Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Arconville

Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 170-179).


Mme d’Arconville.


W D’ARCONYILLE

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NÉE À PARIS EN 1720, MORTE LE 28 DÉCEMBRE 1805.


Que de fleurs éclosent et meurent inconnues ! Que de noms emportent avec eux dans la tombe l’anonyme de beaux talents ! (Jn pareil mépris de la gloire, de cette gloire qui entoure le génie comme une auréole, ne s’ex¬ plique pas toujours chez l’homme. Il est chez la femme moins mystérieux. Esclaves des préjugés et de l’éduca¬ tion, qui leur font une sorte d’habitude de vasselage, les femmes, si elles essaient de sortir du rôle tout passif pour lequel elles ont été élevées, c’est en rougissant d’oser pa¬ raître quelque chose. Honteuses presque d’avoir du talent, on dirait qu’elles veulent se faire pardonner d’être sou¬ vent supérieures aux hommes, en n’avouant point leurs succès. Entrent-elles en lice avec eux, c’est furtivement ou en cachant leur sexe. Leur timidité ou leur abnéga¬ tion les fait assister à leurs propres triomphes en étran¬ gères. Aussi le cœur, l’esprit, les grâces de la femme sont partout ; elle, n’est nulle part.

À nous donc de rompre ce silence homicide qui laisse tant d’illustrations sans statues ; à notre génération de restituer les couronnes aux têtes pour qui elles ont été tressées et qui se sont penchées vers la tombe sans les revendiquer.

Mme d’Arconville, dont la vie littéraire et scientifique s’est retranchée tout entière derrière le voile du plus profond anonyme, est une de celles qui justifient le mieux la réputation d’abnégation que les femmes se sont faite. Violette modeste dérobée aux regards, elle n’a cessé d’exhaler de suaves parfums sans qu’on ait su d’où ils venaient. On pourrait dire d’elle bien légitimement : « Le monde l’a admirée et ne l’a point connue. » Douée d’un esprit droit, appréciant parfaitement la position des femmes, qu’un absurde préjugé semble déshériter de l’intelligence, pour les reléguer dans le gynécée ou parmi les travaux du ménage, elle ne voulut point af¬ fronter la loi commune. Elle savait trop les préventions défavorables qui s’attachent aux femmes auteurs pour ne pas s’y soustraire. Dans un de ces moments où le sen¬ timent d’une injustice criante arrache la plainte de notre âme, elle disait en parlant des femmes : « Affichent-elles « la science ou le bel esprit? si leurs ouvrages sont mau- « vais, on les siffle ; s’ils sont bons, on les leur ôte. II ne « leur reste que le ridicule de s’en être dites les auteurs. »

Toutefois, elle n’abdiqua point le génie dont la nature Pavait dotée ; mais elle ne le signa point de son nom. Poussée par un extrême besoin d’être utile, elle en fit le but de toute sa vie. Scs moin dres écrits portent l’empreinte de ce noble désir. Avec un cœur toujours empressé à obliger, une âme idolâtre du bien, sensible, dévouée sans restriction à quiconque pouvait être atteint par la souffrance, comment n’eùt-ellc pas facilement renoncé à la petite vanité d’écrivain ? Était-ce pour les applau¬ dissements qu’elle jetait scs pensées sur le papier? certes non. Celle qui après avoir rendu quelque service disait : « S’ils savaient combien ils me font plaisir en me mettant « à même de leur être utile, ils n’auraient pas tant de « reconnaissance,» celle-là, dis-je, devait porter le même renoncement en toutes choses. Elle n’avait pas besoin de craindre l’injustice des hommes pour faire le sacrifice des éloges qu’appelaient sur leur auteur ses nombreux ouvrages ; le désintéressement était chez elle une vertu naturelle.

Disons pourtant que si le public ne la connut point, l’incognito ne fut point gardé pour tout le monde. Belle- sœur du respectable Àngran d’AIleray, lieutenant civil du Châtelet de Paris, et l’une des victimes de la révolution, elle eut pour amis dévoués des hommes du premier mé¬ rite. Jussieu, Ànquetil, Lavoisier, Malesherbes, Macquer, Sainte-Palaye, lui faisaient assidûment leur cour. Elle était l’âme de ce cercle d’élite. Son esprit fin et délicat, ses connaissances variées et son âme exquise, donnaient un charme inexprimable à ses conversations. On ne se lassait point de l’entendre. Les moindres choses en pas¬ sant par sa bouche se revêtaient des grâces de sa pensée. Toutes les questions lui étaient familières ; littérature, histoire, morale, science, philosophie, elle apportait dans tous ces sujets la lucidité et l’élévation qui la ca¬ ractérisaient.

