Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Babois

Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 138-153).


Mme  Babois.



Mme BABOIS


(Margueritte-Victoire)

NÉE X VERSAILLES LE 8 OCTOBRE 1760.

Fille de Jean-Baptiste Babois et de Marguerite Lafoclidk.


Destinée à suivre la profession de sa famille, qui a su se faire dans le commerce une réputation respectable et respectée, Mme Victoire Babois semblait devoir vivre tou¬ jours dans cette paisible obscurité, trop dédaignée de nos jours par les femmes, et dont un esprit juste lui fai¬ sait comprendre le prix. Mais le malheur vint. La dou¬ leur la plus amère se fit sentir à son âme ; et cette âme, source unique de toute poésie, sut trouver sans étude, sans art, des pleurs mélodieux.

N’avait-elle pas en effet tout ce qu’il faut pour être poëte celle à qui Ducis écrivait plus tard, en i 798 :

« O combien vous méritiez d’être heureuse ! et vous « n’avez pas été sentie ! et votre cœur est resté veuf avec « un époux I O que la moitié de tous ces trésors aurait «rendu un homme sensible encore plus sensible et en- « core plus heureux ! »

Condamnée à l’isolement qu’éprouvent trop souvent les êtres supérieurs, bien longtemps avant que leur su¬ périorité leur soit révélée, M roc Victoire Babois avait réuni sur sa fille tout son amour, toutes ses pensées : elle vivait dans sa fille, elle ne vivait que pour sa fille. Sa fille lui est ravie, et ce cri de douleur, où se peignent toutes les douleurs, s’échappe de son âme éplorée :

Amie, épouse, fille et mère infortunée,

Par tous les sentiments à souffrir condamnée,

A peine je quittais les jeux de mon berceau Que déjà de mes pleurs j’arrosais un tombeau.

Je n’ai depuis ce jour rencontré dans la vie Que la douleur toujours de la douleur suivie.

Ah ! qu’il fut vain pour moi le rêve du bonheur !

Que le réveil fut prompt!… Dans l’ennui, la langueur,

Lasse de déplorer une longue misère,

J’aurais trouvé la mort ; mais, hélas! j’étais mère.

Par le courroux du sort quand j’avais tout perdu,

En me donnant ma fille il m’avait tout rendu»

Je crus, dans les transports d’une si douce ivresse.

Pour la première fois connaître la tendresse ;

Et l’amour maternel s’enrichit dans mon cœur D’un amour malheureux, éteint par la douleur.

Toi qui fis de mes jours le charme et le tourment.

Toi que tant de soupirs appellent vainement,

Ma fille, cher objet d’amour et de souffrance,

Ah ! laisse mes regrets errer sur ton enfance.

Dans ton cœur ingénu je me plaisais à lire :

Souvent je t’écoutais pour apprendre à.finsiruire.

Tes caresses, ta voix, tes regards si touchants,

A ta mère attentive annonçaient tes penchants ;

Conduite par mes soins, la raison, pour te plaire.

Se mêlant à tes jeux, perdait son air austère ;

Et si tous les talents venaient m’environner.

Je ne les cultivais que pour te les donner.

Où vais-je? où suis-je?hélas! à douleur! ô tourment!

Ne puis-je sans souffrir respirer un moment?

Je sens gémir mon cœur, un poids affreux l’oppresse ;

O ma fille! il te cherche et t’appelle sans cesse.

Mes yeux furent, hélas ! témoins de ton trépas ;

Je sais que tu n’es plus, et je ne le crois pas. Au sommeil malgré moi je cède, anéantie :

Pour prolonger mes maux il répare ma vie.

D’un ravissant prestige animant scs pavots,

Dans un songe plus doux que le plus doux repos. Il surprend mes esprits et mon âme éperdue :

Le sort est désarmé, ma fille m’est rendue !

Mon cœur même est trompé : c’est elle, je la vois ! Et lorsque tous mes sens s’élancent à la fois. Quand je crois la saisir…», hélas! â chaque aurore Ma fille dans mes bras revient mourir encore.


La première édition des Élégies maternelles parut chez Didot en 1805. Alors commencèrent pour M fflc Victoire Babois les jouissances et les dégoûts de la célébrité lit¬ téraire. Nous citerons ici presque en entier une lettre qu’elle écrivit à ce sujet et à cette époque même. On y verra mieux que nous ne saurions le dire comment elle devint poète r .

