère, me serrant dans ses bras lorsque je m’éveillais le matin, me disait : <> O mon enfant! comme je dois t’aimer, pour réparer ces cinq mois d’exil du cœur maternel ! » Bonne mère ! elle a bien tenu parole ! »

En 1785, la famille vint à Paris, et là Mme de Perœon commença à jeter dans le monde cette réputation de grâce, de finesse et de charme naturel en toutes choses: personne mieux qu’elle ne savait recevoir. Il semble que cette haute connaissance des exigences dans les rela¬ tions sociales soient venues en héritage à Mme la duchesse d’Abrantès. Ce que sa mère possédait éminemment, c’était l’art si difficile de tenir son salon : c’était en elle une chose indépendante de ses autres agréments. Elle l’eût fait de même étant vieille et laide. N’ai-je pas vu ce salon rempli de monde à une époque où les souf¬ frances qu’elle éprouvait auraient éloigné de toute autre ? Beaucoup de femmes croient que pour recevoir il ne s’agit que d’arranger un appartement d’une manière bien élégante* de faire la révérence en souriant à cha¬ que personne qui entre ou qui sort, et de donner le coup de cloche pour le genre de conversation, qui do¬ minera dans la soirée : ce n’est pas cela du tout. De cette manière on recevra,. on aura* peut-être du monde ; mais on aura une maison ennuyeuse à* mourir. Il faut, pour en avoir une agréable* quela dame du logis soit la prê¬ tresse, mais la prêtresse invisible du temple ; qu’elle établisse chez elle aneentièce liberté, et que jamais cette liberté ne dégénère en licence. H faut que chacun fasse ce que bon lui semble, et pour qu’il n’en résulte aucun incoavénieut, elle ne doit, admettre chez elle que des personnes qu’elle sait incapables d’en abuser. Mais un écueil qu’une maîtresse de maison doit éviter comme un fléau maudit, comme le symbole de tout épouvantail. c’est de faire de son salon un bureau d’esprit : j’en ai vu des effets effrayants, c’est le mot.

À l’arrivée de sa famille à Paris, déjà les troubles qui si longtemps ensanglantèrent la France couvaient sour¬ dement, et Forage se formait à l’horizon. À un âge où la raison suffît à peine au choix des plaisirs, la duchesse d’Àbrantès vit défîler devant elle ce cortège hideux et lâche qui préside toujours à la conquête de la liberté. Elle vit toutes ces scènes horribles, entendit autour d’elle cès cris d’une populace ivre de sang et d’eau-de- vie, et dans son intérieur, tout dévoué à l’auguste mo¬ narchie qui tombait à force de fautes et de basses ini¬ mitiés, retentit le bruit de la hache qui assassina Louis XVI. Au milieu du deuil général, toujours il lui fallut trembler pour les jours d’un père, d’un frère et de tout ce qu’elle aimait. Tantôt séparée de ses parents, tantôt réunie avec eux, elle resta en butte à toutes les secousses d’une tempête qui pouvait les engloutir. Il faut avoir lu dans ses Mémoires tous ces récits pleins de drame et de vérité, pour se former une idée assez juste de cet heureux temps où le sol fut arrosé de tant de sang français pour ne rien produire ; car, pour nous du moins qui comparons, nous avons le malheur de ne pas apprécier les fruits de tous ces exploits populaires, et de regretter la belle et bonne monarchie, quand même…

Depuis ces moments où une aurore plus sereine se leva sur la France, une intimité plus vive réunit la mai¬ son de Permon à la famille Bonaparte. Chaque pas dans cette carrière immense fut mesuré par l’intelligence qui devait plus tard en retracer, l’histoire. C’est là qu’on trouve avec intérêt les luttes malheureuses que toujours auront à soutenir contre l’envie, la haine, la médiocrité et la pauvreté meme, les hommes appelés à des destinées éclatantes ; il semble qu’il faille aux âmes puissantes la trempe de l’adversité pour apprendre plus tard à vain¬ cre même la fortune. Ces détails sont charmants et peints avec une ingénuité si réelle, qu’on a peine à se douter du rôle que son auteur a joué plus tard sur la scène du monde.

Parmi les jeunes officiers que Bonaparte avait pré¬ sentés à Mme de Permon, on en distinguait un remar¬ quable par sa franchise, son air ouvert, et surtout par son attachement à son général, attachement qui tenait presque de la passion ; cette affection trouvait pour s’exprimer des élans du cœur si.bien sentis, qu’ils ins¬ piraient pour lui une vive sympathie : Junot était son nom. Brave comme ces héros créés par l’imagination des poëtes, il portait déjà des stigmates de blessures qu’il avait reçues, gages d’une intrépidité qui se joignait chez lui au sang-froid et à la présence d’esprit.

Junot était né à Bussy-le-Grand, le24 septembre 1771, de bons bourgeois, vivant dans l’aisance. Avant 89, les bourgeois ne mettant pas leurs fils au service, Junot se destina au barreau ; il fit des études excellentes. Il avait à peine vingt ans, lorsque d’un bout de la France à l’au¬ tre s’éleva un cri de guerre… A ce cri, une voix sou¬ daine répondit comme si dans son sein elle m’avait été qu’endormie. Il entra dans ce fameux bataillon des vo¬ lontaires de la Côte-d’Or, qui fournit à l’empire tant de généraux et de grands officiers. Après la reddition de Longwy, ce bataillon fut dirigé sur Toulon, qu’il fallait reprendre aux Anglais. Junot était sergent de grenadiers: ce poste, premier degré de son élévation, lui fut con¬ féré par ses camarades, tous aussi braves que lui, et c’était un des plus doux souvenirs de sa vie.

La franchise et l’aisance du caractère de Junot lui attirèrent des amitiés ardentes que ne purent éteindre les accès d’une irritabilité facilement excitée chez lui par les apparences d’un tort. A peine avait-il soupçonné un oubli dans les objets relatifs au service, qu’il témoignait son mécontentement d’une manière fort dure, excusable en cela qu’il n’avait aucune partialité, et qu’il frappait du même anathème ceux même qu’il affectionnait le plus. Beaucoup d’inimitiés lui sont venues de cette sévé¬ rité, juste pourtant ; mais il dédaignait l’art des ménage¬ ments et n’en concevait pas de nécessaires pour ceux qui avaient encouru ses reproches. ’

Mais ce qu’il faut dire et proclamer, c’est son amour pour la vérité,la beauté de son âme, sa générosité iné¬ puisable, qui pendant quinze ans fît tant d’heureux au¬ tour de lui, et la haute noblesse de son caractère.

Quant à son courage, il n’y a pas d’expression qui puisse en rendre toute la naïveté. Un trait de lui, digne des plus beaux temps antiques, vaudra mieux que toutes les phrases. Se trouvant à une batterie, Bonaparte de¬ manda quelqu’un qui eût une belle écriture ; Junot sortit des rangs et se présenta pour écrire une.lettre sous sa dictée : Junot se mit sur l’épaulement.même de la bat¬ terie. A peine avait - il terminé sa lettre, qu’une bombe lancée par les Anglais éclate à dix pas et le couvre de terre ainsi que la lettre. « Bien, dit en riant Junot, nous n’avions pas de sable pour sécher l’encre. »

Bonaparte arrêta son regard sur le jeune sergent ; il était calme et n’avait pas même tressailli : cette circon¬ stance décida sa fortune.

Junot était non-sculcmcnt un homme aussi grand que sa réputation, mais il joignait à ses hautes qualités mi¬ litaires un esprit distingué, ingénieux et tendre. De plus, son âme expansive ne rêvait que le bonheur de sa femme et de ses enfants, dont l’avenir était toute sa pensée. J’ai maintenant entre les mains la dernière partie de sa correspondance avec sa femme, depuis leur entrée en Espagne jusqu’au 20 mai 1813. Toutes ses lettres annoncent un homme plein de sentiment et d’amour pour sa famille, de dévouement pour Napoléon ; et ce que beaucoup ignorent, un homme de goût, d’esprit, dictant une lettre avec un enjouement, une délicatesse, un laisser aller vraiment prodigieux, lorsqu’on songe qu’il écrivait sur l’affût des canons, au milieu des boulets et des balles, au bruit des remparts qui s’écroulent et des mines qui sautent.

Quelques passages donneront de ce que j’avance une plus juste idée que je ne pourrais en donner moi-même.


Ciudad-Rodrigo, le 11 juillet 1810.

« Troie est soumise ; mais les dieux ne permettent pas encore à Achille d’y faire venir son Iphigénie. Calchas prépare un sacrifice pour rendre les vents favorables. Déjà nos vaisseaux sont prêts, et sur sa parole, ils se tournent vers Salamanca. Qu’avec transport je parcourrai les chemins de la vieille Castille ! Je demanderai ma Laure à tout ce que je verrai ; mais non pas à tous ces vilains déguenillés qui ne la connaissent pas : je ne veux pas qu’il y en ait un qui la regarde ; ses vilains yeux souilleraient de leurs regards sinistres les traits de mon amie. »

Pernes, le 20 janvier 1811.

« Je m’empresse, ma chère Laure, de t’écrire moi-même pour te rassurer, et j’espère que cette lettre te parviendra avant que tu aies pu apprendre par une autre voie mon accident d’hier. J’ai été blessé au visage d’une balle qui, en me cassant le nez, est entrée dans la joue droite et s’est arrêtée à l’os de la pommette. Ce coup est des plus heureux, puisqu’un demi-pouce plus haut, ou plus en face, j’étais mort. J’en serai quitte pour quelques jours à garder ma chambre et quelques instants de souffrance quand on tirera la balle. Maintenant je suis très bien et ne souffre presque pas, quoique j’aie fait hier quatre lieues à cheval après ma blessure, et aujourd’hui autant dans des chemins affreux.

« On me fait espérer que mon nez restera plus droit que celui de M. de Vill…, ce qui me console ; et pour la cicatrice de la joue, il suffira, pour m’en consoler, d’un baiser de ma Laure et d’une caresse de nos chers enfants ; voilà toute mon ambition, toutes mes espérances ! Qu’elles se réalisent, que je lise dans vos cœurs que je suis nécessaire à votre bonheur, et je pourrai encore aimer la vie ! »


Saint-Felices-el-Chico, le 28 juin.

« Nous avons toujours beaucoup de chaleur, grande quantité de coups de canon et très peu de chose à manger. Les légumes surtout me manquent, ce qui m’est fort désagréable. Heureusement que je peux avaler de la poussière autant que je veux, et déjà deux coups de soleil m’ont écorché les oreilles et une partie de la figure. J’espère être un peu moins laid quand je te reverrai ; la couleur n’y fera rien. Notre-Dame de Lorette est plus noire que le diable, et elle a fait nombre de passions. Ma Laure est brune et est pourtant aussi jolie- que les plus jolies blanches. Je compte donc qu’une teinte de brun de plus ou de moins ne laissera, pas de te faire reconnaître le cœur de ton ami, qui pour toi sera toujours blanc, mais brûlant comme le soleil qui fait que les Africains sont noirs.

« Les murs de Ciudad-Rodrigo tombent bien doucement ; nous avons des ennemis qui nous inquiètent bien doucement ; quand nous les attaquons, nous le faisons bien doucement ; nos soldats ne couchent pas bien doucement ; les vivres nous arrivent bien doucement ; je voudrais que l’ordonnateur ne vînt pas bien doucement ; quand nous discutons tous trois que nous sommes ici[1], ce n’est pas toujours bien doucement ; mais tout serait égal si je pouvais longtemps. »

Ici, je demanderai la permission de borner une citation qui finit d’une manière fort tendrement conjugale. Tel est toujours le style de sa correspondance : enjouée, de bon goût ; mais surtout vive, passionnée comme celle d’un amant, et féconde en expressions et en phrases toujours nouvelles pour peindre son amour pour sa bonne, sa belle, son adorée Laure et ses enfants. Après une bataille, après une blessure horrible à la tête, s’il lui reste un moment, une parole, c’est pour eux, c’est pour elle. Je ne puis cacher l’émotion religieuse que j’éprouve en feuilletant les lettres tracées par cette main qui lançait la foudre et qui serra celle de Napoléon.

Son mariage avec Junot fut une fête magnifique, et qui donna lieu à Bonaparte d’exercer sa libéralité toujours sage. Il fut le parrain de son premier enfant ; cet enfant, qui depuis consacra sa vie aux œuvres de la plus sublime charité, est Mme Junot, modèle de charme, de beauté et de grâce. De ce mariage encore sont issus trois autres enfants : Mme Constance Aubert, dont nous avons lu dans plusieurs recueils des morceaux empreints d’une exquise sensibilité ; Napoléon d’Abrantès, qui joint au cœur de son père les qualités littéraires de sa mère ; et Alfred d’Abrantès, jeune homme accompli, aujourd’hui lieutenant au corps royal d’état-major : digne héritage qui représente si bien le célèbre général qui n’est plus, par tous les souvenirs de beauté ou les espérances de gloire.

Mme d’Abrantès a suivi son époux dans les importantes destinations de sa vie : elle l’accompagna dans son ambassade en Espagne, et comme si elle avait prévu, ce qui est bien probable après tout, le bon usage qu’elle ferait un jour de toutes ses connaissances, elle enrichit chaque voyage, chaque course, de toutes les observations de mœurs, de sites et de science, qui donnent aujourd’hui à ses écrits un mérite si remarquable de fidélité dans la peinture ou la narration des faits.

À son retour en France, elle fut nommée dame d’honneur de Mme Mère. Junot fut créé gouverneur de Paris, et ce fut le moment de ses joies les plus vives, de ses plaisirs les plus doux. En 1809, Junot accompagna Napoléon en Espagne ; et sa femme, qui ne pouvait supporter son absence, l’y suivit."C’est à cette époque que se rattachent les plus gracieux, les plus agréables motifs de sa correspondance. C’est au milieu d’une bataille terrible qui dura plusieurs jours, qu’elle accoucha du marquis d’Abrantès, le plus jeune de ses fils.

Tous ceux qui purent approcher de sa personne pendant ces moments de trouble et de dangers, n’ont qu’une voix pour peindre son courage et son intrépidité vraiment surhumaine. Aucun péril, aucun accident ne la trouvait au dépourvu, et elle se montra constamment au niveau de l’illustre époux dont elle était fière de partager la vie et la gloire.

Junot mourut en juillet 1813 ; alors la duchesse d’Abrantès se retira du monde et consacra à l’éducation de ses enfants des jours désenchantés par la perte de ce qu’elle avait de plus cher au monde. Mais si elle avait fui les yeux du public, aucun des personnages distingués qui l’avaient aimée dans sa splendeur ne la laissérent seule dans sa retraite. L’Abbaye-aux-Bois devint le rendez-vous de tout ce que l’empire et la restauration avaient de plus marquant ; et elle eut encore sa cour, cour bien plus flatteuse, bien plus honorable, puisque ce n’était plus au pouvoir, à la position que l’on rendait hommage ; mais à celle qui pendant et après son élévation avait toujours été plus grande que son élévation même.

La France était inondée de relations où chacun rendait compte avec un aplomb miraculeux de ce qu’il savait ou ne savait pas, de ce qu’il avait vu comme de ce qu’il n’avait pu voir. Alors se formaient sur telle ou telle époque de l’empire mille opinions contradictoires puisées à la source falsificatrice des mémoires authentiques. Bans son obscurité volontaire, la duchesse avait été souvent blessée dans son amour pour la vérité, ou dans ses affections mêmes. Ceux qui partageaient son intimité la conjuraient de répondre, et, le flambeau à la main, de venir jeter la lumière sur cette nuit obscurcie encore par tous les éclairs de chaque nuage qui passait sur elle. Enfin elle céda à leurs importunités, et commença pour finir si bien et si vite cette galerie vivante de tout l’empire ressuscité.

Les mémoires particuliers sont certainement la mine la plus féconde pour l’histoire, et celle où l’on peut le mieux puiser la vérité. 11 est impossible de se former une idée des hommes et des choses de chaque époque d’après les monuments qui nous restent de leur passage. Presque tous, élevés sous l’influence des passions dévouées ou haineuses, cherchent à couvrir d’une apparence empruntée ceux dont le nom brille sur leur porte ; mais rarement peuvent-ils faire autre chose que d’indiquer des faits, et fussent-ils vrais, fussent-ils incontestables, nous aurons toujours à regretter les causes elles motifs secrets qui se dérobent à notre intelligence. Ces histoires ressemblent à peu de chose près aux moules pris sur la figure des personnages célèbres ; opération qui ne se fait habituellement qu’après la mort. Nous avons bien les traits et les formes ; mais les couleurs, mais le sang qui animait cette figure, mais le cœur, où est-il ? où est enfin l’homme ? L’homme est mort et nous n’avons que sa statue. Les mémoires historiques sont au contraire un portrait, une copie vivante. C’est un théâtre où les personnages comparaissent dans toute leur nature, c’est-à-dire dans leur nudité. On les connaît par leur nom ; on sait leurs caractères, leurs penchants, leurs discours ; on les voit enfin en déshabillé. C’est un costume terrible sans doute et dont beaucoup de héros ont peine à sortir aussi glorieux, aussi poétiques qu’on les représente ; mais en revanche, ce que perdent les hommes supérieurs se répand avec profusion sur les inférieurs. Nous apprenons quelle part ils ont prise à tel fait honorable ou blâmable ; nous savons de quel poids a été leur conseil ou leur sagesse dans tel événement politique et privé. Enfin, au lieu d’admirer du dehors la machine de Marly ou même le plus simple moulin à vent placé sur notre route, nous pénétrons dans l’intérieur, nous découvrons quel ressort fait jouer cette roue et cette roue, ce mouvement ; nous voyons enfin l’âme de ce grand corps et nous assistons aux merveilles préparatoires de l’enfantement. Non-seulement le désir louable de s’instruire se jette avec avidité sur les mémoires historiques, mais encore la malice elle-même en fait son butin le plus doux. Il y a une jouissance extrême à disséquer ainsi les réputations. L’esprit humain accomplit alors cette opération que des théoriciens voudraient faire subir à Paris en faveur des provinces : il décentralise la gloire.

Le succès immense des Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès est dû surtout à la certitude d’y trouver l’histoire anecdotique et personnelle la plus complète sur l’empire. Personne ne fut plus en position de tout savoir et de tout entendre. Femme du gouverneur de Paris, elle recevait dans ses salons tout ce que la France comptait en littérateurs, artistes, savants et militaires. Toutes les causeries, toutes les intrigues, tous les secrets de l’État et des mœurs passaient sous ses yeux ; et si à toutes les hautes phases quelle a occupées pendant sa carrière vous ajoutez les relations intimes établies entre l’empereur et sa famille d’abord, ensuite entre l’empereur et Junot, vous ne serez pas surpris qu’on ait attendu d’elle la révélation de tout ce qu’il était possible de dire sur cette époque, et que ses livres aient si largement répondu aux espérances.

En effet, je ne sais pas de lecture plus attrayante, plus variée, plus grave, plus gaie, plus frivole, plus instructive que les Mémoires de la duchesse d’Abrantès. Les acteurs comiques ou tragiques passent en revue sous nos yeux, et nous les connaissons, comme l’empereur connaissait ses soldats, par leur nom. Et tout cela est mêlé à des récits exquis de goût et d’esprit, à des appréciations ingénieuses et délicates, à des souvenirs tristes de ceux qu’elle aima, à des regrets touchants sur une mère adorée enlevée parla mort, à des choses de l’âme et du cœur où le bonheur de l’expression le dispute au bonheur de la pensée. Ce sont des pages d’une philosophie consolante et douce, des épigrammes où éclate toute sa haine pour la morgue et le pédantisme ; et mille fois au travers de ces volumes brillent, comme des diamants, de ces phrases profondes et intimes qu’il suffît d’avoir lues une fois pour se les rappeler toute la vie.

Il est impossible de lire sans émotion les peintures des qualités excellentes de Junot, qualités qui peuvent parfaitement s’allier à la brusquerie même du soldat ; son embarras comique pour demander une jeune fille en mariage, ces soins délicats qui viennent du cœur, toutes ces scènes d’intérieur et de charme où l’homme révélait la bonté de son âme, sa joie, son délire pour son enfant nouveau-né, et ses larmes de bonheur, et ses folies, tout cela est plein de vie, de poésie et d’amour.

Le succès des Mémoires de la duchesse d’Abrantès n’a pas seulement été européen, les autres parties du globe ont aussi voulu les connaître ; presque toutes les langues d’Europe en ont une traduction. Dernièrement encore, on vient d’en publier une en Russie, où, chose singulière, les mots techniques, comme coup d’État, ne sont pas en russe, mais en français, particularité qui prouve que ces Mémoires sont tout à fait populaires ; car tous les gens comme il faut en Russie ne parlant que français, c’est évidemment pour la masse du peuple que cette traduction a été faite. Cette observation du reste a déjà eu lieu en Italie, où toutes les auberges ont à votre disposition un exemplaire de ce livre qui a si vivement frappé les imaginations de toutes les classes de la société.

Les Mémoires sur la Restauration, qui se publient maintenant, font suite à cette riche nomenclature.

L’Amirante de Castille, qui parut en 1832, est une peinture de l’Espagne et de la cour de Madrid sous le règne de Charles II. Cet ouvrage, qui n’a paru qu’après les premiers volumes des Mémoires, a été écrit en 1827 : c’est une mine précieuse et abondante de mœurs et de détails espagnols, auxquels se joignent des scènes dramatiques qui démontrent victorieusement toute la puissance que son auteur pourrait exercer au théâtre. Pour preuve de sa bonne foi, la duchesse d’Abrantès cite vingt-cinq sources originales qu’elle a consultées, indépendamment de ce qu’elle a recueilli elle-même. Certes on ne se doutait pas en Espagne, lorsqu’on y fêtait la jeune et jolie ambassadrice de France, qu’elle devait plus tard travailler avec génie toutes les richesses qu’elle venait y recueillir dans l’intervalle des représentations et des fêtes.

Le jour où ce roman fut mis en vente chez Mme Delaunay, il en fut vendu cinq cents exemplaires depuis le matin jusqu’à quatre heures.

Depuis ce moment, chaque année de la vie de la duchesse d’Abrantès a été marquée par des succès, et chaque jour par des travaux. Laborieuse et féconde, il est plus facile de concevoir ses triomphes que de les énumérer ; cependant nous en donnerons une liste que nous craignons de trouver incomplète.

Catherine II, où l’on retrouve les mêmes qualités que dans l’Amirante ; les Histoires contemporaines et les Scènes de la vie espagnole, réunion de petits drames historiques, parmi lesquels nous citerons en première ligne le Toréador, œuvre de passion où se trouve le tableau du combat des taureaux, plein de palpitation et d’effroi.

Elle a encore enrichi différentes publications d’articles qui y tiennent le premier rang. Elle a donné à la Revue de Paris, la Princesse Pauline, Fernandès, la Danseuse de Venise, dont on a fût une jolie pièce au Palais-Royal ; l’Ange de saint Jean. Àu Musée des Familles, Adélaïde de Sargans, la Marquise de Brinvilliers et La Voisin. Au Salmigondis, la Vengeance d’une femme. Au Temps, les Funérailles de Karcüskaki, et à l’Opale, la Forêt Verte, épisode où la comtesse Plater est dignement mise en scène par une plume patriotique. À ces publications, nous joindrons celle des Femmes célèbres, in-4o et in-folio. Parmi les articles qui composent cette collection, nous avons surtout remarqué : Lazinglia, reine d’Angola ; — la Religieuse porte - étendard (Monja Altérez) ; — Marie Tudor, Jane Gray ; — Madame Lætitia ; — Joséphine, impératrice ;—Marie - Antoinette, reine de France ; et, pour le dire en passant, jamais article n’a rendu une justice plus respectueuse et mieux sentie à cette auguste victime. — Christine de Suède, — lady Montaigu, — Marie de Médicis, — la femme du faux Démétrius, — Ninon de l’Enclos, etc., etc.

Ceux qui lisent les ouvrages de Mme d’Abrantès s’établiront certainement un jugement sur elle, comme le fait tout individu qui a plus que l’intelligence de lire. Certes, si quelqu’un est facile à deviner, c’est cette femme dont l’esprit est à chaque phrase, cette femme dont le style est rapide, serré, éloquent, persuasif et brûlant ; ce style qui semble sans aucun art et qui sait tout dire avec art ; qui, en reproduisant les détails les plus minutieux de la vie matérielle et intime, trouve le moyen de vous intéresser, de vous émouvoir. Ce dernier talent vient évidemment du génie de l’àme qui sait relever tout ce qui est ordinaire et donner à chaque chose de la vie sa poésie et son charme : type d’une nature bonne et noble, qui est tout à fait le caractère distinctif de Mme d’Abrantès, qui approfondit si bien tout sentiment du cœur. Car voilà ce que la masse des lecteurs ne peut sentir ; voilà surtout ce qui lui donne tant d’esprit, qualité qu’on lui accorde unanimement, trésor immense chez elle, dont elle est prodigue sans effort et sans calcul, comme les généreux ! Il semble qu’elle n’a qu’à y tremper la plume pour qu’il en sorte de brillantes étincelles… En cela, elle laisse bien loin derrière elle tout historien. Ceux qui lisent avec attention verront que Mme d’Abrantès est plus encore qu’historienne ; car lorsqu’elle touche à l’âme, elle est vraiment supérieure, profonde et femme encore. On verra quand elle en vient à cet abîme, comme son style s’élève et s’agrandit ; comme elle est tour à tour fille, mère, sœur, amante, épouse dévouée. C’est certainement la femme complète pour l’esprit et l’âme, c’est la femme trop grande pour écrire du roman seulement, parce qu’elle est trop franche surtout, et que pour elle les yeux, c’est la pensée, et le style, c’est la parole.

Cet art exquis de recevoir que Mme d’Abrantès a loué dans sa mère est celui qu’elle possède au suprême degré. Il est impossible de trouver un salon dont la maîtresse fasse mieux les honneurs et abandonne le mieux à ses hôtes la jouissance exclusive. Chaque individu, chaque petit comité y possède sa liberté complète, et tous les efforts de la duchesse tendent à s’y faire oublier ; mais toujours autour d’elle et auprès d’elle se serre la foule ; et là, éblouissante d’esprit, vive à la causerie, à la réplique, faisant valoir le moindre mot qui échappe aux autres, relevant pour les embellir les observations justes ou fines, elle anime, elle enchante, elle peuple la conversation de ses reparties, de ses sentiments, de ses souvenirs ; elle répand ses largesses, mais non pas en avare ; car ce qu’elle reçoit des autres en esprit, en observation, en goût, elle le rend au centuple : elle a le moyen d’être toujours neuve, toujours amusante, toujours pittoresque, toujours gaie.

Le salon de la duchesse d’Abrantès, où se réunissent toutes les supériorités de l’Europe, est cependant un de ceux que l’on fréquente avec plus d’amitié que de cérémonie ; c’est-à-dire qu’il n’y a de contrainte et d’étiquette que celle que l’on veut se créer à soi-même, sans que l’on ait pour cela la faculté de gêner les autres. Pleine de tact et de délicatesse dans l’esprit, elle n’impose rien à personne ; pourvu qu’une âme anime le corps, peu lui importe que ce corps soit revêtu de plus ou moins d’or, brillant de plus ou moins de diamants, chamarré de plus ou moins de cordons. La pauvre Elisa Mercœur n’était ni heureuse ni riche, et elle y fut traitée comme l’enfant de la maison. Elle sait même, avec cet art que donne la générosité du cœur, faire respecter des yeux la sottise et le ridicule qui s’introduit partout, je ne sais comment, à côté de l’esprit et du bon goût. Nous ne nous en plaignons cependant pas, il n’est rien de plus utile que les sots ; mais comme une maîtresse de maison ne peut pas établir avec infaillibilité, comme l’ange du jugement dernier, la séparation des bons et des mauvais, il s’en glisse peut-être chez la duchesse d’Abrantès : c’est un luxe qui fait contraste.

Indépendamment de ses grandes soirées, la duchesse d’Abrantès a, comme M me Geoffrin, dont elle est le modèle du côté du cœur, des petits cercles littéraires ; mais ces soirées-là sont pour l’intimité intime, sans pédanterie ni prétention : ce sont plutôt des confidences de poésie et de drame, des causeries rieuses et point du tout un bureau d’esprit. 11 est impossible de trouver une femme célèbre aussi dégagée de toutes les mesquineries, et surtout des jalousies si fréquentes chez les femmes auteurs. Mme d’Abrantès aime trop le talent pour l’étouffer dans son germe. Enthousiaste, mais enthousiaste vraie de la poésie et de la musique, elle est excellente musicienne ; compositeur elle-même, elle la comprend dans ses difficultés. Tout ce qui est progrès dans les arts est saisi vivement par son âme, qui a été créée jeune pour rester toujours jeune. Elle a été et sera séduisante à tout âge : ses admirations même peuvent témoigner de son goût. Ses deux plus grandes sympathies sont pour Bonaparte et Hugo, Napoléons de la politique et de la littérature.

À côté de ses talents qui sont devenus le domaine du public, il en est un qui faisait merveilleusement ressortir les ressources de son esprit et de sa grâce, qu’elle a sou¬ vent vu applaudir sous l’empire, et qu’elle a dernière¬ ment renouvelé sur le théâtre fashionable du comte de Castellane : ce talent qui a fait dire à M 1Ie Mars qu’elle était bien heureuse que le sort eût fait la duchesse d’Abrantès gouvernante de Paris. Dans la soirée dont nous parlons, elle paraissait comme actrice et Comme auteur. La jolie comédie historique de M mc Geoffrin lui valut un double triomphe, et ce triomphe fut sanctionné par tout ce que la littérature française offre aujourd’hui de plus célèbre.

Nous avons conservé, pour dernier fleuron à sa cou¬ ronne, la qualité la plus belle et la plus digne, celle qui seule peut faire pardonner la gloire, et qui» quelque grande que soit sa gloire, est assez grande pour la lui faire pardonner. Je veux parler de sa bonté ; c’est chez elle une passion vive, toujours agissante : oublieuse de ses intérêts, de sa santé, de son temps même, la seule véri¬ table richesse de ceux qui pensent, elle est toujours prête à tout service, à toute action bienveillante. Indulgente parce qu’elle sait tout comprendre, elle a une puissance de grâce et de bonté irrésistible ; quand on l’a lue, On l’admire, et il suffit de la voir ou de l’entendre pour l’aimer.


J. Lesguillon.


Mme la Comtesse de Beaufort d’Hautpoul.


Mme LA COMTESSE


DE BEAUFORT D’HAUTPOUL


(Anne-Marie)

NÊE À PARIS LE 9 MAI 1763.


Fille de René-Guillaume de Monlgeroult, trésorier général de la maison du roi, et de Anne-Élisabeth Marsollier desvivetières.


« L’éducation dès femmes, dit J.-J. Rousseau, doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utile, se faire aimer et honorer ; les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce, voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. »

J.-J. Rousseau a raison pour la généralité des femmes ; mais si y parmi elles, Dieu crée parfois un esprit supérieur qui puisse remplir les devoirs de fille, d’épouse et de mère, et servir ses semblables par l’utilité et l’éclat de ses talents, nous devons respecter les voies de la Providence, et honorer un phénomène dont l’heureuse influence contribue au bonheur de la:société. Si, dans un riche parterre qu’embellissent toutes les filles de Flore, il apparaît une fleur qui élève une tête superbe, vous n’allez pas la fouler sous vos pieds ; mais les yeux se plaisent à contempler la richesse de ses couleurs, et l’odorat respire avec délices les parfums qu’exhale son haleine embaumée.

C’est ainsi que l’on doit voir Mme la comtesse d’Hautpoul, nièce de ce Marsollier, aimable auteur de Nina, des Petits Savoyards, de Camille ou le Souterrain, d’Adolphe et Clara, etc. Fille aimable, tendre épouse et mère respectable, supportant les revers avec une fermeté d’âme d’autant plus admirable qu’elle s’unit à une sensibilité exquise, elle a su, au milieu des douceurs comme des amertumes de la vie, récolter dans le champ des Muses les fruits du travail et les lauriers de la gloire.

Les romans de Mme d’Hautpoul offrent toujours, avec une saine morale, cette pénétration d’esprit, ces pensées délicates, ces demi-teintes du cœur qui sont l’heureux secret des femmes, mais que toutes n’expriment pas comme notre auteur, avec cette grâce de style qui n’est autre chose qu’un naturel parfait.

Dans les ouvrages d’instruction destinés à son sexe, Mme d’Hautpoul développe ses intentions avec autant de clarté que de talent. Laissons-la parler elle-même : « Il ne faut pas, dit-elle, qu’une femme soit assez ignorante pour faire une question ou une réponse qui jetterait sur elle une sorte de ridicule. Il ne faut pas non plus qu’elle soit assez savante (ce qu’on ne doit pas confondre avec instruite) pour se croire en droit d’afficher une érudition déplacée. Il est bon qu’elle ne s’expose point à la raillerie, en parlant de ce qu’elle ignore, et ne montre point de prétention en parlant de ce qu’elle sait. »

À une époque oh la lyre française rend si peu d’accords harmonieux et respecte à peine cette langue poétique sortie du cerveau de Racine et de Boileau, comme la Minerve du cerveau de Jupiter, lisez et relisez les vers de Mme d’Hautpoul : vous y trouverez une entente admirable du rhythme français, et la plus heureuse flexibilité de talent qui joint la grâce à l’énergie, le naturel à l’élégance, et sait, comme le dit le législateur du Parnasse :

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

Aussi me semble-t-il que Mme d’Hautpoul fait les idylles comme Deshoulières, les romans comme Berquin, les nouvelles comme Florian, et l’harmonie de son style est souvent un écho sonore de la lyre qu’animait le divin Racine.

Je suis sûr de n’être démenti par personne, si, parmi tant de beaux vers, je cite le fragment suivant du poëme dû Achille et de Déidamie, celui où, déguisé en femme, le fis de Pélée s’est montré à la cour de Lycomède.

Plus jeune que ses sœurs, pas encore aussi belle,
Et telle qu’une fleur que le bouton recèle»
Déidamie, à peine au printemps de ses jours,
Joint les traits de Vénus à l’age des amours.
Pour la première fois son beau teint se colore
De ce rouge ingénu qui l’embellit encore ;
De sa nouvelle sœur elle approche en tremblant,
La reçoit dans ses bras avec frémissement ;
Achille a partagé le trouble de son âme ;
Sa grâce le ravit, son désordre l’enflamme ;
Combien il va chérir ce vêtement trompeur
Qui seconde l’amour sans blesser la pudeur !
En vain autour de lui tant de beautés s’empressent.
Il n’est plus qu’un objet â qui ses vœux s’adressent ;
Admis à leurs plaisirs, se mêlant à leurs jeux,
Il ne suit que ses pas, ne cherche que ses yeux ;
Il lui lance un regard, puis un regard plus tendre ;
Déidamie encor ne sait pas les entendre.
Pourtant elle rougit, un trouble plein d’appas
Lui révèle un danger qu’elle ne connaît pas.
À la course il la suit, l’atteint bientôt, l’arrête,
La presse dans ses bras, pour prix de sa conquête ;
La frappe avec douceur d’un thyrse verdoyant.
Lui demande un baiser qu’elle évite en riant ;

Détache ses cheveux, de roses les couronne ;
Saisit avec transport la fleur qu’elle abandonne.
Dans ces aimables jeux ils finissent le jour.
Souriant de bonheur, d’innocence et d’amour.

Je ne puis résister au plaisir de reproduire ici cette célèbre idylle sur la violette, dont tant de recueils gracieux se sont enrichis. On sait que Delille, après l’avoir entendu lire, s’écria : « Oh ! que cela sent bon ! »

Ô fille du printemps ! douce et touchante image
D’un cœur modeste et vertueux,
Du sein des verts gazons, tu remplis ce bocage
De tes parfums délicieux.
Que j’aime à te chercher sous l’épaisse verdure
Où tu crois fuir mes regards et le jour!
Au pied d’un chêne vert qu’arrose une onde pure,
L’air embaumé m’annonce ton séjour ;
Mais ne crains pas cette main généreuse ;
Sans te cueillir j’admire ta fraîcheur ;
Je ne voudrais pas être heureuse
Aux dépens même d’une fleur.
Reste sur ta tige flexible.
Jouis des beaux jours du printemps ;
Que la douce haleine des vents,
Et ces rameaux, et ce lierre sensible.
Calment pour toi les feux des rayons dévorants!
Que l’automne aussi fasse éclore
Autour de toi des rejetons nombreux!
Que de l’hiver le souffle rigoureux
S’adoucisse et t’épargne encore !
Ah ! comme ta suave odeur,
Qui parfume les airs sans dévoiler tes charmes,
Que ne puis-je, du pauvre en essuyant les larmes,
Lui dérober l’aspect du bienfaiteur!
Timide comme toi, je veux dans la retraite
Et dans l’oubli passer mes jours :
Un peu d’encens vaut-il ce trouble qui toujours
Poursuit notre gloire inquiète ?
Simple en mes goûts, de paisibles loisirs
Rendent mon âme satisfaite ;
Mon nom contente mes désirs,
Puisque l’amitié le répète.

L’avenir m’oublira ; mais chère à mon époux,
Dans mes enfants trouvant le bien suprême T
Bornant le monde à ce que j’aime.
Je n’étonnerai point le vulgaire jaloux.
Oui, comme toi cherchant la solitude.
Ne me plaisant qu’en ces vallons déserts.
J’y viens rêver, et soupirer des vers
Qui ne doivent rien à l’étude.

Cette idylle, et la pièce intitulée : la Mort de Sapho, remportèrent des prix aux Jeux floraux de Toulouse.

Enfin, la charmante composition pastorale de Zélia contient ces stances si remarquables par la délicatesse du sentiment et de l’expression, et qui portent pour litre : le Refus d’un baiser.

De ce refus pénétrez-vous la cause ?
Vous êtes belle, et j’ai quatre-vingts ans ;
Par un baiser je fanerais la rose,
Et ce serait un outrage au printemps.

Je dois laisser à la vive jeunesse
Ces biens si doux, elle a droit d’en jouir ;
De vos plaisirs il reste à ma vieillesse
Moins un regret qu’un heureux souvenir.

Pour un refus, ne croyez pas, bergère,
Que l’âge rende un cœur indifférent ;
Mais un baiser pourrait-il satisfaire,
Ne causant plus le plaisir que l’on sent ?

Je m’en souviens, j’avais une maîtresse.
Belle, modeste, et fraîche comme vous ;
Elle eut vos traits, j’avais votre jeunesse.
Et c’est alors que les baisers sont doux.


Les richesses littéraires de Mme la comtesse d’Hautpoul sont nombreuses. En 1796, cette dame publia Zélia, roman pastoral, vol. in-12. Puis vinrent ensuite : Childéric, roi de France, 1806, 2 vol. in-12 ; Sévérine, 1808,6 vol. in-12 ; Clémentine, ou l’Evélina française, 1809, 4 vol. in-12 ; Harendal ou le Jeune Peintre, 1809, 2 vol. in-12 ; Cours de littérature ancienne, moderne et étrangère, 1815, in-12 (cet ouvrage a eu quatre éditions) ; Rhétorique des Demoiselles, Études des Demoiselles, 2 vol. in-12 ; Charades en action, 2 vol. in-12 ; les Habitants de l’Ukraine ou Alexis et Constantin, 1820, 3 vol. in-12 ; le Page et la Romance, 1824, 3 vol. in-12 ; Recueil de poésies, dédié au roi, 1825, 1 vol. in-8° ; Manuel de littérature, 1834, 1 vol. in-12 ; Abrégé de toutes les sciences, à l’usage des enfants ; les contes de la Grand?mère ou le Château pendant la neige, 2 vol. in-12.

Mme d’Hautpoul avait commencé un poëme religieux intitulé : Clotilde reine et sainte ou le Baptême de Clovis. Elle en terminait le troisième chant, lorsqu’elle fut frap¬ pée du malheur le plus terrible et le plus imprévu. Son fils unique, le marquis de Beaufort d’Hautpoul, colonel du génie, homme aussi recommandable par sa carrière militaire que par son esprit et ses talents, lui fut enlevé en trois jours par une maladie inflammatoire, le 24 juillet 1831.

Quand on a lu les ouvrages de Mme la comtesse d’Hautpoul, on ne possède pas toute son âme. Pour la connaître entièrement, il faut assister à son entretien, soutenu par une grande lecture, une mémoire heureuse et une tournure piquante qui a fait recueillir dans le monde une foule de reparties de cette dame.

D’Hautpoul sait plaire autant que les plus beaux esprits,
    Quand sa pensée, et noble et tendre,
S’écoule de sa lèvre, ou règne en ses écrits :
Heureux qui peut la lire, heureux qui peut l’entendre !


Mollevaut, de l’Institut.


Mme Aragon.




Mme ARAGON

(Anne-Alexandrine).


Parmi les femmes du grand siècle qui transmirent leurs noms à la postérité, M™ Dacier se.fit remarquer par un savoir profond, ’ par les traductions lés plus esti¬ mées des philosophes et des orateurs de’ l’antiquité. Bientôt après, sous la plume gracieuse du même auteur, Anacréon se montra dans ses odes avec tout son charme, son ravissant abandon ; Homère enfin, sous le style cor¬ rect et nerveux de sa digne interprète, vit propager en France Y Iliade et Y Odyssée,dontaucun des nombreux traducteurs, quel que fût leur mérite, n’a.pu nous faire oublier la stricte fidélité, l’admirable couleur, primitive qui brillent chez’M“® Dacier ; et surtout ses notes sa¬ vantes et ses dissertations sur l’antiquité.

A côté de cette femme d’un mérite aussi rare’ qu’émi¬ nent, se montrait, douée d’un style enchanteur, irrésis¬ tible, M me de Sévigné, qui, n’imitant rien des anciens, ne suivait que l’instinct de la nature, et prenait toutes ses séductions dans son cœur. Mère tendre, femme aimable, amie vraie,’et peintre fidèle des mœurs de son temps, elle décrivit tour à tour l’orgueil des rangs, les intrigues de cour, les délices de la solitude, les jouissances, les tourments de l’amour maternel.

Eh bien, il est de nos jours, et nous rencontrons sou¬ vent dans nos cercles, une femme qui, sans y songer, réunit, pour ainsi dire, à elle seule, ce qui composait le mérite des deux femmes que je viens de citer. Jamais on ne cacha sous le voile de la modestie un plus grand amour des hautes sciences, un savoir plus profond et plus varié, fruit de longues et d’austères études. Jamais surtout on n’expia les rares avantages de la supériorité par une simplesse plus touchante, par une bonté plus communicative… Et cette femme, dont il est si profitable et si doux pour le moraliste observateur d’étudier les mouvements de l’âme, l’inaltérable raison, la grâce naturelle et l’imagination féconde…… c’est Mme Anne-Alexandrine Aragon.

Je la vois rougir, en m’entendant prononcer son nom et révéler ici tous ses droits à être classée parmi les femmes célèbres de notre époque ; mais dussé-je faire souffrir sa modestie, je prétends prouver ce que j’avance par la récapitulation des productions qui déjà signalent cette femme de lettres.

Mme Aragon naquit au sein de la philanthropie. Mme Gloux, sa mère, dont on ne saurait trop honorer la mémoire, fut la fondatrice du bel établissement de Sainte-Périne de Chaillot, devenu l’asile de tant de personnes recommandables. Ce fut là qu’on vit la jeune Alexandrine se livrer à l’étude des langues étrangères, qui depuis lui fit publier l’Histoire d’Angleterre, traduite de Goldsmith, et qu’elle continua jusqu’à l’époque de la mort de Napoléon : cet important ouvrage, composant 6 vol. in-8e, parut en 1825.

Deux ans après, Mme Aragon fit paraître, en 3 vol., les Mémoires d’Élisabeth, de miss Lucie Aykin ; et dans la même année, sa charmante traduction de l’Épicurien, de Thomas Moore, qui, conçu dans l’esprit le plus philosophique, retrace dans un touchant épisode le triomphe du christianisme sur le paganisme. La traductrice a reproduit avec bonheur la grâce et la poésie de l’original.

