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XXII

LA VIEILLE DUPE


La voyez-vous penchée sur sa causeuse, près d’une table de Boule incrustée d’ivoire et d’ébène, couverte d’albums, de fleurs, et de toutes ces jolies inutilités qu’on pourrait appeler les reliques de la mode ? La voyez-vous ; elle attend que la porte de cet élégant salon s’ouvre pour le jeune héros du roman qui l’occupe en cet instant, ou pour la confidente indispensable des chagrins d’un amour faiblement partagé. Qu’il arrive ou qu’elle vienne, le temps n’en doit pas moins passer agréablement ; car, à cette époque de la vie, le plaisir de voir celui qu’on aime n’est guère plus vif que celui de s’en plaindre. Rentrer dans la jeunesse par l’élégie, c’est encore être au rang des heureuses victimes : madame de Freneuil le savait ; aussi prenait-elle des airs langoureux et distraits, des attitudes d’Ariane, qui faisaient l’amusement de ses habitués.

Jouissant d’un bel embonpoint, et par conséquent très-fraîche pour son âge, sa mélancolie amoureuse contraste peut-être d’une manière comique avec sa tournure épaisse et ses joues rebondies ; mais elle parle tant et si bien du martyre d’un cœur mal compris, du malheur d’attacher sa vie aux ailes d’un papillon volage ; elle est si fastueusement émue quand le perfide arrive, si profondément abattue quand il se fait trop attendre, qu’on lui pardonne ses peines et ses joies romanesques en faveur du plaisir qu’on trouve à s’en moquer.

Comme elle est riche, elle est nécessairement adulée, écoutée, et toujours plainte au degré qu’elle exige par ceux à qui elle fait partager son bien-être et tous les agréments dus à sa grande fortune. Sa confidente a de droit sa place dans toutes les loges de madame de Freneuil ; le perfide paye la sienne par une courte apparition pendant le ballet ou pendant l’air de la prima donna. Il daigne être des parties de petits spectacles, car tous les ingrats aiment à rire ; et les grâces d’Odry dans un rôle d’élégant leur semblent une parodie amusante.

Quelle gloire de conserver ainsi près de soi, toute une soirée, l’élégant Polydore, le plus fat des sultans du jour ! Madame de Freneuil ne s’inquiète point de savoir s’il n’est pas dans la salle quelque jeune beauté gardée par un mari jaloux, si la lorgnette du charmant traître ne se dirige pas trop souvent d’un certain côté, si quelque jolie débutante ne fait pas pour lui tout l’intérêt de la pièce : il est là, elle le voit, elle l’entend rire ; on ne peut tant s’amuser que près de l’objet qu’on aime ; cet objet, c’est elle. Quelle source de jouissances infinies dans les faux calculs d’une franche dupe !

L’Italie nous cède-t-elle une de ses virtuoses dont le talent et la beauté tournent toutes les têtes, et particulièrement celle du jeune Polydore ? madame de Freneuil arrange un concert où la belle cantatrice sera entendue et fêtée, car c’est à qui la verra de près et pourra lui adresser le tribut de son admiration ; le projet de ce concert, auquel doivent concourir les plus grandes illustrations musicales, attire de toutes parts un nombre infini d’invitations, de cajoleries, de sollicitations à madame de Freneuil. Ceux qui rient le plus de ses ridicules sont les plus empressés à se faire inviter ; entre-t-elle dans un raout, il se forme aussitôt un cercle autour d’elle, on demande des nouvelles de sa santé avec l’accent du plus vif intérêt. Les femmes vantent le bon goût de sa toque chamarrée d’or, et veulent en avoir une pareille au prochain bal ; les hommes se disputent l’honneur de lui donner le bras pour parcourir les salons et la galerie de fleurs. Ils écoutent de la meilleure grâce ses grosses épigrammes sur la perfidie des hommes ; ils sourient à ses mauvais bons mots, et se consacrent si complétement à elle tant que le raout dure, qu’elle doit se croire l’objet d’une préférence exclusive. Tant de soins lui font craindre que Polydore ne soit jaloux. Elle lui fait signe de venir auprès d’elle ; mais Polydore, tout occupé de séduire l’esprit d’une jolie coquette, ne pense pas à madame de Freneuil ; loin d’être blessée de cette impolitesse ;

— C’est du dépit, se dit-elle ; il affecte de ne pas me voir, et je-suis sûre qu’il ne perd pas un seul de mes mouvements. Mais il se lassera de bouder ainsi, et je serai assez bonne pour lui ôter toute inquiétude. Ah ! que nous sommes faibles, nous autres pauvres femmes !

En effet, Polydore ayant obtenu le mot qu’il désirait, vint rejoindre madame de Freneuil : il avait une grâce à lui demander.

— Vous me trouverez peut-être bien présomptueux, dit-il, mais je viens presque de promettre à madame de Tourval une invitation pour votre concert ; ai-je eu tort ? ajouta-t-il en attachant ses yeux sur madame de Freneuil de la manière la plus tendre.

— Certainement vous avez eu tort, répondit-elle en minaudant, car j’ai déjà invité beaucoup plus de personnes que mes salons n’en peuvent tenir, et les refus que je viens de faire ne me permettent pas d’ajouter un seul nom à ma liste.

