Physiologie du ridicule/Texte entier


PHYSIOLOGIE


DU


RIDICULE
OUVRAGES


DE


SOPHIE GAY


parus dans la collection michel lévy




Anatole 
 1 vol.
Le comte de Guiche 
 1 —
La comtesse d’Egmont  
 1 —
La duchesse de Châteauroux 
 1 —
Ellénore 
 2 —
Le faux Frère 
 1 —
Laure d’Estell 
 1 —
Léonie de Montbreuse 
 1 —
Les Malheurs d’un amant heureux 
 1 —
Un Mariage sous l’Empire 
 1 —
Marie de Mancini 
 1 —
Marie-Louise d’Orléans 
 1 —
Le Moqueur amoureux 
 1 —
Physiologie du ridicule 
 1 —
Salons célèbres 
 1 —
Souvenirs d’une vieille femme 
 1 —

Imprimerie L. TOINON et Cie, à Saint Germain.
PHYSIOLOGIE


DU


RIDICULE


PAR


SOPHIE GAY




PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1864

Tous droits réservés

PHYSIOLOGIE


DU


RIDICULE




I

LE PRÉJUGÉ


Ainsi que la pauvreté, le ridicule n’est point un vice, c’est bien pis, a dit un bel esprit du xviiie siècle, et les gens du monde élégant, les philosophes de boudoir, les aristarques du foyer de l’Opéra, ravis de ce bon mot, ont établi en principe, que le plus grand des malheurs de la société civilisée était d’être ridicule. Ingrats ! comment la voix de la conscience, cette voix qui ne trompe jamais, ne vous a-t-elle pas imposé silence au moment de proférer un si grand blasphème ! Comment la réflexion, qui nous montre si cruellement nos déceptions en tous genres, et nous fait calculer si juste le peu que nous récoltons de nos avantages, ne vous éclaire-t-elle pas assez pour accorder à nos ridicules le respect et la reconnaissance qui leur sont dus. Ô vous que la nature et l’art ont tant favorisés ! descendez dans votre cœur, compulsez tous les souvenirs qui l’honorent le plus ; évoquez vos vertus premières, vos qualités acquises, vos agréments naturels ou étudiés, et dites si aucune de vos nobles facultés, aucun de vos dons précieux, vous a jamais rapporté autant que le moindre de vos ridicules ?

On s’en moque, direz-vous ; et c’est là le premier bienfait attaché à cette source intarissable de jouissances. Semblable à la vertu qui s’enrichit par des sacrifices, à la religion, qui met l’outrage et les humiliations au nombre des voluptés chrétiennes, le ridicule fait la joie de tout le monde et le bonheur de ceux qui en sont doués ; la gaieté qu’il inspire, toujours hypocrite, n’est jamais injurieuse, car le plaisir qu’il donne, comme tant d’autres plaisirs, a besoin du mystère ; il faut en cacher la cause, en rire furtivement, et flatter le ridicule pour s’en amuser encore et longtemps. Que de soins, de cajoleries, naissent du puissant intérêt de se conserver un sujet de médisance et de gaieté ! Il n’est point de grand personnage, de grand talent, plus choyé que l’homme ridicule dont la manie doit occuper et divertir pendant ses soirées entières toute une réunion de moqueurs. Voyez comme on l’entoure ; c’est à qui l’exploitera, le mettra en valeur : chacun veut provoquer sa verve, seconder son effet ; on le questionne avec bienveillance, on lui fait mille agaceries pour lui soutirer une sottise ; et la prévention est telle en sa faveur qu’on lui compte souvent pour des saillies originales et piquantes les platitudes reçues, qui font ordinairement la base des conversations générales.

Vu des hauteurs de la philosophie, le ridicule est le lien le plus solide de tous ceux qui unissent les hommes : c’est la seule réciprocité constante, inaltérable, à l’abri des caprices du cœur et des faiblesses de l’esprit. Les exemples d’amitié héroïque que nous ont transmis les anciens ne sont rien en comparaison de l’attachement dévoué de deux êtres enchaînés par le plaisir sans cesse renaissant de se dénigrer l’un l’autre. Avec quelle gaieté ils se bafouent, se taquinent, se trahissent ! quitte à se battre ensuite avec le mauvais plaisant qui rit des travers qu’ils dénoncent ! Comme ils se suivent, comme ils s’épient pour découvrir plus tôt la mésaventure ou le moindre désappointement qui peut les déconcerter ! Il n’y a guère qu’un grand succès ou une grande action qui puisse troubler cette harmonie parfaite ; et encore les grandes actions, les grands succès, sont si faciles à tourner en ridicule !

Il n’en est pas de même des hommes : l’ironie la plus ingénieuse ne peut les doter du ridicule qui leur manque.

Ce don précieux est-il échu par droit d’héritage ou bienfait de nature à une femme jeune et riche, c’est bien un autre triomphe vraiment ! Manières affectées, attitudes singulières, grands airs bourgeois, langage commun, parure exagérée, mots burlesques, tout devient succès pour elle : la curiosité lui assure une politesse, une prévenance, au moins de la part de toutes les femmes ; car ce qu’elle a d’étrange devant servir à la conversation de plusieurs jours, il faut l’avoir vue de près pour en pouvoir rire avec connaissance de cause. Mais comme l’esprit et les prétentions d’une femme ne sont jamais bien stimulés par une autre, et que la coquetterie est l’ingrédient le plus nécessaire aux développements des facultés ridicules, les jolies moqueuses en sont réduites à implorer le secours des hommes pour apprendre d’eux les bons mots comiques, les agaceries provinciales, les vanités grotesques, qui font le charme de la coquette ridicule. Comment celle-ci ne se croirait-elle pas l’oracle d’un salon, la reine d’une salle de spectacle, lorsqu’elle voit qu’on se porte en foule là où l’on a l’espoir de la voir, de l’entendre causer, et qu’on assiége sa loge pour obtenir un mot d’elle ? Mais on ne la recherche ainsi, direz-vous, que pour aller colporter de loge en loge, ou de maison en maison, ses questions saugrenues ou ses réponses niaises. Eh ! qu’importe le malheur qu’on ignore ? Les soins empressés, les hommages, l’effet sans cesse renaissant d’une surprise qu’on prend pour de l’admiration, ne sont-ils pas des joies positives, que chaque jour ramène plus douces et plus enivrantes ? Demandez à cette femme dont la coiffure est empruntée à la Diane antique, la robe imitée de celle de madame de Maintenon, ornée des larges manches du moyen âge ; demandez à cette poupée, habillée de toutes pièces et de tous siècles, si elle n’est pas cent fois plus heureuse, plus ravie d’elle-même que cette jeune personne assise à quelques pas de là, dont les beaux cheveux relevés simplement à l’air de sa physionomie, la robe blanche, la tournure élégante, l’attitude modeste et gracieuse, plaisent sans doute, mais ne se font pas remarquer ? Les danseurs passent devant elle sans l’apercevoir, tant leurs regards sont frappés de l’étrangeté d’une parure qui a mis à contribution tous les genres, toutes les époques et toutes les couleurs ! La pauvre enfant voit les contredanses se succéder, et personne ne vient l’inviter : ainsi délaissée, elle se croit laide ; elle en veut à sa mère de lui interdire les guirlandes dorées, les marabouts roses, les robes archidécolletées, enfin tout ce qui saute aux yeux des danseurs blasés ; elle donnerait une année de son innocente vie pour un quart d’heure d’enivrement pareil à celui qui brille dans les regards de la valseuse moitié grecque et moitié châtelaine.

Eh bien, depuis cette innocente créature jusqu’au brave député qui écoute l’orateur sans préventions, qui juge les discours sans esprit de parti, qui vote selon sa conscience, et qui par conséquent est dédaigné des ministres, oublié du pouvoir et presque toujours blâmé par ses commettants, tout subit le néant de la sagesse et du convenable. Un seul travers comique, insupportable même, les arracherait à cette mort civile ; mais leur nature timorée s’y oppose : semblables à la jeune vierge que la pudeur, encore plus que la religion, condamne à un célibat éternel, ils ignorent la vie.

C’est dans l’espoir de prouver cette grande vérité, et de combattre le seul préjugé qui ait survécu à nos révolutions, que nous offrons au public éclairé ces observations modestes, fruit de nos longues études dans la science si peu approfondie du ridicule ; heureux si, pour prix de nos travaux et des expériences faites sur nous-même, nous parvenons à vaincre les incrédules, à convertir les moqueurs, et à démontrer à tous le bonheur, la puissance et la gloire attachés au sceptre du ridicule.


II

DE LA PRÉSOMPTION


Tous les philosophes, antiques ou modernes, se sont accordés pour tonner contre la vanité : l’expérience des siècles a prouvé qu’ils avaient plus de raison que de crédit ; car si tous les hommes sont tombés d’accord sur l’énormité de ce péché, la somme de vanité n’en est pas moins restée la même parmi nous. Les philosophes sont-ils donc inutiles, ou sommes-nous incorrigibles ? Dieu nous garde d’en avoir la coupable pensée.

Cependant l’existence d’un vice qui porte si souvent sa peine tient à quelque mystère, et nous croyons l’avoir découvert dans l’alliance constante de la vanité avec la présomption ridicule. C’est à la faveur de ce bienfaisant défaut qu’on peut supporter les tourments attaches aux mécomptes d’une vanité ambitieuse. Ce qu’elle rêve d’impossible, la présomption le lui accorde ; c’est elle qui fait d’un sot, un homme d’État ; d’un compilateur, un génie ; d’un commis, un ministre ; d’une pédante, une Sévigné ; d’une femme laide, une beauté séduisante ; enfin, la présomption fait de tous ceux qu’elle favorise, des heureux.

Voyez, cet homme plus vieux que jeune, dont l’air important vous avertit de l’estime qu’il se porte : quarante ans de révolution lui ont fourni beaucoup d’occasions de se distinguer ; il a été promu à de grands emplois, et n’y a fait que de petites choses. N’importe, le titre, les honneurs de la place, le bien même qu’il aurait pu y faire, sont toujours présents à sa mémoire ; il croit avoir accompli tout ce que son incapacité ne lui aurait jamais permis de tenter. Il parle de ses vastes plans, du regret de n’être pas resté assez longtemps ministre pour les mettre à exécution, de sa connaissance du pays, de la facilité de le gouverner ; il décide, il blâme, sans aucun sentiment de la parfaite médiocrité dont il a donné tant de preuves. Et les jeunes publicistes, abusés par son assurance, l’écoutent avec respect. Il est l’oracle des vieilles femmes qu’un beau désespoir de coquetterie jette naturellement dans les intérêts de parti, et qui se font politiques aujourd’hui, comme autrefois elles se seraient faites dévotes.

Il faut voir son entrée chez l’une de ces autorités tracassières, à qui le souvenir de la duchesse de Longueville tourne la tête, et qui font de la diplomatie à visage découvert et du mystère sans secret. Il sourit à l’une, il fait attendre son salut à l’autre ; il hasarde une nouvelle pour s’attirer l’attention générale ; car, bien que retiré des affaires, son désir d’y rentrer le maintient journellement dans la société de ceux qui les mènent, ce qui ne l’empêche pas de causer avec les chefs de l’opposition. Mais les audiences qu’il accorde à ceux-ci se passent toujours dans l’embrasure d’une croisée, ou sur un canapé lointain, tant il croit à l’importance de ses moindres phrases, et redoute le parti qu’en pourrait tirer un écouteur indiscret.

Pour lui, son influence n’est pas douteuse. Propose-t-on une loi, prend-on une mesure, c’est toujours un mot de lui qui en a donné l’idée ; il est la substance qui clarifie tout, le fil qui aide à sortir de tous les labyrinthes. Il en impose, par son culte personnel, même aux gens de mérite ; ils le nommeraient volontiers, si on leur laissait faire quelque chose, tant la présomption aveugle également ceux qui la regardent et ceux qui la possèdent.

Et ce brave auteur qui vous consulte sérieusement sur un gros rouleau de papier, qu’il appelle son ouvrage parce qu’il contient une exposition comme il y en a mille, des vers comme tout le monde en fait, et des scènes comme on n’en veut plus.

Est-il un visage plus bouffi de satisfaction, plus coloré d’espérance ! Pas un nuage sur cet horizon de gloire. Sans avoir la conscience de son infériorité propre, il en éprouve un calme parfait. La raison lui dit que ce qui a si souvent réussi à tant d’autres ne peut faillir entre ses mains, et il arrive au moment de l’épreuve avec toute la confiance d’un succès.

On bâille, mais on ne siffle pas ; la pièce s’achève au bruit maigre de quelques applaudissements payés. Il met sur le compte de l’acteur la froideur de la représentation ; demain ils seront moins intimidés, ils prendront leur revanche, la pièce ira aux nues, c’est un succès, un triomphe incontestable : ses amis vont lui serrer la main, sa mère pleure de joie, sa maîtresse, qui méditait un crime, le quittera deux mois plus tard. Que de bonheur ! et que les grands talents ont raison de se consacrer à la gloire !

Après ce premier pas dans la carrière du génie, il faut bien s’exercer dans le genre à la mode : allons, vite un roman à vignette, ou bien des mémoires improvisés ; surtout un éditeur habile, des amis journalistes, et le livre ne sera pas moins bien accueilli que la pièce. Réussir dans toutes les branches de la littérature, c’est se placer tout d’abord au niveau de Voltaire. Flatté de ce rapprochement, notre auteur se promet de tenter tout ce qui peut lui en obtenir d’autres : avec sa tragédie philanthrope, il achèterait à grand prix un serf du Jura, un Galas, pour signaler son éloquence généreuse ; mais aujourd’hui les paysans sont libres, et les protestants ne se laissent plus pendre : force est bien de se rejeter sur d’autres moyens d’illustrer son nom.

Eh bien, il se fera l’avocat du pouvoir : c’est le seul héroïsme à sa portée. Accablé d’injures par les mécontents, de faveurs par les ministres, il fera sa gloire des unes et sa fortune des autres ; sans vendre sa voix, il la prêtera pour une place ou une dignité, quitte à rentrer ensuite dans son indépendance ; et comme son esprit observateur lui a révélé les plus sûrs moyens de parvenir, il se tiendra prudemment au milieu du groupe ministériel pour être de toutes les fournées.

« Concevez-vous rien de plus ridicule, dit-on ; Philinte est sur la liste des nouveaux pairs ! lui qui n’a jamais eu le sens commun en politique, qui ne sait pas une ligne du Code, et dont la méchante prose est une rivière de lieux communs où ne surnage pas une idée ? En vérité, c’est un choix déplorable. »

Mais le temps se passe, le choix déplorable s’oublie, et Philinte, établi dans sa nouvelle dignité, en prend petit à petit les usages. Ses lieux communs transportés à la tribune s’acclimatent assez vite, et trouvent des consommateurs. À force de s’être moqué de lui, de son inutilité, de sa nomination, on ne s’en occupe plus, et il finit par jouir de tous les avantages inhérents à la pairie.

Qu’avait-il pour y arriver ? Le don inappréciable d’une présomption ridicule.


III


Madame de Raiseville n’est plus jeune, elle n’a jamais été jolie, mais un teint coloré et de beaux cheveux blonds servent de prétexte à ses flatteurs, et lui donnent le droit de se croire agréable. Élevée, non dans l’amour, mais dans la spéculation des arts, elle est parvenue, à coups de leçons, de méthode et d’imitation, à une sorte de talent en musique ; elle joue Beethoven, chante Rossini, et fait danser au piano tout un bal improvisé. Qu’importe que Beethoven soit joué sans style, Rossini chanté sans âme, et les contredanses exécutées sans mesure ; cela ne compte pas moins pour une trinité de talents, dont le plus chétif est encore un titre à la satisfaction personnelle.

Pour faire valoir tant d’avantages, madame de Raiseville a de la fortune, un mari en crédit et des loges à plusieurs de nos théâtres ; aussi n’est-elle jamais seule : on lui fait une visite le matin pour se faire inviter à venir dans sa loge le soir ; on veut être de ses dîners parce qu’ils sont bons, et de ses raouts parce qu’on est sûr d’y rencontrer les femmes à la mode, qui sont l’intérêt de chacun. Pour prix de ces plaisirs quotidiens, on laisse croire à madame de Raiseville qu’on l’adore, et comme elle n’exige aucune preuve de la passion qu’elle imagine, on la laisse jouir en paix du plaisir de la raconter.

Un jeune homme rêve-t-il à une jeune personne qu’il doit épouser ? « C’est à moi qu’il rêve, c’est moi qui le captive, pense-t-elle ; il ne sait comment s’y prendre pour me déclarer son amour. »

Un autre porte-t-il sur son visage l’empreinte du regret d’avoir perdu au jeu plus qu’il ne peut payer, il se meurt de jalousie pour elle ; enfin lui fait-on la confidence de son amour pour une autre, c’est une ruse pour se faire aimer d’elle. Rien ne déconcerte son imperturbable confiance en ses charmes ; elle a pourtant ri au théâtre de la Bélise de Molière ; mais le moyen de se reconnaître dans un personnage ridicule ? Et voilà le sublime du genre ; non-seulement vous avez tous les profits de votre ridicule, mais quel que soit le miroir qui le réfléchit, vous n’apercevez jamais la ressemblance. Madame de Raiseville, souvent mystifiée par les sentiments que plusieurs mauvais plaisants affectent pour elle, n’a pas la sotte modestie d’en douter ; sa pitié est toute pour ses belles rivales ; elle emploie sa bonté à leur insinuer que sa vertu les met hors du danger de pleurer un infidèle, et comme ces sortes d’assurances prêtent à rire, on se fait un malin devoir de maintenir son illusion.

Jamais l’envie ne trouble ses plaisirs et n’enlaidit son visage, car la figure, la parure d’une autre, ne lui semble jamais supérieure à sa figure insignifiante, à sa parure étrange : sa vanité satisfaite l’empêche d’être méchante ; elle aime peu, mais elle protége beaucoup, et, comme elle prend chaque remercîment pour une déclaration d’amour ou d’amitié, elle est heureuse.

Vous que tant de beauté, d’agréments, d’esprit, vous que le noble ou même le coupable dévouement ne sauvent pas des tortures de l’inquiétude ; vous qu’un excès de modestie rend injustes, soupçonneuses, et quelquefois importunes ; qui passez tant de journées à vous créer des monstres d’inconstance, qui prenez souvent la prudence pour le dédain, le repos pour de l’indifférence, l’absence pour l’infidélité ; combien le sort de madame de Raiseville est préférable au vôtre !



IV

JADIS ET AUJOURD’HUI


L’indifférence, comme la mort, n’est jamais ridicule, mais elle ne produit pas davantage : il ne nous sera pas difficile de prouver tout ce que l’esprit français a perdu dans le refroidissement de cet enthousiasme qui lui faisait braver le ridicule. Ô beau temps des cartésiens, des Port-Royal, des raciniens, des cornéliens, des voltairiens, des abbés et des philosophes, des séides de J.-J. Rousseau, des gluckistes et des piccinistes ! On discutait, on s’animait alors à propos d’un intérêt moral ou littéraire, à propos d’un tableau, d’un opéra, d’une tragédie ou d’une chanson ; chacun exaltait le mérite de son idole, ou critiquait vivement les œuvres du dieu qu’on lui opposait. On se battait à coups d’épigrammes, dont les arts et les paresseux profitaient : la cabale était là, toujours armée des canifs de la raillerie ; il fallait un vrai talent pour l’apaiser, et, de plus, posséder cette mâle énergie qui sait braver les mots et les sifflets.

Ce courage, on le trouvait dans la chaleur de ses partisans ; sûr d’être bien attaqué, on n’était pas moins certain d’être bien défendu. On se flattait d’avance des luttes du parterre, des arrêts du Mercure, des honneurs de la parodie ; on voyait son nom en charade, son héros en logogriphe. Le succès qu’on rêvait devait être le parrain du chapeau de la couleur à la mode. Enfin, l’idée d’occuper une semaine et plus le public des cafés, des salons, et même des boudoirs ; l’orgueil attaché à l’espoir de fonder un secte, la ridicule importance dont une légère persécution pouvait tout à coup doter un auteur inconnu, enivraient la raison. Quel séduisant avenir pour un esclave des muses !

Était-il applaudi, on se l’arrachait à la cour, à la ville ; il ne se donnait pas un dîner choisi sans lui : caressé, flatté en raison de ses ridicules, s’il poussait, comme La Harpe, l’égoïsme jusqu’à l’impolitesse, comme Lemierre, la vanité jusqu’à la bouffonnerie, ou, comme J.-J. Rousseau, l’originalité jusqu’à la brusquerie ; alors il n’était point de séductions qu’on n’employât pour l’obtenir, ne fût-ce qu’un instant. On étudiait ses manies pour les satisfaire. Le riche financier envoyait un courrier tout exprès dans le Midi pour en rapporter les primeurs si bien appréciées par le gourmand auteur de Warwick. Le succès de la Veuve du Malabar commençait-il à se refroidir, un autre louait dix loges à la Comédie française pour s’assurer les bonnes grâces de Lemierre ; son vers solitaire était dans la bouche de tous les citateurs :

  Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

Ce vers, disaient ses fanatiques, composait à lui seul tout un poëme, on n’en pouvait pas faire un meilleur, et l’auteur se le tenait pour dit.

Bien avant ce temps, Jean-Jacques, le moins poli des hommes, était à table avec sa servante maîtresse, et sa belle-mère au langage poissard, chez la maréchale, la spirituelle duchesse, qui donnait le ton à la cour la plus policée de l’Europe.

Croit-on que ce fût à l’écrivain éloquent, au philosophe courageux, que la duchesse de Luxembourg offrait un asile contre la misère et la persécution ? non vraiment ; c’était au brutal confrère de Diderot, à l’insociable ami de madame d’Épinay, à celui dont les boutades et la tenue singulière étaient un continuel sujet de remarques et d’improbation ; enfin, c’était à l’original ridicule, et non à l’homme de génie, qu’on rendait hommage.

Jean-Jacques Rousseau marié comme tant de bons bourgeois, vivant du produit de ses ouvrages, sans refuser les pensions royales, sans accepter de demeure chez les marquis, les ducs, vêtu comme tout le monde, serait mort sans produire d’effet, en dépit de ses chefs-d’œuvre ; ses cendres ne reposeraient pas à l’ombre des peupliers d’un parc célèbre ; et nous n’aurions pas eu ses Confessions. Quel argument en faveur de notre système !

De nos jours, l’éducation est devenue presque générale : les épiciers mettent l’orthographe, les merciers lisent des romans, les femmes du monde les plus frivoles commentent la Revue britannique. Enfin, les convenances ont tout envahi ; et, sauf quelques manières, quelques locutions, dont le monde distingué se réserve encore l’usage, l’uniformité serait complète. Aussi plus de franche gaieté, plus d’enthousiasme : on se rassemble entre marchands pour subir des concerts de famille, présidés par un artiste, où chaque jeune personne fournit son contingent de sonates ou de romances, tandis que leurs frères ou cousins se livrent froidement à toutes les chances d’une partie d’écarté. Heureux encore si quelque dispute politique ne vient rompre la monotonie de la soirée. Là, point de robes ni d’habits ridicules ; chacun y est paré, et partant gêné et triste : c’est un corset ou des souliers trop étroits ; des bas à jour, dans lesquels les pieds sont glacés, des plumes qui contraignent tous les mouvements de la tête, sans parler du tourment plus douloureux encore de regretter les frais qu’on a faits pour s’ennuyer ainsi ; car la plupart des imitateurs du grand monde, le remords de dissiper sa fortune en plaisirs fatigants, et de dépenser plus qu’on ne possède, est une Euménide qui poursuit en tous lieux, et qui défend la joie.

N’est-il pas déplorable de voir la classe la mieux pourvue de tous les éléments qui composent le bonheur, la nécessité du travail, et la possibilité du repos, sacrifier ses moments de loisir à singer les usages de la classe qui s’ennuie ?

La mode anglaise, ou plutôt un nouveau système économique adopté par les avares fastueux, fait-il succéder le bruyant raout à nos conversations si justement vantées ? aussitôt le riche bourgeois qui donnait chaque dimanche un bon dîner à ses amis, où chacun d’eux riait avec confiance, où l’on trinquait en chantant au dessert, supprime ce plaisir héréditaire pour réunir tous les indifférents qu’il connaît ou que ses habitués connaissent : il les entasse dans un petit salon, les empâte de petits gâteaux, les rafraîchit à coups de glace dont une bonne partie tombe sur les robes de crêpe et de satin, tant les femmes serrées les unes contre les autres rendent le service difficile, sans compter que le frotteur du magasin, érigé en valet de chambre pour ce jour solennel, n’est pas fort exercé à ce genre de service ; ce bon maître Jacques, accoutumé aux convives sans façon du dimanche, assez patients pour attendre leur tour, ne peut se faire à se voir enlever le contenu de son plateau avant d’avoir eu le temps de le présenter aux premières autorités du cercle. Ce pillage, imité de haut lieu, le met en colère ; il murmure des mots peu flatteurs pour les affamés, et retourne à la provision en marchant sur les pieds de tout le monde, et en maudissant la manie d’inviter plus de gens qu’on n’en peut désaltérer.

Cependant ses maîtres ont de l’argent et sont fort honorables ; ils n’ont rien épargné pour les rafraîchissements ; ils ont même pensé à avoir un farceur de profession, pour amuser le raout par quelques scènes de paravent ; mais le malheureux n’a point d’espace pour se remuer : étouffé par la foule qui remplit le salon, étourdi par celle qui reflue dans la chambre à coucher, et qui, désespérant de rien entendre des scènes du ventriloque, cause d’une manière bruyante, il perd la tête et oublie de faire rire.

Là, pas plus d’amour que chez les grands de la ville : ce sont des vanités qui s’agitent en tout sens, des femmes qui se disputent les regards, les phrases arrangées du plus dédaigneux des commis à moustaches, et font des frais de toute espèce, non pas seulement dans l’intention de lui plaire ou de l’aimer, mais dans le simple but de l’enlever à une rivale. Là, comme ailleurs, tous les avantages sont pour ceux qui ont compromis le plus de femmes ; c’est à qui séduira celle de son bourgeois, de l’honnête industriel qui le fait vivre ; et, quand le pauvre homme, fatigué de chiffres, quitte le comptoir pour venir se délasser en famille, on le régale d’un grand air italien chanté par sa fille, d’une promenade dans la grande allée des Tuileries, d’un raout ou d’un mélodrame adultère.

Ose-t-il proposer quelque petit dîner hors la barrière : fi donc ! rien n’est si ridicule ! se promener dans les champs, dîner à son aise, rire à bon marché, c’est s’assimiler au peuple ; et puis, que faire d’une robe brodée et d’un chapeau à plumes dans la poussière des guinguettes ? ce serait compromettre son rang et son luxe. Mieux vaut s’ennuyer ; la dignité de la bourgeoisie l’ordonne.

Eh bien, cette même famille, esclave de l’imitation aristocratique, se serait amusée, il y a cent ans, avec bien moins d’argent qu’elle n’en gagne aujourd’hui ; le cabaret en aurait eu une bonne partie, il est vrai ; mais à ce cabaret elle aurait rencontré Piron, Vadé, et plus d’un jeune seigneur en goguettes ; aucune arrière-pensée d’ambition, aucune tradition du grand monde, ne serait venue attrister la réunion bachique. Le lundi aurait été consacré à réparer les folies du dimanche ; la mère aurait raccommodé elle-même la partie de l’habit de son mari déchirée en faisant aller la balançoire avec trop d’ardeur ; la fille aurait détaché sa robe endommagée par la mousse du petit vin d’Arbois, qui avait rendu le repas si joyeux. On aurait repris, avec le tablier, les travaux de la semaine, et chacun les aurait accomplis gaiement, sûr de rire encore le prochain dimanche ; et ce jour impatiemment attendu, le mari se serait coiffé de la perruque de son état ; sa femme aurait mis le bonnet bourgeois, sa fille la cornette de lingère ; chacun armé d’un parapluie, ils auraient été chercher leurs compères et leurs commères, tous plus ignorants les uns que les autres des belles manières et du beau langage ; ils auraient fait la route en chantant, en se donnant par-ci par-là de petites tapes sentimentales, espèce de déclaration d’amour autrefois en usage parmi les amants des faubourgs. En voyant passer cette troupe bruyante, le jeune seigneur, mollement étendu sur les coussins de son carrosse, les aurait d’abord regardés avec dédain, puis un retour sur lui-même aurait changé ce dédain en envie. Ainsi l’ennui se moque du plaisir, ce qui n’en dégoûte que les sots.



V

DU PLUS HEUREUX DES HOMMES


— Monsieur, vous trouverez fort simple que je m’adresse à vous : de tout temps le mérite, l’argent et la puissance ont été les protecteurs de l’invention ; c’est ce que le beau siècle de Louis XIV a suffisamment prouvé. Que seraient devenus tant de grands talents et de grandes choses sans le patronage de ce roi des génies ? Oui, Monsieur, je ne crains pas de le nommer ainsi ; car celui qui les protége, les comprend et les anime, mérite seul de régner sur eux.

— Monsieur vient sûrement pour une souscription, dit le banquier célèbre auquel l’inconnu s’adressait. Ah ! mon Dieu ! nous en sommes accablés : souscription pour livres, souscription pour tableaux, pour gravures, pour tombeaux, pour amendes ; c’est une ruine !

— À qui le dites-vous, monsieur ? Je bénis tous les jours le ciel de ne m’avoir pas donné assez d’argent pour le perdre de cette manière ; car je ferais comme tout le monde, je me laisserais aller à l’idée d’obliger un pauvre diable d’artiste, et je ne ferais souvent qu’aider à la fortune d’un banqueroutier. Mais, loin de venir abuser de vos moments précieux pour vous soutirer de l’argent, je viens vous en apporter.

Le mouvement de surprise que fit alors le banquier n’étonna point l’interlocuteur ; il s’y attendait. Son habit râpé, ses bottes plissées, son chapeau terne et déformé, étaient trop peu en harmonie avec ses paroles pour ne pas exciter l’étonnement : mais peu lui importait ; ces mots : Je viens vous apporter de l’argent, quoique mal accrédités par sa tenue, lui répondaient d’une audience : on ne renvoie jamais sans l’entendre l’homme qui s’annonce de cette manière.

En effet, le banquier, confus de l’avoir reçu si légèrement, lui montre un fauteuil et l’invite à s’asseoir.

— Il ne s’agit point ici, monsieur, de l’une de ces entreprises folles, où l’on commence par mettre des fonds considérables dans le vain espoir d’en retirer de gros intérêts, ni de ces affaires de Bourse fondées sur une fausse nouvelle, ou sur l’erreur volontaire d’un télégraphe ; j’abandonne ces vils moyens de fortune à ceux dont la médiocrité rapace ne peut s’élever à d’autres conceptions. D’ailleurs ce n’est point à vous, monsieur, dont le nom est connu dans les quatre parties du monde ; ce n’est point au possesseur de millions si noblement acquis, à l’homme qui fait un si honorable emploi de ses revenus, que je proposerais de semblables affaires : à un tel homme, je ne puis parler de son intérêt personnel qu’à la faveur du bien général ; mais quand je jette tant de milliards dans la caisse publique, je puis bien consacrer quelques millions à celui qui me seconde dans une si belle action.

Alors notre homme tire un long cahier de sa poche, le déroule gravement, puis le présentant au banquier :

— Voici, dit-il, de quoi vous convaincre des vérités que j’avance. Ayez la bonté de jeter les yeux sur ce travail ; et si, comme personne n’en doute, vous arrivez bientôt, monsieur, au ministère, je vous demande, pour unique prix de cette mine d’or, de vouloir bien me permettre de l’exploiter sous vos ordres. Vous pouvez voir, ajouta-t-il en montrant son accoutrement, que ma fortune particulière m’occupe peu : c’est à celle de mon pays que je consacre tout entier le fruit de mon labeur. Eh ! qu’importe le vil intérêt d’un homme à côté de cette masse d’intérêts qui font la prospérité des États ? La richesse publique avant tout, voilà mon principe à moi. Je sais que, pour l’établir, j’aurai à combattre l’esprit du siècle, l’égoïsme rationnel ; que la marche des choses veut qu’on arrive aux places pour y faire sa fortune, et pour la faire d’autant plus vite qu’on n’est pas sûr d’y rester longtemps. Mais je pense qu’assez de ministres se sont enrichis de cette manière, et qu’il est temps de leur faire succéder la nation. Vous êtes de cet avis, je me flatte ?

— Comment donc ! certainement, répondit le banquier en cherchant un moyen honnête de se débarrasser de l’auteur du plan de finance qu’il avait sous les yeux.

— Eh bien, monsieur, reprit l’autre, si vous êtes, comme j’en suis persuadé, pénétré de la nécessité de fonder le crédit sur le bien-être du peuple, je vous vois déjà le plus riche capitaliste de l’Europe. Avant peu, nul traité, nul emprunt, ne pourra s’opérer sans votre participation. Vous ferez à votre gré la hausse ou la baisse des effets publics, et tout cela sans que le trésor en souffre. Cela vous sourit-il ?

— Il faudrait être bien difficile pour n’être pas content d’un pareil sort ! Mais vous n’avez pas prévu, monsieur, tous les obstacles qui peuvent entraver un si beau projet.