Quoique l’étude des sciences soit presque toujours étrangère aux femmes qu’elle effraie, Mme Aragon, jeune encore, sembla s’adonner de prédilection à tout ce qui annonce et exige un esprit grave, des goûts austères et studieux. Parmi ses ouvrages, on remarque des articles de géologie propres à rendre cette science aimable à ceux qui souvent seraient le moins portés à s’en occuper ; des articles de physiognomonie où se montrent autant de finesse d’esprit que de connaissances positives du cœur humain ; des descriptions historiques et critiques de villes de France, d’Angleterre et d’Italie, et de monuments du moyen âge, pleines d’observations justes et d’aperçus piquants et variés. Un de ses ouvrages les plus importants, et qui seul suffirait pour fonder une haute réputation, est son Dictionnaire universel de Géographie moderne, destiné principalement aux gens du monde. Cet ouvrage, en 2 vol. in-4o, se distingue non-seulement par un grand savoir et de nombreuses recherches, mais encore par un style clair, élégant, et surtout par des développements curieux et attachants. Enfin Mme Aragon rédige en ce moment le texte d’un atlas géographique, statistique et historique des communes environnant Paris ; et met en ordre des observations intéressantes qu’elle a faites pendant son voyage en Suisse : ces nouveaux écrits prouvent autant que ceux déjà cités, un amour infatigable de l’étude, le désir constant de rendre utile une imagination brillante et richement ornée. »… Voilà pour la femme érudite et vouée à la science. Passons maintenant à ces productions d’un autre genre, qui prouvent une grande souplesse d’esprit, une habitude d’observations à la fois critiques et gracieuses ; en un mot, une parfaite connaissance des mœurs du siècle, une étude approfondie du cœur humain. Parcou¬ rons dans plusieurs recueils à la mode, et notamment dans le Journal des Femmes, les nombreux articles dont chaque jour les enrichit Mme Aragon. Suivons-la dans ses aimables délassements, et voyons-la peindre tour à tour avec âme, esprit et malice de bon ton : les Jeune France ; 1‘Histoire de la danse ; le Jugement des hommes sur les écrits des femmes ; la Nouvelle littérature ou lespuis¬ sances d’argent ; la Politesse ; F Instruction des femmes au dix-neuvième siècle ; l’Influence de la mode ; les Vieux habits ; la Folie ; les Célibataires ; les Soleils ; la Femme de bon sens….. Lisons surtout, avec l’intérêt qu’il mérite, l’un de ses articles les plus récents : les Convenances quil faut observer dans le choix des sociétés, et l’importance de ce choix pour les mères de famille. Nous découvrirons à chaque page, à chaque mot, la touche délicate d’une femme de bien qui peint avec franchise, et qui s’aban¬ donne à tout l’élan d’un noble cœur ; nous serons frappés de la vérité, de la brillante variété de ces divers tableaux de mœurs, où toutes les figures sont parlantes, toutes les poses des nombreux personnages naturelles ; en un mot, où la scène du monde est retracée avec une fidélité qui charme, étonne, entraîne, effraie, corrige en riant et rend meilleur.Qu’a fait de plus Mme de Sévigné ?

Et pourtant, si vous abordez cette femme de talent et de mérite, si le hasard vous place auprès d’elle dans un cercle, vous croirez, à son extérieur simple et sans pré¬ tention, à sa conversation timide et réservée, que c’est une femme d’un mérite ordinaire, et qui n’a d’autre but que de ne pas être aperçue ; mais si vous parvenez, honoré de sa confiance et de son estime, à ces épanche¬ ments familiers où Ton s’apprécie à sa juste valeur, vous ne tarderez pas à reconnaître dans M œc Aragon un choix d’expressions, indice certain d’un grand savoir et d’un goût épuré ; vous serez attiré vers elle, non par cette pruderie qui ternit tout, jusqu’à la grâce ; non par cette adroite ambition de briller, qui n’est bien souvent chez les femmes qu’un riche ornement sur un tissu léger ; mais par cette raison douce, insinuante, donnant encore plus de charme à l’esprit ; mais par ces révélations mo¬ destes d’un talent créateur n’osant pas se montrer. Jamais vous n’entendrez s’échapper de la bouche de M B0 Aragon le moindre mot qui puisse nuire à quel¬ qu’un, ni blesser l’amouivpropre, même de ses rivales. Ce n’est en effet que l’impuissance de créer qui produit l’habitude de médire ; et la femme que je me suis chargé de peindre est convaincue plus que toute autre que l’honneur d’avoir de la science ne vaut jamais la peine qu’on éprouve à l’acquérir.

Je n’ai point l’avantage si précieux de la connaître particulièrement, et je n’ai fait qu’entrevoir son paisible et honorable foyer. Là, j’ai vu la plus tendre mère qui dirige ses enfants avec ce ton ravissant d’une sœur et d’une amie ; là, j’ai vu sa fille aînée, que non contente d’avoir dotée de tout ce qui charme les yeux, elle initie pour ainsi dire à ses secrets de bonheur, à cette pré¬ cieuse habitude de s’occuper sans cesse, et par là de méconnaître l’ennui qui souvent fait une femme légère, même de la plus estimable. Enfin là, j’ai vu cette égide maternelle couvrant sans cesse une fille chérie sans qu’elle s’en aperçoive, et la conduisant, par d’aimables causeries et des récits attachants, à cette connaissance du monde qu’on ne saurait trop étudier… J’ai cru voir une seconde Sévigné.

Récapitulant ensuite ces fidèles traductions de Gold- smith, de miss Aykin, et de Thomas-Moore, ce Diction¬ naire de géographie, et ces nombreux articles scientifiques et historiques qui exigent de profondes connaissances et d’austères travaux, je ne puis me défendre d’établir une comparaison méritée, entre l’auteur de ces savantes productions et M mc Dacier.

Je sais bien que l’envie, et surtout l’impuissance de produire, s’étonneront de me voir ainsi réunir ces deux beaux noms de Dacier et de Sévigné sur une femme de lettres des temps modernes ; elle-même, j’en suis sûr d’avance, me reprochera ce parallèle ; mais chargé d’es¬ quisser son portrait, j’ai dû peindre tout ce qui s’offrait à mes yeux et parlait à mon imagination. Habitué depuis un demi-siècle à faire une étude approfondie des femmes de tous les rangs, je n’écris que sous la dictée de mon cœur, que d’après ce que j’entends, ce que je vois. Heu¬ reux et fier d’avoir rencontré sur la fin de ma carrière tant de qualités réunies dans une seule femme, et ca¬ chées sous le voile épais de la modestie la plus constante, j’ose placer dans cette brillante galerie le portrait de M me Aragon, comme rappelant à la fois deux femmes eélèbres qui honorèrent le siècle de Louis XIV ; et tous ceux qui ont lu les nombreuses productions de cette dame, si remarquable, ceux-là surtout qui connaissent sa vie privée, avoueront, j’ose le croire, que je n’ai fait que retracer fidèlement mon modèle.


Bouilly.


Mme Guizot.



Mme GUIZOT

(née Pauline de Meulan).


Certains esprits, en arrivant dans ce monde, et pres¬ que dès la première jeunesse, y apportent une faculté d’observation sagace, pénétrante, en garde contre l’en¬ thousiasme, tournée directement au vrai, et sensible avant tout au ridicule, au travers, à la sottise. Quand la plupart des esprits élevés débutent par la passion, tantôt par une sorte d’illusion confiante, gracieuse et pastorale, tantôt par une misanthropie plus superbe et plus rebelle ; quand aux uns le monde s’ouvreriant et enchanté comme à Paul et à Virginie, aux autres plus altier, plus sévère et imposant, comme à Émile et à Werther ; pour les na¬ tures tout aussitôt mûres et prudentes dont nous voulons parler, l’apprentissage est plus de plain-pied, moins hasardeux ; le monde, dès l’abord, ne se découvre ni si riant, ni si solennel, ni si contraire ; il vaut à la fois moins et mieux que cela. La plupart des hommes, après la jeunesse passée, reviennent à un sens exact des cho¬ ses. Ceux qui ont commencé par l’enthousiasme confiant et innocent ont appris à force de mécomptes a connaître le mal, et souvent, en cet âge de l’expérience chagrine, ils deviennent enclins à lui faire une trop grande part. Quand M. de La Rochefoucauld ne fut plus amoureux ni frondeur, il se surfit sans doute un peu la malice humaine, contre laquelle l’excitaient encore sa goutte et ses mauvais yeux. Ceux qui l’ont pris d’abord de très haut avec les choses, et qui ont été d’âpres stoïciens et des rêveurs sombres avant vingt-cinq ans, se rabattent, au contraire, en continuant de vivre, et deviennent plus indulgents, plus indifférents du moins. L’auteur de Wer¬ ther, s’il a jamais un moment ressemblé à son héros, serait une belle preuve de cet apaissement graduel, dont on pourrait citer d’autres exemples moins contestables. Mais les esprits essentiellement critiques et moralistes n’ont le plus souvent besoin ni de grands mécomptes, ni de désabusements directs, pour arriver à leur plein exer¬ cice et à leur entier développement. Ils sont moralistes en un clin d’œil, par instinct, par faculté décidée, non par lassitude ni par retour. Boileau n’eut pas besoin de traverser de vives passions et des torrents bien amers pour tremper et appliquer ensuite autour de lui son vers judicieux et incisif. Malgré le peu qu’on sait de la vie de La Bruyère, je ne crois pas qu’il ait eu besoin davan¬ tage de grandes épreuves personnelles pour lire, comme il l’a fait, dans les cœurs. Cette faculté-là, cette vue se déclare dès la jeunesse en ceux qui en sont doués. Vau- venargues nous apparaît de bonne heure un sage. Dans cette famille illustre et sérieuse des moralistes, qui, de La Rochefoucauld et de La Bruyère, se continue par Vauvenargues et par Duclos, M me Guizot est l’auteur le dernier venu, et non, à ce titre, apprécié encore.

Le moraliste, à proprement parler, a une faculté et un goût d’observer les choses et les caractères, de les prendre n’importe par quel bout selon qu’ils se présentent. et de les pénétrer, de les approfondir. Pour lui, pas de théorie générale, de système ni de méthode. La curiosité pratique le dirige. Il en est, pour ainsi dire, à la bota¬ nique d’avant Jussieu, d’avant Linnée, à la botanique de Jean-Jacques. Ainsi, toute rencontre de société, toute personne devient pour lui matière à remarque, à dis¬ tinction ; tout lui est point de vue qu’il relève. Son amu¬ sement, sa création, c’est de regarder autour de lui, au hasard, et de noter le vrai sous forme concise et pi¬ quante. Un individu quelconque, un fâcheux, un insi¬ gnifiant, passe, cause ; on l’observe, il est saisi. On lit un livre, dès la préface on en tire la connaissance de l’auteur, on entre dans sa pensée ou on la contredit ; à la vingtième page, que de réflexions le livre a déjà fait naître ! l’esprit a presque fait son volume à propos de celui-là. La critique littéraire n’est jamais pour l’esprit moraliste qu’un point de départ et qu’une occasion. —On assiste à la représentation d’une pièce de théâtre ; que de contradiction aussi ou de développement on y ap¬ porte! On ne se dit pas seulement : «Gela est bon ; « cela est mauvais ; je suis amusé ou ennuyé. » On refait, on converse en soi-même ; on revoit en action les carac¬ tères, non pas au point de vue de la scène, mais selon le détail de la réalité ; Tartufe suggère Onuphre. Le mo¬ raliste va ainsi, avec intérêt, mais sans hâte, au fur et à mesure, sachant et annotant quantité de choses sur quantité de points. Quant au lien général et aux lois mé¬ taphysiques, il ne s’y aventure pas ; il est plus de tact que de doctrine, particulièrement occupé de l’homme civilisé, de l’accident social, et il s’en tient dans ses énoncés à quelques rapprochements pour lui manifestes, sûr après tout que les choses justes ne se peuvent jamais contrarier entre elles. La Bruyère me semble le modèle excellent du moraliste ainsi conçu. De nos jours je ne me figure pas un La Bruyère. Nous avons, dit-on, la liberté de la presse ; mais un livre comme celui de La Bruyère trouverait-il grâce devant nos mœurs ? Le pau¬ vre auteur serait honni, j’imagine, toutes les fois qui) sortirait de la maxime et qu’il en viendrait aux originaux en particulier. Les gentilshommes de Versailles enten¬ daient mieux la raillerie que plusieurs de nos superbes modernes. Une autre raison plus fondamentale entre autres, qui rend le La Bruyère difficile de nos jours, c’est qu’on ne sait plus bien ce que sont certains défauts aux¬ quels le moraliste jette tout d’abord un coup d’œil péné¬ trant, et que sa sagacité évente pour ainsi dire. Un mot, par exemple, qu’on ne dit plus guère jamais, et sur le¬ quel pourtant vivaient autrefois les moralistes, les sati¬ riques et les comiques, est celui de sot : c’est qu’on n’est plus très sensible à ce défaut-là ; et la sottise, un peu de sottise, si elle se joint à quelque talent, devient plutôt un instrument de succès. Un peu de sottise à côté de quelque talent, c’est comme une petite enseigne qu’on porte avec soi, et sur laquelle est écrit : Regardez ma qualitéi Or, nous vivons dans un temps où le public aime autant être averti d’avance et officieusement sur les qualités d’un quelqu’un que d’avoir à les découvrir de lui-même. Mais au moment où nous avons à parler d’un moraliste excellent, ne désespérons pas trop dé l’avenir d’un genre si précieux, et qui, jusqu’à ces der¬ niers temps, n’avait jamais chômé en France. Mme Guizot l’a dit en je ne sais plus quel endroit ; Quand il se pro¬ duit dans un ordre de choses un inconvénient qui se renouvelle et dure, toujours il survient, et bientôt, des gens d’esprit pour y remédier.

M me Guizot a été plus connue et classée jusqu’ici comme auteur de remarquables traités sur l’éducation que comme moraliste à proprement parler. Les deux volûmes recueillis sous le titre de Conseils de Morale la montrent pourtant sous ce jour, mais pas aussi à l’ori¬ gine, pas aussi nativement, si je puis dire, qu’une étude attentive de son talent nous l’a appris à connaître. Ses brillants débuts de moraliste sc rattachent surtout à une partie de sa vie qui confine au XVUI C siècle, et qu’on a moins relevée que ses derniers travaux.

M l,c Pauline de Meulan, née en 1773, à Paris, fut éle¬ vée au sein des idées et des habitudes du monde distin¬ gué d’alors. Son père, M. de Meulan, receveur général de la généralité de Paris, jouissait d’une grande fortune à laquelle il faisait honneur avec générosité et bon goût ; sa mère, demoiselle de Saint-Chamans, était de qua¬ lité et d’une ancienne famille noble du Périgord, qui eut même des représentants aux croisades. La société ordinaire qui fréquentait la maison de M. de Meulan ne différait pas de celle deM.Necker, deM.Turgot ; c’étaient MM. de Rulhière, de Condorcet, Champfort, De Vaines, Suard, etc. M. de Meulan avait pris pour secrétaire à gros appointements Collé, dont M l,e de Meulan, dans le Publiciste, jugea plus tard les Mémoires, et à qui elle reconnaissait, à travers la gaieté, beaucoup d’honneur et d’élévation d’âme. Fort aimée de sa mère, fort sé¬ rieuse, intelligente mais sans vivacité décidée, assez maladive, la jeune Pauline passa ses premières années dans ce monde dont elle recevait lentement une pro¬ fonde empreinte, pins tard si apparente ; c’était comme un fond ingénieux, régulier et vrai, qui se peignait à loisir en elle, et qu’elle devait toujours retrouver. Rien d’ailleurs, dans cette enfance et dans cette première jeunesse, de cet enthousiasme sensible dont M He Necker, de sept ans son aînée, donnait déjà d’éloquents témoi¬ gnages. «Je ne me rappelle qu’imparfaitement Werther, «que j’ai lu dans ma jeunesse,» écrit-elle après quelques années, et il devait en être ainsi de bien des lectures qui ont le plus de prise sur les jeunes âmes et durant les¬ quelles la sienne ne réagissait pas. Aux approches de la révolution,1e mouvement commença de lui venir ; elle mettait de l’intérêt aux choses, au triomphe des opi¬ nions, qui, dans ce premier développement de 8 7 et de 89, étaient les siennes et celles du monde qui Tentourait. Mais les divisions ne tardèrent pas de se produire, et les secousses croissantes déjouèrent presque aussitôt ce pre¬ mier entrain de son âme. L’impression générale que lui laissa la révolution fut celle d’un affreux spectacle qui blessait toutes ses affections et ses habitudes, quoique plutôt dans le sens de ses opinions. Peut-être il tint à cela qu’elle n’ait pas eu plus de jeunesse. Ces deux idées contradictoires en présence lui posaient une sorte d’é¬ nigme oppressante et douloureuse. Sa raison approuvait et se révoltait à la fois dans une même cause. Ainsi s’ai¬ guisait en cette passe étroite un esprit que nous allons voir sortir de là ferme, mordant, incisif, très sensible aux désaccords, allant droit au réel et le détachant net¬ tement en vives découpures.

C’est aussi dans la même épreuve que cette âme sé¬ rieuse se trempait à la vertu. La mort de son père dès 90, la ruine de sa famille, le séjour forcé à Passy et les ré¬ flexions sans trêve durant l’hiver dur de 94 à 95, con¬ centrèrent sur le malheur des siens toutes ses puissances morales, et son énergie se déclara. C’est dans ce long hiver qu’un matin, en dessinant, elle conçut le soupçon, nous dit M. de Rémusat, qu’elle pourrait bien avoir de l’esprit 1 . L’idée qu’il y aurait moyen de se servir de cet esprit un jour, pour subvenir à des gênes sacrées, dut

T Nous évitous de reproduire diverses particularités qu’on aime à trou¬ ver dans la notice de 31. de Rémusat, tracée avec ce talent délié à la fois et élevé qu’on lui connaît, et dont il n f est que trop avare. mouiller à l’instant ses yeux de nobles larmes. Elle lut davantage ; elle lisait lentement ; son esprit fécond et ré¬ fléchi, dès les premières pages d’un livre, allait volon¬ tiers à ses propres pensées suscitées en foule par celles de l’auteur. Elle savait l’anglais et s’y fortifia ; cette lan¬ gue nette, sensée, énergique, lui devint familière comme la sienne propre. D’anciens amis de sa famille, MM. Suard et De Vaines, l’encouragèrent à de premiers essais avec une bienveillance suivie, attentive. Un piquant morceau écrit en 1807, des Amis dans le Malheur, me parait con¬ tenir. quelques allusions à cette situation des années précédentes. Tous les amis de M IIc de Meulan ne furent pas sans doute pour elle aussi essentiels, aussi effectifs que MM. De Vaines et Suard. Les mêmes personnes qui, plus tard, la plaignaient si charitablement d’être deve¬ nue journaliste, purent la faire quelquefois sourire ironiquement par leurs conseils empressés et vains. «Beaucoup d’amis à compter, disait-elle, sans pouvoir «y compter ; beaucoup d’argent à manier, sans pouvoir «en garder ; beaucoup de dettes, pas de créances, beau- «coup d’affaires qui ne vous rapportent rien. » Elle son¬ geait probablement dans ces derniers mots à scs propres embarras domestiques, à cette fortune de plusieurs millions, entièrement détruite, qu’elle sut arranger, liquider comme on dit, sans en rien sauver que la satis¬ faction de ne rien devoir. Elle déploya à ce soin, durant des années, une faculté remarquable d’action et d’en¬ tente des affaires, qu’elle contint du reste en tout temps à son intérieur.

Le premier essai littéraire de M n ° de Meulan fut un roman en un volume, intitulé les Contradictions ou Ce qui peut en arriver, et publié en l’an VII : elle avait vingt- six ans environ. Ce début me semble caractéristique, étant d’un auteur si jeune et femme. Le héros, au premier chapitre, s’éveille le décadi malin, heureux d’aller - se marier le même jour avec l’aimable et vive Charlotte. Son domestique, Pierre, espèce de Jacques le Fataliste. honnête et décent, l’habille en disant suivant son usage :

« Eh bien ! ne l’a vais-je pas toujours dit à Monsieur ?» On va chez la fiancée qui est prête, et de là à la municipa¬ lité où l’on attend ; mais l’officier municipal ne vient pas,’ sa femme est accouchée de la veille, il faut bien qu’il ait son décadi pour s’amuser avec ses amis et fêter la naissance de son enfant. «Ce sera pour demain,» se dit chacun, et l’on s’en revient un peu désappointé ;le rival, qui est de la noce en qualité de cousin de Charlotte, sourit ; l’optimiste Pierre répond à son maître tout irrité, par son mot d’habitude : « Qui sait ? » Le lendemain il pleut, on arrive trop tard à la municipalité, et l’officier n’y est déjà plus. Le surlendemain, il faut que le fiancé parte en toute hâte pour assister une vieille tante qui se meurt. Bref, de décadi en primidî, de primidi en duodi, de contre-temps en contre-temps, le mariage avec Char¬ lotte, qui est coquette, ne peut manquer de se défaire, le héros d’ailleurs étant lui-même assez volage et très irrésolu. La situation, qui semble d’abord piquante, se prolonge beaucoup trop et devient froide. L’enjouement qui persiste et revient perpétuellement sur lui-même a quelque chose d’obscur et de concerté ; mais pour avoir eu l’idée de faire un sujet de roman de ce guignon, en grande partie imputable au calendrier républicain et à l’imbroglio des décadi, primidi, etc., etc. ; pour s’être complue à ce cadre de petite ville de province, où figurent des personnages assez gracieux, mais nullement héroïques, des fâcheux, des coquettes, des irrésolus, il fallait obéir à un tour d’esprit, décidément original dans cet âge de jeunesse, à un sentiment prononcé des ridicules, des désaccords, des inconvénients : ainsi Despréaux débutait par une satire sur les embarras de Paris. On relèverait aisément dans les Contradictions, qu’on pourrait aussi bien intituler les Contrariétés, un certain nombre de jolies remarques sur les gens qui font les né¬ cessaires, sur les personnes dénigrantes. Voici un trait bien fin sur les évasions qu’on se fait à soi-même dans les cas difficiles : «Je ne sais, dit le héros du roman, si « tout le monde est comme moi, mais quand je me suis «longtemps occupé d’un projet qui m’intéresse beau¬ coup, quand la difficulté que je trouve à en tirer parti « m’a contraint à le retourner en différents sens, je me « refroidis et n’attache plus aucun prix à la chose à laquelle «l’instant d’auparavant je croyais n’en pouvoir trop met- « tre. » Et ailleurs : « Comme il arrive toujours lorsqu’on «est occupé d’un projet, si peu important qu’il puisse «être, j’oubliai pour un instant tous mes chagrins.» Que dirait de mieux un ironique de quarante-cinq ans, retiré du monde ? Ce qu’on appelle rêverie et mélancolie ne s’entrevoit nulle part ; mais il y a un touchant chapitre de rÉca de six francs qui rappelle tout à fait un cha¬ pitre à la Sterne écrit par M llc de Lespinasse. Henriette, qui finit par remplacer Charlotte dans le cœur du héros, petite personne de vingt-quatre ans, assez grasse et très fraîche, a du charme ; la fragile Charlotte est drôle, et non pas sans agrément. Ce héros qui a si peu de passion, légèrement bizarre comme un original de La Bruyère, et qui rêve une nuit si plaisamment qu’il va en épouser quatre, devient tendre à la fin quand il éclate en pleurs aux pieds d’Henriette t . Le style est bon, court, net, clair.


1 Guizot aimait à raconter que quand, jeune fille, elle essaya ce premier roman, elle s’étudia, pour qu’il réussit, à imiter certains traits de l’esprit du temps, quelques-uns même dont son innocence parfaite soupçonnait au plus la valeur. Elle les ajoutait à mesure qu’ils lui venaient à IVsprit, et sans scrupule, en se disant : c’tstpour ma mère / — • Si j’avais sans mauvaises locutions ; une fois pourtant il s’agit d’une personne qu’on n’aurait jamais connue sous un semblable rapport y une de ces manières de dire que ne toléraient Voltaire ni Courier ; M. Suard aurait dû ne point laisser passer cela ; il aurait coupé à la racine la seule espèce de défaut, plus tard reprochable à ce style si simple d’ailleurs, si vrai, et surtout fidèle à la pensée..

Il n’y a pas plus trace, dans les Contradictions, de sentimentalité religieuse, que de toute autre disposition rêveuse ou passionnée. Le rôle de Pierre, qui-se soumet en chaque chose à la Providence,” a un grain de raillerie douce et fine qui ne saurait choquer personne, mais qui n’est pas fait non plus pour exalter. Le bon Pierre, avons-nous dit déjà, est une sorte de Pangloss honnête, un Jacques le Fataliste qu’on peut accueillir. En pronon¬ çant, avec les ménagements convenables, ces noms tou¬ jours un peu suspects et mal sonnants, que ce nous soit une occasion d’ajouter qu’un des traits les plus mar¬ quants de l’esprit de M 1Ic de Meulan à ses débuts et dans les feuilletons du Publiciste où nous allons la voir, ç’a été de n’avoir aucune pruderie fausse, aucune délicatesse rechignée. Cette raison grave, cette conscience parfaite, ne traçait autour d’elle aucun cercle factice pour s’y enfermer. M u<5 de Meulan ne croyait pas déroger en ju¬ geant longuement Collé à la rencontre. Entre un feuille¬ ton sur la Princesse de Clèves et un autre sur Eugène de Rothelin, elle abordait franchement le roman de Louvet, et sans grosse indignation, sans se voiler, elle le persifflait comme prétendu tableau de mœurs, le convainquait de


« soupçonné plus, ajoutait-elle en racontant cela, j’aurais mis bien davan¬ tage, tant je me répétai» avec confiance : c’est pour ma mère ! * Cette agréable explication n’cmpéche pas le tour d’esprit général des Contra¬ dictions d’être d’instinct et non d’emprunt, naturel chez L’auteur et non fait exprès . faux, et le renvoyait aux couturières, marchandes de mode, garçons perruquiers et clercs de procureurs d’a¬ vant la révolution, pour lesquels il avait été fait sans doute. Mme Roland, qui trouvait ce roman joli, et qui précisément y cherchait avec un secret plaisir les mœurs d’une classe qu’elle détestait, serait devenue pourpre si elle avait lu le feuilleton de M Uc de Meulan, et aurait du coup été guérie.

Un endroit des Contradictions montre bien à quel point la pensée de M,,c de Meulan allait d’elle seule, et se for¬ mait en toutes choses ses propres jugements. C’est lors¬ que Pierre, encouragé par le médiocre enthousiasme de son maître devant la colonnade du Louvre, lui dit: « C’est beau sûrement ; mais, avec la permission de Mon¬ te sieur, on le trouve surtout ainsi parce qu’il faut venir «de loin. Car, pour moi, j’aime beaucoup mieux notre « église qui a différents dessins et des figures dans des «niches, que ces colonnes toutes semblables et qui ne «signifient rien.» Cette opinion sur le gothique, énoncée en l’an VII par la bouche de Pierre, a-t-elie d’autre por¬ tée que celle d’une boutade piquante? je ne l’oserai dire. Mais je retrouve plus tard M Uc de Meulan qui arrive à des opinions également neuves et justes en matière de poésie, par suite de cette même indépendance et droi¬ ture de raison. Dans deux feuilletons de novembre i 808, sur l’Usage des Expressions communes en Poésie, le criti¬ que partant d’un vers de Baudouin, où M. Lemercier avait mis chevaux au lieu de coursiers, essaie de déterminer lea conditions selon lesquelles on peut introduire en vers les expressions communes. Dans un autre feuilleton de mars 1809, sur le Christophe Colomb de ce même au¬ teur aujourd’hui si arrêté, si négatif, et qui était alors en veine de v .susciter toutes les questions nouvelles, le critique discute encore le mélange du comique et du tragique. Aucun faux scrupule, aucune tradition super¬ stitieuse ne gêne sa raison sagace dans ce délicat exa¬ men. Ce n’est ni parle côté pittoresque ni par les grands effets de contraste dramatique qu’elle traite les choses, et elle ne fait pas, selon moi, la part suffisante aux res¬ sources infinies du talent et à l’imprévu de l’art. Mais à chaque mot, on sent une personne d’idées, de goût sain et ingénieux, sans préjugés, allant au fond, et rationna- liste éclairée en toute matière.

La Chapelle d’Ayton, qui parut peu après les Contra¬ dictions, et qui offre bien plus d’intérêt romanesque, me semble avoir bien moins de signification comme dé¬ but et comme présage, du genre futur de l’auteur. M IIc de Meulan, s’étant mise à traduire les premières pages d’un roman anglais, Emma Courtney, se laissa bientôt aller à le continuer pour son compte et à sa guise. C’était la grande vogue alors des romans anglais avec force évé¬ nements et émotions. Notre jeune écrivain essaya de faire de la sorte et y réussit. Son imagination l’aida dans cette combinaison assez naturelle et surtout attendris¬ sante. Si on la compare à beaucoup des romans d’alors, la Chapelle d’Ayton paraîtra très raisonnable, très sobre d’exaltation, et pure de la sensiblerie régnante. L’auteur, ému mais toujours sensé, domine ses personnages, ses situations, les arrête, les prolonge ou les croise à son gré ; on y sent même trop cette combinaison de tête et l’absence de la réalité éprouvée et plus ou moins trahie. De jolies scènes domestiques, des intérieurs de famille, et la continuité aisée des caractères, attestent d’ailleurs cette portion de faculté dramatique, cette science de mise en scène et en dialogue dont Mme Guizot a fait preuve en bien d’autres ouvrages, dans ses Contes, dans VÉcolier, et jusque dans ses Lettres sur l’Éducation. Car à un degré modéré et dans les limites du moraliste, elle avait l’imagination inventive ; ses pensées, loin de rester à l’état de maxime, entraient volontiers en jeu et en conversation dans son esprit. Elle savait faire vivre et agir sous quelques aspects des caractères qui n’étaient pas de simples copies. Elle ne goûtait rien tant que ce don créateur là où il éclate dans sa merveilleuse plénitude. Molière, Shakspeare et Walter Scott étaient ses trois grandes admirations littéraires, les seules où il entrât de l’affection.

M. Suard avait fondé le Publiciste vers 1801. Ce que M. Guizot a si bien dit 1 sur le salon et la société de cet académicien distingué, se peut appliquer tout à fait à la feuille qui exprimait les opinions de son monde avec modération, urbanité, et d’un ton de liberté honnête. La

Le du dix-huitième siècle, éclairée ou intimidée par la révolution, a dit M. de Rémusat, formait l’esprit de ce recueil. La Décade, qui allait tout à l’heure devenir impossible, représentait cette philosophie dans ce qui lui restait d’ardeur non découragée et de prosélytisme, dans son ensemble systématique et ses doctrines générales, et embrassait à la fois la politique, la religion, l’idéologie, la littérature. Le Journal des Débats relevait sur tous les points la bannière opposée. M. Suard, l’abbé Morellet et leurs amis, qui étaient des partisans du dix- huitième siècle et non de la révolution, qui s’arrêtaient volontiers à d’Alembert sans passer à Condorcet, et demeuraient pratiquement fidèles à leurs habitudes d’esprit et à leurs goûts fins d’autrefois, ne se trouvaient pas réellement représentés par la Décade, et se trouvaient chaque matin soulevés et indignés autant qu’ils pouvaient l’être, par les diatribes et les palinodies du Journal des Débats ou du Mercure. Mlle de Meulan, introduite au Publiciste, dès l’origine, par l’amitié de M. Suard, y trouva donc une nuance suffisamment conforme à celle de sa pensée, et un cadre commode à des essais de plus d’un genre. Elle ne tarda pas à y exceller. Durant près de dix ans qu’elle écrivit dans cette feuille sur toutes sortes de sujets, sur la morale, la société, la littérature, les spectacles, les romans, etc., etc., on ne saurait se faire idée, à moins de parcourir les articles mêmes, du talent varié, de la fécondité et de la justesse originale qu’elle déploya. Tantôt anonyme, le plus souvent signant de l’initiale P., quelquefois de l’initiale R., ou sous une infinité d’autres, tantôt se répondant par un person¬ nage emprunté et controversant avec elle-même, atta¬ quant vivement les Geoffroy, les Fiévée, M. de La Harpe, M. de Bonald (car elle aimait la polémique et ne s’y épargnait pas), reprenant et jugeant, à l’occasion de quelque éloge académique ou de quelque réimpression, Vauvenargues, Boileau, Fénelon, Duclos, Mme de Sévi- gné, Mme de La Fayette, Mme Des Houlières, Ninon, M m * Du Châtelet, ne manquant pas de les venger des sottes atteintes ; caractérisant au passage Colin d’Harle- ville, Beaumarchais, Picard, Mme Cottin, M“ c de Souza ; dissertant de l’élégie, ou bien morigénant doucement Mme de Genlis ; sa verve de raison ne se ralentit point à tant d’emplois, et ne s’égare jamais aux vaines phrases. Elle a dit quelque part de la raison chez Boileau : « C’était en «lui un organe délicat, prompt, irritable, blessé d’un «mauvais sens comme une oreille sensible l’est d’un « mauvais son, et se soulevant comme une partie offen- « sée sitôt que quelque chose venait à la choquer. » 11 y a un peu de cette vivacité, de cette vigilance de raison, en M llc de Meulan, durant la période si active où nous l’allons suivre. Tout ce côté d’elle, critique littéraire, po¬ lémique philosophique, n’est pas connu autant qu’il le faudrait. Les deux volumes, intitulés Conseils de Mo¬ rale, ont été presque en entier formés de pages extraites çà et là dans ses articles, de débuts piquants et origi¬ naux de feuilletons à propos de quelque comédie du temps oubliée. Mais on a laissé en dehors ses jugements sur les auteurs. En parcourant avec un inexprimable intérêt ces feuilles nombreuses réunies par la piété do¬ mestique, il nous est venu le désir qu’un volume encore d’extraits, un volume plus littéraire que les Conseils de Morale, et conservant sans façon le cachet primitif, pût s’y ajouter et mettre en lumière, ou du moins sauver d’un entier oubli tant de jugements une fois portés avec rectitude et finesse, plus d’un trait précis qu’on devra moins bien redire en parlant des mêmes choses, et plus d’un qu’on ne redira pas.

Les premiers articles que M 1Ie de Meulan donna au Publiciste furent recueillis et réimprimés vers 1802 en un petit volume in-12 qui n’a pas été mis en vente. 11$ trouvèrent place aussi dans un volume des Mélanges que publia vers ce temps M. Suard. C’est à cette occasion que Mme de Staël, toujours empressée et en frais de bon cœur pour le mérite naissant, écrivait à cet académicien : «J’ai lu avec un plaisir infini plusieurs morceaux de vos Mélanges, et je n’ai pas besoin de vous dire à quelle distance je trouvais ceux signés P. de tous les autres. Mais dites-moi, je vous prie, si c’est M Ue de Meulan qui a écrit le morceau sur Vauvenargues et celui sur le Thibet, les Anglais, etc. C’est tellement supérieur, même à beaucoup d’esprit, dans une femme, que j’ai cru vous y reconnaître. » Ce dut être d’après la réponse qu’elle reçut de M. Suard, que M me de Staël écrivit à M Uc de Meulan pour lui offrir les sentiments d’une amie et la prier de vouloir bien user d’elle comme d’un ban¬ quier qui lui demandait la préférence. M lle de Meulan accepta de ces avances tout le parfum bienveillant qui s’en exhalait. Dans ces premiers articles d’elle, il avait été question de Mme de Staël. À propos d’une phrase de l’auteur de Malvina, de Mme Cottin, qui semblait dénier à son sexe la faculté d’écrire aucun ouvrage philosophique, le critique rappelait l’ouvrage récent de Mme de Staël sur la Littérature, et en prenait occasion d’y louer plus d’un passage, de relever plus d’un censeur, et de toucher à son tour quelques points avec une réserve sentie. Mme de Staël, qui y recevait d’ingénieux conseils tels que celui, par exemple, d’être plus sensible au concert qu’au bruit des louanges, n’en eut pas moins, comme nous voyons, une reconnaissance qui honore son cœur, de même que ces conseils honoraient la raison digne et fine de Mlle de Meulan.

Atala était appréciée, dans un article, parce critique si intelligent et si mûr au début, avec une admiration tempérée de très-judicieuses remarques. Et tout à côté de cet hommage rendu au vrai talent dans les rangs de la cause religieuse, Mlle de Meulan remettait à leur place le citoyen La Harpe et le citoyen Vauxcelles qui avaient pris sujet d’un article d’elle sur Y Éducation des Filles de Fénelon, pour se livrer, l’un en plein Lycée, l’autre je ne sais où, à la déclamation d’usage sur le fanatisme d’irréligion et aux autres lieux communs qui faisaient explosion alors. Dans une lettre à un ami qu’elle supposait méditant une brochure en faveur des philosophes, elle lui demande spirituellement pourquoi une brochure ? « Est-ce pour prouver que Voltaire est un grand poëte et Zaïre une pièce touchante, ou bien que le mot de philosophe n’est pas exactement le synonyme de septembriseur ? » Et de ce ton de douairière du Marais qu’elle affectionne : «La manie de votre âge, dit-elle en terminant, est de vouloir faire entendre la raison aux horames ; l’expérience du mien enseigne qu’il est plus sûr de les y laisser revenir ; que le temps les ramène d’ordinaire à la raison et à la vérité ; mais que la raison et la vérité n’ont presque jamais convaincu personne. » Cet esprit si expérimenté et si sûr qui débute par où d’autres sages finissent, patience ! nous le verrons se développer avec les ans, d’une étonnante manière, dans le sens de la foi, de l’enthousiasme et de la tendresse. Ces âmes économes de passion et bien conservées ont des retours d’élévation et de chaleur aux saisons où les autres, d’abord dissipées, faiblissent. Les nobles et tardives passions leur sortent souvent de dessous la raison profonde, comme le pur froment des derniers greniers du sage se verse dans la disette et dans l’hiver de tous. Ainsi de celle dont nous parlons : elle commence du ton de Duclos, elle finira en se faisant lire Bossuet. Mais n’anticipons pas.

Dès les premiers feuilletons du Publiciste, à la date de floréal an X, sous le titre de Pensées détachées s’en trou¬ vent quelques-unes du cachet le plus net, du tour le mieux creusé, — très-fines à la fois et très-étendues, très-piquantes et très-générales ; par exemple : « Un mot spirituel n’a de mérite pour nous que lorsqu’il nous présente une idée que nous n’avions pas conçue ; et un mot de sensibilité, lorsqu’il nous retrace un sentiment que nous avons éprouvé. C’est la différence d’une nouvelle connaissance à un ancien ami. » Et cette autre : « La gloire est le superflu de l’honneur ; et comme toute autre espèce de superflu, celui-là s’acquiert souvent aux dépens du nécessaire. — L’honneur est moins sévère que la vertu ; la gloire est plus facile à contenter que l’honneur ; c’est que plus un homme nous éblouit par sa libéralité, moins nous songeons à demander s’il a payé ses dettes. » — Elle entre à tout moment dans le vrai par le paradoxal, dans le sensé par le piquant, par la pointe pour ainsi dire ; il y a du Sénèque dans cette première allure de son esprit, du Sénèque avec bien moins d’imagination et de couleur, mais avec bien plus de sûreté au fond et de justesse : une sorte d ’humeur y donne l’accent. Elle aime à citer le philosophe Lichten¬ berg. Beaucoup de ces feuilletons sont autant de petites œuvres charmantes, faisant ensemble, se répondant l’un à l’autre par des situations qu’elle imagine, par des cor¬ respondances qu’elle se suggère. Elle sait s’y créer une forme, comme on dit. Mais son esprit ne se réservait pas à de certains jours. Bien des pensées durables, re¬ cueillies dans les Conseils de Morale, ont été discernées et tirées du milieu de quelque article sur un fade roman, sur un plat vaudeville ; elles y naissaient tout à coup comme une fleur dans la fente d’un mur r . Ces nom¬ breuses pensées qui ne se contrariaient jamais parce qu’elles étaient justes, et qui même se rejoignaient à une certaine profondeur dans l’esprit de M 11 * de Meulan, composaient pour elle une vue du monde et de la so¬ ciété plutôt qu’un ensemble philosophique sur l’àme et ses lois. Une femme qui a soutenu avec honneur un nom illustre, Mme de Condorcet, de quinze ans environ l’aî-

1 « Les amours de la jeunesse ont besoin d’un peu de surprise, comme celles qui viennent ensuite ont besoin d’un peu d’habitude. * ( 15 thermi¬ dor an xhi, à propos d’un roman, Julie de Saint-Olmont.)

« L’amour, la jeunesse, les doux sentiments de la nature, offrent bien autant de chances de vie que de mort, autant de moyens de consolation que de malheur. On ne succombe au regret que lorsqu’il n’existe plus aucun sentiment capable de vous en distraire ; et celui qui perd ce qu’il aime le mieux, n’en mourrai point, s’il aime encore quelque chose. » (12 prairial an xii, à propos d’un conte de Mme de Genlis. )

« Une femme arrivée au terme de la jeunesse ne doit plus supposer qu’elle puisse avoir commerce avec les passions, fut-ce même pour les vaincre ; on sent que sa force doit être dans le calme, et non dans le courage. » ( 19 avril 1806.) née de M Uc de Meulan, et qui se rattachait plus directe¬ ment au monde de la Décade, tentait vers cette époque dans ses Lettres à Cabanis sur la Sympathie une analyse, à proprement parler philosophique, sur les divers sen¬ timents humains. Dans cet essai trop peu connu, il se¬ rait possible de noter quelque trait qui se rapprocherait du genre de M,,c de Meulan, celui-ci par exemple, que « l’esprit est comme ces instruments qui surchargent et « fatiguent la main qui les porte sans en faire usage. » Mais en général la méthode est distincte et même oppo¬ sée. Une certaine passion, comme chez Helvétius, du bonheur universel, une croyance animée au vrai et un zèle de le produire (qui n’était pas encore venu à M,,c de Meulan), émeuvent cette lente analyse, circulent en ces pages abstraites, y mêlent en maint endroit la sensi¬ bilité et une sorte d’éloquence qui touche d’autant mieux qu’elle est plus contenue. Que le portrait de l’homme bienveillant et sensible a d’attrait austère 1 Et toutes les fois qu’elle a à s’occuper de l’amour, avec quelle complai¬ sance grave et triste elle le fait ! et comme cette coupe enchantée qui termine trahit bien l’irrémédiable regret jusqu’au sein des spéculations de la sagesse. Mme de Con¬ dorcet avait reçu la passion et le flambeau du dix- huitième siècle. M Ilc de Meulan n’en avait que le ton, le tour, certaines habitudes déjuger et de dire ; la passion, à elle, devait lui venir d’ailleurs.

11 serait agréable à coup sûr, mais trop minutieux et trop long, de relever dans les articles non recueillis de M“ c Guizot la quantité de droites et fines observations dont elle a marqué chaque auteur. Quoique la critique littéraire ne soit jamais le principal pour elle, elle y a laissé des traces que je regretterais de voir à jamais ef¬ facées. Duclos n’a jamais été mieux atteint de tout point que dans un feuilleton du 6 août 1810 ; Boileau est placé à son vrai degré de supériorité en plusieurs feuilletons de pluviôse an XIII. Elle n’était pas, comme esprit, sans quelque rapport avec lui, Boileau, sauf la prédominance, en elle, du côté de moraliste sur le côté littéraire. Elle savait à merveille la littérature anglaise, et en possédait les poètes, les philosophes ; on la pourrait rapprocher elle-même d’Addison et de Johnson, ces grands critiques-moralistes. Je trouve en juillet et août 1809 des articles d’elle sur Colin d’Harleville ; elle distingue en son talent deux époques diverses séparées par la révolution, l’une marquée par des succès, l’autre par des revers ; dans cette dernière, Colin, très-frappé du bouleversement des mœurs, essaya de les peindre et y échoua : a Car, dit-elle, ce n’était point la société que « Colin d’Harleville était destiné à peindre ; ses observations portent plutôt au dedans qu’au dehors de lui-même ; il peint ce qu’il a senti plutôt que ce qu’il a vu, etc. » Le nom de Colin d’Harleville restera dans l’histoire littéraire, et on courrait risque, en ignorant ce jugement d’un coup d’œil si sûr, de voir et de dire moins juste à son sujet On réimprimait et on publiait alors, vers 1806, chez Léopold Collin, une quantité de lettres du dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle, de Mlle de Montpensier, de Ninon, de Mme de Coulanges, de Mlle de Launay, etc. ; Mlle de Meulan en parle comme l’eût fait une d’entre elles, comme une de leurs contemporaines, un peu tardive. Elle dit de Mme Des Houlières : « Ses idylles n’ont peut-être d’autre défaut que de vouloir absolument être des idylles… Elle a mis de l’esprit partout, et des fleurs où elle a pu. » — « Le talent de Mme Cottin ne permet guère de le juger, dit-elle, que lorsque les émotions qu’elle a fait naître sont passées, et ces émotions durent longtemps. » Elle dit du style de Mme de Genlis qu’il est toujours bien et jamais mieux[2]. Avec tant de qualités délicates et ingé¬ nieuses qui faisaient d’elle une dernière héritière de Mme de Lambert, elle avait des qualités fortes ; la polémique ne l’effrayait pas ; les coups qu’elle y portait, dans sa politesse railleuse, étaient plus rudes que ceux que le poëte attribue à Herminie. Que de fois elle s’est plu à rabattre, avec gaieté et malice, la cuistrerie de Geoffroy et consorts, même sur le latin qu’elle savait un peu ! Mais sa plus mémorable querelle, et qui mériterait d’être reproduite, fut celle qu’elle soutint en vendémiaire et brumaire an XIV contre M. de Bonald. L’auteur de la Législation primitive avait démontré au long dans le Mercure, selon la méthode des esprits violents ou paradoxaux voués aux thèses absolues, qu’il y avait nécessité d’être athée pour quiconque n’était pas chrétien et catholique. Mlle de Meulan, sous le masque du Disputeur, releva le raisonnement opiniâtre avec un persiflage amer et sensé : « Il faut bien se disputer, monsieur, sans cela la vie a beau être courte, elle serait en vérité trop longue… C’est un trésor pour moi que votre raisonnement contre le déisme… Quoi! monsieur, la vérité nécessairement dans l’un ou l’autre extrême ! et cela parce qu’une même proposition ne peut être plus ou moins vraie ! etc. » Un défenseur officieux de M. de Bonald intervint pendant la querelle, et, dans des lettres adressées au Publiciste, essaya de pallier le paradoxe de son ami, et aussi d’inculper le ton de raillerie dont avait usé le Disputeur. C’est alors que celui-ci répondit au tout par une dernière et vigoureuse lettre qui s’élève à des accents éloquents. Après avoir cité ce mot d’un ancien, que toute pensée qui ne peut supporter l’épreuve de la plaisanterie est au moins suspecte, après avoir rappelé Pascal sur la Grâce, Boileau sur l’Amour de Dieu, et M. de La Harpe lui-même plaisantant les Théophilanthropes, Mlle de Meulan renvoie à ses adversaires le reproche du danger qu’ils croyaient voir pour les idées religieuses en ces prises à partie trop vives : « Vous traitez dans les journaux ce que vous ne voulez pas qu’on traite à la manière des journaux !… Vous y parlez de la religion ! Qui ne peut en parler comme vous ?… Un homme pourra être l’opprobre de la littérature et se constituer le soutien de la religion ; et les amis de la religion applaudiront ; et il semblera que, trop heureuse qu’on lui trouve des défenseurs, on l’abandonne aux mains qui daignent la servir… Non, monsieur, vous réserverez à des discussions, qui ne sont pas faites pour la multitude, des asiles « plus inviolables, des voix plus incorruptibles…, etc… » et toute la fin de la lettre. Ainsi le combat allait bien à cette âme ; elle naissait à la passion sérieuse du vrai, à la chaleur de la raison.

