Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises/Abrantès

J. Lesguillon.
Texte établi par Alfred de MontferrandArmand-Aubrée, libraire (p. 238-263).


Mme la Dsse d’Abrantès.





M" LA D“ DABRANTES

(Cuurr)

A MONTPEIXIEIÏ, LE 6 NOVEMBRE J787.

Fille de M. Saint-Martin de Pebmon et de Madame Panoria Comsène.


Une destinée à peu près pareille rapproche sur le ter¬ rain de Thistoire l’homme remarquable et la femme remarquable qui l’a le mieux connu, qui l’a le mieux fait connaître. Après avoir rempli le monde de l’admira¬ tion et surtout de la terreur de son nom, Bonaparte, dé¬ chu de ce trône qui devait crouler parce que sa base était sur terre, alla sceller sa renommée à Sainte-Hélène et couronner là le cercle de sa vie trop éclatante pour que l’homme fût réellement compris : mais là, sans mas¬ que, sans diadème, l’empereur reparut, consacré par le malheur. S’il fût mort sur le trône ou au pied du trône, ou dans les combats, il n’eût certes pas acquis l’immortalité qui s’attache à sa personne ; mais le mal¬ heur mit à l’épreuve son âme et sa force à souffrir, et il en sortit plus victorieux, plus héros qu’après Mârengo ou Austerlitz. Il en est de même de la duchesse d’Abran- tès : longtemps bercée au bruit de la gloire d’un époux, digne compagnon de l’empereur, elle n’en était pas moins la femme spirituelle, l’auteur admirable que nous envi¬ ronnons d’hommages ; mais cette âme si sympathique, dont les échos vont aujourd’hui ébranler tant d’âmes qui ne l’eussent pas aimée comme elles l’aiment aujour¬ d’hui, n’électrisait alors qu’un cercle, qui, tout étendu qu’il fût, avait cependant des limites qui le séparaient de la masse commune ; mais à présent qu’elle a vu à toutes ses grandeurs succéder une Sainte-Hélène moins pénible, moins solitaire, mais aussi révérée, elle a jeté du sein de sa retraite son nom flamboyant d’une auréole nouvelle, et est allée conquérir du suffrage populaire une royauté qui ne devient immortelle qu’avec lui.

Mme la duchesse d’Abrantès est née à Montpellier, le 6 novembre 1787. Elle descend par sa mère des Com- nène, empereurs dont le règne a laissé des traces lumi¬ neuses de son passage à Constantinople. Elle eut pour mère M me Panoria Comnène, sœur de Démétrius Com- nène, reconnu par toute l’Europe comme descendant de cette race illustre, et qui, admis à faire ses preuves sous Louis XVI, soumit au jugement de M. Cherin, généalo¬ giste du roi, l’homme certainement le plus versé dans la science de ces souvenirs reculés, mais aussi bien connu par la rigidité de ses principes et l’indépendance du plus noble caractère, ses titres, tellement authenti¬ ques, qu’ils obtinrent des lettres patentes de Louis XVI, datées du 15 avril 1782, enregistrées au parlement le 1 er septembre 1783, à la chambre des comptes le 28 mai 1784, et publiées la même année en tête du Précis his¬ torique de la maison impériale des Comnène.

Par un de ces hasards qui sembleraient un jeu de la Providence, ouïe résultat d’une de ses pensées mysté¬ rieuses, il est à peu près certain que sa famille était pa¬ rente de la famille Bonaparte, et que cette dernière, sans remonter à une source princière ou impériale, était aussi d’origine grecque. Ainsi, même avant cette union forméé parla gloire, déjà une même patrie les avait vùes naître, et ces deux grands fleuves qui devaient se confondre étaient descendus des mêmes montagnes.

La famille des Comnène, ou plutôt ses débris, allèrent chercher un asile en Corse, où ils établirent une colonie parfaitement distincte des autres habitations. Lorsque la France, profitant d’une division entre les Corses et les Génois, s’entremit pour mettre le holà, et plus tard s’emparer d’un état où elle n’était entrée que comme médiatrice, les traités passés entre la république ligurienne et les Comnène furent abolis, et la cou¬ ronne de France s’empara des biens personnels de la famille. Démétrius réclama ; on l’indemnisa, mais il ne lui fut pas permis de déployer les insignes de sa dignité, incompatibles avec les usages de la monarchie française. Ce fut alors que sa filiation fut solennellement reconnue.

Au milieu des troubles qui agitaient la Corse, eut lieu le mariage de Mme Panoria Comnène avec M. de Permon, jeune Français réunissant tous les avantages de l’éducation la plus distinguée, quoiqu’il ne fût qu’un roturier. Déjà une amitié vive avait rapproché la mère de Mme d’Abrantès de la signora Lætizia Ramolino, mère de Napoléon. Toutes deux, du même âge, étaient ravissantes de beauté ; mais leur beauté, à l’examen, présentait chacune un caractère trop différent pour qu’elles eussent même un prétexte de rivalité ou de jalousie. M ac Lætizia Bonaparte était jolie, gracieuse ; Mme Comnène était belle et imposante : plus tard, il semble que le caractère de figure de la mère de l’empereur ait changé : mais cette sévérité qu’on lui reprochait ne venait pas de son âme, mais de la gravité des choses auxquelles elle se trouva constamment intéressée.

Un événement assez singulier signala la naissance de la jeune Laure de Permon, et nous croyons n’avoir rien de mieux à faire que de laisser parler ici Fauteur des Mémoires.

« Ma mère, dit-elle, était grosse de moi : sa grossesse avait été des plus heureuses, et tout faisait présumer que celte couche, qui était la cinquième, aurait le plus heureux terme.

