Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Rochelle de Brécy

Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 126-135).


Mme  Rochelle de Brécy.



Mme ROCHELLE DE BRÉCY


(Adélaïde-Isabelle-Jeanne)


NÉS À LUNÉVILLE LE 7 FÉVRIER 1771.
Fille de Jean Vivien Deschampsy, lieutenant-colonel de cavalerie.


Il est de ces figures franches, caractérisées, dont l’artiste habile ne pourrait rendre de profil toute l’expression, et qu’il est obligé de peindre de face. Il est de ces femmes qui joignent aux élans d’une imagination vive les nobles épanchements d’une âme forte, inébranlables dans leurs opinions, dans leurs attachements, et qui même portent la constance jusqu’à l’héroïsme.

Telle est la dame dont je me suis chargé de placer le portrait parmi ceux qui décorent cette belle galerie. Il faudrait un pinceau plus vigoureux que le mien pour faire une pareille peinture : elle exige des nuances prononcées, des traits expressifs, et surtout une touche hardie qui ne convient plus à la main vacillante d’un septuagénaire… Mais, des relations sociales et d’affinité m’ayant mis à même d’étudier depuis trente-cinq ans mon honorable modèle, j’ose espérer qu’on excusera la faiblesse du coloris en faveur de la parfaite ressemblance.

Après avoir fait toutes les guerres d’Hanovre, le père de Mme de Brécy entra dans les gendarmes de la garde, commandés alors par MM. les duc de Castries et marquis d’Autichamp (le dernier gouverneur du Louvre sous Charles X). Ce corps d’élite avait Lunéville pour garnison, d’où il venait faire son service à Versailles, faisant partie de la maison militaire du roi. M. Deschampsy en sortit pour prendre sa retraite comme lieutenant-colonel et chevalier de Saint-Louis. Il vint s’établir à Versailles, où ses talents lui méritèrent des missions de confiance, toutes dans l’intérêt du commerce, de la science et des arts.

Ce fut là que Mme de Brécy puisa son goût dominant pour la littérature, et principalement pour l’histoire et la géographie. Elle avait à peine dix-huit ans lorsque la révolution vint changer son avenir, aventurer ses destinées par d’indomptables circonstances. Toujours dévouée à la cause pour laquelle son père avait versé son sang, elle écrivit sous un nom supposé, dans l’Ami du Roi, de Montjoie, et dans la Gazette de Paris, de Durosoy, plusieurs articles empreints du sentiment qui n’a jamais cessé de l’inspirer dans les dangers qu’elle a courus, dans les traits de dévouement qu’elle a faits, dans les combats même où elle s’est trouvée.

Ces vérités, je le sais, ont excité la critique mordante de certaines personnes qui n’aiment pas l’héroïsme dans les femmes ; mais, sans entrer dans cette controverse où bien souvent l’impuissance et l’envie crient si haut, je ne saurais m’empêcher, moi, d’admirer et d’honorer les généreux mouvements de l’âme partout où ils se trouvent, chez ceux-là mêmes contre lesquels j’ai combattu pour la cause de la vraie liberté !…… Eh ! pourquoi vouloir dépouiller les femmes de leur plus bel apanage ? Elles s’en sont montrées si dignes dans nos troubles politiques ! et presque toujours elles en furent si mal récompensées ! Il semble en effet qu’on rougisse de devoir sa fortune, sa liberté, sa vie à un être faible et qui ne fut créé que pour aimer. Cette insatiable fierté d’homme est pour ainsi dire humiliée des secours prodigués par une mère, une épouse, une amie ; on en profite, mais il en coûte de les avouer ; souvent, hélas ! on les oublie. Car, ainsi que nous le dit un illustre moraliste : « Qui vieillit le plus en ce monde ? Un bienfait. »

Mme de Brécy en effet ne tarda pas à s’apercevoir que si la chaleur d’âme embellit la vie, souvent aussi elle fait payer cher ses faveurs. Ses nombreux écrits, quoique sous le voile de l’anonyme, lui attirèrent des persécutions, la jetèrent dans l’exil, sur une mer orageuse, et l’exposèrent à de fréquents naufrages, dont elle ne se sauva que par sa constance, son admirable résignation et sa présence d’esprit. Personne peut-être ne combattit le malheur avec plus d’énergie ; et, tandis que les personnes qui la blâmaient alors jouissaient des délices de l’opulence, la courageuse proscrite cherchait une chaumière où elle pût obtenir un asile ignoré, le pain du pauvre et le plus obscur grabat pour y reposer sa tête.

Parmi les ouvrages qui causèrent son honorable proscription on remarque le Malheur des circonstances, dont pas un exemplaire ne reste dans la librairie. Parut ensuite l’Origine de la chouannerie, ou Mémoires de Stéphanie de Bressan, en 2 vol. in-12. C’était un tableau frappant des guerres civiles de l’ouest de la France ; c’était le premier cri qui se faisait entendre en faveur de cette contrée si malheureuse, dont la fidélité sans doute fut poussée jusqu’à l’enthousiasme, mais dont les vieilles traditions de famille auraient peut-être du ne pas être punies de la dévastation, du pillage et de l’incendie. Mais détournons nos regards de ces guerres fratricides, et reportons-nous à ces temps rémunérateurs où cessèrent tant d’horreurs, où la France vit luire des jours plus sereins, que bientôt assurèrent des lois, écrites dans un code immortel, et qu’ombragèrent les nombreux lauriers de la victoire.