Il était difficile qu’on ne parlât pas beaucoup dans le monde des articles de M Uc de Meulan, et qu’on n’en par¬ lât pas en divers sens. Un talent si élevé, une franchise de plume si à l’aise en chaque sujet, n’éveillaient pas toujours une bienveillance très-sincère. On ne pouvait refuser l’estime à l’écrivain, on se rejetait sur les conve¬ nances particulières à la personne. Ces amis qu’on a dans le malheur et qu’elle a si bien relevés, ces amis de Job, en tout temps les mêmes, la plaignaient assez haut de cette nécessité où elle était, femme et ainsi née, d’écrire des feuilletons, surtout des feuilletons de théâtre. En¬ nuyée de cette compassion maligne, elle y répondit ad¬ mirablement, le 18 décembre 1807, par une lettre d’une femme journaliste à un ami : « On censure donc mes feuil¬ letons, mon ami, c’est en vérité leur faire bien de «l’honneur ; mais la critique s’étend, dites-vous, jusque «sur moi, sur. le parti que j’ai pris d’écrire dans un «journal, et surtout d’y rendre compte des nouveautés « théâtrales… Ce reproche que l’on me fait, c’est donc «que je suis femme, car ce ne peut être de ce que je « suis journaliste. Ceux de mes censeurs qui me connais- «sent savent trop bien pourquoi je le suis. Mais ne «craindraient-ils pas d’avoir un reproche à se faire à «eux-mêmes, si, par une opinion légèrement énoncée, « ils parvenaient à m’ôter ou du moins à me rendre plus « difficile le courage dont j’ai pu avoir besoin pour sa- «crifier à ce que je regardais comme un devoir, des «convenances que mon éducation et mes habitudes « m’avaient appris à respecter. Je les connais, vous le «savez, mon ami, ces convenances, qui font du rôle de «journaliste le plus bizarre peut-être que pût choisir une «femme, si elle pouvait l’adopter par choix… Oh! je « vous assure qu’il ne leur paraît pas, à vos amis, si ri- «dicule qu’à moi, car ils ne Font pas vu de si près. S’ils « connaissaient comme moi les graves intérêts qu’il faut « ménager, les importantes considérations dont il faut « s’occuper, et les risibles griefs auxquels il faut répon- «dre, et les hommages bien plus risibles qu’il faut « recevoir, et tout ce tracas de petites passions dont la «solitude d’une femme n’empêche pas que le bruit ne « parvienne jusqu’à elle ; s’ils voyaient au milieu de tout « cela un travail sans attrait pour l’esprit et sans dédom- «magement pour l’amour-propre, alors je leur permet- « trais de dire ce qu’ils en pensent, et de penser, si cela «leur convenait, que je l’ai entrepris pour mon plaisir. « — Qu’ils ne songent pourtant pas à m’en plaindre, cela « serait aussi déraisonnable que de m’en blâmer :

« Ce que j*aî fait, Abner, j*ai cru le devoir faire ;


« J e le crois encore, et ne vois pas de raison pour m’affliger « maintenant des inconvénients que j’ai prévus d’abord « sans m’en effrayer. Vous savez avec quelle joie je m’y «suis soumise, et dans quelle espérance ; vous m’avez «peut-être vue même les envisager avec quelque fierté, « en prenant une résolution dont ces inconvénients fai- « saient le seul mérite. Eh bien ! rien n’est changé ; pour- « quoi mes sentiments le seraient-ils ? etc., etc. » Voilà bien la femme saintement pénétrée des idées de devoir et de travail, telle que la société nouvelle de plus en plus la réclame, telle que M""® Guizot sera toute sa vie ; sortie des salons oisifs et polis du dix-huitième siècle, et l’exemple de la femme forte, sensée, appliquée, dans le premier rang de la classe moyenne.

C’est dans le cours de cette longue collaboration au Publiciste, qu’eut lieu un incident souvent raconté, pres¬ que romanesque, autant du moins qu’il était possible entre personnes d’ordre et d’intelligence, et qui eut des conséquences souveraines sur la destinée de M I,e de Meulan. Au mois de mars 1807, sous le coup de nou¬ velles douleurs domestiques, et dans un grand déran¬ gement de santé, elle se vit forcée d’interrompre un moment son travail ; mais une lettre arrive, qui lui offre des articles qu’on tâchera de rendre dignes d’elle durant tout le temps de l’interruption. L’auteur de la lettre non signée, et des articles qu’après quelque première diffi¬ culté elle agréa avec reconnaissance, était M. Guizot. Très-jeune, obscur encore, ii avait entendu parler à M. Suard de M 1,c de Meulan, de sa situation, et il avait écrit. On trouve en effet, dan» le Publiciste de ces mois, un certain nombre d’articles de mélanges, de littérature et de théâtre, signés F. Cette circonstance singulière lia bientôt ces deux esprits éminents, beaucoup plus que le rapport assez inégal des âges, et même le désaccord des opinions, ne l’eussent probablement permis sans cela. M. Guizot arrivait dans le monde avec des convic¬ tions philosophiques, religieuses, très-prononcées, et qui avaient quelque chose alors de la rigueur absolue de la jeunesse. Hostile au dix-huitième siècle et à son scep¬ ticisme, plus qu’à la révolution dont il acceptait les résultats, sauf à les interpréter et à les modifier, il ren¬ contrait une disposition assez contraire chez M 110 de Meulan. Celle-ci, de plus, avait un peu pour idée, nous l’avons vu, «que le temps seul ramène les hommes à là «raison et à la vérité ; mais que la raison et la vérité « n’ont presque jamais convaincu personne. » Elle disait encore que « la raison, par malheur, n’est faite que pour «les gens raisonnables.» Le jeune homme, sorti de Nîmes et de Genève, ayant gardé des ferveurs du calvinisme, une croyance de christianisme unitairien et une sorte d’enthousiasme rationnel, se sentait le devoir et le besoin d’aller à un but, d’y pousser les autres, de con¬ vaincre, de faire preuve au dehors de cette pensée avant tout influente et active. En un mot, en se rencontrant tout d’abord, Mlle de Meulan et lui, à une grande élévation d’idées, ils y arrivaient partis d’origines intellectuelles diverses et presque contraires. Il est bien vrai que, durant ces années de long et sérieux travail, Mlle de Meulan avait de plus en plus appris à se vouer au vrai, à le croire utile, à le défendre, à se passionner au moins indirectement pour lui, en cherchant querelle à toute erreur, et aussi à régler chaque acte de sa vie sévère par l’empire, déjà religieux, de la volonté et delà raison. Ce ne fut pourtant pas le «moindre triomphe de l’esprit de M. Guizot que de conquérir, d’échauffer par degrés à ses convictions, à ses espérances, et de renouveler enfin, en se l’associant, cet autre esprit déjà fait, auquel longtemps le cadre de M. Suard avait suffi, et qui semblait avoir atteint sa maturité naturelle dans une originalité piquante.

Au reste, en voyant ce qu’il donna, on conclurait ce que lui-même il reçut On ne conquiert, on n’occupe si intimement un esprit de la force de Mlle de Meulan, qu’en modifiant le sien propre et en l’assouplissant sur bien des points. Dans ces sortes d’actions réciproques, chacun même tour à tour semble avoir triomphé, selon qu’on examine l’autre. Et ici, tout en gardant la direction dans l’influence, l’esprit victorieux dut subir et ressentir une part essentielle dans le détail, en diminution d’idées absolues, en connaissance précoce du monde et maniement de la société et des hommes.

Le mariage n’eut lieu qu’en avril 1812. À partir de ce temps, une seconde époque, celle dans laquelle elle est plus connue, commence pour Mme Guizot. La chaleur des affections se fortifie en elle de l’ardeur des convictions, et ce double feu, moins brillant qu’échauffant, va jusqu’au bout animer et nourrir ses années de sérieux bonheur. Ce n’est plus à un moraliste de la fin du dix-huitième siècle que nous aurons affaire, c’est à un écrivain de l’ère nouvelle et laborieuse, à une mère attentive et enseignante qui sait les épreuves et qui prépare des hommes, à un philosophe vertueux occupé de faire sentir en chaque ordre l’accord du droit et du devoir, de l’examen et de la foi, de la règle et de la liberté. Sa forme sera moins vive que par le passé, moins incisivement paradoxale, moins insouciante avec légère ironie. Le sentiment continu du réel, du vrai, du bien, dominera et dirigera en tout point l’ingénieux. Avec des principes fixes et élevés, tout d’elle tendra désormais à un but pratique. Elle préluda en cette voie, dès après son mariage, par des articles, contes et dialogues, insérés dans les Annales de l’Éducation, recueil qu’avait fondé M. Guizot, et que les événements de 1814 interrompirent. Elle publia vers ce temps les Enfants, contes, premier ouvrage auquel elle attacha son nom, guidée par un sentiment de responsabilité morale. Elle reprit en 1821 cette suite de travaux, naturellement suspendue durant les premières années politiques de son mari, elle les reprit par zèle du bien et par honorable nécessité domestique, et l’on eut successivement Raoul et Victor ou l’Écolier (1821), les Nouveaux Contes (1823), les Lettres de Famille sur l’Éducation, son véritable monument (1826) ; une Famille ne parut qu’en 1828, après sa mort. Dans tous ces ouvrages (les Lettres de Famille exceptées, qu’il faut considérer à part), une invention heureuse, réalisée, attachante, où l’auteur ne perce jamais, revêt un sens excellent. Celle qui, à vingt-cinq ans, avait débuté par se faire personne d’un certain âge ou même douairière du Marais, entre non moins exactement, à mesure qu’elle vieillit, dans les divers personnages de ce petit monde de dix à quatorze ans, en y apportant une morale saine, la morale évangélique, éternelle, qui s’y proportionne sans s’y rappetisser. « Son idée favorite, son idée chérie, est-il dit dans la préface d’une Famille, c’était que la même éducation morale peut et doit s’appliquer à toutes les conditions : que, sous l’empire des circonstances extérieures les plus, diverses, dans la mauvaise et dans la bonne fortune, au sein d’une destinée* petite ou grande, monotone ou agitée, l’homme peut atteindre, l’enfant peut être amené à un développement intérieur à peu près semblable, à la même rectitude, la même délicatesse, la même élévation dans les sentiments et dans les pensées ; que l’âme humaine enfin porte en elle de quoi suffire à toutes les chances, à toutes les combinaisons de la condition humaine, et qu’il ne s’agit que de lui révéler le secret de ses forces, et de lui en enseigner l’emploi. » Comment Mme Guizot, de raison un peu ironique, d’habitudes d’esprit un peu dédaigneuses qu’elle était, se trouva-t-elle conduite si vite et si directement à cette idée plénière de véritable démocratie humaine ? Comment en fit-elle l’inspiration unique et vive de tous ses ouvrages qui suivirent? Elle était devenue mère. Son sentiment filial avait été très-ardent, très-pieux ; son amour maternel fut au delà de tout, comme d’une personne mariée tard, s’attachant d’une force sans pareille à un fils qu’elle n’avait pas espéré, et sur lequel, selon l’heureuse expression d’un père, elle a laissé toute son empreinte. Ses ouvrages sur l’éducation furent donc à ses yeux un acte d’amour et de devoir maternel ; dans la préface des Lettres de Famille, elle n’a pu se contenir sur ce cher intérêt, comme elle l’appelle. Avant d’être mère, clic travaillait, elle écrivait pour soutenir sa mère, mais c’était tout. Elle pouvait douter de l’action de la vérité et de la raison parmi le monde ; elle voyait le mal, le ridicule, la sottise, et n’espérait guère. Une fois mère, elle conçut le besoin de croire à l’avenir meilleur, à l’homme perfectible, aux vertus des générations contemporaines de son enfant. Elle comptait médiocrement sur l’homme, elle ne vit de moyen de l’améliorer que par l’enfance et se mita l’œuvre sans plus tarder. Ceux qui ne sont ni mère ni père, et qui n’ont pas la foi pare et simple du catéchisme, s’ils savent un peu le monde et la vie, arrivés à trente ans, sont bien embarrassés souvent en face de l’enfance. Que lui dire, à cet être charmant et rieur, mais ayant le germe des défauts déjà? Comment l’initier par degrés à la vie, l’éclairer sans le troubler, le laisser heureux sans le tromper ? On fait alors, si l’on est sensible, comme Gray, qui, revoyant le collège d’Eton et les jeux des générations folâtres, se dit après avoir souri d’abord à leurs ébats et se les être décrits complaisamment :

Hélas ! devant La bergerie,
Agneaux déjà marqués du feu,
La troupe, de plaisir, s’écrie
Sans regarder la fin du jeu.
Courant a si longue baleinée,
Ils n’ont pas vu la Destinée
Se tapir au ravin profond.
Oh ! dites-leur la suite amère,
Lot de tout être né de mère ;
Homme, dites-leur ce qu’ils sont !

Faut-il en effet vous le dire,
Enfants? faut-il les dénombrer
es maux, ces vautours de délire
Que chaque cœur sait engendrer ?
Notre enfance aussitôt passée,
Au seuil l’injustice glacée

Fait révolter un jeune sang ;
Refus muet, dédain suprême,
Puis l’aigreur qu’en marchant on sème,
Hélas! que peut-être on ressent !


Chacun souffre ; un cri lamentable
Dit partout l’homme malheureux,
L’homme de bien pour son semblable,
Et les égoïstes pour eux.
Ce fruit aride des années,
Qu’à nos seules tempes fanées
Un œil jaloux découvrirait ;
Ce fond de misère et de cendre,
Enfants, faut-il donc vous l’apprendre ?
En faut-il garder le secret ?

Le bonheur s’enfuit assez vite,
Le mal assez tut est venu ;
S’il est vrai que nul ne l’évite.
Assez tôt vous l’aurez connu.
Jouez, jouez, âmes écloses.
Croyez au sourire des choses
Qu’un matin d’or vient empourprer !
Dans l’avenir à tort on creuse ;
Quand la sagesse est douloureuse,
Il est plus sage d’ignorer.


Mais du moment qu’on n’est plus, comme Gray, un célibataire mélancolique et sensible, du moment qu’on est père, qu’on est mère surtout, on ne s’en tient pas à ces vagues craintes, à ce quiétisme désolé. On est à la fois plus intéressé à la vigilance et plus accessible à l’espérance que cela. On sent que beaucoup de ces nuages d’épouvante, que l’imagination de loin assemble à plaisir, s’évanouissent dans le détail et à mesure qu’on aborde chaque sentier. Mme Guizot, qui, en toutes choses, était une nature opposée au vague inquiet et au rêveur, l’ennemie de ce qui n’aboutit pas et de tout fantôme, eut un souci dès qu’elle fut mère, et elle alla droit à la difficulté qui se posait. Elle avait cru l’homme incorrigible, la raison un heureux hasard et presque un don ; elle avait écrit, avec une raillerie ingénieuse, sur l’inutilité des bonnes raisons. Elle voulut alors répondre à sa prévention antérieure, se réfuter en abordant l’œuvre à la racine, par le seul endroit corrigible et sensible de l’humanité, par l’enfance, et tout le reste de sa vie d’intelligence fut voué au développement et à l’application de cette pensée salutaire.

Mlle de Meulan avait eu fréquemment l’occasion d’écrire quelques pages sur l’éducation et d’essayer ses idées à ce sujet. Dès 1802, nous trouvons un article d’elle à propos d’une réimpression du petit traité de Fénelon ; elle y disait : « Les préceptes sur l’éducation m’ont toujours paru la chose du monde la plus incertaine. L’application des principes varie si souvent, les règles sont sujettes à tant d’exceptions, qu’un traité de ce genre ne saurait être trop court, parce qu’on ne peut le faire assez long ni le composer d’idées assez générales pour qu’il soit susceptible de s’adapter à toutes les idées particulières. » Sous forme de lettres d’une belle-mère à son gendre (thermidor an XIII), elle avait parlé du plus ou moins de convenance de l’éducation publique pour les femmes, et s’était prononcée contre, avec un sens parfait, mais avec beaucoup de gaieté aussi ou plutôt de piquant, et de son ton le plus dégagé d’alors. Dès la première des Lettres de Famille 9 que le ton est autre, lorsque Mme d’Attilly ouvre son cœur qui se fond, dit-elle, de tendresse à regarder ses enfants ! Le mordant se fait jour encore par places, par points, comme quand il s’agit de l’oncle de Revey, qui, en se mettant à son whist, prétend qu’on est toujours élevé. Mais le fond est en entier sérieux, ce qui n’empêche pas la finesse de bien des traits de s’y détacher. Pour bien juger un tel livre, surtout d’utilité et d’application, il faudrait avoir autorité, expérience, et s’être formé ses propres idées sur le sujet. « Le moment des réformes politiques est celui des plans d’éducation, » a dit une femme spirituelle et généreuse, Mme deRému- sat, qui elle-même a payé sa dette utile avec charme. Depuis Émile, en effet, les plans d’éducation n’ont pas manqué ; ils ont redoublé dans ces derniers temps, ou du moins les plaintes contre l’éducation et la situation particulièrement des femmes, se sont renouvelées avec une vivacité bruyante. Du milieu de tant de déclamations vaines, où figurent pourtant çà et là quelques difficultés considérables et des griefs réels, le livre de M™* Guizot, qui embrasse l’éducation tout entière, celle de l’homme comme celle de la femme, offre une sorte de transaction probe et mâle entre les idées anciennes et le progrès nouveau. Ce que j’appelle transaction n’était à ses yeux que la vérité même dans son ménagement humain né¬ cessaire, mais sur sa base inébranlable. Les lettres XII et XIII, d’une grande beauté philosophique, démontrent les principes de conscience et de raison sur lesquels elle fonde le devoir, et expliquent comment tout son soin est de faire apparaître et se dessiner par degrés la règle à la raison de l’enfant, pour qu’il y dirige librement de bonne heure, et dans les proportions de son existence, sa jeune volonté.—Faire régner de bonne heure autour de ces jeunes esprits une atmosphère morale, où ils se dirigent par le goût du bien, les faire gens de bien le plus tôt possible, c’est là son but, son effort, et, à moins de préjugés très contraires, on lui accorde, en l’enten¬ dant, qu’elle a et qu’elle indique les vrais moyens de réussir. Il est certain du moins que, dans la plupart des cas, quand l’enfant est bien né, comme on dit, quand il ne recèle pas en lui de faculté trop excentrique ou de passion trop obstinée qui déjoue, le bon résultat doit s’obtenir d’après les soins qu’elle fait prendre. Au reste, la raison de Mme Guizot, qui a-pied dans le fait même, admet, pressent les cas d’insuffisance et en avertit : « Je le vois plus clairement chaque-jour, dit Mme d’Attilly, la jeunesse est de tous les âges de la vie celui que l’enfance nous révèle le moins ; une influence indépendante du caractère la domine avec un empire contre lequel on peut d’avance lui donner des forces, mais sans prévoir de quelle manière elle aura à s’en servir. » Mme Guizot relève en un endroit une assertion de mistriss Hannah More sur la nature déjà corrompue des enfants, et elle la combat. En ce point, notez-le, Mme Guizot est fermement du siècle, de la philosophie, de l’expérience qui examine, va jusqu’au bout et ne se rend pas ; elle ne fait intervenir aucun élément mystérieux et irrationnel dans l’éducation. C’est par là qu’il la faut distinguer assez essentiellement de Mme Necker de Saussure, cet autre auteur excellent, et avec laquelle elle s’est rencontrée d’ailleurs sur tant de détails, comme Mme Necker elle-même se plaît à le faire remarquer en maint endroit-de son second volume. Elle tient une sorte de milieu entre Jean-Jacques et Mme Necker, à la fois pratique comme Jean-Jacques ne l’est pas, et rationnaliste comme Mme Necker de Saussure ne croit pas qu’il suffise de l’être. Au tome second, les lettres XLIX, L, et suivantes, traitent à fond, dans une admirable mesure, toute la question si délicate, si embarrassante, de l’éducation religieuse à donner aux enfants. Si la manière de voir de Mme Guizot ne peut atteindre ni satisfaire ceux qui ont là-dessus une opinion très-arrêtée, de pure foi et rangée à la tradition rigoureuse, elle a cet avantage de répondre, de s’adapter à toutes les autres opinions et situations plus ou moins mélangées qui sont l’ordinaire de la société actuelle, et d’offrir un résultat praticable à Mme Mallard comme à Mme de Lassay. À un endroit de cette discussion, le nom et l’autorité de Turgot sont invoqués, et l’on sent comment les prédilections de l’auteur reviennent encore et s’appuient par un bout au XVIe siècle, mais relevées et agrandies. Le livre de Mme Guizot restera après l’Émile, marquant en cette voie le progrès de la raison saine, modérée et rectifiée de nos temps, sur le génie hasardeux, comme en poli¬ tique la Démocratie de M. de Tocqueville est un progrès sur le Contrat social. Essentiel à méditer, comme conseil, dans toute éducation qui voudra préparer des hommes solides à notre pénible société moderne, ce livre renferme encore, en manière d’exposition, les plus belles pages morales, les plus sincères et les plus convaincues, qu’à côté de quelques pages de M. Jouffroy, les doctrines du rationalisme spiritualiste aient inspirées à la philosophie de notre époque.

Jusqu’à quel point, indépendamment de ses travaux personnels, Mme Guizot prenait-elle part à ceux de son mari, à tant d’honorables publications accessoires dont il accompagnait son œuvre historique fondamentale, et dans lesquelles, à partir de la traduction de Gibbon, elle put être en effet son premier auxiliaire ? Qu’il nous suffise de savoir qu’elle avait épousé tous ses intérêts, ses labeurs studieux comme ses convictions, et n’essayons pas de discerner ce qu’elle a aimé à confondre. Son bonheur fut grand : sa sensibilité qui s’accroissait avec les années, délicat privilège des mœurs sévères ! le lui faisait de plus en plus chérir, et, je dirai presque, regretter. Cette sensibilité de qui elle avait dit si délibérément dans sa jeunesse : « La sensibilité épargne plus de maux quelle n’en donne, car elle détruit d’un coup les chagrins de l’égoïsme, de la vanité, de l’ennui, de l’oisiveté, etc. » cette sensibilité à qui elle dut tant de pures délices, fut-elle toujours pour elle une source inaltérable ; et, en avançant vers la fin, ne devint-elle pas, elle, raison si forte’ et si sure, une âme douloureuse aussi ? Sa santé altérée ; au milieu de tant d’accords profonds et vertueux, le désaccord enfin prononcé des âges ; ses vœux secrets (une fois sa fin entrevue) pour le bonheur du fils et de l’époux, avec une autre qu’elle, avec une autre elle-même ; il y eut là sans doute de quoi attendrir et passionner sa situation dernière plus qu’elle ne l’aurait osé concevoir autrefois pour lès années de sa jeunesse. Son rajeunissement exquis d’impression se développait en mille sens et se portait sur toutes choses. Elle n’avait guère jamais voyagé, à part quelque tournée en Languedoc et dans le Midi, où M. Guizot l’avait conduite en 1814 ; elle n’avait que peu habité et peu vu la campagne ; mais elle en jouissait dans ses dernières saisons, comme quelqu’un qui, forcé de vivre aux bougies, n’aurait aimé que la verdure et les champs. Le moindre petit arbre de Passy et du bois de Boulogne lui causait une fraîcheur d’émotion vivifiante.

Elle n’a pourtant jamais décrit la nature. De tout temps elle a moins songé à décrire, à peindre ce qu’elle sentait, qu’à exprimer ce qu’elle pensait. Elle n’aimait pas l’art avant tout, et voyait le fond plutôt que la forme, préférant la pensée moderne à la beauté antique. Son idée ingénieuse, et trop vraie peut-être, était même que la sensibilité ne passe si bien dans les œuvres de l’art qu’en se détournant un peu de la vie. Je lis dans un morceau d’elle (17 juillet 1810) : a Notre flambeau s’allume au feu du sentiment, a dit le poëte de la Métromanie, et je crois bien qu’on peut en effet regarder la sensibilité comme l’aliment de la poésie ; mais c’est lorsqu’elle n’est pas employée à autre chose, et que, tout entière au service du poëte, elle sert à éveiller son imagination, non à l’absorber. Il faut sans doute qu’un poëte soit sensible, je ne sais s’il est bon qu’il soit touché ; » et elle continue, réfutant ou interprétant le vers de Boileau sur l’élégie. Cette idée qu’elle avait de l’espèce d’illusion, ou même de mensonge, inhérent à l’art, ne l’empêchait pas vers la fin d’être extraordinairement émue, et au-delà du degré où l’on en jouit, de certaines représentations ou lectures, et de n’en pouvoir supporter l’effet. Personne de réalité, de pratique et d’épreuves, elle ne se prêtait pas volontiers à la mise en œuvre de la douleur, et ne se laissait pas contenir et bercer dans l’idéale région. M. de Rem usât a cité d’elle ce pathétique aveu (1821) : « L’effet des œuvres de l’art doit être tel qu’aucune idée de réalité ne s’y joigne ; car, dès qu’elle y pénètre, l’impression en est troublée et devient bientôt insupportable. Voilà pourquoi je ne puis plus soutenir au spectacle, ou dans les romans, ou dans les poëmes, sous les noms de Tancrède, ou de Zaïre, ou d’Othello, ou de Delphine, n’importe, la vue des grandes douleurs de l’âme ou de la destinée. En fait de bonheur et de malheur, ma vie a été si pleine, si vive, que je ne puis, sans que la main me tremble, toucher à quelqu’une de ses profondeurs. La réalité perce pour moi tous les voiles dont l’art peut s’envelopper ; mon imagination, une fois ébranlée, y arrive du premier bond. Il n’y a depuis long temps que la musique qui ait produit sur moi, dans l’Agnese, l’effet attaché en général aux œuvres de l’art. Je n’avais pu supporter le finale de Roméo et Juliette ; celui de l’Agnese seul m’a fait pleurer sans me déchirer le cœur. »

Est-ce par l’effet d’un choix sympathique et de quelque prédilection qu’elle se donna vers la fin à traiter ce sujet d’Héloïse et d’Abeilard, où la passion traverse et pénètre l’austérité, où l’abbesse savante, qui a des soupire de Sapho, les exprime souvent en des traits de Sénèque? Cet essai, auquel s’attachait sa plume sérieuse, et si bien mené jusqu’au milieu, a été interrompu par la mort.

Du moins, si la sensibilité de M me Guizot se subtilisait, s’endolorissait pour ainsi dire, de plus en plus, sa religion en s’étendant n’eut jamais de ces inquiétudes qui, trop souvent, l’accompagnent au sein des âmes* tendres ou graves. Née catholique, atteinte de bonne heure par l’indifférence qu’on respirait dans l’atmosphère du siècle, revenue, après des doutes qui ne furent jamais hostiles ni systématiques, à un déisme chrétien très fervent, à une véritable piété, elle s’y reposa, elle s’y apaisa. Les abîmes de la grâce, du salut, ne la troublèrent point en s’ouvrant aux bords de sa voie. Elle avait confiance. La prière, comme un entretien avec l’Être tout-puissant et bon, la fortifiait, la consolait. Un jour, peu après son retour de Plombières, où elle avait en vain cherché quelque soulagement, comme la conversation, près d’elle, s’était engagée et roulait depuis quelque temps sur la question de savoir si l’individualité persiste après la mort ou si l’âme s’absorbe dans le grand Être, elle sortit de son abattement déjà extrême, et, d’une voix par degrés raffermie, résumant les diverses opinions, elle conclut avec vivacité et certitude pour la persistance de l’âme individuelle au sein de Dieu[3]. Le 1 er août 1827, au terme de sa lente maladie, à dix heures du matin, elle pria son mari de lui faire quelque bonne lecture ; il lui lut une lettre de Fénelon pour une personne malade, et l’ayant finie, il passa à un sermon de Bossuet sur l’immortalité de l’âme ; pendant qu’il lisait, elle expira. On l’ensevelit, comme elle l’avait désiré, selon le rit de l’Église réformée à laquelle appartient son mari, et dont les cérémonies funèbres ne contrarient pas cette croyance simple qu’elle avait. Personne de vérité jusqu’au bout, elle ne voulut mêler, même aux devoirs qui suivent la mort, rien de factice et de convenu, rien que de con¬ forme à l’intime pensée.

Elle avait un goût vif pour la conversation ; elle l’ai¬ mait, non pour y briller, mais par mouvement et exer¬ cice d’intelligence. On l’y pouvait trouver un peu rude d’abord ; sa raison inquisitive, comme elle dit quelque part, cherchait le fond des sujets. Mais l’intérêt y ga¬ gnait, les idées naissaient en abondance, et, sans y viser, elle exerçait grande action autour d’elle. Que dire en¬ core, quand on n’a pas eu l’honneur de la connaître personnellement, de cette femme d’intelligence, de sa¬ gacité, de mérite profond et de vertu, qui, entre les femmes du temps, n’a eu que M“* c de Staël supérieure à elle, supérieure, non par la pensée, mais seulement par quelques dons ? Le sentiment qu’elle inspire est tel que les termes d’estime et de respect peuvent seuls le ren¬ dre, et que c’est presque un manquement envers elle, toujours occupée d’être et si peu de paraître, que de venir prononcera son sujet les mots d’avenir et de gloire.


Sainte-Beuve.


Mme Eliza Guizot.


Mme ÉLIZA GUIZOT


En traçant le nom de cette jeune femme, sitôt ravie aux affections qui l’entouraient, une pensée m’a tout à coup saisie, c’est que jamais, si elle eût vécu, ni son nom, ni ses traits n’auraient figuré ici. Cette conviction, puisée dans les écrits qu’une honorable confiance a déposés entre mes mains, a failli arrêter ma plume. Je me suis demandé s’il m’était permis de soulever, après sa mort, ce voile étendu sur sa vie, non par une instinctive et puérile timidité, mais par une volonté forte et raisonnée ? Longtemps cette question est demeurée sans réponse. Mais quoi ! si de profonds et légitimes regrets trouvent dans la sympathie appelée sur sa mémoire un faible soulagement, eût-elle voulu le leur défendre ? Si, maintenant qu’elle n’est plus là, son image et son exemple peuvent jeter en d’autres âmes de bonnes et fructueuses impressions, s’obstinerait-elle à les leur dérober ? Une voix secrète m’a répondu : Non 1 Et j’ai écrit, heureuse de pouvoir dire à tous que la publicité n’est point la conséquence forcée de toute supériorité intellectuelle ; que les principes les plus austères peuvent s’allier chez une femme aux affections les plus tendres ; la plus fervente piété à l’esprit le plus indépendant ; un savoir réel et solide à une absence totale de prétentions ; des facultés brillantes à une vie utile et modeste.

Marguerite - Andrée - Éliza Dillon naquit à Paris, le 30 mars 1804. Son père, Jacques Dillon, était issu d’une branche des Dillon d’Irlande, qui avait suivi en France Jacques II, roi d’Angleterre. Cette branche s’était établie à Naples, où elle avait pris du service. M. Jacques Dillon fut envoyé en France par le roi de Naples avec une mission scientifique. Il suivit les cours de l’école polytechnique, devint ingénieur des ponts et chaussées, et se fixa en France, où son caractère honorable et ses talents le firent bientôt distinguer. Parmi les travaux dont il fut chargé, on peut citer la construction du pont des Arts et celle du pont d’Iéna. Il épousa, en 1803, Henriette de Meulan, sœur cadette de Mlle Pauline de Meulan, déjà célèbre par ses écrits. Le bonheur qui suivit cette union ne fut pas de longue durée. M. Dillon mourut en 1807, laissant sa femme sans fortune, et chargée de deux filles en bas âge. La jeune mère entreprit seule leur éducation. Austère, simple, tendre, douée de cet esprit délicat et cultivé qui semble un apanage de la famille de Meulan, elle devait être pour ses filles la meilleure des institutrices, et jamais élèves ne furent plus dignes de ses soins. La jeune Éliza surtout, manifesta de bonne heure une intelligence peu commune et une extrême ardeur pour l’étude. C’était une nature énergique, et j’ajouterais passionnée si, dans l’acception actuelle, ce mot ne donnait l’idée d’un entraînement sans règles et sans mesure vers ce qui nous plaît : ce n’est point ainsi qu’il faut l’entendre en l’appliquant à celle dont je parle. Elle ne pouvait à la vérité ni vouloir, ni aimer faiblement ; mais une raison saine et un sentiment moral aussi pur qu’élevé dirigeaient vers le bien sa volonté et ses penchants ; et par une faveur que la Providence accorde parfois à celles qui lui ressemblent, il se trouva que les êtres qui avaient le plus de droit à ses affections étaient aussi ceux qui les méritaient le mieux. Sa sœur Pauline surtout, plus jeune et plus faible qu’elle, lui inspirait un attachement pour ainsi dire maternel, et qui ne fit que s’accroître avec les années. Occupée sans relâche de sa destinée, « elle aurait voulu la soulever de terre, de peur qu’une pierre ne heurtât son pied. » Pour elle, « jamais personne ne lui avait paru assez doux, assez soigneux, assez complaisant. » Sa tendre sollicitude était payée de retour ; rien n’altéra jamais entre les deux sœurs une si touchante amitié : la mort seule put la rompre.

Cette union, du reste, régnait entre tous les membres de la famille de Meulan : des cœurs aimants et des esprits occupés sont les meilleurs éléments d’une société paisible. Celle-là offrait aux deux sœurs tous les moyens de perfectionner les dons qu’elles avaient reçus de la nature. Mlle Pauline de Meulan, leur tante, se trouvait, par sa naissance et ses anciennes relations, en rapport avec ce qui restait de ce qu’avant la révolution on nommait la bonne compagnie, et par ses écrits, avec tout ce que la littérature d’alors comptait d’hommes distingués. Ainsi placée entre le grand monde et le monde littéraire, elle touchait encore au monde artiste par l’alliance de sa famille avec celle de M. Turpin de Crissé, amateur des arts et peintre distingué. Ses jeunes nièces devaient se développer rapidement dans cette favorable atmosphère, au milieu de ce mouvement des idées, qui est à la santé de l’esprit ce que l’exercice est à celle du corps.

En 1812, le mariage de M. Guizot avec Mlle de Meulan vint jeter au milieu de ce doux échange de sentiments affectueux et de jouissances intellectuelles le poids de spéculations plus sévères et d’intérêts plus sérieux. Mais ce fut pour y ajouter un nouveau degré d’activité : ainsi, le bloc de rocher qui tombe au milieu d’une rivière limpide en change tout à coup l’aspect ; mais l’entrave qu’il semble apporter à son cours habituel lui prête plus de mouvement, d’éclat et de vie.

Les heureuses dispositions de la jeune Eliza la rendirent bientôt l’objet des soins particuliers de M. et de Mme Guizot ; elle en profita au delà de leurs espérances. En 1814, la mère d’Eliza contracta un second mariage avec M. Devaisne, directeur général des contributions indirectes dans les départements au delà des Alpes. Les événements de cette époque ayant enlevé ces départements à la France, la place de M. Devaisne se trouva supprimée de fait ; mais à la restauration il fut nommé préfet, d’abord à Bar-le-Duc, et plus tard à Nevers, où il demeura six ans.

Pendant ces six années l’enfant était devenue jeune fille ; son esprit et son âme avaient achevé de se développer ; elle possédait une instruction aussi solide qu’étendue, et cultivait les arts avec succès. Chez elle, un cœur tendre et dévoué, une vive imagination, avaient pour contre-poids une austère et fervente dévotion ; elle était alors zélée catholique, comme on peut le voir par ce qu’elle écrivait à sa sœur, pendant un petit voyage que celle-ci avait fait à Paris avec sa mère :

« N’en déplaise à la Fête-Dieu et à mes oraisons, ma Pauline, je t’écrirai aujourd’hui une longue lettre ; pourtant, que ta conscience se rassure ; j’ai été ce matin à une grand’messe de deux heures, j’ai lu un sermon de Massillon, j’irai à vêpres, et j’aurai encore du temps pour ma bourse particulière. Oui, ma chère Pauline, le salut entre pour beaucoup dans ma vie ; je vais tous les jours à la messe ; mon père m’a envoyée toute l’octave au salut, le soir ; j’ai communié dimanche et le jour du Sacré-Cœur, et ce jour-là j’ai été à la messe, grand’messe et vêpres, malgré les moqueries de M. D…., qui a fait mon père grande bredouille pendant ce temps-là. Demain, jour de la Saint-Cyr, je vais à la première messe de M. Duplessis, et de plus je ménage tous les jours du temps pour nos oraisons. » (Lettre écrite en 1822.)

Cependant l’assassinat du duc de Berry avait décidé la chute du ministère Decazes, et avec lui, de tout ce que le zèle des partisans quand même de la monarchie qualifiait de libéral. M. Devaisne, parent et ami de M. Guizot, fut révoqué à ce titre, et revint à Paris avec sa famille.

Le salon de M. Guizot était alors, en quelque sorte, le centre où venait aboutir tout le mouvement politique, philosophique et littéraire de cette époque ; autour du mari et de la femme se réunissait avec les notabilités de la chambre, de l’Académie et des salons, une active et studieuse jeunesse. Les uns, suivant l’impulsion donnée par M. Guizot lui-même aux études historiques, fouillaient avec une infatigable patience la poudre des vieilles chroniques, pour y retrouver les monuments de notre passé, et les éclairer d’une lumière nouvelle ; d’autres, comme de hardis aventuriers, allaient à la conquête des richesses étrangères ; et tandis que les jeunes philosophes du Globe nous révélaient, du haut de leur sceptique indifférence, comment les dogmes finissent, ils retrouvaient dans leur cœur, sous une autre forme, ces sentiments qui ne finissent pas, et qui leur faisaient embrasser la science comme un culte, la politique comme une foi. J’en appelle au zèle religieux des jeunes adeptes de cette mère de nos associations, qui avait pris pour devise : Aide-toi, le Ciel t’aidera.

Au milieu d’une telle société, Mlle Dillon se trouvait dans son élément ; elle écoutait avidement ces entretiens, où se discutaient toutes les questions religieuses, sociales ou littéraires qui divisaient les esprits, où toutes les idées de quelque valeur passaient à l’examen. Ses idées, à elle, y gagnaient d’autant ; ses opinions se modifiaient en s’affermissant ; sa croyance religieuse, surtout, subit l’influence protestante et philosophique qui l’entourait ; mais sans que sa piété y perdit, sans même que son respect pour les cérémonies d’un culte auquel elle regrettait de n’avoir plus foi en fût altéré : « Ah ! que ne puisse éviter de scandaliser les faibles ! écrivait-elle à sa sœur ; que ne puis-je, en conscience, remplir toutes les observances du catholicisme ! Il m’en coûte de voir l’hommage que je rends à Dieu incomplet devant les hommes : je voudrais le glorifier en face de toute créature, et beaucoup croiront que je le renie ; c’est là la plus sévère épreuve de ma nouvelle croyance, et elle pourrait devenir bien plus sévère encore. Si je vivais à la campagne, par exemple, je ne sais ce que je ferais ; avec la piété dans le cœur, paraîtrais-je l’impiété sur le front ? ou bien irais-je m’associer à des mystères qui n’ont pas ma foi, et me soumettre à des observances peut-être nuisibles ? c’est ce que je craindrais le plus au monde ; c’est ce qui seul pourrait me faire regretter de n’être pas née protestante ; la foi catholique convenait bien mieux à mon esprit rigoureux et absolu, ses mystères, ses cérémonies à l’ardeur de mon âme ; mais à présent, il me serait bien plus doux d’être protestante : là il n’y a rien dans le culte à quoi je ne pusse m’associer ; la communion elle-même ne me semblerait pas un inconvénient, n’étant pas un sacrement mystérieux ; elle ne serait pour moi qu’une prière. Et je l’avoue, il me faut de la prière, et de la prière en commun avec les autres ; j’aime à adorer mon Dieu au milieu de mes frères ; il me semble qu’il m’en écoute mieux quand je ne le prie pas seule… »

Bientôt sa résignation religieuse fut mise à la plus cruelle épreuve ; elle perdit sa mère, qui mourut au mois de novembre 1823, et resta à dix-huit ans chargée du soin de sa famille et de l’éducation d’un jeune frère du second lit, qu’elle aimait tendrement. Ces nouveaux devoirs n’étaient point au-dessus de ses forces ; elle les accepta avec cette volonté consciencieuse, cette abnégation d’elle-même qu’elle mettait à toute chose, et trouva moyen de les remplir, sans abandonner le soin de son perfectionnement intellectuel et moral. Elle faisait, dans les diverses langues qui lui étaient familières, de fortes et sérieuses lectures, sans autre but que l’intérêt qu’elle y prenait. Elle écrivait, pour le seul plaisir de se rendre compte de ses idées et de formuler ses jugements ; car elle pensait que la gloire littéraire détourne les femmes de leur véritable mission. Un morceau sur le roman de Corinne, un autre sur lord Byron, ont été recueillis dans le volume non publié[4] qui contient ce qui reste d’elle. On y reconnaît déjà cette tendance à tout ramener aux idées de devoir et de moralité qui ont dominé sa vie. Un peu plus tard elle écrivit une sorte de petit poëme en prose, intitulé : Un mariage aux îles Sorlingues ; composition gracieuse et originale, qui donne la mesure de ce qu’elle aurait pu faire en s’abandonnant à son imagination.

Bientôt un nouveau chagrin vint l’arracher à ses occupations. La santé de Mme Guizot, depuis longtemps chancelante, déclina tout à coup, au point de donner les plus vives inquiétudes. Mlle Dillon consentit à se séparer de sa famille pour accompagner sa tante aux eaux de Plombières qui lui étaient ordonnées. Mais ce voyage fut inutile, Mme Guizot mourut à Paris peu de temps après son retour, au mois d’août 1827.

Cette femme distinguée avait toujours eu pour sa nièce Éliza la plus vive affection. Plus âgée de quinze ans que son mari, avertie par ses souffrances de sa fin prochaine, peut-être, dans une de ces inquiètes prévisions familières au cœur des femmes, eut-elle la pensée que la jeune fille qu’elle s’était plu à former, serait, après elle, chargée d’un bonheur qui fut longtemps le premier intérêt de sa vie.

La mort de sa tante rendit Mlle Dillon à ses travaux habituels. Pour obliger un ami, elle s’était mise à compulser les bénédictins, et ne pouvait s’expliquer à elle-même le plaisir qu’elle y prenait : « Je crois en vérité, disait-elle en plaisantant, que j’ai l’amour pur des in-folio ; quand j’en ai un en face de moi, un autre à côté, et que je me plonge dans ces grandes pages de latin barbare, pour y trouver une ligne, un mot qui vaillent la peine d’être notés, je ne me donnerais pas pour un empire. Je crois que j’aurai fini mon travail demain ; en tout cas, je veux qu’il soit terminé avant mercredi ; il n’y aura plus de gros livres dans l’appartement quand tu y arriveras. Ne ris pas ; ce sont tes plus dangereux rivaux auprès de moi. Tes rivaux ! chère sœur, je donnerais, pour le plaisir de te voir, tout ce qui a jamais été imprimé dans le monde ; tu es mille fois plus pour moi que tout ce qui n’habite que dans mon esprit, toi la constante préoccupation de mon âme, le but chéri de toutes mes pensées. Ce n’est pas à cause de ce que je sais que tu m’aimes, que je suis chère aux miens ; la science est une œuvre du temps ; elle cessera avec l’ignorance de l’homme ; mais l’affection durera toujours : elle est immortelle comme Dieu. Mes chers amis, je serai toujours votre Eliza, même après que le nom des siècles aura disparu : la foi et l’espérance finiront, a dit saint Paul, mais la charité durera éternellement. Ainsi tout périra de nous, tout, excepté le souffle divin de l’amour, que Dieu a déposé en nous pour y être un continuel appel à l’infini ; à quoi bon nous aimer, si ce n’était que pour le temps ? Tout ce qui passe est si court ! dit saint Augustin. » (Lettre écrite en 1827.)

