Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Desormery

Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 94-103).


Mme Désormery.



Mme DÉSORMERY


(Louise-Françoise-Éveline)


NÉE À LAMBALLE.


Fille de Jean-François Galliot-Desperrières et de Louise-Marie Challet.


Dans les choses humaines il n’y a de certain que l’imprévu. Si le hasard, cette grande raison qui n’a pas de nom, répond à tout et n’aboutit à rien, si les caprices du hasard sont pour quelque chose dans les destinées du monde, merveilleux hasard, dirons-nous, que celui qui en semant de bonne heure l’adversité sur les pas d’une muse qui, à peine ouverte au souffle de la vie, s’ignorait encore elle-même, soudain l’a révélée au monde, et a doté notre France d’une célébrité de plus. Douée d’une imagination ardente, d’une grande puissance d’analyse et d’une exquise sensibilité, Mme Désormery, comme tous les vrais poëtes, a souffert, puis elle a écrit. Suivant en cela l’instinct providentiel du poëte, tantôt elle a gémi sur la position précaire que la société fait à toute femme de cœur ; tantôt elle s’est complue à produire une peinture vraie et non flattée de cette société qui se ment à elle-même ; tantôt enfin, résignée et chrétienne, sa muse a chanté tour à tour dans un harmonieux langage et la patrie absente et ces sentiments de mélancolie instinctive qui vont si bien au cœur d’une femme, et les consolations si puissantes de cette religion de paix que le Christ nous a faite, et les joies et les douleurs des Grecs modernes. De là cette poésie de détails, si douce et si pénétrante, cette fraîcheur, cette délicatesse de coloris qui nous charment dans les œuvres légères de Mme Désormery ; delà le développement habilement gradué des idées d’une imagination hardie et brillante, toujours réunie à la rigueur inflexible du raisonnement ; de là ces détails artistiques, cette profondeur énergique de pensées et leur parfaite corrélation que nous admirons dans les romans de notre auteur, et qui en font une lecture qui plaît, séduit, entraîne par la magie d’un style à la fois naïf et élevé, simple et sublime, interprète fidèle des sentiments intimes de l’âme.

Le père de Mme Désormery était capitaine de vaisseau. Dans un voyage de long cours, M. Desperrières périt corps et biens. Ce malheur fut sensible à la jeune Louise : il couvrit de deuil son adolescence et ses premières années, déshéritées de la poésie du jeune âge, s’écoulèrent monotones, employées à acquérir dans l’isolement une éducation triste et dépourvue de ces charmes qui naissent de l’émulation. Aussi, chercha-t-elle dans l’étude les distractions nécessaires aux besoins d’une imagination vive et impressionnable. Vivant dans la compagnie, et pour ainsi dire de la vie des génies et des philosophes des temps passés, prenant à la lettre les préceptes de leur morale, on devine aisément qu’à son apparition dans le monde, tout pour elle devint déception, et de ces déceptions incessantes naquit cet amour des lettres qui devint la consolation de sa vie, ce goût de la retraite qui constamment l’a retenue loin de la société. Sa mère s’étant remariée, la jeune Louise ne trouva nulle sympathie dans la nouvelle famille où le sort la plaçait ; contrariée dans ses goûts pour l’étude, on exigeait d’elle des occupations opposées à ses penchants ; aussi, si à grand’peine on toléra chez elle le culte des beaux-arts, s’opposa-t-on par tous les moyens possibles à la laisser devenir une femme instruite, car aux yeux de cette nouvelle famille une femme instruite était une anomalie. Une foule d’entraves furent donc jetées sur sa route, et la volonté impérative d’un despote ignorant vint s’opposer à ses progrès. Privée de ressources pour augmenter ses connaissances intellectuelles, Mlle Desperrières dut appeler à son aide cette force d’âme qui triomphe de tout, et escomptant, pour ainsi dire, les heures du sommeil, on la voyait dans les hivers les plus rudes, enveloppée d’une couverture, venir s’asseoir contre sa fenêtre, et passer ainsi à lire les nuits que la lune éclairait de ses pâles reflets. Heureusement les bons livres ne lui manquaient pas ; une amie de sa mère lui avait fait cadeau de la bibliothèque d’un vieil oncle dont elle avait hérité, et ce que cette femme élégante et riche appelait des bouquins, devint entre les mains de Mme Désormery une mine inépuisable et le seul trésor de l’orpheline.

Mlle Desperrières avait une mémoire prodigieuse : à douze ans elle savait par cœur près de douze mille vers, qu’elle avait puisés dans nos plus grands poëtes. Racine surtout faisait ses délices. Ce fut une ressource pour elle que cette faculté mémorative, et lorsque, plus tard, usant à son égard d’une excessive rigueur, on vint à lui enlever ses livres, elle se consolait des devoirs pénibles que lui imposait la volonté de ses parents, en évoquant sa mémoire et rendant présents à son souvenir les plus beaux morceaux de notre littérature.

