Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Dupin

Elle-même.
Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 378-411).


Mme  A. Dupin.


Mme A. Dupin




Savoir, c’est presque dédaigner.


Ici, je suis presque étrangère. Plusieurs peuvent exalter en moi les facultés de l’imagination et de l’âme, les ardeurs d’un vain savoir ; mais l’émotion du souvenir lointain, nul ne peut me la donner. Dans cette foule où l’effroi de ma pensée solitaire me pousse quelquefois, je rencontre rarement un être auquel je puisse serrer la main et dire la parole si bonne au cœur : Vous rappelez-vous ? Le passé est ma vie sainte, ma vie de joies et de regrettées, de belles et fécondes douleurs. C’est là que je me réfugie quand le présent se fait trop amer. Il y a cinq ans que je vous ai quittée, patrie des crédulités heureuses ; il y a cinq ans que j’espérais, que j’attendais encore ; quoi donc, mon Dieu ?… j’ai appris, j’ai connu… cinq ans seulement… Eh bien, cette durée si courte a suffi pour effacer de ma mémoire des noms et des choses qui naguère m’étaient bien familiers ; je les cherche en vain… C’est dans l’atmosphère dévorante de la pensée que se santé éteintes les dernières lueurs de mon jeune et beau soleil. Après lui s’est levé le jour de la vérité ; je ne l’ai pas béni ; mais je n’ai pas fermé les yeux à ses clartés sévères. Une voie nouvelle, que nul désir ne m’avait révélée, s’est ouverte devant moi ; j’y suis entrée morne, secrètement éperdue ; j’ai laissé dans la voie, où nul ne peut repasser, la grâce des affections confiantes, paisibles ; la fatuité superbe des vastes espérances.

C’est à Lyon que je suis née. Mon origine est très obscure : je suis petite-fille de laboureurs et fille de marchands. Le nom de mon père ne s’est inscrit que dans le souvenir de quelques hommes bons et simples : il y est pur.

Mon entrée dans la vie ne fut pas une fête. Ma mère se sentit frappée de douleur en apprenant qu’elle venait de mettre une fille au monde, pourtant elle avait deux fils. Savait-elle que la nature et la société ont fait à la femme une destinée qui n’est belle qu’un jour? Et la destinée de mère ? je l’oubliais : oh 1 les années ne lui ôtent rien de sa chasteté, de sa tendre grandeur. Ma mère disait son angoisse ; et moi je l’écoutais ; et je m’ini¬ tiais toute petite à la dignité mélancolique de la réflexion. Pourtant j’avais ma part des bonheurs de l’enfance. Le jeudi et le dimanche, je ne cherchais dans le ciel que l’espoir d’une journée sereine : c’est qu’on devait faire une longue promenade dans les champs. Ma mère, femme grande de cœur, toujours oublieuse d’elle-même, avait ces jours-là bien des choses à établir : je le savais trop. Que d’allées et de venues inquiètes de la porte de dehors à la porte de la chambre où ma mère passait des fils à une de ces coiffes de dentelles qui allaient si bien à sa belle et imposante figure…. La rue où nous demeurions était étroite et sombre, rarement le soleil éclairait le pavé toujours humide. Je le voyais, ce soleil aimé, jaunir le haut des maisons voisines ; je le voyais avec une joie ou une crainte passionnée qui le pâlissait souvent : alors mon regard effrayé cherchait le regard de ma jeune sœur. Ce regard qui disait moins que ma pensée, qui ne me renvoyait pas ma complète anxiété, me donnait un peu de calme. Enfin nous partions, ma sœur et moi, légères de plaisir ; ma mère, ses poches lourdes des fruits de la saison, et de petits pains savou¬ reux, et d’autres choses encore : toutes les prévoyances du cœur étaient dans sa manière. Bruit majestueux de mon beau fleuve, buissons qu’embellit la rose sauvage et l’oiseau mélodieusement plaintif, prés embaumés de violettes, de marguerites ; prés où fleurit le sainfoin et la sauge bleue ; papillons aux ailes blanches ou brunes, au vol doux et frémissant ; vous que tant de fois ma poursuite agita ; peupliers sonores ; fraîches eaux des bois et des montagnes ; voix de la solitude ; nuages qui me faisiez rêver aux lointaines régions ; horizons vagues, illimités, comme les besoins du cœur, fugitifs comme ses espérances, oh î laissez-moi vous pleurer !….

Quand, haletantes de fatigue et les yeux brillans de satisfaction, nous venions, nos tabliers pleins de fleurs, nous asseoir sur la pelouse, ma mère tirait de sa poche de fée, un peloton de fil ; aussitôt nous liions des bo u- quets, nous tressions’ des couronnes, toujours légères aux fronts qui les portaient. S’il pleuvait, les ressources ne me manquaient pas ; je me faisais une vie merveil¬ leuse avec les contes de fée, et Quinte-Curce, et les beaux traits d’histoire, et les tragédies de Duché, les premières que j’ai lues. Il y avait loin de Duché à Shakspcarc et à Goethe. C’étaient encore des fragments de poésie que j’avais dévorés et bien vite sus par cœur. Dès l’âge de neuf ans, je me trouvai en possession de Torquato-Tasso. Bien des jours avaient passé depuis que j’en connaissais quelque chose et que je le désirais ; mais profondément timide, je n’osais le demandér. Une maladie vint à mon aide. Je pris très-gracieusement des boissons amères ou fades. Ma mère, pour entretenir ma bonne volonté, me donna force petites pièces d’argent : ces dons me for¬ mèrent un trésor de sept à huit francs : avec cela, j’au¬ rais cru pouvoir acheter un monde. Le jour de ma pre¬ mière sortie, ma mère, qui avait agréé mon désir enfin connu, m’acheta la Jérusalem délivrée, traduite par Lebrun. Ce poëme fut lu, relu, toujours avec d’indi¬ cibles ravissements. Tancrède’, si mélancolique et si beau de ses pures tendresses, domina toutes mes figures de génies, de princes et de héros ; il devint ma passion idéale, l’objet hautement proclamé de mes profonds et chaleureux enthousiasmes, le type mystérieux de ce que je pensais aimer un jour. A quatre ans de là, un de mes frères, très-désireux de mon Torquato, m’en offrit quarante sous. Vendre mon Torquato, m’en séparer pour de l’argent! je n’avais pas en moi l’instinct de cette pro¬ fanation. Mon refus énergiquement exprimé attrista mon frère. Ce que j’avais refusé à cette fortune de quarante sous, j’étais si pauvre alors, je l’accordai à son désir : je lui donnai mon bien. Bien plus tard, j’ai eu une édition magnifique de Torquato, je l’ai remplacée par une toute simple, tout ordinaire, à peu près semblable à la pre¬ mière possédée.

Des afflictions se placèrent dans la vie de ma mère. Ma sœur et moi nous acquîmes la singulière liberté, pour des êtres tout jeunes, d’aller à l’église et de nous promener seules. La chère enfant aimait le monde ; j’ai¬ mais au contraire la solitude et le silence : elle cédait lé plus souvent à mon goût.

La passion des livres me tourmentait. Je commençai une nouvelle bibliothèque dans un tiroir de table avec deux volumes du théâtre de Voltaire, que j’avais achetés quelques sous. Ces livres et d’autres, jaunes, vieux et dé¬ pareillés, ne me satisfaisaient que médiocrement. J’étais d’ailleurs trop délicate et trop fière pour fatiguer mon père et ma mère de mes demandes à cet égard. Ne voyais-je pas tout ce qu’ils s’imposaient de gêne pour nous assurer dans l’avenir une situation moins difficile que la leur ! L’acquisition d’une vigne, d’une terre, était l’orgueil, la joie de mon excellent père ; elle plaisait aussi à la tendre prévision de ma mère : mais cette joie ne venait qu’après celle des dévouements, qu’après les trimestres du collège payés. Que de peines ils acceptaient avec une simplicité courageuse ! Que d’efforts pour faire à leurs enfants une destinée belle et charmante, selon eux ; et plus tard tristement avortée dans la mort ou dans, un labeur agité et misérable !

