(p. 182-190).


XXI

DES CHIENS GÂTÉS


— Houap, houap, houap !

— Veux-tu te taire, Azor !

— Houap, houap, houap, houap, houap, houap !

— Allons, voilà Follette qui s’en mêle, à présent.

— Houap, houap !

— Monsieur, je vous demande mille pardons.

— Houap, houap, houap !

— Maudits chiens, voulez-vous bien vous aller coucher !

— Houap !

— Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

— Houap, houap, houap !

— Allons, taisez-vous, vilaines bêtes, vous voyez bien que monsieur n’est pas un voleur.

Ici les chiens s’apaisent, et le visiteur essaye de se faire entendre ; mais à peine sa voix étrangère a-t-elle frappé l’oreille d’Azor, qu’il aboie de nouveau, et Follette ne tarde pas à l’imiter.

— Encore ! dit M. Canophile ; je vais te mettre à la porte, je t’en avertis ! C’est qu’il sont d’une excellente guette ; Follette surtout : elle a en ce moment des petits, c’est ce qui la rend si méchante, car ordinairement elle est…

— Je venais, monsieur, pour avoir…

— Houap, houap houap, houap ! Hou… ap !

— Parlez toujours, monsieur ; j’ai l’habitude de les entendre ; cela ne m’empêche pas de distinguer fort bien ce qu’on me dit.

— Cela est possible…

— Houap !

— Monsieur ; mais moi…

— Houap !

— Je ne m’entends…

— Houap, houap !

— P… pas du tout.

— Attends-moi, scélérat ! maudit piaillard !… Allons, viens, et tais-toi. Les voilà tranquilles, continuez, monsieur ; quand Azor est sur mes genoux, il n’aboie jamais.

— N’ayant point l’honneur d’être connu de vous, monsieur, j’avais prié votre correspondant de Marseille de me…

— Pardon, monsieur ; Follette pleure : la pauvre mère veut aller voir ses enfants, c’est bien naturel ; je vais lui ouvrir la porte. Allons, va, ma petite ; eh bien, quand tu regarderas monsieur pendant une heure, veux-tu bien te décider…

Puis, revenant s’asseoir :

— C’est l’ami Delbrun qui me procure l’honneur de vous recevoir ; soyez le bienvenu, monsieur. Vous n’avez pas sans doute besoin de recommandation ; mais vous n’en pouviez choisir une meilleure près de moi.

— Il s’agit, monsieur, de la cargaison d’un bâtiment marchand que votre ami Delbrun doit…

— Eh bien, où vas-tu à présent ? dit M. Canophile à Azor. Ah ! je comprends… ; oui, tu grattes à la porte… Est-il intelligent !… Il m’a fallu le corriger souvent pour arriver à ce point de civilisation… Mais maintenant, vous voyez qu’il sait son affaire ; en vérité, il ne lui manque que la parole. Convenez qu’il y a bien des gens auxquels ces bêtes-là en remontreraient. Avez-vous des chiens, monsieur ?

— Non, monsieur ; et je me promets bien de n’en jamais avoir.

— Eh bien, vous avez tort ; car, sans injurier aucun de vos amis, je parie bien qu’il n’y en a pas un de comparable à cet ami-là.

En ce moment, M. Canophile se lève, ouvre la porte ; Azor s’en va, et Follette rentre en dépit de tout ce que fait son maître pour l’en empêcher.

— Allons, il n’y a pas moyen de la renvoyer, dit-il ; ces animaux-là sont attachés à l’excès, Follette surtout ; croiriez-vous bien, monsieur, que, lorsque je dîne dehors, elle ne mange pas ; c’est un fait ; elle se laisserait mourir de faim, si je ne rentrais point. Bonne petite !

— C’est fort bien ; mais je vous disais donc que le bâtiment qui doit mettre à la voile…

Ici, la voix un tant soit peu aigre du négociant recommence son effet sur Follette ; elle aboie de nouveau, et de nouveaux signes d’impatience démontrent assez à son maître combien elle importune.

— Attendez, dit-il ; j’ai là quelque chose qui va la mettre à la raison.

On croit que c’est une canne : point du tout, c’est un paquet de gimblettes dont Follette s’empare tout en grognant, et qu’elle va cacher sous le fauteuil du visiteur comme pour mieux surveiller ses démarches.

Ce voisinage d’un ennemi déclaré l’inquiète : il retire ses jambes.

— N’ayez pas peur, elle n’oserait vous mordre ; elle sait bien que je suis là, dit M. Canophile.