« Le 6 novembre, ma mère, après avoir soupe chez Mme de Moncan, femme du commandant en second de la province, rentre chez elle très bien portante ; elle avait bien soupé et était de la plus belle humeur : elle se couche {ilétait une heure ) ; à deux heures, elle était accouchée d’un grosse fille : elle s’endort dans le calme le plus com¬ plet. Le lendemain 7 novembre, à huit heures du matin, elle était entièrement perdue du côté droit et en partie du côté gauche. C’est en vain que la faculté de médecine de Montpellier, alors la ville de l’Europe la plus justement renommée pour la science, entoure son lit de douleur des soins les plus assidus ; on ne peut ni soulager son mal, ni même en deviner la cause. Pendant trois mois, ma pauvre mère est à l’agonie ; sa voix est éteinte à force de crier : enfin, elle est guérie.et par qui?… par quel moyen?… Parle plus simple de tous, et sa guéri¬ son n’en est que plus merveilleuse.’

« Un paysan qui apportait des fruits et des légumes à l’hôtel, entend un jour des cris déchirants ; il voit des femmes qui pleurent, une consternation générale:il s’informe, on lui dit l’état de ma pauvre mère. 11 de¬ mande à être conduit auprès de mon père. « Je ne veux aucune récompense, lui dit-il ; mais d’après ce que je sais de vos domestiques, je crois savoir ce qu’a votre femme ; et si vous le voulez, je la guéris en huit jours. »

« Mon père, qui commençait à perdre toute espérance, à qui les médecins n’avaient pas dissimulé le matin même que ma mère était dans le plus grand danger, était en ce moment livré à un profond désespoir. Tout ce qui pouvait dans cette heure d’angoisse lui offrir la plus faible chance favorable, il s’y cramponnait, pour ainsi dire, avec la force que donne le délire.

« Quel effet produit ton remède ? » demanda-t-il au paysan.

« Le paysan s’explique. — « C’est un topique, ainsi nul danger pour les sources de la vie. » Mais d’après ce qu’il dit lui-même, les souffrances qu’il donnait étaient atroces.

« Mon père mande les médecins qui soignent infructueusement ma mère depuis trois mois : tous ont du talent, tous sont pleins de raison et d’esprit a La nature est immense dans les bienfaits, dit M. Barthès : que savons-nous qu’elle - réserve à la main de cet homme ? Laisons-le agir.

« On demande à ma pauvre mère si elle veut se rési¬ gner à un surcroît de supplice : elle consent à tout ; elle avait fait le sacrifice de sa vie.

« Le paysan demande à retourner chez lui : son village est voisin ; il promet d’être de retour le lendemain dans la matinée. Mon père frémit en apprenant que cet homme est de Saint-Gilles 1 ; mais il paraît sensé. Tous ses pré¬ paratifs se font avec une sorte de méthode : il pétrit cinq pains ronds ; la pâte est composée par lui. Voilà son secret, il est simple : ce sont des herbes qu’il cueille lui-même, qu’il fait’bouillir, et avec cette décoction qu’il augmente avec beaucoup de bière forte, de la fa¬ rine de maïs, il fait une pâte sans levain, fait cuire ses pains, les sort du four, et sans les laisser refroidir, il les coupe en deux et les applique sur la partie malade. Ma mère m’a dit souvent que l’on pouvait par le pouvoir de

1 Village ou il sc trouve un grand nombre d’aliénés : dans chaque ha¬ bitation il y a la chambre du fou. la parole faire partager une sensation ; mais ici, disait- elle, c’est impossible, et je la voyais pâlir à ce souvenir! Combien elle avait dû souffrir !

« Pendant huit jours, cette horrible question fut renou¬ velée ; au bout de ce temps, les douleurs avaient cessé : les membres avaient repris leur mouvement, leur élasti¬ cité, et un mois après l’entrée du bon paysan dans notre maison, ma mère était sur son balcon, appuyée sur le bras de mon père, regardant autour d’elle avec cette joie pure qu’on ressent toujours après un nouveau .bail passé avec la vie, quelque peu qu’elle vaille et qu’on la prise.

«Une particularité singulière, c’est l’oubli total dans lequel elle était tombée dé sa grossesse et de son accou¬ chement : mon père l’avait pénétré avec douleur sans en pénétrer la cause véritable. 11 croyait que les douleurs horribles produites par cette couche avaient inspiré à ma mère de l’aversion pour l’enfant dont elle était ac¬ couchée. Cet enfant, c’était moi. Dès que mon père crut s’apercevoir que ma mère, par son silence absolu, m’exilait d’auprès d’elle, il donna les ordres les plus rigoureux pour que la nourrice se tînt à l’autre extrér mité de l’hôtel. C’était sa tendresse pour tous deux qui lui dictait cette conduite. Ma mère était trop malade encore pour qu’il l’irritât en la raisonnant sur une aberration d’esprit, et il me ménageait un retour auprès d’elle.

