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VI

LES DEUX MÈRES


— Nous dînons demain ensemble chez madame Derfeuil, n’est-ce pas ? disait le vieux général Saint-Étienne à son aide de camp ; j’en suis charmé : on dit qu’elle a le meilleur cuisinier de Paris, et puis son mari est un homme si doux, un si bon ami ! Je ne crois pas qu’il se soit jamais mis en colère de sa vie.

— Et c’est bien ce que je lui reproche, répondit le capitaine Alphonse B… ; s’il était un peu moins bon, l’on pourrait dîner chez lui avec plaisir ; mais il n’y a pas moyen.

— Comment, il n’y a pas moyen, dites-vous ? et vous m’avez quitté l’autre jour à six heures pour aller dîner chez madame Derfeuil ; vous paraissiez ravi de vous rendre à son invitation.

— Sans doute ; mais je ne savais pas alors à quelle fête je me préparais. Ah ! je jure bien qu’on ne m’y rattrapera plus.

— Cependant, madame Derfeuil est aimable et reçoit bonne compagnie.

— Je ne le nie point ; mais comme on ne peut avoir le plaisir de causer avec elle ni avec ses convives, l’esprit des gens qu’elle réunit est de nulle ressource.

— Qui donc empêche de s’en amuser ?

— Un troupeau d’enfants, plus insupportables les uns que les autres.

— Vous m’étonnez : on dit les siens charmants ?

— Charmants ! ils sont jolis, voilà tout, reprit le capitaine ; mais quant au charme de leur présence, vous m’en direz des nouvelles.

— Ils vous ont donc bien fait enrager ?

— Au point de me rendre féroce, moi, qui aime assez les enfants, et qui ne manque pas de patience.

— Mais ils doivent être encore trop jeunes pour dîner à table : ils vous ont du moins laissé tranquille pendant le repas ?

— Ah ! bien oui, tranquille ! On ne s’est occupé, pendant le premier service, que des deux aînés, admis à dîner avec leurs parents depuis qu’ils apprennent à lire. Comme ils ont une santé délicate, et qu’ils sont affamés par nature, ils demandent à manger de tout, et pleurent à chaque plat qu’on leur refuse : alors la mère gronde, et le père, ennuyé des cris qui vont en crescendo, et voulant la paix à tout prix, remplit l’assiette des enfants de manière à les faire crever d’indigestion. Il s’ensuit une querelle de ménage sur l’inconvénient bien reconnu de céder aux pleurs des enfants : les témoins sont requis de donner leur avis ; ce qui les embarrasse fort, car il faut nécessairement déplaire au père ou à la mère à propos de ces chiens d’enfants qu’on voudrait envoyer au diable.

» En qualité de nouvelle connaissance, j’étais placé, à ce fatal dîner, auprès de la maîtresse de la maison ; aussi ai-je reçu la confidence entière de toutes les malices d’Oscar et des bons mots de Cornélie. J’ai su qu’il fallait bien se garder de prendre l’un par les mêmes moyens que l’autre ; que c’étaient deux caractères diamétralement opposés, malgré la ressemblance qu’offrait à la première vue le visage de ces deux enfants :

» — La petite a plus de finesse, disait madame Derfeuil, mais Oscar est plus adroit : il monte déjà à cheval d’une manière étonnante, quel que soit le mouvement de la bascule ; il tire à l’arc, et cela comme un sauvage ; enfin, il touche à tout sans rien casser.

» Pendant que j’écoutais ces éloges avec un sourire imbécile, je sentais une petite pluie tomber goutte à goutte sur mes pieds, et je cherchais des yeux ce qui pouvait en être cause, lorsque j’aperçus une grande tache rouge sur la nappe à côté d’Oscar : c’était lui qui, en voulant prendre du sel, avait répandu son verre plein sur la table ; l’eau mêlée de vin coulait tranquillement par la fente d’une allonge. Sur l’observation que j’en fis, un domestique mit une serviette en quatre sur la tache. Je retirai mes jambes pour laisser passer l’averse, et le service se continua comme si de rien n’était.