Un matin, je vis une jeune fille qui brodait du tulle, la pensée me vint de faire comme elle. En moins de quelques minutes, elle m’eut communiqué son savoir. J’en parlai à ma mère ; et avec un demi-consentement, je pris de ces broderies. Dès lors chaque heure eut sa tâche, volontairement remplie, mais inquiète. Ma pre¬ mière somme gagnée à ce vif emploi du temps fut une pièce de cinq francs. Cette pièce de cinq francs me pro¬ mettait pour l’avenir des livres, mes trésors. Je la re¬ gardais vingt fois le jour avec une tendresse, un charme de joie recueillie, que toutes les félicités me donne¬ raient à peine, maintenant que le chagrin a vieilli mon cœur,~que les flots d’amertume y ont creusé de noires profondeurs. Savez-vous la force des regrets ?….

Avec ces travaux délicats commença ma vie de poésie, de solitude et d’indépendance. Seule dans une chambre, où était aussi ma sœur ; étrangère à tous les mouvements importuns, à toutes les causeries vides, j’apaisais Its furieuses ardeurs de l’intelligence, je trompais les inquiétudes incomprises du cœur, qui déjà se faisaient sentir, par de brûlantes études. Tous les jours, une lec¬ ture de quatre-vingts à cent pages d’histoire ; tous les jours, j’apprenais de la belle poésie ; le dimanche, je dévorais un roman de choix. Ce roman, je le contais ensuite à ma sœur, très-avide de ces récits et charmée de s’épargner la fatigue d’une lecture assidue. Une pu¬ deur instinctive, bien plus que réfléchie, me donnait le courage de certaines altérations, je faussais un peu les personnages et les faits. Ainsi Vami remplaçait Y amant ; Yamour n’était plus qu’une affection comme la nôtre. A ces légers changements près, la narration se trouvait fidèle. Bien différents étaient les contes, je les ornais de curieuses insertions d’incidents merveilleux : la légende allait toujours s’effaçant davantage, et, assez communé¬ ment, elle se perdait dans la péripétie. Plus tard, les voyages, plus tard encore, les œuvres de haute pensée. Que je me sentais bien! Ma sœur, tout près de moi, qui respirait doucement ou qui chantait un air léger, ou qui me regardait avec une tendresse confiante ; ma jolie broderie, moitié dans ma corbeille, moitié dans mes mains ; et mon livre ouvert sur le bord intérieur de la fenêtre! Je disais dans une ivresse de larmes ou de transports heureux des scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire ; des chants de Virgile, le deuxième et le quatrième surtout : l’émotion accentuait ma voix. Main¬ tenant encore, quand je les redis, quand je dis aussi une méditation de Lamartine, un chant lyrique d’Hugo ; et la grâce soupirante, élevée et délicate d’un sonnet ou d’une élégie de Sainte-Beuve, d’un chant de Mme Tastu, d’une idylle de Briseux ; et l’élégie inquiète, passionnée de M me Valmore, de M me Waldor, tout cela me rend mon jeune et beau passé ; je me retrouve avec mes purs enthousiasmes et mes bonheurs de tristesse et de vague destinée. Molière m’amusait, m’épanouissait l’esprit ; mais je l’apprenais difficilement. Quelque long que fût un ouvrage, cinquante, soixante volumes, je l’entreprenais et j’allais jusqu’au bout, sans que mon ardeur faiblit un moment. Homme, j’aurais aimé les hautes entreprises, les fatigues lointaines ; quelque chose d’aventureux, de hardi, d’incertain ; femme, j’ai dépensé bien des forces dans le mystère impénétré de mon âme ; j’ai, selon l’ex¬ pression d’Obermann, dévoré bien des années de ma vie: labeur vain et funeste !…

Une nuit, que je veillais auprès de ma sœur malade, sa parole se fit obscure ; la mienne toute chère, tout affectueuse, ne lui arrivait plus. Ses yeux avaient cessé de me chercher, ils étaient sans regard. Sa veille d’agonie se poursuivait que je ne la soupçonnais pas même commencée, pas même possible. En proie à une terreur invincible qui s’accroissait de ma contemplation muette et pleine d’angoisse, de mon isolement, je restais debout et dans une attente qui n’a pas de nom. La garde était allée se coucher ; ma pauvre mère accablée de plusieurs nuits de fatigue et de souffrances de cœur, n’espérant plus, peut-être, s’était jetée sur son lit, à quelques pas de là. J’étais seule à voir finir cette jeune vie, à essuyer les sueurs de ce pâle visage. Un soupir de ma sœur, soupir mystérieux, étrange, que je n’avais jamais entendu, me fit trembler de la tête aux pieds. Je jetai un cri, elle était morte. Je savais ce qu’était la mort!…. je savais de quelle pauvre valeur était la vie…. Du moins elle entra dans son éternité avec ses fraîches, ses pures ignorances. Douce vierge, est-ce à moi de te pleurer?… Qu’ai-je fait des années que Dieu m’a données de plus qu’à toi ? Ont-elles servi à mon perfectionnement? Le bien les a-t-il constamment fécondées ? La parole de mes semblables les a-t-elle bénies ?….. Oh ! je les sens bien vides, bien sombres !…

Je restai longtemps sous le coup. Puis la misérable, la honteuse facilité des sensations nouvelles, me fit re¬ prendre à la vie. J’ajoutai l’affection qui venait de se briser à une affection vivante. Une jeune fille, plus âgée que moi, hérita de tout. Vous l’avez dit, Hugo : « Les morts durent bien peu …. »

Habituée à sortir seule, je le faisais sans inconvénient Dès que j’avais franchi le seuil de la porte, je protégeais ma jeunesse d’une fierté sauvage ; je m’enveloppais d’une réserve digne et froide, quelquefois même hau¬ taine. Un mot flatteur jeté à mon oreille me troublait comme une insulte, et n’obtenait guère de moi qu’une impression dédaigneuse. J’avais peur dès hommes que je voyais. Leur regard audacieusement fixe, leur poursuite insolente, faisait battre mon cœur de haine autant que de frayeur. Il y avait en moi le sentiment des hautes et pures tendresses ; et je ne trouvais dans leur air que la proclamation d’une confiance égoïste et brutale. L’extra¬ ordinaire rapidité de ma marche, le peu de soin que me donnaient les choses extérieures, tant mon souvenir était occupé me préservaient d’ailleurs. Gomme mon père me semblait au-dessus de tous, pour la courtoisie de ses mœurs, lui qui n’entrait jamais dans la chambre où étaient ses filles sans ôter son chapeau !

Le dimanche redevint pour moi un beau jour. Nous errions elle et moi dans la campagne, sans jamais nous lasser l’une de l’autre. Son caractère avait le positif qui manquait au mien. La naïve exagération de mes croyan¬ ces, la poésie de mon langage, le sérieux que je mettais à tout, la faisaient sourire et invitaient sa fine et douce moquerie ; d’autres fois mon enthousiasme la gagnait ; je dominais alors cette tête séduite. Quand un pré, un coin de buisson, nous plaisait, nous nous y arrêtions pour causer et pour lire. Nous avons vu ensemble les petits chemins tout verts d’Ecully, la fraîche vallée de Beaunan d ; les collines ondoyantes des rives de la Saône et ses îlots fleuris et déserts. Qu’on est bien sur les hauteurs !

