Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Voiart

Alida de Savignac
Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 188-199).


Mme  Voïart.


Mme  VOÏART


(Anne-Elisabeth-Elise)


NÉE À NANCY EN 1786.


Fille de Pierre Petit-Pain.


Le père de Mme Élise Voïart, qui était organiste, mourut en laissant trois enfants en bas âge. Les malheurs de la première révolution ayant encore aggravé la position, de Mme Petit-Pain, cette dame se trouva heureuse de contracter un second mariage avec l’un des premiers manufacturiers de Nancy. Par suite de cette union, la jeune Élise fut bientôt à la tête d’une famille qui s’accrut jusqu’au nombre de huit enfants, six filles et deux garçons.

On peut penser que dans la maison d’un homme sur le travail et l’industrie duquel reposait l’existence de tant de personnes, l’agréable était souvent sacrifié à l’utile. Aussi Mlle Petit-Pain put apprendre de bonne heure toute la portée du mot devoir. Sa mère, femme d’un caractère énergique et d’un esprit élevé, le lui fit comprendre dans cette acception sublime par laquelle les travaux les plus vulgaires, les plus humbles, ennoblissent celle qui les accomplit. Cette vie si méritante était encore une vie toute de sacrifice. Élise aimait passionnément la musique, sa mère, excellente musicienne, lui donnait des leçons ; mais pour la mère et pour la fille, ces leçons étaient des distractions qui n’arrivaient qu’après les soins du ménage et la copie des lettres de commerce, à laquelle Élise consacrait ses premières études de la langue allemande.

Mlle  Petit-Pain aimait aussi la lecture ; sans cesse elle relisait le peu de livres dont se composait sa bibliothèque ; en voici le catalogue : La Fontaine, Racine, Télémaque, Éraste ou l’ami de la jeunesse, deux volumes dépareillés de l’Histoire romaine, et un exemplaire incomplet de Don Quichotte. En dépit de cette éducation, qui serait jugée détestable par la directrice du plus médiocre pensionnat, telle était la supériorité native de cette jeune personne, qu’elle fit penser au vénérable M. d’Osmond, évêque de Nancy, que Mlle  Petit-Pain, si utile à sa nombreuse famille, serait encore mieux placée à la cour la plus brillante, la plus riche en femmes distinguées et spirituelles qui fût au monde.

En 1807, l’empereur Napoléon avait dit : « Des dames d’annonce seront attachées à la maison de l’impératrice. » Soudain la pensée française, si facilement réactionnaire, quitta les habitudes antiques, cessa de s’approprier les modes de Sparte et d’Athènes ; et retournant aux usages des vieilles monarchies, ressuscita les filles d’honneur, dans la personne des dames d’annonce. Les jeunes courtisans les voyaient telles qu’elles étaient au temps des Valois ou à la cour de Louis XIV. Le digne évêque de Nancy les voyait en ces jours où, placées sous une austère surveillance près de doctes princesses, cette fleur des nobles familles venait apprendre le savoir-vivre à la cour et y pratiquer les bonnes œuvres : il offrit donc l’appui de son crédit auprès de l’impératrice Joséphine, dont il était parent, afin d’obtenir à la jeune Élise une des places que l’on allait créer.

La fortune du beau-père de Mlle  Petit-Pain venait d’éprouver, à l’époque dont nous parlons, un de ces échecs si fréquents dans les temps d’agitation politique : la proposition de M. d’Osmond fut acceptée avec empressement, et la jeune personne quitta Nancy sous la conduite d’un de ses oncles. L’impératrice Joséphine, toujours pressée d’obliger, et à laquelle d’ailleurs la protégée de M. d’Osmond ne pouvait manquer de paraître charmante, promit monts et merveilles : mais l’empereur disposa des places des dames d’annonce autrement qu’on ne se l’était imaginé, et ce ne furent point de naïves jeunes filles qui les occupèrent. Joséphine, désappointée, fit accepter à Mlle  Petit-Pain une pension de cinq cents francs, en attendant qu’elle pût la placer soit comme lectrice auprès d’une des princesses de la famille impériale, soit comme dame à la maison d’Écouen, qu’on organisait.