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«Pauvre petite!» disait-il en m’embrassant avec ten¬ dresse et avec larmes, «pauvre petite!» • ’ _

« Il y avait quatre mois que ma mère était accouchée. On était aux premiers jours de mars. L’air était embaumé de ces profusions de parfums causés par les émanations . des-plantes printannières qui, dans le midi, ont-une odeur plus enivrante. Ma mère était sur son balcon, respirant la vie et jouissant doublement de rentrer à cette délicieuse époque de l’année. Sa vue se portait au loin, puis revenait : elle regardait doucement, elle par¬ lait doucement ; elle trouvait une sorte de volupté à essayer sa vie et ses facultés. A demi couchée sur l’é¬ paule de mon père, qui la soutenait dans ses bras, elle l’écoutait lui dire à demi voix tous les projets qu’il for¬ mait pour qu’elle passât un été qui la dédommageât de tout ce qu’elle venait de souffrir. Ils devaient aller à Bagnères. Tout à coup il la sent trembler violemment : elle pousse un cri, et d’une main saisissant le bras de mon père, de l’autre elle lui montre un enfant qu’une nourrice porte sur ses bras ; elle ne le connaît pas, elle ne sait pas si c’est le sien ; mais toute son âme a été frap¬ pée, elle ne peut que dire : « Charles! mon enfant! J’ai un enfant, n’est-ce pas? Où est-il, mon enfant? Est-ce lui ?» Et elle montrait d’une main tremblante la nour¬ rice qui s’éloignait.

a Mon frère m’a souvent raconté cette scène ; il avait seize ans alors, il était mon parrain, et me portait déjà cette tendresse active qui a fait retrouver en lui un père à l’orpheline. Q me disait que rien ne peut peindre le délire de joie de ma mère en embrassant un bel enfant de cinq mois, frais, bien portant, plein de vie, la re¬ gardant avec un œil de feu et lui faisant seulement le

chagrin de la repousser et de tendre les bras à son père. Comme le cœur est insatiable ! Il n’y avait pas une heure que ma mère avait retrouvé sa fille, et déjà elle pleurait à sanglots de ce que je la repoussais pour aller avec mon père. Elle ne raisonnait pas ce mouvement tout naturel en moi : elle était la plus tendre, la plus pas¬ sionnée des mères ; accoutumée à donner ses soins à ses enfants, à recevoir leurs caresses, son cœur ressentait avec amertume le contre-coup du petit bras blanc et po¬ telé qui la tapait très fortement pour aller s’accrocher aux jabots, aux manchettes à dentelle de mon père ou de mon frère ; mais la connaissance fut bientôt faite. Mon berceau fut établi à côté du lit de ma mère ; la nourrice coucha dans un cabinet voisin, et ma mère, me serrant dans ses bras lorsque je m’éveillais le matin, me disait : <> O mon enfant! comme je dois t’aimer, pour réparer ces cinq mois d’exil du cœur maternel ! » Bonne mère ! elle a bien tenu parole ! »

En 1785, la famille vint à Paris, et là Mme de Perœon commença à jeter dans le monde cette réputation de grâce, de finesse et de charme naturel en toutes choses: personne mieux qu’elle ne savait recevoir. Il semble que cette haute connaissance des exigences dans les rela¬ tions sociales soient venues en héritage à Mme la duchesse d’Abrantès. Ce que sa mère possédait éminemment, c’était l’art si difficile de tenir son salon : c’était en elle une chose indépendante de ses autres agréments. Elle l’eût fait de même étant vieille et laide. N’ai-je pas vu ce salon rempli de monde à une époque où les souf¬ frances qu’elle éprouvait auraient éloigné de toute autre ? Beaucoup de femmes croient que pour recevoir il ne s’agit que d’arranger un appartement d’une manière bien élégante* de faire la révérence en souriant à cha¬ que personne qui entre ou qui sort, et de donner le coup de cloche pour le genre de conversation, qui do¬ minera dans la soirée : ce n’est pas cela du tout. De cette manière on recevra,. on aura* peut-être du monde ; mais on aura une maison ennuyeuse à* mourir. Il faut, pour en avoir une agréable* quela dame du logis soit la prê¬ tresse, mais la prêtresse invisible du temple ; qu’elle établisse chez elle aneentièce liberté, et que jamais cette liberté ne dégénère en licence. H faut que chacun fasse ce que bon lui semble, et pour qu’il n’en résulte aucun incoavénieut, elle ne doit, admettre chez elle que des personnes qu’elle sait incapables d’en abuser. Mais un écueil qu’une maîtresse de maison doit éviter comme un fléau maudit, comme le symbole de tout épouvantail. c’est de faire de son salon un bureau d’esprit : j’en ai vu des effets effrayants, c’est le mot.

À l’arrivée de sa famille à Paris, déjà les troubles qui si longtemps ensanglantèrent la France couvaient sour¬ dement, et Forage se formait à l’horizon. À un âge où la raison suffît à peine au choix des plaisirs, la duchesse d’Àbrantès vit défîler devant elle ce cortège hideux et lâche qui préside toujours à la conquête de la liberté. Elle vit toutes ces scènes horribles, entendit autour d’elle cès cris d’une populace ivre de sang et d’eau-de- vie, et dans son intérieur, tout dévoué à l’auguste mo¬ narchie qui tombait à force de fautes et de basses ini¬ mitiés, retentit le bruit de la hache qui assassina Louis XVI. Au milieu du deuil général, toujours il lui fallut trembler pour les jours d’un père, d’un frère et de tout ce qu’elle aimait. Tantôt séparée de ses parents, tantôt réunie avec eux, elle resta en butte à toutes les secousses d’une tempête qui pouvait les engloutir. Il faut avoir lu dans ses Mémoires tous ces récits pleins de drame et de vérité, pour se former une idée assez juste de cet heureux temps où le sol fut arrosé de tant de sang français pour ne rien produire ; car, pour nous du moins qui comparons, nous avons le malheur de ne pas apprécier les fruits de tous ces exploits populaires, et de regretter la belle et bonne monarchie, quand même…

Depuis ces moments où une aurore plus sereine se leva sur la France, une intimité plus vive réunit la mai¬ son de Permon à la famille Bonaparte. Chaque pas dans cette carrière immense fut mesuré par l’intelligence qui devait plus tard en retracer, l’histoire. C’est là qu’on trouve avec intérêt les luttes malheureuses que toujours auront à soutenir contre l’envie, la haine, la médiocrité et la pauvreté meme, les hommes appelés à des destinées éclatantes ; il semble qu’il faille aux âmes puissantes la trempe de l’adversité pour apprendre plus tard à vain¬ cre même la fortune. Ces détails sont charmants et peints avec une ingénuité si réelle, qu’on a peine à se douter du rôle que son auteur a joué plus tard sur la scène du monde.