C’est encore ici, entre beaucoup d’autres exemples, une preuve de la nécessité de réfléchir longtemps avant d’écrire. La pensée est un fruit rarement bon quand il est trop précoce. Il n’en est pas des sciences et des lettres comme des arts. Jeune, on peut être excellent peintre ou excellent musicien : en général les arts, où l’œil et la main constituent une grande partie du talent, accom¬ plissent leurs progrès dans la jeunesse ; mais le littérateur, le savant, le philosophe, n’atteignent à de grandes hau¬ teurs que dans la saison de l’âge mur.

Soit que Mme d’Arconville fût imbue de ce principe T soit que naturellement elle ait senti le besoin d’élaborer longuement ses idées avant de les laisser échapper de sa plume, elle vécut jusqu’à trente-six ans sans livrer au public aucun des secrets de son âme. Ce n’est pas que jusque-là Mme d’Arconville ne sc fût jamais exercée î elle avait fait de nombreux essais dans le silence de son cabinet. Dès le début on put juger qu’elle était initiée aux magies de l’art d’écrire. Le premier ouvrage qu’elle publia en 1756 fut la traduction d’un livre anglais du marquis d’Gallifax, inti tulé Avis dan père à sa fille. Cette traduction eût fait honneur à l’écrivain le plus famé, par la richesse et l’élégance du style. M rac d’Arconville s’y montra en tout digne de son modèle.

Trois ans plus tard, en 1759, elle livrait à son pays une autre traduction. Cette fois, la femme modeste, le 1 ittérateur sans nom, nous révélait les mystères du labo¬ ratoire. On peut se convaincre en lisant cet ouvrage, que Mme d’Arconville était aussi habile chimiste qu’écri- vain distingué. Les Leçons de chimie de Shaw, livre rem¬ pli d’erreurs, devint, grâce à elle, un excellent traité. Non-seulement elle le perfectionna en le débarrassant de ses hérésies scientifiques, mais elle le compléta en y ajoutant une foule de découvertes nouvelles. Le discours dont elle a fait précéder sa traduction montre combien elle était versée dans ces sortes d’études. On ne saurait faire avec plus de savoir et de méthode l’histoire de l’origine et des progrès de la chimie.

Dans cette même année, elle donna une traduction du Traité d Ostéologie de Monro, sous le nom du docteur Sue, pseudonyme qu’elle emprunta pour sc dispenser de signer son propre nom. Ce traité, en 2 vol. in-fol., té¬ moigne de son extrême activité et de son habileté dans la langue anglaise, dont elle paraissait connaître toutes les ressources. Il fallait aussi qu’elle ne fut pas étrangère aux études anatomiques ; car, si pour bien traduire un livre de littérature il suffit d’un goût sûr, d’un bon style et de la connaissance de la langue dont on se fait l’inter¬ prète, il faut pour la traduction d’un livre de science être dans les secrets de cette science même.

A partir de 1759 à 1774, il ne s’écoula presque pas d’année, sans que cette femme laborieuse et infati¬ gable livrât successivement au public le produit de ses veilles. C’est ainsi qu’en 1760, l’on vit paraître d’elle des Pensées et Réflexions où se trouve renfermée la morale la plus pure. En 1761, elle fit passer dans notre langue, avec son élégance accoutumée, des romans anglais de Little- ton et de M“ c Behn. S’il était besoin déjuger de la moralité et du mérite de pareilles oeuvres, il suffirait de dire que d’Arconville les a traduites pour faire leur éloge.

Deux ans après (1763), elle fit imprimer un livre sous le titre de l’Amour éprouvé par la mort, ou Lettre de deux Amants, dans lequel on peut voir combien l’auteur était descendu profondément dans les replis du cœur humain. Ce roman est un tableau frappant et vrai des résultats funestes auxquels entraînent les passions indomptées.

