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XXIII

LE SOMNAMBULISTE


C’était dans le temps où Talma faisait la gloire du Théâtre-Français, où M. Soumet écrivait pour lui le beau rôle d’Oreste, où l’on assiégeait dès six heures les portes de la salle pour l’admirer dans Sylla ; où le chantre des Messéniennes lui préparait un triomphe nouveau dans l’École des Vieillards ; où le spirituel auteur du Folliculaire rêvait pour lui le rôle de Charles VI, ce rôle qui devait révéler toute la puissance d’un talent inimitable, où, noble dans la misère, juste dans la démence, Charles VI arracherait des larmes.

Hélas ! serait-il donc vrai que la perfection, dans quelque genre que soit, fût interdite aux hommes, et qu’y arriver, c’est mourir ?

— Ne viendrez-vous pas demain soir prendre le thé avec nous ? dis-je à M. G… en le rencontrant aux Champs-Élysées ; nous aurons quelques-uns de ces amis que vous aimez tant. Le bon Pichald nous dira un acte de son Léonidas : on assure qu’il y a de beaux vers. Il m’a prié de les faire entendre à Talma, et ce sera amusant de voir agir le génie du poëte sur celui de l’acteur. Soumet viendra aussi ; il doit nous présenter un nouvel enfant des muses, qu’il appelle tout simplement l’Enfant sublime. À l’en croire, il fait déjà des odes divines ; et cette opinion-là, soutenue par l’auteur de tant de vers admirables, doit inspirer de la confiance.

— C’est du jeune V… H… dont vous parlez sans doute, répondit M. G… ; je le connais beaucoup, et je crois aux prédictions de Soumet sur ce jeune talent : en fait de poésie, on peut le regarder comme un oracle.

— Ainsi vous viendrez, n’est ce pas ? Nous aurons une soirée bien littéraire, bien ridicule : chacun de nous y dira quelque chose, pour que la complicité empêche la trahison ; le toujours spirituel Émile Deschamps, l’aimable Alfred de Vigny, le poétique auteur du Parricide, le gracieux troubadour, Jules de Résséguier, le dramatique Ancelot, l’ami le plus dévoué des talents qu’il admire ; enfin tous se comprometteront par un hémistiche au moins ; et pour compléter le ridicule de la soirée, je vous promets une élégie faite et dite par une jeune fille de quatorze ans. Voilà de quoi faire fuir une armée de gens du monde, mais l’auteur des Machabées n’en sera point effrayé.

— Non vraiment, reprit M. G…, et vous me voyez très-malheureux de ne pouvoir jouir du charmant ridicule de cette bonne réunion ; mais si vous saviez avec qui je dois passer ma soirée, vous trouveriez que je ne puis, sous aucun prétexte, me dispenser d’un tel honneur.

— Quel est donc ce grand personnage ?

— Le plus grand de tous, sans contredit ; mais si grand, que je vous défie de le deviner si grand.

— Est-ce qu’il y a réception à la cour ? est-ce avec le roi que vous…

— Sans manquer de respect à aucun roi du monde, celui que je dois voir a bien une autre puissance, vraiment !

— À moins que ce soit Dieu le Père, je ne connais personne qui puisse donner l’idée de…

— Vous approchez, interrompit en souriant M. G… ; un pas de moins, et vous y êtes.

— Quoi ! c’est avec Notre-Seigneur Jésus-Christ que vous passez la soirée ?

— Ni plus, ni moins.

— Ah ! je comprends, dis-je alors en souriant ; vous avez promis à quelque jolie dévote de la conduire au sermon de l’abbé de L. M.

— Si ce n’était que cela, je trouverais bien moyen de remettre la partie à un autre soir : un sermon se retrouve toujours. Mais l’apparition du vrai Dieu n’est pas chose ordinaire ; et si l’on manquait volontairement un tel miracle, il y aurait de quoi se donner au diable : convenez-en.

— Quelle profanation ! m’écriai-je ; comment vous, dont les sentiments religieux ont si souvent et si heureusement inspiré la poésie, vous pourriez vous prêter à une semblable jonglerie !

— Que voulez-vous, j’ai dans l’âme une crédulité stupide, que tous les doutes de mon esprit ne peuvent combattre. D’ailleurs, il y a dans la nature tant de choses que je ne comprends pas, qu’une de plus ne m’étonne guère. Nous avons tous deux pour ami un savant spirituel (ce qui n’est pas commun), un homme que l’étude de l’anatomie n’a pas fait tourner au matérialisme, et que les conjectures de la métaphysique n’ont pas rendu fou. Eh bien, cet homme, qui n’est ni sot, ni charlatan, croit au somnambulisme ; il en raconte des effets à renverser d’étonnement ; des maladies occultes devenues visibles à l’œil fermé d’une jeune fille ou d’un jeune homme, des remèdes souverains indiqués en rêvant, des oracles rendus par l’ignorance et accomplis par le temps ; enfin, une série de miracles plus étourdissants l’un que l’autre. Cela me séduit, moi.

— Je le crois bien, vraiment, et rien qu’en vous en entendant parler je me sens à moitié convaincu ; il ne me faudrait plus qu’un exemple frappant pour achever de m’éclairer ou de me rendre imbécile ; et si je pouvais assister à votre soirée miraculeuse !…

— Rien n’est si facile ; elle se passe chez un de vos amis : il ne vous y a pas invité, parce qu’il a craint votre scepticisme moqueur. Prenez-y garde, au moins ; vous êtes capable de rire au moment le plus solennel, et ce serait d’un exemple abominable.

— Et peut-être contagieux, ajoutai-je ; mais soyez tranquille, je vous promets, à défaut de crédulité, tout le sérieux dont je suis capable.

Nous convînmes de remettre ma soirée au jour suivant ; je reçus une invitation de M. D… pour être témoin du prodige annoncé par la bouche du prophète endormi, et je fus exact à me rendre chez lui à l’heure indiquée.