Parmi les jeunes officiers que Bonaparte avait pré¬ sentés à Mme de Permon, on en distinguait un remar¬ quable par sa franchise, son air ouvert, et surtout par son attachement à son général, attachement qui tenait presque de la passion ; cette affection trouvait pour s’exprimer des élans du cœur si.bien sentis, qu’ils ins¬ piraient pour lui une vive sympathie : Junot était son nom. Brave comme ces héros créés par l’imagination des poëtes, il portait déjà des stigmates de blessures qu’il avait reçues, gages d’une intrépidité qui se joignait chez lui au sang-froid et à la présence d’esprit.

Junot était né à Bussy-le-Grand, le24 septembre 1771, de bons bourgeois, vivant dans l’aisance. Avant 89, les bourgeois ne mettant pas leurs fils au service, Junot se destina au barreau ; il fit des études excellentes. Il avait à peine vingt ans, lorsque d’un bout de la France à l’au¬ tre s’éleva un cri de guerre… A ce cri, une voix sou¬ daine répondit comme si dans son sein elle m’avait été qu’endormie. Il entra dans ce fameux bataillon des vo¬ lontaires de la Côte-d’Or, qui fournit à l’empire tant de généraux et de grands officiers. Après la reddition de Longwy, ce bataillon fut dirigé sur Toulon, qu’il fallait reprendre aux Anglais. Junot était sergent de grenadiers: ce poste, premier degré de son élévation, lui fut con¬ féré par ses camarades, tous aussi braves que lui, et c’était un des plus doux souvenirs de sa vie.

La franchise et l’aisance du caractère de Junot lui attirèrent des amitiés ardentes que ne purent éteindre les accès d’une irritabilité facilement excitée chez lui par les apparences d’un tort. A peine avait-il soupçonné un oubli dans les objets relatifs au service, qu’il témoignait son mécontentement d’une manière fort dure, excusable en cela qu’il n’avait aucune partialité, et qu’il frappait du même anathème ceux même qu’il affectionnait le plus. Beaucoup d’inimitiés lui sont venues de cette sévé¬ rité, juste pourtant ; mais il dédaignait l’art des ménage¬ ments et n’en concevait pas de nécessaires pour ceux qui avaient encouru ses reproches. ’

Mais ce qu’il faut dire et proclamer, c’est son amour pour la vérité,la beauté de son âme, sa générosité iné¬ puisable, qui pendant quinze ans fît tant d’heureux au¬ tour de lui, et la haute noblesse de son caractère.

Quant à son courage, il n’y a pas d’expression qui puisse en rendre toute la naïveté. Un trait de lui, digne des plus beaux temps antiques, vaudra mieux que toutes les phrases. Se trouvant à une batterie, Bonaparte de¬ manda quelqu’un qui eût une belle écriture ; Junot sortit des rangs et se présenta pour écrire une.lettre sous sa dictée : Junot se mit sur l’épaulement.même de la bat¬ terie. A peine avait - il terminé sa lettre, qu’une bombe lancée par les Anglais éclate à dix pas et le couvre de terre ainsi que la lettre. « Bien, dit en riant Junot, nous n’avions pas de sable pour sécher l’encre. »

Bonaparte arrêta son regard sur le jeune sergent ; il était calme et n’avait pas même tressailli : cette circon¬ stance décida sa fortune.

Junot était non-sculcmcnt un homme aussi grand que sa réputation, mais il joignait à ses hautes qualités mi¬ litaires un esprit distingué, ingénieux et tendre. De plus, son âme expansive ne rêvait que le bonheur de sa femme et de ses enfants, dont l’avenir était toute sa pensée. J’ai maintenant entre les mains la dernière partie de sa correspondance avec sa femme, depuis leur entrée en Espagne jusqu’au 20 mai 1813. Toutes ses lettres annoncent un homme plein de sentiment et d’amour pour sa famille, de dévouement pour Napoléon ; et ce que beaucoup ignorent, un homme de goût, d’esprit, dictant une lettre avec un enjouement, une délicatesse, un laisser aller vraiment prodigieux, lorsqu’on songe qu’il écrivait sur l’affût des canons, au milieu des boulets et des balles, au bruit des remparts qui s’écroulent et des mines qui sautent.

Quelques passages donneront de ce que j’avance une plus juste idée que je ne pourrais en donner moi-même.


Ciudad-Rodrigo, le 11 juillet 1810.

« Troie est soumise ; mais les dieux ne permettent pas encore à Achille d’y faire venir son Iphigénie. Calchas prépare un sacrifice pour rendre les vents favorables. Déjà nos vaisseaux sont prêts, et sur sa parole, ils se tournent vers Salamanca. Qu’avec transport je parcourrai les chemins de la vieille Castille ! Je demanderai ma Laure à tout ce que je verrai ; mais non pas à tous ces vilains déguenillés qui ne la connaissent pas : je ne veux pas qu’il y en ait un qui la regarde ; ses vilains yeux souilleraient de leurs regards sinistres les traits de mon amie. »

Pernes, le 20 janvier 1811.