Rien de tout cela n’a changé, tout est resté comme dans mes souvenirs ; moi seule je ne suis plus la même….

Le temps réglait notre course. Quand la moitié des heures accordées avait passé charmante et rapide, nous revenions sur nos pas. Ma petite montre nous était d’un merveilleux usage. Toutefois le sentiment vague des joies sans retour agitait ma jeune pensée ; ainsi, quand un lieu avait comblé mon désir et le sien, je lui disais : a Nous ne reviendrons pas ici. »

Elle et moi nous nous voyions dans la semaine, portant notre ouvrage l’une chez l’autre. Indépendamment de la broderie, je donnais des leçons que je n’avais pas cherchées, qui étaient venues me trouver.. Je m’achetais des livres neufs ; je m’entretenais de robes, de chapeaux, presque de tout ; de loin en loin je prenais un professeur ; j’étais vraiment très-riche. Jamais de dettes, jamais d’emprunts ; tout ce que j’avais commandé, tout ce que j’achetais, je le payais aussitôt. Quand j’acquérais un livre, j’étais folle de bonheur. Une fois, mon enivrement fut si grand, que je ne pus pas compter trente-six francs au libraire ; il fallut qu’elle prît ce soin. En revenant, je parlais tout haut dans les rues. Je me rappelle la parole sage d’un vieillard instruit et affectueux : a La folie de l’étude vous préserve d’une folie plus grande. » Je le regardai, je compris un peu : c’était des orages du cœur qu’il parlait. N’étaient-ils pas en moi? Que voulaient dire ces frémissements, ces larmes, ces rougeurs subites, ces rêveries dangereuses et pro¬ longées, ce besoin de livrer ma tête nue à la pluie, aux tempêtes du ciel ? Mon âme était bien une âme de femme.


368 BIOGRAPHIE DES FEMMES AUTEURS.


Cette ardeur pour la lecture était d’ailleurs commune à toute la famille : ma mère lisait de tout, mon père aimait de préférence l’histoire et les voyages ; mon frère ainé, qui avait fait de fortes et brillantes études, décla¬ mait admirablement de beaux discours antiques et la haute poésie ; le second, bien aimable, était épris des drames et des vaudevilles.


La dernière année de mon séjour chez mon père fut pénible. Ma mère, lasse de mes refus de mariage, prit de l’humeur contre moi, elle me défendit d’apporter au¬ cun livre. Une révolte cachée fut ma réponse. Ne vou¬ lant pas renoncera mes chères habitudes, je m’entourai de précautions qui pourtant répugnaient à ma nature fière et loyale. Un mensonge m’aurait dégradée, je ne le disais pas ; mais je continuais à louer des livres, tous bons d’ailleurs, et à en acheter. Par une matinée de printemps, j’acquis Y Histoire universelle de Ségur, 25 vol. in-18. Je les entrai à deux reprises dans mon chapeau, dans mon parapluie fermé, et sous mes bras que je tenais serrés contre mon corps. Ma frayeur était grande ; j’aimais beaucoup ma mère, mais je la craignais terriblement. Elle ne s’aperçut de rien. Avant le coucher du soleil, mes chers petits volumes s’étalaient dans le tiroir d’une vaste commode.

Un jour je me trouvai mariée.

Cette initiation violente à un état presque inconnu me jeta dans de mornes tristesses. Je cherchais ma vie es¬ pérée, ce n’était pas celle-là. Je cherchais mon rêve si beau, si pur ; il était bien fini : une réalité saisissante en avait pris la place. D’abord, j’accueillis dans mon sein la pitié énervante ; sentant bientôt que le temps des illu¬ sions stériles était] passé, qu’en face de cette destinée sévère, il y avait mieux à mettre que de vains déses¬ poirs, je me relevai forte de volonté et je retrempai mon âme au feu sacré des abnégations obscures et nobles. Je devins mère!…. Qu’avez-vous fait, mon Dieu! des bon¬ heurs que je ressentis alors?…. Un honnête homme était le père de ma fille, il pourrait la bénir ! Où étaient les mérites qui me donnaient le droit de prétendre à des joies plus grandes?

Aux jours de présomptueuse énergie, j’avais appelé le malheur ; son fantôme m’était apparu éclatant ; mon regard séduit l’avait .étreint et possédé. Le malheur vint à son tour, lorsqu’il n’était plus convié, il fallut bien l’accepter : pourtant c’était un hôte amer et sombre. 11 prit place au foyer ; ma vie le trouva assidu, mais l’hon¬ neur ne le fut pas moins.

Je m’étais mariée dans une librairie, je me retrouvai au bout de deux ans redonnant des leçons, non plus pour satisfaire des curiosités d’intelligence, mais pour les nécessités de chaque jour *. La compagne aimée de mes promenades de jeune fille avait tristement quitté ce monde, je lui portai presque envie. Une sorte de repos s’établit enfin dans ma vie extérieure, il y eut dans mon âme comme de doux apaisements. Mais ce calme sans objet déterminé était bien près de l’ennui. Que vouloir d’une sensation où nul mouvement ne peut trouver place ; qui se continue simple, uniforme? Que faire de ces jours, de ces heures, qui ne répondent à aucun appel, dont la durée passe indifférente et aride? Ce fut dans cette dis¬ position qu’une vive sympathie fit explosion entre mon troisième frère et moi. Il avait vingt ans seulement ; mais


  • Louis XVIII avait fait revivre une loi morte par le fait, et qui

exigeait un brevet de tout libraire. Ou mit une obstination invincible à refuser ce brevet à l’homme qui avait fait plusieurs campagnes sous Napoléon, Tous les autres l’obtinrent* Le soldat satisfit à tous ses enga¬ gements ; il se retira pauvre, mais avec un nom que nulle tache n’avait souillé. sa nature méditative, inclinant à la mélancolie et tant soit peu sauvage, le tenait à distance du monde et lui donnait la saveur des choses avancées. Il faisait peu de cas de l’histoire ; c’était à moi, avouait-il, qu’il devait d’aimer la poésie. L’objet de sa poursuite infatigable, c’était le mystère des destinées humaines : pourquoi naî¬ tre ? pourquoi mourir ?…

Nulle affection ne m’a été plus douce que celle de ce frère. Elle a eu constamment la vîrginité et la grâce d’une affection qui commence. De saintes ferveurs la mainte¬ naient belle. Paul, je te vois encore, avançant la tête et demandant avec ton parler mystérieux et sonore : « Y est-elle?— Oui! oui! » répondais-je, et d’un élan j’étais vers toi. Nous avons lu bien des pages ensemble. Dans nos courses solitaires du jour, alors que nous allions à la recherche des mauves sauvages, que tu peignais si bien, jeune artiste ; alors que nous admirions les beaux couchers du soleil ; dans nos errements de la nuit en¬ core, nous avons bien souvent cherché la vérité. Nous l’avons demandée à la science des livres, aux misères inépuisables de notre cœur, aux magiques profondeurs du ciel, à ses orages, à la beauté voluptueuse de la terre ; tout est resté muet. La pensée de l’éternité roulait dans nos cerveaux comme une tempête ardente. Pascal nous épouvantait de ses doutes mal déguisés… Lui aussi il cherchait, disaient nos regards pleins de stupeur, lui aussi il implorait une réalité et il ne saisissait que des fantômes. Être-où ri être pas 3 répétions-nous avec Hamlet. Puis, si nous rencontrions une de ces créatures qui se font une vie toute bonne, toute simple, tout en dehors, nous lui enviions quelquefois la sérénité de ses humbles croyances et ses bonheurs faciles…. Toi bien plus sou¬ vent que moi, superbe et insensée : les âpretés d’élite faisaient, selon moi, une auréole funeste mais d’une belle majesté. Ami de ma dernière jeunesse, tu sais tout maintenant ; tu m’as précédée dans cet abîme de l’inconnu qui tant de fois nous avait laissés pâles et sans voix, où tant de fois s’était perdue notre pensée avide. Le premier qui serait parti devait dissiper l’incertitude de l’autre, je ne t’ai pas revu… Habitant de la terre, ta promesse était sacrée. N’as-tu rien retenu d’ici-bas? As-tu laissé à cette terre tout ce qu’elle t’avait donné, le souvenir aussi ? »… Ou bien n’as-tu pu revenir?… Qu’est-ce donc que ce lieu où ne pénètrent ni les angoisses, ni les cris de ce monde ?… Qu’est-ce que ces êtres éternellement absorbés dans leur gloire heureuse ?… Viens me dire bas, bien bas, à l’heure des pensées austères, si ton voyage a été le voyage que chante le poëte sans soleil et sans lune, ce qu’est ta vie, chère âme.

