Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Altenheym

Émile Deschamps.
Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 358-377).


Mme B. d’Altenheym.


Mme B. D’ALTENHEYM


(Gabrielle Soumet)

NÉE A PARIS RE 17 MARS 1814 .

Fille d’Alexandre Socmet.


Les femmes ont-elles le génie des arts et de la poésie ? Les femmes doivent-elles se livrer aux études littéraires? Sied-il bien aux femmes de tenter les hasards de la gloire et les périls de la publicité ?—Questions ridicules maintenant, ou plutôt questions qui n’en sont pas. — Tandis que les hommes du métier discutaient gravement ou querellaient avec aigreur les droits et les prétentions des femmes auteurs ou artistes, elles ont moissonné mille palmes dans le champ de l’art et se sont emparées de mille trônes dans la république des lettres ; excellente république où tous les citoyens sont rois! Il serait bien temps, messieurs, d’aiguiser des arguments et de lancer des plaidoyers contre vos charmantes adversaires, lors¬ qu’elles ont gagné tous leurs procès! Vingt femmes tiennent d’une main glorieuse le pinceau de Raphaël ou d’Ingres ; M 110 deFauveau (miraculeuse exception!) taille le marbre en archanges ou en chevaliers avec le ciseau de Canova ; M 116 Louise Bertin (la seule peut-être parmi les femmes de tous les temps) écrit de grands opéras dans la langue de Mozart ; et dans quelques jours nous applaudirons à son nouveau triomphe où Victor Hugo raccompagne. Quant aux femmes poètes, le livre même où nous écrivons ceci témoigne assez de leur nombre et de leur puissance.

Battu par les amazones littéraires sur le terrain de Tinspiration et du talent, le vieux préjugé s’est réfugié derrière le rempart des convenances comme dans un dernier retranchement. Nous l’y suivrons pour l’en débusquer. 11 essaie encore de sa voix caduque d’insipides doléances. Le mystère est la parure des femmes… Leur nom, comme leurs grâces, ne doit être connu que d’un cercle intime de famille et d’amitié… Ne perdront-elles pas en charmes plus qu’elle ne gagnent en célébrité?…. Faut-il qu’à leur coquetterie de beauté, qui du moins est dans leur nature, elles ajoutent les ambitions de renommée et les vanités d’auteur, qui sont quelquefois si déplaisantes chez les hommes ?… Enfin, est-ce bien la femme comme Dieu l’a voulue, qu’une femme in¬ quiète de ce que le journal dira d’elle? etc. — Tais-toi, gothique préjugé, tu n’as jamais compris les femmes ! Tu leur prêtes généreusement les ridicules des hommes dont elles ont conquis les lumières et les talents. Tout est amour en elles ; l’art chez elles est un amour et non une vanité : elles y répandent leur âme, comme la fleur son parfum. Elles chantent pour chanter, comme la fau¬ vette, cachée sous l’ombrage, qui ne s’informe pas si on l’applaudira des balcons voisins.

Mais, ajoute le vieux radoteur (car rien n’est tenace comme un préjugé), quel est le premier mérite, le plus grand charme d’une œuvre littéraire ? C’est la réalité des choses, la vérité flagrante des sentiments et des pensées. Que cherchons-noiis dans un poëme ou dans un roman, si ce n’est le secret d’un cœur qui nous révèle ses joies, ses douleurs les plus intimes, et jusqu’à ses faiblesses et ses mauvais penchants, et qui se met pour ainsi dire à nu devant nous ? De deux choses l’une : ou les femmes auteurs nous initieront à tous les mystères de leurs idées, de leurs désirs, de leurs regrets, de leurs émotions, et quelquefois nous diront tout haut ce que d’autres osent à peine s’avouer tout bas ; et alors si l’art triomphe, la convenance (la suprême loi des femmes) ne sera-t-elle point blessée? Ou bien elles mentiront, elles arrangeront du moins la vérité, et se farderont le cœur comme des coquettes le visage, pour paraître devant le monde ; et alors que-devient la réalité, la grandeur, la beauté de l’art ? Les femmes auteurs, — c’est toujours le préjugé qui parle, — sortiront difficilement de ce dilemme en douze syllabes :

Elles s’ôtent un voile ou se mettent un masque,

ce qui n’est pas bien, ou ce qui est bien dommage.

