Physiologie du ridicule/20
XX
Le bal est un théâtre où chacun joue un rôle appris ou improvisé, tous deux également intéressants pour le spectateur bénévole. La coquette y débite le sien à côté de l’ambitieux dont tous les mots calculés ; la jeune personne n’y vient même plus pour le seul plaisir d’y danser, elle y vient pour s’y montrer, et les regards qu’elle porte sur les vieux riches célibataires dévoilent assez son but. Mais ces fins renards de la galanterie, retranchés derrière un rempart d’égoïsme, sont à l’abri des piéges de l’innocence. Prodigues de sourires, de flatteries, de tendres soins, ils bornent là leur dévouement. Riches en souvenirs d’intrigues, ils savent le sort de tant de maris qu’ils n’ont pas envie de s’y exposer ; et pourtant, ces maris sont moins à plaindre qu’eux ; ils n’en sont pas réduits à payer une maîtresse pour n’être point seuls, et ne fussent-ils entourés que des enfants de leur femme, ils sont sûrs d’être soignés, chéris, pendant leur vieillesse, et pleurés à leur mort.
Dans ce siècle de liberté, ce qui rend nos fêtes plus brillantes qu’amusantes, c’est le peu de cordialité qui y règne ; on ne s’y donne même plus la peine de cacher sa malveillance, elle se lit dans tous les regards. Qu’une femme soit belle ou non, elle se sent sous le joug d’une observation ennemie, également sévère pour ses agréments ou pour ses défauts. Les plus courageuses se révoltent contre l’impression désagréable qui naît de cette certitude, et prennent les airs d’une gaieté que démentent leurs éclats de rire forcés et leurs yeux inquiets ; car elles les portent malgré elles du côté d’où partent les traits qu’elles redoutent. Alors, se venger de la malveillance en cherchant un moyen d’exciter le dépit, l’envie, devient l’arrière-pensée générale ; on s’agite pour faire croire qu’on s’amuse, on se donne l’apparence d’un triomphe quand on dévore une humiliation ; enfin, on est plus ou moins torturé par mille petits supplices d’amour-propre, qui font de ces bals pompeux des soirées et des nuits fort tristes.
C’est surtout quand les premiers rayons du jour glissent à travers les volets et font pâlir les lustres, quand la fatigue se mêle à la tristesse d’un plaisir qui s’éteint, qu’on s’aperçoit du vide ou du trouble que ce plaisir laisse dans l’âme. Madame de Rochebelle venait enfin de recevoir les adieux reconnaissants des derniers danseurs de son bal ; elle se retrouvait seule dans ses salons, où les meubles épars, les arbustes, les fleurs saupoudrées de poussière, témoignaient encore de la foule et du mouvement qui avaient prolongé la fête.
Ce moment de calme après le bruit est ordinairement consacré à la récapitulation des sensations qu’on a éprouvées pendant la soirée. On se demande si l’on n’a pas trop écouté ou trop dit, et il se passe alors un petit combat entre la bonne foi du cœur et la ruse de l’esprit, dont la victoire reste longtemps incertaine. Le souvenir d’un mot que ce brave cœur a compris tout de suite l’émeut, l’inquiète ; mais le malin esprit lui prouve qu’il s’alarme à tort, que rien n’est plus ridicule que de se laisser aller à de semblables frayeurs, et que d’ailleurs la vertu sait affronter tous les dangers, sorte de sophisme généralement bien accueilli des femmes. Albine s’y laissa prendre comme tant d’autres ; tout en s’avouant que l’espèce de roman que M. d’Arthenay commençait avec elle l’intéressait déjà vivement, elle se persuada que sa raison n’en serait jamais troublée, et, certaine de rester sage, elle crut échapper au malheur.
Sans le défi de la duchesse de N… avec M. de Rochebelle, et l’affectation de celui-ci à inviter sans cesse M. d’Arthenay à venir chez sa femme, ce roman aurait fini à la première page ; mais voir, écouter chaque jour un homme qui plaît, s’accoutumer à ses soins, à l’autorité de son amour (car quel amour n’est pas un peu despote !) c’est livrer son cœur ; aussi madame de Rochebelle ne fut-elle pas longtemps sans s’apercevoir de l’empire qu’elle avait laissé prendre à celui que son mari appelait en riant le plus distingué des adorateurs de sa femme.