On voit que les préoccupations scientifiques n’ôtaient rien à la sensibilité de son cœur ; elles n’avaient pu non plus exalter sa vanité, ni altérer la rectitude tranquille de son jugement. J’aime à citer les preuves de ce que j’avance ; elles valent mieux, pour la faire connaître, que tout ce que je pourrais dire.

…… « Il y a dans la raison des hommes quelque chose de supérieur qui dédommage de la soumission: leur volonté est calme, tandis que la nôtre s’agite sans cesse ; une multitude de petits incidents qui nous contrarient vivement ne les atteignent même pas ; aussi veulent- ils moins fréquemment, mais, plus également et plus durablement que nous. Dans tous les ménages que je vois de près, j’observe cette différence… Je suis persuadée que beaucoup de femmes très-distinguées ont dû à cette dispensation de la Providence leur bonheur avec des maris qui n’avaient pas autant d’esprit qu’elles, mais dont le caractère ferme et calme leur donnait l’appui et le repos dont elles avaient besoin. Pareille chose t’arrivera, chère amie, et peut-être à moi, et nous verrons tout ce qu’une femme spirituelle peut apprendre d’un homme médiocre. On dit que je suis très-instruite, et je sais bien que je le suis plus que la plupart des femmes ; eh bien, ma chère, je n’ai jamais causé un peu sérieusement avec un homme sans m’apercevoir combien il y avait de décousu dans mon instruction et de lacunes dans mes connaissances. Il y a quelque chose de désultoire dans l’esprit et l’éducation des femmes ; elles ne savent jamais rien à fond, ce qui fait que les hommes les battent aisément dans la discussion. Si on est vaincue par un mari qu’on aime, le mal : n’est pas grand. » (Lettre écrite en 1827.)

Cependant Mlle Dillon ne paraissait point pressée de se marier ; elle croyait, à la vérité, que si le bonheur est de ce monde, il n’y est que dans le mariage. Mais ce bonheur était pour elle à de hautes conditions ; il fallait, pour obtenir le sacrifice de sa liberté, de ses goûts, qu’on se fît aimer, respecter, admirer. Elle était décidée à ne pas se donner à moins, et le cercle où elle pouvait choisir se trouvant circonscrit par des circonstances de fortune et de position, elle entrevoyait tranquillement la possibilité de rester fille, persuadée qu’elle s’accommoderait mieux du célibat que d’un mariage imparfait. « Je ne renonce point au mariage, disait-elle à sa sœur, mais je n’en fais pas la condition sine quâ non de ma destinée ; si je trouve l’homme qu’il me faut, eh bien ! je goûterai le paradis sur la terre, l’amour dans le mariage ; sinon, avec toi, mon père, Maurice, mes amis, mes livres et les pauvres, je passerai encore une douce et, je l’espère, un peu utile vie. » (Lettre écrite en juillet 1827.)

Son mariage avec M. Guizot, qui eut lieu en novembre 1828, vint réaliser l’idée qu’elle s’était faite du bonheur conjugal : une communauté tendre et intime de plaisirs, de peines, de pensées et de travaux. Ce bonheur même, elle le sentait si complet, qu’elle en éprouvait une sorte d’effroi. « Dieu me protège ! disait-elle, car je suis une trop heureuse créature ! » Et comme si une voix secrète l’avertissait que son passage ici-bas devait être rapide, elle se hâtait d’en employer tous les moments et d’en marquer utilement tous les pas. Plus elle était heu¬ reuse, plus le malheur des autres touchait profondément son âme. Elle croyait avoir contracté une dette envers eux ; elle exprima ses idées à ce sujet dans un morceau intitulé : De la charité et de sa place dans la vie des femmes, aussi remarquable par les pensées que par le style. Elle invite les femmes à ramener parmi les hom¬ mes, par l’exercice d’une charité zélée, persévérante et bien entendue, l’esprit de concorde et de paix, à servir de lien entre les classes diverses de la société, en faisant disparaître autant qu’il est en elles tout ce que l’inégalité a de sec et d’amer : « Mettons-nous à l’oeuvre avec cou- « rage, leur crie-t-elle, voici des jours favorables, voici a des jours de salut. Notre belle France en paix appelle (v toutes les améliorations ; les esprits sont en mouvement, u les cœurs animés : jamais circonstances n’ont été plus « favorables. Uu moment viendra peut-être où nous rc- « gretterons profondément de n’en avoir pas profité ; et « s’il ne venait pas pour notre pays, il viendrait sûrement , « pour chacune de nous. Quand les temps ne seraient pas « mauvais, leè jours sont courts ; nous marchons avecrapi- « dité vers le lieu doit Von ne revient pas ; travaillonspen- « dant (fit il fait jour. Avons-nous le cœur triste ou trop «peu occupé? Le travail de la charité est la plus sûre « consolation dans les épreuves de la vie, le plus doux «passe-temps au milieu de scs langueurs ; et si une dos- « tinée heureuse nous est réservée en ce monde, pouvons- «nous jamais faire assez pour ceux qui soupirent en vain « après le bonheur ? p

Loin que sa nouvelle situation l’eût forcée de renon¬ cer à ses études, Mme Eliza Guizot trouva plus d’occa¬ sions de s’y livrer ; elle mettait son zèle et sa science au service des travaux de son mari, qu’elle aidait dans ses recherches. Elle écrivait pour la Revue française des articles souvent remarquables par la profondeur et la solidité. Peu de personnes savaient que ces pages d’une savante analyse ou d’une consciencieuse érudition sortaient de la plume d’une jeune femme, et ceux qui l’ignoraient ne l’auraient pas deviné[5].

Mme Éliza Guizot écrivit aussi, en 1828, pour la Société des traités religieux, deux petits contes (le Maître et l’Esclave, et l’Orage) qui rappellent la manière de miss Harriet Martineau ; un autre conte (l’Effet d’un malheur) a été joint aux derniers ouvrages de sa tante, Mme Pauline Guizot, et ne leur est pas inférieur.

Deux ans s’écoulèrent ainsi entre de sérieux travaux, de charitables occupations et le soin de sa petite fille, née en 1820 ; je citerai en témoignage cette lettre, écrite pendant une absence de son mari : « Je vais travailler pour passer le temps ; j’ai un article sur les poésies d’Uhland pour le prochain numéro de la Revue ; je ferai des notes ; puis je reprendrai mes Gaulois, et j’écrirai la guerre de César. Quand il fera beau le soir, j’irai me promener avec Henriette ; mes sorties du matin seront pour ma salle d’asile et mes pauvres : voilà ma vie. » (Lettre écrite le 15 juin 1830.)

M. Guizot s’était rendu à Nîmes ; il s’agissait de la réélection des 221, qui, comme on le sait, détermina les ordonnances, et, par suite, la révolution de juillet. Cette révolution, qui suivit de près le retour de M. Guizot, le porta bientôt au ministère. Peut-être pensera-t-on que ce changement de situation dut produire un grand effet sur cette jeune femme, transportée tout à coup du modeste appartement de l’homme de lettres dans l’hôtel du ministre ? Eh bien, non ! elle jette autour d’elle un regard un peu étonné, sourit, et rentre dans son calme habituel.

« Je t’écris, chère sœur, dans une chambre tendue en satin rouge superbement broché, sur un secrétaire magnifique, avec commode, toilette, psyché à l’avenant. Tout cela me paraît un peu étrange, et je ne me crois guère chez moi : j’en ai bien quelques raisons, car tout est encore très-provisoire ; aussi je ne m’établis pas, je me campe….. Quel rêve que tout ceci ! Je suis un peu ennuyée de la magnificence un peu bruyante et désordonnée de cette maison. Je compte bien, si j’y reste, y mener la vie la plus simple possible, sauf les occasions d’apparat obligées…»

Bientôt elle revient à ses préoccupations chéries, ses devoirs de charité, qui lui paraissent d’autant plus rigoureux qu’elle occupe une position plus élevée. Elle avait eu la joie de marier sa sœur à M. Decour, envoyé à Béthune comme sous-préfet. « Je voudrais bien, chère amie, lui écrivait-elle, te voir un peu occupée des pauvres à présent que tu es mariée, et que ta position même t’en fait une sorte de loi. Nous avions parlé d’une salle d’asile à fonder à Béthune ; est-ce que tu n’y penses plus ? C’est un bien grand service qu’on rend ^ à peu de frais, aux pauvres gens. Ne fait-on pas dans votre pays la charité à domicile ? Quelles sont les dispositions du clergé à cet égard ? Ne serait-ce pas pour vous un bon moyen d’entrer en relation ? Tu désires réunir les diverses classes de la société ; il n’y a, pour y parvenir, point de meilleur terrain que l’aumône ; on ne s’y rencontre que par ses bons sentiments. N’oublie pas, chère amie, que le bonheur impose de nouvelles obligations envers les malheureux, qu’il n’est pas permis de considérer la vie comme destinée uniquement à en jouir, et que rien ne nous a été donné dans notre seul intérêt. Mets-toi à l’œuvre ; je t’aiderai tant que tu voudras de mes conseils et de mon expérience, car j’en ai déjà assez pour aider une novice. Et puis tu trouveras des secours à Béthune, il y a partout des personnes charitables dévouées aux bonnes œuvres ; le tout est de les trouver, et dès qu’on les cherche, on les trouve. » ( Lettre écrite le 21 janvier 1832. )

Par son caractère et sa situation, Mme Guizot devait prendre un vif intérêt aux affaires publiques, mais non cet intérêt étroit et personnel que les femmes unies à un homme politique y apportent trop souvent. Passionnément attachée à son mari, elle voyait ses succès avec bonheur, et ses revers avec calme. Elle partageait ses opinions ; elle avait foi à son caractère et à ses talents ; mais elle ne criait pas « Tout est bien ! » quand il entrait au ministère, ni « Tout est mal ! » quand il en sortait ; elle s’associait à sa situation, quelle qu’elle fût, avec une confiance paisible, et priait surtout la Providence d’écarter de la France les maux qui auraient pu le rendre nécessaire, a Que Dieu, disait-elle, donne un peu de tranquillité au pays ; qu’il écarte de nous les dangers dont la terreur m’a fait passer tant de nuits sans sommeil ; que je n’aie rien à redouter pour l’être chéri auquel ma vie est suspendue, et nulle créature ne devra plus d’actions de grâces au souverain dispensateur de tout bien. »

Le fléau qui désola la France en 1832 la trouva à son poste, prête à se dévouer, comme elle l’était toujours. « Nos projets d’été sont plus incertains que jamais ; nous ne quitterons pas Paris tant que le choléra y régnera. Nous ne voudrions ni emmener, ni laisser nos écoliers. D’ailleurs, nous trouvons mal d’abandonner le peuple à ce fléau, dont il souffre presque seul ; car, jusqu’ici, la maladie s’est concentrée dans les classes pauvres, et ce n’est pas un des moindres sujets d’émotions populaires. »

Et, plus tard, s’informant des ressources qui pour¬ raient se trouver au lieu où habitait sa sœur, si la mala¬ die y pénétrait, elle ajoutait:

a Ici, les secours ont été énormes ; sans parler de ce « que nous avons donné nous-mêmes, j’ai eu à distribuer,, «par ménage pauvre, au moins un vêtement de laine et « une chemise, deux ou trois fois de la viande par $e- «maine, et au moins une fois du pain. Tu vois qu’Uy «aura eu une amélioration sensible dans leur manière «de vivre ; aussi, quoique j’aie eu, dans mes ménagés, « plusieurs malades, je n’ai perdu qu’une pauvre femme, «et elle avait quatre-vingt-huit ans. Il est vr*ai que « nous avons ajouté pas mal aux dons du bureau, et que « chaque individu a eu une ceinture de laine, des bas ou « des chaussettes de laine et une chemise. Les chemises « de beau calicot me revenaient toutes faites de 45 à 50 « sous ; les ceintures, en les faisant nous-mêmes, à 1 8 sous ; «les bas à 25 et 33 sous. Je te dis tout cela pour que tu «le saches si quelques-uns de ces objets étaient plus « chers de vos côtés. La maladie diminue sensiblement «ici ; mais l’épouvante est grande dans le monde des « salons qui a vu tomber plusieurs des siens. Les pauvres « tombaient par milliers sans l’émouvoir beaucoup ; il lui « a fallu dés leçons plus rapprochées pour le frapper. «Prions Dieu que le fléau s’arrête ; le nombre des victi-. « mes est bien assez grand! » ( 17 avril 1 832. )

Vers la fin de cette même année, son maiT rentra au ministère ; elle ne se dissimulait ni les obstacles, ni les dangers qu’il pourrait rencontrer sur son chemin. « Mais,. « somme toute, disait-elle, j’ai bonne confiance et jê suis « contente, car il l’est….. Et puis, ajoutait-elle, que Dieu « me laisse à lui, et lui à moi, je serai toujours, même au «milieu de toutes les craintes, de toutes les épreuves,. « la plus heureuse des créatures. » (Octobre 1832.)

Hélas ! ce vœu ne devait pas être exaucé. Elle était alors à sa troisième grossesse. Déjà mère de deux filles, elle désirait passionnément un fils ; et en effet, au mois de janvier 1833, elle accoucha d’un garçon. Le 24 de ce même mois, eu exprimant sa joie à sa sœur, qu’elle savait grosse, elle ajoutait : « Il ne me manque plus que ton fils, à toi, pour être la plus heureuse des femmes, complètement, parfaitement heureuse, et je sais ce que je dis là. »

Le 11 mars elle n’était plus !… Dieu, sans doute, la ravit brusquement à ce bonheur, pour qu’elle n’eût pas un jour à le pleurer ; car il en est ainsi de toutes les joies de la terre ; il faut que nous leur échappions ou qu’elles nous échappent! Mais ce qu’elles ont d’éphémère et d’incomplet est pour nous, comme pour cette pieuse jeune femme, le garant d’un avenir meilleur. Si Dieu a mis dans le cœur de l’homme le sentiment des biens qui lui manquent, ces biens existent : on ne peut avoir l’idée de ce qui n’est pas.

Quant à moi, chargée de retracer cette courte et belle vie, j’aurais trouvé ma tâche bien facile si j’avais pu mettre en entier sous les yeux du lecteur, ces révélations d’une âme si pure, d’un cœur si tendre, d’un esprit si élevé ; ces pages d’une correspondance intime qui contiennent sur les personnes et sur les choses, sur le monde et sur les livres, des observations si fines et si justes, une appréciation si nette, une critique si éclairée. Mais forcée de me borner à quelques fragments, il me restera, malgré tous mes efforts, la triste conviction de n’avoir pu en donner qu’une idée bien imparfaite, et la satisfaction plus triste encore de dire à ceux de nos amis communs qui me parlaient d’elle avec une si haute estime, une si respectueuse sympathie : a Vous étiez loin encore de savoir tout ce qu’elle valait ! » Voici la liste des articles insérés par M mc Éliza Guizot dans la Revue française :

Le Juif, par Spindier, traduit de l’allemand par J. Cohen. (N° VI, novembre 1828.) — Histoire primitive de la Suède, par Geyer. (N° VII, jan¬ vier 1829.)— Chefs-d’œuvre du théâtre italien, traduit du sanskrit par AI. Wilson, et de l’anglais par 91. Langlois. (N° VIII, mars 1829.) — Quatre Nouvelles, en italien. (N° X, juillet 1829.) — L’Exilé, par Gian- nonc, en italien. (N° X, juillet 1829.) — Les Puritains <CAmérique, par Cooper. (N° XII, novembre 1829.)— Histoire de la conquête de Grenade, par Washîngton-Irving. (N° XIII, janvier 1830.)— Omicron, par J, New¬ ton, traduit de l’anglais. (N° XIII, janvier 1830). — Scènes populaires en Irlande, par SI. Shiel. (N° XV, mai 1830.) — Poésies de Louis XJhland, en allemand. (N°XVI, juillet 1830.)


Mme Amable Tastu.


Mme Delabarre.


Mme DELABARRE


(Marie-Caroline)

NÉE A ROUEN, LE 24 NOVEMBRE 1790.

Fille de Jacques-Ambroise Delestre, et de Marie-Thérèse Collé.


Issue de parents fortunés, elle reçut une éducation aussi complète que l’est ordinairement celle des jeunes personnes comme il faut.

De bonne heure, Mme Delabarre se sentit un vif pen¬ chant pour la littérature ; elle avait à peine vingt-deux ans, que déjà ses moments de loisir étaient consacrés à la composition de fragments d’ouvrages dans lesquels on trouvait réunis la grâce et l’intérêt, que plus tard elle devait répandre dans des compositions plus impor¬ tantes ; mais alors, malgré les vives sollicitations de ses amis, M mc Delabarre ne voulut point livrer au public ses premiers essais.

Appelée à Paris, où elle devait suivre son époux, elle fut d’abord trop lancée dans les plaisirs du grand monde pour trouver le temps de cultiver les lettres que cepen¬ dant elfe, chérissait toujours. La révolution de juillet ayant amené de grands changements dans sa situation, Mme Caroline Delabarre retrouva dans une champêtre solitude le temps de se livrer à son goût pour la littérature

Gomme elle a été élevée avec une certaine austérité, ses productions doivent nécessairement se ressentir des principes qui furent toujours la base de sa conduite ; mais la sévérité de sa morale ne rend ses compositions ni froides, ni ennuyeuses : elle sait y jeter du charme et de la variété.Pour faire juger son style, nous citerons au hasard un passage de son roman intitulé : Une Pythonisse, ouvrage en 2 vol. in-8°, qui a paru récemment et a obtenu un succès mérité :

« Moi, je réponds devant Dieu et devant les hommes de l’avenir de mon fils : il a un beau nom à porter, il a un rang élevé à soutenir ; et tous mes efforts se réuniront sans cesse pour le maintenir dans le chemin de l’honneur et des obligations que la société impose à tous ses membres ; mais plus impérativement à ceux qui, par leur naissance, doivent donner l’exemple de toutes les vertus. »

Nous savons que Mme Caroline Delabarre a plusieurs ouvrages sous presse, et entre autres un roman intitulé : la Chambre nuptiale ; cet ouvrage est le résumé d’une pensée philosophique que l’on sera peut-être surpris de voir traitée par une femme.

Mme Caroline Delabarre est en outre auteur de Nouvelles qui vont paraître dans différentes feuilles périodiques, ou ses articles sont accueillis avec empressement.


C. Paul de Rock.


Mme Victorine Collin.



M" VICTORINE COLLIN.


La première chose obligée dè quiconque se mêle de- faire, ou ses mémoires ou sa biographie, c’est de com¬ mencer par ces mots : « Je suis née le…. de telle année. » Mais si les mémoires "ou la biographie sont d’une femme, le lecteur hoche la tête avec incrédulité, .et .surcharge la date de quelques années ; et cela, que l’auteur ait été ou n’ait pas été véridique.

Assez insouciante de mon âge, mais jalôuse d’être crue sur parole, et sujette à me. fâcher quaud on se permet des doutes sur ma véracité r je me contenterai de dire que je suis une enfant du siècle, voisine, très-voi- sine de l’autre ; de sorte qu’à deux ou trois ans près, c’cst absolument’comme si vous aviez lu mon acte de naissance : voici pour mon. âge. Maintenant mon por¬ trait. J’étais une première née, vivement désirée ; ma naissance manqua coûter la vie à ma mère, et quand je fus au monde, mon père, me prenant dans ses bras, me regarda avec délice et émotion : Je t’aime bien, dit- il, mais tu.es bien laide ; et .l’accouchée,, en entendante cette acclamation, pensa au ballet de Psyché, qu’elle avait vu représenter pendant sa grossesse J et crut avoir donné le jour à un second certain Diable vert qui l’avait désagréablement frappée. « Voyons, voyons, s’écria-t-elle : donnez-moi ma fille, je veux la voir. » Et jetant sur moi un regard furtif, tant elle craignait de rencontrer des cor¬ nes et des griffes, elle fut doucement flattée de me voir un nez, une bouche et des yeux comme à toute créature humaine. « Elle n’est pas déjà si mal, » fit-elle en me bai¬ sant. Il paraît cependant qu’elle fut à peu près la seule à le croire: car ma bonne qui, soit par un ricochet de l’amour maternel, soit par flatterie, me tenait aussi pour fort gentille, se voyait souvent obligée, dans les promenades, de soutenir des combats à outrance contre les autres nourrices, qui ne cessaient de se récrier sur ma maigreur, ma noirceur, mes yeux cernés, ma taille fluette et délicate qui menaçait de vouloir tourner.

A la longue, je me suis un peu débarbouillée, à ce point qu’à seize ans j’entendis un jour quelques jeunes gens dire de moi : a Voilà une petite demoiselle toute gentille. » Je demeurai saisie, car jamais rien de semblable n’avait frappé mes oreilles. J’étais élevée dans là crainte dé Dieu et l’habitude de me croire laide ; depuis, d’autres com¬ pliments du même genre m’ont été faits. Mais je dois vous prévenir qu’un peu de bonne tournure, des yeux assez doux et une physionomie bonne-enfant font tous les ’ frais de ma beauté. Maintenant, au moral.

Les trois Siècles littéraires de l’abbé Sabatier commen¬ cent par la biographie d’un pauvre poëtenommé Abeille, qui, touchant dans son humilité, a composé son épita¬ phe, finissant ainsi :

El quand d’Abeille on parlera,

Dame postérité dira :

Ma foi, s’il m’en souvient, il ne mVn souvient guère

Et voilà mon histoire ; je me faufile furtivement à travers les illustrations contemporaines, pensant que dans trente ou quarante ans mes cendres seront douce¬ ment remuées, quand mon nom, se mêlant aux leurs, sera lu par nos neveux ; car, en vérité, Ce que j’ai fait pour la gloire, ou, si vous aimez mieux, pour la postérité, est si peu, si peu de chose, que c’est à en rougir que de le rappeler ici. Et j’ai beau chercher dans ma vie privée quelque point notable, quelque action sortant du vul¬ gaire, je ne trouve rien à vous raconter. Si vous me soupçonnez atteinte d’une feinte modestie vous n’avez qu’à prendre la peine dé lire ce .qui suit, et vous vous convaincrez de ma parfaite sincérité.

Jusqu’à douze ou treize ans, je fus comme tpus les enfants, rieuse, étourdie, n’aimant guère l’étude, mais beaucoup la lecture, dédaignant les poupées .et rafolant du jeu à la Madame, secondée que j’étais par une femme de chambre de«na mère, presque aussi jeune, aussi enfant que moi, et nos compositions dialoguées pou¬ vaient passer pour un vrai drame, un roman en je ne sais combien de volumes, chaque jour amenant une nouvelle scène ; nous nous identifiions avec nos person¬ nages, nous les aimions de passion, et ce monde occulte au milieu duquel je vivais me laissait peu de loisir pour la vie véritable ; ce fut avec un calme qui aurait pu faire honneur à la plus grave philosophie, que je vis les événements politiques enlever à mon père une fortune patrimoniale accrue encore dans les affai¬ res. Qu’est-ce que l’argent ? me disais-je. Pourtant dès ce jour il me fallut apprendre que la vie est autre chose que des causeries frivoles, autre chose que des contes des Mille et une Nuits. J’étais l’aînée de sept enfants, et plus de brillant avenir, plus de dot pour aucun.

« Il faut travailler, ma chère petite, » me dit un jour mon père, en me voyant dolente et ennuyée sur mes leçons de grammaire et de géographie, « il faut travailler ; car ton éducation sera peut-être un jour ta seule ressource ; » et je travaillai, mais mollement encore. Une seule chose me donnait du courage à mes devoirs, c’était le désir d’être bientôt libre de courir m’enfermer dans une chambre et d’écrire en fort belle prose les aventures de mes héroïnes, ces chères amies de mon adolescence, que je m’étais vue forcée d’abandonner ; car ma collè¬ gue avait quitté la maison, et ne pouvant plus faire un roman en action, j’avais imaginé d’en faire un en récit. Il fut écrit, copié, revu, corrigé, recopié ; il n’y man¬ quait plus que l’impression. J’avais à peu près seize ans, quand, devant mes sœurs, ma mère, deux de mes com¬ pagnes, une grand’tante, la cuisinière, une ouvrière à la journée, j’en fis un beau, soir la lecture. M. de Cha¬ teaubriand lisant ses Mémoires chez M me Récamier, La¬ martine son Jocetyn chez M me Émile de*Girardin, ne sont pas plus satisfaits de leur auditoire que je ne l’étais du mien. Une légère timidité donnait du charme à ma voix ; bientôt j’aperçus l’émotion qui arrivait aux écouteurs, puis une larme, puis deux, et enfin l’ouvrière éclata en sanglots, ce qui m’a fait penser depuis que mon roman devait beaucoup ressembler à Y Enfant de la Forêt ou à la

Vie d’Isabelle, reine de Pologne, en si grande vogue

  • *

parmi’ les] grisettes ; quoi qu’il en soit, ce début m’en¬ couragea, et l’orgueil s’en mêlant, il me vint à l’idée que ce roman pourrait bien être une source de fortune….. Pauvre roman! feuille à feuille il a servi depuis à couvrir du raisiné et de la marmelade de prunes. Si le ciel m’eût fait naître une M me de Staël ou une George Sand, vous pourriez à présent, mes contemporaines, comme la jeune ouvrière, pleurer sur les malheurs de Ja belle Halida ; car les libraires s’arracheraient mes œuvres ; et dans la disette des matériaux, je n’aurais eu garde de laisser enfuir la sublime Halida, qui, remise à l’ordre du jour à l’aide d’une refonte générale, ne manquerait pas de mérite : l’idée mère était bonne.

Alors arrivèrent d’autres occupations que des ro¬ mans à composer ; on me plaça sous-maîtresse dans une pension.

C’est un cruel moment dans la vie, que celui où l’on quitte une bonne famille pour entrer chez les autres : on a le cœur bien gros ; moi surtout, enfant gâtée, élevée tout doucement par ma mère, me trouver au milieu de trente jeunes filles, moqueuses, insolentes, qui, s’aper¬ cevant bientôt que je n’avais pas l’idée de tenir une classe, me rendaient malheureuse à plaisir. L’une se riait de mes airs d’autorité, moi plus jeune qu’elles ; l’autre dénigrait mon instruction : puis quand je me f⬠chais, les méchantes me reprochaient d’être une maî¬ tresse sans diplôme. Oh ! ce reproche me fut sensible, et je songeai à me mettre en mesure pour que pas une âme au monde pût me le répéter. Et me voilà travaillant le soir, la nuit, en dînant, aux récréations ; dès que je pouvais dérober un instant à mes devoirs de maîtresse d’étude, j’étudiais : c’est ici le moment le plus brillant de ma vie, car, je vous le jure, il* faut du courage pour se mettre à pâlir sur des livres de grammaire et de logique. Quand on a passé douze heures à faire étudier et répéter des enfants. Au bout d’un an, j’avais passé mes trois exa¬ mens, je tenais un diplôme de première classe, je pouvais marcher la tête haute dans ma carrière d’institutrice, alors je m’aperçus que chacun avait changé de ton avec moi. Mais songeant au proverbe divin : « Nul n’est prophète dans son pays,» je secouai la poussière de mes pieds contre cette ingrate maison, et je fus colpor¬ ter mes petits talents dans une des célèbres institutions de Paris : j’y passai cinq ans, bien occupée, menant une de ces vies monotones et laborieuses comme passent tant de vies ; mais heureuse ; contente, ayant de bons jours et des heures de joie : c’est le temps que je regrette le plus, ce sont mes années de belle jeunesse. Qu’on me permette ici une réflexion, c’est qu’à cet âge l’argent ne fait pas grand’chose au bonheur ; quand on pense que la plupart des sous-maîtresses ne gagnent que 200 fr., d’autres. 300 fr., quelques-unes, mais très-peu, 400 fr., qu’elles sont obligées à une certaine tenue ; quand on y pense, dis-je, on me croira si j’assure que la fin dû mois ne nous trouvait guère, nous sous-maîtresses, avec la plus petite monnaie blanche dans notre bourse ; eh bien, nous riions comme des folles, et jamais cette pénurie ne coûta un soupir à aucune de nous.

Alors mon père se faisait vieux, les inquiétudes avaient ruiné la santé de ma mère, mes frères s’élevaient loin du seuil paternel, je revins à la maison, et là, continuant sous une autre forme la même carrière, je donnai des leçons au cachet. J’avais mes soirées libres, et je résolus, pour augmenter mon revenu, d’écrire ; car parfois je songeais que je ne me tirerais pas de l’affaire plus mal que beaucoup d’autres. La vue d’une mauvaise gravure me donna le ’sujet d’une Nouvelle en un petit volume. Quand elle fut faite, j’essayai de la vendre, moi sans nom, moi timide, honteuse du titre de femme de lettres, tant je regardais la vie obscure et ignorée comme la seule convenant à notre sexe, au point que chez les libraires où je présentai ma Nouvelle, je ne pus jamais prendre sur moi de m’en dire l’auteur ; et quand ils refusèrent de me l’acheter, avec des excuses qui pouvaient passer pour des compliments, quand, trompée par cette eau bénite de libraire, je me fus décidée à la faire imprimer à mes frais, tirée à cinq cents exemplaires, je me privai encore d’un moyen d’écouler quelques-uns de ces exemplaires en les vendant à mes amis ; car je ne parlai à personne de mon œuvre, qui parut sous le titre de Ninka, par M me C. Et le libraire soldé ne s’occupa guère de la pauvre Ninka ; elle demeura dans son magasin, sauf une cinquantaine d’exemplaires vendus, autant donnés aux journalistes, les méchants 1 qui ne daignèrent même pas dire de mal de. mon Indienne ; car c’était une Indienne Ninka. Bref, mon début littéraire me coûta 400 fr. ; et pourtant il fallut que le sujet fût bon ; M. de Balzac l’a traité avec les mêmes détails, et on l’a loué, applaudi ;*de sorte que je me suis réjouie de sa gloire.

Vous sentez que je fus découragée ; il fallait renoncer à cette chance d’ajouter quelques cents francs à d’autres économies, le tout pour me reposer dans ma vieillesse, si toutefois j’ai une vieillesse ; car ma triste santé devrait m’ôter l’idée de songer à l’avenir ; mais le proverbe : «Dans le doute, abstiens-toi,» peut être retourné par : «Dans le*doute, marche toujours. » A cela étant, il faut s’échafàudër un avenir quand on a le malheur de ne pas l’avoir tout bâti.

Je renonçai au public, écrivant seulement pour mon agrément particulier.

Ma’ position devait encore changer : je perdis ma mère, mon père la suivit de près ; je me trouvai à moins de vingt-cinq ans maîtresse de maison, chargée de ser- vir de mentor à une fort jeune et fort jolie sœur, et à des frères encore écoliers. Je devins réfléchie ; en gar¬ dant quelque peu de mon ancienne gaieté, je perdis tous mes goûts frivoles et légers : ce changement vint tout naturellement ; on en flt honneur à ma raison. Si le hasard vous fait rencontrer de mes amis, ils vous diront que je suis une personne de mérite ; et cela parce que j’ai quitté jeune la danse qui m’ennuyait, que dans les bals je gardais l’écharpe et l’éventail de ma sœur, m’asseyant gravement avec les douairières, et qu’ayant l’insigne honneur d’être l’aînée de ma famille, je me suis mêlée seule des affaires d’intérêt. C’est ainsi que souvent les circonstances font les réputations.

Voilà que Les Cent et un parurent. Il me vînt un indi¬ cible désir de placer un article : cet article était tout fait dans ma tête ; vingt fois je l’avais dit, brin à brin, en causant avec des hommes de bon sens, qui avouaient comme moi qu’un des malheurs de notre époque c’est le sort réservé aux jeunes personnes sans fortune. Pau¬ vres filles! sans nul doute la partie la pius intéressante, la plus capable des femmes de l’époque. Je n’eus qu’à écrire d’un trait de plume ce que je sentais si bien. Mon article fut accepté, inséré ; et il remuait trop d’émo¬ tions, il était trop d’après nature pour n’étre pas senti des parties intéressées : le corps des sous-maîtresses me fit voter des remercîments par notre célèbre professeur Lévi. Le jury de l’instruction publique me complimenta. C’est tout ce que j’ai connu des douceurs de la publicité ; et le contentement que j’éprouvai ne venait pas de l’a¬ mour-propre, mon article m’avait trop peu coûté pour que je m’en glorifiasse ; mais j’étais heureuse d’avoir causé quelque joie à de pauvres femmes qui en ont si peu. Les Deux Ménages parisiens parurent dans le neu¬ vième volume des Cent et un ; et franchement j’espérais que mes gémissements, mes remarques apporteraient au moins un léger changement au sort des jeunes personnes sans fortune : vain espoir, je ne les ai pas mises plus à la mode qu’auparavant. LePaysandes environs de Paris parut dans le treizième volume. Je crus encore une fois que la chance de fortune arriverait ; je me mis à travailler à un ouvrage que j’avais depuis longtemps ébauché. Vous l’ap pellerez roman si vous voulez, parce qu’il y a une mise en scène ; mais c’est un triste roman dont chaque page est malheureusement l’histoire de beaucoup. Et comme cette fois j’avais la conviction de faire une chose utile, je tra¬ vaillai en conscience, lentement ; je pris tous les moyens possibles pour que mon ouvrage, dont je ne veux pas vous dire le titre, n’eût pas le même sort que sa sœur aînée, la pauvre Ninka. L’essentiel c’est d’être connue, pensais-je ; essayons donc de me faire connaître. J’offris des articles au Cabinet de lecture, il les reçut et les mit dans son journal ; j’en offris au Journal des Demoiselles. Moi qui ai passé ma vie avec les jeunes personnes, com¬ ment ne saurais-je pas ce qu’elles aiment? Je leur ai donné : une Sous-Maîtresse, Killy, la Fontaine de Killer- nay, la Cabane des Sorcières, une Soeur, le Serment. J’écrivis dans le Journal des Femmes deux ou trois Nou¬ velles, puis des articles de mœurs. Les Femmes à seize, à vingt-cinq, à quarante ans ; De l’amitié chez les femmes ; Les Femmes la première année de leur mariage.

Je ne sais pas écrire moi ; impossible.de broder une mince idée, de rendre délicieux un rien, de jouer avec la brise écumante,, le pâle soleil d’automne, et de ren¬ dre les élans de deux âmes qui s’entendent ; il me faut de vastes matériaux pour en tirer une quintescence su¬ perficielle ; seulement quand je sens vivement, je trouve des mots, dépourvus d’épithètes brillantes, il est vrai, simples, sans ornements, mais enfin des mots rendant assez bien ma pensée ; du reste il ne faut pas me de¬ mander de retoucher mon- style ; ce qui est écrit est écrit ; je ne trouverais rien de mieux quand je me cas¬ serais la tête tout un jour. Il faut me lire pour les. véri¬ tés que je dis, sans chercher du romantique ; je n’en sais plus faire ; tout ce qu’il y avait d’imagination en moi est parti avec Halida. Je me suis toujours occupée d’éduca¬ tion ; les jeunes filles m’aiment : devenues femmes elles m’aiment encore ; presque toutes sont mes amies ; je sais leur intérieur, tous mes articles de mœurs sont donc pris sur le fait ; c’est de ce que j’ai vu que je parle ; c’est avec cette franchise que j’ai écrit pour le journal la Mère institutrice de M. Lévi, quelques articles sous le titre l’Observatrice ; et pour Mlle Désirée Eyiheri, qui imprime de moi en ce moment Une année de pension ; et tandis que je composais ces divers articles, je mettais la dernière main à cet ouvrage dont je ne vous dis pas le titre, et quand je l’ai eu bien relu, bien corrigé, quand je me suis convaincue, chaque jour un peu plus, qu’il était bon à quelque chose, je me suis adressée a plusieurs libraires pour le leur proposer. Et, toute pleine de la conviction qu’il faut avoir un nom pour être acheté, j’écrivis les miens en toutes lettres, les faisant suivre ou précéder de la nomenclature de mes antécédents, dont je m’entourai comme d’un renfort respectable. Bêtise !… Les libraires m’ont répondu, tous fort civilement, mais en me disant : l’un qu’il n’achetait pas d’ouvrages de femme ; l’autre qu’il .était pourvu pour deux ans ; un troisième que les affaires allaient mal ; et mon pauvre volume in-8° reste là ; et pour le consoler de son abandon, je le relis, je le retouche, je lui assure qu’il est bon, vrai,• que si l’on avait pris la peine de le lire on l’aurait peut-être moins dédaigné, et le pauvre patient se con¬ tente de ces raisons ; et livre et auteùr attendent une occasion de se représenter humblement au public ; car ils ont le sentiment de ce qu’ils valent, et voudraient seulement qu’on les prit à l’essai: mais l’auteur encore tout froissé de sa première chute, ne se décidera jamais à l’imprimer tine secondé fois à ses frais, il aime mieux garder son in-8°. Plus, de fort belles Nouvelles qu’il a faites dans ses moments de loisir ; plus son projet de réunir ses articles de mœurs et d’en faire un petit recueil. En attendant, il écrira toujours dans les journaux littéraires pour que le public n’oublie pas trop son nom ; et si par hasard il se rencontre un éditeur bonne créature, qui veuille se charger des ouvrages de Mme Victorine Collin, elle ne cessera d’importuner le ciel par ses vœux ardents et sincères pour que cet éditeur reçoive la récompense de ses vertus, par un prompt débit desdits ouvrages.


Mme Victorine Collin.


Mme B. d’Altenheym.


Mme B. D’ALTENHEYM


(Gabrielle Soumet)

NÉE A PARIS RE 17 MARS 1814 .

Fille d’Alexandre Socmet.


Les femmes ont-elles le génie des arts et de la poésie ? Les femmes doivent-elles se livrer aux études littéraires? Sied-il bien aux femmes de tenter les hasards de la gloire et les périls de la publicité ?—Questions ridicules maintenant, ou plutôt questions qui n’en sont pas. — Tandis que les hommes du métier discutaient gravement ou querellaient avec aigreur les droits et les prétentions des femmes auteurs ou artistes, elles ont moissonné mille palmes dans le champ de l’art et se sont emparées de mille trônes dans la république des lettres ; excellente république où tous les citoyens sont rois! Il serait bien temps, messieurs, d’aiguiser des arguments et de lancer des plaidoyers contre vos charmantes adversaires, lors¬ qu’elles ont gagné tous leurs procès! Vingt femmes tiennent d’une main glorieuse le pinceau de Raphaël ou d’Ingres ; M 110 deFauveau (miraculeuse exception!) taille le marbre en archanges ou en chevaliers avec le ciseau de Canova ; M 116 Louise Bertin (la seule peut-être parmi les femmes de tous les temps) écrit de grands opéras dans la langue de Mozart ; et dans quelques jours nous applaudirons à son nouveau triomphe où Victor Hugo raccompagne. Quant aux femmes poètes, le livre même où nous écrivons ceci témoigne assez de leur nombre et de leur puissance.

Battu par les amazones littéraires sur le terrain de Tinspiration et du talent, le vieux préjugé s’est réfugié derrière le rempart des convenances comme dans un dernier retranchement. Nous l’y suivrons pour l’en débusquer. 11 essaie encore de sa voix caduque d’insipides doléances. Le mystère est la parure des femmes… Leur nom, comme leurs grâces, ne doit être connu que d’un cercle intime de famille et d’amitié… Ne perdront-elles pas en charmes plus qu’elle ne gagnent en célébrité?…. Faut-il qu’à leur coquetterie de beauté, qui du moins est dans leur nature, elles ajoutent les ambitions de renommée et les vanités d’auteur, qui sont quelquefois si déplaisantes chez les hommes ?… Enfin, est-ce bien la femme comme Dieu l’a voulue, qu’une femme in¬ quiète de ce que le journal dira d’elle? etc. — Tais-toi, gothique préjugé, tu n’as jamais compris les femmes ! Tu leur prêtes généreusement les ridicules des hommes dont elles ont conquis les lumières et les talents. Tout est amour en elles ; l’art chez elles est un amour et non une vanité : elles y répandent leur âme, comme la fleur son parfum. Elles chantent pour chanter, comme la fau¬ vette, cachée sous l’ombrage, qui ne s’informe pas si on l’applaudira des balcons voisins.

Mais, ajoute le vieux radoteur (car rien n’est tenace comme un préjugé), quel est le premier mérite, le plus grand charme d’une œuvre littéraire ? C’est la réalité des choses, la vérité flagrante des sentiments et des pensées. Que cherchons-noiis dans un poëme ou dans un roman, si ce n’est le secret d’un cœur qui nous révèle ses joies, ses douleurs les plus intimes, et jusqu’à ses faiblesses et ses mauvais penchants, et qui se met pour ainsi dire à nu devant nous ? De deux choses l’une : ou les femmes auteurs nous initieront à tous les mystères de leurs idées, de leurs désirs, de leurs regrets, de leurs émotions, et quelquefois nous diront tout haut ce que d’autres osent à peine s’avouer tout bas ; et alors si l’art triomphe, la convenance (la suprême loi des femmes) ne sera-t-elle point blessée? Ou bien elles mentiront, elles arrangeront du moins la vérité, et se farderont le cœur comme des coquettes le visage, pour paraître devant le monde ; et alors que-devient la réalité, la grandeur, la beauté de l’art ? Les femmes auteurs, — c’est toujours le préjugé qui parle, — sortiront difficilement de ce dilemme en douze syllabes :

Elles s’ôtent un voile ou se mettent un masque,

ce qui n’est pas bien, ou ce qui est bien dommage.

Quelques simples paroles suffisent à renverser tout cet échafaudage pédantesque d’arguties spécieuses : oui, les femmes, — celles vraiment dignes de ce nom,— peuvent dans leurs ouvrages se montrer ce qu’elles sont, sans avoir à rougir ni à mettre du rouge. N’est-il point d’âmes pures comme il est des cœurs vicieux? Et les confidences d’un ange ne seraient-elles pas un suave contre-poison à toutes les confessions des réprouvés ? C’est là le rôle des femmes dans la littérature et la poésie. C’est à elles de nous reposer et de nous consoler par leurs chastes et tendres compositions de tant d’œuvres monstrueuses nées sous la plumé des hommes. C’est à elles’ de choisir des sujets et des couleurs qui nous intéressent et nous charment sans inconvénients pour elles. N’y a-t-il point des aspects du cœur humain, des scènes de la vie qu’elles peuvent étudier et retracer innocemment et avec cette grâce délicate, cette exquise sensibilité dont elles gardent le secret? Et pourquoi n’ouvriraient-elles pas le pudique trésor de leur âme de jeune fille ou de jeune mère? Les beaux exemples ne sont-ils pas assez rares sur la terre, sans que l’on cherche à en tarir la plus belle source ? Que de choses délicieuses nous aurions perdues depuis trente ans, et tout à l’heure encore les Filiales de Mme B. d’Altenheym (Gabrielle Soumet) ; ces pages enchantées, ou plutôt ces fleurs écloses sous les regards créateurs d’un paternel génie, et nommées pour cela de ce doux nom de Filiales, de ce nom le plus pur de tous les amours d’ici-bas !

Personne plus que moi ne pouvait être le biographe de M mo d’Altenheym ; je l’ai vue naître et grandir. Je n’ai pas de plus ancien ami que son -père, je n’en ai donc pas de meilleur. Alexandre Soumet n’a jamais rien ca¬ ché à Emile Deschamps, et je connais son cœur comme le monde connaît sa gloire ; et je sais jour par jour la vie de sa charmante Gabrielle. Mais qu’aurai-je à dire d’une vie si jeune et si peu remplie d’événements, quoi¬ que si bien employée ? L’histoire des plus douces vertus et des plus ardents sentiments de famille et de piété, voilà toute la biographie de M Ilc Gabrielle Soumet ; puis, mariée vers la fin de 1834 à l’un des hommes les plus dignes d’elle, par l’élévation de l’âme et l’étendue de l’esprit et des connaissances, toute la biographie de M me d’Altenheym sera, l’histoire de son pieux bonheur d’épouse et de mère. Mais la physiologie et la psycholo¬ gie (ces deux sciences à la mode) auraient de curieuses études et d’intéressantes observations à faire sur le dé¬ veloppement simultané de son génie mystique et de ses traits dont les lignes tiennent de l’ange. La figure est l’image visible de l’âme. C’est encore à soi-même qu’on ressemble davantage. Les premières pensées de Mlle Gabrielle Soumet furent très-hautes, et ses premières pages furent empreintes d’harmonie et de pureté. Ce fut pour elle comme une double révélation innée, que l’idéal des sentiments et la beauté de la forme. J’ai conservé un chant de poëme biblique en prose, qu’elle avait com¬ posé à l’âge de neuf ans, et donné à mon père, qui écrivit sur le manuscrit :« Gabrielle ira bien loin, et peut-être aussi loin qu’Alexandre Soumet. » Or, mon père a vécu quatre-vingt cinq ans sans jamais se tromper sur rien, tant la justesse de l’esprit est une fidèle compagne de la droiture du cœur. Hélas ! comme il serait heureux (et nous donc !) s’il voyait sa prédiction si vite et si bien accomplie ! S’il pouvait lire et relire comme nous les Filiales de M me d’Altenheym ! Elle y a mis tout son cœur comme tout son talent. L’analyse de l’ouvrage sera la plus exacte biographie de l’auteur :

«Habituez de bonne heure la jeune fille aux travaux domestiques ; mais que la religion et la poésie entr’ou- vrent son âme au ciel : amassez de la terre autour de la racine qui nourrit cette plante délicate ; mais n’en laissez point tomber dans son calice. »

« Cette pensée de Jean-Paul devait être la seule pré¬ face de mon livre, dit Mme d’Altenheym, mais j’ai voulu le faire précéder d’une élégie devenue populaire par sa touchante simplicité, et je place sous la douce protec¬ tion de la Pauvre Fille, les inspirations de tendresse filiale que j’ai reçues d’elle. »

Le volume s’ouvre donc par cette délicieuse élégie qui est restée le chef-d’œuvre du genre, et qu’Alexandre Soumet a écrite avec des larmes qui ont passé dans les yeux de tous ses mille lecteurs. Jamais invocation n’a été plus glorieuse et plus efficace à la fois. Les trois Nouvelles que renferme ce volume et qui sont liées par un même sentiment, comme l’indique le titre général du livre, dénoncent la noble et poétique origine de leur jeune auteur, qui s’élève jusqu’à son père pour le récompenser de son amour et de ses sollicitudes, et qui le rassure en lui ressemblant.