Quelques simples paroles suffisent à renverser tout cet échafaudage pédantesque d’arguties spécieuses : oui, les femmes, — celles vraiment dignes de ce nom,— peuvent dans leurs ouvrages se montrer ce qu’elles sont, sans avoir à rougir ni à mettre du rouge. N’est-il point d’âmes pures comme il est des cœurs vicieux? Et les confidences d’un ange ne seraient-elles pas un suave contre-poison à toutes les confessions des réprouvés ? C’est là le rôle des femmes dans la littérature et la poésie. C’est à elles de nous reposer et de nous consoler par leurs chastes et tendres compositions de tant d’œuvres monstrueuses nées sous la plumé des hommes. C’est à elles’ de choisir des sujets et des couleurs qui nous intéressent et nous charment sans inconvénients pour elles. N’y a-t-il point des aspects du cœur humain, des scènes de la vie qu’elles peuvent étudier et retracer innocemment et avec cette grâce délicate, cette exquise sensibilité dont elles gardent le secret? Et pourquoi n’ouvriraient-elles pas le pudique trésor de leur âme de jeune fille ou de jeune mère? Les beaux exemples ne sont-ils pas assez rares sur la terre, sans que l’on cherche à en tarir la plus belle source ? Que de choses délicieuses nous aurions perdues depuis trente ans, et tout à l’heure encore les Filiales de Mme B. d’Altenheym (Gabrielle Soumet) ; ces pages enchantées, ou plutôt ces fleurs écloses sous les regards créateurs d’un paternel génie, et nommées pour cela de ce doux nom de Filiales, de ce nom le plus pur de tous les amours d’ici-bas !

Personne plus que moi ne pouvait être le biographe de M mo d’Altenheym ; je l’ai vue naître et grandir. Je n’ai pas de plus ancien ami que son -père, je n’en ai donc pas de meilleur. Alexandre Soumet n’a jamais rien ca¬ ché à Emile Deschamps, et je connais son cœur comme le monde connaît sa gloire ; et je sais jour par jour la vie de sa charmante Gabrielle. Mais qu’aurai-je à dire d’une vie si jeune et si peu remplie d’événements, quoi¬ que si bien employée ? L’histoire des plus douces vertus et des plus ardents sentiments de famille et de piété, voilà toute la biographie de M Ilc Gabrielle Soumet ; puis, mariée vers la fin de 1834 à l’un des hommes les plus dignes d’elle, par l’élévation de l’âme et l’étendue de l’esprit et des connaissances, toute la biographie de M me d’Altenheym sera, l’histoire de son pieux bonheur d’épouse et de mère. Mais la physiologie et la psycholo¬ gie (ces deux sciences à la mode) auraient de curieuses études et d’intéressantes observations à faire sur le dé¬ veloppement simultané de son génie mystique et de ses traits dont les lignes tiennent de l’ange. La figure est l’image visible de l’âme. C’est encore à soi-même qu’on ressemble davantage. Les premières pensées de Mlle Gabrielle Soumet furent très-hautes, et ses premières pages furent empreintes d’harmonie et de pureté. Ce fut pour elle comme une double révélation innée, que l’idéal des sentiments et la beauté de la forme. J’ai conservé un chant de poëme biblique en prose, qu’elle avait com¬ posé à l’âge de neuf ans, et donné à mon père, qui écrivit sur le manuscrit :« Gabrielle ira bien loin, et peut-être aussi loin qu’Alexandre Soumet. » Or, mon père a vécu quatre-vingt cinq ans sans jamais se tromper sur rien, tant la justesse de l’esprit est une fidèle compagne de la droiture du cœur. Hélas ! comme il serait heureux (et nous donc !) s’il voyait sa prédiction si vite et si bien accomplie ! S’il pouvait lire et relire comme nous les Filiales de M me d’Altenheym ! Elle y a mis tout son cœur comme tout son talent. L’analyse de l’ouvrage sera la plus exacte biographie de l’auteur :

«Habituez de bonne heure la jeune fille aux travaux domestiques ; mais que la religion et la poésie entr’ou- vrent son âme au ciel : amassez de la terre autour de la racine qui nourrit cette plante délicate ; mais n’en laissez point tomber dans son calice. »

« Cette pensée de Jean-Paul devait être la seule pré¬ face de mon livre, dit Mme d’Altenheym, mais j’ai voulu le faire précéder d’une élégie devenue populaire par sa touchante simplicité, et je place sous la douce protec¬ tion de la Pauvre Fille, les inspirations de tendresse filiale que j’ai reçues d’elle. »

Le volume s’ouvre donc par cette délicieuse élégie qui est restée le chef-d’œuvre du genre, et qu’Alexandre Soumet a écrite avec des larmes qui ont passé dans les yeux de tous ses mille lecteurs. Jamais invocation n’a été plus glorieuse et plus efficace à la fois. Les trois Nouvelles que renferme ce volume et qui sont liées par un même sentiment, comme l’indique le titre général du livre, dénoncent la noble et poétique origine de leur jeune auteur, qui s’élève jusqu’à son père pour le récompenser de son amour et de ses sollicitudes, et qui le rassure en lui ressemblant.