« Je m’empresse, ma chère Laure, de t’écrire moi-même pour te rassurer, et j’espère que cette lettre te parviendra avant que tu aies pu apprendre par une autre voie mon accident d’hier. J’ai été blessé au visage d’une balle qui, en me cassant le nez, est entrée dans la joue droite et s’est arrêtée à l’os de la pommette. Ce coup est des plus heureux, puisqu’un demi-pouce plus haut, ou plus en face, j’étais mort. J’en serai quitte pour quelques jours à garder ma chambre et quelques instants de souffrance quand on tirera la balle. Maintenant je suis très bien et ne souffre presque pas, quoique j’aie fait hier quatre lieues à cheval après ma blessure, et aujourd’hui autant dans des chemins affreux.

« On me fait espérer que mon nez restera plus droit que celui de M. de Vill…, ce qui me console ; et pour la cicatrice de la joue, il suffira, pour m’en consoler, d’un baiser de ma Laure et d’une caresse de nos chers enfants ; voilà toute mon ambition, toutes mes espérances ! Qu’elles se réalisent, que je lise dans vos cœurs que je suis nécessaire à votre bonheur, et je pourrai encore aimer la vie ! »


Saint-Felices-el-Chico, le 28 juin.

« Nous avons toujours beaucoup de chaleur, grande quantité de coups de canon et très peu de chose à manger. Les légumes surtout me manquent, ce qui m’est fort désagréable. Heureusement que je peux avaler de la poussière autant que je veux, et déjà deux coups de soleil m’ont écorché les oreilles et une partie de la figure. J’espère être un peu moins laid quand je te reverrai ; la couleur n’y fera rien. Notre-Dame de Lorette est plus noire que le diable, et elle a fait nombre de passions. Ma Laure est brune et est pourtant aussi jolie- que les plus jolies blanches. Je compte donc qu’une teinte de brun de plus ou de moins ne laissera, pas de te faire reconnaître le cœur de ton ami, qui pour toi sera toujours blanc, mais brûlant comme le soleil qui fait que les Africains sont noirs.

« Les murs de Ciudad-Rodrigo tombent bien doucement ; nous avons des ennemis qui nous inquiètent bien doucement ; quand nous les attaquons, nous le faisons bien doucement ; nos soldats ne couchent pas bien doucement ; les vivres nous arrivent bien doucement ; je voudrais que l’ordonnateur ne vînt pas bien doucement ; quand nous discutons tous trois que nous sommes ici[1], ce n’est pas toujours bien doucement ; mais tout serait égal si je pouvais longtemps. »

Ici, je demanderai la permission de borner une citation qui finit d’une manière fort tendrement conjugale. Tel est toujours le style de sa correspondance : enjouée, de bon goût ; mais surtout vive, passionnée comme celle d’un amant, et féconde en expressions et en phrases toujours nouvelles pour peindre son amour pour sa bonne, sa belle, son adorée Laure et ses enfants. Après une bataille, après une blessure horrible à la tête, s’il lui reste un moment, une parole, c’est pour eux, c’est pour elle. Je ne puis cacher l’émotion religieuse que j’éprouve en feuilletant les lettres tracées par cette main qui lançait la foudre et qui serra celle de Napoléon.

Son mariage avec Junot fut une fête magnifique, et qui donna lieu à Bonaparte d’exercer sa libéralité toujours sage. Il fut le parrain de son premier enfant ; cet enfant, qui depuis consacra sa vie aux œuvres de la plus sublime charité, est Mme Junot, modèle de charme, de beauté et de grâce. De ce mariage encore sont issus trois autres enfants : Mme Constance Aubert, dont nous avons lu dans plusieurs recueils des morceaux empreints d’une exquise sensibilité ; Napoléon d’Abrantès, qui joint au cœur de son père les qualités littéraires de sa mère ; et Alfred d’Abrantès, jeune homme accompli, aujourd’hui lieutenant au corps royal d’état-major : digne héritage qui représente si bien le célèbre général qui n’est plus, par tous les souvenirs de beauté ou les espérances de gloire.

Mme d’Abrantès a suivi son époux dans les importantes destinations de sa vie : elle l’accompagna dans son ambassade en Espagne, et comme si elle avait prévu, ce qui est bien probable après tout, le bon usage qu’elle ferait un jour de toutes ses connaissances, elle enrichit chaque voyage, chaque course, de toutes les observations de mœurs, de sites et de science, qui donnent aujourd’hui à ses écrits un mérite si remarquable de fidélité dans la peinture ou la narration des faits.

À son retour en France, elle fut nommée dame d’honneur de Mme Mère. Junot fut créé gouverneur de Paris, et ce fut le moment de ses joies les plus vives, de ses plaisirs les plus doux. En 1809, Junot accompagna Napoléon en Espagne ; et sa femme, qui ne pouvait supporter son absence, l’y suivit."C’est à cette époque que se rattachent les plus gracieux, les plus agréables motifs de sa correspondance. C’est au milieu d’une bataille terrible qui dura plusieurs jours, qu’elle accoucha du marquis d’Abrantès, le plus jeune de ses fils.

Tous ceux qui purent approcher de sa personne pendant ces moments de trouble et de dangers, n’ont qu’une voix pour peindre son courage et son intrépidité vraiment surhumaine. Aucun péril, aucun accident ne la trouvait au dépourvu, et elle se montra constamment au niveau de l’illustre époux dont elle était fière de partager la vie et la gloire.