— Opposition, malveillance, difficultés, rivalités : j’ai tout prévu, monsieur. Vous présumez bien qu’on ne reste pas un an tête à tête avec une idée, sans la retourner dans tous les sens, et qu’avant de la livrer au monde, on l’a déshabillée, redressée et préparée à supporter toutes les attaques de la médiocrité ou de l’envie. Que dis-je, supporter ! Il faut qu’elle en triomphe sous peine de mort ; il faut que cette idée féconde soit armée d’avance contre toutes les objections, et plus encore contre ces demi-sourires, ces haussements d’épaules dont on gratifie d’abord tout ce qui a un air de nouveauté. Mais c’est là précisément où mon idée se montre invulnérable : tenez, en voici un exemple. L’autre jour, j’étais dans les bureaux d’un certain ministère ; on y avait déposé la veille le dessin d’une machine à vapeur qui doit aider à soutenir, à cent cinquante pieds de terre, les objets les plus lourds ; sans me faire honneur d’une découverte qui ne m’appartient pas, je venais simplement réclamer l’attention du gouvernement sur les moyens que j’ai trouvés d’adapter la puissance du gaz inflammable aux nécessités et à l’agrément de la vie sociale. Eh bien, lorsque j’entrai, messieurs les employés s’évertuaient en plaisanteries, en prévisions folles, à propos de l’effet que produirait sur nos mœurs cette possibilité de s’élever au-dessus des gens et des choses : ils plaçaient déjà les rez-de-chaussées aux sixièmes étages ; ils créaient des théâtres suspendus, où toutes les pièces iraient aux nues, et où l’aristocratie pouvait seule parvenir ; car les voitures aériennes seraient nécessairement plus chères que les fiacres, et les enlèvements seraient aussi plus faciles, les amants riches ayant par ce moyen encore plus d’avantage sur les pères et les maris pauvres. Ils voyaient le budget surchargé à l’article police intérieure du royaume, car le mouchard des rues ou des salons se ferait doublement payer pour son rapport sur les mots dits en l’air ; enfin la satire, la pointe, le calembour, toute l’artillerie de la bureaucratie était dirigée contre mon projet. Vous croyez qu’intimidé par ce feu roulant, je me suis retiré, abandonnant l’espoir de me faire comprendre par cette troupe de goguenards ? pas si dupe vraiment ; je ne les ai quittés qu’après avoir mis une heure à leur prouver l’excellence d’un projet qui double les moyens d’industrie, et complète l’indépendance de l’homme. Il fallait les voir, après la démonstration de…

— Et ils vous ont promis de mettre votre projet sous les yeux du ministre ?

— S’ils l’ont promis ! ah vraiment, dans leur admiration, je crois qu’ils m’auraient donné leur fortune entière pour le mettre à exécution ; leur moquerie s’était changée en un enthousiasme tel, qu’ils voulaient, disaient-ils, engager le ministre à proposer aux Chambres de voter dix millions pour réaliser cette belle conception moderne.

— Ah ! je les comprends bien, dit en souriant le banquier ; et sans aucun doute le plan de finance que vous avez eu la bonté de me confier obtiendra le même succès. Croyez, monsieur, que je me ferai un vrai plaisir de l’étudier, et de le recommander à celui qui est assez heureusement placé pour pouvoir seconder et récompenser le génie.

En disant ces mots, le banquier, ravi du moyen qui lui avait été fourni par le rêveur lui-même dans la feinte approbation des commis du ministère, reconduisit l’auteur du plan jusqu’au dernier salon, et celui-ci prit congé du millionnaire, le cœur plein d’espérance, et l’esprit enivré de sa future gloire.

Oui, le roi de la vie c’est l’homme à projets : avec son levier fantastique, il remue toute l’Europe ; les capacités, les capitaux sont à lui. Est-ce un plan de finance que son imagination féconde vient de créer ? La combinaison en est telle, qu’il peut supprimer les impôts, absorber la dette, tripler les revenus, et consolider à jamais le crédit, en dépit de la guerre et des émeutes. Courbé sur ses cahiers, il chiffre, divise, soustrait, additionne sans s’apercevoir d’une erreur ; c’est toujours un résultat immense, une telle amélioration pour l’État, pour la classe riche et la classe indigente, que la reconnaissance publique doit nécessairement récompenser son génie par un ministère.

C’est là qu’il attend ses détracteurs, ces vieux classiques de la Bourse, qui ne veulent croire à la bonté d’une affaire que lorsqu’ils en ont touché les bénéfices. Ah ! qu’il se promet de plaisir à les confondre du haut de son trône administratif ! Arriver au pouvoir par les suffrages d’un peuple comblé de ses bienfaits ; quel chemin glorieux !… Ô rêve enchanteur, que l’égoïsme, le positif des hommes raisonnables, doit prolonger éternellement ; car rien ne menace son existence : les trois cent mille francs qu’il faudrait pour démontrer l’erreur, la fragilité de ce beau plan, nul imprudent ne viendra les offrir ; on ne les accorde pas même aux découvertes utiles, comment les risquerait-on pour détruire une chimère ? et cette chimère, source de joies intarissables, en enfantera mille autres plus brillantes.

Ô vous ! grands potentats de la philosophie, vous qui avez consacré tant de veilles à la recherche de la vérité, vous qui prétendez trouver le bonheur dans la sagesse, la gloire, ou l’étude, avez-vous rencontré un plaisir, un sentiment, dont l’expérience ne vînt tôt ou tard vous désabuser ? Eh bien, l’homme à projets l’a découvert, ce trésor moral ; il y puise chaque jour une fortune nouvelle. Quand il veut vous la faire partager, à vous sages financiers, vous riez de sa folie ; toute l’ironie de votre grosse opulence tombe sur le rêveur ambitieux : dédains perdus, il n’en reste pas moins possesseur de tout ce qu’il imagine ; et quand la banqueroute d’un confrère menace d’entraîner la vôtre, quand le triste avenir se montre à vous dans tout son vrai, que vous rêvez misère sous vos lambris dorés, l’homme à projets, dans sa mansarde, la casquette en tête, les bas déchirés, les pantoufles aux pieds, et l’estomac presque vide, chiffre encore un nouveau plan qui doit l’enrichir de tous les biens que vous craignez de perdre.


VI

LES DEUX MÈRES


— Nous dînons demain ensemble chez madame Derfeuil, n’est-ce pas ? disait le vieux général Saint-Étienne à son aide de camp ; j’en suis charmé : on dit qu’elle a le meilleur cuisinier de Paris, et puis son mari est un homme si doux, un si bon ami ! Je ne crois pas qu’il se soit jamais mis en colère de sa vie.

— Et c’est bien ce que je lui reproche, répondit le capitaine Alphonse B… ; s’il était un peu moins bon, l’on pourrait dîner chez lui avec plaisir ; mais il n’y a pas moyen.

— Comment, il n’y a pas moyen, dites-vous ? et vous m’avez quitté l’autre jour à six heures pour aller dîner chez madame Derfeuil ; vous paraissiez ravi de vous rendre à son invitation.

— Sans doute ; mais je ne savais pas alors à quelle fête je me préparais. Ah ! je jure bien qu’on ne m’y rattrapera plus.

— Cependant, madame Derfeuil est aimable et reçoit bonne compagnie.

— Je ne le nie point ; mais comme on ne peut avoir le plaisir de causer avec elle ni avec ses convives, l’esprit des gens qu’elle réunit est de nulle ressource.

— Qui donc empêche de s’en amuser ?

— Un troupeau d’enfants, plus insupportables les uns que les autres.

— Vous m’étonnez : on dit les siens charmants ?

— Charmants ! ils sont jolis, voilà tout, reprit le capitaine ; mais quant au charme de leur présence, vous m’en direz des nouvelles.

— Ils vous ont donc bien fait enrager ?

— Au point de me rendre féroce, moi, qui aime assez les enfants, et qui ne manque pas de patience.

— Mais ils doivent être encore trop jeunes pour dîner à table : ils vous ont du moins laissé tranquille pendant le repas ?

— Ah ! bien oui, tranquille ! On ne s’est occupé, pendant le premier service, que des deux aînés, admis à dîner avec leurs parents depuis qu’ils apprennent à lire. Comme ils ont une santé délicate, et qu’ils sont affamés par nature, ils demandent à manger de tout, et pleurent à chaque plat qu’on leur refuse : alors la mère gronde, et le père, ennuyé des cris qui vont en crescendo, et voulant la paix à tout prix, remplit l’assiette des enfants de manière à les faire crever d’indigestion. Il s’ensuit une querelle de ménage sur l’inconvénient bien reconnu de céder aux pleurs des enfants : les témoins sont requis de donner leur avis ; ce qui les embarrasse fort, car il faut nécessairement déplaire au père ou à la mère à propos de ces chiens d’enfants qu’on voudrait envoyer au diable.

» En qualité de nouvelle connaissance, j’étais placé, à ce fatal dîner, auprès de la maîtresse de la maison ; aussi ai-je reçu la confidence entière de toutes les malices d’Oscar et des bons mots de Cornélie. J’ai su qu’il fallait bien se garder de prendre l’un par les mêmes moyens que l’autre ; que c’étaient deux caractères diamétralement opposés, malgré la ressemblance qu’offrait à la première vue le visage de ces deux enfants :

» — La petite a plus de finesse, disait madame Derfeuil, mais Oscar est plus adroit : il monte déjà à cheval d’une manière étonnante, quel que soit le mouvement de la bascule ; il tire à l’arc, et cela comme un sauvage ; enfin, il touche à tout sans rien casser.

» Pendant que j’écoutais ces éloges avec un sourire imbécile, je sentais une petite pluie tomber goutte à goutte sur mes pieds, et je cherchais des yeux ce qui pouvait en être cause, lorsque j’aperçus une grande tache rouge sur la nappe à côté d’Oscar : c’était lui qui, en voulant prendre du sel, avait répandu son verre plein sur la table ; l’eau mêlée de vin coulait tranquillement par la fente d’une allonge. Sur l’observation que j’en fis, un domestique mit une serviette en quatre sur la tache. Je retirai mes jambes pour laisser passer l’averse, et le service se continua comme si de rien n’était.

» Après la gronderie obligée en pareille circonstance, il y eut un moment de calme : on en profita pour parler du nouveau ministère. M. de G…, qui arrivait de Saint-Cloud, commença le récit de ce qui s’était passé le matin au conseil ; chacun lui prêtait une grande attention, lorsqu’il s’éleva une querelle entre les deux enfants, à propos d’un petit pâté soustrait à Cornélie par Oscar, avec cette adresse qui faisait l’admiration de la famille. Le débat fut accompagné d’injures, de voies de fait, et madame Derfeuil s’épuisait en voulez-vous bien finir, sans obtenir la paix des combattants. Enfin, un domestique prit sur lui de remplacer le petit pâté volé par un autre, et M. de G… put reprendre la parole. Mais au plus intéressant de sa relation :

» — Ah ! mon Dieu ! elle étrangle, s’écrie madame Derfeuil en se levant pour voler au secours de Cornélie. J’avais tant défendu qu’on lui donnât du poisson ! allons vite, un morceau de sucre, de la mie de pain, un poireau.

» Chacun court pour se procurer le plus vite possible tout ce que demande la mère. Pendant ce temps, l’enfant avale doucement l’arête qui la faisait souffrir, et madame Derfeuil, qui s’est presque évanouie de frayeur, engage ses convives à se remettre à table.

» Ce petit drame fini, comme on posait le dernier plat du second service, deux autres petits enfants, qui suivaient les gâteaux, entrent avec fracas. Madame Derfeuil prie les convives de se déranger un peu pour leur faire place : elle explique comment il est dans ses principes de ne laisser venir ces derniers enfants qu’à la fin du dîner, parce qu’ils ne mangent point encore de viande, et que les pauvres petits seraient trop malheureux d’attendre, sans jouer, les entremets sucrés ; et puis, ajoute-t-elle avec une bonne foi risible :

» — Les enfants qui s’ennuient sont toujours à charge ; il faut qu’on s’occupe d’eux sans cesse, et, si cela est égal au père et à la mère, cela est souvent désagréable pour les amis.

» J’étais trop bien convaincu de cette vérité, pour ne pas l’approuver ; mais je m’étonnai qu’en la reconnaissant ainsi, madame Derfeuil agît de façon à faire croire qu’elle l’ignorait complétement.

» Si les aînés avaient jusqu’à présent troublé le charme du repas, ce fut bien autre chose quand les deux cadets vinrent ajouter leur bruit à celui qui nous étourdissait déjà.

» — Je veux être assis, criait l’un ; je veux de la crème, criait l’autre.

» Quand on les eut servis avant tout le monde, on essaya de se remettre à causer.

» — Quoi que vous mangez là, monsieur ? me dit alors le petit Achille, le dernier de la famille ; quoi vous mangez là ?

» Et en questionnant ainsi, il mettait sa main tout entière dans la crème au chocolat que sa mère venait de m’envoyer.

» — Voulez-vous en goûter, mon petit ami ? dis-je à l’enfant, dont les cinq doigts étaient empreints sur la crème.

» — Non, monsieur, interrompit madame Derfeuil ; je ne veux pas que vous soyez bon à ce point pour lui. C’est fort laid, monsieur Achille ; de mettre ainsi la main dans l’assiette de ses voisins ; pour vous en punir, vous n’aurez point de crème.

» Alors l’enfant pousse son assiette avec colère, et saute à bas de sa chaise en baragouinant toutes sortes d’injures, heureusement inintelligibles pour tout autre que sa mère. On le croit parti, et l’on s’en félicite ; mais voilà qu’au moment où les vins d’élite circulaient, où la gaieté semblait prête à naître, je sens comme un chat qui m’égratigne la jambe, puis une fraîcheur subite m’apprend que le petit révolté vient de déposer sur mon bas la portion de crème qui est restée après ses doigts. Jugez de mon humeur : je devais aller le soir au bal de la cour ; j’avais demandé à madame Derfeuil la permission de dîner en uniforme, ainsi j’avais des bas de soie. Ma foi, l’idée de l’effet qu’allait produire cette traînée de chocolat sur ma chaussure me fit perdre patience ; j’allongeai un bon coup de pied à l’invulnérable Achille, qui se mit à braire de toute sa force.

» — Il se sera heurté contre le pied de la table, dit M. Derfeuil en se baissant et en soulevant la nappe. Que vas-tu faire là-dessous, petit gamin ? Allons, viens ; est-ce à la tête que tu t’es frappé ?

» — Eh non ! beuglait l’enfant en portant la main derrière lui ; c’est un pied… qui… m’a…

» — Oui, oui ; je comprends, c’est le pied de la table ; aussi pourquoi vas-tu jouer avec les roulettes : tu ne peux pas rester un moment tranquille. Tiens, prends ce biscuit, et va-t’en dans le salon.

» À la vue du biscuit, la colère d’Achille s’apaise. La mienne s’augmente à la pensée d’être obligé de rentrer chez moi pour changer de bas ; car il n’était pas possible de dissimuler une tache du genre de celle que je devais avoir.

» — Je crois qu’ils ont assez mangé, dit alors M. Derfeuil à sa femme, et que vous ferez bien de les envoyer avec leur bonne.

» Quelle excellente proposition ! et combien je regrettai qu’elle n’eût pas été faite plus tôt.

» On sonne la gouvernante. Les voilà partis, Dieu soit loué !

» Mais ils n’ont consenti à s’éloigner que les mains pleines de bonbons ; et nous sommes destinés à en retrouver des traces sur tous les meubles qu’ils vont poisser.

» Ne pouvant rien contre ce qui m’arrive, je veux prendre mon parti, et m’en consoler en faisant un peu ma cour à madame Derfeuil, qui, à part ses défauts, est aimable et jolie : je lui parle d’elle, de l’extrême désir que j’avais depuis longtemps de lui être présenté ; j’invoque le souvenir d’une de mes sœurs qui a été élevée avec elle ; enfin j’attaque son esprit, son cœur, son amour-propre, sans en être un instant écouté. Ce n’est ni le dédain ni la pruderie qui l’empêchent de me répondre ; mais ses oreilles sont entièrement captivées par le bruit qui se fait dans le salon, par la voix de la bonne qui commande vainement l’obéissance, et par celles des enfants qui parlent, chantent ou crient à la fois. L’expression de sa figure change à chaque nature de cris ; une inquiétude invincible la domine ; elle n’y peut plus tenir, et donne le signal qui doit nous faire lever de table.

» — J’en étais sûre, dit-elle en entrant dans le salon, quelqu’un pleurait. Que vois-je ? du sang ! Ah ! mon Dieu ! Oscar est blessé !

» Et madame Derfeuil se précipite vers l’enfant, le pose sur ses genoux, et cherche la blessure avec anxiété.

» — Ce n’est rien, madame, dit la gouvernante, ce n’est rien ; mais pendant que j’empêchais la petite de mettre le chapeau de cette dame qui dînait avec vous, M. Oscar a pris le ceinturon et le sabre que monsieur avait déposés dans un coin du salon ; il a voulu voir la lame, commander l’exercice, et il s’est coupé.

» — En vérité, dit madame Derfeuil en se retournant de mon côté, il y a des gens d’une imprudence impardonnable ; laisser un sabre à la disposition des enfants…

» — Je vous affirme, madame, ai-je répondu, que si j’avais pu me douter du plaisir que je devais avoir de dîner avec vos charmants enfants, je n’aurais pas commis cette imprudence.

» Ravi d’avoir dit ma pensée avec tant de politesse, je me suis empressé de sortir de cette maison, bien décidé à ne me marier de ma vie, pour échapper à la ridicule manie d’imposer à tous l’ennui de ses enfants.

— Vous avez fait là un dîner peu agréable, j’en conviens, dit le général ; mais celui que j’ai fait hier chez madame de Moseville était bien plus pénible pour ceux qui, ainsi que moi, se trouvaient dans le secret de la pauvre maîtresse de maison.

» Vous connaissez Moseville, et son amour pour les gens en place : le ministre des Affaires étrangères lui avait promis de venir dîner hier chez lui, et vous devinez les soins qu’il a dû prendre pour que le ministre ne trouvât chez lui que les gens et les choses qu’il préfère. Tout bien préparé, voici qu’inopinément la coqueluche se déclare dans sa petite famille : ses deux enfants en sont atteints, et la maladie se présente d’une manière alarmante. Madame de Moseville conjure son mari de remettre le dîner à un autre jour, et d’écrire à ses nobles convives la triste raison qui la retient près du lit de ses enfants ; mais ses prières, son inquiétude maternelle, rien ne touche M. de Moseville ; il prétend qu’une garde intelligente suppléera aux soins de la mère, et qu’elle doit avant tout se conformer aux lois des convenances ; qu’il serait fort déplacé de décommander un ministre et deux ambassadeurs pour une maladie si rarement dangereuse.

» Accoutumée à obéir, la pauvre mère se résigne en pleurant.

» Après avoir passé la nuit et la matinée près de ses enfants, à moitié suffoqués par la fièvre et par une toux si violente qu’elle menace d’amener des convulsions, madame de Moseville vient se parer pour nous recevoir ; elle prend un air souriant pour mieux dissimuler sa peine. On lui demande des nouvelles de ses enfants ; elle répond, ainsi que l’a dicté M. de Moseville, qu’ils sont un peu enrhumés, et sa voix, en articulant ce mensonge, est tremblante, ses yeux sont humides de larmes. Un domestique entre, lui remet un billet, elle y jette un regard ; alors toute sa personne se ranime, car ce papier contient ces mots :

» — La fièvre paraît avoir un peu diminué ; ils sont plus calmes. Valérie ne pleure plus depuis que nous lui avons fait accroire que madame était sortie pour aller lui acheter des joujoux.

» Ce message de la gouvernante des enfants rend un peu de sécurité à madame de Moseville. On passe dans la salle à manger ; mais le dîner est à peine à moitié, que, s’inquiétant de ne pas recevoir un nouveau message de la garde-malade, la pauvre mère dit tout bas à un de ses gens de monter chez ses enfants, et de lui en rapporter des nouvelles.

» Le meilleur domestique est par lui-même un être alarmiste. Comme tout le monde, jaloux de l’effet et n’ayant qu’un petit nombre de moyens pour y parvenir, il cherche ordinairement à en doubler la force, soit en exagérant un malheur vrai, soit en créant une inquiétude par de fausses nouvelles ; enfin chacun aime à se voir l’arbitre d’une émotion, et le bon domestique plus qu’un autre.

» Celui de madame de Moseville revint avec un air sinistre qui devait la frapper de terreur : aussi, mettant de côté toute considération, elle interrompt le ministre, qui lui parlait, pour demander à François ce qu’il a à lui apprendre. Alors il répond que le médecin vient de revenir ; qu’il a prédit une mauvaise nuit et ordonné des vésicatoires. Il n’y avait dans tout cela aucune raison de se désespérer : mais le ton de François, sa peine à prononcer ce mot de vésicatoires, qu’il regardait, dans ses idées de médecine, comme le remède réservé aux cas les plus graves, et, par-dessus tout, de certaines réticences qui semblaient trahir un danger imminent, replongèrent madame de Moseville dans un état impossible à décrire : la pauvre femme implorait son mari, comme pour le conjurer de lui permettre d’abandonner tous ces indifférents, et d’aller rejoindre ses petits malades. Mais M. de Moseville, qui craignait l’émotion qu’aurait pu produire ce regard, avait grand soin de l’éviter ; plus le visage de sa femme s’attristait, plus il redoublait de gaieté, ne parlant que de projets de fêtes, s’engageant à la conduire le lendemain à l’Opéra, dans la loge de l’ambassadeur d’Angleterre, acceptant pour elle toutes les invitations qui flattaient sa vanité d’ambitieux. Enfin le supplice de la triste mère était si cruel que j’en eus pitié.

» — Prenez le prétexte qui vous conviendra le mieux, dis-je au duc de… en sortant de table ; mais retirez-vous d’ici le plus tôt possible.

» J’avais pris un air diplomatique en prononçant ces mots ; j’étais certain de leur effet. Un quart d’heure après, le duc de…, maudissant le poids des affaires et l’esclavage doré d’un ministre, témoigna les plus vifs regrets de ne pouvoir donner plus de temps à ses plaisirs, et nous montâmes tous deux dans sa voiture pour nous rendre au Théâtre-Italien.

» Je lui dis la raison qui m’avait fait l’engager à quitter madame de Moseville plus tôt qu’il ne le voulait ; il me remercia de l’avoir empêché de prolonger la souffrance de cette pauvre mère, et dans son indignation contre le mari assez cruel pour condamner sa femme à un pareil supplice, il s’est bien promis de ne point accorder à M. de Moseville la place qu’il sollicite.

» Moi, je n’ai pu dîner, tant l’état de madame de Moseville me faisait mal à voir ! Convenez que madame Derfeuil fait bien mieux que celle-ci en vous assommant de sa maternité.


VII

LES GOBE-MOUCHES


LE NOUVELLISTE.

Oui, monsieur : cela est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

LE GOBE-MOUCHES.

Vraiment, monsieur, vous croyez que cette dernière révolution va nous ramener l’âge d’or ?

LE NOUVELLISTE.

Oui, monsieur. Plus de cour, partant plus de courtisans ; plus d’impôts, partant plus de vexations ; plus de misère, partant plus d’émeutes.

LE GOBE-MOUCHES.

Au fait, je ne vois pas ce qui empêcherait que cela fût ainsi. On n’a pas intérêt à ramener de vieux usages qui rappelleraient de vieux droits, et qui ne peuvent marcher avec les idées nouvelles. Un système d’économie justement vanté doit nécessairement amener la diminution des charges qui pèsent sur le peuple ; et la classe ouvrière sait trop bien que les émeutes sont la mort du commerce.

LE NOUVELLISTE.

Vous comprenez cela à merveille, monsieur ; et vous pouvez juger par là de l’état de prospérité où nous marchons.

LE GOBE-MOUCHES.

Pour ce qui est de l’intérieur, je n’en doute pas ; mais l’étranger m’inquiète. Entre nous, je soupçonne que les souverains n’aiment jamais bien franchement ceux, que les révolutions élèvent au trône en dépit de la légitimité. J’ai lu l’histoire, monsieur ; et l’on ne m’en fait pas accroire sur les résultats de certains événements.

(On est prié de remarquer cette petite méfiance du gobe-mouches, comme le trait caractéristique, comme l’honnête scrupule d’une conscience accoutumée à tout croire. C’est à la faveur d’un léger doute qu’il acquiert le droit d’être persuadé, et l’assurance de ne pouvoir être dupe.)

LE NOUVELLISTE.

L’histoire est remplie de révolutions, d’usurpations plus triomphantes les unes que les autres ; et dans ce siècle de lumières, où les peuples choisissent eux-mêmes leurs autorités gouvernementales, vous présumez bien, monsieur, qu’elles seront de nature à maintenir l’ordre au dedans et la paix au dehors. Que faut-il pour cela ? Appeler à soi toutes les capacités du royaume, les attirer par l’espoir d’améliorer le sort du pays, leur parler au nom des intérêts de la patrie, et non pas en faveur de ceux d’une famille privilégiée, toujours assez riche, puisqu’elle règne.

LE GOBE-MOUCHES.

C’est cela, monsieur ; vous avez dit le grand mot : attirer les capacités, c’est le plus grand moyen de succès. Mettez un Colbert aux Finances, un Fénelon à l’Instruction publique, et un Napoléon sur le trône… je me trompe, un Napoléon à la Guerre, et vous verrez comme tout ira ! Avant une année, la France aura reconquis tout ce qu’elle a perdu. Au reste, je suis tenté de croire que ce système est celui pour lequel on se décide ; car mon frère, l’auteur du dernier vaudeville, vient d’être nommé sous-préfet.

LE NOUVELLISTE.

Vous en verrez bien d’autres, monsieur. D’abord, la loi électorale va être refaite, pour donner plus d’essor au vœu national : vous ne verrez plus d’influence ministérielle, plus d’intrigues préfectorales, ce sera le vote pur et simple du paysan, du bourgeois, en faveur du citoyen le plus éclairé et le plus considéré de toute sa province.

LE GOBE-MOUCHES.

Voilà comme on forme une Chambre imposante, où la haine des différents partis s’immole au bonheur général, où l’éloquence est libre, où la presse vient puiser ses moyens d’asseoir l’opinion d’une majorité puissante et désintéressée. Avec de semblables mandataires, choisis par la partie saine de la nation, on ne craint pas de voir se renouveler les scènes indécentes d’une discussion injurieuse, ces poings montrés, ces épaules soulevées, ces démentis mortels qui ne blessent personne, enfin tout le scandale qui a trop souvent déshonoré la représentation nationale.

LE NOUVELLISTE.

Il est certain qu’une bonne législation faisant les bons ministres, vous aurez les meilleurs du monde.

LE GOBE-MOUCHES.

Tant mieux ; car nous en avons assez de ces messieurs à coups d’État, à fournées de pairs et à budgets enflés.

LE NOUVELLISTE.

Vous êtes bien sûr de n’en plus avoir, puisqu’on a fait la révolution tout exprès pour vous en délivrer.

LE GOBE-MOUCHES.

Il est vrai que ce serait cruellement absurde d’avoir fait tuer tant de gens pour revoir les mêmes choses.

LE NOUVELLISTE.

Comment voulez-vous donc que cela soit ? Le seul bon sens vous dit que les mêmes fautes amèneraient les mêmes résultats, et qu’il y va de l’intérêt de tous de n’y pas retomber.

LE GOBE-MOUCHES.

Ainsi les pauvres contribuables n’auront plus à payer des millions pour soutenir une cour fastueuse ?

LE NOUVELLISTE.

Comment donc ! tout ce qu’ils donneront tournera au profit des arts, aidera à secourir la veuve et l’orphelin du brave militaire, du savant que la passion d’une recherche antique ou d’une découverte utile empêche de songer à l’existence de sa famille ; et tous ceux qui auront servi la patrie d’une manière quelconque, soit pour son bonheur ou sa gloire, s’endormiront tranquilles dans la nuit du tombeau, en léguant leurs enfants à la reconnaissance d’un gouvernement juste et noble.

LE GOBE-MOUCHES.

Ma foi, monsieur, ce que vous m’apprenez là me fait grand plaisir ; car j’avais peur, à ne vous rien cacher, de voir ce nouvel état de choses créer de nouvelles vanités sans détruire les anciennes. J’entends dire à de certaines personnes : La duchesse de *** ne va plus à la cour ; mais on ne dépense pas moins pour y faire danser madame Potasse ; et peut-être valait-il mieux laisser le luxe et les grands airs où ils étaient que de les avoir portés dans une classe où ils sont plus dangereux et plus ridicules.

LE NOUVELLISTE.

Monsieur, il faut être populaire avant tout.

LE GOBE-MOUCHES.

C’est bien ce que je pense.

LE NOUVELLISTE.

Quant au luxe des cours, il est le soutien du commerce, et, plus on reçoit de marchands, plus il faut se parer de leurs marchandises : d’ailleurs, il est indispensable de se montrer dignement aux yeux de l’étranger.

LE GOBE-MOUCHES.

Ah oui ! l’étranger, c’est le point essentiel : croiriez-vous bien, monsieur, qu’il y a des gens qui prétendent…

LE NOUVELLISTE.

Des malveillants, des brouillons politiques, qui ne sont jamais contents : qu’on fasse la paix ou la guerre, ces gens-là sont toujours du parti qu’on ne prend pas. Eh bien, monsieur, quand vous en rencontrerez, dites-leur que toutes les puissances nous reconnaissent, nous approuvent et nous aiment ; que chaque jour amène de nouveaux courriers chargés d’assurances d’amitié sincère, pour nous et les nôtres ; que les différents partis qui pouvaient troubler la France sont entièrement découragés, qu’il n’y a plus à les craindre ; que le commerce reprend mieux que jamais ; qu’on n’entend plus parler de banqueroutes, de vols, d’assassinats, de duels ; que les hôtels garnis sont pleins d’étrangers qu’attirent déjà nos fêtes ; qu’il n’y a plus d’écriteaux aux portes, plus d’appartements à louer ; plus d’inquiétude, plus de misère, et qu’excepté eux, tout le monde est content.

LE GOBE-MOUCHES.

Je n’y manquerai point, monsieur ; on est trop heureux d’avoir à propager de si bonnes nouvelles.

LE NOUVELLISTE.

Vous savez sans doute la meilleure, celle dont on parle aujourd’hui ?

LE GOBE-MOUCHES.

Non ; je sors de chez moi, je n’ai encore rien appris.

LE NOUVELLISTE.

Quoi ! vous ne savez pas que, par la vertu d’un dernier protocole, nous reprenons nos anciennes frontières ?…

LE GOBE-MOUCHES.

Bah ! vraiment ?

LE NOUVELLISTE.

Cela m’a été dit par quelqu’un qui est mieux placé qu’un autre pour le savoir.

LE GOBE-MOUCHES.

Eh bien, cela ne m’étonne pas, monsieur ; j’ai toujours pensé que nous finirions par là. Combien je vous remercie de m’avoir dit cette grande nouvelle ! Je vais de ce pas à la Bourse en essayer l’effet ; je vous remercie d’avance du plaisir et de l’argent qu’elle va me rapporter.

Et le cœur plein d’une joie imbécile, le gobe-mouches va répéter ce qu’il vient d’entendre ; mais il est arrivé trop tard pour spéculer, la Bourse va fermer ; c’est qu’en route il s’est arrêté au groupe qui se forme chaque matin à la porte du café Tortoni ; on y racontait plusieurs faits peu probables. On parlait de l’ex-dey d’Alger pour remplacer certain roi du Nord. On donnait le Portugal à l’Angleterre, la Lombardie à la France ; on disposait du beau temple de la Madeleine en faveur d’une divinité mythologique ; on prétendait avoir trouvé le moyen de rendre au théâtre français son ancienne splendeur, et le brave gobe-mouches, écoutant tout cela comme parole d’Évangile, avait perdu ou employé son temps à s’en réjouir !

Une seule chose avait troublé son bien-aise, c’était la voix des crieurs des rues, beuglant à tue-tête un événement sinistre qui ne s’est point vérifié depuis. Mais, pour le gobe-mouches, tout ce qui s’imprime et se vend, ne fût-ce que pour un sou, acquiert un degré d’authenticité qui ne lui permet aucun doute. Sans ce léger inconvénient, tout serait plaisir pour lui, car sa nature le porte naturellement vers ceux qui flattent pour duper, et c’est dans l’enchaînement continuel des histoires les plus absurdes, des promesses les plus illusoires, qu’il passe sa vie inutile, espérant toujours la place qu’on ne lui donne pas, et le bien-être qui n’arrive jamais.

Entre-t-il dans un salon ? il est sûr d’y produire de l’effet, car il est toujours muni d’une ou deux nouvelles à renverser d’étonnement. Celle de la veille devrait peut-être rendre moins empressé à croire celle du lendemain ; mais non, il y a dans la bonne foi du gobe-mouches quelque chose qui triomphe de l’expérience ; on se laisse aller à l’impression qu’il reçoit de son propre récit. Cependant on sait que dans son empressement de croire, il n’attend pas toujours la fin d’une aventure pour aller la colporter ; qu’il entend parfois tout de travers la nouvelle qu’on débite, et qu’il la transmet de même. N’importe, il a toujours l’avantage de jeter un fait dans une conversation qui se traînait avec peine. La maîtresse de maison, qui ne savait plus comment la soutenir, accepte avec ravissement ce fait absurde qui rend la vie à son salon ; elle l’adopte, le commente, et devient le plus ardent complice des impostures innocentes du gobe-mouches. Quel plaisir pour lui ! les discussions renaissent, les tête-à-tête sont interrompus, les bâillements ont cessé ; on se ranime, on cause, on rit, on se querelle, et cette résurrection est son ouvrage : chaque jour ramène pour lui de semblables succès.


VIII

DES SCEPTIQUES DE CAFÉ


Après avoir traité du gobe-mouches, nous ne pouvons garder le silence sur cette secte non moins ridicule, dont la finesse prétend tout deviner, et pour qui l’évidence n’est qu’un être fantastique. On en reconnaît les chefs à ces mots sacramentels :

« Vous croyez cela, vous autres ? vous donnez là dedans ? »

Ils ont aussi un sourire particulier, un regard négatif, qui répond à tout le même adage :

« Vous croyez cela, vous autres ? vous donnez là dedans ? »

On leur parle du danger de braver l’opinion, des malheurs qui pourraient advenir de mesures prises sans réflexion, pour satisfaire l’orgueil irrité de quelques ministres ou la rancune de quelques prêtres ambitieux ; on leur répète que le peuple est au moment de se révolter.