L’année suivante (1764), parurent en français des Mélanges de poésies anglaises, extraites de Buckingham, de Pope et de Prior. Bientôt (1766) succéda aux mé¬ langes, un Essai pour servir à l’Histoire de la Putréfaction. Ici, l’auteur entrant dans un système que nous nous abs¬ tiendrons de juger, semble considérer la putréfaction comme la source et la base de toutes les sciences natu¬ relles. On ne sait vraiment ce qui étonne le plus dans cet ouvrage, du savoir profond ou de l’originalité des idées. Les Mémoires de mademoiselle Valcourt remplirent l’année 1767. Celle de 1770 vit paraître en un vol. in-8" un recueil de pièces ou épisodes pleins d’une mélancolie lugubre, dont les titres, en parfaite harmonie avec les sujets, sont : Estentor et Thérisse, Méditations sur les Tom¬ beaux, Dona Gratia d’Ateüde, histoire portugaise.

Après avoir fait de la science, de îa morale, du roman, de la poésie et des mémoires, M œc d’Arconville essaya de faire de la biographie et de Vhistoire. L’universalité semblait être son apanage. On eût dit que la variété des genres n’était qu’un moyen pour elle de développer quelques nouvelles qualités. La Vie du cardinal d’Ossat, suivie du Discours de ce prélat sur la ligue, et la Vie de Marie de Médicis, qu’elle écrivit l’une en 1771, en 2 vol. in-8 9, l’autre en 1774, en 2 vol. même format, mettent dans le plus grand jour toute la flexibilité et la finesse d’esprit de cette femme, qu’un peu moins de modestie ou de dédain pour la gloire littéraire eût rendue cé¬ lèbre. Son jugement, trop passionné peut-être, à l’égard du fidèle Sully n’obtint point l’assentiment de l’opinion publique. Si on lui sut gré des nombreuses recherches auxquelles elle se livra dans cet ouvrage, on la blâma de n’avoir pas été plus modérée dans la critique d’un homme que depuis longtemps on s’était habitué à admi¬ rer. Quoi qu’il en soit, la Vie de Marie de Médicis est un livre rempli de choses curieuses, et excellent à consulter.

Nous possédons d’elle aussi une Histoire de François 11, roi de France, en 2 vol. in-8°, où l’on retrouve, avec sa vaste érudition, des pensées pleines de philosophie et d’élévation. Cette histoire, qu’elle écrivit en 1782, à l’âge de soixante-trois ans, a toute la verve de la jeunesse et la sagesse que donne une longue expérience.

Elle publia encore, dans les années subséquentes, un grand nombre d’ouvrages de différente nature, tels que romans, pièces de théâtre, apologues, contes, traduits soit de l’italien, soit de l’anglais. La vieillesse pesait déjà sur son corps affaissé, que son esprit toujours vif en gracieux ne se lassait point d’enfanter des productions nouvelles. Parvenue à un âge fort avancé, malade fréquemment, souffrant beaucoup, elle chercha jusqu’au dernier moment dans le travail des distractions à ses douleurs. Toute sa vie fut, pour ainsi dire, exempte d’orage. La sérénité de son âme se reflétait sur sa figure, comme l’azur d’un ciel pur dans un beau lac. Il serait difficile d’avoir plus de douceur dans le caractère, plus d’aménité dans les mœurs. Bonne, tendre pour ses amis. généreuse pour tous, son cœur ne le cédait en rien à son esprit. Peu de femmes ont eu des connaissances plus variées, plus universelles ; aucune peut-être ne l’a surpassée en sensibilité et en douceur.

Arrivée au terme de sa longue carrière, âgée de quatre-vingt-cinq ans, ne discontinuant plus de souffrir depuis quelque temps, et cependant employant encore à écrire les courts instants de répit que lui laissait sa maladie, elle fut enlevée en 1805 à ses nombreux amis, qui donnèrent à sa mort d’abondantes larmes et de sincères regrets. Les lettres perdirent en elle une de leurs gloires, les malheureux une protectrice qui n’avait pas de plus grand bonheur que de les soulager. On trouva après elle plusieurs manuscrits inédits, dont nous igno¬ rons la destinée. Il fut lu à l’académie de Berlin, par ordre de Frédéric le Grand, un discours sur l’amour- propre, qu’on lui attribuait ; ce discours, qui fut imprimé en 1770, offre des choses fort remarquables.


Louis de Tourreil.