Junot mourut en juillet 1813 ; alors la duchesse d’Abrantès se retira du monde et consacra à l’éducation de ses enfants des jours désenchantés par la perte de ce qu’elle avait de plus cher au monde. Mais si elle avait fui les yeux du public, aucun des personnages distingués qui l’avaient aimée dans sa splendeur ne la laissérent seule dans sa retraite. L’Abbaye-aux-Bois devint le rendez-vous de tout ce que l’empire et la restauration avaient de plus marquant ; et elle eut encore sa cour, cour bien plus flatteuse, bien plus honorable, puisque ce n’était plus au pouvoir, à la position que l’on rendait hommage ; mais à celle qui pendant et après son élévation avait toujours été plus grande que son élévation même.

La France était inondée de relations où chacun rendait compte avec un aplomb miraculeux de ce qu’il savait ou ne savait pas, de ce qu’il avait vu comme de ce qu’il n’avait pu voir. Alors se formaient sur telle ou telle époque de l’empire mille opinions contradictoires puisées à la source falsificatrice des mémoires authentiques. Bans son obscurité volontaire, la duchesse avait été souvent blessée dans son amour pour la vérité, ou dans ses affections mêmes. Ceux qui partageaient son intimité la conjuraient de répondre, et, le flambeau à la main, de venir jeter la lumière sur cette nuit obscurcie encore par tous les éclairs de chaque nuage qui passait sur elle. Enfin elle céda à leurs importunités, et commença pour finir si bien et si vite cette galerie vivante de tout l’empire ressuscité.

Les mémoires particuliers sont certainement la mine la plus féconde pour l’histoire, et celle où l’on peut le mieux puiser la vérité. 11 est impossible de se former une idée des hommes et des choses de chaque époque d’après les monuments qui nous restent de leur passage. Presque tous, élevés sous l’influence des passions dévouées ou haineuses, cherchent à couvrir d’une apparence empruntée ceux dont le nom brille sur leur porte ; mais rarement peuvent-ils faire autre chose que d’indiquer des faits, et fussent-ils vrais, fussent-ils incontestables, nous aurons toujours à regretter les causes elles motifs secrets qui se dérobent à notre intelligence. Ces histoires ressemblent à peu de chose près aux moules pris sur la figure des personnages célèbres ; opération qui ne se fait habituellement qu’après la mort. Nous avons bien les traits et les formes ; mais les couleurs, mais le sang qui animait cette figure, mais le cœur, où est-il ? où est enfin l’homme ? L’homme est mort et nous n’avons que sa statue. Les mémoires historiques sont au contraire un portrait, une copie vivante. C’est un théâtre où les personnages comparaissent dans toute leur nature, c’est-à-dire dans leur nudité. On les connaît par leur nom ; on sait leurs caractères, leurs penchants, leurs discours ; on les voit enfin en déshabillé. C’est un costume terrible sans doute et dont beaucoup de héros ont peine à sortir aussi glorieux, aussi poétiques qu’on les représente ; mais en revanche, ce que perdent les hommes supérieurs se répand avec profusion sur les inférieurs. Nous apprenons quelle part ils ont prise à tel fait honorable ou blâmable ; nous savons de quel poids a été leur conseil ou leur sagesse dans tel événement politique et privé. Enfin, au lieu d’admirer du dehors la machine de Marly ou même le plus simple moulin à vent placé sur notre route, nous pénétrons dans l’intérieur, nous découvrons quel ressort fait jouer cette roue et cette roue, ce mouvement ; nous voyons enfin l’âme de ce grand corps et nous assistons aux merveilles préparatoires de l’enfantement. Non-seulement le désir louable de s’instruire se jette avec avidité sur les mémoires historiques, mais encore la malice elle-même en fait son butin le plus doux. Il y a une jouissance extrême à disséquer ainsi les réputations. L’esprit humain accomplit alors cette opération que des théoriciens voudraient faire subir à Paris en faveur des provinces : il décentralise la gloire.

Le succès immense des Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès est dû surtout à la certitude d’y trouver l’histoire anecdotique et personnelle la plus complète sur l’empire. Personne ne fut plus en position de tout savoir et de tout entendre. Femme du gouverneur de Paris, elle recevait dans ses salons tout ce que la France comptait en littérateurs, artistes, savants et militaires. Toutes les causeries, toutes les intrigues, tous les secrets de l’État et des mœurs passaient sous ses yeux ; et si à toutes les hautes phases quelle a occupées pendant sa carrière vous ajoutez les relations intimes établies entre l’empereur et sa famille d’abord, ensuite entre l’empereur et Junot, vous ne serez pas surpris qu’on ait attendu d’elle la révélation de tout ce qu’il était possible de dire sur cette époque, et que ses livres aient si largement répondu aux espérances.

En effet, je ne sais pas de lecture plus attrayante, plus variée, plus grave, plus gaie, plus frivole, plus instructive que les Mémoires de la duchesse d’Abrantès. Les acteurs comiques ou tragiques passent en revue sous nos yeux, et nous les connaissons, comme l’empereur connaissait ses soldats, par leur nom. Et tout cela est mêlé à des récits exquis de goût et d’esprit, à des appréciations ingénieuses et délicates, à des souvenirs tristes de ceux qu’elle aima, à des regrets touchants sur une mère adorée enlevée parla mort, à des choses de l’âme et du cœur où le bonheur de l’expression le dispute au bonheur de la pensée. Ce sont des pages d’une philosophie consolante et douce, des épigrammes où éclate toute sa haine pour la morgue et le pédantisme ; et mille fois au travers de ces volumes brillent, comme des diamants, de ces phrases profondes et intimes qu’il suffît d’avoir lues une fois pour se les rappeler toute la vie.