Alexandre Soumet, entre tous les poètes, méritait bien une telle fille ! Lui qui n’a jamais fait descendre l’art de son idéalité ; lui qui, après avoir donné l’exemple de la poésie et de la versification actuelles dans les chants de sa Jeanne & Arc, publiés il y a vingt ans et qu’on dirait faits de ce matin, n’abandonna cette palme de l’épopée que pour se vouer à la Melpomène française, dont il a soutenu et rehaussé l’honneur dans sept grandes tragédies, qui ont été autant de grands succès (gloire unique de nos jours). Lui enfin qui a pu suspendre aux lambris muets sa lyre racinienne quand les échos du théâtre lui ont manqué, mais qui n’a pas voulu l’accorder sur un mode différent ni en changer le diapason ! et la tragédie est morte du silence de Soumet comme de la mort de Talma !

C’est un grand bonheur de pouvoir confondre ses plus vives admirations dans ses plus tendres amitiés. Voilà longtemps qu’Âlexandre Soumet* procure çe bon¬ heur à celui qui écrit ces lignes :


Lorsque, frais écolier» je revins d’Orléans,
Jeté» nain curieux» au pays des géants.
Certes, je n’avais pas assez d’yeux ni d’oreilles.
Dans ce vaste Paris, la ville des merveilles,
Dont la plus merveilleuse était son empereur !

Un jour (étais-je enfant !) j’appris, non sans terreur,
Qu’Alexandre Soumet, lui-même, le poète.
Dont les vers, au collége, avaient brûlé ma tête,
Désertait son Toulouse, et dans notre maison
Précisément venait passer une saison !
Tout mon corps de quinze ans, devant cette nouvelle,
Trembla comme Psyché quand l’amour se révèle,
Et j’attendis muet, et dans te saint effroi

D’un vassal averti de l’approche du roi.
Mon front rougit ensemble et d’orgueil et de honte.
Cest que dès mon enfance et sans m’en rendre compte,
J’écoutais dans les airs un invisible chœur
Et je souffrais d’un feu de poésie au cœur ;
C’est qu’une voix intime, oracle sans parole,
Bravait juré souvent que ma tète si folle,
Si rebelle à tout joug, se courberait plus tard
Devant la majesté du génie et de l’art.
Le voyageur venu, l’œil collé sur la vitre,
Comme je le suivais, sans plume ni pupitre,
D’un bout à l’autre bout de son royal salon.
Peuplé de marbres dieux, Mars, Vénus, Apollon »
Dieu lui-même, jetant d’une voix énergique
Ses défis glorieux à la muse tragique !
Et j’approchai le dieu… qui me tendit la main
Et me fit essayer trois pas dans son chemin,
Comme autrefois Jésus ordonnait à saint Pierre
De marcher sur les flots ainsi que sur la pierre.
C’est lui qui du cerveau démêlant chaque fil.
Et croyant saisir l’âme aux lignes du profil.
Vint me dire un matin avec sa voix amie t
« Vous avez dans le cœur une Ivre endormie ;
«Ne le saviez-vous pas? Chantez! *—Et je chantai,
Et du cœur et des yeux je ne l’ai plus quitté…
Combien de fois nos pleurs, A mon frère Alexandre,
De nos foyers en deuil ont humecté la cendre!
Mais songeons au bon temps. — Le soir je m’envolais
Chez vous ; et là, fermant et portes et volets.
J’accordais ma voix faible à votre grande lyre,
Dans l’alphabet divin vous m’appreniez à lire ;
Et mes jours n’étaient plus qu’harmonieux élans,
Et mes rêves chantaient vos vers étincelants ;
Et j’habitais Sion, Rome, Athène ou Palmyre,
Et je vous admirais … comme je vous admire !