Dès qu’il ne fut plus possible de se faire illusion sur le danger qu’elle courait, madame de Rochebelle prit la ferme résolution d’éviter M. d’Arthenay, autant que l’amour-propre de son mari voudrait bien le permettre. Elle fit plus : l’affectation que celui-ci mettait à redoubler l’intimité avec M. d’Arthenay la détermina à le prier de venir moins souvent chez elle ; quelques propos médisants lui servirent de prétexte. M. d’Arthenay n’en fut point la dupe :
— Ses devoirs l’emportent, pensa-t-il ; elle me sacrifie, moi qu’elle a converti à l’amour ; elle ne craint pas de me désespérer. Oh ! si je pouvais lui causer autant de mal qu’elle m’en fait !
Car voilà le cruel sentiment qu’entraîne à sa suite le meilleur des amours. Le despotisme ou la vengeance, c’est la devise des amants.
Charmé et blessé tout à la fois de trouver tant de vertu dans la femme qu’il aimait, M. d’Arthenay ne pensa plus qu’à la rendre jalouse.
Madame Menival était jolie, on la rencontrait partout ; elle avait une bonne maison, où rien n’était plus facile que d’être admis. M. d’Arthenay jeta les yeux sur elle pour accomplir son dessein, et, en moins de huit jours, il fut si bien établi près d’elle que tout le monde lui en fit compliment. Madame de Rochebelle elle-même ne put s’empêcher de l’en féliciter, le sourire sur les lèvres, et de grosses larmes dans les yeux.
Une seule personne osa le trouver mauvais : on pense bien que ce ne fut pas M. Menival ; mais son ami d’Aulerive ne vit point, sans en prendre d’ombrage, accueillir les soins d’un rival aussi dangereux que M. d’Arthenay ; il en témoigna de l’humeur : on rit de sa jalousie ; les coquetteries redoublèrent, et M. d’Aulerive pensant qu’il ne gagnerait rien sur la volonté d’une femme accoutumée par son mari à n’être jamais contrariée, s’en prit tout simplement à M. d’Arthenay. Une discussion politique dans laquelle il changea d’opinion pour mieux combattre celle de son rival, lui fournit l’occasion de placer une de ces injures qu’on ne se pardonne point entre hommes comme il faut. La scène se passa au foyer de l’Opéra, presque sans bruit, mais devant assez de personnes pour être divulguée, commentée et expliquée par chacune à sa manière.
L’un de ces charmants étourdis dont l’inconséquence souvent préméditée aime à répandre de loge en loge, de salon en salon, l’événement du soir, autant pour se faire écouter que pour surprendre une émotion délatrice, s’empressa de venir raconter à madame Menival ce qui venait de se passer dans le foyer entre M. d’Aulerive et M. d’Arthenay.
— Quelle sottise ! s’écria le bon Menival ; se quereller ainsi pour un malheureux projet de loi, une ordonnance, qui seront peut-être révoqués demain par un autre projet de loi et une autre ordonnance ! C’est une extravagance que je ne souffrirai pas, et je leur ferai bien entendre raison.
En disant ces mots, il sortit de la loge pour courir après son ami ; mais il n’était plus à l’Opéra. Lorsque Menival revint près de sa femme, il la trouva pâle et souffrante à tel point qu’il lui proposa de faire demander sa voiture.
On ne sait pas bien pour lequel des deux madame Menival avait le plus d’inquiétude ; cependant la supériorité d’un attachement sur une coquetterie ne permet pas de douter que M. d’Aulerive ne l’emportât en cette circonstance, et puis il se mêlait un peu de remords à ce qu’elle éprouvait. Quelle femme peut se croire la cause d’un duel sans en être désespérée ! Eh bien, ce que le regret, la crainte, le remords et l’amour même inspiraient en ce moment à madame Menival, n’approchait pas du dévouement passionné dont l’aveuglement, l’amitié, l’enthousiasme, rendaient son mari capable envers son cher d’Aulerive.
Le lendemain, dès six heures du matin, il était chez M. d’Arthenay, employant toute son éloquence à lui prouver que ce qu’il appelait le petit mouvement de vivacité de son ami ne pouvait être regardé comme une insulte. Jamais un père, un frère disputant au plus barbare préjugé la vie de ce qu’il aime le plus au monde, ne mit autant de chaleur à défendre une cause, et plus de zèle à concilier une affaire ; mais M. d’Arthenay resta inébranlable.