— Quel conte ! disent-ils. Le peuple, qui avait vu sans bouger les échafauds des réactions, le retour des livrées, le présent d’un milliard, prendrait fait et cause pour quelques journaux, et se ferait mitrailler, lui qui ne sait pas lire, pour la liberté de la presse ! Quelle folie ! et comment une tête raisonnable peut-elle accueillir de semblables rêveries ? Choisir le moment où la conquête la plus importante vient d’illustrer un règne pour renverser la dynastie ? Et vous croyez cela, vous ?

— Oui, je le crois ; et je m’en afflige d’autant plus, que je crois aussi qu’avec plus de prudence on pouvait éviter ce malheur ; car quel plus grand malheur que de voir le sang couler dans les rues de Paris, et d’avoir à pleurer également la mort des vaincus et des vainqueurs !

— Pauvre badaud ! c’est votre femme, n’est-ce pas, qui vous montre toutes ces visions ? Renvoyez-la donc à sa quenouille, et défendez-lui de se mêler de politique.

— Eh bien, lui dit-on un autre jour, vous savez la nouvelle ? Varsovie est prise ; on massacre les Polonais, leur ruine est complète.

— Oui, à la Bourse, répond-il, pour ruiner aussi les joueurs à la baisse ; car la rente est aristocrate, et se relève avec les rois. Nous avons le secret de toutes ces nouvelles. Quand vous aurez vécu comme moi avec les gens du métier, on ne vous prendra plus à ces piéges grossiers. Allez, Varsovie n’est pas plus prise qu’elle n’était sauvée le jour où…

— Le diable emporte cet homme qui s’obstine à ne jamais rien croire ! s’écrièrent à la fois ceux qui l’écoutaient nier depuis une heure.

Eh bien, c’est à ce ridicule, l’un des plus impatientants de tous, nous en convenons, que le sceptique de café vient récemment de devoir la vie.

Un soir de ce dernier printemps, pendant qu’il faisait paisiblement sa partie de dominos au café Valois, entre un petit verre d’anisette et le Messager des Chambres, il voit entrer un jeune apprenti Sangrado, l’œil brillant, le front rayonnant d’espérance, enfin avec l’attitude fière d’un homme qui se promet d’étonner bientôt le monde par ses prouesses.

À la manière audacieuse dont il venait de pousser la porte en la refermant, l’habitué, le rentier, le politique, le grognard, le loustic, le musard et le mouchard obligé, qui composent ordinairement le fond d’un public de café, se retournèrent vivement comme pour s’informer de ce qu’il y avait de nouveau ; car un homme dépourvu de nouvelles n’aurait jamais osé se permettre une entrée si bruyante.

— Ah ! ah ! dit le questionneur par excellence, monsieur Granier sait quelque chose ; il va nous en faire part, j’espère. S’il faut en croire son air guilleret, c’est du bon qu’il nous apporte. Le ministère serait-il changé ?

— Je n’en sais rien, vraiment, et ne m’en inquiète guère ; nous allons avoir bien autre chose à penser !

À ces mots, les parties de dominos s’interrompent, et tous les yeux se tournent vers le jeune docteur.

— Encore une émeute dans le quartier des Écoles, je gage ; nous allons entendre le rappel.

— Enfin il est arrivé ! s’écria M. Granier sans daigner répondre au questionneur ; nous allons savoir à quoi nous en tenir sur toutes les fables qu’on débite à son sujet, et nous verrons si l’ennemi est si difficile à vaincre.

— Ah ! nous avons donc la guerre avec la Prusse ? dit le badaud.

— Il s’agit d’une bien autre puissance, ma foi ! elle a déjà mis à mort un dixième de l’Europe ; mais nous l’attendons de pied ferme ; il y a ici des gens qui en savent assez pour la dompter. Si vous aviez pu voir l’effet qu’a produit dans notre école la nouvelle de son arrivée ; c’était un vrai délire !

— Mais qui donc est arrivé ? s’écrièrent plusieurs voix avec l’accent d’une vive impatience.

— Eh parbleu ! le choléra-morbus, répondit Granier.

— Le choléra-morbus ! répétèrent-ils d’un air consterné.

— Oui, vous dis-je, le choléra asiatique avec tous ses symptômes, ses paroxysmes et sa catalepsie foudroyante. J’en viens de voir deux cas à l’Hôtel-Dieu, mais je n’ai pu les examiner à mon aise. À tout seigneur tout honneur : les rois de la Faculté étaient là, ils se sont emparés, comme de juste, des malades.

— Pour les sauver, sans doute ?

— Bah ! ils étaient morts avant qu’on ait pu seulement les questionner sur ce qu’ils souffraient. Messieurs les docteurs se sont mis aussitôt à l’ouvrage, en regrettant de ne pouvoir opérer devant la foule d’étudiants qui assiégeait les salles et même les portes de l’hospice ; mais nous prendrons notre revanche : les nouveaux cas qui doivent nous arriver demain donneront à la science tous les moyens de s’éclairer, et de décider surtout la grande question de l’épidémie, pour mieux dire de la contagion.

— Eh bien, c’est à vous à jouer, dit le sceptique à son adversaire. Mais le pauvre homme, accablé sous le poids de la sinistre nouvelle, était hors d’état de s’intéresser à la partie commencée : les dominos, rangés sur la paume de sa main, venaient de retomber pêle-mêle sur la table ; déjà le frisson de la peur faisait trembler ses membres. La description de l’affreuse agonie, faite avec amour par le jeune médecin, avait jeté la terreur dans l’âme de tout le monde.

— Êtes-vous fous, de vous laisser abattre ainsi par le tableau romanesque de ce jeune fanatique ? Ne voyez-vous pas que la passion de son art lui fait voir, comme font toutes les passions, ce qu’il désire. Dieu me garde de l’accuser d’un vœu inhumain : je sais qu’en désirant l’apparition du fléau, il croit avoir trouvé un moyen de le combattre ; mais il n’en est pas moins aveuglé par sa philanthropie. Dans tous les états, chacun aime la puissance ; et comme les épidémies livrent de droit le monde aux médecins, ils en voient partout, comme Perrin-Dandin voit des procès. Il meurt chaque jour, dans nos hôpitaux, de pauvres diables qui sont de toutes les couleurs, et qu’on n’a jamais pensé à traiter de cholériques. Attendez donc, pour vous abandonner à la terreur, que les rues soient désertes, les maisons en deuil, les spectacles fermés ; et croyez que tant que chacun s’occupera des Chambres et de la Bourse, il n’y aura point de fléau à craindre.

En effet, notre bon sceptique, appuyé sur ce raisonnement, a passé tout le temps que la maladie a dévasté Paris dans la sécurité la plus parfaite : convaincu de la non-existence de la maladie, mettant toutes les morts sur le compte de l’ignorance des médecins, il n’a rien changé à son régime, et par cela même il a conservé sa santé dans un parfait équilibre.

Lui apprenait-on la fin subite d’une famille entière :

— Je n’en suis pas fort étonné, disait-il ; ces gens-là avaient de père en fils le sang en mauvais état.

Était-ce une jeune mère enlevée en trois heures à ses enfants, on l’avait mal soignée dans sa dernière couche ; était-ce une jeune fille ravie au bonheur de son âge, ses parents la menaient trop souvent au bal, on avait excité chez elle une inflammation de poitrine ; enfin, il trouvait à tout une raison pour douter du vrai.

Bienfaisant ridicule, qui a préservé sa nature grêle et maladive des accidents inhérents à l’inquiétude, et qui le dispense chaque jour de s’affliger à la lecture des petits faits de nos grands hommes.


IX

DU RIDICULE APPLIQUE À LA POLITIQUE


Quoi de plus ridicule que l’inconséquence, l’importance et l’hypocrisie des intérêts sous le masque du patriotisme ? Quoi de plus risible qu’une médiocrité parvenue au pouvoir ; qu’un orateur ministre qui se bat les flancs pour prouver à une majorité flottante qu’elle doit lui accorder cette année le même budget contre lequel il a tant parlé l’année précédente ? Quel nom donnerez-vous à ce bon député, encore tout ému des serments qui lui ont acquis les voix de tous les libéraux de son département ; à ce naïf patriote qui se laisse entraîner par le charme d’un dîner ministériel à voter contre la foi jurée, et cela dans la ferme croyance que sa religion politique vient d’être éclairée par l’éloquence d’un avocat à portefeuille ? Que dire de ce franc révolutionnaire qu’une émeute a fait un personnage, et qui parle de sévir aujourd’hui contre tout ce qui pense à troubler l’ordre idéal de son gouvernement éphémère ; et de cet ancien défenseur de la presse, qui signe chaque jour des mandats de saisie contre les écrivains du parti dont il n’est plus ; et de cette classe de mécontents, toujours mécontents, quels que soient les dynasties, les gouvernements, les succès ou les revers, et toujours heureux d’être mécontents ?

Tous ces gens-là sont ridicules, et nous n’avons pas la prétention de chercher à démontrer une vérité si commune ; ce que nous voulons prouver, c’est qu’à leurs seuls ridicules ils doivent tous les avantages de leur position.

En temps de troubles, lorsque tout change, que devient l’homme fidèle à ses principes ? Un boudeur inutile, qui va se confiner dans quelque vieux château, s’il est de la classe châtelaine, ou dans quelque réduit champêtre, s’il appartient à celle des philosophes. Résigné à tout, plutôt qu’à se mêler aux intrigues qui surgissent de toutes parts à chaque révolution, il leur abandonne sans combat le terrain, et va condamner à la rouille qui ronge les meilleurs instruments dont on ne se sert pas, les talents, la capacité si nécessaires aux améliorations comme au rétablissement de l’ordre. Ce crime de lèse-nation, c’est la crainte de paraître ridicule qui l’en rend coupable. Tant d’hommes de mérite frémissent à la seule idée de voir leurs innocentes manies, leurs petits travers domestiques, dénoncés en termes burlesques dans quelque petit journal, ou exécutés en effigie dans le recueil amusant de la caricature. On saura qu’ils ont fait autrefois de mauvais vers ; que leur femme n’est pas jolie ; qu’ils ont un peu trop aimé la république, l’empire ou la légitimité : le beau malheur ! C’est pourtant à ces considérations puériles qu’ils sacrifient le crédit, la fortune, la puissance, et, plus que tout cela, le bien qu’ils pouvaient faire.

À mérite, même inégal, reconnaissez l’avantage de celui pour qui le passé est sans souvenirs, et le présent un abîme de joie où viennent s’engloutir les scrupules, les remords, s’il y a lieu, et jusqu’aux craintes de l’avenir. Avec quelle heureuse audace cet homme, dégagé des petits liens qui entravent la marche du génie, se livre-t-il aux destructions, créations, réactions, démissions, nominations ; enfin à toutes les améliorations qui doivent lui être profitables. On murmure tout haut de sa politique industrielle, de ses coups d’État fantastiques ; quelques feuilles restées indépendantes l’accablent d’épigrammes : il laisse dire, il laisse lire, il laisse rire, et, nouveau dieu du jour, il poursuit sa carrière en versant sur ses obscurs blasphémateurs un torrent d’ordonnances.

— En connaissez-vous de plus ridicule ? se demandent entre eux les administrés, qui sont depuis une heure à la file un jour de réception.

— Ma foi, non ! celui-là l’emporte sur tous ceux qu’on nous a donnés jusqu’à présent ; et, sans la crainte de voir mon frère perdre sa place, certes, rien ne m’aurait déterminé à faire une visite à un semblable original ; mais que voulez-vous ? il a droit de vie et de mort sur ma famille ; une destitution mettrait mon frère et tous ses enfants dans la misère : il faut me résigner.

— Voilà justement mon histoire, dit l’autre : j’ai sur les bras un grand diable de neveu dont je ne sais que faire ; il n’a jamais voulu s’astreindre à aucune étude sérieuse ; les plaisirs de Paris lui tournent la tête et le ruinent : je veux le reléguer pendant quelques années en province, et j’ai demandé pour lui la sous-préfecture de L… C’est une jolie petite ville, un peu turbulente, mais du reste fort agréable à habiter.

— Non pas les jours d’émeute, je pense, surtout pour un pauvre sous-préfet ; voyez plutôt M. D…

— Peu m’importe, reprit l’oncle solliciteur, ce sont ses affaires : une fois nommé, il fera comme les autres.

Effectivement, il a fait comme les autres. Il s’est chamaillé avec plusieurs autorités de son département ; on l’a dénoncé, il s’est défendu tant bien que mal ; on s’est moqué de sa prose, de son habit brodé, de ses grands airs, de son petit esprit ; et, de moqueries en moqueries, il est parvenu à l’une des plus belles préfectures de France.

Ah ! s’il est vrai que la malice humaine, cette hyène des déserts du monde, demande une proie, combien ne doit-on pas s’empresser de la rassasier en lui offrant à dévorer quelques bons ridicules ! Ce léger sacrifice accordé à sa gloutonnerie, on voyage sans crainte, sans obstacle dans le vaste champ de l’ambition ; et si, déjà pourvu en ce genre, vous pouvez lui offrir de plus quelque tic invétéré, quelque infirmité risible, c’est alors que votre fortune n’a plus de bornes.

Ravi de pouvoir vous appeler sourd, boiteux, bancal ou borgne, le peuple des envieux, des badauds goguenards, vous laissera monter sur ses épaules, s’il le faut, pour atteindre au but le plus élevé. Vous pourrez mener l’Europe du coin de votre table de whist, disposer des trônes et des portefeuilles, des places, et partant des consciences ; on citera votre esprit, vos bons mots, on vous en prêtera même ; vous passerez pour le protecteur des beaux-esprits, le séducteur des jeunes femmes, le modèle des ministres. Ce bon peuple, tout au plaisir de faire des quolibets sur votre manière de marcher, vous laissera parcourir la plus longue carrière galante et politique. Enfin il vous livrera ses destins, à la seule condition de lui fournir toujours de quoi se moquer et médire.

Vous, que le noble feu de l’ambition consume, dites-nous quels talents, quelles vertus, quels dévouements sublimes, ont jamais tant obtenu de la reconnaissance des peuples !


X

DES VIEILLES FILLES


De toutes les conditions humaines la mieux en possession de la pitié moqueuse du monde, c’est celle d’une vieille fille. Est-elle encore jolie, la médisance ne tarit point sur son compte ; est-elle laide, on trouve tout simple que personne n’en ait voulu ; sa conversation est-elle enjouée, elle paraît trop leste ; est-elle sérieuse, on la trouve pédante ; fait-elle quelques frais pour paraître agréable, c’est la rage de se faire épouser qui l’anime ; n’en fait-elle aucun, sa présence est ennuyeuse, on la fuit. On fait des paris à côté d’elles sur sa virginité ; on tend des piéges à son expérience ; enfin, c’est un objet continuel de dédains ou de plaisanteries.

Ce cruel destin, auquel sont condamnées tant de filles sans dot, voulez-vous y échapper, vous que la pauvreté menace de l’indifférence des hommes ? Soyez ridicules.

Avez-vous passé l’âge de l’espérance ? établissez-vous dans votre désespoir, tranchez de la femme : sortez seule, rentrez tard, dites ce qui vous passe par la tête, en dépit des mots hasardés qui peuvent échapper à votre vieille innocence. Sont-ils un peu trop hardis ; eh bien, tant mieux ! on aime tout ce qui fait rire, et puis cette naïve gaieté détruit la contrainte insupportable qu’impose si souvent l’ignorance plus qu’incertaine de la plupart des vieilles filles.

Pour mieux rassurer sur votre renonciation à tous projets de mariage, affublez-vous de quelques-uns de ces chapeaux à plumes rouges, dont l’éclat fait mal aux yeux ; ne craignez pas de le porter avec une robe couleur de rose, une écharpe lilas : c’est au burlesque de votre parure que vous devrez l’attention des hommes et l’indulgence des femmes ; sûres de pouvoir se moquer avec eux de votre tournure, elles leur permettront de causer avec vous, et vous serez moins abandonnée qu’elles. Qui sait même si, dans le nombre de ceux à qui vous aurez répété cent fois que vous aviez horreur du mariage, que la seule idée d’avoir un enfant vous faisait frémir ; qui sait, dis-je, si parmi vos railleurs eux-mêmes, il ne se trouvera pas un taquin qui voudra vous contrarier, et triompher de votre antipathie matrimoniale !

Il est une autre espèce de vieilles filles qui échappent au malheur par l’illusion. Celle-là est la plus ridicule, et partant la plus heureuse. Elle a trente-cinq ans, n’a jamais quitté sa mère, ni renoncé à aucune des habitudes de sa jeunesse : elle tient ses yeux baissés, et ne répond que lorsqu’on l’interroge ; son front se colore au moindre récit amoureux ; apporte-ton le billet qui fait part de l’accouchement d’une amie de sa mère, elle se trouble, rougit, et mourrait plutôt que de demander des nouvelles de l’enfant.

Sa mère va-t-elle dans le monde, elle ne la quitte point, et se place à table à côté d’elle de peur de s’exposer à écouter le plus petit mot que sa mère ne pourrait entendre ; l’invite-t-on à danser, elle n’accepte qu’après en avoir demandé la permission ; glissant sur le parquet sans oser s’élever, elle conserve son attitude pudique jusque dans le désordre du galop ; puis, quand le danseur novice qui l’avait priée à défaut d’aucune autre, la ramène à sa place, elle montre la plus touchante confusion en traversant ainsi tout le salon au bras d’un jeune homme.

Vingt ans se sont écoulés depuis qu’on lui a dit pour la première fois qu’elle était jolie ; elle croit que c’est hier, tant l’uniformité de sa vie en marque peu les jours. Ce sont toujours les mêmes occupations ; elle a conservé tous ses maîtres. Elle prend ses leçons de chant, de piano, de dessin, d’italien et d’anglais comme en sortant de pension ; voilà pour la matinée. Avant dîner, elle met sa robe à la vierge, son petit tablier de taffetas ; s’il vient du monde le soir, elle chante une ou deux romances en tremblant comme une pensionnaire ; puis on montre ses aquarelles aux derniers venus dans la maison ; car on pense bien que les amis qui les admirent depuis vingt ans en ont une idée suffisante. Elle reçoit les compliments avec un embarras modeste, qui s’augmente à chaque exclamation du nouveau présenté ; car c’est sur lui qu’elle vient de placer ses idées d’avenir, et ces chastes émotions qu’elle transmet depuis si longtemps d’un jeune homme à un autre. L’événement a déjà cent fois trompé son attente ; son cœur n’en est pas découragé. Le lendemain détruit le regret de la veille ; ainsi bercée par le charme d’une illusion sans cesse renaissante, elle arrive à la vieillesse sans avoir souffert du célibat.

La vieille fille de province, moins intéressante que celle-ci, a des jouissances inconnues de la célibataire des grandes villes. Sa domination ne peut se comparer qu’à celle des abbesses. Recueillie par l’aîné de ses frères, par celui qui tient le rang de chef de famille, elle commence par chercher à se rendre utile dans la maison : elle fait les confitures, surveille la lessive, et travaille à la layette des enfants. Mais son ambition ne s’en tient pas là ; elle rêve une autorité sans bornes sur tous les domestiques de la maison, et profite du premier moment où sa belle-sœur écoute la déclaration d’un jeune voyageur pour s’emparer des clefs du linge et des provisions. Munie de ce trésor, elle commande en reine : pas un morceau de sucre, pas une serviette ne se distribue sans son ordre ; c’est elle qui gronde les enfants, qui renvoie les domestiques, qui invite les voisins ou les brouille avec son frère. Est-elle mécontente des gens qu’il amène, elle leur fait faire un dîner détestable ; se trouve-t-il parmi ceux qui sont recommandés à son frère un homme sur lequel elle puisse fonder quelque espérance, on ne manque de rien ; le dessert est au complet, et les assiettes montées sont garnies de bonbons à devises qui peuvent au besoin servir d’aveux. La joie d’un bon repas commence à gagner les convives ; la vieille fille entend vanter ses fruits confits et sa marmelade ; elle prend un air modeste pour répondre aux compliments que lui en fait celui pour qui elle minaude ; mais quel son barbare a frappé son oreille !

— En vérité, ta femme n’en fait pas de meilleurs, lui dit un ami.

Sa femme ! ô découverte affreuse !

— Il est marié, pense-t-elle avec rage ; eh bien, qu’il aille prendre son café chez sa femme, il n’en aura pas ici.

En effet, l’eau n’est pas assez chaude, la cafetière filtre mal, enfin le café n’est pas prenable. En vain le maître de la maison s’en plaint ; on ne l’écoute pas. C’est à mademoiselle Dorothée qu’on répond ; c’est elle qui défend d’allumer le billard, de préparer les tables de jeux, de peur de retenir et d’amuser les convives ; et chacun lui cède, car elle a un entêtement despotique.

Nous avons encore la vieille fille dont la passion, toujours désappointée, a tourné à la politique : son opinion, acerbe dans sa forme, amère en ses discours, dépend toujours des opinions du dernier homme qui n’a pas voulu l’épouser ; était-ce un jeune libertin, elle est dévote ; un libéral, elle est ultra ; un vieux marquis, elle se fait jacobine. Dans toutes ces conditions, son intolérance est la même. Elle veut qu’on destitue tous ceux qui ne vont pas à confesse, qu’on mette en prison tous les journalistes, ou qu’on détrône tous les rois. La dernière de ces fureurs est la plus comique parce qu’elle s’étend jusqu’au plus petit gentilhomme. Elle accuse la caste entière de tous les maux qui ont depuis tant d’années affligé la France ; oubliant tous les frais qu’elle a faits pour se concilier l’amour d’un marquis, elle se pare d’une haine native contre tout ce qui a porté un titre ; ceux fondés sous l’Empire trouvent seuls grâce à ses yeux, car elle n’a point encore été délaissée par de vieilles moustaches : ces messieurs-là ne s’adressent guère qu’aux jeunes et jolies femmes.

À l’affût des nouvelles, elle colporte de maison en maison celle qui doit le plus contrarier les sentiments ou les intérêts des opposants à sa dernière opinion ; entremêlant ses récits de légères personnalités pour les rendre plus piquants, elle se fait craindre, détester, mais elle échappe du moins à cette implacable ennemie des vieilles filles, à l’indifférence.

Sa vie, que l’inutilité devait condamner à l’ennui, est semée d’agitations, de tracasseries, de petits triomphes, dont sa malice fait des plaisirs. Elle est toujours là pour jouir des humiliations du parti qui succombe, et dit, avec l’accent d’une fausse pitié : « Hélas ! je l’avais bien prévu, » à chaque événement qui flatte sa politique vindicative ; enfin, elle donne à la haine tout ce qu’elle n’a pu dépenser en amour ; c’est vivre encore, et comme son talent de médire l’oblige à tout savoir, on l’invite comme on s’abonne à un petit journal qui dit du mal de beaucoup de monde.

La dernière espèce de vieilles filles et la meilleure, il faut l’avouer, est à peine ridicule ; mais aussi son bonheur n’est pas de ce monde. Tout aux intérêts d’autrui, celle-là se consacre aux soins qu’exige une vieille mère, un parent, une amie. A-t-elle une sœur belle, et qui aime à briller, elle immole ses jours, son avenir, au bonheur de cette sœur chérie ; elle élève ses neveux ; et si la dissipation de leur mère nuit à leur fortune, elle les dote de la sienne. On ne peut la flatter, lui plaire, qu’en louant ou en aimant sa sœur et ses neveux : elle n’a jamais dit le mot moi de sa vie ; son orgueil, sa sensibilité, sa coquetterie, ses succès, « elle a tout placé chez Adèle, » chez cette aimable sœur, qui semble l’avoir devancée de deux années dans ce monde pour être le premier, l’unique sentiment qu’elle doit éprouver. L’humeur, la jalousie, n’ont jamais altéré cette communauté de cœurs où l’un donne tout et l’autre quelque chose ; car, lorsqu’une femme a payé sa dette à l’amour, à la maternité, que lui reste-t-il pour l’amitié ?

N’importe, cette affection secondaire suffit pour alimenter le dévouement de son existence entière. D’abord, on médit d’un si parfait détachement de soi-même, on irait jusqu’à le calomnier, s’il n’était justifié par le respect qu’il inspire ; mais ce qui est bien a cela de bon qu’on ne peut en médire longtemps. Aussi la conscience du vrai agit en dépit de tout ; et, si elle force quelquefois à mépriser ce qu’on aime, elle conduit à l’estime et à l’admiration à travers la malveillance et le dédain ; ce n’est pas le moindre des miracles de notre organisation morale.

Cette vieille fille-modèle passe inaperçue dans le monde ; hors du petit cercle d’amis de sa sœur, personne ne sait ce qu’elle vaut ; on la traite comme une dame de compagnie. Son amour-propre n’en souffre pas : il n’est plus à son usage. Un seul chagrin peut l’accabler, ce n’est pas l’ingratitude ; elle ne demande rien que de pouvoir se dévouer. Mais que l’objet d’une telle amitié meure, que tant de sentiments placés sur un seul être refoulent sur le cœur qui reste, la pitié n’a pas d’expression assez forte pour peindre son malheur. Y succombera-t-elle ? Non, car le ciel lui offre encore un moyen de ne pas vivre pour elle : la charité réclame ses soins ; et c’est au milieu des souffrances, des plaintes des mourants, qu’elle achève sa vie de sainte.

Nulle pompe funèbre n’accompagne sa mort, nul article nécrologique n’apprend qu’elle a vécu. Les malheureux seuls la regrettent… Pourquoi ce silence, cet abandon ?… Vous le savez trop bien, vous que l’amour-propre, ou plutôt la passion de vous-même, rend si joyeux et si ridicule.


XI

DES JEUNES PERSONNES


— Vous persistez dans votre beau système d’éducation, disait M. Clermont à madame d’Armintière ; eh bien, vous m’en direz des nouvelles. Pauvre Thérésine ! si jolie, si bonne, si spirituelle, et peut-être condamnée à rester fille toute sa vie, parce que sa mère ne veut pas entendre raison !

— J’en suis fâchée, mon ami ; mais vous ne persuaderez jamais que la raison d’une mère consiste à laisser prendre à sa fille tous les travers dont vous vous moquez le plus dans le monde. Voulez-vous que Thérésine change sa simplicité contre les manières affectées d’Almérie, sa retenue contre la démarche hardie de Rosamonde, ses inflexions si douces contre le ton tranchant de mademoiselle de la Sorbière ? En vérité, je ne sais pas ce qu’elle y gagnerait.

— Et moi, je le sais bien. Pensez-vous qu’avec toutes ses vertus domestiques, ses talents, que vos vieux amis seuls connaissent ; ce visage charmant qu’on ne voit que sous un voile à la messe ; cette taille élégante qui se montre tout au plus deux ou trois fois par hiver dans quelques bals intimes, votre fille trouvera un mari ? Ah ! je vous réponds bien qu’il ne viendra pas à l’idée d’aucun de nos jeunes gens de venir la chercher dans cette famille dont elle fait le charme. Il la rencontrerait souvent même dans les réunions dont les jeunes personnes font le premier ornement, qu’il n’y prendrait pas garde. Cependant elle serait une des plus jolies du bal, cela n’est pas douteux ; mais comme elle s’effacerait pour laisser briller les autres, on ne la remarquerait point, et peut-être bien la ramèneriez-vous les larmes aux yeux et confuse de l’humiliation de n’avoir pas été invitée une seule fois à danser.

— Si je pouvais prévoir un semblable affront, je ne la mènerais au bal de ma vie.

— Beau moyen ! Faites en sorte qu’elle y aille plutôt dix fois qu’une ; mais inspirez-lui le désir d’y produire de l’effet. D’abord, que sa parure ait quelque chose de particulier, que sa coiffure ne soit celle de personne : la moindre innovation en ce genre équivaut presque à une dot. Qu’elle porte des jupons forts courts, que ses épaules soient très-découvertes ; elle compensera cette émancipation par des airs pudiques, et ne lèvera pas les yeux tant que durera la contredanse ; petit manége qui a le double avantage de montrer ce qu’on a de bien, sans avoir l’air d’en vouloir tirer parti.

Si son danseur, ou quelques vieux agréables attirés par sa parure étrange, lui adressent la parole, qu’elle ne manque pas d’entremêler ses réponses de questions singulières : ce n’est pas assez qu’on remarque sa tournure, il faut qu’on cite ses mots hasardés, ses phrases ambitieuses ; puis, lorsque ses ridicules lui auront acquis un certain nombre de courtisans, vous ferez circuler le chiffre de sa dot, en l’exagérant de moitié ; ce dernier moyen employé, achèvera le succès. Alors vous serez accablée de présentations, de demandes ; les futurs viendront en foule, et Thérésine aura le choix sur tous les maris en herbe.

— J’ai peur que vous n’ayez raison, reprit madame d’Armintière ; mais ce serait payer un mari trop cher que de se donner tant de ridicules pour lui plaire, et jamais Thérésine…

— Vous faut-il des exemples ? interrompit M. Clermont, je n’en manquerai pas… Mademoiselle de…, mademoiselle C…

— Ah ! vraiment, j’en vois tous les jours ; et je vous avouerai ma faiblesse : en considérant la fortune acquise par ces travers, j’ai quelquefois regretté d’avoir élevé ma fille dans le mépris des vanités si communes aux femmes médiocres, et surtout dans ce sentiment de dignité si contraire à toute espèce de ruse. Je sais trop qu’avec un semblable caractère, les mariages à la mode sont impossibles ; qu’un homme laid, riche, et déjà vieux, n’épouse une jeune personne qu’autant qu’elle feint de le trouver encore jeune et beau ; qu’elle doit avoir toujours l’air d’être éprise de l’héritier imbécile qu’on lui propose ; enfin, qu’elle doit ne se refuser à aucun mensonge pour arriver à posséder un titre, une bonne maison, et cette indépendance que l’argent seul procure. Sans doute la femme à qui les plaisirs du monde suffisent, a raison de leur tout sacrifier, et je ne nie pas que celle dont on peut calmer la colère avec un chapeau d’Herbaut, ou distraire la douleur par un billet de bal, ne soit plus à l’abri du malheur que la femme née pour pleurer éternellement sur la trahison d’un mari ou sur la tombe d’un enfant ; mais que faire contre les habitudes d’un cœur noble ? En subir les conséquences, et c’est à quoi je me résigne.

Belle résignation, vraiment ! Thérésine a, depuis cette conservation, atteint ses vingt-cinq ans, et elle n’est point encore mariée !



XII

LE BIENFAITEUR CALOMNIÉ.


Quel est ce misérable avec son habit râpé, son chapeau à jour, ses bottes ressemelées, et son col sans chemise ?

C’est l’homme le plus passionné du monde ; celui dont l’amour est à l’abri d’un moment de froideur ou d’infidélité ; celui que la possession de l’objet aimé rend chaque jour plus ardent, plus craintif de le perdre. Soins, peines, privations, tout est volupté pour cette âme brûlante, lorsqu’il s’agit de conserver son idole. Jamais l’amitié, la dévotion, la maternité, ne produisirent une pareille abnégation de soi-même. Le froid, la faim, la misère, l’humiliation, il les supporte sans se plaindre, heureux de souffrir pour ce qu’il aime. Semblable au grand-prêtre d’un dieu insatiable, il entasse sacrifice sur sacrifice, pour mieux se prouver à lui-même l’excès de son adoration ; du haut de ce culte fanatique, comme il regarde en pitié les plaisirs du monde, ces joies fugitives payées si cher et dont il ne reste qu’un double vide dans le cœur et dans la bourse ! Tout ce que la fierté peut donner de courage, il le trouve dans sa passion effrénée ; enfin, il ne lui manque, pour être le plus grand homme de son siècle, que de consacrer sa patience et son génie à l’intérêt général.

Pourtant cet homme, objet de la dérision de tous les temps, de tous les peuples, mis en scène par les Romains, retracé vivant par le pinceau satirique de Molière, est l’éternel plastron des traits moqueurs de toutes les classes de la société ; la coquette le fuit d’une lieue, les enfants le suivent en ricanant, les domestiques n’ôtent pas leur chapeau en le voyant passer, les pauvres le maudissent, le prodigue l’insulte ; et pourtant, quand le jour de la mort arrive, demandez aux héritiers des deux, lequel mérite le plus d’éloges, de celui dont les caprices dispendieux ont causé la ruine de ses enfants, ou de celui dont les privations leur ont légué un trésor ?

Oui, nous posons en principe que l’avare de nature, celui que la société n’a pas corrompu, qui ne sacrifie ni au faste, ni à la crainte du ridicule, qui s’exile volontairement, par sa passion, du reste des humains, qui méprise la douleur et tous les besoins de la vie ; celui-là, disons-nous, est la seconde Providence de sa famille. Tant qu’il existe, cette famille, sûre de n’en rien obtenir, emploie toutes ses facultés à se créer une fortune ; excellent moyen pour former les bons sujets. Et quand sa mort vient livrer ses coffres pleins d’or à des mains actives, c’est le Nil qui se répand sur des rives fécondes, c’est la richesse qui vient au secours de l’industrie ; tandis que le prodigue, dont on ne s’est jamais moqué, fait succéder à tous ses vains plaisirs la honte et la misère.



XIII

DES COMÉDIES DE SOCIÉTÉ


De tous les plaisirs dus à la civilisation, ou même à la corruption, ce qui pourrait bien être synonyme, la comédie de société est sans contredit le plus vif, sinon pour les spectateurs, au moins pour tous les amateurs à prétentions qui composent la troupe. J’en appelle à tous les bons bourgeois que le caprice, la vocation ou la complaisance, ont jamais portés sur les planches d’un théâtre de société, pour attester du bonheur attaché à l’idée de remplir dignement un rôle.

