Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Bawr
Mme LA BARONNE DE BAWR
Parmi les dames qui cultivent les lettres avec le plus
de succès, il n’est pas rare d’en rencontrer quelques-unes,
soumises à l’influence de l’ancien préjugé contre
les femmes savantes, ou de leur propre modestie, qui se
reprochent souvent de s’être engagées dans la carrière
littéraire, qui ne la poursuivent pas sans inquiétudes et
l’abandonnent même avec satisfaction, dès qu’une autre
position sociale leur en fait un devoir ou leur en fournit
seulement l’occasion. Ces personnes, chez qui le besoin
d’écrire et le goût de la célébrité le cèdent de beaucoup
à l’instinct féminin, jugent toujours leurs productions
avec rigueur. Bien plus, elles sont, en général, disposées
à douter de la prédisposition de leur esprit, pour acquérir
une instruction grave et solide, et persévérer dans
les longues et pénibles études qu’exige la profession des
lettres. Biles prétendent que, si la richesse de leur imagination
et la pénétration de leur intelligence sont,
comme cela est certain, égales à ces mêmes facultés
chez les hommes, il leur est impossible de nier qu’elles ne se sentent pas douées au même degré, par la nature,
de cette force matérielle de l’organe de la pensée, qui
permet à leurs rivaux de se livrer journellement et dès
l’enfance, à des veilles studieuses, aux efforts longs et
soutenus de la réflexion et de la pensée.
Cette proposition doit-elle être prise d’une manière absolue, ou n’est-elle, comme tant d’autres, qu’une portion de vérité qui se rapporte exclusivement à ceux qui l’émettent ? C’est une question que l’on soumet au lecteur. Quoi qu’il en soit, tout semble donner à croire que Mme de Bawr penche vers cette opinion.
Au sortir de l’enfance, Mme de Bawr, malgré son esprit naturel et quelques talents déjà acquis, était loin cependant de penser qu’elle dût jamais faire sa profession des lettres, car elle était née et vivait alors dans une grande opulence. Après la mort de sa mère, qu’elle perdit fort jeune, son père, M. Goury de Champgrand, la fit élever avec le plus grand soin. Les maîtres de toute espèce et les plus habiles furent appelés pour l’instruire. Mais l’étude vers laquelle elle se sentit le plus vivement entraînée fut celle de la musique. Une fort belle voix, qu’un crachement de sang lui fit perdre lorsqu’elle était très jeune encore, contribua sans doute à déterminer ce penchant. Quoi qu’il en soit, sa passion pour cet art devint si vive et si constante, que mademoiselle de Champgrand se décida à apprendre la composition, dont elle reçut des leçons de Grétry et de l’abbé Roze, l’un des plus habiles harmonistes de cette époque.
Cependant des pertes successives, occasionnées par la révolution, avaient entièrement ruiné M. de Champgrand, lorsque sa fille épousa le comte de Saint-Simon, qui possédait encore les précieux débris de l’immense fortune que son talent pour les spéculations lui avait fait gagner.
Le comte de Saint-Simon était un homme doué de beaucoup d’esprit et d’un cœur excellent, mais dont la tête était fort exaltée. Il paraîtrait même, si nous sommes bien instruits, que cette exaltation augmenta à mesure que les débris de sa fortune se dissipèrent. Ce fut à partir de cette époque que, délivré des biens de ce monde, il se regarda comme envoyé ici bas pour reformer la société sur de nouvelles bases morales et politiques.
On sait de reste quelles furent l’origine, les viscissitudes et la fin de la secte bizarre, qui s’autorisa de quelques écrits obscurs et du nom de Saint-Simon pour essayer de changer les deux appuis déjà société moderne, le droit de propriété et l’institution du mariage. Aussi ne parlera-t-on que de ce qui se rattache au sujet que nous traitons. Lors donc que le comte de Saint-Simon eut perdu tout ce qu’il possédait, et qu’il se crut certain d’avoir reçu la mission de régénérer le monde, il écrivit un jour à sa femme : « Que, malgré la tendresse et l’estime que lui inspiraient sa personne et son caractère, les pensées étroites et vulgaires dans lesquelles elle avait été élevée, et qui la dominaient encore, ne lui permettaient pas de s’élancer avec lui au-dessus de toutes les lignes connues ; qu’il était donc obligé de demander le divorce ; le premier homme de ce monde ne devant avoir pour épouse que la première femme. »
Il paraîtrait que cette inconcevable lettre fut écrite au moment où le comte de Saint-Simon nourrissait une espérance plus inconcevable encore, car il fit vers le même temps, un voyage à Coppet, avec l’idée de se remarier avec madame de Staël, dès qu’il aurait recouvré la liberté.