Depuis ton éloignement, ami, ta place est restée vide et sombre dans mon cœur. Qui te remplacerait, mon Dieu? Tu croyais en moi, je croyais en toi ; nous nous étions un mutuel appui. Nos âmes avaient passé tout entières l’une dans l’autre. Tu savais au besoin me faire entendre une parole sévère, me consoler et reposer mon cœur dans ta généreuse et tendre sympathie. La vie s’était-elle donc faite bien désolée pour toi, que tu l’as quittée si vite ?… À vingt-trois ans !…. je n’ai presque rien su. On me dit que tu n’étais plus ; que ta mère, la mienne, était malade de fatigue et de chagrin, voilà tout. Et je ne pus courir vers cette mère!… Paul, ai-je reçu dé toi le baiser sacré de la mort ? M’aimes-tu encore ? Où es-tu ?… Pourquoi dans mes rêves m’apparais-tu constamment malade et triste ?… Une autre destinée terrestre cause-t-elle ta pâleur ?… Recommences-tu à craindre, à espérer ? La perpétuité des angoisses est-elle en effet la destinée de l’homme ? Viens me le dire.

Tu vivais quand je quittai Lyon. Les épreuves trop rudes avaient fatigué mon énergie. Je te dis : « Je suis lasse ; il me faut un autre air, d’autres lieux, d’autres difficultés! » Toi qui devais en me perdant retomber dans l’isolement de ta pensée, tu me compris, comme toujours ; tu me dis ; «Partez! Vous mourriez ici. » Ta ajoutas avec un sourire de tendresse : « J’irai vous rejoindre un jour. » Le croyais-tu en effet ? Moi j’y comptais bien. Désintéressé de ta propre souffrance, tu pris en compassion la mère tourmentée de la destinée de ses trois enfants. Et moi qui pus te quitter, je t’aimais bien peu…. Ne le crois pas, frère ; je t’ai aimé et respecté dans la vie, je t’aime et te respecte dans la mort.

Si tu revenais, je te ferais peine à voir ; tu me trouverais bien changée, bien différente de la femme que tu connus sincèrement bonne et modeste dans son oubli d’elle-même, dans ses dévouements. Je fus tout cela de longues années. Ce temps est bien loin. Sais-je quelle puissance fatale je subis ? Mais à mesure que les réalités me deviennent moins contraires, que ma pensée grandit, se complète ; à mesure que je sais davantage ; que le beau, le vrai, est plus profond en moi ; que les hautes convictions se révèlent plus nettes, plus splendides, je me fais mauvaise ; j’ai comme des ivresses d’amertume impatiente ; l’amitié me trouve injuste, le courage dix bien faillit en moi. J’ai conservé l’ardeur des choses difficiles et bénies, à peine si j’en ai la volonté. Ce qui m’est resté sans altération, c’est l’humilité de la prière, c’est la franchise, c’est la modestie des besoins extérieurs : disposition qui assure ma dignité. Que dis-tu de cette révélation ? Elle est triste, n’est-ce pas ? C’est que j’ai lâchement renié mes saintes gloires, c’est que j’ai mêlé des semences maudites aux semences heureuses. Pourquoi m’as-tu délaissée ?…

À Lyon, j’ai eu des amis prêts aux jours de malheur. Un vieillard, que la mort a pris*. 11 nous avait prêté une somme, a Vous me la rendrez, disait- il, quand vous serez riches. » A deux ans de là, nous n’étions pas riches, mais nous la lui avions rendue. C’était encore un de mes parents, homme d’honneur et de profond savoir. Que d’affection dans ce cœur maintenant glacé, et dans celui de ses filles! Une d’elles m’offrit à mon départ une somme, le tiers de sa petite fortune d’alors. Elle me l’offrit avec une simplicité si noble, si délicate, que je l’acceptai. Chère Betzi, un lien durable nous unit. Qu’aurait fait de plus une sœur ? Mon Dieu, soyez propice à ceux qui restent 1

Pour quitter Lyon, il fallut tout vendre, il fallut su¬ bir des douleurs en détail. Je vis emporter les premiers meubles, ce fut pour moi tout mon passé qui s’en allait ; je restai pâle, atterrée. Puis je mis une précipitation étrange à hâter la vente de tout le reste ; et je ne sentis quelque repos que lorsque je pus errer dans l’appartement bien vide, bien nu. Tu y errais avec moi, Paul ; nous aidons des rires bizarres souvent, une gaieté qui faisait mal. a Plus de marbre pour vous inquiéter, c’était toi qui parlais. Vos enfants courent libres. A quoi bon des glaces, des meubles? Tout cela ne donne que de mesquines sollicitudes ; voyez si l’on n’est pas bien assis là. » Et les froids carreaux nous reçurent tous deux. Une nuit, je dormis avec délice sur des matelas étendus à terre.

Enfin, je partis avec les miens. Cette route de Lyon à Paris fut courte. J’aurais voulu qu’elle durât des années. Tant qu’on roulait dans cette voiture, on n’avait à s’occuper de rien, on restait sous l’empire de l’illusion. Ma première nuit fut presque calme. Nous avions disposé


M. Viricel, frère du célébré médecin de ce nom. des coussins sous la tête de nos enfants ; elles dormaient d’un sommeil gracieux. Leurs jeunes et purs visages étaient doux à voir ; je me donnais ce plaisir souvent. Moi seule je restai éveillée. Cette nuit se développait belle, la lune brillait à l’horizon et revêtait la campagne de clartés charmantes, l’infini était dans le ciel. Je vis s’éveiller les voyageurs en même temps que le soleil pa¬ rut. Deux jours seulement encore, et il fallait s’ouvrir cette nouvelle existence! Jé parlai de mes projets ; ils étaient modestes, je voulais donner des leçons. On se¬ coua la tête, on me regarda avec un respect compatis¬ sant. « Il y a bien des personnes qui en donnent. Paris est si vaste ! On y est perdu. —(J’ai des lettres de recom¬ mandation que j’ai acceptées et non sollicitées. —r Madame, on est oublieux dans cette ville. » Un de ces sourires, que la souffrance empreint d’un caractère par- ticulier, fut ma muette réponse. La terreur de l’arenir recommença dans mon âme son travail funeste.