Que les lecteurs me pardonnent cette longue parenthèse poétique ou soi-disant telle, ainsi que l’auteur des Filiales me la pardonne sans doute de grand cœur. Je reviens à elle : or, un jour Alexandre Soumet ayant interrompu ses concerts,… le méchant! Mlle Gabrielle continua !… Il venait dénoua donner (en février 1831) cetle courageuse Épitre à Varchevêque de Paris, dont chaque vers replantait une croix abattue ; sa fille nous donna la Vision, ce beau dithyrambe sur le choléra, et l’on crut que la lyre paternelle n’avait pas fait silence : même poésie idéalisée, même philosophie religieuse, même luxe d’images, même talent, même pureté,même harmonie, même facture !… On se ressemblerait de plus loin sans doute, mais le phénomène de la ressemblance n’a jamais été si complet et si heureux. Au surplus, on s’explique très-bien qu’une enfant née avec le don de la poésie, nourrie du lait des Muses, grandissant avec les exemples et les leçons d’un père comme Alexandre Soumet, se développe et se formule identiquement à lui, par goût, par habitude et par conviction. Le vrai miracle, c’est l’héritage du génie poétique, succession si rarement transmise ; mais Dieu est tçut-puissant.

Je me rappelle avec charme cette solennité littéraire où M I,C Gabrielle Soumet se hasarda pour la première fois à dire tout haut son premier poëme. Elle était si jeune, et il y a bien peu de temps de cela, et si timide qu’on n’espérait pas pouvoir l’entendre. Mais tout à coup ses yeux s’élevèrent au ciel, pour ne pas voir le nombreux auditoire, et sa voix s’éleva de même, et elle dit ses vers d’un accent inspiré, et comme aurait fait la Muse, der¬ nier trait de ressemblance avec son père. Et je me rap¬ pelle encore (car j’ai une mémoire implacable) que je ne pus m’empêcher d’improviser ce que voici à la nouvelle Corinne ï

Tu t’avances, craintive» aux humaines louanges.

Avec le nom r le charme et la candeur des anges ;

Puis, tou chant retentit si pur, si ravissant »

Qu’élancé vers le ciel, on croit qu’il en descend.

A ton voile » a ta grâce, à ton génie, il semble

Que cYst Davîd-pocte et Michol tout ensemble.

— Elle ne pourra point dire un mot, faire un pas,
Disaient-ils. — En effet* l’aiglon ne marche pas :
Son premier mouvement est un élan sublime ;
Des Alpes, en jouant, il dépasse la cime ;
Et toi, du premier vol tu nous as révélé
Le phénomène heureux de ton père égalé !

Et les poëtes qui se trouvaient à cette fête, et Alexan¬ dre Soumet lui-même, s’inspirèrent soudainement et offrirent à la jeune muse les poétiques hommages que nous rassemblons ici, comme la fraîche couronne de sa première victoire :

SOXXBT.

Oh ! que la poésie est sainte et gracieuse

Dans un cœur jeune et pur comme un lis matinal !

Qu’il est beau de lavoir, rosée harmonieuse.

Descendre avec amour sur un front virginal!

Sur un front de seize ans, fleur hâlive et joyeuse,

Fleur sonore qui jette un parfum idéal.

Fleur toute solitaire et dont la tige heureuse S’élève loin, bien loin d’un monde qui fait mal !

Oh! cette fleur c’est vous, c’est vous, vierge inspirée.

Qui reçûtes à flots l’harmonie éthérée,

Qui portez sans fléchir le grand nom paternel ;

Fille de l’aigle, ouvrez vos deux ailes de flamme.

Un hymne! encore un hymne! — On dirait que votre âme Est le cygne inconnu qui chante au fond du ciel.

Êpocard TcnooETY.


SOUIIET»

Pour vivre de soleil, éclos, doux tournesol! Résonne, luth caché ! chante, muse ingénue !

Nef au grand avenir, sur le bord retenue,

Dresse ton mât, la mer vient t’arracher du sol !

Abandonne ton nid, timide rossignol!

Belle Aurore, rougis les ombres et la nue !

Quitte le fond’des flots, blanche perle inconnue ! Toi qu’un aigle a couvée, allons, ouvre ton vol !


348 BIOGRAPHIE DES FEMMES AUTEURS.

Flambeau, brille aux regards! foyer, donue ta flamme! Montre-toi sur le seuil de tou palais, noble âme !

Marche à la gloire, enfant, suis ton père immortel!

De ton terrain fécond, crois dans l’air, sublime arbre !

Du ciseau qui t’a fait sors vivant, divin marbre,

Laisse tomber ton voile et monte sur Faute) !

ÉvAIUSTE BoüLAY-PàTY.


STAIfCES.

Comment, si jeune encor, pouvez-vous dans vos vers Modeler de Sapho l’agonie inspirée?