— En vérité, dit-il à ses témoins, qui venaient d’arriver, on doit être sûr de soi quand on a eu le courage d’écouter pendant une heure ce brave homme sans rire, comme je viens de le faire ; il a si grand’peur que je ne tue l’amant de sa femme, qu’il me fait pitié.
Espérant être mieux écouté de M. d’Aulerive, Menival courut chez lui ; mais il était déjà parti pour Saint-Mandé. Alors, décidé à tout tenter pour prévenir un malheur, il ordonne à son cocher d’aller à toute bride pour tâcher de rejoindre la voiture de M. d’Arthenay. Enfin, après bien des détours, Menival arrive au lieu du rendez-vous au moment où les témoins, réunis, aidaient à transporter… hélas ! le pauvre d’Aulerive blessé grièvement, et tellement affaibli par la perte de son sang qu’il avait perdu connaissance. M. d’Arthenay, pâle, abattu, dans le profond accablement causé par un succès douloureux lui prodiguait le soins les plus empressés ; mais M. Menival, indigné de voir le bourreau soigner la victime, passe devant lui sans nul égard, et s’emparant de sa place, il exhale sa colère et ses regrets sur le sein de son ami.
— Prenez garde, monsieur, lui disait-on ; vous pesez trop sur sa blessure.
Menival n’entendait rien ; il faisait des cris, des gestes, des trépignemens à faire frissonner un mourant.
— Ne nous empêchez pas de le secourir, dit enfin M. d’Arthenay en faisant pirouetter le gros homme, et en l’obligeant à laisser approcher le chirurgien qu’on avait envoyé chercher.
Après avoir bandé la plaie, on pensa à transporter le blessé chez lui.
— Non pas, non pas, messieurs, s’écria Menival : je ne souffrirai pas qu’on mène ce pauvre diable dans un appartement de garçon pour y manquer de tout, et être livré aux soins d’une vieille garde. J’ai toujours un appartement de libre dans ma maison pour y recevoir l’ami qui vient de ma province, je n’en puis faire un meilleur usage que d’y installer ce malheureux blessé ; il y trouvera tout ce qui peut lui être nécessaire, et nous serons plus à portée de le secourir. Ma femme est si bonne pour les malades ! Ah, mon Dieu ! pourvu que nos soins ne soient pas inutiles !
M. d’Arthenay et tous ceux qui se trouvaient là savaient trop le bien qu’une semblable proposition pouvait faire au malheureux blessé, pour s’opposer à la volonté de Menival.
— Un moment, messieurs, dit-il avant d’entrer dans la cour de sa maison ; il faut éviter ici de causer une révolution à ma femme dont elle pourrait mourir. Laissez-moi me montrer d’abord, afin qu’elle ne croie pas que c’est moi qu’on lui ramène ainsi ; la pauvre petite en serait dans un effroi… Restez là… je reviens aussitôt que je l’aurai préparée. Ah, mon Dieu ! quel événement !…
Les situations les plus tristes n’empêchent pas de rire du ridicule ; c’est encore un de ses plus doux bienfaits. Les témoins de M. d’Aulerive ne se refusèrent point cette petite consolation. Quant à M. d’Arthenay, il ne se sentit pas le courage de supporter les regards de madame Menival après ce qu’il venait de faire, il courut s’enfermer chez lui.
— Ne vas pas t’inquiéter, Minette, dit M. Menival en ouvrant la porte de la chambre de sa femme ; d’abord, tu vois que je suis sain et sauf.
— Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez, reprit-elle avec l’accent de la terreur ; qu’est-il arrivé ? Charles…
Elle n’en put dire davantage, et retomba sur son siége presque sans mouvement.
— Allons donc, sois raisonnable, reprit-il ; tu vois bien qu’il ne m’est rien arrivé, à moi, et pourtant j’ai failli me rompre le cou en sautant ces diables de fossés pour les rejoindre ; mais enfin j’en suis quitte pour la peur et pour le chagrin d’avoir vu tomber ce pauvre d’Aulerive.
Un cri déchirant s’échappa alors du sein de madame Menival.
— Mais les chirurgiens ne nous ôtent pas tout espoir, continua-t-il ; et j’espère que nos soins…
— Il n’est pas mort ? s’écria-t-elle.
— Non vraiment ; je le ramène avec moi : il est là-bas ; mais je n’ai pas voulu que tu visses apporter cette triste litière sans t’avoir prévenue de ce qui en est.