Froissée dans sa vocation, à dix-huit ans, la perte d’une fortune qui l’aurait rendue indépendante, vint augmenter la mélancolie qui déjà altérait sa santé. Dès cet instant, elle demeura l’unique soutien de sa mère et de deux enfants issus de son second mariage. Il fallut quitter le doux ciel de la patrie. L’Italie lui offrait des chances moins funestes que celles que lui présentait la France ; elle partit donc pour Lucques, où, malgré son jeune âge, elle venait d’être nommée directrice des études à l’institut Élisa, et elle y passa au sein d’une retraite austère, ce qu’on est convenu d’appeler les belles années de la jeunesse. Ce fut là qu’elle devint poëte, que son imagination, nourrie de la lecture des écrivains de l’antiquité, se réveilla, et que son ancienne passion de nouveau s’empara d’elle avec une ardeur qui ne s’est jamais entièrement ralentie. Loin de tout ce qu’elle avait aimé, ses jours coulaient dans un triste isolement, lorsqu’elle fut nommée dame de compagnie et institutrice de la fille d’une princesse régnante. Cependant, le mauvais état de sa santé vint mettre obstacle à ce changement de position. Le médecin de la cour lui ordonna des voyages, la princesse consentit à son départ et la confia à une de ses amies. Tout semblait sourire à Mlle Desperrières et déjà brillait pour elle l’espoir d’un meilleur avenir, lorsque soudain de grands revers vinrent frapper la femme assise sur un trône ; Mlle Desperrières sentit le contre-coup du brisement de l’existence de la souveraine, et, dès lors, une carrière toute de vicissitudes s’ouvrit devant elle, et vint paralyser ses courageux efforts. Tant de chagrins accumulés détruisirent complètement la santé de notre auteur, aussi les poésies de Mme Désormery, empreintes d’un charme, d’une suavité que les mots ne peuvent rendre, bien que toutes conçues à cette époque, ne nous peignent-elles point les illusions des premières années de la vie, ou les antiques souvenirs des lieux qu’elle parcourait ; chacune porte le cachet d’une souffrance intime ; c’est le cri d’une âme malheureuse à laquelle nul écho ne répond ; aussi à chaque révélation de sa muse, pour peu que l’on se soit trouvé comme elle en contact avec le malheur, croît-on rêver seul ; aussi les poésies de Mme Désormery s’adressent-elles principalement à ces imaginations rêveuses, exaltées ou naïves, qui savent trouver un fond de tristesse dans les impressions les plus douces, et prêter quelques douceurs aux impressions les plus tristes ; aussi s’adressent-elles à ces âmes neuves et tendres qui sentent vivement, et qu’émeuvent tour à tour, au milieu des tourmentes de la vie réelle, le spectacle de la nature, la pensée de l’immensité, la vue d’une fleur, le souvenir de Dieu, ou la chute d’une feuille.

De retour en France, Mlle Desperrières songea sérieusement à s’occuper de littérature, comme du moyen le plus honorable de se procurer le nécessaire et de parer ainsi aux rigueurs de l’adversité. Elle trouva bientôt un ami tendre et dévoué dans M. Désormery, pianiste célèbre, que son noble caractère et son beau talent ont rendu l’un des artistes les plus distingués de notre époque, et qui dans son genre restera long temps sans égal. Leur union mit pour elle un terme aux vicissitudes du sort. Lorsque M. Désormery offrit sa main à Mlle Desperrières, elle lui répondit : « Hélas ! monsieur, je n’ai ni trousseau ni patrimoine ; tout ce que je puis vous apporter en mariage, c’est ma mère, ses deux enfants et moi. « — « Mademoiselle, répondit l’artiste avec une noble simplicité, voilà la dot que je réclame. » Mlle Desperrières était digne d’être l’objet d’un tel désintéressement, bien rare dans ce siècle d’argent, où le positif, ou pour mieux dire, l’égoïsme, est généralement le mobile de toutes les actions. Aussi, devenue Mme Désormery, en récompensa-t-elle son mari par la reconnaissance et la tendresse. D’une santé rendue languissante par les chagrins de sa jeunesse, la retraite lui fut imposée par la souffrance : elle sut la rendre attrayante par le charme de l’étude.

En 1822 parut son premier ouvrage, Évariste de Mauley, sous le nom de Mme Louise Éveline. Cet ouvrage, en forme de lettres, est peu connu et mériterait de l’être davantage. Il renferme des idées justes et nouvelles, surtout à l’époque de son apparition, sur l’éducation, le duel et le suicide. On y trouve une peinture animée de la Suisse, et des descriptions vives qui se marient avec bonheur à l’intérêt de la fable.