A-t-elle de son luth, sauvé des flots amers,

Placé dans votre cœur une cordc sacrée?

Oh! oui, de ces accords recueillis chez les dieux,

Les soupirs vous berçaient avant votre naissance,

Et pour nous réfléchir leur sonore élégance,

Votre âme en a gardé l’écho mélodieux.

Vous qui pouvez savoir, pour nous l’entendre dire. Ce qu’il faut ici-bas traverser de douleur.

Démentez par vos chants l’oracle de malheur,

Que l’homme se prononce, hélas! et qu’il s’inspire. Pour nous le faire aimer- habitant l’univers,

Jetez dans notre nuit un éclat qui l’épure,

Et sur nos fronts courbés suspendez vos concerts, Comme un miroir magique où se peint la nature.

Patrimoine sacré dont nous sommes jaloux.

Portez, sans frissonner, la couronne de flamme :

Sur notre vie en deuil faites planer votre âme.

Elle est belle la vie où vos chants sont, si doux. Soignez de vos talents le sublime héritage ;

Le génie est un don contre bien des douleurs.

II rapproche de Dieu, dont vous êtes l’image :

Quel cœur, en vous lisant, se souvient de ses pleurs !


Jules Lefèvre.

D’ALTENHEYM. 349

A RAPHAËL GABRIELLB Sonnet.

Des brillants séraphins toi l’amoureux élève,

Toi qui regardais Dieu pour mieux voir la beauté,

Et la créais encor comme une seconde Êvc,

Dans ton Éden fleuri, par la vierge habité.

Reviens-tu parmi nous, passant comme un beau rêve. Contempler au Thabor ton immortalité? .

Chef-d’œuvre interrompu qui dans les cieux s’achève,

Et qu’un ange inonda d’un fleuve de clarté.

Ton œil brûle et languit sous des eils noirs de femme,

Un rayon étoilé nous rapporte ton âme.

Et ces traits purs et doux qui furent Raphaël,

Une lyre accordée à ta grâce infinie

Nous rend de tes pinceaux l’ineffable harmonie ;

Et ta palette chante avec des sons du ciel.

Alexandre Soumet.

Puis, ce qui est encore une couronne, Antoni Des¬ champs a dédié à M me d’Altenheym une des plus belles et des plus touchantes élégies de ses Dernières Paroles, ce livre à part qui résume dans sa poésie les magnifU ques tristesses de Job et les larmes consolatrices de Sylvio Pellico.

A peine M me d’Altenheym eut-elle fait entendre sa voix de poëte, qu’elle voulut confier à la popularité de la prose les tendres et pieux sentiments dont son âme était remplie, sûre qu’ainsi leur salutaire influence se répan¬ drait plus vite et plus loin. Les premières pages de prose qu’elle a livrées à la publicité dans quelques-uns de nos plus honorables recueils périodiques sont d’une perfection surprenante, mais qui cependant ne nous étonne point : tout poëte est un excellent prosateur.

1 Quelques peintres ont cru trouver un rapport très-prononcé entre le profil de Raphaël et celai de M* e d’Àltcplieyni. —■ Le lieaa portrait dessiné par M. Boxlfy vient à l’appui de cette opinion. Nous permettra-t-on de motiver un peu notre assertion ?

Oui, les poëtes ont toujours ou auraient toujours été d’excellents prosateurs. Seulement, il faut bien recon¬ naître qu’au siècle de Louis XIV, où chaque individu, comme chaque classe, fonctionnait (qu’on nous passe l’expression ) dans le cercle de ses facultés dominantes et dans les conditions de sa destinée, les poëtes ne fai¬ saient guère que de la poésie, et même de la poésie en vers. Depuis Voltaire, toutes les digues de .la spécialité littéraire ont été rompues ; et de même qu’il est parti de son chef-d’œuvre d ’OEdipe pour se lancer dans son admirable prose, ainsi tous les poëtes qui ont succédé ne se seraient pas regardés comme complets, s’ils n’a¬ vaient pas produit leur livre de prose. Ce culte de la spécialité était poussé si loin dans le grand siècle, que chaque poëte ne cherchait la gloire et n’exerçait son ‘ génie que dans un seul genre. Racine faisait la tragédie ; Molière, la comédie ; La Fontaine, la fable ou le conte ; Boileaul’épître ou la satire ; J.-B. Rousseau, l’ode ou la cantate ; et personne ne songeait à exiger d’eux l’uni¬ versalité : on se contentait de la perfection. Si les poëtes d’alors se servaient quelquefois de la prose, ce n’était guère que pour faire cortège à leur poésie (voyez les Discours de Corneille sur les unités ), ou comme d’une arme pour combattre quelque opinion hors de la litté¬ rature ( voyez les lettres de Racine à l’auteur des Hérésies imaginaires) ; mais quelle éloquente logique dans la prose de Corneille, et quel atticisme piquant dans celle de Racine ! C’est que le poëte n’a qu’à replier ses ailes pour s’abattre en aigle dans la région de la prose ; tan¬ dis qu’il n’y a pas d’exemple d’un grand écrivain qui soit monté de la prose à la poésie. J.-J. Rousseau lui- même, le génie de la prose, n’a pu produire que des vers sans chaleur et sans couleur.