La conversation va reprendre ; mais Azor a senti à travers la porte le parfum des gimblettes, et il aboie de toutes ses forces pour en avoir sa part. Follette lui répond. On ne s’entend plus. On se décide à lui ouvrir la porte ; alors il s’engage un combat entre la mère affamée et le mari gourmand qui cause d’autant plus d’effroi au visiteur qu’il se passe dans ses jambes. Le pauvre homme, partagé entre la crainte d’offenser le maître de la maison, et celle de se sentir dévorer les mollets, ne sait plus un mot de ce qu’il dit ; il a même oublié ce qu’il venait dire.

M. Canophile, qui le voit se lever, fait de vains efforts pour le retenir.

— Restez donc, dit-il. À bas, goulu d’Azor ! Veux-tu bien la laisser manger ! Gredin, voleur ! attends-moi, je t’apprendrai à lui mordre l’oreille ! c’est que je ne badine pas, moi !

Et pendant que M. Canophile s’escrime en injures, en gestes et en menaces pour séparer les combattants, le négociant gagne la porte ; il est déjà dans son cabriolet.

— Il est parti !… Ma foi, tant pis pour lui ! dit Canophile ; puisqu’il est si impatient, je ne regrette point l’affaire qu’il allait sans doute me proposer. Je n’aime pas à traiter avec les gens qui détestent les chiens ; ils ont l’esprit et le cœur secs.

— Cet homme est aussi par trop ridicule avec ses chiens, disait le négociant en étant les poils dont son pantalon noir était parsemé. Conçoit-on une manie semblable ? Et l’on m’avait recommandé à lui comme à l’homme le plus capable et le plus obligeant ? Eh ! qui pourrait jamais rien en tirer à travers ses histoires de chiens et les aboiements de sa meute ?

En effet, M. Canophile est le meilleur, et surtout le plus généreux des hommes ; mais il a beaucoup vécu dans le monde, il en a longtemps subi les engouements inconstants, les faux amours, les froides amitiés ; et le besoin d’être aimé, cette infirmité des âmes nobles, dont l’amour-propre étouffe les plaintes sans y porter remède, le cœur du bon Canophile en était atteint au suprême degré.

Pour n’être point malheureux au milieu de tous les biens que donne la fortune, il lui fallait la certitude d’être attendu ou regretté ; l’idée que sa présence était un bienfait, sa souffrance une peine, sa propriété un dépôt défendu avec zèle. Toutes ces conditions, après avoir longtemps cherché, il ne les avait rencontrées, faut-il l’avouer, que dans son chien ; de là vint le crédit d’Azor sur le cœur de son maître, ces complaisances et cet empire dont tant de gens se moquaient.

La gentille Antoinette, la nièce de M. Canophile, était celle qui le tourmentait le plus sur ce qu’elle appelait ses chiens gâtés. Médisant d’eux à propos de tout, elle les dénonçait à chaque instant ; tantôt c’était sa robe blanche sur laquelle l’empreinte des deux pattes crottées trahissait l’empressement de Follette à l’accueillir ; tantôt c’était un des lapins qu’elle élevait, étranglé par Azor ; une guirlande de roses qui avait servi à leurs jeux, un soulier de satin blanc qu’ils s’étaient si bien disputé qu’il n’en restait plus que la semelle. À tous ces désastres, ces plaintes graves, l’oncle répondait par le don d’une somme plus que suffisante pour racheter dix lapins, deux guirlandes, et des souliers blancs pour vingt bals ; eh bien, l’ingrate n’en continuait pas moins ses épigrammes.

Une nuit pourtant que toute la maison était plongée dans un profond sommeil, Follette aboie avec fureur, Azor se précipite vers la porte qui donne dans un cabinet où se trouve la caisse de M. Canophile ; celui-ci s’éveille en sursaut, il sonne, on accourt, il entre dans le cabinet, la fenêtre en est toute grande ouverte, une échelle y est encore appuyée. Il jette aussitôt les yeux sur sa caisse ; la première serrure est forcée, et la seconde allait probablement céder, lorsque les voleurs, effrayés par les aboiements des chiens, ont pris la fuite. Quelques minutes de plus, et le bon Canophile était ruiné ; car sa caisse contenait une somme considérable déposée chez lui par un de ses confrères, et certainement il aurait vendu tous ses biens pour rendre le dépôt qu’on lui avait confié ; la railleuse Antoinette eût perdu sa dot et l’héritage qui lui est destiné. Que de richesses dues à deux pauvres chiens ! et que la jolie nièce a béni depuis le ridicule de son oncle !