Mes petites, insouciantes,* heureuses, me faisaient mal. La seconde nuit fut pénible, bien qu’elle eût toute la magie de la première. Vint le troisième jour, le dernier qui me jetait, avec ma jeune famille, dans un monde d’incertitudes. Paris ! cria-t-on. Tous accueillie rent ce mot avec bonheur. C’était pour eux le terme d’un trajet désagréable ; ils voyaient des amis empressés, une nuit de doux repos : ce mot me serra le coeur. A ces appréhensions raisonnables s’en joignaient d’extrava-r gantes. 11 me semblait que j’aurais soif à Paris, que l’air me brûlerait. Qu’étaitlaSeinelente, paresseuse, comme notre Saône, comparée aux eaux larges, profondes et rapides de mon fleuve. 11 y avait des nuages à Lyon, les retrouverais-je à Paris? Si l’on m’eût dit que les oran¬ gers fleurissaient librement sous le ciel de la ville étran¬ gère, qu’ils ornaient les rues, j’aurais frémi, je crois. II me fallait Lyon avec ses pluies» son pavé boueux» ses collines » les grâces de sa nature, mon passé enfin.

Chère ville, faites-vous triomphale! Une femme, dotée des plus belles perfectionsest née dans votre sein. C’est encore Ballanche, le poëte des vastes pensées ; J. J. Am¬ père, de savoir si vif, si profond et si étendu ; Dugas- Montbel, qui avait bien compris la naïveté large et inspirée d’Iiomère ; tous ont été bien bons pour moi. Dans les noires murailles de votre collège s’est formée à la douleur rêveuse, l’âme poétique d’Edgar Quinet.

Je ne voulais pas seulement donner des leçons. Les leçons, c’était le positif,. sec, borné. ; je voulais écrire. Dans cette pensée d’écrire se trouvaient des joies secrète¬ ment rêvées, les joies qu’on ne dit pas.à tous. Le désir de l’argent ne les profanait pas. Un bonheur devait-il être vendu? Il fallut bien mettre un prix à ce bonheur!… Pourtant je n’ai jamais fait un métier de la littérature. C’est pour moi quelque chose de grand, de saint, que la conscience et l’inspiration doivent toujours consacrer. Tous les deux jours je satisfais aux rudes exigences en donnant des leçons de choix ; le jour d’intervalle est le jour aimé, le jour de ma libre allure. J’écris, et j’ai des tristesses, des misères grandes, tant je me fais ardente à l’invention, tant je me place.dans la réalité. Quand je n’ai point de chaleur au cœur, je ne travaille pas : il me faut l’émotion de mes personnages. J’avais apporté-, selon l’usage,, un roman tout fait. Deux ans .avant mon arrivée à Paris, Benjamin Constant avait mis une bienr veillance aimable à en accepter l’hommage. Ce livre, objet de mes tendres complaisances, étaitfaible ; je le sentis plus tard : nul libraire ne l’a vu, il n’a été proposé - à aucun ; j’en ai fait justice ; il ne paraîtra jamais..

Nous arrivâmes le 21 juillet 1832. Le lendemain, pour ainsi dire, j’eus un volume d’éducation à faire. Ce travail n’était guère de mon goût, pourtant je le fis de mon mieux. J’attendis que les trois journées fussent passées pour présenter des lettres que m’avaient données des êtres plus prévoyants que moi. Alors je ne soupçonnais pas cette lutte honteuse de chacun contre tous. La pre¬ mière personne que je vis fut M œc la comtesse de Sussy. Cette première entrevue n’était pas de nature à me don¬ ner du courage, a Vous a-t-on poussée à Paris, ou vous y a-t-on attirée? » me demanda-t-elle avec son re¬ gard pénétrant^ et de cette voix que le sentiment ou la pensée ferme et profonde accentue toujours.—«On m’y a poussée, madame, » répondis-je en me donnant le calme dont je sais envelopper mes sourds désespoirs. — « Ah ! fit-elle, voilà le mal.» Ce qui suivit n’était pas moins terrible. Malgré cette franchise implacable, M me de Sussy me séduisit tout d’abord : elle a un charme si original, si varié d’idées et d’expressions!Et que son amitié délicate, chaleureusement active, me Ta rendue chère depuis ! La vie est d’ailleurs auprès d’elle, si douce, si facile ; elle a tant d’indulgence vraie ! La seconde personne qui eut ma douloureuse visite fut un banquier. 11 me conseilla avec une brusque loyauté de retourner à Lyon. — « Non, monsieur, lui dis-je d’un ton de froide résolution: quand on a fait cette démarche, on ne regarde pas derrière soi ; nous sommes ici, nous y resterons.—Je ne puis rien.— Vous pouvez beaucoup.—Faut-il que je parle de vous à la Bourse? » 11 était réellement ému. « Dans l’enfer, monsieur, si vous voulez. » Qu’a-, vais-je fait de ma fierté? l’inquiétude m’exaspérait. Les agents de change pleuvaient dans son cabinet. Au¬ cun de ces hommes ne pouvait m’être utile, je le sentais trop. Je me retirai. A un an delà, je ne l’avais vu qu’une fois, il se souvint de moi.

Un jour, que savais-je de ce Paris? il me prit l’idée de me présenter dans des pensions. Pauvre moyen ! Me voilà à visiter toutes les institutions de bel aspect, semées dans la rue de Vaugirard et alentour. J’en rapportai, non des espérances, mais la satisfaction d’avoir accompli un devoir envers mes enfants. J’ajournai une seconde et décisive démarche à huit jours : cette fois je n’en attendais rien de positif ; c’était un bien dont je me gratifiais, une complaisance pour mes scrupules, un repos donné à la conscience de la mère : «T ai fait tout ce que fai pu, tout ce que je, devais. La course fut im¬ mense ; Glichy, la Ghaussée-d’Ântin, le faubourg Pois¬ sonnière ; partout des refus exprimés avec une sécheresse polie, quelquefois avec un aimable intérêt. Gela m’était égal : j’y avais compté. La sensation dont je me suis défendue de toute l’énergie de ma volonté,.c’est le dé¬ couragement. Si l’on s’abandonne soi-même, on est perdu. Ges leçons si ardemment espérées ne venaient pas ; et Paris, avec son immensité, avec ses milliers de visages inconnus, me causait un effroi, dont seule je puis savoir l’étendue et la force. Je demandais des leçons, on m’offrait des livres à faire ; mais je n’osais pas compter exclusivement sur cette ressource : ma tête était d’ailleurs trop tourmentée. Le mal du pays vint mê¬ ler sa tristesse à mes craintes amères. Tous les motifs qui m’avaient exilée s’affriblissai ent sous l’infiiience de la réflexion douloureuse. Je ne comprenais plus com¬ ment j’avais pu quitter ceux qui me connaissaient, qui m’aimaient, pour venir me livrer avec les miens aux agitations d’un avenir froid et incertain. Un morceau de pain à Lyon, m’écriais-je dans mon angoisse, de la con¬ fiance et les joies de l’âme ! Que souvent j’ai interrogé mes petites pour savoir si elles aimaient Paris 1 Leur oui était pour moi un soulagement profond. Mais quand elles regrettaient les campagnes où elles s’éparpillaient. si joyeuses, quand elles regrettaient des affections tou¬ tes bonnes, je pleurais dans mon cœur la vie d’amour que je leur avais ravie. Dire la joie qu’elles me don¬ naient par ce cri : « Je suis heureuse! — De quoi? — Je ne sais pas, mais je.suis heureuse! » Oh! je bénissais Dieu! On connaît la portée de son malheur, on s’exa¬ gère celui des autres. Elles se couchaient : je restais seule à écrire ou à souffrir. J’ai un petit tabouret de bois sur lequel je me suis assise bien des fois,, en hiver, devant le feu presque éteint, pour m’abandonner à la mélanco¬ lie du passé et des larmes. Chaque fois que je revenais de mes courses, de mes visites, bien infructueuses, je leur demandais d’une voix timide : « Quelqu’un est-il venu? » Et le non éternel, le non redouté, était la réponse. Cette question m’est restée habituelle : je la fais encore, et pas. touj ours- sans crainte.