Or, de nos jours, tous les poëtes veulent être prosa¬ teurs, d’abord par ambition littéraire, ad exemplar regis Voltaire, et puis, par une sorte de nécessité que leur ont imposée l’insouciance et le peu de goût poétique du public actuel. La plupart des lecteurs ne lisent pas les vers ou s’imaginent que les poëtes ne font pas d’autre métier que d’arranger symétriquement des syllabes so¬ nores, et que la pensée et le sentiment n’ont rien à voir dans cette innocente occupation. 11 est de fait que le dé¬ luge de bons versificateurs dont nous avons été inondés depuis un demi-siècle a dû submerger jusqu’à la der¬ nière étincelle de poésie dans l’esprit des lecteurs, et

que les vrais poëtes ont pu très-bien être emportés dans ce torrent de rimes et d’hémistiches, sans avoir le temps de se faire distinguer du grand troupeau, servumpecas. De là cette méfiance très-naturelle du public à l’appa¬ rition de toute oeuvre de poésie ; de là aussi, l’ardente prétention de prose qui s’est emparée de tous les poëtes dignes de ce nom. Ils ont voulu prouver aux masses que, tout poëtes qu’ils sont, ils savaient s’exprimer en langue vulgaire, et il en est résulté un double bénéfice : nous avons eu de très-beaux romans, des voyages, des livres de philosophie, écrits par des poëtes et qui vont de pair avec les meilleurs ouvrages des prosateurs ; et d’un autre côté, une fois certaine que les poëtes avaient quelques idées et quelques conceptions, l’aristocratie intellectuelle du public a essayé de leurs poésies, et tout le monde s’en est bien trouvé.

Personne n’avait plus de droits que M mo d’Altenheym à cette prétention des vrais poëtes de notre époque, et son volume de prose est une éclatante preuve de plus à l’appui de notre opinion.

La Harpe, Rose-Madeleine, une Tète de Vierge, sont des ouvrages qui savent être grands sans être longs. Toute analyse est un squelette ; nous nous en abstien¬ drons par pitié pour nos lecteurs et par admiration pour M mo d’Altcnheym. Qu’il nous suffise de dire que ses Nouvelles renferment toutes, indépendamment de l’a¬ mour filial qui en est la donnée première, un sens mys¬ tique, une vue providentielle, dont chaque fable se rehausse sans rien perdre de son intérêt dramatique. La vogue est assurée à ce volume qui commande cepen¬ dant le succès littéraire par la sévère pureté du style et de la composition. C’est que tous les sujets, et surtout une Tête de Vierge (délicieuse et raphaëlique création), sont d’une originalité frappante sans être jamais bizarre, et que dans ces pages si peu nombreuses, l’auteur a trouvé place pour des pensées aussi neuves que saisis¬ santes sur les arts, l’âme humaine et la destinée, trois abîmes que sa plume sonde à toute profondeur.

Nous ne finirons pas sans supplier M mo d’Altenheym de finir elle-même le roman dont elle a détaché un cha - pitre : la Cloche de Saint-Bruno, qui de son livre va retentir avec tant d’éclat dans le monde littéraire. Un ouvrage de prose en deux volumes par la main qui a écrit les Filiales serait un événement pour notre époque, et le chemin de la gloire lui serait tout tracé.

Nous supplions aussi M. Soumet d’achever son épo¬ pée de Jeanne d’Àrc, et surtout d’exécuter son grand poëme de l’ Enfer racheté, dont le plan et les principales scènes sont entièrement dessinés, et qui promet un rival au Paradis perdu de Milton. Maintenant que tous nos théâtres sont voués au vaudeville ou au drame

  • prosaïque et bourgeois, la poésie lyrique offre un glo¬

rieux refuge à l’auteur de Saül, de Clylemnestre et de Norma. Que M. Soumet y vole donc de toutes ses ailes. Il y a si peu de talents à qui soit ouverte une pareille retraite !