Voilà donc une fille de vingt ans demeurée à Paris avec une pension de cinq cents francs et deux chimères à caresser : l’une de ces chimères lui offrait des palais à habiter, des trônes à voir essayer en Hollande, à Naples, en Espagne, des occasions de se parer, des hommages rendus à sa beauté noble et douce ; et si son esprit eût été moins pur et moins austère, elle eût pu entrevoir encore la faveur et l’intrigue amenant la fortune. De l’autre une vie presque claustrale, mais consacrée tout entière à l’étude, à la culture des arts, à l’accomplissement d’inflexibles devoirs, dont le plus doux était de former à la vertu les orphelines du champ de bataille : les filles adoptives de l’empereur ! C’était donc de l’espoir d’entrer à Écouen qu’Élise se berçait. Tandis qu’elle arrangeait ainsi sa vie, la Providence disposait d’elle autrement.

M. Voïart, ancien administrateur des vivres, rencontrait souvent Mlle  Petit-Pain chez cet oncle qui l’avait conduite à Paris ; elle avait vingt ans, point d’autre fortune que celle que donne la nature, c’est-à-dire une belle âme visible sur son gracieux visage : lui, jouissait d’une fortune modeste, mais suffisante et honorable ; sa jeunesse était finie ; veuf d’un premier mariage, il était père de deux enfants, un fils encore en bas âge et une fille qui touchait à cette époque de la vie où l’on a tant besoin d’une mère et d’une amie.

Il y avait dans cette position de M. Voïart des raisons pour et contre une seconde union : enfin, après avoir bien examiné et le caractère de la femme qu’il recherchait et ce qu’il devait à sa famille, il se présenta sans inquiétude pour époux à Mlle Élise Petit-Pain, assuré qu’il était que cette jeune personne ne traduisait pas au fond de son cœur le mot félicité par l’espoir de joies égoïstes. En effet, Élise possédait une de ces âmes d’élite pour lesquelles une vie douce et heureuse consiste dans l’accomplissement des devoirs, et jouir signifie donner du bonheur.

Mlle Petit-Pain accepta le sort qui lui était offert ; c’était pour elle Écouen embelli de tous les charmes d’une famille, et vraiment il n’est pas probable que dans les cinq cents filles adoptives de Napoléon elle eût trouvé une seconde Amable à instruire et à former. Le jour où Mme Voïart présenta à l’impératrice son mari et ses enfants d’adoption, elle lui offrit en même temps les premiers vers de la petite fille qui devait porter un jour si dignement le nom de Tastu. La souveraine accueillit gracieusement cette pièce, intitulée le Réséda, et remercia d’un aimable sourire celle qui, par une autre voie, devait marcher du même pas qu’elle à l’immortalité.

Le ciel avait fait Mlle Amable Voïart poète ; sa belle-mère se dit : C’est à moi de la rendre vertueuse et bonne. Amable est devenue généreuse, grande, héroïque ! Cette récompense de ses soins maternels prouve que la Providence paie parfois comptant le bien que l'on fait sur cette terre.

Cependant Mme Voïart ne tarda pas à reconnaître avec chagrin combien était faible la santé de ses enfants d’adoption. Convaincue que l’air de la campagne pourrait seul fortifier des constitutions aussi frêles, elle engagea son mari à faire l’acquisition d’une maison de campagne à Choisy-le-Roi, non pour y passer la belle saison, mais bien décidée à s’y fixer entièrement. Ainsi, avant que la première année de son mariage fut écoulée, Mme Voïart dit adieu à Paris.