» Après la gronderie obligée en pareille circonstance, il y eut un moment de calme : on en profita pour parler du nouveau ministère. M. de G…, qui arrivait de Saint-Cloud, commença le récit de ce qui s’était passé le matin au conseil ; chacun lui prêtait une grande attention, lorsqu’il s’éleva une querelle entre les deux enfants, à propos d’un petit pâté soustrait à Cornélie par Oscar, avec cette adresse qui faisait l’admiration de la famille. Le débat fut accompagné d’injures, de voies de fait, et madame Derfeuil s’épuisait en voulez-vous bien finir, sans obtenir la paix des combattants. Enfin, un domestique prit sur lui de remplacer le petit pâté volé par un autre, et M. de G… put reprendre la parole. Mais au plus intéressant de sa relation :

» — Ah ! mon Dieu ! elle étrangle, s’écrie madame Derfeuil en se levant pour voler au secours de Cornélie. J’avais tant défendu qu’on lui donnât du poisson ! allons vite, un morceau de sucre, de la mie de pain, un poireau.

» Chacun court pour se procurer le plus vite possible tout ce que demande la mère. Pendant ce temps, l’enfant avale doucement l’arête qui la faisait souffrir, et madame Derfeuil, qui s’est presque évanouie de frayeur, engage ses convives à se remettre à table.

» Ce petit drame fini, comme on posait le dernier plat du second service, deux autres petits enfants, qui suivaient les gâteaux, entrent avec fracas. Madame Derfeuil prie les convives de se déranger un peu pour leur faire place : elle explique comment il est dans ses principes de ne laisser venir ces derniers enfants qu’à la fin du dîner, parce qu’ils ne mangent point encore de viande, et que les pauvres petits seraient trop malheureux d’attendre, sans jouer, les entremets sucrés ; et puis, ajoute-t-elle avec une bonne foi risible :

» — Les enfants qui s’ennuient sont toujours à charge ; il faut qu’on s’occupe d’eux sans cesse, et, si cela est égal au père et à la mère, cela est souvent désagréable pour les amis.

» J’étais trop bien convaincu de cette vérité, pour ne pas l’approuver ; mais je m’étonnai qu’en la reconnaissant ainsi, madame Derfeuil agît de façon à faire croire qu’elle l’ignorait complétement.

» Si les aînés avaient jusqu’à présent troublé le charme du repas, ce fut bien autre chose quand les deux cadets vinrent ajouter leur bruit à celui qui nous étourdissait déjà.

» — Je veux être assis, criait l’un ; je veux de la crème, criait l’autre.

» Quand on les eut servis avant tout le monde, on essaya de se remettre à causer.

» — Quoi que vous mangez là, monsieur ? me dit alors le petit Achille, le dernier de la famille ; quoi vous mangez là ?

» Et en questionnant ainsi, il mettait sa main tout entière dans la crème au chocolat que sa mère venait de m’envoyer.

» — Voulez-vous en goûter, mon petit ami ? dis-je à l’enfant, dont les cinq doigts étaient empreints sur la crème.

» — Non, monsieur, interrompit madame Derfeuil ; je ne veux pas que vous soyez bon à ce point pour lui. C’est fort laid, monsieur Achille ; de mettre ainsi la main dans l’assiette de ses voisins ; pour vous en punir, vous n’aurez point de crème.

» Alors l’enfant pousse son assiette avec colère, et saute à bas de sa chaise en baragouinant toutes sortes d’injures, heureusement inintelligibles pour tout autre que sa mère. On le croit parti, et l’on s’en félicite ; mais voilà qu’au moment où les vins d’élite circulaient, où la gaieté semblait prête à naître, je sens comme un chat qui m’égratigne la jambe, puis une fraîcheur subite m’apprend que le petit révolté vient de déposer sur mon bas la portion de crème qui est restée après ses doigts. Jugez de mon humeur : je devais aller le soir au bal de la cour ; j’avais demandé à madame Derfeuil la permission de dîner en uniforme, ainsi j’avais des bas de soie. Ma foi, l’idée de l’effet qu’allait produire cette traînée de chocolat sur ma chaussure me fit perdre patience ; j’allongeai un bon coup de pied à l’invulnérable Achille, qui se mit à braire de toute sa force.

» — Il se sera heurté contre le pied de la table, dit M. Derfeuil en se baissant et en soulevant la nappe. Que vas-tu faire là-dessous, petit gamin ? Allons, viens ; est-ce à la tête que tu t’es frappé ?