« Ma cousine, ce que tu as* lu sur mes élégies dans les journaux t’a fait un grand plaisir, me dis-tu, mais une objection t’a frappée. Après une phrase pleine de bien¬ veillance, l’auteur de l’article ajoute :


Si pourtant la douleur doit s’exprimer si bien !


Cette objection est très juste. Au moment où l’on éprouve les angoisses que j’ai essayé de peindre, on n’est capable que de les souffrir, et il n’est pas possible d’être plus loin qu’on ne l’est alors de l’attention nécessaire pour faire des vers français. Mes élégies ne sont donc nées et ne pouvaient naître que par des impressions re¬ produites. Ensuite, tu me demandes comment, depuis quinze années que nous sommes séparées, je suis de-


1 Cette lettre a été insérée dans la troisième édition des poésies de M me Victoire Babois, publiée par Nepveu en 1828.


122 BIOGRAPHIE DES FEMMES AUTEURS.

venue poète? Je me ferais volontiers la même question, et je ne saurais pas la résoudre. Nous portons en nous des secrets que nous n’avons pas la faculté de révéler. Elevées ensemble, l’éducation qu’on donne dans les couvents nous fut commune : lire sans principes, écrire sans orthographe,faire la révérence, voilà tout ’.

«Depuis ce moment si funeste jusqu’à l’époque où j’ai fait mes élégies il s’est écoulé près de quinze années, pendant lesquelles j’ai éprouvé bien des genres de dou¬ leurs.

«Ma cousine, le temps double notre existence lors¬ qu’il s’écoule pour nous au milieu de ces peines jour¬ nalières qui refoulent toutes nos idées, tous nos sen¬ timents en nous-mêmes, et nous donnent pour ainsi dire une existence contemplative. Quant aux études, je n’en ai fait aucune. J’aimais les travaux de mon sexe, et j’a¬ vais l’ambition d’y exceller. Mes lectures n’avaient que ma hile pour objet. Je nourrissais mon esprit et mon àme, afin de me rendre plus capable de l’élever ; mais je lui désirais seulement le talent et l’instruction qui sans appeler l’envie pouvaient la rendre plus aimable, plus sensée*et plus heureuse. Rien de tout cela ne m’ap¬ prochait de la poésie. Il y a plus, elle cessa de devenir ma lecture favorite aussitôt que je pus lire Montaigne, et je lui ai toujours donné la préférence. Cependant je


» Je ne parle pas des couvents d’aujourd’hui. Pour rendre plus com¬ plète l’insuffisance de mon éducation, j’eus une enfance délicate, une mère tendre, attentive à éloigner de moi toute sorte de lecture et croyant, ma santé attachée a mon ignorance. C’est ce que tu as vu. Cette mère pourtant avait des qualités très éminentes, une âme noble, un coeur droit et sensible, un esprit juste et sage ; elle fut mon livre, mais elle jouissait seule de son ouvrage : une timidiLc extrême, invincible, enchaînait toutes mes facultés. S’il y avait en moi quelques germes heureux, ils n’étaient connus que de ma mère ; et quand je l’eus perdue, je restai ignorée des autres comme de moi-même. crois devoir à Racine, dont à l’âge de sept ans je savais VIphigénie par cœur, et que ma mère ôta de mes mains, pour ne pas entretenir une passion qui, disait-elle, me tuerait ; je crois, dis-je, lui devoir un sentiment de l’har¬ monie, une divination du rhythme dont mon oreille peut-être avait le pressentiment. Ce qui est sûr, c’est que dès lors, et depuis, des vers mal lus me causaient de l’impatience et une sorte de malaise que j’avais de la peine à dissimuler. Mais je ne voyais en cela que du goût pour la poésie, et non pas des dispositions poétiques.

« Enfin mon âme, déjà fatiguée par des chagrins cruels, reçut un coup que je croyais bien devoir être le dernier : je perdis ma fille, et avec elle tout mon espoir, toute ma consolation, l’objet d’une tendresse dans laquelle mon cœur s’était réfugié tout entier.


