Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Lesguillon

E. Théaulon
Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 446-457).


Mme  Lesguillon.



Mme LESGUILLON


(Jeanne-Hermance)


Fille de Louis Nicolas Sandrin, et de Jeanne-Sophie Lefebvre.


Si les dispositions de l’enfance sont un présage souvent certain de l’avenir intellectuel d’une femme, c’est surtout chez Mlle Hermance Sandrin que ces germes s’annoncèrent de bonne heure ; à cet âge où la frivolité et l’insignifiance remplissent tous les loisirs des jeunes filles, l’étude et le goût des lettres la saisirent même au milieu des jeux du pensionnat. Dans les petits drames où ses compagnes s’essayaient sur le théâtre des vacances, déjà elle laissait de côté son rôle, suppléait à ce qui lui paraissait médiocre, improvisant ou la repartie ou la période, et avec l’aplomb d’une grande actrice, elle faisait répandre des larmes ou provoquait le rire. Déjà l’on citait comme piquant son esprit prompt et incisif : réputation de famille qui, bien souvent, n’a fini par produire dans le monde que des femmes vaniteuses et sottes, mais qui cette fois, du moins, n’était qu’un avant-coureur de celle que le public devait décerner à son talent.

Ce qui la faisait ressortir, toute jeune, du cercle même de l’esprit, c’était une profondeur de pensée et une gravité au-dessus de son âge. Quoique d’une très-petite taille et d’une apparence de délicatesse, cette jeune fille, qu’on appela fort tard K /4 enfant, se faisait remarquer par une volonté forte et prononcée, qualité ou défaut qui, chez une femme, annonce d’ordinaire plus qu’une femme.

Ceux qui vivent dans son intimité et qui sont plus à portée d’apprécier les qualités brillantes de son cœur et de son esprit, s’accordent tous à dire, d’après son témoignage de fille dévouée et reconnaissante, combien elle doit à l’éducation élevée de sa mère. Il y a, dans toutes les classes, de ces femmes fortement trempées, d’une haute aptitude pour concevoir et d’une haute puissance pour exécuter : c’est la femme forte de l’Écriture, qui a compris tous ses devoirs d’épouse, de mère, et qui a mis à les accomplir un héroïsme d’autant plus vrai qu’il n’est pas en vue du public et qu’il n’attend pas ses applaudissements comme récompense. Telle fut la mère de Mlle Hermance : tout entière consacrée aux fatigues, aux soins, aux luttes d’un commerce dans lequel elle voulait conquérir une fortune pour ses enfants, elle en porta le fardeau avec une constance et une ténacité qui furent couronnées de succès. Au milieu de tous ces embarras, il fallait veiller à l’éducation de deux filles, les rendre dignes d’un époux que rêvait l’ambition maternelle, et les former telles qu’elle pût un jour les montrer avec orgueil à la société, et au monde.

Si nous remarquons ces détails, ce n’est pas par la manie de mettre de l’importance à tout ce qui se rattache aux noms que le public adopté, mais c’est que trop de mères restent étrangères aux soins de l’enfance de leurs filles : elles oublient que leur bonheur dépend de leur intervention immédiate, et de leurs exemples personnels de vertu et de sagesse. Telle fut la loi que Mme Sandrin s’était imposée, et tel en est le résultat. Sa fille aînée a épousé un médecin distingué par son esprit et ses talents.

En attendant l’époux que le sort lui destinait, la jeune Hermance formait son cœur et son esprit par la rêverie et par le spectacle d’un intérieur où sa mère lui apparaissait chaque jour plus grande, plus noble, plus digne d’être aimée.

L’avenir, qui n’occupe guère les jeunes filles (car elles se reposent sur leurs parents du choix d’un mari), était tout pour sa pensée : elle se sentait valoir trop pour vouloir d’un homme ordinaire, pour se condamner à végéter à l’ombre d’un intérieur bourgeois, souvent troublé par des tourments domestiques dont sa mère était la victime. Elle réfléchissait tristement et grave¬ ment à la destinée des femmes ; tout en s’occupant de la maison, complément d’une éducation maternelle, tout en brodant, sa tête et son âme s’exhalaient en mélodies. Sa consolation, c’était la poésie dont elle faisait son charme, sans penser que jamais ce qu’elle enfantait dans le secret et le silence, ce qu’elle couvait sous l’aile de sa mère, serait un jour jeté au public. Quand elle fit ses premiers vers, elle n’avait encore lu que des livres sérieux, relatifs à une éducation fort compliquée qui s’achevait au sortir du pensionnat et sous les yeux maternels : ses études se partageaient entre la musique, l’anglais, et toutes ces choses utiles qu’apprennent les femmes qui pensent seulement à faire de bonnes et dignes mères de famille, capables de présider elles-mêmes à l’éducation de leurs enfants.