» — Eh non ! beuglait l’enfant en portant la main derrière lui ; c’est un pied… qui… m’a…

» — Oui, oui ; je comprends, c’est le pied de la table ; aussi pourquoi vas-tu jouer avec les roulettes : tu ne peux pas rester un moment tranquille. Tiens, prends ce biscuit, et va-t’en dans le salon.

» À la vue du biscuit, la colère d’Achille s’apaise. La mienne s’augmente à la pensée d’être obligé de rentrer chez moi pour changer de bas ; car il n’était pas possible de dissimuler une tache du genre de celle que je devais avoir.

» — Je crois qu’ils ont assez mangé, dit alors M. Derfeuil à sa femme, et que vous ferez bien de les envoyer avec leur bonne.

» Quelle excellente proposition ! et combien je regrettai qu’elle n’eût pas été faite plus tôt.

» On sonne la gouvernante. Les voilà partis, Dieu soit loué !

» Mais ils n’ont consenti à s’éloigner que les mains pleines de bonbons ; et nous sommes destinés à en retrouver des traces sur tous les meubles qu’ils vont poisser.

» Ne pouvant rien contre ce qui m’arrive, je veux prendre mon parti, et m’en consoler en faisant un peu ma cour à madame Derfeuil, qui, à part ses défauts, est aimable et jolie : je lui parle d’elle, de l’extrême désir que j’avais depuis longtemps de lui être présenté ; j’invoque le souvenir d’une de mes sœurs qui a été élevée avec elle ; enfin j’attaque son esprit, son cœur, son amour-propre, sans en être un instant écouté. Ce n’est ni le dédain ni la pruderie qui l’empêchent de me répondre ; mais ses oreilles sont entièrement captivées par le bruit qui se fait dans le salon, par la voix de la bonne qui commande vainement l’obéissance, et par celles des enfants qui parlent, chantent ou crient à la fois. L’expression de sa figure change à chaque nature de cris ; une inquiétude invincible la domine ; elle n’y peut plus tenir, et donne le signal qui doit nous faire lever de table.

» — J’en étais sûre, dit-elle en entrant dans le salon, quelqu’un pleurait. Que vois-je ? du sang ! Ah ! mon Dieu ! Oscar est blessé !

» Et madame Derfeuil se précipite vers l’enfant, le pose sur ses genoux, et cherche la blessure avec anxiété.

» — Ce n’est rien, madame, dit la gouvernante, ce n’est rien ; mais pendant que j’empêchais la petite de mettre le chapeau de cette dame qui dînait avec vous, M. Oscar a pris le ceinturon et le sabre que monsieur avait déposés dans un coin du salon ; il a voulu voir la lame, commander l’exercice, et il s’est coupé.

» — En vérité, dit madame Derfeuil en se retournant de mon côté, il y a des gens d’une imprudence impardonnable ; laisser un sabre à la disposition des enfants…

» — Je vous affirme, madame, ai-je répondu, que si j’avais pu me douter du plaisir que je devais avoir de dîner avec vos charmants enfants, je n’aurais pas commis cette imprudence.

» Ravi d’avoir dit ma pensée avec tant de politesse, je me suis empressé de sortir de cette maison, bien décidé à ne me marier de ma vie, pour échapper à la ridicule manie d’imposer à tous l’ennui de ses enfants.

— Vous avez fait là un dîner peu agréable, j’en conviens, dit le général ; mais celui que j’ai fait hier chez madame de Moseville était bien plus pénible pour ceux qui, ainsi que moi, se trouvaient dans le secret de la pauvre maîtresse de maison.

» Vous connaissez Moseville, et son amour pour les gens en place : le ministre des Affaires étrangères lui avait promis de venir dîner hier chez lui, et vous devinez les soins qu’il a dû prendre pour que le ministre ne trouvât chez lui que les gens et les choses qu’il préfère. Tout bien préparé, voici qu’inopinément la coqueluche se déclare dans sa petite famille : ses deux enfants en sont atteints, et la maladie se présente d’une manière alarmante. Madame de Moseville conjure son mari de remettre le dîner à un autre jour, et d’écrire à ses nobles convives la triste raison qui la retient près du lit de ses enfants ; mais ses prières, son inquiétude maternelle, rien ne touche M. de Moseville ; il prétend qu’une garde intelligente suppléera aux soins de la mère, et qu’elle doit avant tout se conformer aux lois des convenances ; qu’il serait fort déplacé de décommander un ministre et deux ambassadeurs pour une maladie si rarement dangereuse.