Comme on attend avec impatience le moment où l’on pourra s’affranchir des devoirs de son état, pour se livrer tout entier à l’étude de ce rôle qui doit fixer l’opinion de tout un public sur notre intelligence ! Quel temps d’espoir, de douces agitations, que celui du noviciat d’un acteur de boutique ou de salon ! Il se voit d’avance sous un jour également favorable à sa vanité ; car, si son costume est beau et de bon goût, il l’embellit, et, s’il est laid, il prouve beaucoup pour l’esprit de celui qui sait ainsi se sacrifier aux intérêts dramatiques. Grands effets de scène, applaudissements répétés, il rêve déjà tout ce qui constitue un succès éclatant.

Est-il jeune, ce succès doit décider d’un plus grand encore. On n’entend pas vanter impunément l’homme qu’on soupçonnait déjà d’un peu d’amour, et dont la bouche va vous faire nettement l’aveu de sa passion, sans que vous ayez le droit de vous en fâcher, ou la possibilité de n’y pas répondre. L’emploi de grande coquette une fois accepté, il faut bien le remplir de son mieux. Imiter les regards furtifs, les soupirs encourageants, les émotions de commande ; toutes ces singeries mènent au vrai. À force de voir tomber l’amant de la comédie à ses pieds, on finit par l’y laisser. Quel triomphe pour l’artiste amateur !

Est-il vieux, on le choie, on le flatte ; car sa figure ridée, son ton bourru, sont deux nécessités du genre. D’ailleurs, comme le vieillard à mémoire est fort rare, il se trouve, par cela même, le tyran de la troupe : on lui passe toutes ses fausses répliques, ses entrées intempestives, son bredouillement causé par la gêne d’un râtelier importun ; on se soumet à sa mauvaise humeur, à ses vieilles traditions, et on ne lui demande, pour prix d’une soumission sans bornes, que de vouloir bien assister aux répétitions en pantoufles, et que de faire en sorte d’éviter un accès de goutte le jour de la représentation.

Le sort des jeunes premières n’est pas moins doux. Il est convenu que leur gaucherie est toujours de la naïveté, leur manque d’intelligence de l’embarras, leurs gestes faux de la grâce naturelle, leur diction chantante l’harmonie d’une voix d’ange ; enfin, comme ce genre de rôle est ordinairement confié à la fille de la maison, ou à la plus jolie demoiselle du magasin, elles sont assurées d’avance contre la malveillance ou la justice des spectateurs.

L’emploi des comiques revient de droit au loustic de la société ; il a l’habitude d’amuser les convives de son vieil oncle, espèce de parterre fort indulgent pour tout ce qui tient à l’amphitryon. On en conclut qu’il fera pouffer de rire toute la salle : ce qui n’est pas une raison, car les calembours, les mots à double entente, la grosse ironie, qui composent ordinairement la gaieté d’un plaisant de famille, n’excitent point celle du parterre ; une bonne balourdise, un mot naturel, une fourberie bien audacieuse, de la naïveté dans le jeu, du sérieux dans le comique, voilà ce qui fait rire.

Sans s’arrêter à ces considérations, l’ami farceur est toujours choisi pour représenter les fripons ou les niais, ceux qui reçoivent ou donnent les coups de bâton. Fait-il le Scapin des Fourberies, ou d’Anière dans le Sourd, on rit dès qu’il paraît, non pas du masque qu’il se compose, mais de celui qu’il conserve en dépit de son travestissement ; car il est lui, toujours lui. Son comique personnel n’est point fait pour le céder à celui de Molière ; il garde ses inflexions légèrement perfectionnées par celles d’Odry et de Potier, dont le souvenir est pour lui une seconde nature.

Quant à ce fretin dramatique qu’une médiocrité complaisante condamne aux utilités, on sait le parti qu’il tire ordinairement de sa qualité d’indispensable, et combien il la fait sentir aux grands emplois dédaigneux : ne prend-on pas garde à la duègne ? elle cesse de venir aux répétitions, sous prétexte que son rôle est si peu important qu’on peut s’en passer. On ne sait plus comment mettre la pièce ensemble ; il faut supplier l’utilité, lui prouver que d’elle seule dépend tout le succès de la mise en scène ; on va même jusqu’à lui vanter la manière dont elle fait valoir les moindres traits de son insipide rôle ; on lui prouve qu’elle en fait un rôle très-piquant, et, fière de voir toutes les puissances de la troupe à ses pieds ; charmée de s’être prouvé à elle-même son extrême importance, elle cède en minaudant, comme elle cédait autrefois à des instances plus tendres encore : quel doux souvenirs ! quelle charmante parodie d’un passé plein d’amour !

Le bon garçon, chargé des rôles muets, ou de celui du valet subalterne, toujours porteur d’une lettre

      Qu’au maître de céans on m’a dit de remettre,

est de tous les acteurs le plus certain de son plaisir, car il ne lui coûte aucune peine. Sa simple apparition, ou le débit de son distique classique, lui donne le droit de se mêler aux plus grands intérêts de la société théâtrale. Il donne son avis comme un autre ; il se moque au besoin des prétentions de chacun, écoute avec un air goguenard répéter les jeunes premiers, les pauvres amoureux, presque toujours si froids et si gauches, et prend quelquefois tant de plaisir à contempler leur embarras, qu’il en oublie sa réplique. Sans travail de mémoire, sans souci de la représentation, dont il ne doit faire ni la honte ni l’honneur, il s’amuse à donner de l’ombrage à l’amant qui est en scène, en faisant sa cour aux grandes et petites coquettes qui attendent dans les coulisses le moment de paraître ; il profite de tous les avantages de la camaraderie pour leur adresser une foule de choses qu’il n’oserait leur dire ailleurs ; et souvent, changeant de rôle, il se ménage un dénouement bien préférable à celui qui est destiné au héros de la pièce.

Ainsi, là comme partout, les plus ridicules sont les plus dignes d’envie, nous en pouvons donner pour preuves les représentations qui se succédaient autrefois dans la jolie petite ville d’E…, où deux troupes rivales faisaient les délices de la contrée.

La première de ces troupes bourgeoises, composée de l’élite des propriétaires, des châtelains, des rentiers du canton, visait à la perfection, ou plutôt à l’imitation des Molé, des Fleuri et des Contat ; c’était à qui minauderait le mieux une scène de Marivaux, à qui ferait mieux sentir l’ironie, la finesse des mots de Beaumarchais, le comique de Regnard, et quelquefois même le naturel de Molière ; mais tout en approchant le plus possible des talents des doubles de la Comédie française, l’amour-propre des chefs de la troupe n’était jamais satisfait. Le jeune premier se trouvait trop petit pour jouer à côté de l’amoureuse, dont la haute taille était un de ses droits au titre de belle femme ; celle-ci prétendait que la voix de l’autre n’étant pas en harmonie avec la sienne, l’obligeait à crier ; enfin plus on avait d’avantages à se montrer, moins on était content de son rôle. L’exactitude, la richesse des costumes, l’ensemble merveilleux du spectacle, rien ne parvenait à calmer cette inquiétude que la vanité d’un acteur peut seule comprendre.

On doit nous en croire sur ce fait, car nous avions l’honneur de faire partie de la troupe, et nous pouvons parler savamment des querelles, des susceptibilités, des méchancetés même qu’entraînent ordinairement l’émulation des acteurs, et leur ardent désir d’atteindre au plus haut degré de perfection comique.

C’est dans le Barbier de Séville et les Projets de Mariage que nous devions nous escrimer ; et toute vanité à part, je ne crois pas que nul amateur ait jamais atteint à une médiocrité plus satisfaisante : d’abord, notre amoureuse était jeune, mérite assez rare ; de plus, fort jolie et d’une élégance extrême, ce qui faisait le désespoir de son mari, tant soit peu avare. Que d’émotion, d’impatience contraires faisait éprouver au ménage l’envoi d’une caisse de modes expédiée par le célèbre Le Roy !

— Elle n’arrivera pas à temps ! disait la femme en levant les yeux au ciel.

— Cette maudite caisse sera ruineuse, pensait le mari ; si elle pouvait ne pas venir !

Après une semaine d’anxiété, la caisse parvenait juste au moment où, désespérant de l’envoi parisien, la grande coquette avait rassemblé toutes les couturières de la ville pour exécuter tant bien que mal la robe espagnole de Rosine. Avec quel dédain cette robe était repoussée à l’aspect de l’habit complet, de la toque élégante, fournie par Le Roy ! Comme on allait être belle avec ces bouffantes de satin brodées en or ! que ces plumes étaient bien posées ! quel costume ravissant ! Mais ce délire, cette joie vaniteuse, le mari en fit bientôt justice par un accès d’humeur et par les reproches les plus humiliants.

Notre comte Almaviva, joué par un des hommes les plus agréables de ce temps, était destiné à payer son succès encore plus cher. Ses talents, sa belle figure, lui avaient attiré les regards d’une jeune héritière, qui se proposait de l’épouser malgré le peu de fortune qu’il possédait, lorsqu’elle fut atteinte d’une violente crise de jalousie, à propos de la charmante Rosine.

La vérité du rôle exigeait que Lindor parût très-passionné, et Lindor jouait à merveille : son talent dramatique lui coûta l’héritière.

Quant au Figaro, sa position, le jour de la représentation, n’était pas moins périlleuse : très-moqueur de son naturel, et encouragé dans son défaut par le ton ironique du rôle, il ne tarissait point en épigrammes surtout le monde, et particulièrement sur Bazile ; il se trouva que l’ami dévoué qui avait consenti à revêtir la robe noire, du pédant de la pièce, était l’homme le plus susceptible et le plus vindicatif.

Très-choqué de la manière affectée dont Figaro lui disait : « Allez vous coucher. Bazile, vous sentez la fièvre ; allez vous coucher, » Bazile s’en était plaint, Figaro avait répondu par des plaisanteries trouvées fort mauvaises ; il s’en était suivi une explication très-vive, des mots injurieux, et le lendemain de la représentation avait été fixé pour vider cette querelle près des remparts de la ville.

On rit d’un triste rire quelques heures avant de se battre, et malgré la bonne contenance de Figaro, on s’apercevait qu’il jouait deux rôles à la fois.

C’est chez le Bartholo qu’était monté le théâtre, que plusieurs des acteurs logeaient, et que tous dînaient après ou avant les répétitions ; dépense assez forte qu’il n’avait point portée dans son budget, sans compter toutes celles qu’entraîne le plaisir de faire jouer chez soi la comédie. Ces frais, augmentés par chaque retard qu’éprouvait la représentation, s’offraient sans cesse à sa pensée comme autant de remords ; car cet argent, employé d’une manière si futile, était bien nécessaire à son commerce, et il n’osait prévoir les conséquences de tant de prodigalités !

Que de gens font ainsi pendant quelques jours semblant de s’amuser plus que les autres, et qui feraient pitié à leurs envieux !

Cependant le Barbier de Séville fut joué avec beaucoup d’ensemble, et la jolie comédie d’Alexandre Duval ne perdit rien à être représentée par de jolies femmes et d’élégants officiers ; mais l’arrière-pensée de chacun des acteurs répandait, en dépit de leurs talents, une sorte de froideur sur les ouvrages, qui finit par gagner le public. Plusieurs châtelaines des environs avaient amené leurs hôtes parisiens ; ces invités, en qualité de bonne compagnie, n’applaudissaient point, usage qui glace autant une représentation que les applaudissements de commande. Les bons mots dédaigneux circulaient dans la salle ; les éloges convenus dits très-haut, les remarques malignes faites tout bas, causaient d’égales distractions aux acteurs ; il fallait tout leur aplomb pour n’en pas être déconcertés ; mais ceux qui pouvaient surmonter des sentiments si pénibles, ne devaient pas se laisser abattre par de telles contrariétés.

J’étais le moins à plaindre de tous nos camarades. Je n’avais à redouter ni procès en séparation, ni duel, ni banqueroute ; mais je poussais la religion du bien-jouer à tel point que la crainte de manquer une seule fois de mémoire me mettait dans un état pitoyable. J’en rêvais la nuit ; il me semblait voir tout un public rire de ma sottise, et moi, immobile, cherchant en vain le mot qu’il fallait dire. Tous les accidents qui peuvent décontenancer un pauvre acteur se présentaient à mon idée ; je m’en sentais mourir de honte. C’était un supplice dont personne ne se doutait ; car ma fierté en gardait le secret, mais il était peut-être aussi cruel que les autres.

Malgré tous ces tourments, dissimulés avec un art parfait, le spectacle s’accomplit de la manière la plus satisfaisante ; pas un rôle forcé, pas une faute de tradition, enfin rien de ridicule.

Un souper splendide attendait les spectateurs et les acteurs : on accabla ceux-ci de compliments, de flatteries ; mais chacun d’eux, accablé sous le poids d’un malheur prochain, ne mangea point, et ne sourit à rien : moi-même, courbaturé par la fatigue et les émotions de la journée, je fus obligé d’aller me mettre au lit, sans prendre part au reste de la fête.


XIV


Pendant que nous faisions tant d’efforts pour monter passablement un ouvrage, que nous dépensions notre argent en costumes magnifiques et notre temps en répétitions ; enfin, pendant que nous bravions tant de peines pour nous donner l’apparence d’un plaisir, il y avait dans la même ville une société de petits bourgeois à qui nos représentations pompeuses avaient tourné la tête au point de vouloir les imiter. Mais comme il leur aurait paru très-fade de jouer des personnages tels qu’ils en rencontraient tous les jours, ou tels qu’ils étaient eux-mêmes, ils voulurent donner dans un genre plus relevé.

Le bel esprit de la compagnie, perruquier de son état, se disant coiffeur des dames, quand il en arrivait à l’auberge ; faisant de la littérature avec les uns, du commérage avec les autres, et de la politique avec tout le monde, avait été le premier à donner à ses pratiques l’envie de jouer la comédie.

De grandes difficultés se présentèrent d’abord contre ce projet. Les intérêts de commerce, qui ne permettaient pas de quitter la boutique ; les vieilles mères, qui craignaient pour la vertu de leurs filles ; les tantes dévotes, qui criaient à la damnation ; et puis les parents avares, ou sages, qui comptaient la dépense.

Ces obstacles réunis auraient été invincibles sans l’avis d’un vieux fou, qui, se joignant à tous les jeunes, finit par l’emporter sur les nombreux sermonneurs.

Ce bon M. Grignard avait été fort amoureux, dans sa jeunesse, d’une actrice de province ; il n’était alors que garçon épicier, et c’est en allant porter du sucre et du café chez la demoiselle, qu’il s’était épris de ses charmes. Comme elle payait rarement, elle lui prodiguait les billets de parterre ; et Dieu sait si Grignard allait chaque soir l’applaudir de bon cœur !

Sans la crainte de la misère et des coups de bâton dont son oncle l’aurait généreusement gratifié, le pauvre garçon aurait cédé aux sollicitations de la petite actrice ; elle prétendait qu’avec une figure aussi expressive, qu’avec la mémoire et les petits talents qu’elle connaissait à Grignard, il ferait un excellent jeune premier. Elle se réjouissait à la seule idée de lui voir quitter le tablier de toile pour revêtir l’habit brodé en paillettes, ou le frac élégant, et changer sa casquette de cuir contre le chapeau à plumet. Cependant, le garçon à la casquette était toujours certain de trouver un bon dîner à la table de son bourgeois, et l’acteur au plumet blanc était souvent exposé à dîner par cœur ; mais l’amour se livre-t-il à de semblables réflexions ?

C’en était fait des destins de Grignard, sans la banqueroute opportune du directeur de la troupe et le départ précipité de la jeune première, qu’un vieux célibataire des environs s’était chargé de faire engager à un petit théâtre de Paris.

Rendu à la raison par la nécessité, Grignard continua à se livrer au commerce ; mais ce ne fut pas sans garder un vif regret des succès qu’il s’était promis dans sa carrière dramatique.

Parvenu, par la mort de son oncle, au grade d’épicier, de chef de maison, il avait vieilli dans l’habitude des chiffres, sans préjudice de l’amour des arts, et c’est à sa passion connue pour le théâtre qu’il avait dû l’honneur d’être invité à nos représentations. Qu’on juge de sa joie en apprenant le projet qui circulait déjà dans plusieurs boutiques !

— Quelle erreur ! répond-il aux gens qui en médisent ; c’est tenter le diable, dites-vous, c’est perdre son temps ! et quel temps est jamais mieux employé que celui qu’on donne à une leçon de morale ? Connaissez-vous une pièce où les défauts des hommes ne soient point bafoués, et où leurs crimes ne soient pas punis ? Ne sont-elles pas remplies de belles tirades sur la probité, la morale, et tout ce qu’on prêche de plus saint ? N’est-ce pas un sermon continuel qui ne diffère des autres que parce qu’il est amusant ? Croyez-moi, vous ne pouvez choisir un délassement plus propice à l’éducation de vos enfants. Cela leur apprendra les belles manières ; quand on a joué la comédie, qu’on a parlé en public, on est plus hardi avec le monde, l’on sait mieux vanter sa marchandise ; sans compter qu’on apprend l’orthographe sans s’en douter. Je vous en offre un exemple, ajoutait Grignard ; car je dois le peu que j’en sais aux rôles que me faisait autrefois répéter la charmante Aspasie.

Ces discours, appuyés par l’autorité d’une chevelure plus d’à moitié blanche, devaient triompher de toutes les objections, et nous reçûmes bientôt des billets d’invitation pour nous rendre au grand pressoir de la ville.

Les vendanges ne devant avoir lieu que le mois prochain, l’espèce de hangar destiné au pressoir se trouvait disponible. Grignard se chargea de le louer à ses frais pour trois semaines, et un des acteurs, garçon charpentier, y dressa un théâtre dont le perruquier, artiste, voulut peindre lui-même les décorations. Il avait pour enseigne un ancien tableau représentant la fête d’un village des environs d’E… Grignard y avait ajouté un homme auquel on fait la barbe, et, charmé d’avoir si bien réussi dans ce personnage, il s’était déterminé à copier le plus fidèlement possible le reste du tableau sur les châssis et la toile de fond du théâtre.

Pendant ce temps, la troupe assemblée faisait choix de la pièce qui devait exciter l’admiration des spectateurs. Le fils du seul maître de pension qui fût dans la ville devait avoir tout crédit sur les suffrages de l’assemblée ; aussi n’eut-il aucune peine à faire adopter à l’unanimité le Philoctète de La Harpe, car on ne saurait nier qu’il n’est pas celui de Sophocle.

Ce choix pourra surprendre, et pourtant rien n’était si simple. Le Cours de Littérature de La Harpe était alors la Bible des pédants de province ; on ne pouvait supposer qu’un homme qui jugeait de tout ne fît pas mieux qu’un autre, et l’on adoptait ses ouvrages sur sa parole : d’ailleurs le jeune professeur n’avait lu que ceux-là ; excellente raison pour leur donner la préférence.

Quant à ses camarades, ils en avaient une meilleure pour consentir à ce choix ; c’était l’ignorance complète où ils étaient de la pièce, de l’époque, du pays, du nom des personnages ; détails minutieux qui gênent plus qu’ils ne servent dans l’accomplissement d’une représentation bourgeoise. Ce qu’ils désiraient avant tout, c’était quelque chose qui les sortît de leurs habitudes ; un langage fort éloigné du leur, et des costumes comme ils n’en avaient jamais rencontrés. Philoctète remplissait à merveille toutes ces conditions. Mais trois actes ne pouvaient suffire à la soirée ; on décida qu’un drame du même auteur, compléterait le spectacle, et le rôle de Mélanie fut accepté par une petite marchande de modes très-avisée.

Le pressoir déménagé, le théâtre dressé, et les banquettes posées, on fixa le jour de la représentation, et nous dérangeâmes l’heure de notre dîner pour ne pas manquer le lever du rideau.

La Fête du village était parfaitement copiée, et la vue des enseignes de plusieurs cabarets connus du parterre excita tout d’abord les applaudissements ; c’était une joie générale.

— Tiens, vois-tu la maison au père François ? criait l’un.

— Et le nouveau cabaret des Labranche ? disait un autre ; et le jeu de boule de la grande place ? Ah ! c’est-y ressemblant !

L’artiste, qui avait prévu l’effet de son décor, voulait laisser au public tout le temps d’exhaler son admiration ; mais en vain il disait d’une voix étouffée aux Grecs impatients de se montrer :

— Pas encore ; Vous vous pressez trop.

En vain il les retenait par le bas de leur tunique : le bouillant fils d’Achille s’élança sur la scène, suivi d’Ulysse et des Grecs de sa suite.

C’est en ce moment que notre sérieux eut à supporter une première attaque qui faillit lui faire perdre contenance. Ulysse et son illustre compagnon étaient vêtus assez convenablement, sauf une perruque de paysan dont le plus vieux avait pensé devoir s’affubler, comme représentant mieux la sagesse du héros. Ces grands cheveux plats et blancs tombant sur un col brun tout nu, et se jouant par-derrière sur les plis d’un manteau antique, étaient d’un effet déjà assez burlesque ; mais nous nous attendions bien à quelques recherches de ce genre, et nous n’en témoignâmes aucune surprise.

Il n’en fut pas de même pour l’aspect singulier que présentaient les deux Grecs composant la suite de Pyrrhus. À leur vue, en dépit de notre savoir-vivre, il fallut pouffer de rire.

Un parent de la troupe se trouvait près de moi : c’était un de ces amis ardents à recueillir ce qui se dit de leurs protégés, à répondre aux critiques, à excuser les défauts, enfin, à tout expliquer.

— Cela vous étonne, nous dit-il de l’air le plus simple. Eh bien, il n’y avait pas moyen de faire autrement ; et quand vous saurez le fait, vous en conviendrez vous-mêmes.

Curieux de connaître la cause d’un effet si bizarre, nous nous penchâmes vers le voisin pour mieux l’entendre.

— Vous jouez la comédie, messieurs, continua-t-il ; par conséquent vous devez savoir toutes les contrariétés qu’on éprouve avant d’arriver au jour de la représentation ; on n’avait cependant rien épargné pour celle-ci : vous allez en juger, car tous les costumes que vous voyez, on les a fait venir de Paris. Vous pensez bien que des habits aussi bien troussés que ceux-là ne se trouveraient pas dans toute la Champagne. Eh bien, messieurs, ce maudit Babin, ce fameux costumier, qui fournit des habits même à des chambellans, n’a-t-il pas eu la bêtise de nous envoyer les tuniques, les manteaux, sans s’apercevoir qu’il oubliait les casques.

— Ah ! quelle horreur ! m’écriai-je.

— Encore si sa caisse était arrivée un jour plus tôt ; mais c’est la diligence d’hier soir qui l’a apportée : on n’avait pas le temps de renvoyer à Paris, et puis cela aurait doublé les frais ; dans cet embarras, la société s’est assemblée ; chacun a donné son avis sur le parti à prendre : les uns voulaient qu’on jouât tête nue, les autres en casquette. Cela n’est pas décent, leur ai-je dit : qu’est-ce que c’est que le costume grec ? C’est un ancien habit habillé, n’est-ce pas ? Eh bien, mettez des chapeaux à la Henri IV.

— Excellente décision ! parfaitement jugé ! dis-je en m’avançant de manière à cacher une jeune femme qui était à côté de moi, et qui riait à faire scandale.

Mais mon voisin, ne doutant pas que nous ne fussions très-satisfaits de son explication, ne prenait plus garde qu’à ce qui se passait sur le théâtre. Je le voyais surpris en écoutant ces vers dits avec une emphase fort excusable dans des acteurs de tradition :


Ulysse à Pyrrhus.


              Il s’agit de tromper Philoctète.
Je vois l’étonnement où ce seul mot vous jette ;
Mais, n’importe, écoutez. Il va vous demander
Qui vous êtes, quel sort vous a fait aborder
Sur les rochers déserts qui défendent cette île ;
Dites-lui sans détour : Je suis le fils d’Achille.

— Il appelle cela tromper, dit mon voisin ; diable ! il se trompe lui-même ; il ne peut y avoir rien de semblable dans la pièce.

— Non, dans celle de Sophocle, répondis-je, mais fort bien dans celle de La Harpe : je vous affirme que l’acteur n’est pas dans son tort.

— Au fait, cela me surprenait beaucoup, reprit-il ; car c’est un gaillard qui a une mémoire d’enfer. Vous achèteriez à crédit un rat-de-cave ce soir dans sa boutique, qu’il s’en souviendrait dans dix ans.

En contemplant ces soldats grecs coiffés d’un chapeau à trois cornes, je m’attendais à voir paraître Philoctète en bonnet de coton. Son état de malade autorisait bien cette petite liberté ; mais Grignard, chargé de ce rôle important, avait trop d’expérience du théâtre pour tomber dans une telle faute : son costume était d’une exactitude merveilleuse, et bien plus comique que toutes les infractions des autres. D’abord, ayant entendu dire que Talma jouait autrefois les rôles antiques sans revêtir ses bras et ses jambes de tricot couleur de chair, Grignard, pour mieux peindre la misère où les perfides Atrides, comme dit la rime, avaient laissé ce pauvre Philoctète, s’était imposé la loi de paraître à moitié nu.

La saison rendait ce devoir facile ; cependant, en Champagne, les soirées commencent à être fraîches. On s’en apercevait au petit nez rouge du héros, et à la chair de poule qui recouvrait ses bras débiles ; car l’artiste Grignard n’était pas un de ces gros épiciers dont la rotondité remplit si bien l’habit d’un garde national. On voyait à sa petite mine ridée, à ses membres fluets, que plus d’une passion avait passé par sa grande âme. Ah ! si la noblesse des sentiments pouvait tenir lieu de celle des manières, il l’aurait emporté sur Talma lui-même ; mais par malheur ses yeux chinois et son nez retroussé offraient un contraste frappant avec les grandes lignes qui distinguent ordinairement un profil grec. L’illusion était difficile ; n’importe. Il beuglait comme un taureau, se démenait comme un possédé, et les applaudissements interrompaient chacune de ses tirades. Le fameux Tu me menaces, traître, le Qu’en dis-tu ? de Larive, fut vociféré par Grignard de manière à faire écrouler la salle ; aussi quels transports il excita ! C’étaient des trépignements, des exclamations interminables ; enfin, Grignard voyait dans ce triomphe dramatique sa grande destinée accomplie.

Heureusement tout ce bruit couvrait nos éclats de rire, qui redoublèrent à l’apparition céleste d’Hercule.

Si les costumes avaient causé quelque embarras aux acteurs, on pense bien que le char nébuleux dans lequel le demi-dieu vient débiter sa morale ne donnerait pas moins carrière à leur imagination : les uns proposaient un coffre recouvert de toile grise, qu’on pourrait, à la rigueur, prendre pour un nuage ; les autres, un petit tonneau, qui aurait fait un Bacchus d’Hercule ; mais le voisin, qui était déjà venu à leur secours avec ses chapeaux à trois cornes, devait encore les tirer de peine en cette circonstance. Il offrit de consacrer au dieu de la force le tape-cul dans lequel il allait chercher ses provisions à Reims ; on décida à l’unanimité que ce tape-cul ferait un char aérien très-supportable dès qu’on l’aurait débarrassé de ses roues et de son brancard. L’avis adopté, on passe deux grosses cordes au coin de chaque panneau, on les réunit sur un tourniquet placé au fond du cellier, et par ce moyen la caisse du tape-cul descend et remonte à volonté.

Rien de plus ingénieux, sans doute, mais c’est toujours par la négligence d’un petit détail que les plus belles conceptions avortent : on n’avait pas prévu que le tape-cul, chargé, produirait un tout autre effet que vide, et que les cordes réunies, se tordant par la pesanteur d’Hercule, il en résulterait un tournoiement continuel, qui montrerait alternativement le héros par devant et par derrière ; position fort gênante pour adresser la parole aux acteurs et au public. Tant que le char tournait du côté de la salle, on pouvait garder son sérieux, malgré la grotesque figure d’Hercule et sa peau de renard en manière de peau de lion ; mais quand la torsade ramenait le char vers le fond du théâtre, et que le demi-dieu perdait de vue ses auditeurs sans discontinuer son discours, il n’y avait plus moyen d’y tenir.

Voici dans quelle disposition cette tirade fut prononcée par la petite voix grêle de l’apothicaire demi-dieu :


      Hercule, dans un nuage lumineux.

Arrête, et reconnais Hercule et ton ami :
Je descends pour toi seul de la voûte éternelle.
Je partage des dieux la grandeur immortelle ;
Tu sais par quel chemin je m’y suis élevé.

Et Philoctète, qui savait effectivement très-bien comment son ami était grimpé là, lui faisait signe de s’accrocher aux cordes pour les empêcher de tourner ; mais l’impulsion était donnée, et le char poursuivant sa carrière, ce fut aux cabarets peints sur la toile de fond que s’adressèrent ces paroles :


Par les mêmes travaux, tu dois être éprouvé.
Ton sort est de marcher dans les sentiers d’Alcide :
Suis ce jeune héros qui s’offre pour ton guide.
La Grèce sur tes pas conduira ses guerriers ;
               Ici le profil d’Hercule se montra.
Et le sang de Pâris doit teindre tes lauriers.

— Tudieu ! quel révolutionnaire ! s’écria un spectateur qui croyait qu’on parlait de la grande ville.


Sa vie est dévouée aux flèches que tu portes :
Du coupable Ilion tu briseras les portes.

Et le dieu s’interrompant :

— Détournez donc les cordes, vous autres, dit-il aux machinistes du tourniquet.

Et les machinistes, voulant obéir, donnaient des saccades au char, qui faisait trébucher Hercule.

Voyant quel danger le menaçait, et qu’au lieu de suspendre sa rotation la peine qu’on se donnait pour séparer les deux cordes en accélérait le mouvement, l’acteur se mit à débiter aussi vite qu’il tournait ; il en était à cette sentence finale de son rôle :


Et la pure vertu, le plus beau don des cieux,
Ne meurt point avec l’homme, et se rejoint aux dieux.


lorsque le char s’arrêta enfin ; mais l’amateur machiniste qui venait de s’en rendre maître n’avait point calculé le moment où il se fixerait, et notre bonheur voulut que ce fût justement lorsque le vainqueur du lion de Némée s’adressait à la toile de fond.

On ne voyait nécessairement plus que son dos lorsque Philoctète prosterné lui répondit :

Ô voix auguste et chère, et longtemps attendue, etc

À cette invocation, le rire devint général, et nous ne fûmes plus obligés de nous contraindre.

Sauf ce léger incident, rien ne troubla l’ensemble de la tragédie, qui finit au bruit des témoignages d’une admiration générale.

L’entr’acte fut long, mais il ne le parut pas, tant chacun était animé à vanter le talent des acteurs, à discuter sur ceux qui avaient le plus contribué au succès étonnant de la représentation. Que de compliments récoltèrent alors la mère et les bonnes amies de Pyrrhus, le seul jeune homme qui eût encore paru sur le théâtre ! Et combien madame Grignard dut-elle se féliciter des premières amours de son mari pour une comédienne !

Au lever du rideau, la scène n’avait subi qu’un léger changement : c’était toujours la Fête du village ; seulement on avait caché le bas de la toile de fond et celui des coulisses par un vieux fauteuil de velours d’Utrecht, une table et quatre chaises de paille ; cela était censé représenter le mobilier du couvent ; la grille d’une porte de jardin figurait la grille du parloir, et il aurait fallu y mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas se croire dans une chambre.

Je donne à deviner en mille quel est le premier personnage qui vint se placer audacieusement sur le devant du théâtre.

On devait jouer Mélanie.

— C’est monsieur ou madame de Faublas qui commencent la pièce par une scène de ménage passablement ennuyeuse, dira-t-on.

— Oui, ordinairement cela se passe ainsi dans les théâtres soumis à un directeur dont l’absolutisme ne laisse aucun sentiment de son libre arbitre à l’homme qui se fait acteur ; mais il n’en est pas de même chez l’amateur indépendant. S’il consent à se prêter au plaisir public, c’est à condition que son métier, ses habitudes et ses affections n’en souffriront point ; loin de lui la pensée d’abandonner un ami, de l’affliger un instant pour la vaine gloire de paraître ce qu’on n’est pas ; d’ailleurs, un succès n’est doux qu’autant que celui qui nous aime en est témoin. C’est ce qui avait maintenu l’acteur chargé du rôle du marquis de Faublas dans la ferme volonté de ne point se séparer de Favori.

Or, Favori, chien moyen, à longs poils noirs et blancs, était de cette race consacrée aux savetiers qu’on voit tout le jour errer dans les rues sans crainte d’être volés, qui ne rentrent jamais au logis à jeun, tant ils seraient sûrs d’y rester dans le même état jusqu’au lendemain. Favori, mieux traité par le sort que ses pareils, était le tyran de son maître : celui-ci ne pouvait faire un pas sans en être suivi, il ne pouvait manger un morceau de chose que ce fût sans que Favori en dérobât une bonne part, ni même parler à personne sans que les aboiements de son chien voulussent bien le permettre.

Dans cette dépendance, il avait déclaré ne pouvoir se charger du rôle de Faublas. Ce rôle affreux, refusé par tout le monde, était pourtant indispensable. Comment faire ? Des ambassadeurs de tout âge, de tout sexe, furent dépêchés au maître de Favori, pour obtenir de lui le sacrifice momentané d’une présence aussi chère. Ce fut en vain ; il consentit seulement à enfermer son chien dans le foyer pendant les répétitions ; mais l’animal faisait de tels gémissements dans sa retraite qu’on ne s’entendait pas sur le théâtre. On lui rendit la liberté, il en usa depuis pour devancer ou accompagner son maître chaque fois qu’il entrait ou sortait, pour mêler quelques sourds grognements aux sermons du curé, ou aux imprécations de Mélanie.

Une si bonne conduite lui avait concilié tous les membres de la troupe ; habitués à voir Favori suivre exactement les répétitions sans jamais les troubler, ils ne pensèrent pas que ce personnage de plus dût faire aucun tort à la pièce.