Le divorce fut prononcé, non toutefois sans que le comte de Saint-Simon ne donnât encore à sa femme une preuve très bizarre de l’espèce d’attachement qu’il lui portait. Comme ils étaient tous deux en présence de l’officier public, pour cette triste cérémonie, celui-ci, s’apercevant que le comte de Saint-Simon pleurait, s’adressa à sa femme qu’il supposait demanderesse, et l’engagea à prendre en considération le chagrin de son époux, et à se désister de son entreprise. Ce quiproquo dura jusqu’au moment où Mme de Saint-Simon se trouva dans la nécessité de dire que le divorce avait lieu sur la demande de son mari.
Enfin, quand tout fut terminé légalement. M. de Saint-Simon fit jurer à celle qui n’était plus sa femme, de porter son nom tant qu’elle ne formerait pas de nouveaux nœuds.
C’est alors que Mme de Saint-Simon se vit obligée d’avoir recours à ses talents pour vivre. À cette époque, les romances étaient fort à la mode à Paris et dans toute la France. Elle en composa plusieurs recueils, paroles et musique, qui eurent une très grande vogue et lui fournirent quelques ressources pécuniaires. Encouragée par ce succès, il lui vint en pensée de composer la musique d’un opéra, que Grétry s’était chargé de foire recevoir et répéter ; il s’agissait de trouver un poëme. Après avoir sollicité pendant plus d’un an tous les gens de lettres que M m0 de Saint-Simon connaissait, pour en obtenir ce qu’elle désirait, elle crut s’apercevoir que ceux mêmes qui lui portaient l’intérêt le plus sincère ne pouvaient vaincre la défiance que faisait naître un talent de femme. Elle prit donc la résolution d’écrire elle-même les paroles d’un opéra. Par malheur, la pièce était achevée, quand elle s’aperçut que ce prétendu poëme n’était qu’une petite comédie, qui ne se prêtait nullement à être mise en musique. M me de Saint-Simon, ne voulant cependant pas perdre tout le fruit de son travail, alla trouver Picard, alors directeur du théâtre Louvois, et lui remit le Petit Mensonge, tel était le titre de l’ouvrage. Comme elle était fort jeune encore, et que la bienséance ne lui permettait ni de suivre des répétitions, ni de laisser imprimer son nom sur l’affiche, elle pria Picard de vouloir bien se charger des détails de la mise en scène, de faire jouer la pièce sous le nom de M. François, et, par-dessus tout, de lui garder le secret. Picard lui promit tout ce qu’elle demandait, lui tint parole sur tous les points, et le Petit Mensonge eut beaucoup de succès. Deux autres pièces, la Matinée du jour et l’Argent du voyage, furent, bientôt après, jouées sur le même théâtre et avec les mêmes précautions.
Le directeur de l’Ambigu - Comique ayant accepté les mêmes conditions que celui de Louvois, Mme de Saint-Simon, toujours sous le nom de M. François, fit représenter successivement sur cette autre scène, deux comédies, le Rival obligeant (1811), et le Double Stratagème (1812) ; puis trois mélodrames, les Chevaliers du Lion, le Revenant de Bérezu et Léon de Montaldi, dont elle composa aussi la musique.