Pendant qu’il achevait sa phrase, madame Menival avait déjà franchi ses appartements pour aller au-devant du blessé. Il s’était ranimé à sa voix ; la joie de la revoir, de lire sur ce front adoré l’inquiétude qu’il lui causait, le bonheur de se venger en l’affligeant, tant de sensations douces vinrent l’agiter que son sang se mit à circuler de nouveau. La blessure était grave, mais le talent du célèbre D. P. devait en triompher. En moins de huit jours d’Aulerive fut hors de danger, et l’on ne saurait peindre le temps heureux de sa convalescence. Cette douce langueur d’un retour à l’existence, cette joie mal dissimulée de madame Menival en le voyant revenir à l’amour en même temps qu’à la vie, et cette grosse gaieté du bon Menival en racontant tout ce qu’il avait fait pour hâter la guérison de son hôte, c’était vraiment un tableau incomparable. Il est si rare de voir une pareille félicité ne donner d’humeur à personne !
Pendant que l’amour, la paix, la confiance et la joie régnaient dans la maison de Menival, celle de M. de Rochebelle était le théâtre de scènes continuelles les plus pénibles. Ce qu’on disait dans le monde de la rivalité qui avait amené le duel de M. d’Arthenay mettait bien l’amour-propre de M. de Rochebelle en repos, mais la pâleur qui avait couvert le visage de sa femme en apprenant cette affaire l’avait convaincu de son malheur imaginaire : il se croyait trahi. En vain madame de Rochebelle avait rompu tous ses rapports avec M. d’Arthenay ; en vain l’innocence de sa conduite aurait dû lui être prouvée comme elle l’était à tout le monde ; l’idée qu’il jouait un rôle ridicule s’empara de son esprit, et tout sembla confirmer ses craintes imaginaires.
Le malheur voulut que, dans ce temps même, sa femme devînt grosse ! Alors ses soupçons n’eurent plus de bornes : il devint furieux, et les efforts qu’il fit pour dissimuler sa prétendue honte ébranlèrent tellement les fibres de son cerveau, qu’il fallut le confier au docteur Esquirol.
Malgré ses cruelles injustices, sa femme ne l’a point quitté ; et c’est dans un de ces asiles où la démence se débat contre la médecine, que madame de Rochebelle vit renfermée, près d’un malheureux qui l’injurie, la calomnie sans cesse, et qui l’aurait déjà frappée mortellement si la vigilance des gardiens de la maison ne s’y était opposée.
Ce pauvre diable de Rochebelle ! dit en parlant de lui Menival ; est-ce bête à lui de devenir fou parce que d’Arthenay faisait la cour à sa femme ! N’était-il donc pas le maître, et ne pouvait-il pas dire tout net à sa femme, comme je dirais à la mienne, si semblable idée me trottait dans la tête : « Ma Minette, monsieur que voilà est fort aimable, j’en conviens (et en disant cela Menival prenait la main de M. d’Aulerive) ; mais comme il passe dans le monde pour vouloir être votre amant, je vous prie de me permettre de le mettre poliment à la porte. » Et Menival conduisait Charles vers la porte, et l’étonnement de ce dernier égalait celui des gens qui regardaient cette petite scène sans savoir où Menival en voulait venir. Mais lui, poursuivant son idée sans s’inquiéter de la figure que faisaient les spectateurs : « J’en suis fâché, continua-t-il, mon cher monsieur ; mais comme j’ai pris une femme pour moi seul, vous trouverez bon que je ne la partage point avec vous. » Cela dit, ajouta Menival en lâchant le bras de M. d’Aulerive et en revenant près de la cheminée, je reprendrais mes petites habitudes ; la dame n’ayant plus le galantin sous les yeux, l’oublierait bientôt, et je serais sûr de garder ma femme et ma raison.
— Voilà le vrai philosophe, dit le plus malin du salon.
— Ah mon Dieu ! que j’ai eu peur ! dit tout bas madame Menival à Charles.
— Moi, philosophe ! reprit Menival ; ma foi ! je n’en sais rien ; mais je suis content de la part que le ciel m’a donnée ; une femme fidèle, un ami dévoué, des enfants charmants, des camarades de plaisir qui rient toujours, de la santé, de la fortune. Avec tous ces biens-là, on a le droit de se croire heureux ; qu’en pensez-vous ?
Et chacun d’applaudir.
Ô bonheur ! si bien célébré par M. Necker, vous êtes le premier de tous !