J’avoue qu’il me captiva plus que tous les autres, et que sa manière d’écouter me parut un vrai modèle d’esprit et de politesse. Assis fièrement sur ses pattes de derrière, il suivait des yeux les plus en colère des interlocuteurs, comme pour se demander lequel il devait combattre ou défendre ; puis on le voyait céder à la réflexion toute simple que cette colère-là, revenant depuis quelque temps tous les jours à la même heure, sans qu’il en survînt rien de fâcheux pour personne, il pouvait se tenir tranquille.

Ce qu’il y avait de plus remarquable dans l’addition de ce rôle quadrupède, c’est, qu’excepté nous, personne n’en témoignait la moindre surprise ; tant ceux qui connaissaient le maître de Favori savaient que lui et son chien étaient inséparables.

Il n’y a que les grands caractères qui parviennent à faire tolérer ainsi leur manie, et tout en riant de l’attitude solennelle du chien, je pris le maître en grand estime, et cherchai à deviner à quelle corporation il appartenait : son habit de marquis et sa manière de porter l’épée ne pouvaient me l’apprendre. Une simple réflexion faite tout haut me tira de peine.

— Voilà un singulier goût, dis-je ; mettre des gants bleu foncé avec un habit de satin vert-pomme !

— Des gants ? répéta mon voisin, où lui voyez-vous des gants ?

— Mais où on les porte ordinairement.

— Ah ! je vois ce qui vous donne cette idée : vous trouvez qu’il a les mains un peu brunes, n’est-ce pas ?

— Pour un blond surtout, et un blond fort blanc, du reste.

— Ah ! c’est qu’il a mis une pièce d’étoffe à la teinture ce matin, et ce coquin de bleu-de-roi tient comme le diable après les doigts.

J’appris ainsi le métier du barbare père de Mélanie, métier dont le voile blanc de la novice porta bientôt les traces ; car, dans sa fureur, il la repoussait chaque fois qu’elle s’approchait de lui pour le fléchir, et chaque fois aussi le bleu d’une main cruelle laissait l’empreinte de cinq doigts sur les vêtements de la victime.

Elle seule ne s’en apercevait point, toute au soin de paraître pudique, ses regards ne quittaient la terre que pour s’élever vers les cieux. Sa voix un peu enrouée, s’entendait à peine ; avertie par Grignard des droits de l’hémistiche, elle s’y reposait outre mesure, et pour y arriver plus tôt, précipitait sa marche, en laissant de côté virgules, points, enfin tout ce qui aurait pu la retarder.

Cette diction faisait singulièrement valoir les vers de ce genre :

      On ne pardonne pas… à qui nous fait rougir…
      Un père quoi son sang… quoi ! je n’obtiendrai rien !

Ce père quoi dépouillé de toute exclamation, était d’un effet merveilleux. La chaleur du perruquier Monval, de l’Achille de ce drame bourgeois, pouvait seul balancer l’admiration que provoquait le débit cadencé de l’infortunée Mélanie. Mais ce qui dépassait tout ; c’était Favori : sa manière d’entrer en scène, de dormir pendant les sermons philosophiques du curé, de se lever précipitamment à chaque sortie de son maître, ajoutait un grand intérêt à celui de la pièce ; on voulait savoir s’il conserverait jusqu’au bout sa dignité : un seul moment la familiarité l’emporta. C’est lorsque M. de Faublas, apprenant qu’il n’a plus de fils, et que sa fille s’est empoisonnée, tombe accablé sur un fauteuil. Favori le voyant assis, s’élance sur ses genoux, et s’y établit en rond comme à son ordinaire, sans s’inquiéter des derniers soupirs de Mélanie. Cette faute lui vaut un coup de poing qui le précipite à terre, sa tête porte la première, il pousse des gémissements affreux. Monval, qui vient de tirer son épée pour son propre compte, veut la faire servir à chasser Favori ; mais le chien se révolte, il saute aux mollets de l’amant. Mélanie pousse un cri de l’autre monde, la bataille s’engage et Dieu sait ce qui en résulterait si Faublas ne prenait son chien par la peau du cou, et ne le mettait sous son bras à la place de son claque.

Mais le calme est rétabli, Mélanie est remorte, son père est traité de tigre par Monval, de pécheur par le curé, de converti, par l’auteur, et la toile tombe sur ce vers un peu mythologique :

      Dieu vengeur ! à quel prix vous m’avez éclairé !

Les applaudissements succèdent aux pleurs ; tout le monde s’accorde pour dire qu’on n’a jamais rien vu de plus intéressant, de mieux rendu. Mon voisin se frotte les mains en me disant :

— Vous n’oser pas aborder ce genre-là, vous autres ; le cothurne vous fait peur ; vous en restez aux petites comédies ; ah ! c’est qu’il faut se donner du mal pour produire de ces effets tragiques !

— Je conviens que nous ne saurions approcher de ce genre, et que de ma vie je n’ai passé une soirée plus amusante, ai-je répondu.

Comme tout atteste la vérité de ce suffrage, le voisin me quitte pour aller le répéter aux premiers de la troupe.

Il les trouve dans l’ivresse du succès, en attendant de se livrer à une autre ; il partage avec eux le jambon, le fromage et les pruneaux fournis gratis par Grignard ; et les joies du banquet comique égalent les sourires qu’excite parmi nous le souvenir de cette incomparable soirée. Incomparable en effet ; car les amusants et les amusés en sortirent également ravis.

Vivent les plaisirs ridicules pour divertir tout le monde !


XV

DES VIEUX PAPILLONS


Cette espèce est toujours maigre, quelquefois décharnée, mais leste et adroite ; elle se fait remarquer par des cheveux rares, et ramenés avec peine des confins de la nuque sur les glacis du crâne, ou bien par une chevelure couleur de fantaisie : les plus communes sont prunes-de-monsieur ; cette teinture s’harmonise parfaitement avec les creux de leur visage. La perruque n’est admise que chez les papillons invalides ; elle est l’enseigne des prétentions désespérées, car elle rend les dénoûments difficiles. Le moyen de se présenter à un rendez-vous nocturne, avec ou sans perruque ; et comment s’exposer aux lutineries d’une jeune folle, avec la crainte de se voir tout à coup séparé d’un ornement si indispensable !

Les mouches à poil, collées par brevet d’invention, offrent moins de danger ; et l’on voit tous les jours des papillons de cinquante ans s’en trouver à merveille.

Les mieux conservés de ces insectes sémillants sont d’un usage fort commode ; ils servent à tranquilliser les maris par leur présence inoffensive, et sont quelquefois l’espérance des mères. Arbitres des plaisirs des femmes près desquelles ils voltigent, ce sont eux qui font inscrire les noms des danseuses sur la liste des plus beaux bals ; ce sont eux qui louent les loges, qui forment les parties de campagne, qui servent d’écuyer aux jolies amazones : ils sont aussi les oracles des parvenus ; ce sont eux qui leur apprennent à dépenser leur argent. On les consulte sur les anciens usages et les modes nouvelles ; ce sont eux qui dirigent les jeunes mariées à leur entrée dans le monde, et qui, à force de leur répéter que les jeunes papillons sont indiscrets, finissent souvent par être le confident ou même le secret de celles qu’un mari désagréable ou volage livre aux dangers de l’ennui ou de l’abandon.

On rit de leur tournure adolescente, de leurs rides, de leurs regards amoureux, de leurs flatteries classiques ; mais comme ils sont aujourd’hui sans rivaux dans l’art de s’occuper des femmes ; qu’ils ne les sacrifient point à un déjeuner d’huîtres ou à une partie de whist, à la lecture de vingt journaux ou bien à des discussions politiques, ils jouissent de tous les profits attachés à la présence continuelle. Il n’est pas une femme bien élevée qui ne préfère leur galanterie surannée aux propos lestes, aux manières brusques, de la plupart des élégants du jour ; leurs soins assidus aux négligences humiliantes d’un mari, et leur reconnaissance pour la moindre faveur à l’ingratitude d’un joueur politique tout occupé du thermomètre de la Bourse.

Pendant que toutes les autres espèces s’agitent en sens contraire pour arriver à la fortune ou au pouvoir, celle des vieux papillons, fidèle à son ancien culte, ne pense qu’au plaisir. Philosophes sans le savoir, ils laissent se démener l’intrigant qui vole de ministère en ministère pour obtenir la destitution qui doit lui faire place ; l’ambitieux que de fausses promesses et de véritables humiliations ne dégoûtent pas du métier d’aspirant ; l’avare spéculateur que l’océan des affaires ballotte sans cesse des rives du Pérou aux bords funestes de Botany-Bay : et jetant sur tous ces damnés de la terre un regard de pitié, le papillon sexagénaire vole, avec le secours des ailes de son tilbury, du bois de Boulogne à l’Opéra, de l’Opéra au bal ; là, il se repose.

Campé auprès de la plus jolie danseuse, il cause avec elle tout le temps que les chassés ou la queue-du-chat le lui permettent ; car l’importance à la mode obligeant les jeunes hommes à s’interdire les plaisirs de leur âge, il n’y a plus que les écoliers en tout genre qui osent danser, et la conversation d’un écolier est au moins timide. Quel avantage pour le vieux papillon, qui sait depuis si longtemps ce qui est doux à l’oreille des femmes ! On ne parle qu’à lui.

Dans sa frivolité constante, il a effleuré tous les arts, il sait vanter à propos et flatter avec finesse ; c’est à coups d’éloge qu’il démolit un rival : tantôt c’est un bon garçon, un parfait honnête homme, ou bien un gaillard fort adroit, qui entend bien ses affaires ; d’un autre, il dit : c’est un charmant étourdi qui ne sait rien feindre ; enfin, c’est toujours d’une de ces qualités mortelles dont il les affuble, et qui tuent l’amour ou l’empêchent de naître.

Ces petits moyens, appuyés sur de grands ridicules, triomphent des plus rebelles. La jeune femme s’y laisse prendre d’autant plus facilement que l’appât lui semble moins dangereux ; la coquette y cède pour s’assurer le suffrage d’un de ces vétérans de la mode qui font encore les réputations galantes ; et la prude n’y saurait résister, car, quel asile plus sûr contre la malignité du prochain que l’amour d’un vieillard fashionable !



XVI

DU PÊCHEUR

Messieurs les goguenards, en dites-vous assez sur cet homme au front calme, au teint hâlé, à l’attitude silencieuse, qui voit s’écouler les heures comme les flots de la rivière, doucement, le cœur plein d’espérance, bercé par le bruit du courant, enivré par le parfum des fleurs qui naissent sur la berge.

Ce pêcheur innocent, qui souvent même n’a pas à se reprocher la mort d’un goujon, vous semble un objet de pitié ; vous vous moquez de sa patience, de son immobilité ridicule, ou de ses mouvements monotones ; vous riez surtout de la triste figure qu’il fait lorsque, retirant tout à coup sa ligne d’un air de triomphe, il n’y voit pendre qu’une touffe d’herbe ou quelque méchant coquillage. Votre joie maligne ne s’épanouit pas moins lorsque vous voyez ses efforts pour décrocher l’hameçon qu’une petite perche vient d’abandonner dans un groupe de roseaux. Comme le pauvre homme se démène ! Qu’il a peur de voir tout à coup sa ligne revenir sur l’eau, veuve du bouchon et de tout ce qui tient à lui ! Combien il emploie d’adresse, de ruse, pour faire céder l’obstacle ! Tantôt, cherchant à se concilier la vivacité du courant, il semble y livrer sa ligne, puis il la retire en donnant de légères saccades, moyen très-ingénieux qui lui a souvent réussi, mais cette fois les crochets ont trop mordu la plante, elle résiste, le fil casse, et ce bon M. Tranquille, ainsi nommé par les flâneurs qui regardent couler la rivière, tombe un peu brusquement sur le dos, au bruit des éclats de rire. Ce premier revers ne le décourage pas ; il veut rentrer en possession de son bouchon écarlate, qui flotte au-dessus des roseaux comme une fleur aquatique ; il s’arme d’abord de la longue fourche des faneurs qui travaillent dans la prairie, puis, la jugeant trop courte pour parvenir au but, il descend de la berge, met un pied sur les cailloux, cherche à poser l’autre sur une grosse pierre que l’eau recouvre à peine ; au même instant, il allonge le bras, la fourche, lancée avec art, a délivré les hameçons ; mais un coup si décisif n’a pu s’opérer sans violence ; la pierre, mal appuyée sur deux cailloux, s’enfonce, le pêcheur perd l’équilibre, et tombe dans l’eau en voyant fuir la fourche, le bouchon et la ligne.

Certes le moment est bien choisi pour se moquer de sa manie, car elle lui coûte un pantalon neuf, sa plus précieuse ligne, une fourche qu’il faudra rembourser à son propriétaire, et tous les frais d’un gros rhume causé par la fraîcheur de l’eau et la transpiration où se trouvait le pêcheur. Saisi par un si grand événement, vous le croyez dégoûté, au moins pour quelque temps, des agitations de la pêche. Ah ! messieurs les ennuyés des grandes villes ! que vous vous connaissez mal en plaisirs champêtres ! cet homme, objet de vos dédains, et dont vous ne voyez jamais que les contrariétés burlesques, si vous saviez comme il rêve délicieusement au murmure de l’eau se jouant dans les cailloux, au chant des fauvettes cachées dans les buissons d’aubépine ; si vous pouviez vous associer à son émotion lorsque la première attaque du goujon frétillant ou de la carpe gourmande a fait plonger un instant le bouchon ; avec quelle impatience il attend la seconde atteinte qui doit lui prouver que sa proie s’obstine ! quelle délibération intéressante avec lui-même pour savoir si le moment est venu de la saisir, car c’est un coup d’État qui, comme tous les autres, dépend de l’à-propos. Enfin, le bouchon s’abîme tout entier ; la ligne est retirée brusquement, trop vivement peut-être, car elle va percher le poisson pris à l’hameçon sur la branche la plus élevée des aunes de la rive. N’importe, l’impétueux Tranquille saura le dénicher ; et, redescendant bientôt, porteur de sa victime, il en fait l’appât d’un brochet convoité. Puis ses piéges tendus, son petit filet disposé à recevoir de nouveaux prisonniers, il se rassied sur la berge, fier de son triomphe passé, et déjà heureux de celui qui l’attend.

Il faut avoir essayé de cette existence de pêcheur pour en apprécier tous les charmes. C’est un vague animé, une rêverie que l’espoir ou le plaisir ont seuls le droit d’interrompre ; c’est un bien-être physique dû à l’air pur qu’on respire, à l’aspect d’un beau site, d’un pré dont la présence de l’eau embellit la verdure ; c’est la chanson du pâtre et le bêlement des agneaux ; c’est la cloche du village voisin qui fait penser à la prière ; c’est cette harmonie parfaite de la nature qui plonge l’âme pieuse et tendre dans ces ravissements dont la poésie de Lamartine peut seule donner l’idée.

Voilà pour l’âme d’élite, et nous avons plus d’un exemple d’auteurs, d’hommes d’État, qui préféraient ce délassement ridicule de la pêche à la ligne à tous les plaisirs dont le monde est prodigue envers ceux que la célébrité ou le pouvoir recommande. C’était pour eux le calme après la tempête ; c’était l’oubli complet des intérêts qui agitent les hommes, ou la trêve d’un combat fatigant entre le problème et la solution ; c’était pour ainsi dire un sommeil du cerveau qui n’empêchait point le corps d’agir, ni les sens de savourer, le parfum des violettes, et d’admirer un charmant paysage. Mais qu’on ne suppose pas que la pêche ne fût pour ces grands personnages qu’un prétexte de repos, de silence. Non, non, jamais ce goût, si niais en apparence, n’est entré dans un esprit supérieur sans le captiver en entier, tout le temps qu’il s’y livre ; c’est dans l’absorption totale de ses réflexions qu’il trouve la patience nécessaire à son plaisir. La partie de son cerveau qui dort est celle qui travaille d’ordinaire, l’autre veille pour s’amuser bêtement. Eh ! quelle plus grande jouissance pour un homme d’esprit !

Quant aux gens qui pensent peu ou point, ils feraient tout aussi bien de changer leur activité stérile pour la tranquillité du pêcheur ; il en résulterait moins de tracasseries dans leur ménage, et quelquefois un plat de plus sur leur table. Mais la médiocrité est ennemie du calme ; rendons-en grâce au ciel ; sans cela, il ne lui manquerait rien pour gouverner la terre.


XVII

LES DEUX MARIS


— Serait-il bien indiscret, mesdames, de vous demander de jeter un coup d’œil sur cette liste, disait M. de Rochebelle à sa femme et aux amies qui l’aidaient à composer la liste d’un bal prochain.

— Vraiment, nous avons bien le projet de vous la soumettre, répondit la comtesse de Rochebelle d’un air craintif qui semblait étrange, après le ton si doux qui avait accompagné la demande de son mari.

— Eh ! pourquoi la lui montrer ? dit madame de Verrières, jeune étourdie que l’idée d’une condescendance conjugale mettait toujours en état de révolte ; ne peut-il s’en rapporter à nous pour le choix des gens que vous devez inviter ? A-t-il peur que nous l’exposions à recevoir chez lui de certaines personnes qu’on rencontre trop souvent là où elles sont déplacées ? ce serait bien peu nous connaître. Ah ! nous savons trop bien vivre pour tomber dans une pareille faute. L’essentiel est d’avoir beaucoup de femmes élégantes, de jolis danseurs, de vieux ducs, de jeunes publicistes, un ou deux poëtes, et Tolbecque avant tout.

— Mais, dans tout cela, ma chère, dit la vieille marquise d’Orbesson, il y a les éléments d’une fort bonne et d’une fort mauvaise compagnie. Vous n’êtes pas dans l’âge où l’on sait composer un salon, et je vous engage à nous laisser ce soin. Ce n’est pas parce que je l’ai élevé ; mais, certes, mon neveu est connu pour l’homme de Paris qui connaît le plus les convenances, et sait le mieux son monde.

— Vous me faites bien trop d’honneur, reprit M. de Rochebelle ; je n’ai pas assez profité de votre éducation, ma chère tante, pour atteindre au grand art de ne réunir que des gens qui se conviennent, et sur lesquels il n’y ait pas la moindre chose à dire.

— Vraiment, il faudrait que vous fussiez sorcier pour arriver à cela, interrompit madame de Verrières ; et encore, Dieu sait combien une semblable réunion serait ennuyeuse !

— Nous avons tout simplement ajouté quelques noms à ceux des gens que nous voyons habituellement, et vous nous obligerez beaucoup de nous dire s’ils sont bien choisis, dit madame de Rochebelle en passant la liste à son mari.

— Voilà de ces complaisances qui me sont odieuses, reprit madame de Verrières avec dépit. En vérité, ma chère Albine, si votre mari n’y met pas ordre, vous finirez par le rendre ridicule, avec votre soumission exagérée, et ce ton triste et cette voix presque tremblante avec laquelle vous lui parlez ; si nous le connaissions moins, il ne tiendrait qu’à nous de le croire un second Othello.

— Ah ! la bonne plaisanterie ! s’écria M. de Rochebelle en riant du rire le moins communicatif ; de toutes les calomnies dont on peut flétrir un honnête homme, celle-là est bien la moins à redouter pour moi, convenez-en, mesdames. Jaloux ! mais où trouve-t-on des maris jaloux aujourd’hui. Je n’en connais pas un d’assez courageux pour braver ce ridicule.

— Vous avez mille fois raison, reprit madame de Verrières ; et puis cela ne sauve de rien ; on est tourmentant, tourmenté, c’est à qui conspirera contre vous ; car, dans ce monde si sévère pour les faiblesses, on est toujours du parti des amants. Avez-vous remarqué l’autre soir, chez madame de V…, comme chacun s’entendait pour conduire ou retenir M. de R… dans le salon où sa femme n’était point ? et cela dans la charitable intention de ne pas la voir interrompre dans son entretien avec le jeune Camille de Nellissen. Comme on riait de l’air inquiet de ce pauvre homme, et de son empressement à retirer sa femme de ce repaire de séduction. Dès qu’il a pu parvenir à la rejoindre, il lui a répété dix fois, dans toutes les langues, qu’elle avait été souffrante la veille, et qu’elle ne devait pas rester plus longtemps au bal ; et lorsque, la croyant vaincue par ses instances, il a été faire avancer sa voiture, et qu’elle a profité de ce moment pour danser avec Camille, comme on a joui de sa confusion en la retrouvant dans les bras de son rival, galopant à perdre haleine, ses yeux rayonnant de plaisir, et répondant par des sourires très encourageants aux douces paroles que le bruit de l’orchestre ne laissait parvenir qu’à elle ? C’était bien le proverbe conjugal le plus amusant.

— Je regrette beaucoup d’en avoir manqué la représentation, interrompit M. de Rochebelle avec un ton amer, car ces sortes de spectacles deviennent fort rares. Je m’étonne que ce bon M. de R… se soit laissé aller à un travers semblable. Sa femme avait pourtant fait, à mon avis, tout ce qu’il fallait pour tempérer sa passion jalouse ; car je vous en demande pardon, mesdames, mais il faut avoir un grand fonds d’adoration pour vous trouver encore charmantes à la fin d’un galop. Après vous avoir vu secouer pendant une heure, de la manière la moins avantageuse à vos attraits et à votre parure ; après vous avoir vues passer ou plutôt jeter dans les bras de chaque valseur pour être reprises plus brusquement encore par le vôtre ; tout cela avec le teint cramoisi, les cheveux en désordre, les tempes baignées de sueur, les vêtements froissés, haletantes et boursouflées ; il faut, je vous le répète, bien peu de goût ou furieusement d’amour pour tenir beaucoup à la femme qu’un galopeur vous ramène dans cet état-là.

— Je ne prends point ma part de cette satire, dit madame de Verrières, car je ne danse jamais le galop.

— Ah ! je reconnais bien là votre savoir-plaire, répliqua en souriant M. de Rochebelle ; et chacun rit de la parodie du mot, excepté Albine, qui avait trop bien compris la leçon que voulait lui donner son mari.

— À propos de cette danse cavalière, qui a transformé nos salles de bal en manége, je ne vois pas, dit-il, sur votre liste, le héros du genre, l’élégant d’Arthenay.

— C’est Albine qui m’a tout à l’heure empêché de l’inscrire, dit madame de Verrières.

— Et pourquoi cela ? demanda M. de Rochebelle en lançant à sa femme un regard courroucé.

— En vérité, je ne saurais le dire ; car elle nous a donné des raisons qui n’ont pas le sens commun. Elle ne le connaît pas assez, dit-elle ; comme si l’on avait besoin de connaître intimement les danseurs qu’on invite à son bal ; et puis elle le trouve trop sémillant, trop à la mode, que sais-je ?…

— Et trop séduisant peut-être, ajouta M. de Rochebelle. Ah ! c’est trop le flatter ; mesdames, il ne me paraît pas si dangereux qu’on voudrait bien nous le faire croire, et je réclame une invitation pour lui, comme un droit acquis à sa gracieuse médiocrité.

L’impression qui se peignit à ces mots sur le visage de madame de Rochebelle révéla presque la scène qui avait eu lieu la veille entre elle et son mari, à propos de M. d’Arthenay.

— L’inviter chez lui, pensa-t-elle, après m’en avoir parlé comme d’un fat qui cherchait à me compromettre, et cela pour s’être placé auprès de ma loge aux Italiens, et pour avoir suivi à cheval ma calèche hier matin au bois de Boulogne. Quelle humeur ! que de contradictions ! de caprices !

En effet, Albine ne comprenait rien à ces recherches d’amour-propre qui portent à sacrifier ses intérêts d’affection, sa prudence, sa passion même, au soin de cacher ce qu’on redoute.

— Et vos voisins de campagne, cette jolie madame Menival, que le petit colonel d’Aulerive ne quitte pas plus que son ombre, vous ne nous ferez pas le tort de les oublier, je pense, dit madame de Verrières ; ils dansent tous deux à merveille, et puis le mari est si amusant avec sa sotte confiance et ses grosses plaisanteries sur les maris trompés. Ah ! celui-là n’est pas jaloux, vous en conviendrez.

— Ce qui ne l’empêche pas d’être fort ridicule, dit la marquise d’Orbesson. Son aveuglement est aussi par trop fort, et l’on serait tenté de le croire volontaire, si le pauvre homme avait quelque chose à gagner à l’intimité de M. d’Aulerive ; mais le colonel n’a qu’un beau nom sans fortune, sans crédit, et M. Menival ne fait cas que de ses millions. Je ne crois pas qu’il ait jamais lu quatre pages d’histoire de France ; vous descendriez en droite ligne de Pharamond, qu’il n’en aurait pas plus de considération pour vous. Aussi rien n’explique l’excès de complaisance qui lui fait jouer un rôle si misérable : vraiment, j’en ai quelquefois pitié.

— De la pitié pour ce bon gros Menival, s’écria madame de Verrières ; mais il est le plus heureux homme que je connaisse. Toujours content de lui, jamais d’humeur, se trouvant adorable, se croyant adoré, certain que l’argent donne tout, l’esprit, la grâce, le bon ton ; qu’un millionnaire est un dieu qu’on encense de toutes parts, qu’une femme n’oserait tromper, et dont le monde n’oserait se moquer.

— Ah ! vous ne me ferez pas croire que ses illusions aillent jusque-là, reprit la marquise : on lui rit au nez continuellement ; enfin, à chaque bêtise qu’il dit…

— Et vous pensez qu’il s’en inquiète ? Détrompez-vous ; il met tout cela sur le compte de l’envie.

— Il n’est pas placé tellement haut, même par sa fortune, pour devoir tant exciter l’envie, et vous le faites plus riche qu’il ne le paraît du moins, car il me semble avoir un train fort modeste.

— Et c’est ce qui le rend invulnérable. Avec ses chevaux mal appareillés, ses gens mal tenus, son vieux landau, il va plus vite que tout le monde, et ne craint pas de laisser ce bel équipage attendre toute une nuit à la pluie. Quand on lui reproche d’être si mal équipé, savez-vous ce qu’il répond ?

« — Je n’aurai pas plus tôt de jolis chevaux qu’il faudra les ménager, et je ne sais rien ménager, moi. »

Ah ! c’est un original.

— Un original ! dites-vous. S’il faut ajouter foi à la chronique scandaleuse et à ce qu’elle raconte de sa femme, rien n’est si commun que ces sortes d’originaux, dit M. de Rochebelle ; mais puisque vous aimez à rire des gens ridicules, allons, il faut inviter M. Menival ; il remplacera à lui seul, Vernet, Odry, et les proverbes qu’ils devaient nous donner.

La liste terminée, chacun se retira. Restée seule avec son mari, madame de Rochebelle lui demanda l’explication de sa conduite étrange, et pourquoi il avait tant insisté pour envoyer une invitation à M. d’Arthenay, après la scène qu’il avait faite le matin même à propos de lui.

— Cela vous étonne, avait répondu son mari ; en vérité, je ne reconnais pas là votre usage du monde : vous voulez que je me donne à tous les yeux le ridicule de craindre un fat qui vous fait la cour. Ah ! c’est aussi me supposer par trop humble : ses soins affectés peuvent vous compromettre, je vous en avertis, c’est mon devoir ; le reste est votre affaire. On ne soupire aujourd’hui que pour les femmes qui le veulent bien ; témoignez-lui, par un de ces demi-mots que chacun sait comprendre, que ses flatteries vous déplaisent, et je réponds qu’il cessera bientôt de vous les adresser ; mais prétendre vous éviter cette peine en me contraignant à l’éloigner de vous par une impolitesse ou une exclusion trop flatteuse, voilà ce que vous ne sauriez obtenir de ma complaisance.

Ainsi M. de Rochebelle, dévoré de jalousie, préférait le supplice de voir l’homme qu’il redoutait le plus, admis chez lui, et par cela même autorisé à y revenir souvent, à la crainte de passer pour un mari qui a peur.



XVIII


À l’abri des tortures de la jalousie, M. Menival, qui vient de recevoir son billet d’invitation, s’informe auprès de tous les gens qui connaissent madame de Rochebelle du moyen de faire inviter à son bal l’ami d’Aulerive, cet aimable jeune homme qu’il aime comme un fils. En vain on lui répond que M. d’Aulerive doit être sur la liste des invités, que son billet lui parviendra plus tard, Menival ne se contente point de ces assurances ; il écrit à M. de Rochebelle pour s’assurer du fait. Dieu sait si l’on se moque du sujet et du style de la lettre ! Mais le bon Menival n’en sait rien ; il a obtenu ce qu’il désire pour son ami, il est content.

La sympathie, cette chaîne mystérieuse qui unit les espèces, n’est pas moins connue de la gent ridicule que de la gent amoureuse ; mais elle y exerce sa puissance d’une façon particulière ; c’est à la condition de se moquer réciproquement de leurs travers que deux êtres ridicules se lient d’amitié ; aussi le bel-esprit, le poëte Saint-Gervais, est-il, après M. d’Aulerive, l’ami, l’habitué le plus indispensable de Menival ; c’est lui qui le chante à sa fête, qui lui sert de point de réunion quand il veut donner une soirée économique.

— Saint-Gervais nous lit dimanche sa tragédie, j’espère que vous viendrez l’entendre, dit Menival avec cet air de confiance qui ne suppose pas un refus.

Et il trouve en effet beaucoup de gens assez désœuvrés ou assez résignés pour venir écouter cinq mortels actes, dans lesquels est déployé un trait de nos premiers temps de l’histoire de France, orné de sentences et d’antithèses.

Comme l’ouvrage ne présente rien de neuf, il ne donne matière à aucune contestation. Bercé par le retour des mêmes rimes, d’Aquitaine, de capitaine ; de valeur, de malheur ; de vertu, d’abattu ; de mémoire et de gloire, l’auditoire se livre à ce demi-sommeil indulgent qui est, après l’enthousiasme perfide, la plus douce illusion d’un auteur. M. Saint-Gervais se sentant si religieusement écouté, si délicieusement interrompu par les bravos de Menival, redouble de chaleur ; sa voix fait vibrer les nerfs des assistants. Ils ne croient pas qu’on puisse dire des choses ordinaires d’un accent si pénétré ; les gestes de l’auteur, ses coups de poing sur la table où le verre d’eau sucrée frissonne, sa voix émue, ses yeux brillants de larmes, enfin tout l’arsenal de la déclamation produit son effet. On se récrie d’avance sur les applaudissements qui attendent le chef-d’œuvre, et M. Saint-Gervais, bouffi de son succès, est presque aussi heureux que son cher Menival.

On lui demande s’il a mis beaucoup de temps à composer ce bel ouvrage.

— Quinze jours, dit-il ; il ne m’en faut pas davantage pour construire mon plan et dialoguer mes scènes. Si les acteurs du Théâtre-Français n’étaient pas si long à monter une pièce, j’en aurais déjà vingt de représentées ; mais ces gens-là ne comprennent rien à leurs intérêts. Je leur ai dit cent fois : « Que vous faut-il ? Une tragédie, une bonne comédie ? Eh bien, je m’engage à vous la fournir dans quinze jours ; mais vous ne mettrez pas plus de temps à la jouer que je n’en aurai mis à la faire ; sinon, je vous abandonne à votre malheureux sort. »

Eh bien, monsieur, ils aiment mieux consacrer trois mois à apprendre l’ouvrage d’un blanc-bec que de faire leur fortune avec un des miens.

Cette sortie modeste trouve bien quelques critiques, les plus polis vont en rire dans la chambre à côté ; mais, comme les plus traîtres restent pour approuver, rien n’altère la pureté des transports de l’auteur ; et pourtant l’on s’en moque, et Menival lui-même, que l’amitié domine sans l’aveugler, dit en lui-même : « Ce gaillard-là est d’un amour-propre forcené. » Eh ! qu’importent ces réflexions tacites, ces rires cachés, ces coups portés dans l’ombre à celui que le ridicule abrite ?

Le jour du bal est arrivé : M. de Rochebelle avait consacré deux cents louis à cette fête ; mais la nécessité d’avoir le meilleur orchestre, les plus belles fleurs, enfin toutes les supériorités du genre, venait de l’obliger à ajouter à cette somme ; car on ne peut avoir ce qu’il y a de mieux d’un côté sans se créer le besoin du mieux de l’autre. Quoi de plus ridicule que le manque d’ensemble ! Et, pour n’être point ridicule, on sait de quel sacrifice M. de Rochebelle était capable !

Ce jour-là sa femme était mise avec plus d’élégance encore que de coutume ; car le devoir des maîtresses de maison ne leur permet pas une riche parure, et il est rare qu’elles ne gagnent pas à la simplicité que l’usage leur impose ; mais, malgré sa beauté, ses gracieux sourires, il y avait une mélancolie profonde gravée sur le front de madame de Rochebelle ; sa grâce manquait d’abandon, et ses regards distraits semblaient fuir quelque objet dangereux.

Cette contrainte, cette défiance d’elle-même, cette émotion dont elle ne se rendait pas compte, c’était l’ouvrage de son mari : avant qu’il ne lui fît tant de plaisanteries amères sur l’amour qu’elle inspirait à M. d’Arthenay, elle n’avait pas le moindre soupçon de cet amour ; ses manières avec lui étaient simples et d’une franchise à déjouer tout projet d’intrigue ; mais depuis qu’elle se savait épiée, depuis que le mot le plus insignifiant, un regard, la démarche la plus innocente pouvait être interprétée d’une façon criminelle, elle éprouvait un trouble, une sorte de terreur qui lui donnait un air coupable, et elle se reprochait déjà ses craintes comme une faiblesse ; or, dès qu’une femme se fait un reproche injuste, elle est bien près de le mériter.