La poésie ne fut pas chez elle une idée suggérée par la lecture de nos maîtres : elle n’en fit pas un apprentissage ; la poésie vint à luire en elle comme un éclair. Quand elle fit ses premiers vers, c’étaient déjà, des pièces fortement pensées. Tantôt ces mariages que forme l’intérêt et que l’intérêt divise, se présentaient à ses yeux comme l’avenir de toutes les jeunes filles, et clic écrivait ces stances :

C’est avoir du chagrin que de n’aimer personne :
Son cœur n’est pas pour soi, car toujours on le donne ;
      On le donne pour de l’amour.
De l’amour, il m’en faut, mais noble, ardent, suprême :
Oui, je veux un écho quand je dirai je t’aime.
     Et je le dirai tout le jour.

Où puis-je rencontrer l’âme où mon âme aspire ?
C’est en vain que je cherche, en vain que je soupire :
Mon accent n’est pas assez haut.
Mais il en est en eux un que j’entends qui sonne :
C’est de l’or, c’est de l’or que leur hymen moissonne :
Aux hommes, voilà ce qu’il faut.


Un mari sans amour n’est pas ce que j’envie :
Je suis trop jeune encor pour enterrer ma vie ;
Je veux vivre avant de mourir.

Je ne veux plus penser : je veux être joyeuse ;
Le bonheur embellit, j’aurai l’air d’être heureuse ;
Je rirai, j’aurai l’air coquet.
Que diront-ils alors ? Ils diront : elle est femme ;
Une fleur, un oiseau suffisent à son âme.
Notre sort, voilà ce qu’il est.

Puis elle revenait à ses tendresses de fille, et elle disait à sa mère cette pièce où se trouve cette strophe admirable :

Oh ! je le sens, ma bonne mère.
Il n’est rien d’aussi vrai que toi :
L’égoïsme couvre la terre ;
Ton égoïsme à toi, c’est moi !

Puis elle versait des larmes de sympathie sur les malheurs du pauvre, et elle disait dans sa prière à Dieu,

chef-d’œuvre d’âme et de sentiment :

Quand il est dos enfants tout frêles, tout petits,
Pauvres oiseaux tombés sans plumage et sans nids.
Qui n’ont pour se chauffer qu’un souffle de misère.
Pour leurs petits pieds nus qu’une écorcheuse terre
Rouge au sang de leurs pas, comme l’agneau paissant
Qui laisse de sa laine au buisson en passant ;
Pour qui tout sol est dur, délicates charrues
Qui trament leurs douleurs, en sillonnent les rues,
Enfants, dont le baptême est dans la pauvreté.
Dont le seul héritage est la mendicité.
Qui ne dorment jamais qu’un sommeil d’insomnie,
Comptent des jours plus longs que les jours d’agonie,
Vivants, n’ont pas d’habits, morts, n’ont pas de linceuls,
Et qui n’auront pas même un tombeau pour eux seuls!
Devant tant de douleurs qui font jaillir du monde
La voix des malheureux lamentable et profonde.
J’ose me plaindre, moi ! moi! qui souffre si peu !
Oh ! si tu m’entendais, n’écoute pas, mon Dieu !

Une pensée alors, une espérance surgissait pour elle au milieu de*tous ces rêves : aimer, être aimée ! Trouver pour lui donner son âme, non un homme riche, mais un homme d’âme et d’esprit, pour le rendre heureux d’une vie tout entière d’amour et de dévouement Une âme ainsi faite ne devait pas être créée pour un de ces hommes qui prennent une fille pour sa dot, qui demandent avant tout une chose, c’est que leur femme soit douce, mais surtout mille.