« Quand une douleur telle que celle dont j’étais la proie cesse d’être un tourment intolérable, elle devient une occupation chère ; c’est du moins ce que j’éprouvai. Vivre de mes souvenirs, nourrir mes regrets, leur consa¬ crer tout ce que je pouvais leur sauver de mon temps, faire de cette habitude douloureuse mon unique bien, le dernier charme de ma vie, fut alors toute mon étude. Le temps me conduisait ainsi vers la résignation. Mais, comme je craignais de fatiguer mes amis par la répéti¬ tion continuelle de mes regrets, et que j’écris volontiers, je les écrivis, seulement pour m’en entretenir. C’est dans cet entretien que je m’aperçus, à mon grand étonne¬ ment, que j’avais fait, en croyant écrire de la prose, une douzaine de vers de suite. Je crus me tromper : j’ouvris un poëte pour comparer, et je vis que c’étaient réelle¬ ment des vers. Cette inspiration inattendue me présen¬ tait une source de consolation, et je m’y livrai sans au¬ cune envie d’en mettre les fruits au jour….. « Tout ce qu’on peut imaginer au-dessus de soi, après la Divinité, répondait à peine à mes idées sur les poètes qui méritent véritablement ce titre. Je croyais leurs ou¬ vrages, ces œuvres de la nature, non-seulement le fruit des plus grands dons qu’elle pût faire, mais encore ce¬ lui d’une éducation savante et de longues études : je n’avais rien de tout cela. C’est donc pour moi seule et tout au plus pour ma famille que je fis alors mes élégies. Je venais de trouver une autre langue, d’autres accents, d’autres larmes pour pleurer ma fille : je ne vis que cela ; et sans projet, sans idée d’avenir, je me livrai à ce charme nouveau avec toute l’affection que je portais à mes sou¬ venirs ; mon âme se replongea tout entière dans cette première année de douleurs et d’angoisse dont mes élé¬ gies sont la peinture sinon entière, du moins fidèle. Je ne sais par. quelle douceur l’harmonie du langage émous¬ sait le retour de ces cruelles impressions ; je pleurais, j’écrivais et j’étais soulagée. La douleur occupait mon âme, mais elle ne la déchirait plus, elle ne la possédait plus tout entière et toujours. Cependant au bout de six mois j’avais fait beaucoup plus de vers qu’il n’y en a dans mes élégies, et je commençais à m’y attacher pour eux-mémes et à y travailler véritablement. Le petit traité de versification qui est à la suite de la Grammaire de Restaut m’enseigna toutes les règles et les mesures dif¬ férentes ; j’appris cela si vite que je crus l’avoir deviné. J’avais suivi un cours de langue française dans un temps où je croyais le faire pour l’enseignement de ma fille, et je n’ai jamais, dans l’art d’écrire, appris autre chose par autrui. Mais j’ai mis à profit le précepte du maître :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.


« Cela n’était pas difficile, mon sujet m’en rapprochait sans cesse. C’est ainsi et en lisant et relisant l’Artpoétique 1 que j’appris, autant que je puis l’apprendre, à élaguer, à polir, à limer, à peindre, et à trouver dans un amas de tableaux sans suite, sortis sans aucune méthode de mon âme et de ma plume, les sept élégies que tu as lues. C’est alors que les difficultés se révélèrent successive¬ ment! Elles m’attachaient, au lieu de me rebuter ; et ce¬ pendant je n’avais encore aucune intention d’arriver à quelque chose qui fût digne d’étre offert au public..

«Je crois maintenant, sans que je parle ici pour moi, que l’exercice du talent donne l’art : c’est en travaillant que le goût, ce mélange exquis de l’esprit et du senti¬ ment, ce tact prompt, délicat, inné, qui devance le juge¬ ment, et que le jugement confirme ; c’est en travaillant, dis-je, qu’il s’éclaire et s’épure. Peut-être aussi les femmes dfevinent-elles cet art, que les hommes, vu l’é¬ tendue et l’importance de leurs ouvrages, apprennent si péniblement et cultivent si laborieusement. Enfin le peu que j’en ai était en moi. Je ne connaissais alors aucun homme de lettres, et mes élégies étaient pour ainsi dire faites lorsque, par suite d’un mariage qui lia sa famille à la mienne, M. Ducis me trouva au milieu de ses nièces, m’y distingua et m’en donna le titre…..