Si M. de Rochebelle, cédant tout naïvement à sa peur conjugale, avait éloigné M. d’Arthenay de chez lui ; s’il avait encouragé sa femme dans le dessein de ne plus se rencontrer avec le jeune séducteur, il est probable que, n’ayant pas occasion de le voir, madame de Rochebelle l’eût bientôt oublié ; mais on exigeait qu’elle le vît sans cesse dans le monde, qu’elle le reçût dans sa maison, qu’elle écoutât ses déclarations furtives qu’elle essuyât le feu de ses regards, et tout cela sans lui donner d’espoir. Le ciel devait punir un tel excès d’inconséquence.

M. d’Arthenay était trop bien exercé dans l’art de reconnaître et de mettre à profit les chances favorables à ses désirs, pour ne pas s’apercevoir du trouble que sa présence faisait naître dans l’esprit de madame de Rochebelle : un sot se serait cru adoré, mais l’amour-propre éclairé de M. d’Arthenay ne se méprit point sur la cause de ce trouble ; il devina l’obligation qu’il en avait aux avertissements d’un jaloux. Connaissant la profonde horreur de M. de Rochebelle pour tout ce qui pouvait jeter du ridicule sur un mari, il se promit bien de faire servir cette faiblesse à l’accomplissement de ses vœux.

— Elle n’a encore que de la crainte, pensa-t-il, j’en ferai de l’amour ; puis, lorsque nous serons d’accord, je m’établirai si bien, près du monde, dans l’attitude d’un amant malheureux, que le pauvre mari n’osera jamais me chasser comme un rival redoutable.

Ce plan arrêté, M. d’Arthenay en commença l’épreuve le soir même. La politesse exige qu’il danse avec la maîtresse de la maison ; elle le refuse une fois, deux fois ; mais enfin l’instant de la contredanse arrivé, il vient prendre sa main, et sans plus de préambule qu’on n’en met aujourd’hui à parler de ce qui importe le plus, il dit, de l’air le moins ému, mais du ton d’un homme qui risque le tout pour le tout : — Pourquoi me traiter si mal ? pour me décourager ? c’est peine inutile ; vous n’en ferez jamais autant que moi pour me détourner d’un sentiment dont je reconnais la folie ; mais puisqu’il est plus fort que ma volonté, que la vôtre même n’y pourrait rien, eh bien, n’y prenez pas garde.

Madame de Rochebelle, stupéfaite de cette singulière déclaration, reste quelques moments sans s’apercevoir que c’est à elle à commencer la figure. L’obligation de traverser la dispense de répondre à M. d’Arthenay ; cependant, elle aurait voulu profiter de cette occasion pour lui déclarer que ses soins la blessaient, l’importunaient ; mais, pour une âme élevée, le mensonge est un acte difficile, on s’y détermine lentement ; les mots n’arrivent point, on les trouve trop forts ou trop insignifiants : c’est qu’aucun d’eux ne rend la pensée. Et le temps se passe, les oisifs viennent mêler leurs phrases à la traverse ; le sujet qui préoccupe a déjà subi trois ou quatre remplaçants. Le moyen d’y revenir ? ce serait y donner trop d’importance ; le mieux est de paraître l’avoir oublié ; c’est ce que fit madame de Rochebelle.

N’importe, le coup avait porté ; la rougeur subite dont son beau front s’était couvert en apprenant qu’elle était aimée, l’affectation qu’elle mettait à regarder cet aveu comme une plaisanterie, une coquetterie vulgaire ; enfin, toute cette gracieuse hypocrisie à l’usage des jolies femmes, confirma M. d’Arthenay dans ses espérances.



XIX


Mais quelle rumeur dans le bal ? pourquoi se précipite-t-on vers les fenêtres des salons qui donnent sur la cour ? Qui provoque tous ces rires ? C’est l’arrivée d’une carriole d’osier, que le concierge de l’hôtel, aidé des gendarmes, n’a pu empêcher de parvenir jusqu’au grand perron, tant est la vitesse des chevaux attelés à ce bizarre équipage. Comme la cour est illuminée par un grand nombre de lampions, on distingue facilement la carriole ; d’ailleurs, un jeune plaisant qui arrivait en même temps qu’elle, saute en bas de son tilbury pour venir plus tôt donner dans le bal l’avis de cette entrée triomphale ; on l’entoure, on l’écoute.

— Imaginez-vous, dit-il, d’assez minces chevaux que des harnais de charrette attachent à une petite carriole peinte en vert, toute guillerette, de laquelle s’échappent trois grandes plumes blanches, une douzaine d’épis d’or, et des aigrettes en diamants ; enfin, tout l’attirail d’une coiffure de gala. Un gros homme, criant gare à tue-tête, est le phaéton de ce char élégant ; il le conduit de moitié avec une espèce de chasseur qui porte son chapeau sous le bras, probablement par l’impossibilité de le porter autrement dans la carriole. Ce singulier trio était en train de mettre pied à terre quand je suis arrivé : la pauvre femme faisait des cris affreux, et prétendait ne pouvoir sauter en bas de ce panier roulant sans courir le risque de se casser la jambe ; le chasseur recommandait au gros homme de mieux tenir les chevaux ; car, effrayés par les lampions qui fumaient sous leurs naseaux, ils gambadaient et ruaient à faire peur. J’avais bien envie d’aller offrir le secours de mon bras à la dame emplumée ; car, à travers le burlesque de sa situation, elle m’a paru fort jolie ; mais j’ai entendu le gros homme lui dire : « Prends bien garde en descendant, ma Minette. » Le fou rire m’a pris, et je l’ai abandonnée à son périlleux sort.

Comme ces mots finissaient, on annonça M. et madame Menival ; le jeune homme s’écria :

— Les voilà !

Et les rires redoublèrent.

— Je vois avec plaisir que l’on s’amuse ici, dit en entrant M. Menival sans se déconcerter ; par-bleu ! j’ai donc bien fait de tout braver pour y venir. Savez-vous bien qu’un autre que moi y aurait renoncé, et qu’il m’a fallu forcer ma femme à m’accompagner, elle qui aime le bal à la rage. Eh bien, nous avions tant d’obstacles réunis à vaincre, que son courage était à bout ; elle allait se décoiffer et se mettre au lit, car mon cocher venait de rentrer saoul comme une grive, après avoir mis ma voiture en cannelle à la sortie de l’Opéra, où j’étais allé un moment. Voyant qu’il n’y a pas moyen de s’en servir, j’envoie mon chasseur chez deux loueurs de voitures ; mais à dix heures du soir, un dimanche gras, on ne trouve ni bêtes ni gens ; enfin, pas même de fiacre. Dans cette extrémité, je me rappelle tout à coup la carriole que j’ai achetée pour conduire mes domestiques à la campagne ; elle est couverte, nous y serons à l’abri. Je n’hésite pas ; en cinq minutes, les chevaux sont attelés à la carriole ; mais le difficile était d’y faire monter Minette avec ses diamants, ses plumes et sa robe de crêpe ; elle s’en défendait comme un beau diable.

— C’est par trop ridicule, disait-elle ; on nous bafouera : jamais je ne monterai dans un tel brelingo.

— Bah ! lui ai-je dit, quand chacun se sera récrié une fois sur notre manière d’arriver, cela sera fini ; au bout du compte, tu n’en seras pas moins madame Menival, ta robe et tes diamants n’en seront pas plus laids pour être venus en carriole ; et tu verras la fête, et tu t’amuseras, au lieu de rester chez toi à pleurer de dépit ; sans compter que ce pauvre d’Aulerive, à qui nous avons donne rendez-vous au bal, serait d’une inquiétude affreuse s’il ne nous voyait pas arriver. Enfin, grâce à mon éloquence, elle s’est décidée.

— C’est fort bien à vous d’avoir employé toutes les ressources de votre imagination dans une circonstance si importante pour nous, dit M. de Rochebelle d’un ton affectueusement goguenard. Vous avez deviné à quel point votre présence était nécessaire à nos plaisirs, et je ne saurais vous en exprimer toute notre reconnaissance.

Puis se retournant du côté de sa femme :

— Madame de Rochebelle, ajouta-t-il, ayez soin de M. Menival ; veillez à ce qu’on arrange sa partie de whist.

Et M. Menival, entouré, choyé, complimenté, passa dans le salon où l’on jouait, ravi des frais qu’on faisait pour lui et de la résolution qui l’avait porté à tout braver pour venir prendre sa part des plaisirs de la fête.

— Voilà, sans nul doute, l’homme le plus sage qui soit ici, dit le jeune comte de M… à la spirituelle duchesse de Na…, car il se moque de la moquerie.

— Ah ! vous appelez cela être sage, dit en souriant la duchesse ; mais vous ne voyez donc pas avec qui sa femme danse en ce moment pour la troisième fois ?

— Si vraiment ; c’est avec M. d’Aulerive.

— Eh bien, quand son mari se serait privé du plaisir de la conduire ici en charrette pour la voir coqueter ainsi toute la nuit, il n’y aurait pas eu grand mal.

— Ah ! mon Dieu ! dans quelle erreur vous êtes ! Le pauvre mari aurait passé une semaine cruelle : sa femme aurait été d’une humeur insupportable ; elle aurait fait quelque scène de jalousie à d’Aulerive, pour s’être amusé à un bal où elle n’était pas ; et Dieu sait ce qui s’en serait suivi. Croyez-moi, ce gros Menival est l’homme du monde qui arrange le mieux sa vie ; je n’en veux pour preuve que son air satisfait.

— Il me semble que ce bonheur-là est à la portée de beaucoup de gens ; que n’en essayez-vous ?

— Je le voudrais bien, vraiment ; mais ma stupide vanité s’y oppose : ne faut-il pas s’ennuyer comme tout le monde, aller bâiller aux Italiens, étouffer dans les routs, sourire à ses ennemis, vanter les sots à la mode, accepter des dîners d’apparat, répondre à de fastidieuses agaceries, se confondre en reconnaissance pour d’insipides fadeurs, leur en sacrifier de plus douces ? Et tout cela par ton, ou plutôt par lâcheté ; car, avec un peu plus de courage, on ferait, comme M. Menival, ce qui plaît le mieux, en dépit de l’usage et des ricanements.

Cette conversation fut interrompue par le maître de la maison, que les lois de l’étiquette obligeaient à s’occuper particulièrement de la duchesse de N… Il était pâle à faire peur ; sa respiration était courte, sa voix altérée ; son sourire grimaçait, et son affectation à dire des choses flatteuses, à paraître enchanté de réunir tant de personnes distinguées, trahissait un malaise invincible. Il venait de faire plusieurs robers contre Menival, et il les avait perdus ainsi que trois paris considérables ; car Menival, confiant dans son étoile, jouait aussi gros jeu qu’on voulait, ce qui lui procurait souvent l’honneur de faire la partie de grands personnages : sans être à beaucoup près aussi fort qu’eux, il les gagnait habituellement, tant l’absorption totale des plus minces facultés peut l’emporter sur la plus riche intelligence distraite.

Tout en causant avec la duchesse de N…, M. de Rochebelle cherchait des yeux sa femme ; celle-ci, qui sent un regard ennemi s’appesantir sur elle, quitte brusquement M. d’Arthenay pour se rapprocher de son mari et de la duchesse de N… ; mais M. d’Arthenay, fidèle à son système, la suit, et vient se plaindre à M. de Rochebelle du refus qu’on fait de danser avec lui le galop.

— En vérité, dit-il, madame m’accable du dédain le plus humiliant pour un pauvre valseur, et j’ai recours à l’autorité conjugale pour faire valoir mes droits de premier inscrit ; on veut me sacrifier au petit L… et cela parce qu’il est affreux. C’est un titre comme un autre ; mais je ne mérite pas d’être immolé à cette grande puissance ; j’en fais juge madame la duchesse.

— Comment donc ! répondit cette dernière, vous avez mille fois raison ; mais je trouve que vous vous plaignez bien haut du tort qu’on veut vous faire. Savez-vous, ajouta-t-elle d’un air malin, qu’à la place de M. de Rochebelle j’en serais jaloux.

— En effet, dit M. de Rochebelle en souriant de la meilleure grâce ; je crois que je vous devrais de m’en inquiéter ; de semblables rigueurs sont ordinairement des préférences à l’envers fort alarmantes. Mais que voulez-vous ? je ne sais point me révolter contre le destin.

— Et voilà ce qu’il y a de désagréable, reprit M. d’Arthenay ; que pouvons-nous tenter, nous autres pauvres aspirants ? Quand la mauvaise humeur d’un mari ne nous seconde pas, nous n’avons plus de chance de succès.

— J’en suis vraiment désolé, dit M. de Rochebelle sans quitter le ton ironique ; mais je ne saurais me donner ce ridicule en votre faveur.

— C’est aussi faire preuve d’une sécurité trop dédaigneuse, interrompit la duchesse ; cela m’indigne, et je passe à l’ennemi, je vous en préviens ; si je pouvais l’aider à vous tourmenter, un peu, j’en serais enchantée. Allons, ma chère Albine, prêtez-vous de bonne grâce à notre conspiration, et donnez-nous le plaisir de voir votre mari un moment jaloux ; c’est un petit châtiment qui est bien dû à son calme insolent.

Madame de Rochebelle savait à quoi s’en tenir sur ce calme affecté ; elle ne répondit que par un de ces sourires qui n’engagent à rien. L’embarras y fit succéder une petite toux, qui est la ressource ordinaire des femmes qu’un mot vient de déconcerter. Alors son mari prit la parole autant pour venir à son secours, que pour développer son système de philosophie conjugale ; il mit tant de soin à prouver l’inutilité de la surveillance et sa profonde indifférence des événements que tant d’autres redoutent, qu’il laissa la duchesse de N… convaincue de son inaltérable confiance en la vertu de sa femme, et M. d’Arthenay encore plus persuadé du parti qu’il pouvait tirer d’un orgueil si avantageusement placé.



XX


Le bal est un théâtre où chacun joue un rôle appris ou improvisé, tous deux également intéressants pour le spectateur bénévole. La coquette y débite le sien à côté de l’ambitieux dont tous les mots calculés ; la jeune personne n’y vient même plus pour le seul plaisir d’y danser, elle y vient pour s’y montrer, et les regards qu’elle porte sur les vieux riches célibataires dévoilent assez son but. Mais ces fins renards de la galanterie, retranchés derrière un rempart d’égoïsme, sont à l’abri des piéges de l’innocence. Prodigues de sourires, de flatteries, de tendres soins, ils bornent là leur dévouement. Riches en souvenirs d’intrigues, ils savent le sort de tant de maris qu’ils n’ont pas envie de s’y exposer ; et pourtant, ces maris sont moins à plaindre qu’eux ; ils n’en sont pas réduits à payer une maîtresse pour n’être point seuls, et ne fussent-ils entourés que des enfants de leur femme, ils sont sûrs d’être soignés, chéris, pendant leur vieillesse, et pleurés à leur mort.

Dans ce siècle de liberté, ce qui rend nos fêtes plus brillantes qu’amusantes, c’est le peu de cordialité qui y règne ; on ne s’y donne même plus la peine de cacher sa malveillance, elle se lit dans tous les regards. Qu’une femme soit belle ou non, elle se sent sous le joug d’une observation ennemie, également sévère pour ses agréments ou pour ses défauts. Les plus courageuses se révoltent contre l’impression désagréable qui naît de cette certitude, et prennent les airs d’une gaieté que démentent leurs éclats de rire forcés et leurs yeux inquiets ; car elles les portent malgré elles du côté d’où partent les traits qu’elles redoutent. Alors, se venger de la malveillance en cherchant un moyen d’exciter le dépit, l’envie, devient l’arrière-pensée générale ; on s’agite pour faire croire qu’on s’amuse, on se donne l’apparence d’un triomphe quand on dévore une humiliation ; enfin, on est plus ou moins torturé par mille petits supplices d’amour-propre, qui font de ces bals pompeux des soirées et des nuits fort tristes.

C’est surtout quand les premiers rayons du jour glissent à travers les volets et font pâlir les lustres, quand la fatigue se mêle à la tristesse d’un plaisir qui s’éteint, qu’on s’aperçoit du vide ou du trouble que ce plaisir laisse dans l’âme. Madame de Rochebelle venait enfin de recevoir les adieux reconnaissants des derniers danseurs de son bal ; elle se retrouvait seule dans ses salons, où les meubles épars, les arbustes, les fleurs saupoudrées de poussière, témoignaient encore de la foule et du mouvement qui avaient prolongé la fête.

Ce moment de calme après le bruit est ordinairement consacré à la récapitulation des sensations qu’on a éprouvées pendant la soirée. On se demande si l’on n’a pas trop écouté ou trop dit, et il se passe alors un petit combat entre la bonne foi du cœur et la ruse de l’esprit, dont la victoire reste longtemps incertaine. Le souvenir d’un mot que ce brave cœur a compris tout de suite l’émeut, l’inquiète ; mais le malin esprit lui prouve qu’il s’alarme à tort, que rien n’est plus ridicule que de se laisser aller à de semblables frayeurs, et que d’ailleurs la vertu sait affronter tous les dangers, sorte de sophisme généralement bien accueilli des femmes. Albine s’y laissa prendre comme tant d’autres ; tout en s’avouant que l’espèce de roman que M. d’Arthenay commençait avec elle l’intéressait déjà vivement, elle se persuada que sa raison n’en serait jamais troublée, et, certaine de rester sage, elle crut échapper au malheur.

Sans le défi de la duchesse de N… avec M. de Rochebelle, et l’affectation de celui-ci à inviter sans cesse M. d’Arthenay à venir chez sa femme, ce roman aurait fini à la première page ; mais voir, écouter chaque jour un homme qui plaît, s’accoutumer à ses soins, à l’autorité de son amour (car quel amour n’est pas un peu despote !) c’est livrer son cœur ; aussi madame de Rochebelle ne fut-elle pas longtemps sans s’apercevoir de l’empire qu’elle avait laissé prendre à celui que son mari appelait en riant le plus distingué des adorateurs de sa femme.

Dès qu’il ne fut plus possible de se faire illusion sur le danger qu’elle courait, madame de Rochebelle prit la ferme résolution d’éviter M. d’Arthenay, autant que l’amour-propre de son mari voudrait bien le permettre. Elle fit plus : l’affectation que celui-ci mettait à redoubler l’intimité avec M. d’Arthenay la détermina à le prier de venir moins souvent chez elle ; quelques propos médisants lui servirent de prétexte. M. d’Arthenay n’en fut point la dupe :

— Ses devoirs l’emportent, pensa-t-il ; elle me sacrifie, moi qu’elle a converti à l’amour ; elle ne craint pas de me désespérer. Oh ! si je pouvais lui causer autant de mal qu’elle m’en fait !

Car voilà le cruel sentiment qu’entraîne à sa suite le meilleur des amours. Le despotisme ou la vengeance, c’est la devise des amants.

Charmé et blessé tout à la fois de trouver tant de vertu dans la femme qu’il aimait, M. d’Arthenay ne pensa plus qu’à la rendre jalouse.

Madame Menival était jolie, on la rencontrait partout ; elle avait une bonne maison, où rien n’était plus facile que d’être admis. M. d’Arthenay jeta les yeux sur elle pour accomplir son dessein, et, en moins de huit jours, il fut si bien établi près d’elle que tout le monde lui en fit compliment. Madame de Rochebelle elle-même ne put s’empêcher de l’en féliciter, le sourire sur les lèvres, et de grosses larmes dans les yeux.

Une seule personne osa le trouver mauvais : on pense bien que ce ne fut pas M. Menival ; mais son ami d’Aulerive ne vit point, sans en prendre d’ombrage, accueillir les soins d’un rival aussi dangereux que M. d’Arthenay ; il en témoigna de l’humeur : on rit de sa jalousie ; les coquetteries redoublèrent, et M. d’Aulerive pensant qu’il ne gagnerait rien sur la volonté d’une femme accoutumée par son mari à n’être jamais contrariée, s’en prit tout simplement à M. d’Arthenay. Une discussion politique dans laquelle il changea d’opinion pour mieux combattre celle de son rival, lui fournit l’occasion de placer une de ces injures qu’on ne se pardonne point entre hommes comme il faut. La scène se passa au foyer de l’Opéra, presque sans bruit, mais devant assez de personnes pour être divulguée, commentée et expliquée par chacune à sa manière.

L’un de ces charmants étourdis dont l’inconséquence souvent préméditée aime à répandre de loge en loge, de salon en salon, l’événement du soir, autant pour se faire écouter que pour surprendre une émotion délatrice, s’empressa de venir raconter à madame Menival ce qui venait de se passer dans le foyer entre M. d’Aulerive et M. d’Arthenay.

— Quelle sottise ! s’écria le bon Menival ; se quereller ainsi pour un malheureux projet de loi, une ordonnance, qui seront peut-être révoqués demain par un autre projet de loi et une autre ordonnance ! C’est une extravagance que je ne souffrirai pas, et je leur ferai bien entendre raison.

En disant ces mots, il sortit de la loge pour courir après son ami ; mais il n’était plus à l’Opéra. Lorsque Menival revint près de sa femme, il la trouva pâle et souffrante à tel point qu’il lui proposa de faire demander sa voiture.

On ne sait pas bien pour lequel des deux madame Menival avait le plus d’inquiétude ; cependant la supériorité d’un attachement sur une coquetterie ne permet pas de douter que M. d’Aulerive ne l’emportât en cette circonstance, et puis il se mêlait un peu de remords à ce qu’elle éprouvait. Quelle femme peut se croire la cause d’un duel sans en être désespérée ! Eh bien, ce que le regret, la crainte, le remords et l’amour même inspiraient en ce moment à madame Menival, n’approchait pas du dévouement passionné dont l’aveuglement, l’amitié, l’enthousiasme, rendaient son mari capable envers son cher d’Aulerive.

Le lendemain, dès six heures du matin, il était chez M. d’Arthenay, employant toute son éloquence à lui prouver que ce qu’il appelait le petit mouvement de vivacité de son ami ne pouvait être regardé comme une insulte. Jamais un père, un frère disputant au plus barbare préjugé la vie de ce qu’il aime le plus au monde, ne mit autant de chaleur à défendre une cause, et plus de zèle à concilier une affaire ; mais M. d’Arthenay resta inébranlable.

— En vérité, dit-il à ses témoins, qui venaient d’arriver, on doit être sûr de soi quand on a eu le courage d’écouter pendant une heure ce brave homme sans rire, comme je viens de le faire ; il a si grand’peur que je ne tue l’amant de sa femme, qu’il me fait pitié.

Espérant être mieux écouté de M. d’Aulerive, Menival courut chez lui ; mais il était déjà parti pour Saint-Mandé. Alors, décidé à tout tenter pour prévenir un malheur, il ordonne à son cocher d’aller à toute bride pour tâcher de rejoindre la voiture de M. d’Arthenay. Enfin, après bien des détours, Menival arrive au lieu du rendez-vous au moment où les témoins, réunis, aidaient à transporter… hélas ! le pauvre d’Aulerive blessé grièvement, et tellement affaibli par la perte de son sang qu’il avait perdu connaissance. M. d’Arthenay, pâle, abattu, dans le profond accablement causé par un succès douloureux lui prodiguait le soins les plus empressés ; mais M. Menival, indigné de voir le bourreau soigner la victime, passe devant lui sans nul égard, et s’emparant de sa place, il exhale sa colère et ses regrets sur le sein de son ami.

— Prenez garde, monsieur, lui disait-on ; vous pesez trop sur sa blessure.

Menival n’entendait rien ; il faisait des cris, des gestes, des trépignemens à faire frissonner un mourant.

— Ne nous empêchez pas de le secourir, dit enfin M. d’Arthenay en faisant pirouetter le gros homme, et en l’obligeant à laisser approcher le chirurgien qu’on avait envoyé chercher.

Après avoir bandé la plaie, on pensa à transporter le blessé chez lui.

— Non pas, non pas, messieurs, s’écria Menival : je ne souffrirai pas qu’on mène ce pauvre diable dans un appartement de garçon pour y manquer de tout, et être livré aux soins d’une vieille garde. J’ai toujours un appartement de libre dans ma maison pour y recevoir l’ami qui vient de ma province, je n’en puis faire un meilleur usage que d’y installer ce malheureux blessé ; il y trouvera tout ce qui peut lui être nécessaire, et nous serons plus à portée de le secourir. Ma femme est si bonne pour les malades ! Ah, mon Dieu ! pourvu que nos soins ne soient pas inutiles !

M. d’Arthenay et tous ceux qui se trouvaient là savaient trop le bien qu’une semblable proposition pouvait faire au malheureux blessé, pour s’opposer à la volonté de Menival.

— Un moment, messieurs, dit-il avant d’entrer dans la cour de sa maison ; il faut éviter ici de causer une révolution à ma femme dont elle pourrait mourir. Laissez-moi me montrer d’abord, afin qu’elle ne croie pas que c’est moi qu’on lui ramène ainsi ; la pauvre petite en serait dans un effroi… Restez là… je reviens aussitôt que je l’aurai préparée. Ah, mon Dieu ! quel événement !…

Les situations les plus tristes n’empêchent pas de rire du ridicule ; c’est encore un de ses plus doux bienfaits. Les témoins de M. d’Aulerive ne se refusèrent point cette petite consolation. Quant à M. d’Arthenay, il ne se sentit pas le courage de supporter les regards de madame Menival après ce qu’il venait de faire, il courut s’enfermer chez lui.

— Ne vas pas t’inquiéter, Minette, dit M. Menival en ouvrant la porte de la chambre de sa femme ; d’abord, tu vois que je suis sain et sauf.

— Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez, reprit-elle avec l’accent de la terreur ; qu’est-il arrivé ? Charles…

Elle n’en put dire davantage, et retomba sur son siége presque sans mouvement.

— Allons donc, sois raisonnable, reprit-il ; tu vois bien qu’il ne m’est rien arrivé, à moi, et pourtant j’ai failli me rompre le cou en sautant ces diables de fossés pour les rejoindre ; mais enfin j’en suis quitte pour la peur et pour le chagrin d’avoir vu tomber ce pauvre d’Aulerive.

Un cri déchirant s’échappa alors du sein de madame Menival.

— Mais les chirurgiens ne nous ôtent pas tout espoir, continua-t-il ; et j’espère que nos soins…

— Il n’est pas mort ? s’écria-t-elle.

— Non vraiment ; je le ramène avec moi : il est là-bas ; mais je n’ai pas voulu que tu visses apporter cette triste litière sans t’avoir prévenue de ce qui en est.

Pendant qu’il achevait sa phrase, madame Menival avait déjà franchi ses appartements pour aller au-devant du blessé. Il s’était ranimé à sa voix ; la joie de la revoir, de lire sur ce front adoré l’inquiétude qu’il lui causait, le bonheur de se venger en l’affligeant, tant de sensations douces vinrent l’agiter que son sang se mit à circuler de nouveau. La blessure était grave, mais le talent du célèbre D. P. devait en triompher. En moins de huit jours d’Aulerive fut hors de danger, et l’on ne saurait peindre le temps heureux de sa convalescence. Cette douce langueur d’un retour à l’existence, cette joie mal dissimulée de madame Menival en le voyant revenir à l’amour en même temps qu’à la vie, et cette grosse gaieté du bon Menival en racontant tout ce qu’il avait fait pour hâter la guérison de son hôte, c’était vraiment un tableau incomparable. Il est si rare de voir une pareille félicité ne donner d’humeur à personne !

Pendant que l’amour, la paix, la confiance et la joie régnaient dans la maison de Menival, celle de M. de Rochebelle était le théâtre de scènes continuelles les plus pénibles. Ce qu’on disait dans le monde de la rivalité qui avait amené le duel de M. d’Arthenay mettait bien l’amour-propre de M. de Rochebelle en repos, mais la pâleur qui avait couvert le visage de sa femme en apprenant cette affaire l’avait convaincu de son malheur imaginaire : il se croyait trahi. En vain madame de Rochebelle avait rompu tous ses rapports avec M. d’Arthenay ; en vain l’innocence de sa conduite aurait dû lui être prouvée comme elle l’était à tout le monde ; l’idée qu’il jouait un rôle ridicule s’empara de son esprit, et tout sembla confirmer ses craintes imaginaires.

Le malheur voulut que, dans ce temps même, sa femme devînt grosse ! Alors ses soupçons n’eurent plus de bornes : il devint furieux, et les efforts qu’il fit pour dissimuler sa prétendue honte ébranlèrent tellement les fibres de son cerveau, qu’il fallut le confier au docteur Esquirol.

Malgré ses cruelles injustices, sa femme ne l’a point quitté ; et c’est dans un de ces asiles où la démence se débat contre la médecine, que madame de Rochebelle vit renfermée, près d’un malheureux qui l’injurie, la calomnie sans cesse, et qui l’aurait déjà frappée mortellement si la vigilance des gardiens de la maison ne s’y était opposée.

Ce pauvre diable de Rochebelle ! dit en parlant de lui Menival ; est-ce bête à lui de devenir fou parce que d’Arthenay faisait la cour à sa femme ! N’était-il donc pas le maître, et ne pouvait-il pas dire tout net à sa femme, comme je dirais à la mienne, si semblable idée me trottait dans la tête : « Ma Minette, monsieur que voilà est fort aimable, j’en conviens (et en disant cela Menival prenait la main de M. d’Aulerive) ; mais comme il passe dans le monde pour vouloir être votre amant, je vous prie de me permettre de le mettre poliment à la porte. » Et Menival conduisait Charles vers la porte, et l’étonnement de ce dernier égalait celui des gens qui regardaient cette petite scène sans savoir où Menival en voulait venir. Mais lui, poursuivant son idée sans s’inquiéter de la figure que faisaient les spectateurs : « J’en suis fâché, continua-t-il, mon cher monsieur ; mais comme j’ai pris une femme pour moi seul, vous trouverez bon que je ne la partage point avec vous. » Cela dit, ajouta Menival en lâchant le bras de M. d’Aulerive et en revenant près de la cheminée, je reprendrais mes petites habitudes ; la dame n’ayant plus le galantin sous les yeux, l’oublierait bientôt, et je serais sûr de garder ma femme et ma raison.

— Voilà le vrai philosophe, dit le plus malin du salon.

— Ah mon Dieu ! que j’ai eu peur ! dit tout bas madame Menival à Charles.

— Moi, philosophe ! reprit Menival ; ma foi ! je n’en sais rien ; mais je suis content de la part que le ciel m’a donnée ; une femme fidèle, un ami dévoué, des enfants charmants, des camarades de plaisir qui rient toujours, de la santé, de la fortune. Avec tous ces biens-là, on a le droit de se croire heureux ; qu’en pensez-vous ?

Et chacun d’applaudir.

Ô bonheur ! si bien célébré par M. Necker, vous êtes le premier de tous !


XXI

DES CHIENS GÂTÉS


— Houap, houap, houap !

— Veux-tu te taire, Azor !

— Houap, houap, houap, houap, houap, houap !

— Allons, voilà Follette qui s’en mêle, à présent.

— Houap, houap !

— Monsieur, je vous demande mille pardons.

— Houap, houap, houap !

— Maudits chiens, voulez-vous bien vous aller coucher !

— Houap !

— Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

— Houap, houap, houap !

— Allons, taisez-vous, vilaines bêtes, vous voyez bien que monsieur n’est pas un voleur.

Ici les chiens s’apaisent, et le visiteur essaye de se faire entendre ; mais à peine sa voix étrangère a-t-elle frappé l’oreille d’Azor, qu’il aboie de nouveau, et Follette ne tarde pas à l’imiter.

— Encore ! dit M. Canophile ; je vais te mettre à la porte, je t’en avertis ! C’est qu’il sont d’une excellente guette ; Follette surtout : elle a en ce moment des petits, c’est ce qui la rend si méchante, car ordinairement elle est…

— Je venais, monsieur, pour avoir…

— Houap, houap houap, houap ! Hou… ap !

— Parlez toujours, monsieur ; j’ai l’habitude de les entendre ; cela ne m’empêche pas de distinguer fort bien ce qu’on me dit.

— Cela est possible…

— Houap !

— Monsieur ; mais moi…

— Houap !

— Je ne m’entends…

— Houap, houap !

— P… pas du tout.

— Attends-moi, scélérat ! maudit piaillard !… Allons, viens, et tais-toi. Les voilà tranquilles, continuez, monsieur ; quand Azor est sur mes genoux, il n’aboie jamais.

— N’ayant point l’honneur d’être connu de vous, monsieur, j’avais prié votre correspondant de Marseille de me…

— Pardon, monsieur ; Follette pleure : la pauvre mère veut aller voir ses enfants, c’est bien naturel ; je vais lui ouvrir la porte. Allons, va, ma petite ; eh bien, quand tu regarderas monsieur pendant une heure, veux-tu bien te décider…

Puis, revenant s’asseoir :

— C’est l’ami Delbrun qui me procure l’honneur de vous recevoir ; soyez le bienvenu, monsieur. Vous n’avez pas sans doute besoin de recommandation ; mais vous n’en pouviez choisir une meilleure près de moi.

— Il s’agit, monsieur, de la cargaison d’un bâtiment marchand que votre ami Delbrun doit…

— Eh bien, où vas-tu à présent ? dit M. Canophile à Azor. Ah ! je comprends… ; oui, tu grattes à la porte… Est-il intelligent !… Il m’a fallu le corriger souvent pour arriver à ce point de civilisation… Mais maintenant, vous voyez qu’il sait son affaire ; en vérité, il ne lui manque que la parole. Convenez qu’il y a bien des gens auxquels ces bêtes-là en remontreraient. Avez-vous des chiens, monsieur ?

— Non, monsieur ; et je me promets bien de n’en jamais avoir.

— Eh bien, vous avez tort ; car, sans injurier aucun de vos amis, je parie bien qu’il n’y en a pas un de comparable à cet ami-là.

En ce moment, M. Canophile se lève, ouvre la porte ; Azor s’en va, et Follette rentre en dépit de tout ce que fait son maître pour l’en empêcher.