Alexandre Soumet, entre tous les poètes, méritait bien une telle fille ! Lui qui n’a jamais fait descendre l’art de son idéalité ; lui qui, après avoir donné l’exemple de la poésie et de la versification actuelles dans les chants de sa Jeanne & Arc, publiés il y a vingt ans et qu’on dirait faits de ce matin, n’abandonna cette palme de l’épopée que pour se vouer à la Melpomène française, dont il a soutenu et rehaussé l’honneur dans sept grandes tragédies, qui ont été autant de grands succès (gloire unique de nos jours). Lui enfin qui a pu suspendre aux lambris muets sa lyre racinienne quand les échos du théâtre lui ont manqué, mais qui n’a pas voulu l’accorder sur un mode différent ni en changer le diapason ! et la tragédie est morte du silence de Soumet comme de la mort de Talma !

C’est un grand bonheur de pouvoir confondre ses plus vives admirations dans ses plus tendres amitiés. Voilà longtemps qu’Âlexandre Soumet* procure çe bon¬ heur à celui qui écrit ces lignes :


Lorsque, frais écolier» je revins d’Orléans,
Jeté» nain curieux» au pays des géants.
Certes, je n’avais pas assez d’yeux ni d’oreilles.
Dans ce vaste Paris, la ville des merveilles,
Dont la plus merveilleuse était son empereur !

Un jour (étais-je enfant !) j’appris, non sans terreur,
Qu’Alexandre Soumet, lui-même, le poète.
Dont les vers, au collége, avaient brûlé ma tête,
Désertait son Toulouse, et dans notre maison
Précisément venait passer une saison !
Tout mon corps de quinze ans, devant cette nouvelle,
Trembla comme Psyché quand l’amour se révèle,
Et j’attendis muet, et dans te saint effroi

D’un vassal averti de l’approche du roi.
Mon front rougit ensemble et d’orgueil et de honte.
Cest que dès mon enfance et sans m’en rendre compte,
J’écoutais dans les airs un invisible chœur
Et je souffrais d’un feu de poésie au cœur ;
C’est qu’une voix intime, oracle sans parole,
Bravait juré souvent que ma tète si folle,
Si rebelle à tout joug, se courberait plus tard
Devant la majesté du génie et de l’art.
Le voyageur venu, l’œil collé sur la vitre,
Comme je le suivais, sans plume ni pupitre,
D’un bout à l’autre bout de son royal salon.
Peuplé de marbres dieux, Mars, Vénus, Apollon »
Dieu lui-même, jetant d’une voix énergique
Ses défis glorieux à la muse tragique !
Et j’approchai le dieu… qui me tendit la main
Et me fit essayer trois pas dans son chemin,
Comme autrefois Jésus ordonnait à saint Pierre
De marcher sur les flots ainsi que sur la pierre.
C’est lui qui du cerveau démêlant chaque fil.
Et croyant saisir l’âme aux lignes du profil.
Vint me dire un matin avec sa voix amie t
« Vous avez dans le cœur une Ivre endormie ;
«Ne le saviez-vous pas? Chantez! *—Et je chantai,
Et du cœur et des yeux je ne l’ai plus quitté…
Combien de fois nos pleurs, A mon frère Alexandre,
De nos foyers en deuil ont humecté la cendre!
Mais songeons au bon temps. — Le soir je m’envolais
Chez vous ; et là, fermant et portes et volets.
J’accordais ma voix faible à votre grande lyre,
Dans l’alphabet divin vous m’appreniez à lire ;
Et mes jours n’étaient plus qu’harmonieux élans,
Et mes rêves chantaient vos vers étincelants ;
Et j’habitais Sion, Rome, Athène ou Palmyre,
Et je vous admirais … comme je vous admire !


Que les lecteurs me pardonnent cette longue parenthèse poétique ou soi-disant telle, ainsi que l’auteur des Filiales me la pardonne sans doute de grand cœur. Je reviens à elle : or, un jour Alexandre Soumet ayant interrompu ses concerts,… le méchant! Mlle Gabrielle continua !… Il venait dénoua donner (en février 1831) cetle courageuse Épitre à Varchevêque de Paris, dont chaque vers replantait une croix abattue ; sa fille nous donna la Vision, ce beau dithyrambe sur le choléra, et l’on crut que la lyre paternelle n’avait pas fait silence : même poésie idéalisée, même philosophie religieuse, même luxe d’images, même talent, même pureté,même harmonie, même facture !… On se ressemblerait de plus loin sans doute, mais le phénomène de la ressemblance n’a jamais été si complet et si heureux. Au surplus, on s’explique très-bien qu’une enfant née avec le don de la poésie, nourrie du lait des Muses, grandissant avec les exemples et les leçons d’un père comme Alexandre Soumet, se développe et se formule identiquement à lui, par goût, par habitude et par conviction. Le vrai miracle, c’est l’héritage du génie poétique, succession si rarement transmise ; mais Dieu est tçut-puissant.

Je me rappelle avec charme cette solennité littéraire où M I,C Gabrielle Soumet se hasarda pour la première fois à dire tout haut son premier poëme. Elle était si jeune, et il y a bien peu de temps de cela, et si timide qu’on n’espérait pas pouvoir l’entendre. Mais tout à coup ses yeux s’élevèrent au ciel, pour ne pas voir le nombreux auditoire, et sa voix s’éleva de même, et elle dit ses vers d’un accent inspiré, et comme aurait fait la Muse, der¬ nier trait de ressemblance avec son père. Et je me rap¬ pelle encore (car j’ai une mémoire implacable) que je ne pus m’empêcher d’improviser ce que voici à la nouvelle Corinne ï

Tu t’avances, craintive» aux humaines louanges.

Avec le nom r le charme et la candeur des anges ;

Puis, tou chant retentit si pur, si ravissant »

Qu’élancé vers le ciel, on croit qu’il en descend.

A ton voile » a ta grâce, à ton génie, il semble

Que cYst Davîd-pocte et Michol tout ensemble.

— Elle ne pourra point dire un mot, faire un pas,
Disaient-ils. — En effet* l’aiglon ne marche pas :
Son premier mouvement est un élan sublime ;
Des Alpes, en jouant, il dépasse la cime ;
Et toi, du premier vol tu nous as révélé
Le phénomène heureux de ton père égalé !

Et les poëtes qui se trouvaient à cette fête, et Alexan¬ dre Soumet lui-même, s’inspirèrent soudainement et offrirent à la jeune muse les poétiques hommages que nous rassemblons ici, comme la fraîche couronne de sa première victoire :

SOXXBT.

Oh ! que la poésie est sainte et gracieuse

Dans un cœur jeune et pur comme un lis matinal !

Qu’il est beau de lavoir, rosée harmonieuse.

Descendre avec amour sur un front virginal!

Sur un front de seize ans, fleur hâlive et joyeuse,

Fleur sonore qui jette un parfum idéal.

Fleur toute solitaire et dont la tige heureuse S’élève loin, bien loin d’un monde qui fait mal !

Oh! cette fleur c’est vous, c’est vous, vierge inspirée.

Qui reçûtes à flots l’harmonie éthérée,

Qui portez sans fléchir le grand nom paternel ;

Fille de l’aigle, ouvrez vos deux ailes de flamme.

Un hymne! encore un hymne! — On dirait que votre âme Est le cygne inconnu qui chante au fond du ciel.

Êpocard TcnooETY.


SOUIIET»

Pour vivre de soleil, éclos, doux tournesol! Résonne, luth caché ! chante, muse ingénue !

Nef au grand avenir, sur le bord retenue,

Dresse ton mât, la mer vient t’arracher du sol !

Abandonne ton nid, timide rossignol!

Belle Aurore, rougis les ombres et la nue !

Quitte le fond’des flots, blanche perle inconnue ! Toi qu’un aigle a couvée, allons, ouvre ton vol !


348 BIOGRAPHIE DES FEMMES AUTEURS.

Flambeau, brille aux regards! foyer, donue ta flamme! Montre-toi sur le seuil de tou palais, noble âme !

Marche à la gloire, enfant, suis ton père immortel!

De ton terrain fécond, crois dans l’air, sublime arbre !

Du ciseau qui t’a fait sors vivant, divin marbre,

Laisse tomber ton voile et monte sur Faute) !

ÉvAIUSTE BoüLAY-PàTY.


STAIfCES.

Comment, si jeune encor, pouvez-vous dans vos vers Modeler de Sapho l’agonie inspirée?

A-t-elle de son luth, sauvé des flots amers,

Placé dans votre cœur une cordc sacrée?

Oh! oui, de ces accords recueillis chez les dieux,

Les soupirs vous berçaient avant votre naissance,

Et pour nous réfléchir leur sonore élégance,

Votre âme en a gardé l’écho mélodieux.

Vous qui pouvez savoir, pour nous l’entendre dire. Ce qu’il faut ici-bas traverser de douleur.

Démentez par vos chants l’oracle de malheur,

Que l’homme se prononce, hélas! et qu’il s’inspire. Pour nous le faire aimer- habitant l’univers,

Jetez dans notre nuit un éclat qui l’épure,

Et sur nos fronts courbés suspendez vos concerts, Comme un miroir magique où se peint la nature.

Patrimoine sacré dont nous sommes jaloux.

Portez, sans frissonner, la couronne de flamme :

Sur notre vie en deuil faites planer votre âme.

Elle est belle la vie où vos chants sont, si doux. Soignez de vos talents le sublime héritage ;

Le génie est un don contre bien des douleurs.

II rapproche de Dieu, dont vous êtes l’image :

Quel cœur, en vous lisant, se souvient de ses pleurs !


Jules Lefèvre.

D’ALTENHEYM. 349

A RAPHAËL GABRIELLB Sonnet.

Des brillants séraphins toi l’amoureux élève,

Toi qui regardais Dieu pour mieux voir la beauté,

Et la créais encor comme une seconde Êvc,

Dans ton Éden fleuri, par la vierge habité.

Reviens-tu parmi nous, passant comme un beau rêve. Contempler au Thabor ton immortalité? .

Chef-d’œuvre interrompu qui dans les cieux s’achève,

Et qu’un ange inonda d’un fleuve de clarté.

Ton œil brûle et languit sous des eils noirs de femme,

Un rayon étoilé nous rapporte ton âme.

Et ces traits purs et doux qui furent Raphaël,

Une lyre accordée à ta grâce infinie

Nous rend de tes pinceaux l’ineffable harmonie ;

Et ta palette chante avec des sons du ciel.

Alexandre Soumet.

Puis, ce qui est encore une couronne, Antoni Des¬ champs a dédié à M me d’Altenheym une des plus belles et des plus touchantes élégies de ses Dernières Paroles, ce livre à part qui résume dans sa poésie les magnifU ques tristesses de Job et les larmes consolatrices de Sylvio Pellico.

A peine M me d’Altenheym eut-elle fait entendre sa voix de poëte, qu’elle voulut confier à la popularité de la prose les tendres et pieux sentiments dont son âme était remplie, sûre qu’ainsi leur salutaire influence se répan¬ drait plus vite et plus loin. Les premières pages de prose qu’elle a livrées à la publicité dans quelques-uns de nos plus honorables recueils périodiques sont d’une perfection surprenante, mais qui cependant ne nous étonne point : tout poëte est un excellent prosateur.

1 Quelques peintres ont cru trouver un rapport très-prononcé entre le profil de Raphaël et celai de M* e d’Àltcplieyni. —■ Le lieaa portrait dessiné par M. Boxlfy vient à l’appui de cette opinion. Nous permettra-t-on de motiver un peu notre assertion ?

Oui, les poëtes ont toujours ou auraient toujours été d’excellents prosateurs. Seulement, il faut bien recon¬ naître qu’au siècle de Louis XIV, où chaque individu, comme chaque classe, fonctionnait (qu’on nous passe l’expression ) dans le cercle de ses facultés dominantes et dans les conditions de sa destinée, les poëtes ne fai¬ saient guère que de la poésie, et même de la poésie en vers. Depuis Voltaire, toutes les digues de .la spécialité littéraire ont été rompues ; et de même qu’il est parti de son chef-d’œuvre d ’OEdipe pour se lancer dans son admirable prose, ainsi tous les poëtes qui ont succédé ne se seraient pas regardés comme complets, s’ils n’a¬ vaient pas produit leur livre de prose. Ce culte de la spécialité était poussé si loin dans le grand siècle, que chaque poëte ne cherchait la gloire et n’exerçait son ‘ génie que dans un seul genre. Racine faisait la tragédie ; Molière, la comédie ; La Fontaine, la fable ou le conte ; Boileaul’épître ou la satire ; J.-B. Rousseau, l’ode ou la cantate ; et personne ne songeait à exiger d’eux l’uni¬ versalité : on se contentait de la perfection. Si les poëtes d’alors se servaient quelquefois de la prose, ce n’était guère que pour faire cortège à leur poésie (voyez les Discours de Corneille sur les unités ), ou comme d’une arme pour combattre quelque opinion hors de la litté¬ rature ( voyez les lettres de Racine à l’auteur des Hérésies imaginaires) ; mais quelle éloquente logique dans la prose de Corneille, et quel atticisme piquant dans celle de Racine ! C’est que le poëte n’a qu’à replier ses ailes pour s’abattre en aigle dans la région de la prose ; tan¬ dis qu’il n’y a pas d’exemple d’un grand écrivain qui soit monté de la prose à la poésie. J.-J. Rousseau lui- même, le génie de la prose, n’a pu produire que des vers sans chaleur et sans couleur.

Or, de nos jours, tous les poëtes veulent être prosa¬ teurs, d’abord par ambition littéraire, ad exemplar regis Voltaire, et puis, par une sorte de nécessité que leur ont imposée l’insouciance et le peu de goût poétique du public actuel. La plupart des lecteurs ne lisent pas les vers ou s’imaginent que les poëtes ne font pas d’autre métier que d’arranger symétriquement des syllabes so¬ nores, et que la pensée et le sentiment n’ont rien à voir dans cette innocente occupation. 11 est de fait que le dé¬ luge de bons versificateurs dont nous avons été inondés depuis un demi-siècle a dû submerger jusqu’à la der¬ nière étincelle de poésie dans l’esprit des lecteurs, et

que les vrais poëtes ont pu très-bien être emportés dans ce torrent de rimes et d’hémistiches, sans avoir le temps de se faire distinguer du grand troupeau, servumpecas. De là cette méfiance très-naturelle du public à l’appa¬ rition de toute oeuvre de poésie ; de là aussi, l’ardente prétention de prose qui s’est emparée de tous les poëtes dignes de ce nom. Ils ont voulu prouver aux masses que, tout poëtes qu’ils sont, ils savaient s’exprimer en langue vulgaire, et il en est résulté un double bénéfice : nous avons eu de très-beaux romans, des voyages, des livres de philosophie, écrits par des poëtes et qui vont de pair avec les meilleurs ouvrages des prosateurs ; et d’un autre côté, une fois certaine que les poëtes avaient quelques idées et quelques conceptions, l’aristocratie intellectuelle du public a essayé de leurs poésies, et tout le monde s’en est bien trouvé.

Personne n’avait plus de droits que M mo d’Altenheym à cette prétention des vrais poëtes de notre époque, et son volume de prose est une éclatante preuve de plus à l’appui de notre opinion.

La Harpe, Rose-Madeleine, une Tète de Vierge, sont des ouvrages qui savent être grands sans être longs. Toute analyse est un squelette ; nous nous en abstien¬ drons par pitié pour nos lecteurs et par admiration pour M mo d’Altcnheym. Qu’il nous suffise de dire que ses Nouvelles renferment toutes, indépendamment de l’a¬ mour filial qui en est la donnée première, un sens mys¬ tique, une vue providentielle, dont chaque fable se rehausse sans rien perdre de son intérêt dramatique. La vogue est assurée à ce volume qui commande cepen¬ dant le succès littéraire par la sévère pureté du style et de la composition. C’est que tous les sujets, et surtout une Tête de Vierge (délicieuse et raphaëlique création), sont d’une originalité frappante sans être jamais bizarre, et que dans ces pages si peu nombreuses, l’auteur a trouvé place pour des pensées aussi neuves que saisis¬ santes sur les arts, l’âme humaine et la destinée, trois abîmes que sa plume sonde à toute profondeur.

Nous ne finirons pas sans supplier M mo d’Altenheym de finir elle-même le roman dont elle a détaché un cha - pitre : la Cloche de Saint-Bruno, qui de son livre va retentir avec tant d’éclat dans le monde littéraire. Un ouvrage de prose en deux volumes par la main qui a écrit les Filiales serait un événement pour notre époque, et le chemin de la gloire lui serait tout tracé.

Nous supplions aussi M. Soumet d’achever son épo¬ pée de Jeanne d’Àrc, et surtout d’exécuter son grand poëme de l’ Enfer racheté, dont le plan et les principales scènes sont entièrement dessinés, et qui promet un rival au Paradis perdu de Milton. Maintenant que tous nos théâtres sont voués au vaudeville ou au drame

  • prosaïque et bourgeois, la poésie lyrique offre un glo¬

rieux refuge à l’auteur de Saül, de Clylemnestre et de Norma. Que M. Soumet y vole donc de toutes ses ailes. Il y a si peu de talents à qui soit ouverte une pareille retraite !

Et maintenant, abrégeons par quelques citations des


d’altekiieym. 353

poésies mêmes que M me cTAltenheym demande pardon d’oser cacher à la fin de son livre :


LA TOURTERELLE POIGNARDÉE

Sous l’azur indolent du plus beau ciel d’Asie,

Si brillant de clarté, si frais de poésie ;

Dans ces bois de sandal ou soupire au réveil Le bengali chanteur, rossignol du soleil ;

Où le lotos endort dans ses coupes fleuries L’insecte étincelant du feu des pierreries ;

Où les astres, des cîeux peuplant la profondeur, Semblent doubler leur nombre à force de splendeur ; Où la mer languissante au sein de l’ombre heureuse. Sur l’ambre et le corail berce une onde amoureuse ;

Et baignant de baisers ces bords mélodieux.

Laisse en se retirant des perles pour adieux.

Dans ces climats d’amour, de parfums et de flamme,

Où l’âme des fleurs vient se mêler k notre âme.

Un oiseau, qui préside à leur enchantement.

Sur le lac constellé des feux du firmament.

Plane d’un vol rêveur, comme une fée amie.

Sur le front transparent d’une vierge endormie ; S’égarant, visitant les palmiers d’alentour,

Qui parlent à la nuit leur langage d’amour ;

Suivant des colibris la trace d’étincelles ;

Changeant à chaque fleur le parfum de scs ailes,

Et prenant pour son nid, sous scs riches berceaux.

Le grand lis bleu qui tremble au bord fuyant des eaux. Les beaux magnolias, où son vol se repose. Comparent leurs bouquets h ses teintes de rose.

Du doux fruit de l’amra pour venir l’admirer,

L’oiseau du paradis cesse de s’enivrer ;

Et le soir, pour garder l’éclat de son plumage,

Les mimosas pourprés abaissent leur feuillage.

Qu’il est heureux! heureux… oh! voyez sur son cœur Cette tache sanglante, emblème de douleur.

Pauvre oiseau ! le printemps éternel t’environne,

Ta blessure est un deuil jeté sur sa couronne.

Sous les frais latanicrs l’onde étend son miroir,

Dans ce cristal si pur tu trembles de te voir ;

Et plus d’enchantement, et d’ombrage en ombrage,

Tu fatigues ton aile à fuir ta douce image ;

  • Oiseau des îles Philippines.

Et tu gémis, semblable eu ton vol gracieux A la Péri qui pleure à la porte des cieux :

Car ton regard, ainsi que tout regard poëte,

Cherche au secret du cœur son soleil et sa fête ;

Car ton sort est le notre—et nous-mème un instant’» N’avons-nous pas les fleurs de ton berceau flottant? Comme toi, sur nos fronts élus de l’harmonie, N’avons-nous pas le ciel de notre Océanie,

De nos chanteurs ailés le poétique essaim,

Et la perle cachée au fond de notre sein ?

Nos étoiles, le soir, livrant vierges, et blondes.

Leur image tremblante aux caresses des ondes :

De rayons souverains couronnant leur front pur»

Ou donnant deux à deux dans leur couche d’azur ? Tout cet éclat d’amour, ce luxe d’allégresse Tout cc premier Édcn, parfumé de jeunesse ;

Ce concert idéal, dans notre âme entendu,

Cc paradis du cœur qu’Êve n’a pas perdu :

L’espoir, Tardent espoir..*. Mais de sa main sauvage Déroulant de nos jours les anneaux d’esclavage.

Le malheur vient briser tous ces fils transparents,

Dont un sylphe tramait nos rêves enivrants ;

Montrer à notre orgueil nos vêtements de fange,

Nos flétrissures d’homme à nos regards d’archange.. Car voilà l’existence ! A peine sur le seuil »

De ses songes de fête on se réveille en deuil.

Depuis l’heure où Tenfant que berce un doux présage, Dort, le front appuyé sur les fleurs de son âge, Jusqu’au jour où finit, lugubre et solennel.

Notre exil commencé dans le flanc maternel,

Nous fécondons de pleurs notre terre importune :

Nous sommçs tous au cœur marqués pour Tinfortunc ! En vain, l’homme trompantson invincible effroi»

Sur le stygmate impur jette un manteau de roi ;

En vaiu .pour se cacher la plaie expiatoire,

11 aveugle scs yeux des éclairs de la gloire ;

Ou plus grand » et couvert des voiles de L’autel,

Croise ses bras souffrants sur le signe mortel ;

Rien ne peut effacer la formidable tache.

Aux amours qu’il poursuit sa blessure s’attache :

Et l’on ne suit le char du sublime vainqueur Qu’à la trace du sang qui tombe de son cœur!


LE MELROSE.

Au golfe d’Albenga, la lune belle et pâle,
S’avançant sur les mers en reine orientale,
A travers les rameaux d’un grand melrose en fleur,
Laissait tomber du ciel ses perles de blancheur.
Un rossignol gardait, sur une branche amie,
Sa flottante famille à ses chants endormie :
Et Ton voyait briller sur le ntd gracieux,
Parmi les fleurs de l’air les étoiles des cieux.
Dans la nuit embaumée, au pied du haut melrose,
Reposait un enfant sur sa couche de rose :
Sa mère, près de lui’, chantait un air si doux
Qu’on l’aurait cru bercé par un ange à genoux ;
Et la mère, et l’oiseau que la brise balance,
De la plage muette enchantent le silence :
Arrêtent le pêcheur sur l’onde, et tour à tour
Changent en harmonie un ineffable amour.

  • Dors, mon fils ; que toujours ces rameaux, heureux voiles,

«Sans dérober ton frontaux baisers des étoiles,
« Te protègent : bercé par ces flots murmurants,
« Que ta vie ait encor des Sots plus transparents.
«Que chacun de tes jours, harmonieuse fète,
«Ressemble au nid d’oiseau qui cbante sur ta tète ;
« Et ne connaisse pas l’orage de douleurs,
« Qui s’élève sur nous après le mois des fleurs ! »
Et l’oiseau de ses chants, sur son nid qui sommeille,
Jette aux échos du ciel la sonore merveille ;
Ou mourant de langueur, de ses accords changés
Traîne en soupirs plaintifs les refrains prolongés.
«Dors, mon enfant : c’est l’heure ou l’on voit sous le saule
«Étinceler d’amour le ver luisant qui vole.
«Dors ; je t’ai consacré les veilles de mon cœur :
« La nuit n’a pas de rêve égal à mon bonheur!
« Comme l’enfant Jésus rayonne sur sa mère,
«D’un souris de mon fils tout mon être s’éclaire ;
« C’est mon astre, mon ciel, mon ange le plus beau ;
« L’horizon de ma vie est autour d’un berceau.
Et l’oiseau de ses chants, sur son nid qui sommeille,
Jette aux échos du ciel la sonore merveille ;

Ou mourant de langueur, de ses accords changés

Traîne en soupirs plaintifs les refrains prolongés.

« Dors, mon petit enfant ; l’abre qui t’environne
« Ouvre toutes ses fleurs dans Tair pour ta couronne ;

« L’aurore a des rayons plus doux que ceux du soir.

« Dors ; tes yeux bleus demain s’ouvriront pour me voir ;

« Demain viendra le jour ; mais mon âme en prière,

« Dans ton regard aimé cherchera la lumière.

« Silence, flots légers ; oiseaux, chantez plus bas :

« J’écoute mon enfant qui ne me parle pas. »



Au golfe d’Albenga, la lune belle et pâle,

S’avançant sur les mers en reine orientale,

A travers les rameaux J’un grand melrose en fleur,

Laissait tomber du ciel scs perles de blancheur.

Tous les esprits qui ont le sentiment poétique auront déjà reconnu, à ces deux pièces, quel poète est M me d’Altenheym ; et certes, à une autre époque, il n’y aurait pas eu assez de couronnes pour ce modeste front de vingt ans. Et c’est pour ainsi dire dans les errata de son volume qu’elle a relégué, de pareils trésors !… Mais on irait les chercher comme l’or jusque dans les mines du Pérou. La Pluie de fleurs, Sapho, la Vision, le Peintre de la coupole, etc., etc., sont des compositions qui, par la suavité des formes et la réalité poignante des sentiments, justifient à merveille leur titre de : Mélodies de l’âme.

Sans doute il y a peu de prose et peu de vers dans lè seul ouvrage qu’ait encore publié M mc d’Altenheym ; mais honneur aujourd’hui à qui n’apporte qu’une pierre précieuse à la monstrueuse Babel de nos bibliothèques ! Et souvenons-nous, en relisant les Filiales, que les an¬ ciens auraient donné mille amphores de liqueur vul¬ gaire pour une goutte de nectar.

Émile Deschamps.


Mme A. Dupin.


Mme A. Dupin




Savoir, c’est presque dédaigner.


Ici, je suis presque étrangère. Plusieurs peuvent exalter en moi les facultés de l’imagination et de l’âme, les ardeurs d’un vain savoir ; mais l’émotion du souvenir lointain, nul ne peut me la donner. Dans cette foule où l’effroi de ma pensée solitaire me pousse quelquefois, je rencontre rarement un être auquel je puisse serrer la main et dire la parole si bonne au cœur : Vous rappelez-vous ? Le passé est ma vie sainte, ma vie de joies et de regrettées, de belles et fécondes douleurs. C’est là que je me réfugie quand le présent se fait trop amer. Il y a cinq ans que je vous ai quittée, patrie des crédulités heureuses ; il y a cinq ans que j’espérais, que j’attendais encore ; quoi donc, mon Dieu ?… j’ai appris, j’ai connu… cinq ans seulement… Eh bien, cette durée si courte a suffi pour effacer de ma mémoire des noms et des choses qui naguère m’étaient bien familiers ; je les cherche en vain… C’est dans l’atmosphère dévorante de la pensée que se santé éteintes les dernières lueurs de mon jeune et beau soleil. Après lui s’est levé le jour de la vérité ; je ne l’ai pas béni ; mais je n’ai pas fermé les yeux à ses clartés sévères. Une voie nouvelle, que nul désir ne m’avait révélée, s’est ouverte devant moi ; j’y suis entrée morne, secrètement éperdue ; j’ai laissé dans la voie, où nul ne peut repasser, la grâce des affections confiantes, paisibles ; la fatuité superbe des vastes espérances.

C’est à Lyon que je suis née. Mon origine est très obscure : je suis petite-fille de laboureurs et fille de marchands. Le nom de mon père ne s’est inscrit que dans le souvenir de quelques hommes bons et simples : il y est pur.

Mon entrée dans la vie ne fut pas une fête. Ma mère se sentit frappée de douleur en apprenant qu’elle venait de mettre une fille au monde, pourtant elle avait deux fils. Savait-elle que la nature et la société ont fait à la femme une destinée qui n’est belle qu’un jour? Et la destinée de mère ? je l’oubliais : oh 1 les années ne lui ôtent rien de sa chasteté, de sa tendre grandeur. Ma mère disait son angoisse ; et moi je l’écoutais ; et je m’ini¬ tiais toute petite à la dignité mélancolique de la réflexion. Pourtant j’avais ma part des bonheurs de l’enfance. Le jeudi et le dimanche, je ne cherchais dans le ciel que l’espoir d’une journée sereine : c’est qu’on devait faire une longue promenade dans les champs. Ma mère, femme grande de cœur, toujours oublieuse d’elle-même, avait ces jours-là bien des choses à établir : je le savais trop. Que d’allées et de venues inquiètes de la porte de dehors à la porte de la chambre où ma mère passait des fils à une de ces coiffes de dentelles qui allaient si bien à sa belle et imposante figure…. La rue où nous demeurions était étroite et sombre, rarement le soleil éclairait le pavé toujours humide. Je le voyais, ce soleil aimé, jaunir le haut des maisons voisines ; je le voyais avec une joie ou une crainte passionnée qui le pâlissait souvent : alors mon regard effrayé cherchait le regard de ma jeune sœur. Ce regard qui disait moins que ma pensée, qui ne me renvoyait pas ma complète anxiété, me donnait un peu de calme. Enfin nous partions, ma sœur et moi, légères de plaisir ; ma mère, ses poches lourdes des fruits de la saison, et de petits pains savou¬ reux, et d’autres choses encore : toutes les prévoyances du cœur étaient dans sa manière. Bruit majestueux de mon beau fleuve, buissons qu’embellit la rose sauvage et l’oiseau mélodieusement plaintif, prés embaumés de violettes, de marguerites ; prés où fleurit le sainfoin et la sauge bleue ; papillons aux ailes blanches ou brunes, au vol doux et frémissant ; vous que tant de fois ma poursuite agita ; peupliers sonores ; fraîches eaux des bois et des montagnes ; voix de la solitude ; nuages qui me faisiez rêver aux lointaines régions ; horizons vagues, illimités, comme les besoins du cœur, fugitifs comme ses espérances, oh î laissez-moi vous pleurer !….

Quand, haletantes de fatigue et les yeux brillans de satisfaction, nous venions, nos tabliers pleins de fleurs, nous asseoir sur la pelouse, ma mère tirait de sa poche de fée, un peloton de fil ; aussitôt nous liions des bo u- quets, nous tressions’ des couronnes, toujours légères aux fronts qui les portaient. S’il pleuvait, les ressources ne me manquaient pas ; je me faisais une vie merveil¬ leuse avec les contes de fée, et Quinte-Curce, et les beaux traits d’histoire, et les tragédies de Duché, les premières que j’ai lues. Il y avait loin de Duché à Shakspcarc et à Goethe. C’étaient encore des fragments de poésie que j’avais dévorés et bien vite sus par cœur. Dès l’âge de neuf ans, je me trouvai en possession de Torquato-Tasso. Bien des jours avaient passé depuis que j’en connaissais quelque chose et que je le désirais ; mais profondément timide, je n’osais le demandér. Une maladie vint à mon aide. Je pris très-gracieusement des boissons amères ou fades. Ma mère, pour entretenir ma bonne volonté, me donna force petites pièces d’argent : ces dons me for¬ mèrent un trésor de sept à huit francs : avec cela, j’au¬ rais cru pouvoir acheter un monde. Le jour de ma pre¬ mière sortie, ma mère, qui avait agréé mon désir enfin connu, m’acheta la Jérusalem délivrée, traduite par Lebrun. Ce poëme fut lu, relu, toujours avec d’indi¬ cibles ravissements. Tancrède’, si mélancolique et si beau de ses pures tendresses, domina toutes mes figures de génies, de princes et de héros ; il devint ma passion idéale, l’objet hautement proclamé de mes profonds et chaleureux enthousiasmes, le type mystérieux de ce que je pensais aimer un jour. A quatre ans de là, un de mes frères, très-désireux de mon Torquato, m’en offrit quarante sous. Vendre mon Torquato, m’en séparer pour de l’argent! je n’avais pas en moi l’instinct de cette pro¬ fanation. Mon refus énergiquement exprimé attrista mon frère. Ce que j’avais refusé à cette fortune de quarante sous, j’étais si pauvre alors, je l’accordai à son désir : je lui donnai mon bien. Bien plus tard, j’ai eu une édition magnifique de Torquato, je l’ai remplacée par une toute simple, tout ordinaire, à peu près semblable à la pre¬ mière possédée.

Des afflictions se placèrent dans la vie de ma mère. Ma sœur et moi nous acquîmes la singulière liberté, pour des êtres tout jeunes, d’aller à l’église et de nous promener seules. La chère enfant aimait le monde ; j’ai¬ mais au contraire la solitude et le silence : elle cédait lé plus souvent à mon goût.

La passion des livres me tourmentait. Je commençai une nouvelle bibliothèque dans un tiroir de table avec deux volumes du théâtre de Voltaire, que j’avais achetés quelques sous. Ces livres et d’autres, jaunes, vieux et dé¬ pareillés, ne me satisfaisaient que médiocrement. J’étais d’ailleurs trop délicate et trop fière pour fatiguer mon père et ma mère de mes demandes à cet égard. Ne voyais-je pas tout ce qu’ils s’imposaient de gêne pour nous assurer dans l’avenir une situation moins difficile que la leur ! L’acquisition d’une vigne, d’une terre, était l’orgueil, la joie de mon excellent père ; elle plaisait aussi à la tendre prévision de ma mère : mais cette joie ne venait qu’après celle des dévouements, qu’après les trimestres du collège payés. Que de peines ils acceptaient avec une simplicité courageuse ! Que d’efforts pour faire à leurs enfants une destinée belle et charmante, selon eux ; et plus tard tristement avortée dans la mort ou dans, un labeur agité et misérable !

Un matin, je vis une jeune fille qui brodait du tulle, la pensée me vint de faire comme elle. En moins de quelques minutes, elle m’eut communiqué son savoir. J’en parlai à ma mère ; et avec un demi-consentement, je pris de ces broderies. Dès lors chaque heure eut sa tâche, volontairement remplie, mais inquiète. Ma pre¬ mière somme gagnée à ce vif emploi du temps fut une pièce de cinq francs. Cette pièce de cinq francs me pro¬ mettait pour l’avenir des livres, mes trésors. Je la re¬ gardais vingt fois le jour avec une tendresse, un charme de joie recueillie, que toutes les félicités me donne¬ raient à peine, maintenant que le chagrin a vieilli mon cœur,~que les flots d’amertume y ont creusé de noires profondeurs. Savez-vous la force des regrets ?….

Avec ces travaux délicats commença ma vie de poésie, de solitude et d’indépendance. Seule dans une chambre, où était aussi ma sœur ; étrangère à tous les mouvements importuns, à toutes les causeries vides, j’apaisais Its furieuses ardeurs de l’intelligence, je trompais les inquiétudes incomprises du cœur, qui déjà se faisaient sentir, par de brûlantes études. Tous les jours, une lec¬ ture de quatre-vingts à cent pages d’histoire ; tous les jours, j’apprenais de la belle poésie ; le dimanche, je dévorais un roman de choix. Ce roman, je le contais ensuite à ma sœur, très-avide de ces récits et charmée de s’épargner la fatigue d’une lecture assidue. Une pu¬ deur instinctive, bien plus que réfléchie, me donnait le courage de certaines altérations, je faussais un peu les personnages et les faits. Ainsi Vami remplaçait Y amant ; Yamour n’était plus qu’une affection comme la nôtre. A ces légers changements près, la narration se trouvait fidèle. Bien différents étaient les contes, je les ornais de curieuses insertions d’incidents merveilleux : la légende allait toujours s’effaçant davantage, et, assez communé¬ ment, elle se perdait dans la péripétie. Plus tard, les voyages, plus tard encore, les œuvres de haute pensée. Que je me sentais bien! Ma sœur, tout près de moi, qui respirait doucement ou qui chantait un air léger, ou qui me regardait avec une tendresse confiante ; ma jolie broderie, moitié dans ma corbeille, moitié dans mes mains ; et mon livre ouvert sur le bord intérieur de la fenêtre! Je disais dans une ivresse de larmes ou de transports heureux des scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire ; des chants de Virgile, le deuxième et le quatrième surtout : l’émotion accentuait ma voix. Main¬ tenant encore, quand je les redis, quand je dis aussi une méditation de Lamartine, un chant lyrique d’Hugo ; et la grâce soupirante, élevée et délicate d’un sonnet ou d’une élégie de Sainte-Beuve, d’un chant de Mme Tastu, d’une idylle de Briseux ; et l’élégie inquiète, passionnée de M me Valmore, de M me Waldor, tout cela me rend mon jeune et beau passé ; je me retrouve avec mes purs enthousiasmes et mes bonheurs de tristesse et de vague destinée. Molière m’amusait, m’épanouissait l’esprit ; mais je l’apprenais difficilement. Quelque long que fût un ouvrage, cinquante, soixante volumes, je l’entreprenais et j’allais jusqu’au bout, sans que mon ardeur faiblit un moment. Homme, j’aurais aimé les hautes entreprises, les fatigues lointaines ; quelque chose d’aventureux, de hardi, d’incertain ; femme, j’ai dépensé bien des forces dans le mystère impénétré de mon âme ; j’ai, selon l’ex¬ pression d’Obermann, dévoré bien des années de ma vie: labeur vain et funeste !…

Une nuit, que je veillais auprès de ma sœur malade, sa parole se fit obscure ; la mienne toute chère, tout affectueuse, ne lui arrivait plus. Ses yeux avaient cessé de me chercher, ils étaient sans regard. Sa veille d’agonie se poursuivait que je ne la soupçonnais pas même commencée, pas même possible. En proie à une terreur invincible qui s’accroissait de ma contemplation muette et pleine d’angoisse, de mon isolement, je restais debout et dans une attente qui n’a pas de nom. La garde était allée se coucher ; ma pauvre mère accablée de plusieurs nuits de fatigue et de souffrances de cœur, n’espérant plus, peut-être, s’était jetée sur son lit, à quelques pas de là. J’étais seule à voir finir cette jeune vie, à essuyer les sueurs de ce pâle visage. Un soupir de ma sœur, soupir mystérieux, étrange, que je n’avais jamais entendu, me fit trembler de la tête aux pieds. Je jetai un cri, elle était morte. Je savais ce qu’était la mort!…. je savais de quelle pauvre valeur était la vie…. Du moins elle entra dans son éternité avec ses fraîches, ses pures ignorances. Douce vierge, est-ce à moi de te pleurer?… Qu’ai-je fait des années que Dieu m’a données de plus qu’à toi ? Ont-elles servi à mon perfectionnement? Le bien les a-t-il constamment fécondées ? La parole de mes semblables les a-t-elle bénies ?….. Oh ! je les sens bien vides, bien sombres !…

Je restai longtemps sous le coup. Puis la misérable, la honteuse facilité des sensations nouvelles, me fit re¬ prendre à la vie. J’ajoutai l’affection qui venait de se briser à une affection vivante. Une jeune fille, plus âgée que moi, hérita de tout. Vous l’avez dit, Hugo : « Les morts durent bien peu …. »

Habituée à sortir seule, je le faisais sans inconvénient Dès que j’avais franchi le seuil de la porte, je protégeais ma jeunesse d’une fierté sauvage ; je m’enveloppais d’une réserve digne et froide, quelquefois même hau¬ taine. Un mot flatteur jeté à mon oreille me troublait comme une insulte, et n’obtenait guère de moi qu’une impression dédaigneuse. J’avais peur dès hommes que je voyais. Leur regard audacieusement fixe, leur poursuite insolente, faisait battre mon cœur de haine autant que de frayeur. Il y avait en moi le sentiment des hautes et pures tendresses ; et je ne trouvais dans leur air que la proclamation d’une confiance égoïste et brutale. L’extra¬ ordinaire rapidité de ma marche, le peu de soin que me donnaient les choses extérieures, tant mon souvenir était occupé me préservaient d’ailleurs. Gomme mon père me semblait au-dessus de tous, pour la courtoisie de ses mœurs, lui qui n’entrait jamais dans la chambre où étaient ses filles sans ôter son chapeau !

Le dimanche redevint pour moi un beau jour. Nous errions elle et moi dans la campagne, sans jamais nous lasser l’une de l’autre. Son caractère avait le positif qui manquait au mien. La naïve exagération de mes croyan¬ ces, la poésie de mon langage, le sérieux que je mettais à tout, la faisaient sourire et invitaient sa fine et douce moquerie ; d’autres fois mon enthousiasme la gagnait ; je dominais alors cette tête séduite. Quand un pré, un coin de buisson, nous plaisait, nous nous y arrêtions pour causer et pour lire. Nous avons vu ensemble les petits chemins tout verts d’Ecully, la fraîche vallée de Beaunan d ; les collines ondoyantes des rives de la Saône et ses îlots fleuris et déserts. Qu’on est bien sur les hauteurs !

Rien de tout cela n’a changé, tout est resté comme dans mes souvenirs ; moi seule je ne suis plus la même….

Le temps réglait notre course. Quand la moitié des heures accordées avait passé charmante et rapide, nous revenions sur nos pas. Ma petite montre nous était d’un merveilleux usage. Toutefois le sentiment vague des joies sans retour agitait ma jeune pensée ; ainsi, quand un lieu avait comblé mon désir et le sien, je lui disais : a Nous ne reviendrons pas ici. »

Elle et moi nous nous voyions dans la semaine, portant notre ouvrage l’une chez l’autre. Indépendamment de la broderie, je donnais des leçons que je n’avais pas cherchées, qui étaient venues me trouver.. Je m’achetais des livres neufs ; je m’entretenais de robes, de chapeaux, presque de tout ; de loin en loin je prenais un professeur ; j’étais vraiment très-riche. Jamais de dettes, jamais d’emprunts ; tout ce que j’avais commandé, tout ce que j’achetais, je le payais aussitôt. Quand j’acquérais un livre, j’étais folle de bonheur. Une fois, mon enivrement fut si grand, que je ne pus pas compter trente-six francs au libraire ; il fallut qu’elle prît ce soin. En revenant, je parlais tout haut dans les rues. Je me rappelle la parole sage d’un vieillard instruit et affectueux : a La folie de l’étude vous préserve d’une folie plus grande. » Je le regardai, je compris un peu : c’était des orages du cœur qu’il parlait. N’étaient-ils pas en moi? Que voulaient dire ces frémissements, ces larmes, ces rougeurs subites, ces rêveries dangereuses et pro¬ longées, ce besoin de livrer ma tête nue à la pluie, aux tempêtes du ciel ? Mon âme était bien une âme de femme.


368 BIOGRAPHIE DES FEMMES AUTEURS.


Cette ardeur pour la lecture était d’ailleurs commune à toute la famille : ma mère lisait de tout, mon père aimait de préférence l’histoire et les voyages ; mon frère ainé, qui avait fait de fortes et brillantes études, décla¬ mait admirablement de beaux discours antiques et la haute poésie ; le second, bien aimable, était épris des drames et des vaudevilles.


La dernière année de mon séjour chez mon père fut pénible. Ma mère, lasse de mes refus de mariage, prit de l’humeur contre moi, elle me défendit d’apporter au¬ cun livre. Une révolte cachée fut ma réponse. Ne vou¬ lant pas renoncera mes chères habitudes, je m’entourai de précautions qui pourtant répugnaient à ma nature fière et loyale. Un mensonge m’aurait dégradée, je ne le disais pas ; mais je continuais à louer des livres, tous bons d’ailleurs, et à en acheter. Par une matinée de printemps, j’acquis Y Histoire universelle de Ségur, 25 vol. in-18. Je les entrai à deux reprises dans mon chapeau, dans mon parapluie fermé, et sous mes bras que je tenais serrés contre mon corps. Ma frayeur était grande ; j’aimais beaucoup ma mère, mais je la craignais terriblement. Elle ne s’aperçut de rien. Avant le coucher du soleil, mes chers petits volumes s’étalaient dans le tiroir d’une vaste commode.

Un jour je me trouvai mariée.