«A peine osais-je parler devant lui, et j’avais plus de peur que d’envie de lui montrer mes vers. Pourtant il en entendit parler et me les demanda. Je ne te répéterai pas ce qu’il m’en dit. Ce fut lui qui exigea que je les fisse imprimer, et je cédai à ses instances, mais ce. fut en tremblant L’accueil du public a. pu seul me rassurer. 11 me fait penser, comme je viens de te le dire, que les difficultés sans cesse renaissantes dans ce genre de tra-


1 Je parle ici de l’art de faire les vers. Quant à Téléjjie, Boileau me semble avoir trop circonscrit son domaine. vail soutiennent l’attention, éveillent l’amour-propre, et, pour ainsi dire, d’obstacles en obstacles, nous condui¬ sent au degré qu’il nous est permis d’atteindre. Je parle pour moi. Chacun a sa route. Toutes celles qui mènent au but sont bonnes ; et je n’ai que le dessein de te dire comment la nature m’a conduite, après m’avoir in¬ spirée. »

Lebrun, qui ne pardonnait pas aux femmes de savoir et d’oser écrire, l’éloquent Fontanes, le savant Ginguené, Chénier (Marie-Joseph), qui sut unir au noble talent du poëte les vertus de l’honnête homme, furent les premiers à reconnaître et à proclamer les droits de Mme Victoire Babois pu rang élevé qu’elle occupe parmi les poëtes Français. Plus tard, l’irascible et satirique Geoffroy se montra pour la première fois presque juste à l’égard d’un auteur et d’un auteur femme ; et plu# tard en¬ core (en 1822) Andrieux, doué d’un goût si pur, critique si fin, poëte si aimable, écrivait à Mme Victoire Babois :

u Vous me donnez presque de l’orgueil par la manière obligeante dont vous avez la bonté de m’écrire. Vous m’élevez jusqu’à vous, ou vous voulez bien descendre j usqu’à moi. L’amitié dont notre bon Ducis, digne d’une éternelle mémoire, a daigné m’honorer, est mon titre auprès de vous ; et c’est un titre en effet dont je crois pouvoir être fier. Par moi-même je sais combien je suis peu de chose. Ce ne peut être que la confiance que M. Ducis me témoignait qui vous a décidée à me de¬ mander des observations sur vos vers. Cela m’a pro¬ curé le plaisir de les lire et de les relire. L’élégie à la Douleur me paraît un morceau admirable ; celle sur la Mort de Ducis a renouvelé en moi le sentiment de tous les regrets et de la tendresse respectueuse que nous vouons tous à sa mémoire. J’aime beaucoup aussi celle sur la spoliation stupide de notre Muséum ; les Ostrogoths qui s’en sont rendus coupables ne savent pas tout le tort qu’ils se sont fait à eux-mêmes : vos vers le leur feraient sentir s’ils étaient capables de les lire et d’y comprendre quelque chose. Au reste, si vous veniez à publier cette pièce de vers, je craindrais qu’on n’y découvrit une ten¬ dance à aimer notre patrie, à la plaindre, et même à lui donner la préférence sur la Russie et l’Angleterre, ce qu’il est bien difficile de vous pardonner.

« En général, les observations critiques qu’on pourrait se permettre sur vos ouvrages se réduiraient à presque rien ; et il y aurait même à craindre qu’une trop grande facilité de votre part à y céder ne portât plus de préju¬ dice à la bonté et à l’effet de l’ensemble qu’elle n’y pourrait ajouter : il y a d’heureuses négligences ; il y a des traits originaux, des locutions, des tours propres à certains esprits supérieurs ; si vous les leur ôtiez, ils se¬ raient moins eux-mêmes, ils retomberaient dans la ma¬ nière commune, et ils y perdraient beaucoup plus qu’ils ne pourraient y gagner. Si j’avais le bonheur de vivre plus rapproché de vous, et que nous lussions ensemble vos élégies, je pourrais vous proposer quelques doutes qui ne valent pas la peine d’être écrits. Par exemple, je pense qu’en faisant une apostrophe à Poussin, il ne faut pas lui dire le Poussin ; comme on ne dirait pas : « 0 toi, le

Tasse ; » mais « 0 toi, Tasse immortel !.» Le nom du

Tassé et le nom du Poussin étaient Tasso, Poussin. »

Qui ne reconnaîtrait dans cette lettre la manière de dire d’Andrieux ; cette manière à la fois douce et polie autant que fine d’exprimer sa pensée, et cette réserve pleine de grâces, ce doute de soi-même qu’on cherche¬ rait vainement aujourd’hui chez les génies et les cri¬ tiques de notre époque !