Ce fut dans cette retraite de Choisy que commencèrent les études littéraires de Mme Voïart. Ne conservant point de rancune de l’ennui que lui avait causé jadis la correspondance commerciale de son beau-père, elle chercha à perfectionner la connaissance superficielle qu’elle avait de la langue allemande. Un homme d’un mérite très-distingué, M. le baron Bilderbeck, mit à sa disposition une nombreuse bibliothèque, toute composée des meilleurs auteurs allemands, dont les productions étaient à cette époque peu connues en France. Mme Voïart commença alors à traduire Auguste La Fontaine. Elle entreprit ce travail comme une agréable distraction à ses devoirs de femme de ménage et de mère de famille. Elle traduisait Auguste La Fontaine comme on se plaît à dessiner le portrait d’une personne que l’on ne doit point quitter, pour l’avoir deux fois, pour essayer si l’on est capable de reproduire des traits que l’on aime ; de même Mme Voïart voulait posséder dans son idiome naturel un auteur avec lequel elle sympathisait. Elle trouvait du charme à faire passer dans la langue du peuple le moins naïf qui soit au monde, les traits de la bonhomie et de la naïveté allemande. Elle se plaisait aux récits de ces amours permis, frais passe-temps du bel âge chez une nation qui, laissant chaque chose à sa place, n’a point dit comme nous à la jeunesse : « Tu seras studieuse et austère. A toi les rudes travaux et les mœurs rigides ; à toi, si loin encore du but, les pratiques par lesquelles on rachète les fautes d’une longue vie ; » car c’est ainsi que nous entendons l’éducation. Cependant soyez tranquilles, jeunes garçons et jeunes filles, un jour viendra où vous secouerez la poussière des écoles et le joug de vos parents : ce jour-là, il est vrai, vous rendra citoyens et mères de famille ; mais en dépit des devoirs que ces titres semblent imposer, vous pourrez vous livrer sans contrainte au tourbillon de la dissipation, aux émotions de la galanterie. Si des vices élégants vous en arrivez aux crimes, vous serez sévèrement blâmés ; mais si vous jouissez sans emportement, comme il convient à des gens qui connaissant les passions se gardent de les éprouver, vous pousserez machinalement votre frivole jeunesse jusqu’à l’époque de votre seconde enfance sans encourir un seul reproche.

Éloignée par un heureux instinct de ces travers de notre civilisation moderne, Mme Voïart savait les écarter de sa jeune famille, tout en lui imprimant un austère respect pour ses devoirs à venir. Ainsi que je l’ai déjà dit, Mme Voïart trouvait dans l’étude ses plus chers délassements ; mais modeste et presque craintive, elle ne faisait part de ses essais littéraires qu’à un petit nombre d’amis. Ce cercle d’élite, qui se trouvait ainsi à même de juger toute la portée de l’esprit, la force de l’instruction, l’élévation de l’âme de Mme Voïart, les proclamait au dehors ; et déjà elle avait pris rang parmi les femmes les plus distinguées, qu’elle se croyait encore ignorée.

Cependant un heureux événement se préparait, dont la conséquence devait être de livrer au public des travaux que leur auteur voulait réserver uniquement pour sa famille et ses amis. En 1815, Mme Voïart devint mère d’une jolie petite fille, dont la naissance causa de grandes joies, et que Mme Tastu, encore bien jeune, célébra par des vers délicieux (l’Hyacinthe). Ce bonheur changea le cours des idées de Mme Voïart sur l’emploi qu’elle faisait de ses loisirs. Depuis son mariage, diverses circonstances avaient diminué la fortune de M. Voïart ; sa femme se demanda si elle pouvait, sans manquer à son devoir de mère, laisser improductif un travail dont les fruits pourraient accroître un jour le patrimoine de sa fille. Ainsi la pensée du devoir fit taire les répugnances de l’auteur timide.

Cependant, redoutant toujours l’éclat et le bruit, Mme Élise Voïart se cacha d’abord sous le voile de l’anonyme ; elle traduisit aussi les Aveux au tombeau, Ludwey d’Aisack, les Aréonautes, le Hussard de Falkenstein ; mais on n’est pas maître de capituler avec sa renommée ; le public ne ressemble pas mal à ces inflexibles machines à vapeur, à qui il suffit de saisir le petit bout de la manche d’un pauvre ouvrier pour lui broyer le bras, puis le reste du corps.

Après avoir livré au public le fruit de ses loisirs, Mme Voïart se vit demander son nom, qu’elle voulait cacher. Il fallut signer ses traductions : puis on voulut avoir le secret de son âme, connaître l’étendue de son esprit, la force de son instruction. C’est ainsi qu’aujourd’hui ce même public nous demande de lui livrer le secret de nos familles, celui de nos âges, de nos écritures ; enfin les traits de nos visages sillonnés, presque tous, par la fatigue, l’inquiétude et la souffrance ! Triste spectacle, en vérité ; mais enfin, c’est la volonté du maître, et Mme Voïart s’y soumit comme nous toutes.