Il est impossible de lire sans émotion les peintures des qualités excellentes de Junot, qualités qui peuvent parfaitement s’allier à la brusquerie même du soldat ; son embarras comique pour demander une jeune fille en mariage, ces soins délicats qui viennent du cœur, toutes ces scènes d’intérieur et de charme où l’homme révélait la bonté de son âme, sa joie, son délire pour son enfant nouveau-né, et ses larmes de bonheur, et ses folies, tout cela est plein de vie, de poésie et d’amour.

Le succès des Mémoires de la duchesse d’Abrantès n’a pas seulement été européen, les autres parties du globe ont aussi voulu les connaître ; presque toutes les langues d’Europe en ont une traduction. Dernièrement encore, on vient d’en publier une en Russie, où, chose singulière, les mots techniques, comme coup d’État, ne sont pas en russe, mais en français, particularité qui prouve que ces Mémoires sont tout à fait populaires ; car tous les gens comme il faut en Russie ne parlant que français, c’est évidemment pour la masse du peuple que cette traduction a été faite. Cette observation du reste a déjà eu lieu en Italie, où toutes les auberges ont à votre disposition un exemplaire de ce livre qui a si vivement frappé les imaginations de toutes les classes de la société.

Les Mémoires sur la Restauration, qui se publient maintenant, font suite à cette riche nomenclature.

L’Amirante de Castille, qui parut en 1832, est une peinture de l’Espagne et de la cour de Madrid sous le règne de Charles II. Cet ouvrage, qui n’a paru qu’après les premiers volumes des Mémoires, a été écrit en 1827 : c’est une mine précieuse et abondante de mœurs et de détails espagnols, auxquels se joignent des scènes dramatiques qui démontrent victorieusement toute la puissance que son auteur pourrait exercer au théâtre. Pour preuve de sa bonne foi, la duchesse d’Abrantès cite vingt-cinq sources originales qu’elle a consultées, indépendamment de ce qu’elle a recueilli elle-même. Certes on ne se doutait pas en Espagne, lorsqu’on y fêtait la jeune et jolie ambassadrice de France, qu’elle devait plus tard travailler avec génie toutes les richesses qu’elle venait y recueillir dans l’intervalle des représentations et des fêtes.

Le jour où ce roman fut mis en vente chez Mme Delaunay, il en fut vendu cinq cents exemplaires depuis le matin jusqu’à quatre heures.

Depuis ce moment, chaque année de la vie de la duchesse d’Abrantès a été marquée par des succès, et chaque jour par des travaux. Laborieuse et féconde, il est plus facile de concevoir ses triomphes que de les énumérer ; cependant nous en donnerons une liste que nous craignons de trouver incomplète.

Catherine II, où l’on retrouve les mêmes qualités que dans l’Amirante ; les Histoires contemporaines et les Scènes de la vie espagnole, réunion de petits drames historiques, parmi lesquels nous citerons en première ligne le Toréador, œuvre de passion où se trouve le tableau du combat des taureaux, plein de palpitation et d’effroi.

Elle a encore enrichi différentes publications d’articles qui y tiennent le premier rang. Elle a donné à la Revue de Paris, la Princesse Pauline, Fernandès, la Danseuse de Venise, dont on a fût une jolie pièce au Palais-Royal ; l’Ange de saint Jean. Àu Musée des Familles, Adélaïde de Sargans, la Marquise de Brinvilliers et La Voisin. Au Salmigondis, la Vengeance d’une femme. Au Temps, les Funérailles de Karcüskaki, et à l’Opale, la Forêt Verte, épisode où la comtesse Plater est dignement mise en scène par une plume patriotique. À ces publications, nous joindrons celle des Femmes célèbres, in-4o et in-folio. Parmi les articles qui composent cette collection, nous avons surtout remarqué : Lazinglia, reine d’Angola ; — la Religieuse porte - étendard (Monja Altérez) ; — Marie Tudor, Jane Gray ; — Madame Lætitia ; — Joséphine, impératrice ;—Marie - Antoinette, reine de France ; et, pour le dire en passant, jamais article n’a rendu une justice plus respectueuse et mieux sentie à cette auguste victime. — Christine de Suède, — lady Montaigu, — Marie de Médicis, — la femme du faux Démétrius, — Ninon de l’Enclos, etc., etc.

Ceux qui lisent les ouvrages de Mme d’Abrantès s’établiront certainement un jugement sur elle, comme le fait tout individu qui a plus que l’intelligence de lire. Certes, si quelqu’un est facile à deviner, c’est cette femme dont l’esprit est à chaque phrase, cette femme dont le style est rapide, serré, éloquent, persuasif et brûlant ; ce style qui semble sans aucun art et qui sait tout dire avec art ; qui, en reproduisant les détails les plus minutieux de la vie matérielle et intime, trouve le moyen de vous intéresser, de vous émouvoir. Ce dernier talent vient évidemment du génie de l’àme qui sait relever tout ce qui est ordinaire et donner à chaque chose de la vie sa poésie et son charme : type d’une nature bonne et noble, qui est tout à fait le caractère distinctif de Mme d’Abrantès, qui approfondit si bien tout sentiment du cœur. Car voilà ce que la masse des lecteurs ne peut sentir ; voilà surtout ce qui lui donne tant d’esprit, qualité qu’on lui accorde unanimement, trésor immense chez elle, dont elle est prodigue sans effort et sans calcul, comme les généreux ! Il semble qu’elle n’a qu’à y tremper la plume pour qu’il en sorte de brillantes étincelles… En cela, elle laisse bien loin derrière elle tout historien. Ceux qui lisent avec attention verront que Mme d’Abrantès est plus encore qu’historienne ; car lorsqu’elle touche à l’âme, elle est vraiment supérieure, profonde et femme encore. On verra quand elle en vient à cet abîme, comme son style s’élève et s’agrandit ; comme elle est tour à tour fille, mère, sœur, amante, épouse dévouée. C’est certainement la femme complète pour l’esprit et l’âme, c’est la femme trop grande pour écrire du roman seulement, parce qu’elle est trop franche surtout, et que pour elle les yeux, c’est la pensée, et le style, c’est la parole.