Dans ces vers, auxquels Andrieux craignait que l’au¬ teur lui-même ne touchât, Lebrun trouvait autant de force que de naturel, Chénier admirait la variété des sentiments et des images, M me Dufresnoy la pureté du style et l’harmonie ; etDucis disait à sa nièce adoptive : «Vous savez depuis longtemps combien dans vos vers j’ai reconnu et chéri l’énergie rare de votre âme. Née pour être amante, épouse, mère et patriote passionnée, pour être excellente hile, fidèle et généreuse amie, vous avez dû souffrir beaucoup. Telle a été votre destinée. Mais votre douleur maternelle, confiée à vos éloquentes élégies, vivra longtemps dans vos vers ! »

Le nom de M me Victoire Babois était dans toutes les bouches. scs élégies faisaient partout couler les larmes, les journaux retentissaient de son nom ; mais bien peu de personnes avaient le bonheur de la connaître. Retirée à Versailles, elle y vivait ignorée, entourée d’un petit cercle d’amis et de ses nièces, qu’elle• élevait avec les soins les plus tendres. Peu désireuse d’aller au-devant de la curiosité qu’une femme qui écrit a toujours le malheur d’exciter, et loin de chercher à.se montrer, elle évitait les regards et elle ne songeait point à s’enorgueillir de ses talents. La jeunesse avait fui, mais non pas ces jouissances de l’âme qui conservent leur fraîcheur et leur vivacité jusque sous les glaces de l’âge. Ces pures jouissances, M me Victoire Babois les a chantées dans son épitre l’Amitié et dans son élégie tIntimité.

Trop supérieure pour ressentir jamais ce sentiment de rivalité qui, dit-on, divise entre elles les femmes de lettres, elle était heureuse au contraire d’avoir des élo¬ ges à donner aux femmes dont le nom commençait à s’environner de quelque gloire ; et dans son épître à Cfotilde de Surville, dans les notes qui l’accompagnent, M œc Victoire Babois a pris un noble plaisir à prouver que le nombre des femmes poëtes est plus grand qu’on ne l’avait dit jusqu’à elle, et à faire briller d’un vif éclat ces noms méconnus par l’envie. Ils sont tous arrachés à l’oubli.

En 1810 parut chez LeNormant la seconde édition des poésies de Mme Victoire Babois. La troisième fut publiée en 1828 par Nepveu. Cette dernière édition est enrichie n on-seulement des lettres de Ducis à sa nièce chérie, mais de lettres inédites deMme Victoire Babois, dans lesquelles on retrouve l’élégance, la sensibilité vraie, la finesse d’a¬ perçus et l’harmonie de langage qui la distinguent si éminemment.

Marie-Joseph Chénier, en applaudissant à la variété des sentiments et des images, lorsque, pour la première fois, il lut les Élégies maternelles, avait en quelque sorte prédit que ce beau talent se reproduirait sous des for¬ mes diverses et toujours heureuses, lorsque les années auraient apporté quelque adoucissement à l’amère dou¬ leur qui avait été la muse inspiratrice du jeune poëte. La prédiction s’est accomplie ; et, toujours heureusement inspirée, M me Victoire Babois a prouvé la vérité de ce qu’elle a dit du talent dans son épître A Béranger :

Il n’est touchant et beau qu’avec une belle âme,

U n’est durable et vrai qu’avec un bon esprit.

Dans un âge où le repos est le premier besoin comme là première jouissance de l’âme et de la pensée, Mme Vic¬ toire Babois a fait à sa muse des adieux qui n’ont pas été sans retour. Et c’est par ce morceau que nous termi¬ nerons une notice qui n’est point ce qu’elle aurait pu être: mais l’amitié a sa pudeur ; et plus l’amitié est vraie, plus elle est réservée dans l’expression publique d’une


A MA MUSE.

Épilogue.

O Musc, dont la voix douloureuse et chérie Au jour que je fuyais a rattaché ma vie,

Et qui m’avez fait voir au travers de mes pleurs Son épineux sentier semé de quelques fleurs (Par le malheur elle était obscurcie :

Par vos innocentes douceurs Vous Pavez ranimée, éclairée, embellie) ;

O Muse ! je vous remercie!