Les amis de Mme Voïart, entre autres le vénérable comte de Ségur, MM.  Jouy, Marchangy et le spirituel M. de La Touche, comprirent qu’un grand succès était destiné à son premier ouvrage original. Et quand la Vierge d'Arduène, tradition gauloise, parut, cet ouvrage, écrit d’un beau style, sous l’inspiration d’un chaud patriotisme, réalisa toutes leurs espérances. L’érudition qui se trouve dans la Vierge d’Arduène fit connaître le savoir de Mme Voïart, en même temps que les sentiments délicats et tendres qui y sont exprimés montraient son talent comme romancier. A la Vierge d’Arduène succédèrent rapidement plusieurs autres ouvrages soit érudits, tels que les Lettres sur la toilette des femmes, et les Essais sur la danse antique, soit d’imagination, et chacun d’eux vint ajouter un nouveau fleuron à la couronne déjà si belle de leur auteur. Mais la plus remarquable de ses productions est à mon gré la Femme ou les six amours. Quelque éclairé que soit notre esprit, c’est toujours à travers notre cœur qu’il voit le monde : ainsi Mme Voïart n’a pas prêté à la femme un seul amour égoïste : fille, sœur, amante, épouse, mère, elle est constamment dévouée, chaste, magnanime. D’amers censeurs vont s’écrier : C’est bien là un roman ! Peut-être trouveront-ils de l’écho dans le public ; car depuis un temps on ne veut reconnaître pour vrai que le hideux. Et pourtant le bien est aussi vrai que le mal. Dans la sublime leçon qui nous fut donnée il y a dix-huit siècles, leçon qui commença dans une crèche et finit sur une croix infamante. Dieu ne nous a-t-il pas montré la perfection sur la terre ? Et n’est-ce pas assez indiquer que le devoir de ceux qui acceptent la mission d’éclairer l’humanité, la remplissent mieux en relevant notre âme par l’exemple des vertus, qu’en l’abrutissant par le spectacle continuel des vices ?

Du reste cette opinion, qui m’est personnelle, a été partagée par l’Académie, qui, en 1828, donna à la Femme ou les six amours, le prix fondé par M. de Monthyon pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs. Noble récompense, digne en tout de l’auteur, et qui seule pouvait lui sembler digne d’être vivement désirée.

Après ce triomphe, il serait frivole de rappeler des succès de vogue. Toute entreprise littéraire qui veut réussir, cherche à s’associer Mme Élise Voïart. C’est ainsi que les Cent et un, les Heures du soir, les journaux, les recueils, les revues, se sont montrés et se montrent à l’envi jaloux de posséder son nom. Des travaux si multipliés ne lui font pourtant pas négliger les traductions d’anglais et d’allemand, dont l’une des plus remarquables d’entre les dernières est celle des Chants populaires des Serviens. J’ai déjà fait entendre, au commencement de cet article, que Mme Voïart avait quelque chose de germanique dans l’esprit et dans les sentiments. Cette disposition, qui lui fait trouver un charme tout particulier aux romanciers allemands, donne en même temps à ses traductions le cachet de la vérité, et cette grâce naïve qui les rend pour les Allemands préférables à celles de Mme de Montolieu.

Ma tâche est terminée, et je puis dire que je l’ai remplie avec joie. Unie de conviction avec Mme Voïart, dans la pensée que l’accomplissement du devoir peut seul donner une bonne foi à nos œuvres, j’ai été heureuse de pouvoir dire : Fille, en se pliant aux exigences de sa position, elle a jeté de l’éclat sur une modeste famille ; épouse, elle a fait le bonheur de son mari et rendu sereine une longue carrière ; mère, elle a formé deux filles, L’Europe en connaît une, ses amis apprécient l’autre. Femme, auteur, je n’ai eu que des succès à enregistrer.

Alida de Savignac.