Et maintenant, abrégeons par quelques citations des


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poésies mêmes que M me cTAltenheym demande pardon d’oser cacher à la fin de son livre :


LA TOURTERELLE POIGNARDÉE

Sous l’azur indolent du plus beau ciel d’Asie,

Si brillant de clarté, si frais de poésie ;

Dans ces bois de sandal ou soupire au réveil Le bengali chanteur, rossignol du soleil ;

Où le lotos endort dans ses coupes fleuries L’insecte étincelant du feu des pierreries ;

Où les astres, des cîeux peuplant la profondeur, Semblent doubler leur nombre à force de splendeur ; Où la mer languissante au sein de l’ombre heureuse. Sur l’ambre et le corail berce une onde amoureuse ;

Et baignant de baisers ces bords mélodieux.

Laisse en se retirant des perles pour adieux.

Dans ces climats d’amour, de parfums et de flamme,

Où l’âme des fleurs vient se mêler k notre âme.

Un oiseau, qui préside à leur enchantement.

Sur le lac constellé des feux du firmament.

Plane d’un vol rêveur, comme une fée amie.

Sur le front transparent d’une vierge endormie ; S’égarant, visitant les palmiers d’alentour,

Qui parlent à la nuit leur langage d’amour ;

Suivant des colibris la trace d’étincelles ;

Changeant à chaque fleur le parfum de scs ailes,

Et prenant pour son nid, sous scs riches berceaux.

Le grand lis bleu qui tremble au bord fuyant des eaux. Les beaux magnolias, où son vol se repose. Comparent leurs bouquets h ses teintes de rose.

Du doux fruit de l’amra pour venir l’admirer,

L’oiseau du paradis cesse de s’enivrer ;

Et le soir, pour garder l’éclat de son plumage,

Les mimosas pourprés abaissent leur feuillage.

Qu’il est heureux! heureux… oh! voyez sur son cœur Cette tache sanglante, emblème de douleur.

Pauvre oiseau ! le printemps éternel t’environne,

Ta blessure est un deuil jeté sur sa couronne.

Sous les frais latanicrs l’onde étend son miroir,

Dans ce cristal si pur tu trembles de te voir ;

Et plus d’enchantement, et d’ombrage en ombrage,

Tu fatigues ton aile à fuir ta douce image ;

  • Oiseau des îles Philippines.

Et tu gémis, semblable eu ton vol gracieux A la Péri qui pleure à la porte des cieux :

Car ton regard, ainsi que tout regard poëte,

Cherche au secret du cœur son soleil et sa fête ;

Car ton sort est le notre—et nous-mème un instant’» N’avons-nous pas les fleurs de ton berceau flottant? Comme toi, sur nos fronts élus de l’harmonie, N’avons-nous pas le ciel de notre Océanie,

De nos chanteurs ailés le poétique essaim,

Et la perle cachée au fond de notre sein ?

Nos étoiles, le soir, livrant vierges, et blondes.

Leur image tremblante aux caresses des ondes :

De rayons souverains couronnant leur front pur»

Ou donnant deux à deux dans leur couche d’azur ? Tout cet éclat d’amour, ce luxe d’allégresse Tout cc premier Édcn, parfumé de jeunesse ;

Ce concert idéal, dans notre âme entendu,

Cc paradis du cœur qu’Êve n’a pas perdu :

L’espoir, Tardent espoir..*. Mais de sa main sauvage Déroulant de nos jours les anneaux d’esclavage.

Le malheur vient briser tous ces fils transparents,

Dont un sylphe tramait nos rêves enivrants ;

Montrer à notre orgueil nos vêtements de fange,

Nos flétrissures d’homme à nos regards d’archange.. Car voilà l’existence ! A peine sur le seuil »

De ses songes de fête on se réveille en deuil.

Depuis l’heure où Tenfant que berce un doux présage, Dort, le front appuyé sur les fleurs de son âge, Jusqu’au jour où finit, lugubre et solennel.

Notre exil commencé dans le flanc maternel,

Nous fécondons de pleurs notre terre importune :

Nous sommçs tous au cœur marqués pour Tinfortunc ! En vain, l’homme trompantson invincible effroi»

Sur le stygmate impur jette un manteau de roi ;

En vaiu .pour se cacher la plaie expiatoire,

11 aveugle scs yeux des éclairs de la gloire ;

Ou plus grand » et couvert des voiles de L’autel,

Croise ses bras souffrants sur le signe mortel ;

Rien ne peut effacer la formidable tache.

