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VII

LES GOBE-MOUCHES


LE NOUVELLISTE.

Oui, monsieur : cela est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

LE GOBE-MOUCHES.

Vraiment, monsieur, vous croyez que cette dernière révolution va nous ramener l’âge d’or ?

LE NOUVELLISTE.

Oui, monsieur. Plus de cour, partant plus de courtisans ; plus d’impôts, partant plus de vexations ; plus de misère, partant plus d’émeutes.

LE GOBE-MOUCHES.

Au fait, je ne vois pas ce qui empêcherait que cela fût ainsi. On n’a pas intérêt à ramener de vieux usages qui rappelleraient de vieux droits, et qui ne peuvent marcher avec les idées nouvelles. Un système d’économie justement vanté doit nécessairement amener la diminution des charges qui pèsent sur le peuple ; et la classe ouvrière sait trop bien que les émeutes sont la mort du commerce.

LE NOUVELLISTE.

Vous comprenez cela à merveille, monsieur ; et vous pouvez juger par là de l’état de prospérité où nous marchons.

LE GOBE-MOUCHES.

Pour ce qui est de l’intérieur, je n’en doute pas ; mais l’étranger m’inquiète. Entre nous, je soupçonne que les souverains n’aiment jamais bien franchement ceux, que les révolutions élèvent au trône en dépit de la légitimité. J’ai lu l’histoire, monsieur ; et l’on ne m’en fait pas accroire sur les résultats de certains événements.

(On est prié de remarquer cette petite méfiance du gobe-mouches, comme le trait caractéristique, comme l’honnête scrupule d’une conscience accoutumée à tout croire. C’est à la faveur d’un léger doute qu’il acquiert le droit d’être persuadé, et l’assurance de ne pouvoir être dupe.)

LE NOUVELLISTE.

L’histoire est remplie de révolutions, d’usurpations plus triomphantes les unes que les autres ; et dans ce siècle de lumières, où les peuples choisissent eux-mêmes leurs autorités gouvernementales, vous présumez bien, monsieur, qu’elles seront de nature à maintenir l’ordre au dedans et la paix au dehors. Que faut-il pour cela ? Appeler à soi toutes les capacités du royaume, les attirer par l’espoir d’améliorer le sort du pays, leur parler au nom des intérêts de la patrie, et non pas en faveur de ceux d’une famille privilégiée, toujours assez riche, puisqu’elle règne.

LE GOBE-MOUCHES.

C’est cela, monsieur ; vous avez dit le grand mot : attirer les capacités, c’est le plus grand moyen de succès. Mettez un Colbert aux Finances, un Fénelon à l’Instruction publique, et un Napoléon sur le trône… je me trompe, un Napoléon à la Guerre, et vous verrez comme tout ira ! Avant une année, la France aura reconquis tout ce qu’elle a perdu. Au reste, je suis tenté de croire que ce système est celui pour lequel on se décide ; car mon frère, l’auteur du dernier vaudeville, vient d’être nommé sous-préfet.

LE NOUVELLISTE.

Vous en verrez bien d’autres, monsieur. D’abord, la loi électorale va être refaite, pour donner plus d’essor au vœu national : vous ne verrez plus d’influence ministérielle, plus d’intrigues préfectorales, ce sera le vote pur et simple du paysan, du bourgeois, en faveur du citoyen le plus éclairé et le plus considéré de toute sa province.

LE GOBE-MOUCHES.

Voilà comme on forme une Chambre imposante, où la haine des différents partis s’immole au bonheur général, où l’éloquence est libre, où la presse vient puiser ses moyens d’asseoir l’opinion d’une majorité puissante et désintéressée. Avec de semblables mandataires, choisis par la partie saine de la nation, on ne craint pas de voir se renouveler les scènes indécentes d’une discussion injurieuse, ces poings montrés, ces épaules soulevées, ces démentis mortels qui ne blessent personne, enfin tout le scandale qui a trop souvent déshonoré la représentation nationale.

LE NOUVELLISTE.

Il est certain qu’une bonne législation faisant les bons ministres, vous aurez les meilleurs du monde.

LE GOBE-MOUCHES.

Tant mieux ; car nous en avons assez de ces messieurs à coups d’État, à fournées de pairs et à budgets enflés.

LE NOUVELLISTE.

Vous êtes bien sûr de n’en plus avoir, puisqu’on a fait la révolution tout exprès pour vous en délivrer.

LE GOBE-MOUCHES.

Il est vrai que ce serait cruellement absurde d’avoir fait tuer tant de gens pour revoir les mêmes choses.

LE NOUVELLISTE.

Comment voulez-vous donc que cela soit ? Le seul bon sens vous dit que les mêmes fautes amèneraient les mêmes résultats, et qu’il y va de l’intérêt de tous de n’y pas retomber.

LE GOBE-MOUCHES.

Ainsi les pauvres contribuables n’auront plus à payer des millions pour soutenir une cour fastueuse ?

LE NOUVELLISTE.

Comment donc ! tout ce qu’ils donneront tournera au profit des arts, aidera à secourir la veuve et l’orphelin du brave militaire, du savant que la passion d’une recherche antique ou d’une découverte utile empêche de songer à l’existence de sa famille ; et tous ceux qui auront servi la patrie d’une manière quelconque, soit pour son bonheur ou sa gloire, s’endormiront tranquilles dans la nuit du tombeau, en léguant leurs enfants à la reconnaissance d’un gouvernement juste et noble.

LE GOBE-MOUCHES.