Cette initiation violente à un état presque inconnu me jeta dans de mornes tristesses. Je cherchais ma vie es¬ pérée, ce n’était pas celle-là. Je cherchais mon rêve si beau, si pur ; il était bien fini : une réalité saisissante en avait pris la place. D’abord, j’accueillis dans mon sein la pitié énervante ; sentant bientôt que le temps des illu¬ sions stériles était] passé, qu’en face de cette destinée sévère, il y avait mieux à mettre que de vains déses¬ poirs, je me relevai forte de volonté et je retrempai mon âme au feu sacré des abnégations obscures et nobles. Je devins mère!…. Qu’avez-vous fait, mon Dieu! des bon¬ heurs que je ressentis alors?…. Un honnête homme était le père de ma fille, il pourrait la bénir ! Où étaient les mérites qui me donnaient le droit de prétendre à des joies plus grandes?

Aux jours de présomptueuse énergie, j’avais appelé le malheur ; son fantôme m’était apparu éclatant ; mon regard séduit l’avait .étreint et possédé. Le malheur vint à son tour, lorsqu’il n’était plus convié, il fallut bien l’accepter : pourtant c’était un hôte amer et sombre. 11 prit place au foyer ; ma vie le trouva assidu, mais l’hon¬ neur ne le fut pas moins.

Je m’étais mariée dans une librairie, je me retrouvai au bout de deux ans redonnant des leçons, non plus pour satisfaire des curiosités d’intelligence, mais pour les nécessités de chaque jour *. La compagne aimée de mes promenades de jeune fille avait tristement quitté ce monde, je lui portai presque envie. Une sorte de repos s’établit enfin dans ma vie extérieure, il y eut dans mon âme comme de doux apaisements. Mais ce calme sans objet déterminé était bien près de l’ennui. Que vouloir d’une sensation où nul mouvement ne peut trouver place ; qui se continue simple, uniforme? Que faire de ces jours, de ces heures, qui ne répondent à aucun appel, dont la durée passe indifférente et aride? Ce fut dans cette dis¬ position qu’une vive sympathie fit explosion entre mon troisième frère et moi. Il avait vingt ans seulement ; mais


  • Louis XVIII avait fait revivre une loi morte par le fait, et qui

exigeait un brevet de tout libraire. Ou mit une obstination invincible à refuser ce brevet à l’homme qui avait fait plusieurs campagnes sous Napoléon, Tous les autres l’obtinrent* Le soldat satisfit à tous ses enga¬ gements ; il se retira pauvre, mais avec un nom que nulle tache n’avait souillé. sa nature méditative, inclinant à la mélancolie et tant soit peu sauvage, le tenait à distance du monde et lui donnait la saveur des choses avancées. Il faisait peu de cas de l’histoire ; c’était à moi, avouait-il, qu’il devait d’aimer la poésie. L’objet de sa poursuite infatigable, c’était le mystère des destinées humaines : pourquoi naî¬ tre ? pourquoi mourir ?…

Nulle affection ne m’a été plus douce que celle de ce frère. Elle a eu constamment la vîrginité et la grâce d’une affection qui commence. De saintes ferveurs la mainte¬ naient belle. Paul, je te vois encore, avançant la tête et demandant avec ton parler mystérieux et sonore : « Y est-elle?— Oui! oui! » répondais-je, et d’un élan j’étais vers toi. Nous avons lu bien des pages ensemble. Dans nos courses solitaires du jour, alors que nous allions à la recherche des mauves sauvages, que tu peignais si bien, jeune artiste ; alors que nous admirions les beaux couchers du soleil ; dans nos errements de la nuit en¬ core, nous avons bien souvent cherché la vérité. Nous l’avons demandée à la science des livres, aux misères inépuisables de notre cœur, aux magiques profondeurs du ciel, à ses orages, à la beauté voluptueuse de la terre ; tout est resté muet. La pensée de l’éternité roulait dans nos cerveaux comme une tempête ardente. Pascal nous épouvantait de ses doutes mal déguisés… Lui aussi il cherchait, disaient nos regards pleins de stupeur, lui aussi il implorait une réalité et il ne saisissait que des fantômes. Être-où ri être pas 3 répétions-nous avec Hamlet. Puis, si nous rencontrions une de ces créatures qui se font une vie toute bonne, toute simple, tout en dehors, nous lui enviions quelquefois la sérénité de ses humbles croyances et ses bonheurs faciles…. Toi bien plus sou¬ vent que moi, superbe et insensée : les âpretés d’élite faisaient, selon moi, une auréole funeste mais d’une belle majesté. Ami de ma dernière jeunesse, tu sais tout maintenant ; tu m’as précédée dans cet abîme de l’inconnu qui tant de fois nous avait laissés pâles et sans voix, où tant de fois s’était perdue notre pensée avide. Le premier qui serait parti devait dissiper l’incertitude de l’autre, je ne t’ai pas revu… Habitant de la terre, ta promesse était sacrée. N’as-tu rien retenu d’ici-bas? As-tu laissé à cette terre tout ce qu’elle t’avait donné, le souvenir aussi ? »… Ou bien n’as-tu pu revenir?… Qu’est-ce donc que ce lieu où ne pénètrent ni les angoisses, ni les cris de ce monde ?… Qu’est-ce que ces êtres éternellement absorbés dans leur gloire heureuse ?… Viens me dire bas, bien bas, à l’heure des pensées austères, si ton voyage a été le voyage que chante le poëte sans soleil et sans lune, ce qu’est ta vie, chère âme.

Depuis ton éloignement, ami, ta place est restée vide et sombre dans mon cœur. Qui te remplacerait, mon Dieu? Tu croyais en moi, je croyais en toi ; nous nous étions un mutuel appui. Nos âmes avaient passé tout entières l’une dans l’autre. Tu savais au besoin me faire entendre une parole sévère, me consoler et reposer mon cœur dans ta généreuse et tendre sympathie. La vie s’était-elle donc faite bien désolée pour toi, que tu l’as quittée si vite ?… À vingt-trois ans !…. je n’ai presque rien su. On me dit que tu n’étais plus ; que ta mère, la mienne, était malade de fatigue et de chagrin, voilà tout. Et je ne pus courir vers cette mère!… Paul, ai-je reçu dé toi le baiser sacré de la mort ? M’aimes-tu encore ? Où es-tu ?… Pourquoi dans mes rêves m’apparais-tu constamment malade et triste ?… Une autre destinée terrestre cause-t-elle ta pâleur ?… Recommences-tu à craindre, à espérer ? La perpétuité des angoisses est-elle en effet la destinée de l’homme ? Viens me le dire.

Tu vivais quand je quittai Lyon. Les épreuves trop rudes avaient fatigué mon énergie. Je te dis : « Je suis lasse ; il me faut un autre air, d’autres lieux, d’autres difficultés! » Toi qui devais en me perdant retomber dans l’isolement de ta pensée, tu me compris, comme toujours ; tu me dis ; «Partez! Vous mourriez ici. » Ta ajoutas avec un sourire de tendresse : « J’irai vous rejoindre un jour. » Le croyais-tu en effet ? Moi j’y comptais bien. Désintéressé de ta propre souffrance, tu pris en compassion la mère tourmentée de la destinée de ses trois enfants. Et moi qui pus te quitter, je t’aimais bien peu…. Ne le crois pas, frère ; je t’ai aimé et respecté dans la vie, je t’aime et te respecte dans la mort.

Si tu revenais, je te ferais peine à voir ; tu me trouverais bien changée, bien différente de la femme que tu connus sincèrement bonne et modeste dans son oubli d’elle-même, dans ses dévouements. Je fus tout cela de longues années. Ce temps est bien loin. Sais-je quelle puissance fatale je subis ? Mais à mesure que les réalités me deviennent moins contraires, que ma pensée grandit, se complète ; à mesure que je sais davantage ; que le beau, le vrai, est plus profond en moi ; que les hautes convictions se révèlent plus nettes, plus splendides, je me fais mauvaise ; j’ai comme des ivresses d’amertume impatiente ; l’amitié me trouve injuste, le courage dix bien faillit en moi. J’ai conservé l’ardeur des choses difficiles et bénies, à peine si j’en ai la volonté. Ce qui m’est resté sans altération, c’est l’humilité de la prière, c’est la franchise, c’est la modestie des besoins extérieurs : disposition qui assure ma dignité. Que dis-tu de cette révélation ? Elle est triste, n’est-ce pas ? C’est que j’ai lâchement renié mes saintes gloires, c’est que j’ai mêlé des semences maudites aux semences heureuses. Pourquoi m’as-tu délaissée ?…

À Lyon, j’ai eu des amis prêts aux jours de malheur. Un vieillard, que la mort a pris*. 11 nous avait prêté une somme, a Vous me la rendrez, disait- il, quand vous serez riches. » A deux ans de là, nous n’étions pas riches, mais nous la lui avions rendue. C’était encore un de mes parents, homme d’honneur et de profond savoir. Que d’affection dans ce cœur maintenant glacé, et dans celui de ses filles! Une d’elles m’offrit à mon départ une somme, le tiers de sa petite fortune d’alors. Elle me l’offrit avec une simplicité si noble, si délicate, que je l’acceptai. Chère Betzi, un lien durable nous unit. Qu’aurait fait de plus une sœur ? Mon Dieu, soyez propice à ceux qui restent 1

Pour quitter Lyon, il fallut tout vendre, il fallut su¬ bir des douleurs en détail. Je vis emporter les premiers meubles, ce fut pour moi tout mon passé qui s’en allait ; je restai pâle, atterrée. Puis je mis une précipitation étrange à hâter la vente de tout le reste ; et je ne sentis quelque repos que lorsque je pus errer dans l’appartement bien vide, bien nu. Tu y errais avec moi, Paul ; nous aidons des rires bizarres souvent, une gaieté qui faisait mal. a Plus de marbre pour vous inquiéter, c’était toi qui parlais. Vos enfants courent libres. A quoi bon des glaces, des meubles? Tout cela ne donne que de mesquines sollicitudes ; voyez si l’on n’est pas bien assis là. » Et les froids carreaux nous reçurent tous deux. Une nuit, je dormis avec délice sur des matelas étendus à terre.

Enfin, je partis avec les miens. Cette route de Lyon à Paris fut courte. J’aurais voulu qu’elle durât des années. Tant qu’on roulait dans cette voiture, on n’avait à s’occuper de rien, on restait sous l’empire de l’illusion. Ma première nuit fut presque calme. Nous avions disposé


M. Viricel, frère du célébré médecin de ce nom. des coussins sous la tête de nos enfants ; elles dormaient d’un sommeil gracieux. Leurs jeunes et purs visages étaient doux à voir ; je me donnais ce plaisir souvent. Moi seule je restai éveillée. Cette nuit se développait belle, la lune brillait à l’horizon et revêtait la campagne de clartés charmantes, l’infini était dans le ciel. Je vis s’éveiller les voyageurs en même temps que le soleil pa¬ rut. Deux jours seulement encore, et il fallait s’ouvrir cette nouvelle existence! Jé parlai de mes projets ; ils étaient modestes, je voulais donner des leçons. On se¬ coua la tête, on me regarda avec un respect compatis¬ sant. « Il y a bien des personnes qui en donnent. Paris est si vaste ! On y est perdu. —(J’ai des lettres de recom¬ mandation que j’ai acceptées et non sollicitées. —r Madame, on est oublieux dans cette ville. » Un de ces sourires, que la souffrance empreint d’un caractère par- ticulier, fut ma muette réponse. La terreur de l’arenir recommença dans mon âme son travail funeste.

Mes petites, insouciantes,* heureuses, me faisaient mal. La seconde nuit fut pénible, bien qu’elle eût toute la magie de la première. Vint le troisième jour, le dernier qui me jetait, avec ma jeune famille, dans un monde d’incertitudes. Paris ! cria-t-on. Tous accueillie rent ce mot avec bonheur. C’était pour eux le terme d’un trajet désagréable ; ils voyaient des amis empressés, une nuit de doux repos : ce mot me serra le coeur. A ces appréhensions raisonnables s’en joignaient d’extrava-r gantes. 11 me semblait que j’aurais soif à Paris, que l’air me brûlerait. Qu’étaitlaSeinelente, paresseuse, comme notre Saône, comparée aux eaux larges, profondes et rapides de mon fleuve. 11 y avait des nuages à Lyon, les retrouverais-je à Paris? Si l’on m’eût dit que les oran¬ gers fleurissaient librement sous le ciel de la ville étran¬ gère, qu’ils ornaient les rues, j’aurais frémi, je crois. II me fallait Lyon avec ses pluies» son pavé boueux» ses collines » les grâces de sa nature, mon passé enfin.

Chère ville, faites-vous triomphale! Une femme, dotée des plus belles perfectionsest née dans votre sein. C’est encore Ballanche, le poëte des vastes pensées ; J. J. Am¬ père, de savoir si vif, si profond et si étendu ; Dugas- Montbel, qui avait bien compris la naïveté large et inspirée d’Iiomère ; tous ont été bien bons pour moi. Dans les noires murailles de votre collège s’est formée à la douleur rêveuse, l’âme poétique d’Edgar Quinet.

Je ne voulais pas seulement donner des leçons. Les leçons, c’était le positif,. sec, borné. ; je voulais écrire. Dans cette pensée d’écrire se trouvaient des joies secrète¬ ment rêvées, les joies qu’on ne dit pas.à tous. Le désir de l’argent ne les profanait pas. Un bonheur devait-il être vendu? Il fallut bien mettre un prix à ce bonheur!… Pourtant je n’ai jamais fait un métier de la littérature. C’est pour moi quelque chose de grand, de saint, que la conscience et l’inspiration doivent toujours consacrer. Tous les deux jours je satisfais aux rudes exigences en donnant des leçons de choix ; le jour d’intervalle est le jour aimé, le jour de ma libre allure. J’écris, et j’ai des tristesses, des misères grandes, tant je me fais ardente à l’invention, tant je me place.dans la réalité. Quand je n’ai point de chaleur au cœur, je ne travaille pas : il me faut l’émotion de mes personnages. J’avais apporté-, selon l’usage,, un roman tout fait. Deux ans .avant mon arrivée à Paris, Benjamin Constant avait mis une bienr veillance aimable à en accepter l’hommage. Ce livre, objet de mes tendres complaisances, étaitfaible ; je le sentis plus tard : nul libraire ne l’a vu, il n’a été proposé - à aucun ; j’en ai fait justice ; il ne paraîtra jamais..

Nous arrivâmes le 21 juillet 1832. Le lendemain, pour ainsi dire, j’eus un volume d’éducation à faire. Ce travail n’était guère de mon goût, pourtant je le fis de mon mieux. J’attendis que les trois journées fussent passées pour présenter des lettres que m’avaient données des êtres plus prévoyants que moi. Alors je ne soupçonnais pas cette lutte honteuse de chacun contre tous. La pre¬ mière personne que je vis fut M œc la comtesse de Sussy. Cette première entrevue n’était pas de nature à me don¬ ner du courage, a Vous a-t-on poussée à Paris, ou vous y a-t-on attirée? » me demanda-t-elle avec son re¬ gard pénétrant^ et de cette voix que le sentiment ou la pensée ferme et profonde accentue toujours.—«On m’y a poussée, madame, » répondis-je en me donnant le calme dont je sais envelopper mes sourds désespoirs. — « Ah ! fit-elle, voilà le mal.» Ce qui suivit n’était pas moins terrible. Malgré cette franchise implacable, M me de Sussy me séduisit tout d’abord : elle a un charme si original, si varié d’idées et d’expressions!Et que son amitié délicate, chaleureusement active, me Ta rendue chère depuis ! La vie est d’ailleurs auprès d’elle, si douce, si facile ; elle a tant d’indulgence vraie ! La seconde personne qui eut ma douloureuse visite fut un banquier. 11 me conseilla avec une brusque loyauté de retourner à Lyon. — « Non, monsieur, lui dis-je d’un ton de froide résolution: quand on a fait cette démarche, on ne regarde pas derrière soi ; nous sommes ici, nous y resterons.—Je ne puis rien.— Vous pouvez beaucoup.—Faut-il que je parle de vous à la Bourse? » 11 était réellement ému. « Dans l’enfer, monsieur, si vous voulez. » Qu’a-, vais-je fait de ma fierté? l’inquiétude m’exaspérait. Les agents de change pleuvaient dans son cabinet. Au¬ cun de ces hommes ne pouvait m’être utile, je le sentais trop. Je me retirai. A un an delà, je ne l’avais vu qu’une fois, il se souvint de moi.

Un jour, que savais-je de ce Paris? il me prit l’idée de me présenter dans des pensions. Pauvre moyen ! Me voilà à visiter toutes les institutions de bel aspect, semées dans la rue de Vaugirard et alentour. J’en rapportai, non des espérances, mais la satisfaction d’avoir accompli un devoir envers mes enfants. J’ajournai une seconde et décisive démarche à huit jours : cette fois je n’en attendais rien de positif ; c’était un bien dont je me gratifiais, une complaisance pour mes scrupules, un repos donné à la conscience de la mère : «T ai fait tout ce que fai pu, tout ce que je, devais. La course fut im¬ mense ; Glichy, la Ghaussée-d’Ântin, le faubourg Pois¬ sonnière ; partout des refus exprimés avec une sécheresse polie, quelquefois avec un aimable intérêt. Gela m’était égal : j’y avais compté. La sensation dont je me suis défendue de toute l’énergie de ma volonté,.c’est le dé¬ couragement. Si l’on s’abandonne soi-même, on est perdu. Ges leçons si ardemment espérées ne venaient pas ; et Paris, avec son immensité, avec ses milliers de visages inconnus, me causait un effroi, dont seule je puis savoir l’étendue et la force. Je demandais des leçons, on m’offrait des livres à faire ; mais je n’osais pas compter exclusivement sur cette ressource : ma tête était d’ailleurs trop tourmentée. Le mal du pays vint mê¬ ler sa tristesse à mes craintes amères. Tous les motifs qui m’avaient exilée s’affriblissai ent sous l’infiiience de la réflexion douloureuse. Je ne comprenais plus com¬ ment j’avais pu quitter ceux qui me connaissaient, qui m’aimaient, pour venir me livrer avec les miens aux agitations d’un avenir froid et incertain. Un morceau de pain à Lyon, m’écriais-je dans mon angoisse, de la con¬ fiance et les joies de l’âme ! Que souvent j’ai interrogé mes petites pour savoir si elles aimaient Paris 1 Leur oui était pour moi un soulagement profond. Mais quand elles regrettaient les campagnes où elles s’éparpillaient. si joyeuses, quand elles regrettaient des affections tou¬ tes bonnes, je pleurais dans mon cœur la vie d’amour que je leur avais ravie. Dire la joie qu’elles me don¬ naient par ce cri : « Je suis heureuse! — De quoi? — Je ne sais pas, mais je.suis heureuse! » Oh! je bénissais Dieu! On connaît la portée de son malheur, on s’exa¬ gère celui des autres. Elles se couchaient : je restais seule à écrire ou à souffrir. J’ai un petit tabouret de bois sur lequel je me suis assise bien des fois,, en hiver, devant le feu presque éteint, pour m’abandonner à la mélanco¬ lie du passé et des larmes. Chaque fois que je revenais de mes courses, de mes visites, bien infructueuses, je leur demandais d’une voix timide : « Quelqu’un est-il venu? » Et le non éternel, le non redouté, était la réponse. Cette question m’est restée habituelle : je la fais encore, et pas. touj ours- sans crainte.

Quelles que soient mes souffrances, elles perdent de leur âpreté à mesure que je suis le mouvement de mes idées, que je fais planer sur elles une émotion souve¬ raine qui s’empare des souvenirs pour les rendre profi¬ tables à la production., pour les y introduire comme moyen de puissance vraie. J’écris peu le matin. C’est alors que je suis aux prises avec un malaise orageux, prolongement de l’agitation des rêves. Mrns j’écris l’après- midi, le soir, la nuit ; la nuit surtout. Cet été je laissais ma fenêtre ouverte. L’air m’apportait quelques fraîches et légères senteurs du Luxembourg. A une certaine heure, toutee qui était animé s’effaçait. Le ciel doucement-éclairé, les murailles blanches revêtues de reflets lumineux, le calme profond, moi seule qui veillais ; ce temps qui ne m’était pas compté, qui semblait n’exister que pour moi ; tout cela me faisait des heures de voluptueux la¬ beurs. J’aime la nuit On échappe à la vie, à l’influence de l’homme ; on. est seul en présence de sa pensée, de Dieu et de son œuvre. C’est la nuit que j’ai fait les meilleures pages, c’est la nuit que j’ai écrit une par¬ tie de mon nouveau roman, Marguerite. Dans ces veil¬ les d’entraînement et d’oubli délicieux, le matin m’a surprise plus d’une fois. Ses discrètes lueurs me don¬ naient ensemble regret et plaisir : ma vie rentrait dans la grande vie humaine ; vie incomplète. Il riy a que des commencements sur la terre, a dit madame de Staël : en effet, rien ne s’y achève.

Quand les exigences du cœur se font entendre bien haut, ou quand j’ai trop l’effroi de certaine inquiétude mystérieuse, sans objet, je vais chercher dehors la sen¬ sation aimée. Un espoir, bien rarement déçu, me conduit souvent chez la femme qui voit rayonner autour d’elle, pure et lumineuse étoile, toutes les illustrations de cet âge, Mme Récamier. Qu’elle trouve ici l’expression de mes belles admirations, de mon tendre dévouement!… J’étais bien ignorée, madame, que déjà votre bienveil¬ lance délicate mettait dans mon isolement comme un reflet des affections de la patrie, comme la sérénité d’es¬ pérances heureuses. Mes jours de bizarreries, de doutes amers, de déraison hautaine et tourmentante, vous ont affligée. Suis-je quelque chose dans une telle vie? de¬ mandait ma fière affection. Vous êtes venue m’en faire repentir. La dernière fois, vous m’avez vue ayant peur de ma folie. Ce n’était pas seulement votre grâce élé¬ gante d’habitude ; il s’y mêlait une grâce sérieuse, peut- être indignée. Un de vos merveilleux secrets, c’est de ne jamais rien perdre de vos séductions. Vous qui avez tant à choisir, vous m’aimez, je le sens, au bonheur di¬ gne et paisible que me donne votre présence. Oh ! tour¬ tes les voix de mon cœur exaltent vos mérites !… Pour¬ quoi donc ces injustices? C’est qu’il y a en moi le venin de la tristesse! comme dit l’auteur de Luiz de Souza. C’est que j’ai goûté du fruit terrible dont parle l’Écri¬ ture : j’ai voulu connaître ce qui devait me rester caché.

Simplicité des besoins, amour serein du vrai, senti¬ ments fiers et sacrés, vastes élans de l’âme, n’apparais¬ sez-vous qu’une fois dans la vie?… Où est la destinée espérée?… Que nous font des années qui tombent une à une dans le vide?… Que nous font des jours dont l’emploi est si vain ? De tous ces jours que l’on compte avec tant de sollicitude, auxquels on donne une atten¬ tion grande, en est-il un seul, dans la vie la plus longue r dont on ne voulût retrancher quelque chose ?

Que n’ai-je pas senti ? La foi s’était retirée de mon cœur. C’était avec un muet désespoir que j’essayais de prier. La prière se glaçait sur mes lèvres : le nom de Dieu ne s’y plaçait plus de lui-même, j’avais besoin de le chercher. Oh ! qu’alors j’aurais accueilli à genoux et avec des bénédictions de larmes les souffrances du re¬ mords ! Que j’aurais dit avec volupté la parole du faible, celle aussi du grand coupable : Seigneur, ayez pitié de moi!… A] mesure que je m’initiais, bien malgré moi, à cet état inconnu, je recevais des impressions de tous les bruits, de tous les mouvements extérieurs ; ma vie se mêlait à tout, j’étais l’univers. Plus tard, je traversai cette vie comme un fantôme, sans curiosité, n’ayant que les froids besoins dont parle un grand penseur *. L’inutilité de mes jours me pesait sans faire naître en moi de généreux mouvements. Et que les distractions des élus du monde me semblaient risibles I Leurs tristesses étaient bien mes¬ quines, bien vaines ; pourtant je m’y intéressais encore. Vous ne permîtes pas, ô mon Dieul que la pitié, ce dernier lien qui unit la créature à une autre créature, se brisât aussi en moi ! Dans mon existence torturée,


M. de Sénancour. j’avais toujours présente la fin inévitable. Ces hommes, ces femmes, beaux, rieurs, amants de la vie, se faisaient spectres sous mon regard ; en un clin d’œil je déflorais leur jeunesse et leurs charmes, je les couchais morts dans le cercueil. Il m’est resté de ces temps le dégoût instinctif de tout ce qui finit ; ce dégoût est une misère profonde, une malédiction terrible. Quand je me prends à aimer quelque chose, je me dis que la sensation ne peut durer : et le dédain est là, non pas âpre, non pas superbe, mais bien mélancolique. Mon âme est un miroir lugubre et brisé, où toutes les images de la terre se montrent confuses, effacées presque ; où tout est dévastation.

J’ai lu des livres où je me suis trouvée. Ils me font des trésors funestes. C’est moi, c’est encore moi, me disais-je. Et me cherchant dans ces pages dévorantes, je m’y plongeais avec un délice, une curiosité sauvage. 11 y a telle chose que je n’ai jamais lue sans pâlir. Tantôt écrasée par le sentiment nettement avoué de ma misère, je courbais mon front épouvanté, je pleurais dans mon cœur ; tantôt une joie sombre le soulevait orgueilleux : avoir un peu vécu de la vie de ces élus du malheur, c’était beau. Quelquefois je m’étonnais qu’un autre eût senti avant moi, ce que je m’étais flattée d’avoir senti seule. Pauvres êtres que nous sommes, dans nos détres¬ ses plus encore que dans nos prospérités, nous avons la prétention de subir une loi exceptionnelle, nous nous plaçons dans un monde à part : Être vain et passager! dit Ballanche.

Le travail de mes grandes douleurs est d’ailleurs solitaire ; je n’y associe personne. Quelquefois, me trouvant accablée, j’ai fermé les yeux, j’ai senti qu’il serait doux de mourir avant que la moisson d’angoisses fût achevée, tandis qu’il restait encore quelques sombres épis debout. Mourir !… Et mes enfants ? Les joies saintes de mère m’avaient-elles donc manqué? Sublime Créa» teur, je vous demande des jours longs, bien longs, et l’énergie qui en assure l’emploi, selon la conscience et la charité qui les féconde et les honore. La Mennais, vous l’avez dit : «La justice, c’est la vie ; et la charité, c’est encore la vie, mais une plus douce, plus abondante vie. »

L’état de l’atmosphère, l’heure, le lieu ; ce que l’acte de la vie a de volontaire ou de forcé, agit immédiatement sur moi, créature d’impression, je me lie à tout ce qui existe. Si le ciel est bas, inerte, on peut connaître un état qui se refuse à être décrit, c’est une mort sans re¬ pos, sans oubli ; je ne sais quelle existence immobile, morne et pourtant douloureuse, quelque chose de fu¬ nèbre. La voix des orages, quand elle ne soulève pas dans le cœur d’intolérables frénésies, une ivresse de colère et de puissance, exalte le sentiment religieux. Un soleil ardent embrase les sens ; un soleil tiède près de s’éteindre dans les profondeurs d’une nuit heureuse, donne la volupté des larmes, la paisible possession des choses ; on évoque sans amertume les illusions perdues ; insensiblement les regrets s’amollissent dans une suave mélancolie : ce n’est pas la félicité, ce n’est pas l’oubli ; c’est une impression qui tient à la fois des douleurs apaisées de la terre et des joies mystérieuses et perma¬ nentes du ciel.

Le renoncement prend un caractère d’indicible solen¬ nité aux heures où l’abdication de la vie devient la loi de tout ce qui a nié ou proclamé le malheur sous la brillante influence du jour. Cet assoupissement de la plainte universelle, ce monde d’où l’homme semble absent et qui se fait beau de silence, de tristesse et- d’abandon ; la mort qui plane dans cette espèce de vide ; la mort où chaque créature étendue sans mouvement et sans liberté possible, devient le symbole mystérieux ; tout cela est d’un effet austère. Il y a donc un vrai mo¬ ment d’oubli, une trêve accordée, un refuge autre que le monde inconnu ; et ce bienfait, chaque nuit l’assure. Dors, pauvre être, retiens ton rêve s’il est doux, re- tiens-le s’il est amer ; aussi bien la réalité te serait trop souvent plus amère encore» Pourquoi t’éveiller, à moins que tu n*aies compris la vie par une foi sincère. Si tu t’es éclairé de cette lueur vivifiante, marche, mar¬ che ! Avance dans l’avenir avec le grand poëte d ’Orphée, avec le sage des Libres Méditations.

Que souvent on retrouve sa vie dans un effet de lu¬ mière, un nuage, un son, une odeur ! U y a tel espace étroit dans l’immensité de Paris, que je reconnais à l’explosion subite d’un mal qui sommeillait. La sensa¬ tion, comme une flèche ardente, a traversé mon âme avant que le souvenir me l’ait expliquée. « J’ai passé là, me dis-je, oui, j’ai souffert là.» Un pas de moins, je l’aurais ignoré, car j’ai peu la mémoire des lieux. Je regarde…. J’interroge des objets insignifiants pour tout autre ; et je m’assure que le sentiment ne m’a pas trom¬ pée. Il y a des rues que j’évite, qui m’inspirent un délire d’aversion.

Pourquoi, dans mes jours redoutés, le matin est-il sous l’influence mauvaise? Le matin a de si fraîches couleurs, il est si gaiement éclairé, si charmant d’har¬ monies I Et pour moi, misérable, le semoun du désert se lève le matin. C’est le matin que les noirs démons s’abattent dans mon âme et la remplissent de bruits fu¬ nèbres, de passions corrosives. La nuit, l’isolement, l’horreur inquiète, y descendent à leur tour. J’ai peur du temps qui va finir, du temps qui n’est pas encore, de la minute qui va passer ; ce qui m’effraie, je ne le sais pas, l’inconnu me possède. Le soleil, scion la parole formidable de rÉcriture, refuserait sa lumière au monde. Je serais condamnée à errer dans de froides ténèbres, sur une terre dévastée, sans rencontrer ni limites, ni figure humaine ; sans espérer jamais qu’une voix répondît à ma voix, qu’un faible bruit liât mon existence d’ombre à l’existence animée du passé ; tout serait muet, immobile ; l’horreur du vide m’entourerait ; j’aurais hérité de toutes les douleurs humaines, qu’il n’y aurait pas alors en moi plus de lassitude des choses et d’effroi de la vie.

Mon Dieu! que voulez-vous de moi? Ai-je élevé contre votre Majesté une plainte criminelle ?

Quand ce mal me saisit, je suis avide autour de moi de silence, de doux mouvements ; ma voix se fait basse, lente, on dirait une prière. Je tâche d’être seule. Mes enfants s’attristeraient, d’autres riraient de moi. Petite fille, je tremblais de tous mes membres sous la puis¬ sance d’un mot. Ma mère, sublime de dévouement, ne me caressait jamais ; peut-être aussi gardé-je l’impres¬ sion d’événements terribles accomplis dans une autre existence : nous ne savons rien.

La mer a ses calmes, sa grâce invitante ; j’ai de cela aussi moi. Demandez à mes chères petites que j’instruis. que je gronde, que je désole, que j’aime follement ou avec une sage retenue, selon mon besoin ; demandez- leur combien je puis être bonne, simple, doucement familière, heureuse de leurs joies, agitée de leur tris¬ tesse ou seulement de leur humeur. Ce n’est pas tou¬ jours moi qui ai tort ; et cependant je tends souvent la main, je donne le baiser de merci et de paix, sans qu’on l’ait demandé. Elles sont mon conseil. Toute chose do¬ mestique est discutée en commun, bien sincèrement et sans résolution prise à l’avance. Ma fille aînée a voix in¬ fluente : son sérieux de treize ans lui donne droit à cette distinction. Nous alternons ensemble de la journée toute modeste, tout uniforme, à la journée de luxe, de joyeux écoulement En hiver, nous nous faisons bien petites au¬ tour du foyer pour mieux sentir la chaleur, pour mieux nous voir aussi, et nous babillons avec amour. Nous sa¬ vons bien parler des petites fées et de l’Ariel de Shaks- peare ; Üe Trilby si léger, si mignon ; du géant de l’Ariostë qui courait après sa tête. Elles savent bien quel¬ que chose aussi de Méphistophélès, de l’ombre de Ban- quo et de l’astrologue de Walleinstein et encore des kobolds délicieux de Henri Heine, des Enfants aux petits coussins bleus, si délicieusement contés par Marmier: éru¬ dition féerique qui vaut, bien celle du Chaperon rouge.

C’est chose curieuse de les entendre forcer leur-jeune voix pour débiter de la poésie ravissante de mélodie ou magnifique de pensée, tout en arrosant leurs fleurs ou en cousant une robe. La belle et mélancolique figure de M. de Lamartine ; la figure grave et pensive, à la ma¬ nière espagnole de M. Hugo, auraient un sourire pour ces naïves admirations. Les petits portraits des génies de nos temps que je me suis donnés, ont aussi causé de grands ravissements ; moi-mêmë, j’ai un plaisir indi¬ cible à chercher sur ces traits la vie intérieure.

Cette double nature dont j’ai la conscience, m’a, jus¬ qu’à ce jour, fait comprendre les œuvres les plus oppo¬ sées. Je trouve en moi la sensation fine, coquette du gracieux ; et la haute, la mystérieuse tristesse ; l’aspira¬ tion criante ou solennelle et sombre vers l’infini. Les bonheurs que m’ont donnés la conversation d’êtres élevés d’intelligence et de cœur, les bonheurs que j’ai dus à mes lectures solitaires n’appartiennent à aucune langue. Cet hiver, dans ce que j’appellerai mes frénésies litté¬ raires, j’ai eu sur ma table huit, dix ouvrages à la fois. Selon que j’y étais entraînée, je lisais un chapitre de l’un, quelques pages de l’autre ; et mon -âme les caressait tous. Sombre et désolée Lélia, vous y étiez aussi, vous dont j’ai relu vingt fois avec un enivrement d’exaltation l’élégie appelée Solitude, et l’autre encore Dans le Désert. Femme qui as fait ce livre, as-tu donc tant souffert?…. Oublie, oublie, pauvre âme, repose-toi dans la pensée de Dieu !… Quand ton inspiration me faisait peur, je me rap¬ pelais ta personne charmante ; ton regard si beau, si lu¬ mineux et si profond, tel que je le saisis une fois, dans une de tes mélancolies ; ton parler sonore ; la confiance heureuse de tes enfants, ta douce intimité avec eux, et je me reprenais à t’aimer. Une bienveillance particulière m’a initiée à la partie fraîche des Mémoires de M. de Cha¬ teaubriand, sa jeunesse : c’est beau. J’en garde encore la vive impression : pourtant il y a trois ans.

Non, je n’ai pas trop à me plaindre : d’honorables sympathies ont embelli cette existence de Paris. Sur mes chaises de paille se sont assis des hommes, des femmes, que cet âge proclame……

Liszt, vous, grand de cœur et de génie, vous n’avez pas emporté ma douce souvenance, cette parole que vous me répétiez avec votre sourire triste et affectueux : Si je vous suis bon à quelque chose, dites-moi il faut. Oh !. puissent resplendir dans votre vie, mon frère, dés des¬ tinées aussi belles, mais .’moins orageuses que celles de Mozart et de Beethowen! -Vous voulez faire de votre

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art l’expression sainte d’un besoin social, puissent les hommes vous comprendre !

Auteur d ’Obermann, auteur de Joseph Delorme et de Volupté, vous m’avez dit souvent de ces paroles qui font du bien à l’âme, qui la relèvent de ses faiblesses. Les hommes grandissent à l’influence de votre pensée forte et généreuse ou noblement triste ; moi je connais de plus votre belle indulgence. Pourquoi m’aime-t-on? Que suis-je ? une pauvre créature qui dirait à tous: Vous pouvez pleurer, moi je n’ai plus de larmes ; du moins je m’en défends comme d’une chose funeste. Me met¬ tant en relief, je m’exprimerais ainsi : J’ai une énergie indomptable pour mener à bien tout acte sérieux, pourvu que les moyens soient avoués par ma conscience, pourvu que ma fierté n’y prenne pas un rôle désagréable ; que surtout cet acte ait un autre mobile que mon intérêt : je ne m’idolâtre pas assez pour me donner en ma faveur beaucoup de mouvement. Les choses qui me sont imposées qui n’ont pas ma libre adhésion, m’inquiètent, me donnent de la tristesse ou de la haine : ainsi, quand la mort ne m’apparaît pas douce, bonne,- comme un refuge éternel et sacré, je l’envisage en ennemie. N’est-elle pas une nécessité, une loi qu’il faut subir dans un temps, dans un lieu incertain, sans désir, sans acceptation : puisssance mystérieuse qui s’avance comme l’avenir, invincible et muette.

11 y a pour moi dans tout ce qui exige de la résolution un grand charme d’entraînement. Le malheur me trouve à sa hauteur, nous marchons bien ensemble ; les petites contrariétés font de moi une créature sans dignité. J’ai des impatiences, je me répète ; je me fais petite d’humeur, d’inquiétude, de déraison : c’est à me prendre moi-même en dédain. Mes mouvements sont toujours pleins de franchise, mais la réflexion en a condamné plus d’un. Je puis donner d’excellents conseils pour se conduire dans le monde, j’y fais souvent des sottises. C’est moi qui jette à la face des questions embarrassantes, c’est moi qui exprime une opinion que la maîtresse de la maison doit feindre de ne pas entendre ou qu’elle doit laisser tomber comme une chose in différente. Mon culte pour le vrai me donne, quant à ce qui n’intéresse que la vanité, une franchise impitoyable de paroles ; le plus souvent il m’inspire un silence désobligeant dans des occasions où de petites faussetés aimables qui n’engagent à rien seraient tout à fait de bon goût. L’air vif des hauts lieux a passé dans ma vie. Ma première enfance s’est écoulée inculte sur les montagnes, au milieu des sombres châtaigniers ; j’ai retenu quelque âpreté de la contrée sauvage. Pour que je voie un être quelconque, il faut que je l’estime, que je l’aime ou que je lui sois nécessaire ; je n’ai jamais entretenu une liaison dans des intentions intéressées. Nulle femme n’est plus. froide, plus silencieuse, plus insignifiante et quelquefois plus amère que moi, quand je subis la présence ou la conversation d’êtres avec lesquels je ne sympathise ni de cœur, ni de pensée. Je suis affreusement maussade avec tout ce qui m’ennuie par d’imbéciles prétentions à l’esprit ou à de fades et menteuses tendresses. La simplicité me trouve affable et tout à fait indulgente. Il y a des personnes qui, après m’avoir vue bien des fois avec indifférence, se sont avisées soudainement de découvrir que j’étais charmante 9 c’est leur expression. Charmante ! peut-être le suis-je en effet quand je sens la bonté autour de moi : l’âme s’épanouit aux rayons de ce doux et vivifiant soleil. Charmante ! Il y a des oiseaux qui chantent avec une grâce merveilleuse quand le froid de la nuit enveloppe la terre ; il y a des ruines que le temps décore.

Le soupçon qui tend à me rapetisser me laisse froide et muette ; ma fierté ne sait pas descendre à’ toutes les justifications. Ün mot pourrait m’épargner la douleur,je le sais bien ; mais ce mot, je ne le dis pas : il me semble qu’en le disant, je sanctionnerais l’offense, que je l’accepterais ; ne répondant pas, je la tiens à distance de moi. Pourtant, si j étais vraiment bonne, je parlerais : car enfin ma satisfaction d’orgueil est amère à un autre. Qu’il est difficile de se désintéresser entièrement de soi !

Je puis être heureuse : n’ai-je pas la vivacité de remotum, et de loin en loin, la grâce du désir… de la jeunesse encore ? L’espérance ne fleurirait-elle qu’une fois ?… Souvenirs, que me voulez-vous?… On ne fait pas revivre ce qui a vécu. Le cèdre frappé de la foudre ne reverdit pas sous le soleil d’un autre printemps. Oh ! qu’elle est regrettable cette saison charmante de la vie dont l’auteur de Volupté a dit avec sa manière attachante, mélancolique et vraie : On oublie, on s’exhale, on se renouvelle, on a véritablement en soi plusieurs jeunesses.

À vous, mes enfants, le labeur, les dernières tendres¬ ses de cette vie ; à vous, mes amis, les nobles battements de cœur ; à toi, monde inconnu, le soupir infini !

A. Dupin.


1 Qu’ai-je publié ? Bien peu. Et encore ferais-je d’une bonne partie de ce peu une critique sévère et méritée. D’abord, deux livres d’éducation : la Mythologie dramatique et ta France illustrée par ses femmes, 1832 ; 1c premier, malgré un anacbronïsme voulu, a été adopté par la Maison royale de Saint-Denis. Un roman, Cjmodie, 2voL in*8°, 1S33 ; un autre roman, Marguerite, 2 vol. în-8°, 1836. J’ai pour ce dernier quelque peu de tendresse ; il a reçu plus d*uu souvenir. Pendant deux ans, j’ai dépensé ma vie en Nouvelles, en Études littéraires et en Études de mœurs, semées dans divers journaux* Parmi les Nouvelles, je préfère David Bizzio, la Vieille rue du Temple, le Chevalier de Bois-Bourdon, Catherine Part, Sal-> vator Rosa, Torqnato Tasso, OlgiatL Parmi les Études littéraires, je distingue M.de Chateaubriand, M. de Sénancour, Alexandre Dumas et Alfieri, Tout cela fait avec conscience, avec progrès dans la forme et dans les

idées ; mais entaché de nombreux défauts*


Mme Farrenc.



Mme FARRENC


(Césarie)


Née à Draguignan (Var), LE 24 JUILLET 1802.

Fille de Pierre Gensollen, médecin, et de Julie Des bonnes se La Fontaine.


11 est des noms peu retentissants, des talents presque ignorés, comme il est au ciel des étoiles moins brillantes que leurs sœurs, comme il est sur la terre des fleurs plus pâles, plus timides que leurs compagnes, des fleurs qui se cachent, qui se retirent devant la main qui les poursuit, qu’il faut chercher sous la ronce et l’épine, et qui resteraient inconnues sans le parfum qui les trahit, sans le parfum qui nous les livre.

Il est des noms qui ne se révèlent ni par le bruit, ni par l’éclat ; mais qui se produisent plutôt parla lenteur de leur croissance, par la rareté même de leur apparition, par le mystérieux travail qui paraît présider à leur développement secret. Ces noms sont longtemps à surgir, longtemps à frapper l’oreille de tous ; c’est un son qui n’arrive que par degré, d’intervalle en intervalle, un écho qui ne se manifeste qu’à quelques-uns, se projetant de vallée en vallée, jusqu’à ce qu’il aille atteindre au sommet qu’il a choisi pour but, au faîte où sa voix doit mourir. C’est le fleuve au lit profond, à la surface immobile, le flot qui suit tranquillement son cours pour ne s’élever, pour n’en sortir qu’au jour de la tempête. Il n’a pas la fougue impétueuse des torrents, il n’emporte rien dans sa furie ; mais il offre à la barque ou à l’esquif qui le sillonne un asile sur, une navigation certaine.

Ainsi grandiront les noms les plus modestes, les plus ignorés de nos jours, comme aujourd’hui sont grands Malfilàtre et Gilbert, Milton et Pope, Tasse et Camoëns ; ainsi brilleront pour l’avenir ces noms, dédaigneux du présent et que le présent méprise ou laisse obscurs.

Vous donc qui travaillez pour cet avenir consolant, pour cet avenir vengeur, vous qui n’avez rien du pré¬ sent ni dans le cœur, ni dans la pensée, dont l’âme est en dehors du siècle, en deçà ou au delà de l’époque, dont l’esprit s’élance involontairement soit en arrière de ce qui est, soit au-devant de ce qui n’est plus ou de ce qui n’est pas encore ; écrivains de conscience et de pres¬ sentiment, poètes d’instinct, poètes d’inspiration, per¬ sévérez ! plus vous fûtes méprisés, plus vous avez été grands ; plus vous êtes oubliés, méconnus, plus la mémoire des hommes vous attend, vous suivra dans l’avenir!

Et c’est à vous surtout que l’avenir appartient, à vous, femmes, qui n’avez de consolations du présent que dans le souvenir du passé, de dédommagement des douleurs actuelles que dans l’espérance d’un bonheur futur ! A vous dont l’âme est toute la vie, comme elle est aussi tout le talent ; à vous qui n’avez dans le cœur qu’une seule corde, et bien douloureusement retentis¬ sante, une corde unique et trop sonore, celle de la souffrance !

Oh ! oui, c’est toujours celle d’entre vous qui a le plus souffert qui a toujours le mieux écrit ; celle d’entre vous qui a pleuré le plus souvent, qi*à, par un bien triste privilège et par un bien cruel retour, a fait aussi pleu¬ rer le plus souvent !

Car le malheur c’est le poëte, car la poésie c’est la souffrance.

Et la souffrance est la muse des femmes ; et c’est dans la révélation de leurs malheurs, dans la confidence et le récit de leurs souffrances que nous trouvons le germe heureux de leurs vertus, le développement de leur génie.

C’est à la Provence encore, à ce beau fleuron de

la France et de sa couronne, à ce beau ciel de notre hémisphère ingrat, que nous devons une femme de plus, au cœur brûlant, à la plume élégante et facile, à l’esprit tout à la fois vif et pénétrant, étendu, varié, profond.