Agnès de Méranie succéda en 1824 à Évariste de Mauley. Le titre de cet ouvrage portait une lettre de plus ajoutée au nom de l’auteur. Agnès de Méranie fit sensation dans le monde littéraire : l’épouse de Philippe-Auguste, si aimante, si aimée, et pourtant si malheureuse, avait trouvé dans Mme Désormery un historien qui avait su peindre et comprendre ses douleurs. Aussi le livre de Mme Désormery eut-il un brillant succès. Dans cette belle composition la plupart des personnages sont historiques, et ils conservent une ressemblance exacte avec les portraits que la tradition nous a faits d’eux ; mais ce qui ajoute au mérite de l’auteur, c’est d’avoir su présenter ses personnages d’invention de telle sorte que, fidèles dans leurs actions comme dans leurs discours aux mœurs, aux usages et aux préjugés de l’époque, ils retracent toute la physionomie du siècle. Agnès de Méranie est une histoire au même titre que les productions de Walter Scott. L’illustre romancier n’eût pas rendu avec plus d’énergie et de vérité les terribles effets de l’interdit lancé sur un royaume par un pontife inexorable ; il n’eut pas développé avec plus de profondeur la politique d’une cour à qui tout cède, dans des temps de superstition, dès qu’elle fait parler le Ciel ; il n’eût pas amené d’une manière plus pathétique le dénoûment du drame.

En 1829, le libraire Delangle mit au jour un petit recueil de poésies, qui cette fois parut avec le nom de son auteur, Mme Louise-Évelines Désormery. Jusqu’à cette époque Mme Désormery avait à toute force voulu rester inconnue et jouir de son succès sous le nom d’Éveline, appartenant à la famille de sa mère, d’origine irlandaise, venue en France à la suite du roi Jacques ; mais ses amis avaient enfin triomphé de sa répugnance à sortir d’une volontaire obscurité, ils étaient parvenus à la décider à ne pas abandonner à un pseudonyme l’estime publique, fruit de ses nombreux travaux. Le style poétique de Mme Désormery est de la bonne école. Ce qui distingue son genre, nous l’avons déjà dit, c’est une sensibilité mélancolique qui va droit à l’âme, c’est l’art d’exprimer dans un langage choisi les nuances les plus délicates des sentiments. Au surplus, pour personnifier plus complètement le caractère du livre et de l’auteur, nous laissons Mme Désormery parler elle-même de son talent dans une lettre dont l’éditeur du recueil qui nous occupe a enrichi sa préface : « Je n’ai pas fait de vers, dit-elle, pour devenir poëte ; j’ai voulu exprimer seulement des émotions ou des rêveries dans un langage qui m’était déjà familier ; car, avant de savoir lire, avant de savoir qu’il y eût de la poésie sous le ciel, je composais des chansons et des complaintes semblables à celles des sauvages, disposition naturelle peut-être à une enfance solitaire et mélancolique, qu’ont assiégée de nombreux malheurs. » Cette confidence mieux que tout ce que nous pourrions dire explique la teinte générale de mélancolie qui règne dans les vers de notre auteur.

En 1832, parut enfin le Nain Clicthoue, dernier ouvrage important de Mme Désormery, qui n’est pas inférieur à Agnès de Méranie, et auquel plusieurs esprits distingués assignent même un rang supérieur. Le sujet du Nain Clicthoue est celui qui a inspiré à Shakspeare une si belle tragédie, c’est la mort d’Arthur de Bretagne. La création du personnage du nain atteste dans Mme Désormery beaucoup d’imagination. Un intérêt vif et puissant est répandu sur l’ensemble de cette vaste composition.

Une foule de morceaux de littérature légère recommandent encore le nom de Mme Désormery. De ce nombre sont le Roman d’une vieille Femme dans les Heures du Soir, le Rêve d’une Femme, la Chapelle de Windsor, et surtout Marcouf ; nouvelles charmantes, qui embellissent les recueils la France littéraire, la Revue ébroïcienne, le Panorama de Londres et autres.

Plusieurs fois on a répété que les romans de Mme Désormery étaient tracés à la maniéré de Walter Scott. Walter Scott et Mme Désormery ont tous deux en effet traité des sujets historiques, à l’exception toutefois que le romancier écossais s’empare d’une époque dans laquelle il introduit des personnages de convention qui deviennent les principaux acteurs de son drame ; tandis que notre compatriote puise tous ses matériaux aux meilleures sources, et ne se permet aucune excursion hors de son sujet, n’ayant recours aux personnages accessoires que pour aider à la marche de l’action. Aussi les livres de Mme Désormery sont-ils de l’histoire pure et simple, comme on la voit dans les anciennes chroniques.


F. Chatelain.