Quelles que soient mes souffrances, elles perdent de leur âpreté à mesure que je suis le mouvement de mes idées, que je fais planer sur elles une émotion souve¬ raine qui s’empare des souvenirs pour les rendre profi¬ tables à la production., pour les y introduire comme moyen de puissance vraie. J’écris peu le matin. C’est alors que je suis aux prises avec un malaise orageux, prolongement de l’agitation des rêves. Mrns j’écris l’après- midi, le soir, la nuit ; la nuit surtout. Cet été je laissais ma fenêtre ouverte. L’air m’apportait quelques fraîches et légères senteurs du Luxembourg. A une certaine heure, toutee qui était animé s’effaçait. Le ciel doucement-éclairé, les murailles blanches revêtues de reflets lumineux, le calme profond, moi seule qui veillais ; ce temps qui ne m’était pas compté, qui semblait n’exister que pour moi ; tout cela me faisait des heures de voluptueux la¬ beurs. J’aime la nuit On échappe à la vie, à l’influence de l’homme ; on. est seul en présence de sa pensée, de Dieu et de son œuvre. C’est la nuit que j’ai fait les meilleures pages, c’est la nuit que j’ai écrit une par¬ tie de mon nouveau roman, Marguerite. Dans ces veil¬ les d’entraînement et d’oubli délicieux, le matin m’a surprise plus d’une fois. Ses discrètes lueurs me don¬ naient ensemble regret et plaisir : ma vie rentrait dans la grande vie humaine ; vie incomplète. Il riy a que des commencements sur la terre, a dit madame de Staël : en effet, rien ne s’y achève.

Quand les exigences du cœur se font entendre bien haut, ou quand j’ai trop l’effroi de certaine inquiétude mystérieuse, sans objet, je vais chercher dehors la sen¬ sation aimée. Un espoir, bien rarement déçu, me conduit souvent chez la femme qui voit rayonner autour d’elle, pure et lumineuse étoile, toutes les illustrations de cet âge, Mme Récamier. Qu’elle trouve ici l’expression de mes belles admirations, de mon tendre dévouement!… J’étais bien ignorée, madame, que déjà votre bienveil¬ lance délicate mettait dans mon isolement comme un reflet des affections de la patrie, comme la sérénité d’es¬ pérances heureuses. Mes jours de bizarreries, de doutes amers, de déraison hautaine et tourmentante, vous ont affligée. Suis-je quelque chose dans une telle vie? de¬ mandait ma fière affection. Vous êtes venue m’en faire repentir. La dernière fois, vous m’avez vue ayant peur de ma folie. Ce n’était pas seulement votre grâce élé¬ gante d’habitude ; il s’y mêlait une grâce sérieuse, peut- être indignée. Un de vos merveilleux secrets, c’est de ne jamais rien perdre de vos séductions. Vous qui avez tant à choisir, vous m’aimez, je le sens, au bonheur di¬ gne et paisible que me donne votre présence. Oh ! tour¬ tes les voix de mon cœur exaltent vos mérites !… Pour¬ quoi donc ces injustices? C’est qu’il y a en moi le venin de la tristesse! comme dit l’auteur de Luiz de Souza. C’est que j’ai goûté du fruit terrible dont parle l’Écri¬ ture : j’ai voulu connaître ce qui devait me rester caché.

Simplicité des besoins, amour serein du vrai, senti¬ ments fiers et sacrés, vastes élans de l’âme, n’apparais¬ sez-vous qu’une fois dans la vie?… Où est la destinée espérée?… Que nous font des années qui tombent une à une dans le vide?… Que nous font des jours dont l’emploi est si vain ? De tous ces jours que l’on compte avec tant de sollicitude, auxquels on donne une atten¬ tion grande, en est-il un seul, dans la vie la plus longue r dont on ne voulût retrancher quelque chose ?

Que n’ai-je pas senti ? La foi s’était retirée de mon cœur. C’était avec un muet désespoir que j’essayais de prier. La prière se glaçait sur mes lèvres : le nom de Dieu ne s’y plaçait plus de lui-même, j’avais besoin de le chercher. Oh ! qu’alors j’aurais accueilli à genoux et avec des bénédictions de larmes les souffrances du re¬ mords ! Que j’aurais dit avec volupté la parole du faible, celle aussi du grand coupable : Seigneur, ayez pitié de moi!… A] mesure que je m’initiais, bien malgré moi, à cet état inconnu, je recevais des impressions de tous les bruits, de tous les mouvements extérieurs ; ma vie se mêlait à tout, j’étais l’univers. Plus tard, je traversai cette vie comme un fantôme, sans curiosité, n’ayant que les froids besoins dont parle un grand penseur *. L’inutilité de mes jours me pesait sans faire naître en moi de généreux mouvements. Et que les distractions des élus du monde me semblaient risibles I Leurs tristesses étaient bien mes¬ quines, bien vaines ; pourtant je m’y intéressais encore. Vous ne permîtes pas, ô mon Dieul que la pitié, ce dernier lien qui unit la créature à une autre créature, se brisât aussi en moi ! Dans mon existence torturée,


M. de Sénancour. j’avais toujours présente la fin inévitable. Ces hommes, ces femmes, beaux, rieurs, amants de la vie, se faisaient spectres sous mon regard ; en un clin d’œil je déflorais leur jeunesse et leurs charmes, je les couchais morts dans le cercueil. Il m’est resté de ces temps le dégoût instinctif de tout ce qui finit ; ce dégoût est une misère profonde, une malédiction terrible. Quand je me prends à aimer quelque chose, je me dis que la sensation ne peut durer : et le dédain est là, non pas âpre, non pas superbe, mais bien mélancolique. Mon âme est un miroir lugubre et brisé, où toutes les images de la terre se montrent confuses, effacées presque ; où tout est dévastation.

J’ai lu des livres où je me suis trouvée. Ils me font des trésors funestes. C’est moi, c’est encore moi, me disais-je. Et me cherchant dans ces pages dévorantes, je m’y plongeais avec un délice, une curiosité sauvage. 11 y a telle chose que je n’ai jamais lue sans pâlir. Tantôt écrasée par le sentiment nettement avoué de ma misère, je courbais mon front épouvanté, je pleurais dans mon cœur ; tantôt une joie sombre le soulevait orgueilleux : avoir un peu vécu de la vie de ces élus du malheur, c’était beau. Quelquefois je m’étonnais qu’un autre eût senti avant moi, ce que je m’étais flattée d’avoir senti seule. Pauvres êtres que nous sommes, dans nos détres¬ ses plus encore que dans nos prospérités, nous avons la prétention de subir une loi exceptionnelle, nous nous plaçons dans un monde à part : Être vain et passager! dit Ballanche.

Le travail de mes grandes douleurs est d’ailleurs solitaire ; je n’y associe personne. Quelquefois, me trouvant accablée, j’ai fermé les yeux, j’ai senti qu’il serait doux de mourir avant que la moisson d’angoisses fût achevée, tandis qu’il restait encore quelques sombres épis debout. Mourir !… Et mes enfants ? Les joies saintes de mère m’avaient-elles donc manqué? Sublime Créa» teur, je vous demande des jours longs, bien longs, et l’énergie qui en assure l’emploi, selon la conscience et la charité qui les féconde et les honore. La Mennais, vous l’avez dit : «La justice, c’est la vie ; et la charité, c’est encore la vie, mais une plus douce, plus abondante vie. »

L’état de l’atmosphère, l’heure, le lieu ; ce que l’acte de la vie a de volontaire ou de forcé, agit immédiatement sur moi, créature d’impression, je me lie à tout ce qui existe. Si le ciel est bas, inerte, on peut connaître un état qui se refuse à être décrit, c’est une mort sans re¬ pos, sans oubli ; je ne sais quelle existence immobile, morne et pourtant douloureuse, quelque chose de fu¬ nèbre. La voix des orages, quand elle ne soulève pas dans le cœur d’intolérables frénésies, une ivresse de colère et de puissance, exalte le sentiment religieux. Un soleil ardent embrase les sens ; un soleil tiède près de s’éteindre dans les profondeurs d’une nuit heureuse, donne la volupté des larmes, la paisible possession des choses ; on évoque sans amertume les illusions perdues ; insensiblement les regrets s’amollissent dans une suave mélancolie : ce n’est pas la félicité, ce n’est pas l’oubli ; c’est une impression qui tient à la fois des douleurs apaisées de la terre et des joies mystérieuses et perma¬ nentes du ciel.