L’enfance de Césarie s’est écoulée à Hyères. Son père fut son seul instituteur, et quel meilleur maître un en- enfant peut-il avoir? M. Gensollen remarqua dans sa fille un ardent désir de savoir, un besoin réel d’instruc¬ tion, et l’étendue d’une imagination qui permettait à son jeune âge une conception rapide et prématurée des matières les plus abstraites ; il lui apprit le latin, cette langue interdite aux femmes et que, par une injurieuse extension d’une loi, peut-être, sous quelques rapports, généralement prudente, mais à coup sûr fort peu gau¬ lante et très-exclusive, les hommes se sont plus or¬ dinairement réservée ; Césarie dès lors, découvrit de nouvelles ressources, des ressources inconnues, comme elle éprouva des jouissances infinies dans cette étude sérieuse, dans cette culture d’une langue morte et qui, pourtant, revit dans tout. Horace et Virgile étaient ses poètes, ses auteurs favoris. Horace et Virgile ! et cepen¬ dant elle n’allait pas au collège, et cependant elle avait sept ans ! et c’est d’une femme que nous parlons 1

A cet âge, et nonobstant le respect qu’auraient dû lui garantir des goûts si rares, des prédilections tellement classiques, Césaric ne put échapper, pourtant, aux sé¬ ductions innocentes dont l’habitude ou la frivolité se plaisent à caresser l’enfance ; elle ne put échapper aux cadeaux puérils, pas mémo à la poupée de rigueur ; on ne craignit pas, un jour (quelque profane sans doute, quelque ennemi d’Horace, un romantique à coup sûr), on ne craignit pas de lui offrir une poupée, non de ces insignifiantes poupées sans expression, sans couleur, sans vie et sans âme, mais une poupée haute et- belle, élégamment parée, aux traits fiers, nobles et délicats, à la grande et noire chevelure, aux airs majestueux, à l’œil vif, imposant et poétique, au front byronicn, mais une poupée animée, vivante, une femme, une Muse, une Sapho enfin. Le croiriez-vous, Césaric la jette im¬ pitoyablement au feu, la livre aux flammes, en disperse et les lambeaux et les cendres, en forme un auto-da-fé cruel, comme on eût fait d’un martyr, comme on préci¬ pitait les premiers chrétiens aux bêtes ! « Cette friponne avec ses attraits, s’écria Césarie, m’empêcherait d’étu¬ dier !» Et cette friponne, c’était la belle poupée ; et le

sacrifice’était consommé !

  • -

D’Horace elle allait à Tibulle et à Properce ; et de Properce à l’élégie française ; car la langue mère était là pour inspirer l’enfant dans sa langue maternelle. Privée dès l’âge de trois ans des caresses, des soins de celle qui

lui avait donné le jour, Césarie n’avait toujours que

sept ans lorsqu’elle adressa l’épitre suivante à la mort :

O mort, cruelle mort, tu nous es bien contraire!

Tu détruis un «poux aussi bien qu’un bon père.

Ta redoutable faux qui nous moissonne tous,

Ne peut voir la beauté ni consulter ses goûts ;

Bien souvent tu ravis l’espoir d’une famille,

A son père un bon fils, a sa mère une fille ;

O mort, cruelle mort, tu nous rends malheureux!

Sans toi, sans le tombeau, tout serait moins affreux !
Dès l’âge de trois ans tu m’enlevas ma mère »
Ma sœur est au cercueil ; conserve-moi mon père !
Tu te ferais chérir de celle qui te hait,
O mort, si d’un enfant tu comblais le souhait !


Césarie vivait à Hyères dans le sein d’une société distinguée : là, plusieurs savants, chassés par les hivers du Nord, venaient chercher le printemps du Midi, puiser de chaleureuses inspirations et retremper leur âme et leur santé. Le célèbre de Lacépède n’avait pas dédaigné Césarie ; il se plaisait même à la questionner, à l’entendre expliquer l ’Enéide ou quelques épîtres d’Horace, ou réciter quelques fragments d’une traduction qu’elle avait entreprise du premier chant de la Henriade en vers la¬ tins. Là muse-enfant faisait aussi des impromptus à toutes les dames qui l’aimaient et présageaient pour elle un avenir de gloire et de bonheur. Arrivée à l’àge de onze ans, elle ne put, malgré la vaccine que lui donna son père, échapper au fléau de la petite vérole, ce qui désola M. Gcnsollen ; car un père et une mère ont toujours une involontaire coquetterie pour leurs enfants. Un père veut toujours que sa fille soit jolie. Témoin des regrets de l’auteur de ses jours, Césarie sécria : « Ne t’alarme point, mon père ; je serai bonne, aimable ; cela ne vaudra-t-il pas mieux qu’une passagère beauté ? »

A treize ans, cependant, Césarie ne savait encore au¬ cun de ces travaux habituels aux femmes, et dont l’igno¬ rance ou l’oubli sont quelquefois plus communément qu’on ne le croirait la source ou l’origine de leurs cha¬ grins dans 1 la vie, à mesure qu’elles s’y avancent. Elle désira les connaître, et fut envoyée à cet effet dans un pensionnat de Marseille, où de jeunes ennemies de ses précoces talents ne tardèrent pas à tourner la pauvre fille en ridicule, en lui prodiguant les épithètes de savante et de’ pédante. Elle ne se découragea point pour cela, les laissa dire, et continua ses études latines, scs travaux de femme et d’homme tout à la fois, ce qui peut paraître invraisemblable et pourtant n’en est pas moins vrai ; car n’oublions pas que Césarie était une de ces brillantes filles de notre Provence, cette Italie et cette Espagne de la France, et qu’un rayon du soleil d’Homère avait réchauffé son berceau. Ce n’est pas tout, Césarie apprenait en même temps la musique, et passant avec une égale aptitude du grave au doux, du plaisant au sévère, elle fit de brillantes improvisations sur divers su¬ jets en s’accompagnant de plusieurs instruments qu’elle s’était rendus familiers, et d’une voix que la nature avait donnée et que l’art n’avait pas encore embellie alors.

M. Gensollen, trop longtemps séparé d’une fille chérie, vint habiter Marseille ; il retira Césarie de sa pension et la produisit dans le monde, dans ce monde où l’atten- daierït la gloire et le malheur, des hommages et des humiliations, dans ce monde où tout est mensonge et déception, tout, excepté la souffrance.

Mariée en 1819 à M. Farrenc, officier de cavalerie y décoré de la Légion d’honneur et fils d’un riche négo¬ ciant de Marseille, Césarie, malgré ses nouveaux devoirs et sans les oublier, Césarie trouva toujours le temps de se livrer à ses premiers penchants, de cultiver les dons: précieux qu’elle avait reçus de la nature et perfectionnés par l’éducation ; la poésie, la méditation eurent de nou¬ veaux charmes pour elle, et si le bonheur qu’elle s’était promis comme épouse et mère, et qu’elle méritait complè¬ tement à ce double titre, ne lui eut pas cruellement man¬ qué, cette poésie et cette méditation n’eussent été qu’une* fleur de plus sur son chemin, un fleuron de plus à sa couronne, un délice de plus dans son existence ! Mais r loin de là! Sa couronne était devenue une couronne d’épines, sa route un gouffre, un abîme, sa vie une désolation complète ! Elle ne devait donc plus compter sur la science et l’art pour ajouter à ses jouissances, sur la gloire pour briller et grandir, sur la poésie pour aimer ! Non, car s’il faut au bonheur de la gloire et de l’amour, des applaudissements et de l’éclat, au malheur il ne faut que du courage et de l’obscurité, des consolations et des larmes ! Non, car du moment où l’espoir du bien nous trahit, nous abandonne, où l’adversité nous arrive, où le pressentiment du mal nous tient parole, où ce mal est la réalité pour nous ; du moment où nous n’avons plus qu’à mourir, la poésie ne peut plus être pour nous que le dernier fil qui nous soutient sur l’abîme, le réseau qui nous enveloppe et nous enferme comme la coque où le ver soyeux s’emprisonne et se transforme ; la barque où nous passons d’une vie à l’autre !

Ce n’était donc plus un culte, hélas ! que Mme Farrenc avait à rendre aux lettres ; mais la poésie était l’autel sur lequel il ne lui restait plus qu’à s’immoler ; mais les lettres étaient désormais son refuge et son tombeau ; seules, désormais, elles pouvaient lui tenir lieu du père qu’elle avait perdu, de l’époux qu’elle avait cru rencontrer, des enfants qui lui restaient à nourrir ! Elles n’étaient plus le bonheur pour elle, ces lettres qui l’avaient embellie et charmée, elles n’étaient plus que le dernier salut de la veuve et des orphelins, le gagne-pain d’une mère !

Mais ce n’était plus dans la poésie et la méditation, que cette mère avait désormais à se recueillir, à se confier, car la poésie ne fait vivre que le cœur, et la méditation n’alimente que l’esprit ; ce n’était plus dans le fond d’une province, au sein d’une ville exclusivement livrée aux spéculations mercantiles, aux préoccupations positives du commerce et de l’industrie, que cette mère devait essayer de mettre à profit ce qu’elle avait acquis par l’étude, essayer de matérialiser sa pensée ; car Paris seul est le centre où tout se réunit, le foyer de toutes les lumières qui veulent briller, le soleil de la terre littéraire et du monde civilisé, de même qu’il est le siège du bien et du mal, l’asile de toutes les vertus, le réceptacle de tous les vices.

En effet, dépouillée de toutes ses illusions de bonheur, désabusée de la vie avant de l’avoir connue, et d’espérance en espérance arrivée au désespoir, Mme Farrenc s’était déterminée à quitter Marseille où ne la retenait plus aucun lien, pour venir à Paris où l’attirait la nécessité. Seule avec ses trois enfants qui la chérissent, elle arriva dans la capitale le 9 mars 1834, et c’est là qu’il fallut vivre et réparer tant de pertes réelles, tant de jours perdus dans les douleurs, comme aussi passer le niveau de l’oubli sur tant d’affections trompées, sur tant d’espérances évanouies ; car il vaut mieux oublier que maudire, il vaut mieux plaindre et pardonner ; car le plus cruel des époux est toujours le père de nos enfants ! C’est là qu’après s’être courageusement résignée au travail, Mme Farrenc trouva tout à la fois dans ce travail des consolations qui n’étaient que l’oubli de ses peines, et des ressources qui n’étaient que le préservatif de l’indigence. Eh ! n’est-ce donc pas beaucoup pour une femme isolée, inconnue, abandonnée à ses propres forces, perdue au milieu de cet immense oasis, de ce désert sans fin, que d’avoir fait vivre et vécu du produit de sa plume et de ses veilles laborieuses ? C’est ainsi que parurent ses premiers ouvrages, destinés à l’instruction et au plaisir du premier âge, du premier âge qui possède aussi sa bibliothèque ; écrits simples comme l’enfance elle-même, ingénus comme la pudeur, modestes comme la position de l’auteur, inconnus comme sort malheur. C’est ainsi que parurent successivement, et même à des intervalles assez rapprochés entre eux, Amélie, ou l’Ange du hameau, dont la morale est toute dans ce dernier avertissement : « Souvenez-vous, mes enfants, que désobéir à sa mère, c’est en quelque sorte méconnaître l’autorité de Dieu ! » — Jean, ou le Fils du Bûcheron ; Léon, ou le Petit Moissonneur ; Marie, ou la Bienfaisante petite Fille ; Théodore, ou l’Orphelin de l’École chrétienne ; Louis, ou l’Amour filial ; Mimi, ou le Petit Bossu ; Mathieu, ou une Famille pauvre ; Hélène ; les Deux Sœurs ; Léonie ; Nelly, et plusieurs autres ouvrages d’un style entraînant, naturel, plein d’abandon, et d’une imagination fertile et pure, et d’une morale aussi douce que persuasive.

Sans doute, il ne faudrait pas juger Mme Farrenc par le talent qu’elle a pu déployer dans cette collection d’ouvrages peu propres aux grands développements de l’esprit, plus utiles que brillants, moins faits pour les hommes que pour les enfants, galerie étroite et circonscrite, où le grand jour de la célébrité ne pénètre que difficilement ; mystérieux, obscur réduit qui ne reçoit qu’à peine un rayon du soleil de la gloire, où ne viendront jamais se concentrer tous les feux du ciel poétique ; non, sans doute ; mais dans ces pages, même si peu connues, dans ces pages silencieusement élaborées, qui se refusent aux yeux du monde et se dérobent aux applaudissements comme à la critique, que d’aperçus ingénieux, d’observations pleines de justesse et d’épanchements maternels et douloureux ! Oh ! pour qui ne dédaignerait pas de les lire, que de leçons profondes, que d’avertissements bien sentis ! Oh ! oui, décidément le malheur, c’est le poète !

Ce n’est pas que Mme Farrenc ne s’interrompît quelquefois involontairement, et comme à son insu, des travaux devenus pour sa famille un besoin, pour elle un devoir journalier ; ce n’est pas qu’au milieu de sa préoccupation maternelle et d’amour pour ses enfants, elle n’eut regretté quelquefois sa poésie abandonnée, sa gloire étouffée en son germe, anéantie en sa naissance, et qu’elle n’eût dérobé quelques heures à la composition de ses petits traités de morale et d’instruction, pour les consacrer de préférence au souvenir de quelque amertume passée, à l’expression de quelque affection douloureuse ou de quelque sentiment de regret ou d’espoir. Involontaire entraînement de son imagination captive, enchaînée au positif de la vie ! involontaire essor de son âme aimante et froissée, et dont elle écoutait l’inspiration comme on se reproche un désir coupable, une faute ! Irrésistible ascendant qui la surmontait ! doux larcin que lui suggérait la Muse, et dont le poëte, en s’y prêtant malgré lui, demandait pardon à la mère !

De ces heures dérobées sont nées ces élégies que le rhythme ou la césure n’ont point gênées, que le retour musical de la rime n’a point harmonisées pour l’oreille, ces élégies, veuves de la versification, mais que la prose a conservées dans toute l’intégrité de la pensée primitive, dans toute l’étendue et la plénitude du premier jet.

Plusieurs journaux, consacrés à recueillir les nobles et tendres inspirations des femmes, de ces femmes qui n’écrivent si profondément que parce qu’elles n’écrivent que pour être aimées, ont reçu les confidences élégiaques de Mme Farrenc.

Aujourd’hui, Mme Césarie Farrenc recueille une partie de ses sacrifices dans l’amour de ses enfants, dans la tendresse inaltérable, au sein de laquelle, surtout, s’est renfermé son fils aîné pour sa mère, à la fois si bonne et si malheureuse. Elle commence à retirer aussi plus de fruit de son travail, et s’il n’est pas fertile en gloire, il est du moins de jour en jour moins aride en résultats. Elle serait donc aussi parfaitement heureuse qu’une femme est destinée à l’être en ce monde, sans la mémoire qui lui rappelle à chaque instant tout ce qu’elle a perdu d’avantages et d’espérances, tout ce qu’elle a perdu d’illusions ! Elle serait donc heureuse, car elle n’a point d’ambition, car elle n’a qu’un besoin, celui d’aimer, celui d’être aimée ; et si ce besoin satisfait est le bonheur même, il est aussi le plus cruel des supplices tant qu’il n’est qu’un vœu secret de l’âme, un vague et douloureux désir du cœur, un perpétuel soupir d’espérance ! Oh ! oui, encore une fois, oui, le malheur, c’est le poëte !!!

Constant Berrier.


Mme Pannier.


M“ PÀNNIER

( Sophie)

NÉE À PARIS LE 1793.

Fille de René-Auguste Tessier, et de Sophie-Pauline Bausserox.


La mère de M mc Pannier, encore vivante, appartient à une. honorable famille de la magistrature. Devenue veuve, elle épousa, en 1812, M. Joly, conservateur à la bibliothèque royale.

La jeune Sopiiie Tessier, issue du premier mariage,, avait montré dès sa plus tendre enfance un goût décidé pour la littérature. Cet entrainement alarma la prudente tendresse de ses parents, qui entreprirent de modérer l’ardeur avec laquelle, sans discernement et sans choix, elle dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main. Ils îa confièrent aux soins des respectables ursu- lines de Paris, qui habitaient alors l’ancien hôtel de Fleury, rue Notre-Dame~des-Champs, et à la bienveil¬ lance particulière d’une religieuse, amie de sa famille.

M mc Catti, c’est le nom de cette religieuse, aussi dis¬ tinguée par son instruction que recommandable par ses vertus, fut plus d’une fois tentée de calmer la vivacité d’esprit de son élève, en fournissant un aliment aux fa¬ cultés naturelles qu’elle lui reconnaissait ; mais envisageant le modeste avenir réservé à sa protégée, elle pensa avec les parents que loin de chercher à développer en elle les dons de l’imagination, elle devait apporter tous ses soins à en modérer et même à en arrêter l’essor.

Étouffée en quelque sorte dans l’éducation étroite qu’elle recevait, la jeune Sophie sortit du couvent à l’âge de quinze ans, comme l’oiseau qui vient de briser la coquille où il était emprisonné, et ce fut avec la satisfaction la plus vive qu’elle rentra dans sa famille. Mais sa mère, alors atteinte d’une maladie grave, et tout entière aux soins que réclamait l’état de sa fortune, n’avait ni le loisir d’étudier le caractère et les dispositions de sa fille, ni le calme nécessaire pour deviner le besoin d’épanchement qu’éprouvait une jeune personne sérieuse et froide à force d’exaltation.

Sophie Tessier, accueillie par ses parents avec une bonté parfaite, passait les plus beaux jours de son adolescence dans la terre de Cerny, que MM. Bellart et d’Angny possédaient en commun. Autour du célèbre avocat, que ses opinions politiques laissaient alors en dehors des emplois, se réunissaient les grandes lumières et les plus nobles espérances du barreau. Des conversations tour à tour solides et brillantes, instructives et spirituelles, animaient ce cercle d’hommes de mérite et de talent, et, satisfaite d’entendre parler un langage qui répondait si bien à son âme, la jeune fille eut encore le bonheur de trouver à Cerny une amie à qui il lui était permis de confier ses pensées et les sentiments confus dont son cœur était rempli.

Cette amie, objet pour Mme Sophie Pannier d’un attachement et d’une estime que le temps n’a fait que rendre plus solides, était Mlle Bellart. On sait le mutuel dévouement qui, jusqu’au dernier jour, confondit l’existence du frère et de la sœur. Les personnes qui ont été admises dans l’intimité de Mlle Bellart savent aussi que la tournure de son esprit et cette bonté parfaite qui la porte à être l’appui de tout ce qui en a besoin, l’attirent vers les jeunes personnes dont elle aime les impressions naïves et le langage ingénu. Sophie Tessier céda à l’attrait sympathique qui l’entraînait ; elle apporta dans une amitié si flatteuse pour elle tout l’abandon, toute la franchise de son âge. Une raison aimable et douce vint régler la vivacité de son imagination, et Mlle Bellart fut la première personne qui connut tout ce qu’il y avait d’enthousiasme sous la réserve extérieure que l’éducation avait donnée à sa jeune amie.

Mme Tessier avait permis à sa fille de lire les chefs-d’œuvre de la littérature française ; elle entra dans cette carrière avec une ardeur qui n’excluait pas la réflexion. Quel que fût le charme de la société d’un monde qu’elle ne connaissait pas encore, un volume de Corneille ou de Racine suffisait pour l’y arracher ; et, pour lui faire sacrifier les plaisirs de son âge, il n’était besoin que d’un ouvrage de Mme de Genlis, dont le talent vrai et sans artifice a toujours été pour elle l’objet d’un culte particulier.

Mais le cercle des ouvrages modernes que lui permettait la prudence de sa mère ayant été bientôt parcouru, elle relut, étudia, apprit par cœur Corneille, Racine, et même Delille, tant était vif son désir de savoir, tant était décidé son goût pour la littérature.

Nous insistons sur ces détails, parce qu’ils montrent l’influence de cette seconde éducation qui se compose des rapports sociaux et des lectures. C’est véritablement là que se décident les vocations, que se font les destinées.

Toutefois, rappelée à la vie positive par une demande de mariage, elle se résigna, par principe d’obéissance et par raison, à devenir l’épouse d’un négociant.

À dix-huit ans, unie à un homme de vingt-cinq, d’un caractère aimable et bon, il semble que le sort de la jeune femme soit fixé à jamais, et que sa vie, ignorée, mais heureuse, va s’écouler sans éclat, mais aussi sans revers. Il n’en fut pas ainsi : les vicissitudes commerciales qui signalèrent le passage de l’empire à la restauration, minèrent les fondements de la fortune des deux époux. Mme Sophie Pannier ne voulut pas attendre le jour où l’honneur serait compromis ; elle engagea son mari à liquider ses affaires, et fit à cet acte de loyauté le sacrifice de sa dot et de l’héritage paternel.

La jeune femme trouva une consolation dans la réalisation des engagements de son mari ; elle se flattait d’ailleurs qu’à l’aide de quelques protections, il parviendrait à trouver un emploi ; et, dans cette pensée, elle regardait la vente de la maison comme un bonheur de commerce, et sa ruine comme un affranchissement intellectuel.

De longues et pénibles démarches n’aboutirent qu’à procurer à M. Pannier, en province, un emploi trop modique et trop précaire pour qu’il pût y établir sa famille. Ce fut alors que Mme Pannier résolut de demander à sa plume ce que le désastre de sa fortune lui avait retiré, et de pourvoir par le travail à ses besoins et à ceux de ses deux enfants.

Elle s’essaya dans la carrière littéraire par quelques articles publiés dans les journaux, et qui furent favorablement accueillis. Encouragée par ce premier succès, clic osa entreprendre de combattre dans un roman les odieuses inculpations par lesquelles des productions du même genre et la presse philosophique cherchaient à dénaturer le caractère des ministres de l’Évangile. Le succès du Prêtre, donné en 1820, justifia la hardiesse de la jeune femme. Peu de débuts littéraires ont été aussi flatteurs.

On trouve dans cette composition originale des por¬ traits dessinés avec fermeté, des situations fortes et un but moral bien arrêté. Peut-être reprochera-t-on à la vive imagination de Fauteur quelques exagérations dans l’expression. Tout débutant craint de ne pas produire assez d’effet, de ne pas frapper assez fort Sans doute aussi la donnée du drame aurait pu être conçue avec plus de vérité dans ses rapports avec le caractère du prêtre. Mais de ccttc composition à celle de Y Athée, qui s’y trouvait en germe, il y a un progrès immense, et l’on voit dans ce dernier ouvrage que l’auteur a reconnu et corrigé elle-même les imperfections du premier.

Le roman du Prêtre y comme tous les autres ouvrages de Mme Pannier, hormis Y Athée, ayant été publié sous des initiales, on l’attribua tour à tour à plusieurs écri¬ vains distingués. D’aussi flatteuses méprises étaient un encouragement ; Mme Sophie Pannier ne réclama pas ; mais tôt ou tard les bons ouvrages portent leurs fruits comme les bonnes actions, et le souvenir du Prêtre n’a certainement pas nui au succès de Y Athée.

Deux ans après, parut, en 2 vol. in-12, la Vieille Fille, nouvelle remplie d’intérêt, dont se souviennent encore les amateurs de romans et dans laquelle, à côté du mérite de l’invention, se trouve celui de la grâce et de la pureté dans les formes du style.

En 1823, M œc Sophie Pannier eut l’heureuse idée de substituer au merveilleux des contes de Perrault le mer¬ veilleux qui anime et personnifie les choses morales, et, tirés à deux mille exemplaires, les t Cordes mythologiques furent appréciés par les jeunes lecteurs auxquels ils étaient offerts.

Mis en rapport avec de jeunes héros, dans ces contes, les dieux de l’Olympe n’interviennent qu’au profit de l’honneur et de la vertu ; au risque de n’être pas tout à fait en rapport avec les caractères donnés, l’auteur s’est efforcé de reléguer la fiction dans les faits et de mettre la vérité dans les sentiments.

À cet ouvrage, écrit avec une pureté et une élégance de style tout à fait remarquables, Mme Sophie Pannier a joint des notes sur l’origine de chacun des dieux qu’elle mettait en scène, en sorte que ce recueil de contes amu¬ sants est en même temps un petit traité élémentaire de mythologie.

En 1825, Mme Sophie Pannier publia tÉcrivain public (4 vol in-12). Cet ouvrage est un recueil de Nouvelles, destinées à mettre en action divers points de morale à l’usage des classes populaires. Il y avait quelque courage alors à s’élever contre le système suivi avec tant de per¬ sévérance par un parti politique pour fausser les idées des classes inférieures, propager parmi elles le mécon¬ tentement et les exciter contre les rangs élevés de la société et contre le pouvoir. Sans prendre une couleur prononcée pour ou contre certaines opinions, Fauteur s’est attaché à établir des vérités générales avouées dans tous les* temps par les hommes qui cherchent les condi¬ tions de l’ordre moral. L’Académie française a rendu justice tout à la fois aux intentions et aux talents de l’auteur, en lui décernant un des prix Monthyon pour les ouvrages les plus utiles à l’amélioration des mœurs.

C’est sous l’inspiration des mêmes idées que M mo Pan¬ nier écrivit et publia en 1829 : les Richesses du pauvre et les Misères du riche, véritable traité de morale, ayant pour but de réconcilier la classe ouvrière avec sa situa¬ tion, en lui montrant les avantages et les compensations de son état à côté des embarras et des tourments qui ac¬ compagnent l’opulence. Ce cadre ingénieux est rempli avec beaucoup d’habileté, de finesse et de tact. Un homme de lettres s’est récemment emparé de la donnée et presque du titre. Le seul reproche qu’on puisse faire au livre de Mme Pannier, c’est qu’on y trouve une profondeur d’aperçus et une élégance de style qui le mettent au-dessus de l’intelligence de la classe de lecteurs à laquelle elle l’avait primitivement destiné.

Après cette publication, Mme Sophie Pannier laissa écouler plusieurs années sans donner de nouveaux ouvrages. Elles les employa à des études sérieuses aux¬ quelles ont fait diversion des inquiétudes pour la santé d’une fille chérie, et le mariage de cette jeune personne douée de grâces et des plus belles qualités avec M. Brisset, homme de lettres aussi distingué par son talent comme écrivain, que recommandable par son noble caractère. Si ces incidents suspendaient les travaux de Mme Sophie Pannier, son temps n’était pas perdu pour la réflexion, qui devait produire une œuvre solide et de grande portée. Sur ces entrefaites et à la demande de quelques éditeurs de recueils, elle publia plusieurs de ces compositions légères qui n’exigent ni un grand effort de la pensée, ni un pénible travail. Ainsi elle donna dans le livre des Cent et un, le Jeune Républicain, morceau écrit de verve et où se révèle déjà l’auteur de M Athée. Dans le Salmigondis, les Deux Manières de voir et le Bol de punch, sorte de débauche d’esprit qui paraît être une innocente ironie du genre fantastique, mais où l’auteur a fait preuve d’une riche imagination. Enfin dans le Livre des Femmes, Mme Pannier a fourni son contingent avec Un et un font un, nouvelle remplie d’intérêt, et aussi piquante par l’originalité du sujet que par la manière dont il est traité.

De tels précédents donnaient sans doute à l’auteur de tant de compositions ingénieuses et surtout irréprochables, le droit de lever le voile de l’incognito et de se présenter avec confiance au public. Elle savait que, sans être connue de lui, il aimait son talent et lui rendait justice ; le soin extrême qu’elle avait apporté à la composition et au style de son dernier ouvrage rendaient donc bien légitime l’espoir qu’elle avait conçu qu’il apprécierait la droiture et la pureté de ses intentions.

Il y a sans doute pour une femme auteur, même lorsqu’elle obtient des succès, un grand charme attaché à l’incognito. Avoir de l’esprit quand on peut, mais sans y être obligée ; n’être ni le point de mire, ni le but des observations de certaines gens qui s’imaginent qu’une personne qui écrit doit parler, marcher et regarder autrement qu’une autre ; pouvoir entendre l’éloge de ses ouvrages sans alarmes pour la modestie, et les critiques sans trouble ou sans amertume, tels sont les avantages inappréciables qui résultent de l’incognito. Mais d’un autre côté n’est-ce pas un devoir d’y renoncer lorsqu’on défend la plus noble des causes ? Doit-on, quand on combat pour la religion et pour l’ordre moral, rester derrière un voile impénétrable comme ces écrivains qui rougissent de leurs œuvres et livrent au public de coupables pensées sans oser lui livrer leurs noms? En publiant l’Athée, M œc Sophie Pannier a cru que le temps était venu pour elle de se produire au grand jour, et elle n’a revendiqué ses premiers ouvrages que parce qu’elle a eu la conviction que ces essais, écrits sous l’influence des sentiments qui lui ont inspiré Y Athée, peu¬ vent ajouter quelque autorité aux principes développés dans ce dernier livre.

Il n’est personne un peu au courant de notre littérature, qui n’ait appris le succès de cette belle et noble composition, et qui, après la lecture, n’ait confirmé par son propre jugement celui des esprits éclairés. Mme Pannier a fait non-seulement un excellent livre, mais encore une bonne action ; car elle a saisi le doute dans ses retranchements les plus forts, et ramené des convictions égarées ou chancelantes. Avec une âme comme la sienne, ce seul résultat est une récompense qui surpasse toutes les jouissances de l’amour-propre.

Ce qui distingue surtout ce roman, après l’intérêt du drame, c’est la fermeté des principes -, la solidité du raisonnement et la franchise du débat entre Y Athée et la femme qui doit le ramener par la force de l’évidence. On n’y trouve aucun de ces subterfuges si fréquents dans des écrits de même nature, où l’objection est affaiblie dans l’intérêt de la réfutation. Cette conception en un mot, et son exécution, annoncent dans son auteur non-seulement une puissante faculté de penser, d’imaginer et de peindre, mais encore une inspiration qui s’est formée aux sources les plus élevées et les plus pures.

Arrivée à l’âge de la plus grande forcé intellectuelle, M“ e Sophie Pannier a marqué dans ce livre, d’une ma¬ nière éclatante, le commencement d’une nouvelle époque dans sa carrière littéraire ; et désormais la France a en elle une illustration de plus.


C. De Beauregard.


Mme la Mise de Gévaudan.



Mme la Mse DE GÉVAUDAN


(Antoinette-Marie-Henriette)


NÉE À AVIGNON.


Fille du marquis de Nogaret, et d’Anne-Victoire d’Asques.


Mme de Gévaudan, la seconde des quatre filles que M. de Nogaret laissa orphelines en bas âge, fut mariée par son tuteur à l’âge de quatorze ans, pour devenir comme une sorte d’égide protectrice pour ses sœurs, que les orages politiques de ces temps malheureux menaçaient des plus grands dangers. La raison précoce de la jeune Henriette, et son esprit qui fut toujours inspiré par son cœur si aimant, lui avaient fait apprécier ces dangers ; elle se dévoua pour être utile à sa famille, et se soumit à un acte de raison et de prudence, car ce fut ainsi que son union lui fut présentée, mais elle devint la source de longs et profonds chagrins. Celui qui blessa le plus vivement sans doute la tendre Henriette, fut la perte de sa fille, âgée de six ans, qui périt sous les yeux de sa mère désespérée, victime du feu qui avait pris à ses vêtements.

La nature semble avoir créé Mme la marquise de Gévaudan comme une de ces fleurs printanières qu’elle se plaît à faire éclore et à embellir. Un teint d’une blancheur éblouissante, des dents magnifiques, de superbes cheveux blonds, un front candide, de grands yeux en amande couleur d’azur, joignant à l’esprit et à la vivacité des yeux noirs la tendre douceur des yeux bleus ; un sourire naïf, une taille peu élevée mais pleine de grâce ; des mains charmantes ; un langage harmonieux, qu’un léger accent avignonnais rendait plus expressif et plus nouveau ; enfin, tant d’attraits réunis formaient de la marquise de Gévaudan la femme la plus agréable et la plus séduisante. Mais la nature n’avait pas borné ses dons à des charmes extérieurs ; elle avait réservé encore pour elle des bienfaits plus précieux. Douée d’un esprit facile, d’une force d’âme supérieure, de la sensibilité la plus exquise, la marquise de Gévaudan aimait comme on aima jamais. Dès ses plus jeunes années, elle annonçait une imagination vive et brillante, son cœur était plein de poésie ; ses premiers essais, restés inédits, recelaient déjà un talent gracieux, embellissant toujours une pensée morale, tendre et religieuse.

En 1819 elle fit paraître un petit recueil de fables naïves, sous le pseudonyme de Mme de N… d’A…

On ne pouvait la connaître sans désirer être de ses amis ; car nulle femme ne réunit plus de bonhomie dans les manières et les relations intimes ; affable et polie pour tous, elle ne connut jamais de vaniteuses prétentions ; son âme grande et généreuse ne conserva jamais de ressentiment, quelque fondé qu’il fût.

Elle a épousé en secondes noces le marquis de Gévaudan, et elle connut enfin ce bonheur qu’elle était digne de ressentir dans toute son étendue et son énergie. Si jamais femme ne fut aussi passionnément aimée, jamais femme, dans une union selon son cœur, ne montra une abnégation plus complète d’elle-même, un attachement, une sollicitude pour son mari, qui n’eurent et ne sauraient avoir d’exemple. Cet heureux et prospère hymen n’a duré que peu d’années, et fut rompu quand l’adorable Henriette conservait encore les charmes et les grâces de ses plus belles années : elle appelait son époux, en sou¬ riant et le regard plein d’amour le mari-modèle ; elle aurait pu ajouter avec la même vérité : l’homme aimable modèle.

Le marquis de Gévaudan joint à un esprit délicat et fin, un tact juste, et cette politesse flatteuse, élégante, de bon ton et de bon goût qui plaît tant aux femmes et est si rare aujourd’hui.

Une mort prématurée enleva à l’hymen, à l’amour et à la littérature cette femme charmante, après une année des plus cruelles souffrances ; elle expira le 20 août 1835, dans les bras du plus désolé des époux.

Plusieurs journaux, le Moniteur du 19 novembre ; la Quotidienne du 2 décembre ; le Journal de l’Hérault du 2 du même mois ; la Gazette de France et l’Écho, en annonçant la mort de cette femme intéressante, lui ont donné de justes regrets et des éloges non moins mérités.

Nous ne citerons que quelques lignes de l’Écho de Vaucluse, du 6 décembre 1835.

« Mme la marquise de Gévaudan a succombé à Montpellier, aux suites d’une maladie longue et des plus douloureuses. Les qualités aimables de son esprit, son âme aimante et généreuse, la bonté parfaite de son cœur et sa bienfaisance envers les malheureux, lui firent des amis de ceux qui la connurent, et assurent aujourd’hui à sa mémoire de sincères hommages et regrets.

« Nous aimons aussi à venir déposer quelques fleurs sur la tombe de cette Muse vauclusienne, notre compatriote.

« Douée d’un esprit supérieur, d’une force d’âme bien rare pour son sexe, elle a souffert et vu approcher le moment suprême avec un calme stoïque et une résignation que lui inspirait seule la religion, dont les consolations et les secours lui étaient offerts par l’organe de l’un des ecclésiastiques les plus éclairés de Montpellier, M. l’abbé Guibaud.

« En sortant de la vie, sa peine était de quitter un époux qui possédait ses plus tendres affections. Personne ne fut plus initiée au secret de tout ce que contient de sublime le culte de l’amitié. »

Elle laisse deux ouvrages bien écrits et remplis d’intérêt : l’Homme Noir, ou les Malheurs de Pulchérie. Ce roman est remarquable par l’élégance du style, la vérité des portraits tracés avec grâce ou avec force, des descriptions charmantes, beaucoup de délicatesse dans les pensées, connaissance vraie du cœur humain ; l’auteur s’élève quelquefois jusqu’au plus sublime de la morale religieuse.

Nous citerons de cet ouvrage des vers heureux sur Avignon, patrie de l’auteur :

Te voilà, doux pays, témoin de ma naissance !
Voilà tes champs, tes prés, tes ombrages épais,
Et ton fleuve si pur, et tes vallons si frais :
Mais, hélas ! qu’as-tu fait des jeux de mon enfance ?
M’as-tu gardé, dis-moi, mes plaisirs, ma gaîté.
Un cœur exempt de soins, ma joie et ma santé ?
Beaux lieux où je naquis, me rendrez-vous la vie ?
Est-il vrai qu’en effet le ciel de la patrie,
Qui dans leur fleur naissante a vu nos jeunes ans.
Cet air, ces eaux, ces fruits, nos premiers aliments.
Cette nature enfin, étrange sympathie !
Par des liens cachés, à la notre assortie,
Lorsque d’un mal cruel nous sentons la langueur.
Puisse ressusciter notre antique vigueur.
Réveiller ces esprits qui se meuvent à peine,
Faire d’un sang plus pur bouillonner chaque veine,
Et de la vie en nous ranimant les ressorts,
Rendre à l’esprit sa flamme et ses forces au corps ?

L’Aveugle née, ou l’Héroïne du siècle, parut immédiatement après Pulchérie.

Cette œuvre, semi-historique et contemporaine, a été jugée digne de fixer l’attention des lecteurs les plus éclairés ; le succès qu’elle a obtenu parmi les classes supérieures de la société» est un suffrage honorable du à la plus noble fidélité, à des faits et à des détails intéressants ; c’est un de ces livres rares qu’on ne peut quitter » et auquel on regrette de ne point voir plus d’étendue.

Un autre ouvrage non terminé est resté entre les mains du marquis de Gévaudan : c’est un roman de chevalerie. Nous verrions avec plaisir cette dernière composition être publiée par fragments dans les journaux littéraires ; car ce que nous avons lu de cette femme spirituelle nous fait désirer de connaître toutes les productions de son âme de feu : ce n’est pas trop dire» car elle n’écrivait que sous l’influence d’une sorte d’inspiration de cette sublime portion de notre être.

La douloureuse brièveté de ses jours ne lui a pas permis de terminer ce travail, qu’aucune plume ne serait assez téméraire pour se croire digne d’achever.


Mme la comtesse d’Hautpoul.


Mme Lesguillon.



Mme LESGUILLON


(Jeanne-Hermance)


Fille de Louis Nicolas Sandrin, et de Jeanne-Sophie Lefebvre.


Si les dispositions de l’enfance sont un présage souvent certain de l’avenir intellectuel d’une femme, c’est surtout chez Mlle Hermance Sandrin que ces germes s’annoncèrent de bonne heure ; à cet âge où la frivolité et l’insignifiance remplissent tous les loisirs des jeunes filles, l’étude et le goût des lettres la saisirent même au milieu des jeux du pensionnat. Dans les petits drames où ses compagnes s’essayaient sur le théâtre des vacances, déjà elle laissait de côté son rôle, suppléait à ce qui lui paraissait médiocre, improvisant ou la repartie ou la période, et avec l’aplomb d’une grande actrice, elle faisait répandre des larmes ou provoquait le rire. Déjà l’on citait comme piquant son esprit prompt et incisif : réputation de famille qui, bien souvent, n’a fini par produire dans le monde que des femmes vaniteuses et sottes, mais qui cette fois, du moins, n’était qu’un avant-coureur de celle que le public devait décerner à son talent.

Ce qui la faisait ressortir, toute jeune, du cercle même de l’esprit, c’était une profondeur de pensée et une gravité au-dessus de son âge. Quoique d’une très-petite taille et d’une apparence de délicatesse, cette jeune fille, qu’on appela fort tard K /4 enfant, se faisait remarquer par une volonté forte et prononcée, qualité ou défaut qui, chez une femme, annonce d’ordinaire plus qu’une femme.

Ceux qui vivent dans son intimité et qui sont plus à portée d’apprécier les qualités brillantes de son cœur et de son esprit, s’accordent tous à dire, d’après son témoignage de fille dévouée et reconnaissante, combien elle doit à l’éducation élevée de sa mère. Il y a, dans toutes les classes, de ces femmes fortement trempées, d’une haute aptitude pour concevoir et d’une haute puissance pour exécuter : c’est la femme forte de l’Écriture, qui a compris tous ses devoirs d’épouse, de mère, et qui a mis à les accomplir un héroïsme d’autant plus vrai qu’il n’est pas en vue du public et qu’il n’attend pas ses applaudissements comme récompense. Telle fut la mère de Mlle Hermance : tout entière consacrée aux fatigues, aux soins, aux luttes d’un commerce dans lequel elle voulait conquérir une fortune pour ses enfants, elle en porta le fardeau avec une constance et une ténacité qui furent couronnées de succès. Au milieu de tous ces embarras, il fallait veiller à l’éducation de deux filles, les rendre dignes d’un époux que rêvait l’ambition maternelle, et les former telles qu’elle pût un jour les montrer avec orgueil à la société, et au monde.

Si nous remarquons ces détails, ce n’est pas par la manie de mettre de l’importance à tout ce qui se rattache aux noms que le public adopté, mais c’est que trop de mères restent étrangères aux soins de l’enfance de leurs filles : elles oublient que leur bonheur dépend de leur intervention immédiate, et de leurs exemples personnels de vertu et de sagesse. Telle fut la loi que Mme Sandrin s’était imposée, et tel en est le résultat. Sa fille aînée a épousé un médecin distingué par son esprit et ses talents.

En attendant l’époux que le sort lui destinait, la jeune Hermance formait son cœur et son esprit par la rêverie et par le spectacle d’un intérieur où sa mère lui apparaissait chaque jour plus grande, plus noble, plus digne d’être aimée.

L’avenir, qui n’occupe guère les jeunes filles (car elles se reposent sur leurs parents du choix d’un mari), était tout pour sa pensée : elle se sentait valoir trop pour vouloir d’un homme ordinaire, pour se condamner à végéter à l’ombre d’un intérieur bourgeois, souvent troublé par des tourments domestiques dont sa mère était la victime. Elle réfléchissait tristement et grave¬ ment à la destinée des femmes ; tout en s’occupant de la maison, complément d’une éducation maternelle, tout en brodant, sa tête et son âme s’exhalaient en mélodies. Sa consolation, c’était la poésie dont elle faisait son charme, sans penser que jamais ce qu’elle enfantait dans le secret et le silence, ce qu’elle couvait sous l’aile de sa mère, serait un jour jeté au public. Quand elle fit ses premiers vers, elle n’avait encore lu que des livres sérieux, relatifs à une éducation fort compliquée qui s’achevait au sortir du pensionnat et sous les yeux maternels : ses études se partageaient entre la musique, l’anglais, et toutes ces choses utiles qu’apprennent les femmes qui pensent seulement à faire de bonnes et dignes mères de famille, capables de présider elles-mêmes à l’éducation de leurs enfants.

La poésie ne fut pas chez elle une idée suggérée par la lecture de nos maîtres : elle n’en fit pas un apprentissage ; la poésie vint à luire en elle comme un éclair. Quand elle fit ses premiers vers, c’étaient déjà, des pièces fortement pensées. Tantôt ces mariages que forme l’intérêt et que l’intérêt divise, se présentaient à ses yeux comme l’avenir de toutes les jeunes filles, et clic écrivait ces stances :

C’est avoir du chagrin que de n’aimer personne :
Son cœur n’est pas pour soi, car toujours on le donne ;
      On le donne pour de l’amour.
De l’amour, il m’en faut, mais noble, ardent, suprême :
Oui, je veux un écho quand je dirai je t’aime.
     Et je le dirai tout le jour.

Où puis-je rencontrer l’âme où mon âme aspire ?
C’est en vain que je cherche, en vain que je soupire :
Mon accent n’est pas assez haut.
Mais il en est en eux un que j’entends qui sonne :
C’est de l’or, c’est de l’or que leur hymen moissonne :
Aux hommes, voilà ce qu’il faut.


Un mari sans amour n’est pas ce que j’envie :
Je suis trop jeune encor pour enterrer ma vie ;
Je veux vivre avant de mourir.

Je ne veux plus penser : je veux être joyeuse ;
Le bonheur embellit, j’aurai l’air d’être heureuse ;
Je rirai, j’aurai l’air coquet.
Que diront-ils alors ? Ils diront : elle est femme ;
Une fleur, un oiseau suffisent à son âme.
Notre sort, voilà ce qu’il est.

Puis elle revenait à ses tendresses de fille, et elle disait à sa mère cette pièce où se trouve cette strophe admirable :

Oh ! je le sens, ma bonne mère.
Il n’est rien d’aussi vrai que toi :
L’égoïsme couvre la terre ;
Ton égoïsme à toi, c’est moi !

Puis elle versait des larmes de sympathie sur les malheurs du pauvre, et elle disait dans sa prière à Dieu,

chef-d’œuvre d’âme et de sentiment :

Quand il est dos enfants tout frêles, tout petits,
Pauvres oiseaux tombés sans plumage et sans nids.
Qui n’ont pour se chauffer qu’un souffle de misère.
Pour leurs petits pieds nus qu’une écorcheuse terre
Rouge au sang de leurs pas, comme l’agneau paissant
Qui laisse de sa laine au buisson en passant ;
Pour qui tout sol est dur, délicates charrues
Qui trament leurs douleurs, en sillonnent les rues,
Enfants, dont le baptême est dans la pauvreté.
Dont le seul héritage est la mendicité.
Qui ne dorment jamais qu’un sommeil d’insomnie,
Comptent des jours plus longs que les jours d’agonie,
Vivants, n’ont pas d’habits, morts, n’ont pas de linceuls,
Et qui n’auront pas même un tombeau pour eux seuls!
Devant tant de douleurs qui font jaillir du monde
La voix des malheureux lamentable et profonde.
J’ose me plaindre, moi ! moi! qui souffre si peu !
Oh ! si tu m’entendais, n’écoute pas, mon Dieu !