— Allons, il n’y a pas moyen de la renvoyer, dit-il ; ces animaux-là sont attachés à l’excès, Follette surtout ; croiriez-vous bien, monsieur, que, lorsque je dîne dehors, elle ne mange pas ; c’est un fait ; elle se laisserait mourir de faim, si je ne rentrais point. Bonne petite !

— C’est fort bien ; mais je vous disais donc que le bâtiment qui doit mettre à la voile…

Ici, la voix un tant soit peu aigre du négociant recommence son effet sur Follette ; elle aboie de nouveau, et de nouveaux signes d’impatience démontrent assez à son maître combien elle importune.

— Attendez, dit-il ; j’ai là quelque chose qui va la mettre à la raison.

On croit que c’est une canne : point du tout, c’est un paquet de gimblettes dont Follette s’empare tout en grognant, et qu’elle va cacher sous le fauteuil du visiteur comme pour mieux surveiller ses démarches.

Ce voisinage d’un ennemi déclaré l’inquiète : il retire ses jambes.

— N’ayez pas peur, elle n’oserait vous mordre ; elle sait bien que je suis là, dit M. Canophile.

La conversation va reprendre ; mais Azor a senti à travers la porte le parfum des gimblettes, et il aboie de toutes ses forces pour en avoir sa part. Follette lui répond. On ne s’entend plus. On se décide à lui ouvrir la porte ; alors il s’engage un combat entre la mère affamée et le mari gourmand qui cause d’autant plus d’effroi au visiteur qu’il se passe dans ses jambes. Le pauvre homme, partagé entre la crainte d’offenser le maître de la maison, et celle de se sentir dévorer les mollets, ne sait plus un mot de ce qu’il dit ; il a même oublié ce qu’il venait dire.

M. Canophile, qui le voit se lever, fait de vains efforts pour le retenir.

— Restez donc, dit-il. À bas, goulu d’Azor ! Veux-tu bien la laisser manger ! Gredin, voleur ! attends-moi, je t’apprendrai à lui mordre l’oreille ! c’est que je ne badine pas, moi !

Et pendant que M. Canophile s’escrime en injures, en gestes et en menaces pour séparer les combattants, le négociant gagne la porte ; il est déjà dans son cabriolet.

— Il est parti !… Ma foi, tant pis pour lui ! dit Canophile ; puisqu’il est si impatient, je ne regrette point l’affaire qu’il allait sans doute me proposer. Je n’aime pas à traiter avec les gens qui détestent les chiens ; ils ont l’esprit et le cœur secs.

— Cet homme est aussi par trop ridicule avec ses chiens, disait le négociant en étant les poils dont son pantalon noir était parsemé. Conçoit-on une manie semblable ? Et l’on m’avait recommandé à lui comme à l’homme le plus capable et le plus obligeant ? Eh ! qui pourrait jamais rien en tirer à travers ses histoires de chiens et les aboiements de sa meute ?

En effet, M. Canophile est le meilleur, et surtout le plus généreux des hommes ; mais il a beaucoup vécu dans le monde, il en a longtemps subi les engouements inconstants, les faux amours, les froides amitiés ; et le besoin d’être aimé, cette infirmité des âmes nobles, dont l’amour-propre étouffe les plaintes sans y porter remède, le cœur du bon Canophile en était atteint au suprême degré.

Pour n’être point malheureux au milieu de tous les biens que donne la fortune, il lui fallait la certitude d’être attendu ou regretté ; l’idée que sa présence était un bienfait, sa souffrance une peine, sa propriété un dépôt défendu avec zèle. Toutes ces conditions, après avoir longtemps cherché, il ne les avait rencontrées, faut-il l’avouer, que dans son chien ; de là vint le crédit d’Azor sur le cœur de son maître, ces complaisances et cet empire dont tant de gens se moquaient.

La gentille Antoinette, la nièce de M. Canophile, était celle qui le tourmentait le plus sur ce qu’elle appelait ses chiens gâtés. Médisant d’eux à propos de tout, elle les dénonçait à chaque instant ; tantôt c’était sa robe blanche sur laquelle l’empreinte des deux pattes crottées trahissait l’empressement de Follette à l’accueillir ; tantôt c’était un des lapins qu’elle élevait, étranglé par Azor ; une guirlande de roses qui avait servi à leurs jeux, un soulier de satin blanc qu’ils s’étaient si bien disputé qu’il n’en restait plus que la semelle. À tous ces désastres, ces plaintes graves, l’oncle répondait par le don d’une somme plus que suffisante pour racheter dix lapins, deux guirlandes, et des souliers blancs pour vingt bals ; eh bien, l’ingrate n’en continuait pas moins ses épigrammes.

Une nuit pourtant que toute la maison était plongée dans un profond sommeil, Follette aboie avec fureur, Azor se précipite vers la porte qui donne dans un cabinet où se trouve la caisse de M. Canophile ; celui-ci s’éveille en sursaut, il sonne, on accourt, il entre dans le cabinet, la fenêtre en est toute grande ouverte, une échelle y est encore appuyée. Il jette aussitôt les yeux sur sa caisse ; la première serrure est forcée, et la seconde allait probablement céder, lorsque les voleurs, effrayés par les aboiements des chiens, ont pris la fuite. Quelques minutes de plus, et le bon Canophile était ruiné ; car sa caisse contenait une somme considérable déposée chez lui par un de ses confrères, et certainement il aurait vendu tous ses biens pour rendre le dépôt qu’on lui avait confié ; la railleuse Antoinette eût perdu sa dot et l’héritage qui lui est destiné. Que de richesses dues à deux pauvres chiens ! et que la jolie nièce a béni depuis le ridicule de son oncle !



XXII

LA VIEILLE DUPE


La voyez-vous penchée sur sa causeuse, près d’une table de Boule incrustée d’ivoire et d’ébène, couverte d’albums, de fleurs, et de toutes ces jolies inutilités qu’on pourrait appeler les reliques de la mode ? La voyez-vous ; elle attend que la porte de cet élégant salon s’ouvre pour le jeune héros du roman qui l’occupe en cet instant, ou pour la confidente indispensable des chagrins d’un amour faiblement partagé. Qu’il arrive ou qu’elle vienne, le temps n’en doit pas moins passer agréablement ; car, à cette époque de la vie, le plaisir de voir celui qu’on aime n’est guère plus vif que celui de s’en plaindre. Rentrer dans la jeunesse par l’élégie, c’est encore être au rang des heureuses victimes : madame de Freneuil le savait ; aussi prenait-elle des airs langoureux et distraits, des attitudes d’Ariane, qui faisaient l’amusement de ses habitués.

Jouissant d’un bel embonpoint, et par conséquent très-fraîche pour son âge, sa mélancolie amoureuse contraste peut-être d’une manière comique avec sa tournure épaisse et ses joues rebondies ; mais elle parle tant et si bien du martyre d’un cœur mal compris, du malheur d’attacher sa vie aux ailes d’un papillon volage ; elle est si fastueusement émue quand le perfide arrive, si profondément abattue quand il se fait trop attendre, qu’on lui pardonne ses peines et ses joies romanesques en faveur du plaisir qu’on trouve à s’en moquer.

Comme elle est riche, elle est nécessairement adulée, écoutée, et toujours plainte au degré qu’elle exige par ceux à qui elle fait partager son bien-être et tous les agréments dus à sa grande fortune. Sa confidente a de droit sa place dans toutes les loges de madame de Freneuil ; le perfide paye la sienne par une courte apparition pendant le ballet ou pendant l’air de la prima donna. Il daigne être des parties de petits spectacles, car tous les ingrats aiment à rire ; et les grâces d’Odry dans un rôle d’élégant leur semblent une parodie amusante.

Quelle gloire de conserver ainsi près de soi, toute une soirée, l’élégant Polydore, le plus fat des sultans du jour ! Madame de Freneuil ne s’inquiète point de savoir s’il n’est pas dans la salle quelque jeune beauté gardée par un mari jaloux, si la lorgnette du charmant traître ne se dirige pas trop souvent d’un certain côté, si quelque jolie débutante ne fait pas pour lui tout l’intérêt de la pièce : il est là, elle le voit, elle l’entend rire ; on ne peut tant s’amuser que près de l’objet qu’on aime ; cet objet, c’est elle. Quelle source de jouissances infinies dans les faux calculs d’une franche dupe !

L’Italie nous cède-t-elle une de ses virtuoses dont le talent et la beauté tournent toutes les têtes, et particulièrement celle du jeune Polydore ? madame de Freneuil arrange un concert où la belle cantatrice sera entendue et fêtée, car c’est à qui la verra de près et pourra lui adresser le tribut de son admiration ; le projet de ce concert, auquel doivent concourir les plus grandes illustrations musicales, attire de toutes parts un nombre infini d’invitations, de cajoleries, de sollicitations à madame de Freneuil. Ceux qui rient le plus de ses ridicules sont les plus empressés à se faire inviter ; entre-t-elle dans un raout, il se forme aussitôt un cercle autour d’elle, on demande des nouvelles de sa santé avec l’accent du plus vif intérêt. Les femmes vantent le bon goût de sa toque chamarrée d’or, et veulent en avoir une pareille au prochain bal ; les hommes se disputent l’honneur de lui donner le bras pour parcourir les salons et la galerie de fleurs. Ils écoutent de la meilleure grâce ses grosses épigrammes sur la perfidie des hommes ; ils sourient à ses mauvais bons mots, et se consacrent si complétement à elle tant que le raout dure, qu’elle doit se croire l’objet d’une préférence exclusive. Tant de soins lui font craindre que Polydore ne soit jaloux. Elle lui fait signe de venir auprès d’elle ; mais Polydore, tout occupé de séduire l’esprit d’une jolie coquette, ne pense pas à madame de Freneuil ; loin d’être blessée de cette impolitesse ;

— C’est du dépit, se dit-elle ; il affecte de ne pas me voir, et je-suis sûre qu’il ne perd pas un seul de mes mouvements. Mais il se lassera de bouder ainsi, et je serai assez bonne pour lui ôter toute inquiétude. Ah ! que nous sommes faibles, nous autres pauvres femmes !

En effet, Polydore ayant obtenu le mot qu’il désirait, vint rejoindre madame de Freneuil : il avait une grâce à lui demander.

— Vous me trouverez peut-être bien présomptueux, dit-il, mais je viens presque de promettre à madame de Tourval une invitation pour votre concert ; ai-je eu tort ? ajouta-t-il en attachant ses yeux sur madame de Freneuil de la manière la plus tendre.

— Certainement vous avez eu tort, répondit-elle en minaudant, car j’ai déjà invité beaucoup plus de personnes que mes salons n’en peuvent tenir, et les refus que je viens de faire ne me permettent pas d’ajouter un seul nom à ma liste.

— Quoi ! pas même celui de madame de Tourval ? Si c’est ainsi, vous pouvez rayer le mien, car il me sera impossible de me montrer nulle part après avoir si ridiculement compté sur cette preuve de complaisance de votre part : on croira qu’il y a eu fatuité de la mienne à promettre plus que je ne pouvais obtenir de votre bonté, et je ne me sens pas le courage de braver tant d’humiliation.

— Allons, taisez-vous, reprit madame de Freneuil ; n’allez pas faire la mauvaise tête : venez demain matin chez moi, je vous remettrai un billet pour madame de Tourval, mais tâchez que personne n’en sache rien, car vous me brouilleriez avec la terre entière.

— Quand cela serait, dit le perfide avec un sourire coquet, croyez-vous que je m’en désolerais ?

Et il prit d’autorité le bras de madame de Freneuil, qui se laissa entraîner avec une soumission pleine de bonheur et de charme.

Il fallait voir sa fierté nonchalante en traversant la foule des invités, et le soin qu’elle prenait de s’arrêter à tous les gens de sa connaissance pour constater sa gloire ! car elle donnait le bras à l’idole de la mode ; elle s’appuyait sur lui de tout le poids de sa lourde personne, et ce laisser-aller prouvait assez l’intimité qui existait entre eux. Avec quelle complaisance elle s’informait des nouvelles de tout le monde ! comme elle multipliait les poses pour prolonger le plaisir d’être ainsi promenée ! Ces moments d’arrêt, où elle déployait si bien ses vieilles grâces et sa puissance, n’étaient pas tous perdus pour Polydore ; il trouvait toujours moyen de glisser quelques mots, de lancer une œillade aux jolies femmes qui passaient près d’eux. C’est ainsi qu’en entendant parler derrière lui madame de Tourval, il se pencha pour lui dire à l’oreille : « Vous l’aurez. » Elle comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un billet d’invitation arraché à madame de Freneuil, et le sourire le plus reconnaissant répondit à cet avis furtif ; les yeux de Polydore en rayonnèrent de joie, et la vieille madame de Freneuil prit cet air joyeux pour l’effet de ses bontés, et de la satisfaction d’amour-propre qu’éprouve tout jeune homme qui peut se dire :

— Cette femme va donner une fête, et j’en serai le héros.

Il y avait peut-être un peu de ce sentiment-là dans ce qu’éprouvait Polydore ; les cœurs des fashionables sont sujets à ces sortes de petitesses.

Décorateurs, tapissiers, symphonistes, glaciers, fleuristes, cuisiniers, tout fut mis à contribution pour cette soirée, moitié concert et moitié bal, où le beau talent de l’Italienne et les grâces de la jolie Française devaient également enivrer d’amour ce charmant monstre de Polydore.

      Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir,

Polydore est heureux ; madame de Freneuil est la cause première de son bonheur : en faut-il davantage pour un âme noble et dupe ?

Ainsi se passe la première vieillesse de cette femme ridicule ; la seconde n’est pas moins douce, car sa fortune lui conserve toutes les illusions qui aident à mourir : enfants, parents, faux amis, tout lui reste, tous s’empressent autour d’elle. On la soigne, on la caresse ; elle ne connaîtra jamais l’affreux abandon où l’on peut laisser la mère de qui l’on n’attend plus de soins, car elle est infirme ; plus d’héritage, car elle est ruinée ; elle ne finira pas sa vie seule, livrée à la pitié de quelque domestique, regrettant de n’avoir pas succombé plus tôt, et de ne pouvoir emporter dans sa tombe l’espoir de quelques larmes pour prix de ce dévouement passionné, bonheur et supplice d’une mère.

L’ingratitude ne lui apparaîtra jamais dans toute sa laideur ; avec cette dureté naïve qui semble dire : De quoi vous plaignez-vous ? n’êtes-vous pas maintenant inutile ?

Exempte de ces douleurs de l’âme, la vieille dupe s’endort dans l’enchantement de ses illusions. Tout ce qu’elle a cru voir a existé pour elle. Le flatteur était un ami ; le moqueur, un adorateur passionné ; l’héritier cupide, un parent désintéressé ; la confidente pensionnée, une sœur tendre et dévouée ; et cette foule de convives fidèles à son cuisinier, autant d’amateurs d’esprit, de bon goût, que le charme de sa conversation réunissait chaque jour. Sa dernière pensée est encore une duperie ; elle jouit en mourant des regrets qu’elle croit laisser ; elle se transporte au delà de la vie, et voit ses enfants, ses neveux, suivre à pas lents son cercueil en l’arrosant de larmes ; elle entend son éloge funèbre sortir de toutes les bouches ; elle a pitié du désespoir des malheureux qui lui survivent. Ah ! si la réalité se montrait tout à coup à ses yeux presque éteints ; si elle pouvait se traîner dans la chambre voisine, où ses héritiers, impatients de voir finir son agonie, marchandent son convoi, et contraignent son homme de confiance à leur remettre les clefs de son secrétaire pour y chercher ou soustraire un testament ! mais le ciel ne veut pas qu’un moment la triste vérité porte son fatal flambeau sur cette vie. Ce long prestige doit durer autant qu’elle pour l’édification des dupes et le désespoir des insensés qui mettent leurs soins, leur esprit, leur amour-propre, à n’être point trompés !



XXIII

LE SOMNAMBULISTE


C’était dans le temps où Talma faisait la gloire du Théâtre-Français, où M. Soumet écrivait pour lui le beau rôle d’Oreste, où l’on assiégeait dès six heures les portes de la salle pour l’admirer dans Sylla ; où le chantre des Messéniennes lui préparait un triomphe nouveau dans l’École des Vieillards ; où le spirituel auteur du Folliculaire rêvait pour lui le rôle de Charles VI, ce rôle qui devait révéler toute la puissance d’un talent inimitable, où, noble dans la misère, juste dans la démence, Charles VI arracherait des larmes.

Hélas ! serait-il donc vrai que la perfection, dans quelque genre que soit, fût interdite aux hommes, et qu’y arriver, c’est mourir ?

— Ne viendrez-vous pas demain soir prendre le thé avec nous ? dis-je à M. G… en le rencontrant aux Champs-Élysées ; nous aurons quelques-uns de ces amis que vous aimez tant. Le bon Pichald nous dira un acte de son Léonidas : on assure qu’il y a de beaux vers. Il m’a prié de les faire entendre à Talma, et ce sera amusant de voir agir le génie du poëte sur celui de l’acteur. Soumet viendra aussi ; il doit nous présenter un nouvel enfant des muses, qu’il appelle tout simplement l’Enfant sublime. À l’en croire, il fait déjà des odes divines ; et cette opinion-là, soutenue par l’auteur de tant de vers admirables, doit inspirer de la confiance.

— C’est du jeune V… H… dont vous parlez sans doute, répondit M. G… ; je le connais beaucoup, et je crois aux prédictions de Soumet sur ce jeune talent : en fait de poésie, on peut le regarder comme un oracle.

— Ainsi vous viendrez, n’est ce pas ? Nous aurons une soirée bien littéraire, bien ridicule : chacun de nous y dira quelque chose, pour que la complicité empêche la trahison ; le toujours spirituel Émile Deschamps, l’aimable Alfred de Vigny, le poétique auteur du Parricide, le gracieux troubadour, Jules de Résséguier, le dramatique Ancelot, l’ami le plus dévoué des talents qu’il admire ; enfin tous se comprometteront par un hémistiche au moins ; et pour compléter le ridicule de la soirée, je vous promets une élégie faite et dite par une jeune fille de quatorze ans. Voilà de quoi faire fuir une armée de gens du monde, mais l’auteur des Machabées n’en sera point effrayé.

— Non vraiment, reprit M. G…, et vous me voyez très-malheureux de ne pouvoir jouir du charmant ridicule de cette bonne réunion ; mais si vous saviez avec qui je dois passer ma soirée, vous trouveriez que je ne puis, sous aucun prétexte, me dispenser d’un tel honneur.

— Quel est donc ce grand personnage ?

— Le plus grand de tous, sans contredit ; mais si grand, que je vous défie de le deviner si grand.

— Est-ce qu’il y a réception à la cour ? est-ce avec le roi que vous…

— Sans manquer de respect à aucun roi du monde, celui que je dois voir a bien une autre puissance, vraiment !

— À moins que ce soit Dieu le Père, je ne connais personne qui puisse donner l’idée de…

— Vous approchez, interrompit en souriant M. G… ; un pas de moins, et vous y êtes.

— Quoi ! c’est avec Notre-Seigneur Jésus-Christ que vous passez la soirée ?

— Ni plus, ni moins.

— Ah ! je comprends, dis-je alors en souriant ; vous avez promis à quelque jolie dévote de la conduire au sermon de l’abbé de L. M.

— Si ce n’était que cela, je trouverais bien moyen de remettre la partie à un autre soir : un sermon se retrouve toujours. Mais l’apparition du vrai Dieu n’est pas chose ordinaire ; et si l’on manquait volontairement un tel miracle, il y aurait de quoi se donner au diable : convenez-en.

— Quelle profanation ! m’écriai-je ; comment vous, dont les sentiments religieux ont si souvent et si heureusement inspiré la poésie, vous pourriez vous prêter à une semblable jonglerie !

— Que voulez-vous, j’ai dans l’âme une crédulité stupide, que tous les doutes de mon esprit ne peuvent combattre. D’ailleurs, il y a dans la nature tant de choses que je ne comprends pas, qu’une de plus ne m’étonne guère. Nous avons tous deux pour ami un savant spirituel (ce qui n’est pas commun), un homme que l’étude de l’anatomie n’a pas fait tourner au matérialisme, et que les conjectures de la métaphysique n’ont pas rendu fou. Eh bien, cet homme, qui n’est ni sot, ni charlatan, croit au somnambulisme ; il en raconte des effets à renverser d’étonnement ; des maladies occultes devenues visibles à l’œil fermé d’une jeune fille ou d’un jeune homme, des remèdes souverains indiqués en rêvant, des oracles rendus par l’ignorance et accomplis par le temps ; enfin, une série de miracles plus étourdissants l’un que l’autre. Cela me séduit, moi.

— Je le crois bien, vraiment, et rien qu’en vous en entendant parler je me sens à moitié convaincu ; il ne me faudrait plus qu’un exemple frappant pour achever de m’éclairer ou de me rendre imbécile ; et si je pouvais assister à votre soirée miraculeuse !…

— Rien n’est si facile ; elle se passe chez un de vos amis : il ne vous y a pas invité, parce qu’il a craint votre scepticisme moqueur. Prenez-y garde, au moins ; vous êtes capable de rire au moment le plus solennel, et ce serait d’un exemple abominable.

— Et peut-être contagieux, ajoutai-je ; mais soyez tranquille, je vous promets, à défaut de crédulité, tout le sérieux dont je suis capable.

Nous convînmes de remettre ma soirée au jour suivant ; je reçus une invitation de M. D… pour être témoin du prodige annoncé par la bouche du prophète endormi, et je fus exact à me rendre chez lui à l’heure indiquée.



XXIV


Je restai assez longtemps avant de parvenir à la porte de M. D… Une file de fiacres en obstruait l’entrée : c’était le cortége de l’enfant somnambule ; il se composait du savant démonstrateur, protecteur, adorateur et endormeur du jeune inspiré, d’une douzaine, d’apôtres qui devaient constater le miracle, et d’autant de néophytes déjà convertis à la nouvelle croyance.

Quand tout cela fut déballé un à un de son fiacre, je franchis la porte, et montai l’escalier le plus vite possible pour jouir de l’effet de leur arrivée. Il y avait un grand recueillement dans la troupe, et j’eus regret de le voir troubler grossièrement par la réclamation d’un des cochers de fiacre, qui prétendait n’avoir pas reçu le prix de sa course. On eut quelque peine à l’apaiser ; l’apôtre, qu’il avait transporté de l’Estrapade à la rue Saint-Florentin, ne voulait rien donner pour boire ; le cocher le poursuivait avec ses gros sabots, et menaçait d’entrer avec lui dans le salon. Mais l’endormeur, voulant éviter une scène si peu digne du rôle d’un apôtre, tira une petite pièce de sa poche, et se débarrassa ainsi d’importunités qui commençaient à tourner en injures. « Les voilà, les voilà ! » s’écrièrent à la fois plusieurs personnes rangées en cercle autour d’un grand salon, dont le centre était occupé par un canapé pouvant servir de lit improvisé.

Tous les yeux se portèrent d’abord sur le sujet ; c’est le nom que ces messieurs donnaient au somnambule.

Il paraissait avoir quinze ans au plus : sa figure, ni jolie ni laide, était pâle et commune, il y avait dans son regard plus de finesse que d’inspiration. Les gens qui l’accompagnaient avaient les manières simples et calmes des comparses de tragédie, qui voient s’accomplir chaque soir sous leurs yeux les événements les plus extraordinaires sans en être émus, tant ils sont dans le secret des moyens employés pour étonner et charmer le public.

Les femmes qui se trouvaient parmi les sectateurs du somnambulisme étaient beaucoup plus remarquables, par leurs chapeaux à plumes mangées aux vers, leurs robes de satin passées, leurs gros souliers et leurs gants sales. Elles étaient, de plus, dans une agitation continuelle, faisant des soupirs mystiques, levant au plafond de petits yeux cernés ; enfin, cherchant à exciter la foi par tous les moyens de séduction à leur portée.

Placé par le maître de la maison entre deux personnes de ma connaissance, je n’osais lever les yeux sur elles, dans la crainte de risquer mon sérieux, et je gardai comme tout le monde un profond silence.

J’avais bonne envie de monter mon imagination au niveau du miracle attendu ; je voulais me pénétrer des idées religieuses qui devaient nécessairement occuper l’esprit des croyants de l’assemblée, mais j’en cherchais en vain l’expression sur leurs visages. Pas un ne semblait méditer sur le grand œuvre qui allait s’accomplir ; les femmes dont je viens de parler exceptées, chacun s’examinait mutuellement avec défiance et curiosité.

Après quelques moments de conversation entre M. D… et l’endormeur, celui-ci procéda tout haut à un interrogatoire entre son sujet et lui, dans lequel le jeune somnambule jura par Notre-Seigneur n’avoir commis aucun péché depuis deux jours, ni en actions ni en pensée.

— En êtes-vous bien certain ? lui demanda son maître. Ne vous est-il point échappé quelques-unes de ces paroles qui suffisent pour altérer l’état de pureté et d’innocence nécessaire à l’accomplissement de vos vœux ? Cherchez bien dans votre mémoire ; car vous savez que les secrets du ciel ne se dévoilent pas à l’impie !

Le jeune homme ayant répondu à cette question solennelle d’une manière satisfaisante, l’endormeur le fit asseoir sur le canapé, puis levant les mains sur sa poitrine, il le magnétisa si bien, qu’en moins de cinq minutes, on vit la tête du sujet se pencher mollement sur les coussins du canapé, et ses bras s’allonger, dans l’attitude d’une personne surprise par un profond sommeil.

Lorsque l’état de somnambulisme fut bien constaté à l’œil exercé du professeur, il demanda s’il y avait parmi nous une personne souffrante qui désirât connaître la cause de son mal, et les moyens de le guérir.

Les plus malades hésitèrent à répondre, tant la crainte d’être mystifié devant témoins l’emporte chez nous sur les intérêts les plus vifs. Un jeune incrédule fut le premier à s’offrir comme victime d’insomnies fréquentes.

La légèreté de son ton, le sourire qu’il dissimulait fort mal, parurent d’abord causer une sorte d’indignation à M. C…, c’est le nom de l’endormeur ; mais loin d’y céder, il prit un air de pitié dédaigneuse, et engagea cet étourdi d’Alfred à se mettre en rapport avec le somnambule, en approchant son pied du sien.

Alors M. C… questionna le sujet, qui s’obstina à ne point répondre.

— Son silence prouve qu’il ne voit rien, monsieur ; et que vos insomnies n’ont point une maladie pour cause, dit alors le savant.

Et le pauvre Alfred vint se rasseoir tout confus du peu de succès de sa plaisanterie.

— Monsieur ! monsieur ! s’écria en cet instant une voix émue qui me fit tressaillir ; est-il vrai que sur le simple contact d’une chose qui a été portée par la malade, le somnambule peut indiquer le remède qui doit la sauver ?

Je me retournai pour voir qui faisait cette question ; à l’anxiété peinte sur les traits d’une femme de près de quarante ans, à cette voix qui recelait des larmes, je devinai une pauvre mère.

C’était madame de R…, que le récit de plusieurs cures merveilleuses, attribuées au somnambulisme, avait engagée à venir à cette séance. Le besoin d’espérer rend crédule ; elle voyait chaque jour s’éteindre sous ses yeux sa fille, un de ces êtres angéliques que le ciel semble réclamer comme trop accomplis pour vivre sur la terre : quinze ans, tout ce que la beauté, la fortune, promettent d’heureux jours, enfin l’avenir le plus doux, ne pouvaient trouver grâce auprès d’une destinée malheureuse. Cette Nathalie si chère semblait condamnée à succomber à la maladie de langueur dont elle était atteinte depuis six mois. Les médecins, après avoir vainement tenté de la ranimer, étaient tombés d’accord de l’envoyer à Nice, dans ce riant hospice des incurables de tous les pays, où le plus beau soleil du monde éclaire chaque jour de nombreux convois, et c’était à la veille de son départ que madame de R… venait tenter un dernier effort en implorant les secours de la seconde vue.

Cependant elle n’avait jamais entendu parler qu’en plaisantant de cette faculté presque divine ; les personnes qui, sur sa prière, l’avaient fait inviter chez M. D… ne s’étaient point refusé le plaisir de rire du ridicule d’une semblable séance ; elles avaient même tenté de la détourner du projet d’y venir, en lui racontant une foule de jongleries dont elles accusaient à bon droit certaines somnambules très-éveillées de leur nature ; mais rien n’avait pu ébranler sa résolution.

Quand un pressentiment s’empare du cœur d’une mère, il y règne comme la voix de Dieu ; c’est lui qui la guide, l’accable ou la soutient. Qui pourrait dire que cet avis secret ne lui vient pas du ciel ? Ah ! s’il daigne accorder parfois un secours surnaturel, n’est-il donc pas dû à la douleur d’une mère ?

Sur la réponse affirmative que madame de R… reçut de l’endormeur, elle sortit d’un sac de taffetas noir une écharpe, en disant :

— C’est elle qui l’a brodée, je la lui ai fait porter toute la matinée ; croyez-vous, monsieur, que ce soit suffisant pour ?…

— Nous allons voir, madame ; donnez-moi cette écharpe, reprit M. C… du ton le plus naturel.

Et l’écharpe déposée par lui dans la main du somnambule, il le questionna sur l’état de la personne qui la portait habituellement.

Après un silence assez prolongé, le jeune endormi proféra quelques mots sur le danger où se trouvait la malade, puis il ajouta qu’on pouvait la sauver en lui faisant boire chaque matin une forte infusion de plusieurs simples, dont un médecin qui se trouvait là prit note.

— En voici une qui ne croît point en France, dit celui-ci à propos d’une plante dont j’ai oublié le nom ; il faudrait la faire venir de l’Inde ; et comme elle n’entre pas d’ordinaire dans la composition des médicaments, je doute qu’il s’en trouve chez nos pharmaciens.

— Où pourrait-on s’en procurer ? demanda M. C…, au somnambule, qui répondit lentement et d’une voix oppressée :

Dans le jardin… d’un particulier… retiré dans un château… près d’Orléans… il en a rapporté deux pieds… à son retour de Calcutta ; ils sont… à l’heure même… en fleurs… dans sa serre…

En finissant ces mots, l’endormi se retourna, et laissa tomber l’écharpe de ses mains.

La mère, qui avait traversé le salon pour mieux entendre l’arrêt du somnambule, s’empara vivement du papier sur lequel l’ordonnance venait d’être écrite ; et elle sortit sans saluer même le maître de la maison, qui courait après elle pour l’aider à descendre.

— La pauvre femme est déjà sur la route d’Orléans, pensai-je, et je ne me trompais pas.


XXV


Ce petit épisode terminé, on en revint au grand mystère. Mais, ô douleur !!! ô regret !!! L’apparition humaine, la vision céleste, tout manqua ; et cela par la faute de l’adolescent somnambule.

— Pour que ses évocations soient sans effet, nous répétait son maître, il faut qu’il ait péché hier ou aujourd’hui. Alors secouant avec colère le pauvre sujet, il le forçait à s’agenouiller pour se mettre en prière.

— La grâce peut lui revenir, disait-il pendant que l’autre marmottait son Credo. Mais la grâce ne revint pas, et M. C… s’en tira en nous ajournant au moment où il aurait pris toutes ses précautions pour maintenir son petit somnambule dans l’état sans lequel on ne pouvait arriver à l’extase propice aux évocations miraculeuses.

On devine l’effet de cette chute burlesque sur un cercle dont la moitié au moins se composait de goguenards intrépides que l’évidence du miracle annoncé aurait à peine convertis ; les quolibets, les épigrammes, volèrent de bouche en bouche ; peu importait qu’ils fussent entendus des apôtres. Ces pauvres élus n’étaient point encore remontés dans leurs fiacres qu’on les accablait déjà de plaisanteries qui auraient fait perdre patience à de plus saints qu’eux.

Je ris comme tout le monde du miracle avorté ; mais j’avais remarqué un changement étrange dans l’attitude, la voix, les inflexions, enfin dans toute la personne de l’endormeur, au moment où il me sembla qu’il passait du vrai au fantastique.

Je suis toujours de bonne foi avec moi-même, ce qui n’est pas commun à tout le monde ; et je m’étais senti vivement ému pendant la consultation de la mère pour sa fille mourante. J’avais vu briller l’espérance, la sincérité, dans les yeux, de M. C… pendant qu’il faisait l’épreuve de l’écharpe, et sa confiance visible dans l’intuition du somnambule avait passé dans mon esprit au point de ne me laisser aucun doute sur la vérité de l’oracle que j’écoutais en tremblant. Ma raison ignorante, mon expérience des choses ordinaires de la vie, combattaient bien un peu mon penchant à croire à un mystère si surprenant : mais le vrai est une puissance occulte qui agit sur nos sens en dépit de notre intelligence ; nous croyons avant de comprendre, et je me trouvais alors comme subjugué par un fait dont mon esprit ne se rendait pas compte.

Combien j’aurais désiré en ce moment de pouvoir suivre madame de R… à Orléans, non pour achever de me convaincre, car je ne doutais plus, mais pour avoir un moyen irrésistible d’amener à ma croyance les sceptiques entêtés qui nous entouraient.

Je fus tiré tout à coup de l’état d’exaltation où la foi et l’admiration me plongeaient, par je ne sais quelle phrase emphatique sortie de la bouche de l’endormeur, à propos de la vision promise : le ton qu’il mit en prononçant cette phrase me fit l’effet d’un son faux après une suite d’accords mélodieux ; il me réveilla en sursaut : je passai brusquement d’une rêverie mystique à l’observation froide des gens du monde, et je pensai que pour m’avoir précipité si vite des hautes régions sur cette terre de mensonge et d’iniquités, il fallait que le professeur en fût descendu lui-même.

Depuis cet instant, ses efforts et son éloquence n’atteignirent jamais à la persuasion ; c’était le clinquant qui succédait à l’or, le charlatan au philanthrope inspiré, et le bavard au savant fier d’une grande découverte.