Le renoncement prend un caractère d’indicible solen¬ nité aux heures où l’abdication de la vie devient la loi de tout ce qui a nié ou proclamé le malheur sous la brillante influence du jour. Cet assoupissement de la plainte universelle, ce monde d’où l’homme semble absent et qui se fait beau de silence, de tristesse et- d’abandon ; la mort qui plane dans cette espèce de vide ; la mort où chaque créature étendue sans mouvement et sans liberté possible, devient le symbole mystérieux ; tout cela est d’un effet austère. Il y a donc un vrai mo¬ ment d’oubli, une trêve accordée, un refuge autre que le monde inconnu ; et ce bienfait, chaque nuit l’assure. Dors, pauvre être, retiens ton rêve s’il est doux, re- tiens-le s’il est amer ; aussi bien la réalité te serait trop souvent plus amère encore» Pourquoi t’éveiller, à moins que tu n*aies compris la vie par une foi sincère. Si tu t’es éclairé de cette lueur vivifiante, marche, mar¬ che ! Avance dans l’avenir avec le grand poëte d ’Orphée, avec le sage des Libres Méditations.

Que souvent on retrouve sa vie dans un effet de lu¬ mière, un nuage, un son, une odeur ! U y a tel espace étroit dans l’immensité de Paris, que je reconnais à l’explosion subite d’un mal qui sommeillait. La sensa¬ tion, comme une flèche ardente, a traversé mon âme avant que le souvenir me l’ait expliquée. « J’ai passé là, me dis-je, oui, j’ai souffert là.» Un pas de moins, je l’aurais ignoré, car j’ai peu la mémoire des lieux. Je regarde…. J’interroge des objets insignifiants pour tout autre ; et je m’assure que le sentiment ne m’a pas trom¬ pée. Il y a des rues que j’évite, qui m’inspirent un délire d’aversion.

Pourquoi, dans mes jours redoutés, le matin est-il sous l’influence mauvaise? Le matin a de si fraîches couleurs, il est si gaiement éclairé, si charmant d’har¬ monies I Et pour moi, misérable, le semoun du désert se lève le matin. C’est le matin que les noirs démons s’abattent dans mon âme et la remplissent de bruits fu¬ nèbres, de passions corrosives. La nuit, l’isolement, l’horreur inquiète, y descendent à leur tour. J’ai peur du temps qui va finir, du temps qui n’est pas encore, de la minute qui va passer ; ce qui m’effraie, je ne le sais pas, l’inconnu me possède. Le soleil, scion la parole formidable de rÉcriture, refuserait sa lumière au monde. Je serais condamnée à errer dans de froides ténèbres, sur une terre dévastée, sans rencontrer ni limites, ni figure humaine ; sans espérer jamais qu’une voix répondît à ma voix, qu’un faible bruit liât mon existence d’ombre à l’existence animée du passé ; tout serait muet, immobile ; l’horreur du vide m’entourerait ; j’aurais hérité de toutes les douleurs humaines, qu’il n’y aurait pas alors en moi plus de lassitude des choses et d’effroi de la vie.

Mon Dieu! que voulez-vous de moi? Ai-je élevé contre votre Majesté une plainte criminelle ?

Quand ce mal me saisit, je suis avide autour de moi de silence, de doux mouvements ; ma voix se fait basse, lente, on dirait une prière. Je tâche d’être seule. Mes enfants s’attristeraient, d’autres riraient de moi. Petite fille, je tremblais de tous mes membres sous la puis¬ sance d’un mot. Ma mère, sublime de dévouement, ne me caressait jamais ; peut-être aussi gardé-je l’impres¬ sion d’événements terribles accomplis dans une autre existence : nous ne savons rien.

La mer a ses calmes, sa grâce invitante ; j’ai de cela aussi moi. Demandez à mes chères petites que j’instruis. que je gronde, que je désole, que j’aime follement ou avec une sage retenue, selon mon besoin ; demandez- leur combien je puis être bonne, simple, doucement familière, heureuse de leurs joies, agitée de leur tris¬ tesse ou seulement de leur humeur. Ce n’est pas tou¬ jours moi qui ai tort ; et cependant je tends souvent la main, je donne le baiser de merci et de paix, sans qu’on l’ait demandé. Elles sont mon conseil. Toute chose do¬ mestique est discutée en commun, bien sincèrement et sans résolution prise à l’avance. Ma fille aînée a voix in¬ fluente : son sérieux de treize ans lui donne droit à cette distinction. Nous alternons ensemble de la journée toute modeste, tout uniforme, à la journée de luxe, de joyeux écoulement En hiver, nous nous faisons bien petites au¬ tour du foyer pour mieux sentir la chaleur, pour mieux nous voir aussi, et nous babillons avec amour. Nous sa¬ vons bien parler des petites fées et de l’Ariel de Shaks- peare ; Üe Trilby si léger, si mignon ; du géant de l’Ariostë qui courait après sa tête. Elles savent bien quel¬ que chose aussi de Méphistophélès, de l’ombre de Ban- quo et de l’astrologue de Walleinstein et encore des kobolds délicieux de Henri Heine, des Enfants aux petits coussins bleus, si délicieusement contés par Marmier: éru¬ dition féerique qui vaut, bien celle du Chaperon rouge.

C’est chose curieuse de les entendre forcer leur-jeune voix pour débiter de la poésie ravissante de mélodie ou magnifique de pensée, tout en arrosant leurs fleurs ou en cousant une robe. La belle et mélancolique figure de M. de Lamartine ; la figure grave et pensive, à la ma¬ nière espagnole de M. Hugo, auraient un sourire pour ces naïves admirations. Les petits portraits des génies de nos temps que je me suis donnés, ont aussi causé de grands ravissements ; moi-mêmë, j’ai un plaisir indi¬ cible à chercher sur ces traits la vie intérieure.

Cette double nature dont j’ai la conscience, m’a, jus¬ qu’à ce jour, fait comprendre les œuvres les plus oppo¬ sées. Je trouve en moi la sensation fine, coquette du gracieux ; et la haute, la mystérieuse tristesse ; l’aspira¬ tion criante ou solennelle et sombre vers l’infini. Les bonheurs que m’ont donnés la conversation d’êtres élevés d’intelligence et de cœur, les bonheurs que j’ai dus à mes lectures solitaires n’appartiennent à aucune langue. Cet hiver, dans ce que j’appellerai mes frénésies litté¬ raires, j’ai eu sur ma table huit, dix ouvrages à la fois. Selon que j’y étais entraînée, je lisais un chapitre de l’un, quelques pages de l’autre ; et mon -âme les caressait tous. Sombre et désolée Lélia, vous y étiez aussi, vous dont j’ai relu vingt fois avec un enivrement d’exaltation l’élégie appelée Solitude, et l’autre encore Dans le Désert. Femme qui as fait ce livre, as-tu donc tant souffert?…. Oublie, oublie, pauvre âme, repose-toi dans la pensée de Dieu !… Quand ton inspiration me faisait peur, je me rap¬ pelais ta personne charmante ; ton regard si beau, si lu¬ mineux et si profond, tel que je le saisis une fois, dans une de tes mélancolies ; ton parler sonore ; la confiance heureuse de tes enfants, ta douce intimité avec eux, et je me reprenais à t’aimer. Une bienveillance particulière m’a initiée à la partie fraîche des Mémoires de M. de Cha¬ teaubriand, sa jeunesse : c’est beau. J’en garde encore la vive impression : pourtant il y a trois ans.