Ma foi, monsieur, ce que vous m’apprenez là me fait grand plaisir ; car j’avais peur, à ne vous rien cacher, de voir ce nouvel état de choses créer de nouvelles vanités sans détruire les anciennes. J’entends dire à de certaines personnes : La duchesse de *** ne va plus à la cour ; mais on ne dépense pas moins pour y faire danser madame Potasse ; et peut-être valait-il mieux laisser le luxe et les grands airs où ils étaient que de les avoir portés dans une classe où ils sont plus dangereux et plus ridicules.

LE NOUVELLISTE.

Monsieur, il faut être populaire avant tout.

LE GOBE-MOUCHES.

C’est bien ce que je pense.

LE NOUVELLISTE.

Quant au luxe des cours, il est le soutien du commerce, et, plus on reçoit de marchands, plus il faut se parer de leurs marchandises : d’ailleurs, il est indispensable de se montrer dignement aux yeux de l’étranger.

LE GOBE-MOUCHES.

Ah oui ! l’étranger, c’est le point essentiel : croiriez-vous bien, monsieur, qu’il y a des gens qui prétendent…

LE NOUVELLISTE.

Des malveillants, des brouillons politiques, qui ne sont jamais contents : qu’on fasse la paix ou la guerre, ces gens-là sont toujours du parti qu’on ne prend pas. Eh bien, monsieur, quand vous en rencontrerez, dites-leur que toutes les puissances nous reconnaissent, nous approuvent et nous aiment ; que chaque jour amène de nouveaux courriers chargés d’assurances d’amitié sincère, pour nous et les nôtres ; que les différents partis qui pouvaient troubler la France sont entièrement découragés, qu’il n’y a plus à les craindre ; que le commerce reprend mieux que jamais ; qu’on n’entend plus parler de banqueroutes, de vols, d’assassinats, de duels ; que les hôtels garnis sont pleins d’étrangers qu’attirent déjà nos fêtes ; qu’il n’y a plus d’écriteaux aux portes, plus d’appartements à louer ; plus d’inquiétude, plus de misère, et qu’excepté eux, tout le monde est content.

LE GOBE-MOUCHES.

Je n’y manquerai point, monsieur ; on est trop heureux d’avoir à propager de si bonnes nouvelles.

LE NOUVELLISTE.

Vous savez sans doute la meilleure, celle dont on parle aujourd’hui ?

LE GOBE-MOUCHES.

Non ; je sors de chez moi, je n’ai encore rien appris.

LE NOUVELLISTE.

Quoi ! vous ne savez pas que, par la vertu d’un dernier protocole, nous reprenons nos anciennes frontières ?…

LE GOBE-MOUCHES.

Bah ! vraiment ?

LE NOUVELLISTE.

Cela m’a été dit par quelqu’un qui est mieux placé qu’un autre pour le savoir.

LE GOBE-MOUCHES.

Eh bien, cela ne m’étonne pas, monsieur ; j’ai toujours pensé que nous finirions par là. Combien je vous remercie de m’avoir dit cette grande nouvelle ! Je vais de ce pas à la Bourse en essayer l’effet ; je vous remercie d’avance du plaisir et de l’argent qu’elle va me rapporter.

Et le cœur plein d’une joie imbécile, le gobe-mouches va répéter ce qu’il vient d’entendre ; mais il est arrivé trop tard pour spéculer, la Bourse va fermer ; c’est qu’en route il s’est arrêté au groupe qui se forme chaque matin à la porte du café Tortoni ; on y racontait plusieurs faits peu probables. On parlait de l’ex-dey d’Alger pour remplacer certain roi du Nord. On donnait le Portugal à l’Angleterre, la Lombardie à la France ; on disposait du beau temple de la Madeleine en faveur d’une divinité mythologique ; on prétendait avoir trouvé le moyen de rendre au théâtre français son ancienne splendeur, et le brave gobe-mouches, écoutant tout cela comme parole d’Évangile, avait perdu ou employé son temps à s’en réjouir !

Une seule chose avait troublé son bien-aise, c’était la voix des crieurs des rues, beuglant à tue-tête un événement sinistre qui ne s’est point vérifié depuis. Mais, pour le gobe-mouches, tout ce qui s’imprime et se vend, ne fût-ce que pour un sou, acquiert un degré d’authenticité qui ne lui permet aucun doute. Sans ce léger inconvénient, tout serait plaisir pour lui, car sa nature le porte naturellement vers ceux qui flattent pour duper, et c’est dans l’enchaînement continuel des histoires les plus absurdes, des promesses les plus illusoires, qu’il passe sa vie inutile, espérant toujours la place qu’on ne lui donne pas, et le bien-être qui n’arrive jamais.

Entre-t-il dans un salon ? il est sûr d’y produire de l’effet, car il est toujours muni d’une ou deux nouvelles à renverser d’étonnement. Celle de la veille devrait peut-être rendre moins empressé à croire celle du lendemain ; mais non, il y a dans la bonne foi du gobe-mouches quelque chose qui triomphe de l’expérience ; on se laisse aller à l’impression qu’il reçoit de son propre récit. Cependant on sait que dans son empressement de croire, il n’attend pas toujours la fin d’une aventure pour aller la colporter ; qu’il entend parfois tout de travers la nouvelle qu’on débite, et qu’il la transmet de même. N’importe, il a toujours l’avantage de jeter un fait dans une conversation qui se traînait avec peine. La maîtresse de maison, qui ne savait plus comment la soutenir, accepte avec ravissement ce fait absurde qui rend la vie à son salon ; elle l’adopte, le commente, et devient le plus ardent complice des impostures innocentes du gobe-mouches. Quel plaisir pour lui ! les discussions renaissent, les tête-à-tête sont interrompus, les bâillements ont cessé ; on se ranime, on cause, on rit, on se querelle, et cette résurrection est son ouvrage : chaque jour ramène pour lui de semblables succès.