» Accoutumée à obéir, la pauvre mère se résigne en pleurant.

» Après avoir passé la nuit et la matinée près de ses enfants, à moitié suffoqués par la fièvre et par une toux si violente qu’elle menace d’amener des convulsions, madame de Moseville vient se parer pour nous recevoir ; elle prend un air souriant pour mieux dissimuler sa peine. On lui demande des nouvelles de ses enfants ; elle répond, ainsi que l’a dicté M. de Moseville, qu’ils sont un peu enrhumés, et sa voix, en articulant ce mensonge, est tremblante, ses yeux sont humides de larmes. Un domestique entre, lui remet un billet, elle y jette un regard ; alors toute sa personne se ranime, car ce papier contient ces mots :

» — La fièvre paraît avoir un peu diminué ; ils sont plus calmes. Valérie ne pleure plus depuis que nous lui avons fait accroire que madame était sortie pour aller lui acheter des joujoux.

» Ce message de la gouvernante des enfants rend un peu de sécurité à madame de Moseville. On passe dans la salle à manger ; mais le dîner est à peine à moitié, que, s’inquiétant de ne pas recevoir un nouveau message de la garde-malade, la pauvre mère dit tout bas à un de ses gens de monter chez ses enfants, et de lui en rapporter des nouvelles.

» Le meilleur domestique est par lui-même un être alarmiste. Comme tout le monde, jaloux de l’effet et n’ayant qu’un petit nombre de moyens pour y parvenir, il cherche ordinairement à en doubler la force, soit en exagérant un malheur vrai, soit en créant une inquiétude par de fausses nouvelles ; enfin chacun aime à se voir l’arbitre d’une émotion, et le bon domestique plus qu’un autre.

» Celui de madame de Moseville revint avec un air sinistre qui devait la frapper de terreur : aussi, mettant de côté toute considération, elle interrompt le ministre, qui lui parlait, pour demander à François ce qu’il a à lui apprendre. Alors il répond que le médecin vient de revenir ; qu’il a prédit une mauvaise nuit et ordonné des vésicatoires. Il n’y avait dans tout cela aucune raison de se désespérer : mais le ton de François, sa peine à prononcer ce mot de vésicatoires, qu’il regardait, dans ses idées de médecine, comme le remède réservé aux cas les plus graves, et, par-dessus tout, de certaines réticences qui semblaient trahir un danger imminent, replongèrent madame de Moseville dans un état impossible à décrire : la pauvre femme implorait son mari, comme pour le conjurer de lui permettre d’abandonner tous ces indifférents, et d’aller rejoindre ses petits malades. Mais M. de Moseville, qui craignait l’émotion qu’aurait pu produire ce regard, avait grand soin de l’éviter ; plus le visage de sa femme s’attristait, plus il redoublait de gaieté, ne parlant que de projets de fêtes, s’engageant à la conduire le lendemain à l’Opéra, dans la loge de l’ambassadeur d’Angleterre, acceptant pour elle toutes les invitations qui flattaient sa vanité d’ambitieux. Enfin le supplice de la triste mère était si cruel que j’en eus pitié.

» — Prenez le prétexte qui vous conviendra le mieux, dis-je au duc de… en sortant de table ; mais retirez-vous d’ici le plus tôt possible.

» J’avais pris un air diplomatique en prononçant ces mots ; j’étais certain de leur effet. Un quart d’heure après, le duc de…, maudissant le poids des affaires et l’esclavage doré d’un ministre, témoigna les plus vifs regrets de ne pouvoir donner plus de temps à ses plaisirs, et nous montâmes tous deux dans sa voiture pour nous rendre au Théâtre-Italien.

» Je lui dis la raison qui m’avait fait l’engager à quitter madame de Moseville plus tôt qu’il ne le voulait ; il me remercia de l’avoir empêché de prolonger la souffrance de cette pauvre mère, et dans son indignation contre le mari assez cruel pour condamner sa femme à un pareil supplice, il s’est bien promis de ne point accorder à M. de Moseville la place qu’il sollicite.

» Moi, je n’ai pu dîner, tant l’état de madame de Moseville me faisait mal à voir ! Convenez que madame Derfeuil fait bien mieux que celle-ci en vous assommant de sa maternité.