Mme de Brécy, sous le nom d’Adèle Chemin, fit paraître en 1806 le Courrier russe, ou Cornélie de Justal, en 2 vol. in-12. Une jeune amie de l’auteur, remplie d’esprit et de talent, mais envers qui la nature avait été avare de ses faveurs, et que sa famille accablait de ses dédains, avait inspiré à l’aimable Adèle Chemin le noble dessein de la rassurer sur l’effroi qu’elle prenait de sa destinée, et de lui prouver que la beauté n’est pas toujours nécessaire pour charmer et pour fixer. Car, ainsi que l’a dit une belle femme, de beaucoup d’esprit, « on ne sait que devenir, lorsqu’on ne sait qu’être belle. » Ce charmant ouvrage, où la fierté de femme et la véritable amitié prenaient la défense des femmes laides, réunit tous les suffrages : il produisit une vive sensation sur ses nombreux lecteurs. Je lui dus moi-même un de mes succès ; j’y puisai la comédie en deux actes que je fis représenter à cette époque au théâtre du Vaudeville, sous le titre du Petit Courrier, ou Voilà comme les Femmes se vengent. Il m’est bien doux de restituer ici cette modeste couronne à son principal auteur, à qui je demande la permission de n’en conserver qu’une feuille, comme un de mes plus chers souvenirs.

Peu de temps après, c’est-à-dire en 1809, parut, sous le nom d’Adèle Chemin, l’Homme sans caractère, ou Clémence de Sorlieu, en 3 vol. in-12. C’est un tableau des mœurs du jour, où tous les acteurs sont peints d’après nature ; c’est en même temps la description du peuple basque, et le résultat de treize mois de séjour et d’observations faites dans ce pays original et pittoresque. Tous les journaux d’alors en firent l’éloge, et classèrent cette nouvelle production parmi celles qui honoraient le plus les femmes de lettres de l’époque moderne.

Enfin, en 1813, Adèle Chemin, habitant alors à cent soixante lieues de Paris, fit paraître une seconde édition du Courrier russe, et en même temps Madame de Palastro, en 3 vol. in-12 ; production remarquable par l’intention bien prononcée de combattre une manie ou plutôt un défaut qui tant de fois fit le malheur des femmes ! Bien que l’auteur ait transporté la scène en Italie, pour ne pas désigner les personnages par elle mis en action, on reconnaît aisément ceux qu’elle a voulu peindre, et tous les événements y sont racontés avec une verve piquante et la plus exacte vérité. C’est, selon moi, de toutes les productions de l’auteur celle où l’on trouve le plus d’attrait, de charme, d’entraînement et de désir d’être utile à son sexe.

Mme Adèle Chemin, parvenue à cet âge où la réflexion dirige nos penchants, connaissant trop bien le monde, qu’elle avait étudié, pour compromettre une indépendance si chèrement acquise, éprouvait toutefois le besoin de s’attacher un ami avec lequel elle pût vieillir en paix.

M. Rochelle de Brécy, ancien aide de camp du général Pichegru, dévoué depuis sa jeunesse à la cause royale, avait été compris dans le procès des généraux Georges Cadoudal et Moreau, où, après avoir obtenu grâce de la vie, par les héroïques instances de son jeune frère Henri de Rochelle, avocat, il fut condamné à une prison perpétuelle. Il gémissait sans espoir dans les cachots du château d’If depuis plus de dix ans, lorsque la restauration des Bourbons lui rendit la liberté et son rang dans l’armée. Il rencontra Mme Adèle Chemin, et les rapports d’opinions, de services rendus, de sacrifices, de souffrances, leur firent éprouver cette mutuelle considération qui bientôt les unit par des liens sacrés. Rien ne rapproche les cœurs comme la conformité des dangers qu’on a courus et des maux qu’on a soufferts. Mais le 20 mars 1815 vint de nouveau troubler leur vie : la famille des Bourbons fut contrainte de s’éloigner de la France pendant les Cent jours si mémorables dans l’histoire. Et ce fut à leur retour à Paris que le brave, le féal colonel de Brécy, qui n’avait pas quitté leur bannière, entra comme officier supérieur dans le troisième régiment d’infanterie de la garde, qu’il contribua à former et à instruire. C’est pendant ces quatre années de leur séjour à Paris que Mme de Brécy fit imprimer, sans nom d’auteur : 1° Un Mot sur l’expédition du duc d’Aumont en Normandie ; 2° Un Mot sur les Vendéens, ou la Vérité dévoilée ; 3° Ma première Condamnation à mort au 18 fructidor, épisode curieux et touchant de la vie de son mari.

En 1819 le colonel de Brécy fut nommé lieutenant de roi de la ville de Douay ; il ne quitta ce poste qu’en 1830. Enfin Mme de Brécy venait de terminer des Souvenirs, en quatre volumes in-8°, qui eussent offert les portraits fidèles des plus grands hommes politiques et des révélations historiques du plus haut intérêt ; mais ce précieux manuscrit, objet de quinze ans de travail, a été perdu dans la révolution belge à Bruxelles, et depuis l’auteur n’a pu se décider à reprendre la plume.

Veuve en 1832, attaquée dans sa fortune, désenchantée dans ses affections, fatiguée de rencontrer sur la scène du monde de certains personnages qui avaient entièrement oublié les services rendus dans un temps plus heureux pour elle ; trouvant toutefois des ressources et des consolations dans ses souvenirs, dans cette habitude du travail qui tient lieu de tout, Mme de Brécy s’est choisi l’asile qui convenait le mieux à ses goûts, à ses nobles épanchements ; elle s’est retirée à l’Abbaye-aux-Bois. C’est là qu’entourée de quelques amis vrais, au milieu d’une société douce, sans avoir rien perdu de cette vive imagination, de ces élans d’une âme forte, elle récapitule son honorable carrière avec cette dignité, ce calme du for intérieur et cette pieuse résignation d’une femme de talent, d’une femme de cœur et surtout d’une femme de bien.

Bouilly.