— Quoi ! pas même celui de madame de Tourval ? Si c’est ainsi, vous pouvez rayer le mien, car il me sera impossible de me montrer nulle part après avoir si ridiculement compté sur cette preuve de complaisance de votre part : on croira qu’il y a eu fatuité de la mienne à promettre plus que je ne pouvais obtenir de votre bonté, et je ne me sens pas le courage de braver tant d’humiliation.

— Allons, taisez-vous, reprit madame de Freneuil ; n’allez pas faire la mauvaise tête : venez demain matin chez moi, je vous remettrai un billet pour madame de Tourval, mais tâchez que personne n’en sache rien, car vous me brouilleriez avec la terre entière.

— Quand cela serait, dit le perfide avec un sourire coquet, croyez-vous que je m’en désolerais ?

Et il prit d’autorité le bras de madame de Freneuil, qui se laissa entraîner avec une soumission pleine de bonheur et de charme.

Il fallait voir sa fierté nonchalante en traversant la foule des invités, et le soin qu’elle prenait de s’arrêter à tous les gens de sa connaissance pour constater sa gloire ! car elle donnait le bras à l’idole de la mode ; elle s’appuyait sur lui de tout le poids de sa lourde personne, et ce laisser-aller prouvait assez l’intimité qui existait entre eux. Avec quelle complaisance elle s’informait des nouvelles de tout le monde ! comme elle multipliait les poses pour prolonger le plaisir d’être ainsi promenée ! Ces moments d’arrêt, où elle déployait si bien ses vieilles grâces et sa puissance, n’étaient pas tous perdus pour Polydore ; il trouvait toujours moyen de glisser quelques mots, de lancer une œillade aux jolies femmes qui passaient près d’eux. C’est ainsi qu’en entendant parler derrière lui madame de Tourval, il se pencha pour lui dire à l’oreille : « Vous l’aurez. » Elle comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un billet d’invitation arraché à madame de Freneuil, et le sourire le plus reconnaissant répondit à cet avis furtif ; les yeux de Polydore en rayonnèrent de joie, et la vieille madame de Freneuil prit cet air joyeux pour l’effet de ses bontés, et de la satisfaction d’amour-propre qu’éprouve tout jeune homme qui peut se dire :

— Cette femme va donner une fête, et j’en serai le héros.

Il y avait peut-être un peu de ce sentiment-là dans ce qu’éprouvait Polydore ; les cœurs des fashionables sont sujets à ces sortes de petitesses.

Décorateurs, tapissiers, symphonistes, glaciers, fleuristes, cuisiniers, tout fut mis à contribution pour cette soirée, moitié concert et moitié bal, où le beau talent de l’Italienne et les grâces de la jolie Française devaient également enivrer d’amour ce charmant monstre de Polydore.

      Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir,

Polydore est heureux ; madame de Freneuil est la cause première de son bonheur : en faut-il davantage pour un âme noble et dupe ?

Ainsi se passe la première vieillesse de cette femme ridicule ; la seconde n’est pas moins douce, car sa fortune lui conserve toutes les illusions qui aident à mourir : enfants, parents, faux amis, tout lui reste, tous s’empressent autour d’elle. On la soigne, on la caresse ; elle ne connaîtra jamais l’affreux abandon où l’on peut laisser la mère de qui l’on n’attend plus de soins, car elle est infirme ; plus d’héritage, car elle est ruinée ; elle ne finira pas sa vie seule, livrée à la pitié de quelque domestique, regrettant de n’avoir pas succombé plus tôt, et de ne pouvoir emporter dans sa tombe l’espoir de quelques larmes pour prix de ce dévouement passionné, bonheur et supplice d’une mère.

L’ingratitude ne lui apparaîtra jamais dans toute sa laideur ; avec cette dureté naïve qui semble dire : De quoi vous plaignez-vous ? n’êtes-vous pas maintenant inutile ?

Exempte de ces douleurs de l’âme, la vieille dupe s’endort dans l’enchantement de ses illusions. Tout ce qu’elle a cru voir a existé pour elle. Le flatteur était un ami ; le moqueur, un adorateur passionné ; l’héritier cupide, un parent désintéressé ; la confidente pensionnée, une sœur tendre et dévouée ; et cette foule de convives fidèles à son cuisinier, autant d’amateurs d’esprit, de bon goût, que le charme de sa conversation réunissait chaque jour. Sa dernière pensée est encore une duperie ; elle jouit en mourant des regrets qu’elle croit laisser ; elle se transporte au delà de la vie, et voit ses enfants, ses neveux, suivre à pas lents son cercueil en l’arrosant de larmes ; elle entend son éloge funèbre sortir de toutes les bouches ; elle a pitié du désespoir des malheureux qui lui survivent. Ah ! si la réalité se montrait tout à coup à ses yeux presque éteints ; si elle pouvait se traîner dans la chambre voisine, où ses héritiers, impatients de voir finir son agonie, marchandent son convoi, et contraignent son homme de confiance à leur remettre les clefs de son secrétaire pour y chercher ou soustraire un testament ! mais le ciel ne veut pas qu’un moment la triste vérité porte son fatal flambeau sur cette vie. Ce long prestige doit durer autant qu’elle pour l’édification des dupes et le désespoir des insensés qui mettent leurs soins, leur esprit, leur amour-propre, à n’être point trompés !