Cet art exquis de recevoir que Mme d’Abrantès a loué dans sa mère est celui qu’elle possède au suprême degré. Il est impossible de trouver un salon dont la maîtresse fasse mieux les honneurs et abandonne le mieux à ses hôtes la jouissance exclusive. Chaque individu, chaque petit comité y possède sa liberté complète, et tous les efforts de la duchesse tendent à s’y faire oublier ; mais toujours autour d’elle et auprès d’elle se serre la foule ; et là, éblouissante d’esprit, vive à la causerie, à la réplique, faisant valoir le moindre mot qui échappe aux autres, relevant pour les embellir les observations justes ou fines, elle anime, elle enchante, elle peuple la conversation de ses reparties, de ses sentiments, de ses souvenirs ; elle répand ses largesses, mais non pas en avare ; car ce qu’elle reçoit des autres en esprit, en observation, en goût, elle le rend au centuple : elle a le moyen d’être toujours neuve, toujours amusante, toujours pittoresque, toujours gaie.

Le salon de la duchesse d’Abrantès, où se réunissent toutes les supériorités de l’Europe, est cependant un de ceux que l’on fréquente avec plus d’amitié que de cérémonie ; c’est-à-dire qu’il n’y a de contrainte et d’étiquette que celle que l’on veut se créer à soi-même, sans que l’on ait pour cela la faculté de gêner les autres. Pleine de tact et de délicatesse dans l’esprit, elle n’impose rien à personne ; pourvu qu’une âme anime le corps, peu lui importe que ce corps soit revêtu de plus ou moins d’or, brillant de plus ou moins de diamants, chamarré de plus ou moins de cordons. La pauvre Elisa Mercœur n’était ni heureuse ni riche, et elle y fut traitée comme l’enfant de la maison. Elle sait même, avec cet art que donne la générosité du cœur, faire respecter des yeux la sottise et le ridicule qui s’introduit partout, je ne sais comment, à côté de l’esprit et du bon goût. Nous ne nous en plaignons cependant pas, il n’est rien de plus utile que les sots ; mais comme une maîtresse de maison ne peut pas établir avec infaillibilité, comme l’ange du jugement dernier, la séparation des bons et des mauvais, il s’en glisse peut-être chez la duchesse d’Abrantès : c’est un luxe qui fait contraste.

Indépendamment de ses grandes soirées, la duchesse d’Abrantès a, comme M me Geoffrin, dont elle est le modèle du côté du cœur, des petits cercles littéraires ; mais ces soirées-là sont pour l’intimité intime, sans pédanterie ni prétention : ce sont plutôt des confidences de poésie et de drame, des causeries rieuses et point du tout un bureau d’esprit. 11 est impossible de trouver une femme célèbre aussi dégagée de toutes les mesquineries, et surtout des jalousies si fréquentes chez les femmes auteurs. Mme d’Abrantès aime trop le talent pour l’étouffer dans son germe. Enthousiaste, mais enthousiaste vraie de la poésie et de la musique, elle est excellente musicienne ; compositeur elle-même, elle la comprend dans ses difficultés. Tout ce qui est progrès dans les arts est saisi vivement par son âme, qui a été créée jeune pour rester toujours jeune. Elle a été et sera séduisante à tout âge : ses admirations même peuvent témoigner de son goût. Ses deux plus grandes sympathies sont pour Bonaparte et Hugo, Napoléons de la politique et de la littérature.

À côté de ses talents qui sont devenus le domaine du public, il en est un qui faisait merveilleusement ressortir les ressources de son esprit et de sa grâce, qu’elle a sou¬ vent vu applaudir sous l’empire, et qu’elle a dernière¬ ment renouvelé sur le théâtre fashionable du comte de Castellane : ce talent qui a fait dire à M 1Ie Mars qu’elle était bien heureuse que le sort eût fait la duchesse d’Abrantès gouvernante de Paris. Dans la soirée dont nous parlons, elle paraissait comme actrice et Comme auteur. La jolie comédie historique de M mc Geoffrin lui valut un double triomphe, et ce triomphe fut sanctionné par tout ce que la littérature française offre aujourd’hui de plus célèbre.

Nous avons conservé, pour dernier fleuron à sa cou¬ ronne, la qualité la plus belle et la plus digne, celle qui seule peut faire pardonner la gloire, et qui» quelque grande que soit sa gloire, est assez grande pour la lui faire pardonner. Je veux parler de sa bonté ; c’est chez elle une passion vive, toujours agissante : oublieuse de ses intérêts, de sa santé, de son temps même, la seule véri¬ table richesse de ceux qui pensent, elle est toujours prête à tout service, à toute action bienveillante. Indulgente parce qu’elle sait tout comprendre, elle a une puissance de grâce et de bonté irrésistible ; quand on l’a lue, On l’admire, et il suffit de la voir ou de l’entendre pour l’aimer.


J. Lesguillon.

  1. Ney et Masséna.