Quand j’ignorais, hélas! vous et mon triste sort,

Dans la languedes dieux je redisais sans cestc Les vers si doux que sans effort A Racine dictait sa muse enchanteresse.

Des neuf savantes sœurs j’admirais les appas ;

Mais à vous je ne pensais pas.

Vous dormiez, sans songer à vous faire connaître. Grands dieux! que j’étais loin de croire h vos faveurs Mais, éveillée enfin au cri de mes douleurs.

Dans mon cœur je vous sentis naître.

Et de ce cœur brisé sortir avec mes pleurs.

Depuis lors, sans être appelée.

Je vous vis quelquefois animer mes loisirs ;

Muse, vous avez su les changer en plaisirs ;

Et, par vos charmes consolée,

Bientôt j’osai vous suivre et saisir vos pinceaux.

Que de soins je pris pour vous plaire!

De vous je n’attendais alors pour tout salaire Qu’une faveur secréte et surtout le repos.

O Muse! vous avez exaucé ma prière!

Sans la fuir, mais aussi sans chercher la lumière.

Sous votre empire heureux, avec paix et douceur.

Je savourais votre ambroisie.

Vous glissiez doucement sans exciter l’cnvic :

A qui ne veut que vous, vous donnez le bonheur.

Mais on ne peut chérir les filles de mémoire Sans aimer quelque peu la gloire.

Hélas! de mes vieux ans c’est un besoin nouveau’:

Et, sur le bord de mon tombeau.

Quand je devrais me taire et n’avoir d’autre envie Que de couler en paix les restes de ma vie. Je deviens moins timide, et, cédant au désir D’apprendre ce qui doit me suivre.

Je veux savoir enfin si j’ai l’espoir de vivre Quelques moments dans l’avenir.

J’en crains révénement, j’en cherche le présage ;

Et dans ce beau projet, dussiez-vous y périr, filuse, vous m’entraînez et vous voulez courir!

Partez donc, Musc, et du naufrage Puisse un ciel pur vous préserver!

De maint et maint écueil puisse-t-il vous sauver!

Que de votre nacelle il écarte l’orage!

El nvoi, loin de prétendre encore à vos faveurs.

Malgré vous je veux être sage.

Oui, je veux renoncer à cueillir quelques fleurs Dont rien ne peut, hélas! rajeunir les couleurs.

On vous suit trop longtemps, c’est un commun usage.

Muse vieille est encor volage :

Elle fuit, reparaît, prodigue ses douceurs.

On la crut trop jadis, on la croit davantage :

Ce penchant augmente avec l’âge.

Vainement la vieillesse est là ;

Toujours fidèle à sa folie.

Quiconque écrivit écrira.

Mais ce n’est plus qu’une manie,

Une habitude du cerveau ;

Et puis sans fin la plume trotte :

Rien à rayer, tout parait beau ;

On s’abandonne à sa marotte.

Àh ! que de vers on fait lorsqu’en vers on radote! Pauvre Muse, pour vous je crains bien ce travers !

Et je ne sais pas trop si je le dis en vers ;

Car enfin, avouons la chose,

On finit par rimer en prose.

Croyez-en mes conseils, le public est malin :

Dérobons-lui notre déclin.

Peut-être il vous aima, mais il n’a nulle envie Des fruits vains et tardifs de votre fantaisie.

Que pour nous désormais les vers ne soient qu’un jeu Dont il n’ait point la confidence :

De talent cela nous dispense,

Et nous n’en ferons pas pour peu !

Puis, je me garderai d’un indiscret aveu ;

Trop heureuse, entre nous, de pouvoir en silence

    Jeter tous nos chefs-d’œuvre au feu.
Mais, hélas! vous partez… Ce périlleux voyage,
Muse, vous le ferez ; c’est votre dernier vœu.
Peut-être je voudrais, tranquille sur la plage,
Pour contenter encore un désir curieux.
Sur des flots incertains vous suivre au moins des yeux ;
    Mais j’aperçois le noir rivage,
Et sur son tréne assis l’inexorable dieu
Que ne saurait fléchir muse au gentil langage.
Déjà Caron m’appelle et m’attend au passage.
    Puissiez-vous, dans ce triste lieu.
Ne me suivre jamais !… Adieu donc. Muse, adieu !


Mlle S. Ulliac Trémadeure