Chacun ressentit un peu de ce que j’éprouvais ; l’incrédulité chancelante reprit son aplomb ; la scène avait changé, bien que les personnages fussent les mêmes, mais ils récitaient au lieu d’improviser, et le souvenir de Potier dans M. Faria triomphait de toutes les pensées graves qu’un moment avait fait naître.

Le lendemain, madame de R… revint d’Orléans avec la plante désignée par le somnambule ; elle l’avait trouvée, ainsi qu’il l’avait dit, chez un propriétaire des environs, qui l’avait rapportée de Calcutta. Cette première épreuve ayant affermi la confiance de la mère, on peut juger de son exactitude à faire suivre à sa jeune malade le traitement indiqué. Mais ce qu’on ne saurait ni deviner ni peindre, c’est la joie délirante qui s’empara d’elle les jours suivants en voyant les couleurs de la vie remplacer la pâleur effrayante qui couvrait depuis si longtemps le beau visage de sa chère Nathalie.

Je n’expliquerai point le mystère de cette cure, mais ceux qui l’ont vue ont le droit de croire à la puissance du somnambulisme.

— C’est dommage, me dit quelque temps après M. G…, que cette cure merveilleuse ait été accompagnée d’une jonglerie misérable.

— Que vous êtes dans l’erreur ! lui répondis-je ; sans cette jonglerie, ni vous ni moi ne nous serions dérangés de nos habitudes : il fallait quelque chose de bien absurde, et surtout de bien ridicule pour nous attirer à cette singulière séance ; et je n’en veux pas à M. C…, qui sait le vrai du somnambulisme, de l’accorder au grossier merveilleux qui séduit le vulgaire ; sans cela personne ne prendrait garde à lui ni aux effets miraculeux qu’on peut tirer de sa science. Allons, soyez de bonne foi, et convenez qu’il en est du somnambulisme comme de toutes les découvertes importantes, dont on ne peut faire adopter les bienfaits qu’à la faveur du ridicule qui s’attache d’abord à elles. N’en rit-on pas ? c’est qu’elles ne sont point dignes d’éclairer le monde.

Quand on a un grand intérêt à être vu, il faut attirer les regards par tous les moyens possibles.


XXVI

DU PLUS GRAND DE TOUS


Le comte Théophile de Rénange, jeune, spirituel, doué d’assez d’agréments pour plaire, était l’ami d’enfance, le parent d’Agenor de Lauréal. La différence des deux carrières qu’ils suivaient n’avait rien changé à leur inimité : l’un dans la diplomatie, l’autre officier de dragons, ils n’en demeuraient pas moins ensemble quand leur service à tous deux leur permettait d’habiter Paris. Toujours confidents, jamais rivaux l’un de l’autre, rien n’avait encore troublé la paix de leur amitié. On les invitait ensemble ; leurs qualités opposées étaient parfois le sujet de discussions flatteuses pour eux. Les unes préféraient l’audace, la sagacité d’Agenor, à la timidité gracieuse de Théophile ; d’autres mettaient l’expression mélancolique de celui-ci, ses manières distinguées, fort au-dessus de l’air insouciant et railleur de M. de Lauréal ; mais toutes s’accordaient sur le mérite et l’esprit des deux amis.

Ils venaient de se faire présenter chez madame de Vardennes, jeune veuve dont la beauté et la fortune étaient le point de mire où visaient toutes les adorations intéressées. Les plus distingués de ses prétendants ne s’avouaient pas l’influence de sa position dans le monde sur leur sentiment ; mais elle ajoutait à leur insu tous les vœux de l’ambition aux désirs de l’amour, et ils se sentaient également capables de nobles ou de mauvaises actions pour réussir près de la belle madame de Vardennes.

Le premier sur lequel sa coquetterie s’exerça fut Agenor. Il rendait par sa légèreté les agaceries faciles ; sa gaieté permettait d’écouter ses aveux comme autant de flatteuses plaisanteries qui n’obligeaient à aucune réponse sérieuse, et s’en laisser aimer semblait un plaisir sans danger.

Il n’en était pas de même pour Théophile : elle le traitait beaucoup plus sévèrement, lui adressait rarement la parole, et détournait les yeux chaque fois qu’il fixait les siens sur elle ; cependant, elle ne manquait jamais à le mettre de toutes les parties où elle faisait inviter son ami, et paraissait attacher en toute occasion un grand prix à son suffrage.

Agenor, dont le bon cœur et la présomption naturelle n’avaient jamais redouté les succès de Théophile, s’étonna de l’espèce de froideur établie sans motif entre son ami et madame de Vardennes ; quelque chose l’avertit qu’il devait en être jaloux, et dès lors il résolut de se mettre en garde contre le malheur d’une rivalité semblable : quand il y va de la perte d’une maîtresse ou d’un ami, et quelquefois des deux, les moyens extrêmes sont permis.

Après avoir longuement réfléchi sur le meilleur parti à prendre dans cette conjoncture, Agenor s’arrêta au plus étrange.

Calomnier son ami auprès de madame de Vardennes, le faire passer pour avare, hypocrite ou jaloux à l’excès, c’était une méchanceté indigne du caractère d’Agenor ; nier les agréments de Théophile, montrer ses qualités sous un jour défavorable, c’eût été plus mal encore : comment donc faire pour le perdre dans l’imagination d’une femme sans lui enlever l’estime et l’affection dues à son aimable caractère ?

Ce moyen, Agenor le trouva.

Madame de Vardennes, au moment de son veuvage, s’était rapprochée de sa mère : madame d’Ermeuse l’accompagnait dans le monde, en attendant qu’elle lui choisît un autre mentor ; car elle espérait bien jouer un jour avec ses petits-fils, et comptait sur les regrets qu’éprouvait madame de Vardennes de n’avoir point eu d’enfants de son mariage, pour lui en voir bientôt contracter un second.

Elle avait raison, ce regret pouvait seul déterminer sa fille à sacrifier son indépendance. Si l’on était longtemps jeune et jolie, pensait madame de Vardennes, si l’on pouvait conserver toute sa vie les soins tendres d’une mère, le sort d’une veuve serait le plus enviable ; mais arriver seule à la fin de sa carrière sans savoir à qui dévouer ses affections, sa fortune ; être livrée au tourment de choisir entre des héritiers avides ou des amis ingrats, c’est un sort misérable : oui, plus misérable que celui de la mère pauvre qui travaille pour nourrir ses enfants, ou qui vit du fruit de leurs travaux.

L’esprit encore soumis à ces réflexions, lorsque madame de Vardennes se voyait entourée d’adorateurs, elle cherchait celui dont le caractère noble et l’esprit distingué devaient le mieux accomplir le bonheur d’une femme, et elle revenait chaque jour moins décidée à faire un choix.

Rien n’échappe à l’œil de celui qui aime : Agenor ne tarda pas à s’apercevoir des combats que se livraient la sensibilité de madame de Vardennes et son amour pour la liberté ; il pensa avec raison qu’un sentiment exclusif pourrait seul triompher de son incertitude, et qu’il fallait avant tout éloigner de chez elle l’essaim de papillons dont les couleurs variées et les bourdonnements flatteurs la maintenaient dans un vague amusant.

Il parla au nom d’une jalousie frénétique, dont elle rit d’abord ; puis elle trouva que ces ridicules dandy, ces pédants frivoles, ne valaient pas la peine qu’ils causaient à leur rival, et sans l’autoriser à leur donner un congé compromettant, elle le laissa si adroitement mener la chose, qu’à force de désertions inaperçues, il aurait fini par se trouver en tête-à-tête avec elle, si la présence de Théophile n’y avait mis obstacle.

Théophile savait trop bien vivre pour accepter le rôle d’importun, et il fallait toutes les instances que lui faisait chaque jour madame de Vardennes pour l’engager à revenir chez elle ; sans cela ; il se serait discrètement éloigné ; mais il lui semblait que, malgré l’espèce de contrainte qui régnait entre elle et lui, sa présence n’était à charge qu’à son ami.

Il est vrai que M. de Lauréal dissimulait bien mal son impatience d’être écouté ou regardé lorsqu’il avait à se plaindre d’un refus ou à remercier d’une espérance.

Dans tous les combats difficiles on cherche à se faire un parti ; Agenor pensa à mettre du sien madame d’Ermeuse, non pas en employant les moyens vulgaires qui réussissent près du commun des vieilles femmes : celle-là se serait moquée de lui, s’il avait eu la sottise de lui adresser de ces flatteries insultantes sur la conservation miraculeuse de sa beauté, sur le bonheur qu’on pourrait trouver encore à lui faire la cour, et cent fadaises de ce genre qu’on voit tous les jours accueillies par de vieilles femmes parées, qui font minauder leurs rides. L’esprit de madame d’Ermeuse ne se serait point laissé prendre à cet antique piége ; mais il en était un autre où l’on était toujours sûr de la prendre. C’était l’intérêt de sa fille : avait-on l’air de l’admirer, de l’aimer, elle était déjà à moitié gagnée ; et s’il s’offrait quelque occasion de prouver le moindre dévouement pour madame de Vardennes, elle était entièrement acquise.

Sa raison, ses goûts distingués, la portaient à préférer les manières de Théophile à celles d’Agenor ; et si le premier avait montré les mêmes sentiments qu’affichait l’autre, nul doute que sa protection ne fût tombée sur lui ; mais il gardait le silence, tandis qu’Agenor lui confiait son amour en termes passionnés, et lui parlait pendant des heures entières de la félicité parfaite réservée à l’homme assez favorisé du ciel pour être chargé du bonheur de madame de Vardennes en ce monde.

Dans une de ces conversations qui charmaient toujours plus l’amour maternel de madame d’Ermeuse, elle demanda à M. de Lauréal quelle était la cause de cette mélancolie dont la gaieté même de Théophile était empreinte.

Personne ne connaissait mieux que lui la raison de cette profonde mélancolie, née du jour où tous deux avaient vu pour la première fois madame de Vardennes ; mais il est une sorte de générosité par trop héroïque pour les âmes légères, et loin d’avouer à madame d’Ermeuse le sentiment dont il croyait son ami attristé, il lui vint à l’idée de donner à cette tristesse une tout autre cause.

— C’était, dit-il, un état habituel pour Théophile, une mélancolie fondée sur un de ces malheurs que l’on ne confie à personne. Il accompagna cette singulière confidence de tout ce que la pitié la plus tendre peut inspirer d’éloges, de protestations d’amitié sur le compte d’un homme qu’on ne craint pas. Et lorsqu’il se fut bien convaincu de l’effet de sa confidence traîtresse, il en demanda le secret envers tout le monde, et particulièrement envers madame de Vardennes ; c’était demander l’impossible, du moins il l’espérait.


XXVII


À dater de ce jour, il se fit un changement remarquable dans les manières de madame de Vardennes avec Théophile ; sa froideur se changea en cordialité, sa contrainte en épanchements ; elle établit entre elle et lui une sorte de fraternité dont il s’affligeait et se félicitait à la fois. Souvent il se questionnait sur ce qui lui valait tant et si peu. Il ne pouvait l’expliquer qu’en supposant à madame de Vardennes plus d’amour qu’elle ne semblait en avoir pour Agenor.

Une autre remarque l’affermit dans cette idée : la mauvaise humeur, la jalousie d’Agenor, avaient fait place à la confiance et à une gaieté qui, sans être positivement offensante, avaient un air d’ironie dont M. de Renange se sentait blessé au fond du cœur. Il ne l’était pas moins de l’empressement que mettait madame d’Ermeuse à lui confier sa fille, soit pour aller au spectacle, soit pour les conduire toutes deux dans le monde ; enfin, c’était à qui le traiterait le mieux comme un homme sans conséquence.

Pendant ce temps Agenor faisait des progrès rapides ; sa fatuité ne les laissa point ignorer, et madame de Vardennes fut bientôt placée dans la nécessité de le prendre pour amant ou pour mari ; la sagesse qui l’avait dirigée jusqu’alors ne rendait pas son choix incertain, et le jour du contrat fut fixé.

L’amitié et la philosophie de Théophile succombèrent en cette occasion ; il s’avoua ses regrets, et la crainte de les trahir lui fit prendre le parti de s’éloigner pendant une année de Paris. Plusieurs missions lui étaient proposées, il accepta celle qui le forçait à partir sans délai, et cela pour n’être point témoin du mariage de son ami.

Malgré les lettres les plus tendres adressées par les nouveaux époux, tout le temps que dura cette absence, Théophile conserva un ressentiment d’autant plus vif contre Agenor qu’il se le reprochait comme une injustice. Un soupçon ridicule, dont il s’accusait en riant, revenait sans cesse à sa pensée, et il s’étonnait de tout ce que ce soupçon faisait naître en lui de désir de vengeance.

Dès que la pensée est sur la trace d’un fait, elle évoque les moindres souvenirs, tout lui sert d’indices, et l’on sait qu’il échappe peu de coupables à cette police du cœur.

À peine de retour auprès d’Agenor et de sa nouvelle famille, Théophile sut à quoi s’en tenir sur l’ingénieux moyen dont son ami s’était servi pour annuler toutes ses prétentions auprès de madame de Vardennes. Un mot de madame d’Ermeuse avait suffi à cette découverte. Les vieilles gens ont parfois des précautions indiscrètes, des égards humiliants. Le silence réclamé par madame d’Ermeuse sur une histoire dont tout le monde riait, ses regards dirigés du côté de Théophile comme pour demander grâce pour lui, confirmèrent tous ses doutes sur l’obligation qu’il avait à son ami.

Un sot s’en fût révolté ouvertement, aurait demandé vengeance bien haut, et n’aurait pas manqué de commettre cent extravagances pour se laver aux yeux du monde du plus malheureux des ridicules. Mais Théophile n’était pas homme à tomber dans ce tort ; son esprit juste et fin fut aussitôt frappé des profits qu’on pouvait retirer de ce ridicule ; il eût regretté d’avoir rien fait pour l’acquérir ; mais, puisqu’il le devait à la générosité d’un ami, il l’accepta avec reconnaissance, sauf à réclamer plus tard.

À la faveur de cette sage condescendance, Théophile s’établit dans la maison d’Agenor comme un ami sans conséquence. Il vit avec plaisir la sécurité qu’il inspirait à madame de Lauréal, passer à toutes les jeunes prudes de sa société. Improvisait-on un bal au piano, les plus jolies se disputaient à qui danserait avec lui. À la promenade, la moins hardie venait prendre son bras. Aux petits jeux innocents, il était de toutes les pénitences où l’on s’embrasse, et les maris, loin d’en témoigner de l’humeur, en riaient de ce bon rire conjugal qui cause tant de plaisir aux amants.

La crainte de perdre les avantages de sa position l’empêchait souvent d’en profiter ; il ne s’adressait guère qu’aux femmes aussi intéressées que lui à garder son secret, car il voulait surtout parvenir à la seule qu’il aimait. La moindre indiscrétion qui l’eût réhabilité l’aurait perdu sans retour. Amour, plaisir, vengeance, tout s’évanouissait avec son ridicule.

Que de raisons pour le choyer ! et qu’il trouvait de force contre les moqueries peu décentes de certaines personnes, dans l’abandon mystérieux du petit nombre de femmes qui tiennent à leur réputation ! Comme il suivait exactement la route qu’on lui avait tracée, qu’il se donnait bien tous les airs du grade qu’on lui avait conféré ! Il n’en oublia qu’un seul, il ne parlait jamais de ses prétendues conquêtes. Cette omission dans les habitudes des héros du genre aurait suffi pour le trahir ; s’il s’était trouvé dans les salons où il allait le plus souvent en observateur exercé. Mais madame de Lauréal, ne pouvant soupçonner cette double ruse ; croyait Théophile l’homme le moins dangereux du monde : c’était l’important.

Dire comment il s’y prit pour la ramener du dédain à la crainte, de la pitié à l’amour, et tout cela pendant qu’Agenor était avec son général en inspection, ce serait trop difficile et trop peu discret ; sans doute, il fallut bien des soins pour se faire écouter, des tournures bien ingénieuses pour se faire comprendre, et toute la pureté d’un esprit supérieur pour traiter un sujet si délicat. Enfin, Théophile parvint à exciter l’indignation de madame de Lauréal contre la calomnie dont elle avait été dupe et peut-être victime. Mais s’il s’était donné beaucoup de peine pour arriver là, il s’en donna bien davantage pour l’empêcher de rien tenter, même sans danger de se compromettre, contre son cher ridicule ;

« Songez, dit-il, à ce que je lui dois ! »



XXVIII


L’hypocrite ne disait pas tout ce qu’il attendait encore de ce ridicule.

Quel bonheur inouï pour une femme qui redoute les malins propos, l’examen critique de sa conduite, de pouvoir passer la plus grande partie de son temps avec celui qu’elle aime, sans que mère, époux, rivaux, commères ou bavards aient l’idée d’en médire ! Chaque matin, on voyait caracoler auprès de la calèche de madame de Lauréal un beau cheval-anglais, dompté avec adresse par un jeune cavalier qui s’éloignait modestement lorsqu’une troupe d’élégants venaient folâtrer près d’elle. On lui savait gré de cette condescendance, on la regardait comme l’action d’un homme qui se rend justice ; et Théophile, le cœur plein du souvenir de la veille et d’un espoir non moins enivrant, laissait la stérile vanité de ses rivaux s’apitoyer sur lui. Comme il riait tout bas de leurs agitations, de leurs rodomontades ! comme il était heureux du bonheur dont ces pauvres agréables se donnaient l’apparence !

Théophile n’avait pas à craindre de voir cesser une duperie soutenue par tant d’amour-propre ; mais la conscience d’Agenor l’inquiétait. Malgré la promesse de madame de Lauréal, il redoutait l’effet de ce mépris invincible qu’on éprouve ordinairement pour ceux qui nous ont menti, et bien que le mensonge d’Agenor fût l’œuvre de l’amour, madame de Lauréal s’obstinait à lui donner pour motif un calcul d’intérêt qui le rendait moins excusable ; elle n’y pouvait penser sans dégoût, et la haine est plus facile à dissimuler que ce sentiment répulsif.

On perd son indulgence en devenant coupable. et Théophile prévoyait avec terreur ce qu’un reproche indirect, une sentence générale, dits avec amertume, pouvaient jeter de soupçons dans l’esprit d’Agenor.

Un autre aurait pensé que la vengeance d’un semblable tour était si naturelle, que personne n’oserait la blâmer, et qu’il pouvait affronter hardiment la colère d’un ami qui avait si bien mérité la sienne. Mais Théophile, vrai disciple d’Épicure, aimait le plaisir pour le plaisir, la vengeance pour la vengeance, et non pour la vaine gloire de s’en vanter.

Il traça donc à madame de Lauréal le plan de conduite qu’elle aurait à suivre avec son mari ; il lui indiqua plusieurs de ces petits prétextes dont les femmes savent faire de puissants motifs de refus. D’abord elle s’établit malade, non pas au point de s’emprisonner chez elle, mais assez pour autoriser une foule de caprices qui ne lui étaient pas habituels, et les soins journaliers d’un ami dont les assiduités n’avaient rien de suspect ; des dépits simulés, le ressentiment des infidélités qu’Agenor devait avoir commises pendant son séjour à l’armée, suffiraient pendant quelque temps pour repousser les tendresses d’Agenor, et l’avenir amènerait sans doute l’occasion de prolonger son châtiment.

Ainsi préparé au retour de son ami, Théophile le vit arriver sans témoigner d’humeur. Ce jour-là, madame de Lauréal était retenue au lit par une indisposition grave, et une toux sèche qui faisait trembler pour sa poitrine. Agenor en parut inquiet, et voulut réclamer sans délai tous les secours de la médecine ; mais madame de Lauréal déclara qu’elle avait pleine confiance en son médecin, et qu’elle ne lui ferait point l’injure d’en appeler d’autres. Il fallut céder à sa volonté, et la livrer au repos, dont le docteur avait composé son unique ordonnance.

Ces bons docteurs ! c’est surtout en pareille occurrence que leur tact est parfait, leur science admirable. Avec quel art bénévole ils savent interpréter la pâleur, l’oppression, qui suivent une nuit agitée ! Avec quelle autorité éclairée ils prescrivent la distraction qui permet les visites, la promenade qui permet les rendez-vous, et le séjour des eaux thermales qui permet tant de choses.

Le médecin de madame de Lauréal se contenta de prouver à son mari qu’elle était dans un état d’irritation que la moindre contrariété pouvait rendre funeste, et Agenor promit de se soumettre aveuglément aux caprices de sa femme.

Cette manière d’être dura bien quelques semaines, mais le souvenir des mêmes moyens employés par lui dans de certaines circonstances, éveilla la jalousie d’Agenor. Il examina plus attentivement les habitués du salon de madame de Lauréal : ils étaient en petit nombre ; la coquetterie seule sait maintenir une cour ; la femme la plus aimable voit bientôt fuir la sienne, dès qu’une préférence secrète la préoccupe : personne n’aime à chanter dans les chœurs pour faire valoir et soutenir la voix du héros qui fredonne.

L’examen ne fut pas long, et n’amena aucun éclaircissement. Cependant le cœur, le caractère, les manières même, tout était changé dans madame de Lauréal ; une langueur enchanteresse avait remplacé sa vivacité ordinaire ; les plaisirs du monde l’ennuyaient ; de la musique intime, des lectures choisies, faites par Théophile, composaient tous les plaisirs de ses soirées. Quand sa santé lui permettait de sortir, elle allait au Théâtre-Italien entendre l’air chanté par Rubini, et se faisait accompagner par Théophile, connaissant l’antipathie d’Agenor pour la musique italienne.

À la fin, importuné par une idée qu’il voulait chasser à tout prix, il se hasarda à dire quelques mots à madame d’Ermeuse sur la présence continuelle de Théophile auprès de sa femme, et sur l’effet qui en pouvait résulter dans le monde.

De grands éclats de rire accueillirent d’abord cette observation.

— Vous plaisantez, s’écria madame d’Ermeuse quand son accès de gaieté lui permit de parler. Le monde ! Et que voulez-vous qu’il dise d’une semblable intimité ? N’en connaît-il pas l’innocence ; et la réputation de ce pauvre Théophile n’est-elle pas établie de manière à déjouer tout projet de médisance ?

— Mais si cette réputation n’était pas méritée ? si…

— Quelle supposition folle ! Vous oubliez donc qui m’en a parlé le premier ?

— Je n’oublie rien, madame, reprit Agenor, rouge de honte et de colère… Mais il se peut… On a vu des exemples…

— Balivernes que tout cela, interrompit madame d’Ermeuse ; je suis vieille, j’ai vu bien des calomnies, des mensonges accueillis dans le monde, mais je n’en ai pas vu durer assez longtemps pour détruire ou asseoir une réputation. C’est là seulement où le vrai triomphe ; peut-être me citerez-vous une exception, mais elle prouvera la règle, et j’en suis fâchée pour ceux qui ont à se plaindre de leur réputation ; car je n’ai encore trouvé que cela de toujours vrai dans notre ère sociale.

Après cette déclaration, Agenor reconnut l’impossibilité de détruire la croyance que lui-même avait établie. Il regretta d’avoir eu le tort de s’exposer ainsi à la dérision de sa belle-mère, et, certain de n’être pas mieux écouté de sa femme, il garda le silence.

La seule personne qui fût dans le secret de sa torture en jouissait paisiblement : c’était à chaque instant quelque combat visible à l’œil de Théophile, que se livraient l’orgueil humilié, la jalousie, la colère et la conscience d’Agenor ; car il sentait qu’à la place de M. de Renange il se fût vengé comme lui, et l’on croit facilement au mal qu’on aurait voulu faire.

— Dieu me pardonne, disait le général G…, je crois qu’Agenor est jaloux de son ami ; il ne sait donc pas l’histoire de la petite Mariette, de la jolie débutante qui s’est ennuyée de la pension que lui payait Théophile, uniquement pour se donner l’air de lui appartenir. S’il veut se tranquilliser à jamais, qu’il aille voir Mariette ; elle est si furieuse d’avoir été traitée avec tant de dédain, qu’elle dit à ce sujet tout ce qui lui passe par la tête, et elle est fort amusante, je vous jure.

— Plus d’espoir ! pensa Agenor en apprenant ce que faisait Théophile pour consolider le bruit qu’il avait répandu sur son compte ; plus d’espoir ! il a découvert le mensonge, il spécule dessus ; il me joue à son tour, il m’assassine, et je ne puis crier. Ah ! maudit soit le jour qui m’inspira cette infernale ruse ; maudite soit la honte qui me retient, qui m’empêche de lui demander raison de mon injure ! Mais il n’y perdra rien, je saurai bien trouver un prétexte pour l’éloigner de chez moi. Je l’insulterai, je le chasserai s’il le faut ; mais il ne jouira pas longtemps des avantages qu’il me doit, et dussé-je faire l’aveu de mon…

À cette pensée, les projets de vengeance d’Agenor s’évanouissaient ; il reculait devant l’humiliation d’avouer sa perfidie envers un ami, et peut-être plus encore devant l’idée si cruelle pour son amour-propre de se reconnaître assez peu de moyens de plaire, enfin assez peu d’avantages sur ses rivaux pour avoir recours contre eux au mensonge.

Théophile n’attendait pas moins de l’orgueil d’Agenor ; et quand il l’eut suffisamment éprouvé, quand il le vit prêt à succomber à sa rage concentrée, à lui ravir enfin sa réputation d’infirme, il s’éloigna insensiblement de madame de Lauréal ; car, tout aimable qu’elle fût, il y tenait encore moins qu’à son ridicule.

Ah ! s’il nous était permis de raconter tout ce qu’il lui valut !


APHORISMES


Les grandes passions ne sont jamais ridicules, aussi conduisent-elles à la misère, au meurtre, à la démence, au suicide.


La haine et l’envie, ces deux monstres acharnés au mérite, aux talents, s’apaisent à la seule vue d’un ridicule.


Voulez-vous paraître étrange ? Faites le bien à votre goût, n’imitez personne.


Quoi de plus heureux que deux amants qui s’admirent, qui s’adorent tout haut ! eh bien, que sont-ils ?…


Le ridicule est l’enseigne du talent, le cachet du génie : Pascal avait peur du diable.

Racine craignait Pradon.

Molière était jaloux.

La Fontaine faisait rire de lui par ses inconcevables distractions.

Boileau, par ses infortunes comiques.

L’auteur de la Pucelle communiait à Genève.

J.-J. Rousseau s’habillait en Arménien.

Crébillon travaillait entouré de corbeaux ; c’était, disait-il, sa cabale.

Le grand despote Frédéric faisait de la philanthropie épistolaire.

Goëthe était superstitieux ; madame de Staël, si admirable à lire, se faisait peindre.

L’empereur Napoléon, ce géant de notre siècle, le maître de tant de peuples, était l’esclave de sa tabatière, et dansait la monaco.

Enfin, l’abbé Delille se laissait battre par sa femme.

Nous ne parlerons pas des ridicules de nos grands hommes vivants, mais ils sont là pour servir de preuves à l’appui de notre système sur la vaste puissance du ridicule.


OBSERVATIONS GÉNÉRALES




DES GENS ET DES CHOSES


QUI ONT TOUJOURS L’AVANTAGE D’ÊTRE RIDICULES



Un grand succès pour de petits vers.


L’incrédulité d’un ignorant.


Les réponses d’un sourd.


Les bravos d’un dormeur.


Les regrets d’un mari.


Les fatuités conjugales.


Les promesses exagérées.


La galanterie d’un médecin.


Les ressemblances d’enfants à leur père.


Une petite fille coiffée avec une guirlande de roses.


Un petit garçon en redingote à la propriétaire.


Une jeune fille avec une toque et des plumes.


Du petits diamants.


De gros bijoux d’or :


Des fleurs naturelles dans de faux cheveux.


Le luxe des parvenus.


Une livrée de fantaisie.


Un chasseur derrière la voiture d’une femme.


Une femme bien faite habillée en homme.


L’homme à la mode.


La femme qui n’y est plus.


Un amour malheureux à cinquante ans.


La fête donnée pour la convalescence d’un parent dont on hérite.


L’oraison funèbre d’un intrigant.


L’épitaphe servant d’annonce.


Les grands airs d’un petit châtelain.


La philanthropie d’un spéculateur.


La misanthropie d’un auteur passé de mode.


La fausse franchise d’un marin.


Les regards prémédités.


L’importance d’un coiffeur.


Le ton tranchant d’un jeune homme.


La colère d’un bègue.


Les projets d’un vieillard.


La faconde d’un avocat.


Le sommeil d’un juge.


Les superstitions d’un joueur.


La gaieté d’un gagnant.


Les coquetteries d’une jeune nourrice.


Les rigueurs d’une danseuse.


Les caresses d’un vieux mari.


La conversation d’un maître d’armes :


Les roulades d’une voix lourde.


La pochette d’un maître à danser.


Une femme qui joue du violon.


Un fou guéri.


Le consolateur d’un auteur tombé.


L’homme à la mode.


La femme qui n’y est plus.


Le conteur mal écouté.

Les empressés.


La réparation d’une bévue.


Un bon mot redemandé.


Une surprise qu’on attend.


Un verrou mal fermé.


Le cinquième d’une partie carrée


Une vieille nouvelle.


Une assemblée sans orateur.


Un ministère sans majorité.


Le premier numéro d’un journal vendu de la veille.


Un grenadier de la garde nationale en cabriolet découvert.


Un air bouffe chanté par une grosse basse-taille qui a peur.


Quatre femmes dans la même loge.


Le déjeuner d’un duel.


Les serments d’un dentiste.


Un berret à plumes dans un fiacre.


Des bas blancs crottés.


Une perruque rousse.


Un chapeau âgé de deux ans.


Un gros homme en tilbury.


Une grosse femme en camisole.


Un chien malade dans une couverture.


Une vieille fille.


Un mari jaloux.


Un mari complaisant.


Un galant commis voyageur.


Un cavalier qui va tomber.


Un oncle en colère qui éternue.


Un tableau de famille.


Un dîner sur l’herbe.


Une partie d’ânes.


Un homme auquel on fait la barbe.


Un joufflu qui joue de la flûte.


Un grand garçon qui apprend à danser.


Une jeune personne qui mange trop.


Deux Anglaises chez un pâtissier.


Des visiteurs qui se trompent d’étage.


Un notaire qui chante.


Un savant qui danse.


Un bouffon malade.


Un auteur qui s’humilie.


De faux mollets.


Un bas troué.


Une femme qui danse trop bien.


L’esprit dans les jeux innocents.


Les airs protecteurs.


Une petite colère.


Une grosse joie.


Une préférence trop visible.


Le récit des campagnes d’un garde national.


Les bâillements ravalés.


Les propos lestes d’un curé.


Le cocher d’un corbillard.


Un homme en corset.


Un élégant qui met du rouge.


Des cheveux teints.


Toutes les confidences corporelles.


Un mari trop grand.


Un mari mouche.


Un homme réputé connaisseur en quoi que ce soit.


Les airs dédaigneux des grandes demoiselles qui brûlent de se marier.


Les gens du monde à une fête de village.


La figure que fait un millionnaire au milieu d’artistes qui racontent leurs ruses pour tromper la misère.


Les premiers mots d’un héros de salon attendu avec impatience.


Les fausses indiscrétions d’un fat.


L’embarras d’une liaison.


Un baptême.


Toutes les reconnaissances.


Un sermon sur la moquerie.


Une partie de billard entre deux rivaux en amour.


Les phrases d’une femme de trente ans sur son vieil âge.


Les questions des gens qui craignent qu’on ne leur en fasse.


Les plaintes d’insomnie des gens qui dorment partout.


Les chuchotements des jeunes femmes entre elles.


Les conversations sur l’adultère.


La contenance des maris quand on parle de la physiologie du mariage.


Les élégies de salon sur la légèreté des hommes.


Lee premières phrases d’un premier tête-à-tête.


La prétention des femmes sans talents à passer pour la modeste violette.


Les sentences sur le danger de l’esprit.


Les oublis d’un menteur.


L’affectation des femmes à médire de leur amant.


L’admiration d’un envieux.


Les sourires d’un distrait.


La marche d’un danseur.


La mémoire d’un tailleur.


La pièce d’eau d’un marchand de vin.


Le grand pont chinois d’un petit jardin anglais.


Un déménagement.


Le départ d’une diligence bien pleine.


Une casquette.


Une longue prise de tabac.


Un baiser surpris avec des besicles.


Une visite de cérémonie.


Une niche manquée.


Un mensonge qui ne trompe personne.


Les discours des hommes sur la coquetterie des femmes, et la connaissance parfaite qu’ils ont de ces charmantes créatures.


Les compliments exagérés des femmes qui se détestent.


Le flatteur d’un millionnaire.


Le premier et le dernier bonnet d’une mode.


Les noms mythologiques des enfants chrétiens.


Les airs sensibles d’une grosse ménagère.


Les pensées détachées d’une femme misanthrope.


La tristesse des gros mangeurs.


Le conseil de discipline d’une garde bourgeoise.


Un chagrin bavard.


Un deuil trop élégant.


Une conversation qui se meurt.


L’entrée d’un ministre dans un bal.


Une femme laide qui s’évanouit.


Un plaisant susceptible.


Le premier arrivé à un rendez-vous.


Un fanfaron devant le danger.


Les présents d’un avare.


La noce d’une veuve.


La lecture d’une tragédie.


Une consultation de médecins.


Une réception académique.


Et plus que tout cela l’auteur de cet ouvrage.

FIN


TABLE

 1
III. 
 14
 36
 51
XIV 
 106
XVI. 
 134
 140
XVIII. 
 150
XIX 
 158
XX 
 167
 182
 190
 199
XXIV 
 204
XXV 
 213
XXVII 
 226
XXVIII 
 231
 241


FIN DE LA TABLE.


Imprimerie L. Toinon et Cie, à Saint-Germain.