Vers ce temps Mme de Saint-Simon, s’étant remariée à M. de Bawr, officier russe et fils du général célèbre de ce nom, elle cessa entièrement d’écrire et ne songea plus qu’à jouir d’un bonheur intérieur qui lui avait été long-temps refusé. Mais ces jours heureux n’eurent que bien peu de durée, car, quelques années après ce mariage, M. de Bawr, âgé de trente et un ans, périt de la manière la plus funeste : il fut écrasé dans la rue par une voiture chargée de pierres, dont la roue se détacha de l’essieu.
Dans le cours de la même année la fortune que sa veuve tenait de lui fut enlevée en partie par des banqueroutes et parle mauvais succès d’entreprises industrielles, ce qui obligea de nouveau Mme de Bawr d’avoir recours à sa plume.
Le succès de ses ouvrages dramatiques lui donna naturellement l’idée de travailler encore pour la scène. Sur le conseil de Talma, elle présenta au Théâtre-Français la Suite d’un bal masqué, pièce en un acte. Cette jolie comédie, représentée pour la première fois le 9 avril 1813, fut goûtée et applaudie alors, comme elle l’est encore aujourd’hui, et bientôt après M me de Bawr donna, au même théâtre, la Méprise (1816), l’Ami de tout le monde, et en dernier lieu Charlotte Brown.
Des douze pièces que cette dame a composées, pour les divers théâtres de Paris, quelques-unes ont obtenu beaucoup de succès, et toutes ont été jouées plus d’une fois.
M me de Bawr a publié aussi plusieurs romans et d’autres ouvrages qu’on lit toujours avec plaisir : Auguste et Frédéric, 2 vol. in-12, Paris, 1817 ; Cours de littérature ancienne, extrait de La Harpe, 2 vol. in-18, Paris, 1821 ; Histoire de Charlemagne, un vol. in-18, Paris, 1821 ; le Novice, 4 vol. in-12, Paris, 1830 ; Raoul ou l’Enéide, 1 vol. in-8", Paris, 1832 ; et un volume de nouvelles sous le titre d Histoires fausses et vraies.
En général, les comédies et les romans de Mme de Bawr sont composés et écrits avec simplicité et finesse tout à la fois. On n’y trouve surtout jamais rien, soit dans les sentiments ou dans les paroles, de cette exagération dont les romanciers et les auteurs dramatiques abusent si souvent ; aussi est-il facile déjuger en les lisant qu’avec une imagination flexible et gracieuse, l’auteur a cependant l’esprit droit et positif.
Mais ce qui fait ressortir encore mieux ce qu’il y a de ferme et de précis dans l’intelligence de Mme de Bawr, c’est un ouvrage d’un genre tout différent : l’Histoire de la Musique. Dans le tableau rapide qu’elle a tracé des vicissitudes de cet art chez les peuples de l’antiquité et parmi les nations de l’Europe moderne, on est frappé tout à la fois de l’ordre qui y règne, du nombre de faits qui s’y trouvent et de l’impartialité des jugements de l’écrivain. Pour conduire abonne fin un pareil travail, il fallait consulter beaucoup d’ouvrages écrits en langues étrangères, et la connaissance de la théorie musicale était indispensable, ainsi que la délicatesse du goût et la fermeté de critique. Mme de Bawr s’est heureusement trouvée en mesure pour remplir toutes ces conditions.
D’après l’exposé sommaire des travaux littéraires de Mme de Bawr, on peut se faire une idée de la variété de ses connaissances acquises, de ses talents naturels et du nombre de ses principales productions ; car on ne parle pas ici de celles moins importantes et fort nombreuses, que les revues et tous les recueils élégants renferment.
Quant à l’auteur de tous ces ouvrages, c’est une personne spirituelle et simple en parlant, comme quand elle écrit Habituellement elle conserve assez de gaieté, bien que sa vie, souvent mêlée d’amertume, ait presque toujours été excessivement laborieuse. Elle travaille constamment, avec plaisir même ; et quoique son esprit et son imagination, en aides toujours vigilants et dispos, soient sans cesse là tout prêts pour mettre en œuvre ce qu’elle médite, cependant, beaucoup plus femme qu’auteur, Mme de Bawr se repose de ses travaux, en songeant avec délices qu’elle serait bien plus heureuse si elle pouvait cesser d’écrire.
Delécluze.