M. Lesguillon, écrivain d’une vocation consciencieuse et décidée, jeune auteur dramatique, dont le passé promet un avenir, est devenu le confident de toute cette poésie qui n’aurait peut-être jamais vu le jour. Depuis, la jeune Hermance s’y est livrée tout entière ; elle est entrée dans cette carrière littéraire où son âme et son imagination de feu l’emportaient. ; car elle est du petit nombre des femmes que la nature créa pour être célèbres. Ce mariage si parfaitement assorti, fut précédé de la publication du volume de Rêveuse, charmant recueil de poésies où la jeune fille livrait au public les prémices de sa pensée. Ce volume fut distingué par la presse d’une manière toute particulière, au milieu du déluge d’écrits qui naissent et qui meurent sans toucher au rivage de la célébrité. Les journaux de province même, qui ne parlent des ouvrages que lorsque leur réputation a débordé jusqu’à eux, consacrèrent des articles d’éloges et parfois d’enthousiasme au joli volume de Rêveuse ; l’édition s’enleva rapidement, et, chose fort rare par le temps qui court, elle fut bientôt épuisée.

Ce succès est tout naturel : c’est qu’il règne dans tout le volume une mélancolie charmante ; c’est une voix qui parle pour les femmes et qui plaide éloquemment leur cause ; ce sont des pièces exquises de goût, de sensibilité et de poésie, ce sont enfin de petits chefs-d’œuvre de grâce et d’esprit. Nous n’avons besoin, pour prouver notre dire, que de rappeler Simple Amour, ou le Don, ravissante création comme idée et comme refrain, et sur laquelle M. Hippolyte Monpou a jeté la plus délicieuse de ses inspirations.

De même que les grands poëtes de notre époque reflètent le parti qu’ils ont embrassé, la plupart des femmes qui se livrent à la poésie reflètent elles-mêmes le poëte dont elles ont adopté l’esprit, la conviction. Mme Hermance Lesguillon ne tire son éclat que d’elle-même : Rêveuse n’a son type nulle part que dans l’âme de son auteur et des femmes qui éprouvent vivement leur destinée. Hermance est poëte, non parce qu’il y a de par le monde tel ou tel poëte qui a publié des volumes qui l’ont inspirée, mais parce qu’elle a pensé, souffert ; parce que tout langage veut une forme, parce que la forme de la méditation est la poésie ; parce que la poésie exige dans son enfantement une lenteur qui permet à l’âme ce charme si doux de se reposer, de se bercer dans le vague de $es émotions.

On peut dire avec certitude qu’un des principaux mérites de Rêveuse, c’est d’être une œuvre de femme ; et c’est sans doute ce qui en a fait le succès. Les incor¬ rections même montrent que cette poésie a été enfantée sans guide et seulement par des impressions éprouvées. Elle continue à être femme ; car son second volume, qui semble devoir paraître bientôt, renferme les impres¬ sions graduelles qu’une femme éprouve : elle a été jeune fille, elle est devenue épouse et mère, et son talent a

Ce mariage fut célébré, et le Vert-Vert publia une jolie pièce de vers de M 11 ’ Hermance Sandrin, devenue M rac Lesguillon, et intitulée la Confession, où l’on a re¬ marqué les vers suivants :


Je me confesse encor d’une mauvaise idée,

Pâle et triste rayon dont ma vie est ridée ;

C’est un sombre démon au souffle empoisonneur,

Qui vient en ennemi diviser mon bonbeur ;

C’est un malin esprit, c’est une voix jalouse Qui s’empare de moi, qui me dit qu’être épouse C’est le dernier amour, c’est le dernier fiymen De celui qui reçoit mes serments et ma main :

Que je viens à mon tour, que peut-être une femme A comme moi reçu des baisers de son âme :

Ce passé qui me tue, oh’! je veux le bannir ! •

Je n’ai plus de pensera que pour mon avenir.

Pour son amour sacré, pour sa vive tendresse,

  • Pour ses regards brûlants, pour sa voix qui caresse.

Pour sa bonté de père à me faire obéir,

A me rendre meilleure, à doucement subir Mes devoirs imposés et sans que nul blasphème A nos nœuds éternels ne jette l’analkéme.

Je ne veux plus penser qu’a lui tout dévoué,

A mes ambitions, à mes espoirs voué,

Qui pareil aux chrétiens que leur ferveur immole,

Fier de ceindre à mon front l’immortelle auréole,
Adopterait, heureux de cette injuste loi.
Pour lui seul le néant et la gloire pour moi.
Maintenant, o mon Dieu ! car ta bonté suprême
Pardonnera toujours ce qu’on n’a pas caché,
Je m’accuse aujourd’hui de mon dernier péché.
Que déjà tu connais ; je l’aime.