Une pensée alors, une espérance surgissait pour elle au milieu de*tous ces rêves : aimer, être aimée ! Trouver pour lui donner son âme, non un homme riche, mais un homme d’âme et d’esprit, pour le rendre heureux d’une vie tout entière d’amour et de dévouement Une âme ainsi faite ne devait pas être créée pour un de ces hommes qui prennent une fille pour sa dot, qui demandent avant tout une chose, c’est que leur femme soit douce, mais surtout mille.

M. Lesguillon, écrivain d’une vocation consciencieuse et décidée, jeune auteur dramatique, dont le passé promet un avenir, est devenu le confident de toute cette poésie qui n’aurait peut-être jamais vu le jour. Depuis, la jeune Hermance s’y est livrée tout entière ; elle est entrée dans cette carrière littéraire où son âme et son imagination de feu l’emportaient. ; car elle est du petit nombre des femmes que la nature créa pour être célèbres. Ce mariage si parfaitement assorti, fut précédé de la publication du volume de Rêveuse, charmant recueil de poésies où la jeune fille livrait au public les prémices de sa pensée. Ce volume fut distingué par la presse d’une manière toute particulière, au milieu du déluge d’écrits qui naissent et qui meurent sans toucher au rivage de la célébrité. Les journaux de province même, qui ne parlent des ouvrages que lorsque leur réputation a débordé jusqu’à eux, consacrèrent des articles d’éloges et parfois d’enthousiasme au joli volume de Rêveuse ; l’édition s’enleva rapidement, et, chose fort rare par le temps qui court, elle fut bientôt épuisée.

Ce succès est tout naturel : c’est qu’il règne dans tout le volume une mélancolie charmante ; c’est une voix qui parle pour les femmes et qui plaide éloquemment leur cause ; ce sont des pièces exquises de goût, de sensibilité et de poésie, ce sont enfin de petits chefs-d’œuvre de grâce et d’esprit. Nous n’avons besoin, pour prouver notre dire, que de rappeler Simple Amour, ou le Don, ravissante création comme idée et comme refrain, et sur laquelle M. Hippolyte Monpou a jeté la plus délicieuse de ses inspirations.

De même que les grands poëtes de notre époque reflètent le parti qu’ils ont embrassé, la plupart des femmes qui se livrent à la poésie reflètent elles-mêmes le poëte dont elles ont adopté l’esprit, la conviction. Mme Hermance Lesguillon ne tire son éclat que d’elle-même : Rêveuse n’a son type nulle part que dans l’âme de son auteur et des femmes qui éprouvent vivement leur destinée. Hermance est poëte, non parce qu’il y a de par le monde tel ou tel poëte qui a publié des volumes qui l’ont inspirée, mais parce qu’elle a pensé, souffert ; parce que tout langage veut une forme, parce que la forme de la méditation est la poésie ; parce que la poésie exige dans son enfantement une lenteur qui permet à l’âme ce charme si doux de se reposer, de se bercer dans le vague de $es émotions.

On peut dire avec certitude qu’un des principaux mérites de Rêveuse, c’est d’être une œuvre de femme ; et c’est sans doute ce qui en a fait le succès. Les incor¬ rections même montrent que cette poésie a été enfantée sans guide et seulement par des impressions éprouvées. Elle continue à être femme ; car son second volume, qui semble devoir paraître bientôt, renferme les impres¬ sions graduelles qu’une femme éprouve : elle a été jeune fille, elle est devenue épouse et mère, et son talent a

Ce mariage fut célébré, et le Vert-Vert publia une jolie pièce de vers de M 11 ’ Hermance Sandrin, devenue M rac Lesguillon, et intitulée la Confession, où l’on a re¬ marqué les vers suivants :


Je me confesse encor d’une mauvaise idée,

Pâle et triste rayon dont ma vie est ridée ;

C’est un sombre démon au souffle empoisonneur,

Qui vient en ennemi diviser mon bonbeur ;

C’est un malin esprit, c’est une voix jalouse Qui s’empare de moi, qui me dit qu’être épouse C’est le dernier amour, c’est le dernier fiymen De celui qui reçoit mes serments et ma main :

Que je viens à mon tour, que peut-être une femme A comme moi reçu des baisers de son âme :

Ce passé qui me tue, oh’! je veux le bannir ! •

Je n’ai plus de pensera que pour mon avenir.

Pour son amour sacré, pour sa vive tendresse,

  • Pour ses regards brûlants, pour sa voix qui caresse.

Pour sa bonté de père à me faire obéir,

A me rendre meilleure, à doucement subir Mes devoirs imposés et sans que nul blasphème A nos nœuds éternels ne jette l’analkéme.

Je ne veux plus penser qu’a lui tout dévoué,

A mes ambitions, à mes espoirs voué,

Qui pareil aux chrétiens que leur ferveur immole,

Fier de ceindre à mon front l’immortelle auréole,
Adopterait, heureux de cette injuste loi.
Pour lui seul le néant et la gloire pour moi.
Maintenant, o mon Dieu ! car ta bonté suprême
Pardonnera toujours ce qu’on n’a pas caché,
Je m’accuse aujourd’hui de mon dernier péché.
Que déjà tu connais ; je l’aime.

Depuis, ce qui n’était qu’un plaisir chez elle, une récréation, est devenu une carrière, et cela bien plus par amour, par courage que par orgueil ; ce fut le désir de faire renaître à ses illusions l’homme qu’elle a choisi, de relever cette âme abattue par les luttes sociales et littéraires qui, dès leur naissance, s’enchaînent et se poursuivent éternelles : ce désir si noble, si généreux, a fait qu’elle-même est entrée*dans cette galère de l’âme où la publicité est le moindre des bonheurs. Chacun des événements de sa vie et de son cœur fut signalé par une inspiration nouvelle, où son talent, plus libre dans son allure, plus certain alors de pouvoir tout dire, grandit à chaque pas d’une manière sensible. Mais c’était peu de ces douces impressions échappées à son âme d’amante ou d’épouse ; un sentiment inconnu allait éclore pour elle et attacher une corde nouvelle à sa lyre ; elle devint mère, et le public l’apprit par ces strophes que plusieurs compositeurs mirent en musique :


À MON ENFANT.

Mon bel enfant, te voilà blanc et rose.
Né dans ce monde et couché sur mon sein,
Fleur d’aujourd’hui, toute fraîche et mi-close,
Mise par Dieu sur le large chemin.
Tes yeux chéris, innocents de lumière,
N’ont pas encor dans les miens pu jaillir :
À Dieu déjà j’adresse une prière :
Pour voir tes yeux, je demande à vieillir.

Toi, mon Jésus, si mignon et si frêle.
Qu’avec le souffle on n’ose te toucher,
Un faible oiseau du frôle de son aile,
Comme un épi peut te faire pencher.
Qu’une caresse ou te presse ou t’effleure,
Ton front rosé semble aussitôt pâlir.
Je te regarde, et puis mon âme pleure :
Pour t’embrasser je demande à vieillir.




Si tu savais combien je compte l’heure !
Car pour toi l’heure est tout un jour pour nous:
Déjà dans toi je me berce et me leurre,
En t’appelant de ton nom à genoux !
Dans tous les noms que je voudrais t’apprendre,
Il en est un qui me fait tressaillir :
Celui de mère, oh ! oui, oui ! pour l’entendre.
Pour l’écouter, je demande à vieillir.

Depuis, les différents recueils se sont enrichis de ses poésies et de ses Nouvelles. Le théâtre lui-même a emprunté à un petit roman plein, d’intérêt et de fraîcheur, inséré dans le Conteur et intitulé la Laide, plusieurs ouvrages dramatiques, entre autres l’Éclair et la Laide.

Bientôt un volume nouveau donnera une sœur à Rêveuse. Si nous comptons les pièces de poésie que les journaux ont livrées à la curiosité publique, et que nous y ajoutions celles que les intimes seuls connaissent, nous ne pouvons que former des vœux pour son apparition prochaine. Dans ce volume, nous retrouverons sans doute cette éloquente catilinaire au célèbre statuaire Elshoeketz, qui avait refusé de pétrir le buste d’un criminel à qui l’on cherchait à donner une réputation d’intelligence. L’indignation vertueuse que ce morceau respire prouve que M me Lesguillon peut s’élever aussi haut que les maîtres de la pensée. Si nous en croyons quelques demi-confidences, un roman peut-être viendrait retracer des scènes pleines de vérité et d’émotion. Nous ne pouvons que former des vœux pour qu’elle marche avec ardeur dans une carrière qu’elle s’est ouverte si brillante.

Maintenant, quoiqu’il ne soit pas permis d’entrer dans le sanctuaire du ménage, quoique la vie privée soit murée, nous ne pourrons finir sans dire un mot du charme de l’intérieur qui réunit dans les mêmes plaisirs et les mêmes travaux deux âmes de poëte : il est impossible de rendre tout ce qu’il y a de délicieux dans cet échange entre deux esprits qui se comprennent, se soutiennent et se conseillent. Là, l’étude est un délice et les travaux une fête ! Ajoutons que le bienfait d’une âme aussi élevée n’est pas tombé sur une âme ingrate. M. Lesguillon n’a jamais fait preuve de plus d’intelligence que dans l’appréciation du trésor que le ciel lui a donné.


E. Théaulon.


Mme George Sand.



Mme GEORGE SAND.


Qui est-il ou qui est-elle ? Homme ou femme, ange ou démon, paradoxe ou vérité ? Quoi qu’il soit, c’est un des plus grands écrivains de notre temps. D’où vient-elle ? Comment nous est-il arrivé ? Comment tout d’un coup a-t-elle ainsi trouvé ce merveilleux style aux mille formes, et dites-moi pourquoi il s’est mis ainsi à couvrir de ses dédains, de son ironie et de ses cruels mépris la société tout entière ? Quelle énigme cet homme, quel phénomène cette femme ! quel intéressant objet de nos sympathies et de nos terreurs, cet être aux mille passions diverses, cette femme, ou plutôt cet homme et cette femme ! Et quel critique, en ce monde, osera jamais les aborder de front et les expliquer ?

Or, quelque temps après la révolution de juillet, et dans ces jours turbulents où, par un soudain caprice du peuple, cette royauté qui se croyait éternelle, avait aussi violemment été brisée et renversée que si c’eût été par un coup de foudre, un beau petit jeune homme, à l’œil vif et sûr, à la brune chevelure, à la démarche intelligente vif, souriant, curieux et svelte r entrait à Paris. Il avait pour lui son ardeur, sa beauté, sa jeunesse, son courage et l’espérance. Ce qu’il venait chercher à Paris, il l’ignorait. lui-même. Il y venait chercher la liberté et la poésie, des passions pour son cœur, des larmes pour ses yeux, des émotions pour son esprit, des paroles et des couleurs pour sa pensée. D’où venait-il ? Que vous importe ? Il venait d’où viennent les poëtes et les grands écrivains à coup sûr. Que laissait-il derrière lui ? Que vous importe encore ? Il laissait derrière lui tout ce qu’on laisse quand on dit adieu à la vie et à sa famille : il laissait le repos, le sommeil et le bonheur.

Avouez cependant que pour l’enfant qui se révolte contre son père, et pour la femme qui s’enfuit loin de ce joug de plomb qu’on appelle le mariage, pour le génie méconnu qui ne demande pas mieux que d’entasser ruines sur ruines, 1830 était une année bien choisie pour venir à Paris chercher fortune à son audace, à son style, à son esprit Cette ville, naguère encore si tranquille et si doucement occupée d’art, d’éloquence et de poésie, était devenue un véritable chaos plein d’ambitions et de désordres de tous genres. Partout l’émeute, partout la peur, partout les nouveaux venus de la veille qui Remplaçaient impitoyablement les maîtres d’hier, partout la licence qui relève la tête ; partout le peuple déchaîné qui, après avoir brisé le trône, s’amuse à briser l’autel, à chasser le Dieu du sanctuaire, comme il a chassé le roi des Tuileries. Oui, certes, le moment était bien choisi pour tous les aventuriers en tout genre, aventuriers d’ambition ou de fortune, aventuriers d’esprit et de poésie, aventuriers de passion et d’amour.

Aussi notre hardi aventurier de la veille, grâce à son esprit, à son sang-froid, à son courage, se trouvait merveilleusement à l’aise. Avec une révolution qui allait avoir grand besoin de nouveaux écrivains et de nouveaux poëtes ; que de style et que d’audace cette révolution allait demander aux nouveaux arrivés dans la lutte ! George Sand, car c’était lui, avec cette admirable intelligence qui participe de l’intelligence des deux sexes, se trouva tout d’un coup aussi joyeux que le conscrit à sa première bataille. Elle avait déjà la main dans la giberne littéraire pour y chercher son bâton de maréchal de France. Figurez-vous, encore une fois, un joli petit jeune homme, d’un esprit audacieux, au vaste front prédo¬ minant et plein d’intelligence ; animé, curieux, sérieux, flâneur, heureux et fier d’être libre, comme l’enfant qui sort du collège, plein d’esprit, plein de passion, plein de cœur, plein d’avenir, mais ignorant de l’avenir, tel était George Sand. Vous pensez s’il fut ébloui par les passions de cette ville en révolution qui s’étaient soulevées comme fait la lave du volcan ; vous pensez s’il fut étourdi par le bruit de ces pavés qui remuaient encore ; vous pensez s’il alla tout voir, ces Tuileries désertes et vides encore, cette église de Saint-Germain-l’Auxerrois violée par une troupe de masques un jour de carnaval ; cette royauté nouvelle qui passait dans les rues, à cheval, sur ces mêmes pavés de juillet, étonnés de sentir encore le pied d’un roi. Jugez par vous-même si cet esprit ardent, qui, dans le calme d’une maison de province, avait rêvé à Paris tant de choses inouïes, fut étonné et confondu, quand il vit que même tous ses rêves étaient dépassés! Vous pensez si tout ce désordre social ne fut pas une immense fête remplie de joie, d’espérance et d’orgueil, pour cette âme en désordre, pour cet esprit révolté, et pour ce cœur qui ne se connaissait plus.

Ainsi était George Sand dans les premiers instants de son arrivée, j’ai presque dit de sa conquête. Il avait été saisi à son insu déjà, par l’enthousiasme des révolutions. 11 ne comprenait pas de plus grand plaisir que de fouler aux pieds tant de ruines subites qu’on eut dit amoncelées tout exprès pour lui servir de piédestal. Il était ivre d’étonnement ; il comprenait déjà que parmi toutes ces royautés éparses, tous ces sceptres sans maître, il serait bien malheureux et bien maladroit si, lui aussi, il ne ra¬ massait pas son sceptre et sa royauté. Ivre d’ambition, déjà impatient de renommée, il s’était mis en quête de la renommée à travers tous ces décombres. Il allait, il venait, il était partout. Quelquefois il se disait à lui-même, que peut-être la société allait finir, et qu’il allait sans doute assister à la ruine de toutes les institutions sociales et de toutes les lois divines et humaines, y compris le mariage et le baptême ; ce fut une joie frénétique et qui éveilla en lui je ne sais quel sentiment immense, inconnu, qui a fait son génie, qui a fondé sa puissance sur des ruines. Peut-être que sans la révolution de 1830, ce pam¬ phlétaire antisocial. George Sand, serait encore à savoir qu’il est le plus puissant des destructeurs. 1830 lui a ré¬ vélé sa valeur et sa force. A la vue de ces ruines et de ces désordres, George Sand s’est senti enfin un grand écrivain, comme on dit que La Fontaine s’est réveillé, tout à coup, un grand poëte, à la lecture d’une ode de Malherbe. C’en est fait, révolutionnaires de la France, votre révolution va féconder ces esprits en révolte, La Mennais, George Sand, Carrel et les autres. Vous avez arraché les pavés de juillet ; de ces pavés, vont sortir tout armés, comme les enfants de Cadmus, des révolutionnaires passionnés et convaincus, qui,.chaque jour, à force d’éloquence, de style et de génie., remettront en question cette société renou¬ velée que vous avez eu tant de peine à fonder.

George Sand est l’enfant littéraire et politique le plus énergique et le plus significatif des pavés de juillet Cependant, quand notre jeune poëtë fut quelque peu revenu de ses premiers éblouissements, quand son ima¬ gination se fut un peu calmée, quand il eut vu tout ce qu’il devait voir, et senti tout ce qu’il devait sentir. George Sand rentra dans l’humble trou qui lui servait d’asile. Là il s’interrogea sérieusement et lentement pour savoir si enfin il serait assez fort pour mettre au jour les vérités et les paradoxes cruels, les passions si di¬ verses qui l’avaient jeté, lui si novice et si ignorant des choses du monde, au milieu d’une révolution. Après le premier instant de réfiexion, l’enfant se mit à l’œuvre, comme un homme d’action qu’il était. U fit un roman en quatre volumes in-12, écrit tout d’une haleine, et il le jeta pêle-mêle et en toute confiance au milieu d’idées bonnes et mauvaises. II tenait sa plume ; il n’avait jamais été si heureux ni si jeune. Quand ce premier roman fut achevé, il fallait trouver un libraire. Alors, prenant sa canne et son chapeau, et après avoir relevé de son mieux ses longs et épais cheveux bruns, George Sand alla voir l’eau cou¬ ler, et le vent souffler, et les jolies filles parées reluire au soleil.

Cependant, à force de chercher un libraire, il en trouva un qui, voyant un auteur si alerte et si dégagé lui proposer en riant, un mauvais roman écrit en moins de quinze jours, -consentit à tenter l’aventure et voulut bien hasarder quatre cents francs sur les quatre volumes de cet auteur inconnu qui riait si volontiers de lui-même et de son livre. —Quatre cents francs pour quatre volumes de moi, c’est beaucoup, disait George Sand ; et l’argent du malheureux libraire fut, toujours en riant, jeté dans un coin de la chambre, jusqu’à ce qu’il fût parti, écu par écu.

Ce premier roman, Rose et Blanche, ressemble tout à fait à un livre qui serait écrit par deux plumes différentes et dont l’alliance était impossible. On diraitdeux écrivains d’une école opposée, réunis par le hasard, séparés par la pensée aussi bien que par le style, et qu’un lecteur un peu exercé ne saurait jamais confondre. L’un, clair, correct, élégant ; mais calme, doux, paisible, honnête, retenu, ayant peur de tout ce qui lui semblait hasardé ; l’autre, au contraire, fougueux, bouillant, osant tout et ne s’arrêtant guère que devant le barbarisme, par un merveilleux instinct de grand écrivain. C’est en effet une chose étrange qui embarrassera très-fort les critiques à venir, quand on leur dira : Voici un livre écrit par un homme et par une femme ; dites-nous quelles sont les pages écrites par celui-ci, et quelles sont les pages écrites par celle-là? Et aussitôt les Saumaises futurs se mettront à l’œuvre. Et voyant d’un côté des pages simples, faciles, remplies de pudeur et de retenue, ils diront : A coup sûr, ceci est l’œuvre d’une femme 1 Et voyant des chapitres entiers furibonds, emportés, tout nus et remplis des plus chauds détails de la passion et qu’on dirait écrits par une main de fer avec une plume de fer, ils diront : A coup sûr c’est un homme, et un homme fort, qui a écrit ces lignes! Or, si les critiques disent cela, ils se tromperont deux fois ; ils attribueront à l’homme ce qui est à la femme, et à la femme ce. qui est écrit par le jeune homme. Jamais on n’a préparé plus de tortures aux Saumaises futurs que George Sand.

Cependant cette confusion dans ses deux natures ne pouvait longtemps convenir à George Sand. Cette femme célèbre entre toutes les femmes célèbres, et dont l’appa¬ rition eût fait mourir de chagrin et de douleur, elle- même madame de Staël, si madame de Staël eût été sa contemporaine, George Sand voulait être à toute force un homme. C’était là plus que son ambition, plus que sa destinée, c’était sa nature. Tout ce qu’il y avait en elle de viril se révoltait à outrance, quand, par hasard en¬ traînée par la force de l’habitude, elle redevenait de temps à autre une femme ; quand son cœur battait comme bat d’ordinaire le cœur d’une femme, quand ses yeux se mouillaient comme les yeux d’une femme. Les deux na¬ tures qui sc disputaient cet être extraordinaire, qui à coup sûr devait être l’honneur du sexe qu’il daigne¬ rait choisir, se livraient de terribles et furieux combats dont vous pouvez découvrir quelques traces dans ses lettres. Ce combat dura longtemps entre l’âme de ccttc femme et l’esprit de cet homme. Mais voyez ce singu¬ lier combat, qui pourtant vous explique parfaitement la victoire de l’un et la défaite de l’autre, même dans cc combat des deux natures si diverses ; le genre de com¬ bat était mesuré dans George Sand, c’était l’homme qui avait peur, c’était la femme qui allait en avant. A la fin, cependant, l’homme l’emporta, à condition qu’il obéirait aveuglément aux passions de la femme. George Sand se dépouilla de cette seconde nature qui n’était pas la sienne. 11 se fit ce qu’il voulait être, un homme avec l’instinct, l’art, le goût, l’intelligence d’une femme ; une femme, avec le courage, l’audace, le scepticisme d’un homme ; maintenant il était libre de tout devoir même envers elle-même, elle était affranchie de tout respect, même pour lui-même ; le lien qui les réunissait dans la même âme, l’une et l’autre, celui-ci et celui-là, fut brisé par la femme au profit de l’homme ; et brisé, je puis le dire, violemment et brusquement, sans pitié, et avec autant d’énergie et de courage que s’il se fût agi de briser un devoir.

Une fois son maître, une fois un homme, George Sand ne démentit pas sa nouvelle nature. Cette fois il fit le livre d’un homme. 11 écrivit Indiana, et ce livre, dès qu’il eut-paru, causa, dans le monde littéraire, une vive et profonde sensation. En effet, jamais, depuis qu’on écrit des romans en France, jamais, depuis Gil Bios et Manon Lescaut (je dis Manon [Lescaut et Gil Blasi) on n’avait jeté sur la société un regard plus profond, plus sûr ; mais en même temps plus triste, plus injuste et plus amer. Comme les nuances du monde parisien, le monde d’hier, une époque qu’on avait flattée ou fustigée à outrance, que personne n’avait jugée, sont habilement observées dans Indianai Ici un vieux soldat de l’Empire, dur, égoïste, froid, méchant, sans âme, — un portrait que tout le monde avait vu et que personne n’avait osé tracer, pour ne pas donner un démenti formel au théâtre des Variétés, à M. Gonthier, du Gymnase, et surtout aux chansons de M. Béranger ; — là une femme aimante, tremblante, dévouée, malheureuse, horriblement com¬ promise dans un mariage dont elle ne comprend ni les droits, ni les devoirs ; une femme sans principes, encore plus perdue par sa haine pour son mari, que par son amour pour son amant ; encore plutôt victime de sa tête que de son cœur. Quelle belle composition, cette femme !

Cette femme, pauvre créature, imprudente et facile, qui ne sait ni aimer ce qu’elle doit aimer, ni haïr ce qu’elle doit haïr, qui place aussi mal son {admiration que ses mépris, ne voit dans la vie que la passion pré¬ sente ; elle s’abandonne sans rien prévoira un fat égoïste, à l’un de ces beaux jeunes gens de la société moderne qui s’enfuient avec tant d’effroi devant une passion d’amour. Ce livre faisait ainsi justice des beaux jeunes gens de M. Scribe, comme il faisait justice des braves soldats de M. Brazier. Puis, entre ces trois êtres si bien trouvés, arrive Noun, la jeune servante, aussi faible que sa maîtresse, mais plus courageuse et plus sage, qui se jette à l’eau, trompée dans son amour. Puis, enfin. Ralph, l’ami dévoué et caché qui dévore ses larmes, qui contient sa jalousie, qui impose silence à son cœur, et qui enfin éclate tout d’un coup et s’écrie: — Me voilà ! quand la pauvre Indiana n’a plus d’espoir en ce monde. C’étaient autant de créations !

Après Indiana, parut Valentine. Cette fois, le style de l’auteur avait encore grandi. Ce style déjà viril avait encore plus d’éclat, plus de transparence, et en même temps plus d’abandon. Valentine, c’est encore l’histoire d’une femme que le mariage a perdue et déshonorée, comme tant d’autres femmes sont déshonorées et perdues par le célibat. Ce livre, dont le but est le même qu’/n- diana, vit surtout par les détails qui sont pleins de grâce, de naïveté et de charmes. On ne saurait croire quel merveilleux parti le romancier a tiré du Berry, la plus triste et la plus ingrate de nos provinces. 11 y a telle scène dans ce roman, par exemple la scène de la prairie, quand ces trois femmes, placées à distance, mais domi¬ nées toutes les trois par le même rayon de soleil et par la même passion du cœur, viennent à s’éprendre pour le même homme, qui est digne des plus grands maîtres, et qui tiendrait sa place dans les plus chaudes pages de Y Héloïse. Valentine acheva donc ce qu’avait si bien com¬ mencé Indiana, elle plaça au premier rang littéraire de ce temps-ci, avec très-peu de rivalité parmi les hommes, et à coup sûr sans rivalité possible parmi les femmes, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’ave¬ nir, le nom deux fois vainqueur de George Sand.

En général, on ne sait pas ce que c’est que la réputa¬ tion littéraire à Paris : c’est quelque chose qui ressemble à ces royautés improvisées, inconnues hier, adorées à genoux le lendemain. Ainsi le gardeur de chameaux devint un dieu. Rien ne résiste à la renommée, rien ne l’arrête. Elle se fait toute seule, elle vient comme l’orage, elle éclate comme la foudre. De l’obscurité à la gloire, il n’y a qu’une feuille de papier qui les sépare. La re¬ nommée, capricieuse déesse, que tant d’hommes en ce monde appellent en vain par toutes sortes d’invocations et de lâchetés, apparaît chaque fois qu’il y a une fortune à faire et à enorgueillir dans le réduit le plus caché ; elle tombe sur la victime, comme le vautour sur la colombe ; elle va trouver l’homme le plus inconnu, et aussitôt elle l’entoure d’une auréole toute-puissante qui le fait recon¬ naître et louer dans la foule. La réputation littéraire, c’est la fortune, c’est la puissance, c’est le crédit ; ce sont les flatteurs le matin, à midi et le soir. George Sand fut donc saisi tout d’un coup, et emporté tout d’un coup, dans ce tourbillon des admirations, des flatteries, des médisances, des calomnies et des séductions parisiennes. 11 fut la grande énigme, la grande occupation, la grande autorité de huit jours. On le cherchait en tous lieux, à toutes les heures, et sous tous les costumes. On le décou¬ vrit enfin qui lisait les livres de Benjamin Franklin et les vers de nos poëtes fugitifs, le tout sans rire. On le vit, on l’admira. On l’entendit parler, on l’admira encore. George Sand, chez lui, c’est tour à tour un capricieux jeune homme de dix-huit-ans, et une très-jolie femme de vingt-cinq à trente ans ; c’est un enfant de dix-huit ans qui fume et qui prise avec beaucoup de grâce, c’est une grande dame dont l’esprit et l’imprévu vous étonnent et vous humilient. Le moyen de ne pas se laisser prendre à ces séductions, à ce double empire, doublement irré¬ sistibles? Le moyen de ne pas s’abandonner, corps et âme, à ces deux êtres charmants et inexplicables qui ne ressemblent à nul autre, ni en vices, ni en vertus, ni en style, ni en passions, ni en grâces, ni en beauté ; deux êtres aux mille noms divers, aux mille passions con¬ traires, aux mille caprices imprévus!

Donc ne soyons pas étonnés que tant d’éclat inespéré et tant de succès inattendus aient porté quelque peu à la tête de George Sand ; de plus sages et de moins glorieux que lui se sont laissé prendre à l’enivrement de la fa¬ veur populaire. Ce fut au plus difficile moment de sa gloire, que George Sand, déposant un instant son habit d’homme, se déclara une femme ( incessu patuit dea !) dans un livre fameux, intitulé Lélia. Ce roman, sous tous les rapports, est une tache dans la vie littéraire de George Sand. Dans Lélia, on ne retrouve ni le style, ni l’ima¬ gination, ni l’élégance, ni les inventions ingénieuses de l’auteur d ’Jndiana et de Valentine. Cette fois, George Sand quittant ce chaste manteau viril dont elle s’était enve¬ loppée avec tant de courage et d’énergie, a voulu se montrer plus qu’une femme, c’est-à-dire, dans sa pen¬ sée, deux fois plus qu’un homme ; et elle est tombée dans les plus graves excès. Cette Lélia n’est qu’une abomi¬ nable créature, une courtisane qui n’a pas de sens, qui n’a pas de cœur ; c’est-à-dire la plus horrible des cour¬ tisanes ; une prostituée sans excuse, qui court en hurlant comme une lionne après les sens qui lui manquent, et qui sacrifie au plaisir qu’elle n’a pas, un pauvre jeune homme qui l’aime de toute son âme, pendant qu’elle, Lélia, elle aime le galérien philosophe Trenmor qui ne l’aime pas. Atroce livre, tout sensuel, qui se noue et qui se dénoiœ au moyen d’une courtisane et d’un galérien. Heureusement, Lélia est un livre sans intérêt, une espèce dé poëme en prose assez mauvaise, sans liaison avec les livres précédents de l’auteur.

Alors, et aussitôt, voyant comme il s’était trompé, et combien dans ce panégyrique des femmes, il avait donné raison à tous les hommes, et avec une merveilleuse fa¬ cilité de talent, George Sand est redevenu dans ses livres, ce que l’ont fait la nature et le talent, purement et simple¬ ment un homme. 11 est vrai que dans Indiana, dans Valentine, dans Lélia, notre pauvre espèce est horrible¬ ment maltraitée, et que les femmes y sont montrées, malgré leurs désordres de tous genres, dans le jour le plus magnifique ; Cependant quelle femme oserait parler ainsi des femmes, et même des hommes ? Après quoi, il faut ajouter que George Sand nous a un peu réhabilités, nous autres hommes, dans un dernier ro¬ man, intitulé Jacques. Ce roman est écrit en lettres, et à Tembarras de la narration, à la confusion des person¬ nages, à un certain malaise général qui se fait sentir dans tout ce livre, on voit que cette justification de l’homme contre la femme, réparation tardive et incom¬ plète des excès de Lélia, a du coûter beaucoup à George Sand. D’ailleurs, même dans ce plaidoyer en faveur des hommes, faites-y attention, vous allez trouver une trahison de l’auteur : Jacques, malgré sa bonté, sa douceur, son amour et ses excellentes qualités de tout genre, est un héros manqué qui joue à la fois le plus grand et le plus niais des rôles. Jacques, voyant sa femme aussi malheureuse en ménage cpüIndiana et Va¬ lent ine avec leurs ignobles maris, Jacques, digne homme, ne trouve rien de mieux que de donner un amant à sa femme ; et, quand il est bien déshonoré, d’aller se jeter dans un abîme la tête la première. Malgré quelques belles pages que les plus grands écrivains seraient fiers d’avoir écrites, ce roman, écrit par lettres et dans le sens admi- ratif, ne vaut pas à beaucoup près les deux premiers. Mais quoi ! on ne se tire pas tout d’un coup d’un abomi¬ nable roman comme Lélia.

A présent, George Sand publie de temps à autre de charmantes Nouvelles, dans lesquelles l’auteur d ’Indiana et de Valentine nous parait tout à fait revenu à son es¬ prit habituel, qui est l’ironie jointe à la grâce, la véhé¬ mence jointe à l’esprit. André est un petit chef-d’œuvre d’une grande simplicité et d’un puissant intérêt. La jeune fille y est innocente, épanouie comme ses fleurs. Bien d’affecté dans cette charmante composition. Tout y est simple, enlacé sans effort. Le vieux marquis et la jeune grisette sont des personnages comiques. Les événements n’ont rien de brusque, ni d’imprévu. Quel bonheur et quelle gloire pour lui, pour elle, et que de plaisir pour nous qui l’admirons, et qui l’aimons * quand George Sand se laisse ainsi aller sans, effort à tout le naturel de son esprit,. à toutes les grâces du style, à toute la vivacité de ses sentiments! Mais, hélas! l’emphase % et la mauvaise philosophie et la mauvaise politique, et la rage d’écrire des systèmes,.nous gâteront avant peu ce rare talent, si George Sand n’y prend garde. André a . déjà expié bien des fautes. 11 nous a montré dans toute sa grâce, notre grand écrivain., simple et passionné. En effet, George Sand excelle pour le moins aussi bien à trouver le ridicule que l’enthousiasme ; il a le sarcasme aussi prompt que l’admiration ; même dans- ses plus grands excès, et il conserve beaucoup de naïveté et d’em¬ pire sur lui-même. George Sand a rapporté de ses voyages mille descriptions charmantes,mille anecdotes intérieu¬ res, mille portraits originaux, des Italiens surtout. George Sand connaît mille fois, mieux l’Italie et les Italiens que Victor Hugo, qui se croit pourtant bien informé. A l’heure qu’il est, George Sand (quel dommage !) est pour¬ suivi par des préoccupations politiques qui lui font faire, sans profit pour la gloire, bien, du chemin. 11 a voulu savoir ce qui sc passait dans le monde ; et la première chose- qu’il y a vue, c’est la république ; et, voyant tant de courage perdu au milieu de tant de révolutions inouïes, il s’est déclaré à haute voix républicain. Nous le soupçon¬ nons même d’être légèrement sans-culotte, car le bonnet rouge doit bien aller à cette tète forte et radieuse, lé¬ gèrement penchée sur l’épaule droite, comme celle d’Alexandre le Grand. Les républicains ont ouvert leurs rangs à ce nouveau venu en battant des mains. Au procès d’avril, on a vu George Sand dans une tribune de la chambre des pairs encourager du geste et du cœur ses amis politiques ; et le jour où M. Michel, de Bourges, fut condamné. George Sand lui adressa une magnifique lettre politique qu’on dirait écrite par Saint-Just à ses beaux jours d’innocent enthousiasme ; enfin, c’est à peu près vers le même temps, que George Sand plaça dans une de ses Nouvelles le satirique portrait de son voisin de campagne, M. le prince de Talleyrand.

Voilà ce que nous avons pu recueillir sur le grand écri¬ vain qui attire le plus l’attention publique aujourd’hui. A peine écrit-elle depuis six ans, et déjà elle est aussi haut placée dans l’admiration de l’Europe, que les renommées les mieux faites. Par son style, elle est l’égale, sinon le maître des plus excellents écrivains de ce temps-ci. Par son esprit et par son imagination, elle a laissé de bien loin tous les romanciers de notre époque. Son ironie est aussi amère que son enthousiasme est éloquent. Si elle eût voulu, elle aurait pu être célèbre par sa beauté, ch ose si rare parmi les femmes qui écrivent. Mais qu’elle serait humiliée et honteuse si quelqu’un allait lui dire : Vous êtes belle! Du reste, c’est à quoi on ne songe guère plus qu’elle n’y songe elle-même. Plus on l’approche et plus auprès d’elle on oublie la femme pour ne voir que le grand poëte, l’illustre écrivain, l’ingénieux romancier de la vie commune, l’inflexible historien des vanités et des misères de la femme ; le rigoureux flagellateur des vices, des bassesses et de l’égoïsme de l’homme ; le hardi pam¬ phlétaire qui ne connaît pas de frein, qui ne veut pas souffrir d’entraves. Quel homme et quelle femme î Ami dévoué jusqu’à la mort, avec tous les retours et toutes les incertitudes et l’inconstance de la femme. Femme aussi faible que l’hômme est fort, cœur aussi froid que la tête est vive, esprit aussi rempli que l’àme est vide. Etre double qu’on ne peut assez louer ni assez plaindre, et dont la présence nous cause pour le moins autant d’admiration que de peur. Quel chemin elle a fait, cette femme, et quel chemin elle doit faire encore ! Partie du foyer domestique, et tout d’un coup tombant dans la gloire. Retombant encore de la gloire dans la vie de famille, et ne se trouvant jamais bien, ni ici ni là. Trop grande à la fois et trop peu forte ; pauvre âme qui s’inquiète même dans son triomphe, nobles yeux qui ne peuvent pas pleurer, noble cœur qui se dévore lui-même, n’ayant pas d’autre pâture à dévorer. Et quelle place dans le monde lui peut- on faire à cet ardent esprit qui aborde sans peur les sen¬ tiers les plus difficiles ? Où voulez-vous qu’elle aille dans ce monde, cette femme, maintenant qu’elle s’est tracé une si large voie? Le sentier de George Sand ne res¬ semble pas mal à ces restes de voies romaines, bâties par les géants et qui ne conduisent à rien, pas même au pré¬ cipice. Cet esprit qui pouvait arriver à tout, comme tous les esprits qui ont de la volonté et du courage, (voyez plutôt M. Thiers 1) il est arrêté de tous côtés par un mur d’airain infranchissable. Que faire ? que devenir? Toutes les routes sont fermées à George Sand. Elle est femme ! Elle pourrait prendre rang parmi les écrivains politiques qui régissent le monde, parmi les écrivains littéraires qui- gouvernent l’art. Elle est femme ! Sa voix est éloquente comme la voix d’un sophiste convaincu. La tribune natio¬ nale ne serait pas trop élevée pour cette vive et ardente parole. Il y a un orateur dans George Sand. Elle est femme! L’arène est ouverte, toutes les passions sont déchaînées. Aujourd’hui, entre qui veut dans le gouver¬ nement du pays ; George Sand,comme tous les esprits révoltés, a le sentiment de l’autorité, autant qu’on le peut avoir. Faites-en donc un ministre d’Etat. Elle est femme! George Sand, lui aussi tiendrait une épée, la guerre l’épouvante moins que la paix : le drapeau de son choix, elle le suivrait vaillamment dans la mêlée. Faites-en donc un général. Elle est femme ! Dans ses moments de découragement et de tristesse, quand elle se rapproche de la tête de mort incessamment posée sur sa table à écrire, qui de ses yeux vides, la regarde penser, alors mille idées religieuses arrivent à George Sand. Elle aspire à la paix chrétienne, elle rêve d’encens et de chants d’église ; elle réforme, elle aussi, cette église ravagée par des apostats de la force de Châtel et autres renégats en faillite dont l’huissier ferme les églises. Faites donc un évêque de George Sand. Elle est femme ! Que voulez-vous que je vous dise ? Le plus grand écrivain de ce temps-ci. Sa plume est tour à tour passionnée, énergique, calme, violente, amoureuse ; elle parle toujours, même dans ses plus grands écarts, la plus belle langue française, c’est-à-dire la plus correcte. Nul ne peut nier que tous les honneurs du style ne lui appartiennent. Elle a écrit Indiana, Valentine, André, trois chefs-d’œuvre ; nul ne peut nier que toutes les palmes de l’imagination ne lui appartiennent. Il n’y a pas à l’Académie française, il n’y a pas dans toutes les académies françaises ou étrangères de ce monde, un écrivain de la force de George Sand. Faites-la donc asseoir à côté de M. de Chateaubriand et de M. de Lamartine, qui se lèveront pour lui faire place et cortège. Toujours la même réponse : Elle est femme ! Ainsi, ni par la parole, ni par le style, ni par l’autorité, ni par la croyance, ni par la politique, ni par l’Église, ni même par l’Académie française, cette porte banale, cette femme qui est un grand homme, ne peut pénétrer. Qu’elle demande à enseigner les hommes, à avoir une école à elle, on lui répondra : Femme ! Et quand enfin, fatiguée de tant d’oubli, honteuse de se voir ainsi parquée loin des hommes par les lois et par les mœurs, cette femme, cet homme, dans un moment d’irritation et de vengeance, se tournera tout d’un coup contre cette société qu’elle aurait pu défendre, ira se mettre dans les rangs de l’opposition dont elle sera le fleuron poétique, l’opposition elle-même, quand le nouveau venu lui voudra imposer sa volonté toute-puissante, s’écriera : Elle est femme ! Ainsi même l’opposition, ce dernier recours des nobles esprits qu’on dédaigne, n’est pas permise à George Sand. Elle est femme !

Malheureuse et bien à plaindre en effet. Car pendant que les hommes la proclament une femme illustre et éloquente, l’orgueil de son sexe, voici que les femmes, pour se consoler de voir réunis tant de beauté et tant d’esprit, tant d’imagination et tant d’éloquence, tant de style et tant de génie, tant de dévouement et tant de courage, s’écrient de leur côté : Ce n’est pas une femme, c’est un homme ! Et ce disant, elles font semblant de s’enfuir épouvantées ! Elles se voilent le visage, sans doute pour que même leur visage ne soit pas en contact avec cette intelligente figure. Femmes qui tremblez, rassurez-vous : George Sand, traquée par les hommes comme une femme, n’ira pas parmi vous revendiquer ses droits de femme. Elle vous a prises en pitié, vous les femmes, le jour où elle a pris en haine tous les hommes ; elle restera haute et calme sur la limite qui sépare ces deux camps opposés ; reine chez les hommes, roi chez vous !

Jules Janin.


fin du premier volume.

TABLE ALPHABÉTIQUE
DES NOTICES CONTENUES DANS CE VOLUME.




Avant-Propos, par M. Alfred de MONTFERRAND 
 1
Introduction, par M. Charles NODIER 
 1
Abrantès (la Duchesse d’), par M. LESGUILLON 
 205
Agier-Prévost (Mademoiselle), par M. F. SAUVAN 
 217
Aragon (Madame), par M. BOUILLY 
 251
Arconville (Madame), par M. L. de TOURREIL 
 149
Altenheym (madame d’), par M. Émile DESCHAMPS 
 337
Babois (Madame), par Mademoiselle Ulliac TRÉMADEURE 
 117
Bawr (la Baronne de), par M. De LÉCLUZE 
 25
Bayle-Celnart (Madame), par Madame Joséphine LEBASSU 
 179
Beaufort-d’Hautpoul (la Comtesse de), par M. MOLLEVAUT 
 243
Bradi (la Comtesse de), par elle-même 
 47
Carlowitz (la Baronne de), par M. AZAIS 
 87
Collin (Madame), par elle-même 
 323
Daminois (Madame), par Mademoiselle Clémence ROBERT 
 67
Delabarre (Madame), par M. Paul de KOCK 
 319
Dénoix (Madame) 
 115
Desormery (Madame), par M. F. CHATELAIN 
 73
Dupin (Madame), par elle-même 
 357
Farrenc (Madame), par M. Constant BERRIER 
 391
Genlis (Madame de), par Madame la Comtesse De BRADI 
 159
Gevaudan (la Marquise de), par Mme la Comtesse d’HAUTPOUL 
 417
Guizot (Madame), par M. SAINTE-BEUVE 
 259
Guizot (Madame), par Madame Amable TASTU 
 1
Lernay (Madame de
 85
Lesguillon (Madame), par M. E. THEAULON 
 425
Mennessier-Nodier (Madame), par M. BALLANCHE 
 97
Pannier (Madame), par M. C. de BEAUREGARD 
 405
Robert (Mademoiselle), par M. de SÉNANCOUR 
 55
Rochelle de Brécy (Madame), par M. BOUILLY 
 105
Saint-Ouen (Madame de), par Mademoiselle Annette SALVERT 
 209
Salm-Dyck (la Princesse de), par M. de PONGERVILLE 
 133
Sand (Madame), par M. J. JANIN 
 437
Savignac (Mademoiselle de), par M. P.-A.-M. MIGER 
 193
Ségalas (Madame), par M. Paul-L. JACOB 
 35
Tastu (Madame), par Madame Anais SÉGALAS 
 15
Villiers (Madame de
 83
Voiart (Madame), par Mademoiselle Alida de SAVIGNAC 
 167


FIN DE LA TABLE.
  1. Ney et Masséna.
  2. 1 Dans le compte-rendu de VAlmanach des Muses, de Tan xiv (1806), M Uc de Meulan distingue et cite au long une idylle intitulée Glycère, et signée Béranger, dont elle trouve le ton naturel et Vidée touchante» Il est piquant que le premier éloge donné au talent de Béranger ( car ce ne peut être que lui) vienne de ce côté» Voici l’idylle citée dans l’article:

    UN VIEILLARD.
    Jeune fille au riant visage.
    Que cherches-tu sous cet ombrage ?

    UNE JEUNE FILLE.
    Des fleurs pour orner mes cheveux.
    Je me rends au prochain village
    Avec le printemps et les jeux.
    Bergères, bergers amoureux.
    Vont danser sur l’herbe nouvelle ;
    Glycère est sans doute avec eux,
    De ce hameau c’est la plus belle ;
    Je veux l’effacer à leurs yeux.
    Voyez ces fleurs, c’est un présage»..

    LE VIEILLARD.
    Sais-tu quel est ce lieu sauvage ?

    LA JEUNE FILLE.
    Non, et tout m’y parait nouveau.

    LE VIEILLARD.
    Là repose, jeune étrangère,
    La plus belle de ce hameau.
    Ces fleurs pour effacer Glycère,
    Tu les cueilles sur son tombeau !

  3. Voir l’article du Globe, 7 août 1827, de M. de Guizard.
  4. Ce volume a été tiré seulement à soixante exemplaires.
  5. Voyez la note à la fin de l’article.