Non, je n’ai pas trop à me plaindre : d’honorables sympathies ont embelli cette existence de Paris. Sur mes chaises de paille se sont assis des hommes, des femmes, que cet âge proclame……

Liszt, vous, grand de cœur et de génie, vous n’avez pas emporté ma douce souvenance, cette parole que vous me répétiez avec votre sourire triste et affectueux : Si je vous suis bon à quelque chose, dites-moi il faut. Oh !. puissent resplendir dans votre vie, mon frère, dés des¬ tinées aussi belles, mais .’moins orageuses que celles de Mozart et de Beethowen! -Vous voulez faire de votre

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art l’expression sainte d’un besoin social, puissent les hommes vous comprendre !

Auteur d ’Obermann, auteur de Joseph Delorme et de Volupté, vous m’avez dit souvent de ces paroles qui font du bien à l’âme, qui la relèvent de ses faiblesses. Les hommes grandissent à l’influence de votre pensée forte et généreuse ou noblement triste ; moi je connais de plus votre belle indulgence. Pourquoi m’aime-t-on? Que suis-je ? une pauvre créature qui dirait à tous: Vous pouvez pleurer, moi je n’ai plus de larmes ; du moins je m’en défends comme d’une chose funeste. Me met¬ tant en relief, je m’exprimerais ainsi : J’ai une énergie indomptable pour mener à bien tout acte sérieux, pourvu que les moyens soient avoués par ma conscience, pourvu que ma fierté n’y prenne pas un rôle désagréable ; que surtout cet acte ait un autre mobile que mon intérêt : je ne m’idolâtre pas assez pour me donner en ma faveur beaucoup de mouvement. Les choses qui me sont imposées qui n’ont pas ma libre adhésion, m’inquiètent, me donnent de la tristesse ou de la haine : ainsi, quand la mort ne m’apparaît pas douce, bonne,- comme un refuge éternel et sacré, je l’envisage en ennemie. N’est-elle pas une nécessité, une loi qu’il faut subir dans un temps, dans un lieu incertain, sans désir, sans acceptation : puisssance mystérieuse qui s’avance comme l’avenir, invincible et muette.

11 y a pour moi dans tout ce qui exige de la résolution un grand charme d’entraînement. Le malheur me trouve à sa hauteur, nous marchons bien ensemble ; les petites contrariétés font de moi une créature sans dignité. J’ai des impatiences, je me répète ; je me fais petite d’humeur, d’inquiétude, de déraison : c’est à me prendre moi-même en dédain. Mes mouvements sont toujours pleins de franchise, mais la réflexion en a condamné plus d’un. Je puis donner d’excellents conseils pour se conduire dans le monde, j’y fais souvent des sottises. C’est moi qui jette à la face des questions embarrassantes, c’est moi qui exprime une opinion que la maîtresse de la maison doit feindre de ne pas entendre ou qu’elle doit laisser tomber comme une chose in différente. Mon culte pour le vrai me donne, quant à ce qui n’intéresse que la vanité, une franchise impitoyable de paroles ; le plus souvent il m’inspire un silence désobligeant dans des occasions où de petites faussetés aimables qui n’engagent à rien seraient tout à fait de bon goût. L’air vif des hauts lieux a passé dans ma vie. Ma première enfance s’est écoulée inculte sur les montagnes, au milieu des sombres châtaigniers ; j’ai retenu quelque âpreté de la contrée sauvage. Pour que je voie un être quelconque, il faut que je l’estime, que je l’aime ou que je lui sois nécessaire ; je n’ai jamais entretenu une liaison dans des intentions intéressées. Nulle femme n’est plus. froide, plus silencieuse, plus insignifiante et quelquefois plus amère que moi, quand je subis la présence ou la conversation d’êtres avec lesquels je ne sympathise ni de cœur, ni de pensée. Je suis affreusement maussade avec tout ce qui m’ennuie par d’imbéciles prétentions à l’esprit ou à de fades et menteuses tendresses. La simplicité me trouve affable et tout à fait indulgente. Il y a des personnes qui, après m’avoir vue bien des fois avec indifférence, se sont avisées soudainement de découvrir que j’étais charmante 9 c’est leur expression. Charmante ! peut-être le suis-je en effet quand je sens la bonté autour de moi : l’âme s’épanouit aux rayons de ce doux et vivifiant soleil. Charmante ! Il y a des oiseaux qui chantent avec une grâce merveilleuse quand le froid de la nuit enveloppe la terre ; il y a des ruines que le temps décore.

Le soupçon qui tend à me rapetisser me laisse froide et muette ; ma fierté ne sait pas descendre à’ toutes les justifications. Ün mot pourrait m’épargner la douleur,je le sais bien ; mais ce mot, je ne le dis pas : il me semble qu’en le disant, je sanctionnerais l’offense, que je l’accepterais ; ne répondant pas, je la tiens à distance de moi. Pourtant, si j étais vraiment bonne, je parlerais : car enfin ma satisfaction d’orgueil est amère à un autre. Qu’il est difficile de se désintéresser entièrement de soi !

Je puis être heureuse : n’ai-je pas la vivacité de remotum, et de loin en loin, la grâce du désir… de la jeunesse encore ? L’espérance ne fleurirait-elle qu’une fois ?… Souvenirs, que me voulez-vous?… On ne fait pas revivre ce qui a vécu. Le cèdre frappé de la foudre ne reverdit pas sous le soleil d’un autre printemps. Oh ! qu’elle est regrettable cette saison charmante de la vie dont l’auteur de Volupté a dit avec sa manière attachante, mélancolique et vraie : On oublie, on s’exhale, on se renouvelle, on a véritablement en soi plusieurs jeunesses.

À vous, mes enfants, le labeur, les dernières tendres¬ ses de cette vie ; à vous, mes amis, les nobles battements de cœur ; à toi, monde inconnu, le soupir infini !

A. Dupin.


1 Qu’ai-je publié ? Bien peu. Et encore ferais-je d’une bonne partie de ce peu une critique sévère et méritée. D’abord, deux livres d’éducation : la Mythologie dramatique et ta France illustrée par ses femmes, 1832 ; 1c premier, malgré un anacbronïsme voulu, a été adopté par la Maison royale de Saint-Denis. Un roman, Cjmodie, 2voL in*8°, 1S33 ; un autre roman, Marguerite, 2 vol. în-8°, 1836. J’ai pour ce dernier quelque peu de tendresse ; il a reçu plus d*uu souvenir. Pendant deux ans, j’ai dépensé ma vie en Nouvelles, en Études littéraires et en Études de mœurs, semées dans divers journaux* Parmi les Nouvelles, je préfère David Bizzio, la Vieille rue du Temple, le Chevalier de Bois-Bourdon, Catherine Part, Sal-> vator Rosa, Torqnato Tasso, OlgiatL Parmi les Études littéraires, je distingue M.de Chateaubriand, M. de Sénancour, Alexandre Dumas et Alfieri, Tout cela fait avec conscience, avec progrès dans la forme et dans les idées ; mais entaché de nombreux défauts*