Depuis, ce qui n’était qu’un plaisir chez elle, une récréation, est devenu une carrière, et cela bien plus par amour, par courage que par orgueil ; ce fut le désir de faire renaître à ses illusions l’homme qu’elle a choisi, de relever cette âme abattue par les luttes sociales et littéraires qui, dès leur naissance, s’enchaînent et se poursuivent éternelles : ce désir si noble, si généreux, a fait qu’elle-même est entrée*dans cette galère de l’âme où la publicité est le moindre des bonheurs. Chacun des événements de sa vie et de son cœur fut signalé par une inspiration nouvelle, où son talent, plus libre dans son allure, plus certain alors de pouvoir tout dire, grandit à chaque pas d’une manière sensible. Mais c’était peu de ces douces impressions échappées à son âme d’amante ou d’épouse ; un sentiment inconnu allait éclore pour elle et attacher une corde nouvelle à sa lyre ; elle devint mère, et le public l’apprit par ces strophes que plusieurs compositeurs mirent en musique :


À MON ENFANT.

Mon bel enfant, te voilà blanc et rose.
Né dans ce monde et couché sur mon sein,
Fleur d’aujourd’hui, toute fraîche et mi-close,
Mise par Dieu sur le large chemin.
Tes yeux chéris, innocents de lumière,
N’ont pas encor dans les miens pu jaillir :
À Dieu déjà j’adresse une prière :
Pour voir tes yeux, je demande à vieillir.

Toi, mon Jésus, si mignon et si frêle.
Qu’avec le souffle on n’ose te toucher,
Un faible oiseau du frôle de son aile,
Comme un épi peut te faire pencher.
Qu’une caresse ou te presse ou t’effleure,
Ton front rosé semble aussitôt pâlir.
Je te regarde, et puis mon âme pleure :
Pour t’embrasser je demande à vieillir.




Si tu savais combien je compte l’heure !
Car pour toi l’heure est tout un jour pour nous:
Déjà dans toi je me berce et me leurre,
En t’appelant de ton nom à genoux !
Dans tous les noms que je voudrais t’apprendre,
Il en est un qui me fait tressaillir :
Celui de mère, oh ! oui, oui ! pour l’entendre.
Pour l’écouter, je demande à vieillir.

Depuis, les différents recueils se sont enrichis de ses poésies et de ses Nouvelles. Le théâtre lui-même a emprunté à un petit roman plein, d’intérêt et de fraîcheur, inséré dans le Conteur et intitulé la Laide, plusieurs ouvrages dramatiques, entre autres l’Éclair et la Laide.

Bientôt un volume nouveau donnera une sœur à Rêveuse. Si nous comptons les pièces de poésie que les journaux ont livrées à la curiosité publique, et que nous y ajoutions celles que les intimes seuls connaissent, nous ne pouvons que former des vœux pour son apparition prochaine. Dans ce volume, nous retrouverons sans doute cette éloquente catilinaire au célèbre statuaire Elshoeketz, qui avait refusé de pétrir le buste d’un criminel à qui l’on cherchait à donner une réputation d’intelligence. L’indignation vertueuse que ce morceau respire prouve que M me Lesguillon peut s’élever aussi haut que les maîtres de la pensée. Si nous en croyons quelques demi-confidences, un roman peut-être viendrait retracer des scènes pleines de vérité et d’émotion. Nous ne pouvons que former des vœux pour qu’elle marche avec ardeur dans une carrière qu’elle s’est ouverte si brillante.

Maintenant, quoiqu’il ne soit pas permis d’entrer dans le sanctuaire du ménage, quoique la vie privée soit murée, nous ne pourrons finir sans dire un mot du charme de l’intérieur qui réunit dans les mêmes plaisirs et les mêmes travaux deux âmes de poëte : il est impossible de rendre tout ce qu’il y a de délicieux dans cet échange entre deux esprits qui se comprennent, se soutiennent et se conseillent. Là, l’étude est un délice et les travaux une fête ! Ajoutons que le bienfait d’une âme aussi élevée n’est pas tombé sur une âme ingrate. M. Lesguillon n’a jamais fait preuve de plus d’intelligence que dans l’appréciation du trésor que le ciel lui a donné.


E. Théaulon.