Aux amours qu’il poursuit sa blessure s’attache :

Et l’on ne suit le char du sublime vainqueur Qu’à la trace du sang qui tombe de son cœur!


LE MELROSE.

Au golfe d’Albenga, la lune belle et pâle,
S’avançant sur les mers en reine orientale,
A travers les rameaux d’un grand melrose en fleur,
Laissait tomber du ciel ses perles de blancheur.
Un rossignol gardait, sur une branche amie,
Sa flottante famille à ses chants endormie :
Et Ton voyait briller sur le ntd gracieux,
Parmi les fleurs de l’air les étoiles des cieux.
Dans la nuit embaumée, au pied du haut melrose,
Reposait un enfant sur sa couche de rose :
Sa mère, près de lui’, chantait un air si doux
Qu’on l’aurait cru bercé par un ange à genoux ;
Et la mère, et l’oiseau que la brise balance,
De la plage muette enchantent le silence :
Arrêtent le pêcheur sur l’onde, et tour à tour
Changent en harmonie un ineffable amour.

  • Dors, mon fils ; que toujours ces rameaux, heureux voiles,

«Sans dérober ton frontaux baisers des étoiles,
« Te protègent : bercé par ces flots murmurants,
« Que ta vie ait encor des Sots plus transparents.
«Que chacun de tes jours, harmonieuse fète,
«Ressemble au nid d’oiseau qui cbante sur ta tète ;
« Et ne connaisse pas l’orage de douleurs,
« Qui s’élève sur nous après le mois des fleurs ! »
Et l’oiseau de ses chants, sur son nid qui sommeille,
Jette aux échos du ciel la sonore merveille ;
Ou mourant de langueur, de ses accords changés
Traîne en soupirs plaintifs les refrains prolongés.
«Dors, mon enfant : c’est l’heure ou l’on voit sous le saule
«Étinceler d’amour le ver luisant qui vole.
«Dors ; je t’ai consacré les veilles de mon cœur :
« La nuit n’a pas de rêve égal à mon bonheur!
« Comme l’enfant Jésus rayonne sur sa mère,
«D’un souris de mon fils tout mon être s’éclaire ;
« C’est mon astre, mon ciel, mon ange le plus beau ;
« L’horizon de ma vie est autour d’un berceau.
Et l’oiseau de ses chants, sur son nid qui sommeille,
Jette aux échos du ciel la sonore merveille ;

Ou mourant de langueur, de ses accords changés

Traîne en soupirs plaintifs les refrains prolongés.

« Dors, mon petit enfant ; l’abre qui t’environne
« Ouvre toutes ses fleurs dans Tair pour ta couronne ;

« L’aurore a des rayons plus doux que ceux du soir.

« Dors ; tes yeux bleus demain s’ouvriront pour me voir ;

« Demain viendra le jour ; mais mon âme en prière,

« Dans ton regard aimé cherchera la lumière.

« Silence, flots légers ; oiseaux, chantez plus bas :

« J’écoute mon enfant qui ne me parle pas. »



Au golfe d’Albenga, la lune belle et pâle,

S’avançant sur les mers en reine orientale,

A travers les rameaux J’un grand melrose en fleur,

Laissait tomber du ciel scs perles de blancheur.

Tous les esprits qui ont le sentiment poétique auront déjà reconnu, à ces deux pièces, quel poète est M me d’Altenheym ; et certes, à une autre époque, il n’y aurait pas eu assez de couronnes pour ce modeste front de vingt ans. Et c’est pour ainsi dire dans les errata de son volume qu’elle a relégué, de pareils trésors !… Mais on irait les chercher comme l’or jusque dans les mines du Pérou. La Pluie de fleurs, Sapho, la Vision, le Peintre de la coupole, etc., etc., sont des compositions qui, par la suavité des formes et la réalité poignante des sentiments, justifient à merveille leur titre de : Mélodies de l’âme.

Sans doute il y a peu de prose et peu de vers dans lè seul ouvrage qu’ait encore publié M mc d’Altenheym ; mais honneur aujourd’hui à qui n’apporte qu’une pierre précieuse à la monstrueuse Babel de nos bibliothèques ! Et souvenons-nous, en relisant les Filiales, que les an¬ ciens auraient donné mille amphores de liqueur vul¬ gaire pour une goutte de nectar.

Émile Deschamps.