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XXIV


Je restai assez longtemps avant de parvenir à la porte de M. D… Une file de fiacres en obstruait l’entrée : c’était le cortége de l’enfant somnambule ; il se composait du savant démonstrateur, protecteur, adorateur et endormeur du jeune inspiré, d’une douzaine, d’apôtres qui devaient constater le miracle, et d’autant de néophytes déjà convertis à la nouvelle croyance.

Quand tout cela fut déballé un à un de son fiacre, je franchis la porte, et montai l’escalier le plus vite possible pour jouir de l’effet de leur arrivée. Il y avait un grand recueillement dans la troupe, et j’eus regret de le voir troubler grossièrement par la réclamation d’un des cochers de fiacre, qui prétendait n’avoir pas reçu le prix de sa course. On eut quelque peine à l’apaiser ; l’apôtre, qu’il avait transporté de l’Estrapade à la rue Saint-Florentin, ne voulait rien donner pour boire ; le cocher le poursuivait avec ses gros sabots, et menaçait d’entrer avec lui dans le salon. Mais l’endormeur, voulant éviter une scène si peu digne du rôle d’un apôtre, tira une petite pièce de sa poche, et se débarrassa ainsi d’importunités qui commençaient à tourner en injures. « Les voilà, les voilà ! » s’écrièrent à la fois plusieurs personnes rangées en cercle autour d’un grand salon, dont le centre était occupé par un canapé pouvant servir de lit improvisé.

Tous les yeux se portèrent d’abord sur le sujet ; c’est le nom que ces messieurs donnaient au somnambule.

Il paraissait avoir quinze ans au plus : sa figure, ni jolie ni laide, était pâle et commune, il y avait dans son regard plus de finesse que d’inspiration. Les gens qui l’accompagnaient avaient les manières simples et calmes des comparses de tragédie, qui voient s’accomplir chaque soir sous leurs yeux les événements les plus extraordinaires sans en être émus, tant ils sont dans le secret des moyens employés pour étonner et charmer le public.

Les femmes qui se trouvaient parmi les sectateurs du somnambulisme étaient beaucoup plus remarquables, par leurs chapeaux à plumes mangées aux vers, leurs robes de satin passées, leurs gros souliers et leurs gants sales. Elles étaient, de plus, dans une agitation continuelle, faisant des soupirs mystiques, levant au plafond de petits yeux cernés ; enfin, cherchant à exciter la foi par tous les moyens de séduction à leur portée.

Placé par le maître de la maison entre deux personnes de ma connaissance, je n’osais lever les yeux sur elles, dans la crainte de risquer mon sérieux, et je gardai comme tout le monde un profond silence.

J’avais bonne envie de monter mon imagination au niveau du miracle attendu ; je voulais me pénétrer des idées religieuses qui devaient nécessairement occuper l’esprit des croyants de l’assemblée, mais j’en cherchais en vain l’expression sur leurs visages. Pas un ne semblait méditer sur le grand œuvre qui allait s’accomplir ; les femmes dont je viens de parler exceptées, chacun s’examinait mutuellement avec défiance et curiosité.

Après quelques moments de conversation entre M. D… et l’endormeur, celui-ci procéda tout haut à un interrogatoire entre son sujet et lui, dans lequel le jeune somnambule jura par Notre-Seigneur n’avoir commis aucun péché depuis deux jours, ni en actions ni en pensée.

— En êtes-vous bien certain ? lui demanda son maître. Ne vous est-il point échappé quelques-unes de ces paroles qui suffisent pour altérer l’état de pureté et d’innocence nécessaire à l’accomplissement de vos vœux ? Cherchez bien dans votre mémoire ; car vous savez que les secrets du ciel ne se dévoilent pas à l’impie !

Le jeune homme ayant répondu à cette question solennelle d’une manière satisfaisante, l’endormeur le fit asseoir sur le canapé, puis levant les mains sur sa poitrine, il le magnétisa si bien, qu’en moins de cinq minutes, on vit la tête du sujet se pencher mollement sur les coussins du canapé, et ses bras s’allonger, dans l’attitude d’une personne surprise par un profond sommeil.

Lorsque l’état de somnambulisme fut bien constaté à l’œil exercé du professeur, il demanda s’il y avait parmi nous une personne souffrante qui désirât connaître la cause de son mal, et les moyens de le guérir.

Les plus malades hésitèrent à répondre, tant la crainte d’être mystifié devant témoins l’emporte chez nous sur les intérêts les plus vifs. Un jeune incrédule fut le premier à s’offrir comme victime d’insomnies fréquentes.

La légèreté de son ton, le sourire qu’il dissimulait fort mal, parurent d’abord causer une sorte d’indignation à M. C…, c’est le nom de l’endormeur ; mais loin d’y céder, il prit un air de pitié dédaigneuse, et engagea cet étourdi d’Alfred à se mettre en rapport avec le somnambule, en approchant son pied du sien.

Alors M. C… questionna le sujet, qui s’obstina à ne point répondre.

— Son silence prouve qu’il ne voit rien, monsieur ; et que vos insomnies n’ont point une maladie pour cause, dit alors le savant.

Et le pauvre Alfred vint se rasseoir tout confus du peu de succès de sa plaisanterie.

— Monsieur ! monsieur ! s’écria en cet instant une voix émue qui me fit tressaillir ; est-il vrai que sur le simple contact d’une chose qui a été portée par la malade, le somnambule peut indiquer le remède qui doit la sauver ?

Je me retournai pour voir qui faisait cette question ; à l’anxiété peinte sur les traits d’une femme de près de quarante ans, à cette voix qui recelait des larmes, je devinai une pauvre mère.

C’était madame de R…, que le récit de plusieurs cures merveilleuses, attribuées au somnambulisme, avait engagée à venir à cette séance. Le besoin d’espérer rend crédule ; elle voyait chaque jour s’éteindre sous ses yeux sa fille, un de ces êtres angéliques que le ciel semble réclamer comme trop accomplis pour vivre sur la terre : quinze ans, tout ce que la beauté, la fortune, promettent d’heureux jours, enfin l’avenir le plus doux, ne pouvaient trouver grâce auprès d’une destinée malheureuse. Cette Nathalie si chère semblait condamnée à succomber à la maladie de langueur dont elle était atteinte depuis six mois. Les médecins, après avoir vainement tenté de la ranimer, étaient tombés d’accord de l’envoyer à Nice, dans ce riant hospice des incurables de tous les pays, où le plus beau soleil du monde éclaire chaque jour de nombreux convois, et c’était à la veille de son départ que madame de R… venait tenter un dernier effort en implorant les secours de la seconde vue.

Cependant elle n’avait jamais entendu parler qu’en plaisantant de cette faculté presque divine ; les personnes qui, sur sa prière, l’avaient fait inviter chez M. D… ne s’étaient point refusé le plaisir de rire du ridicule d’une semblable séance ; elles avaient même tenté de la détourner du projet d’y venir, en lui racontant une foule de jongleries dont elles accusaient à bon droit certaines somnambules très-éveillées de leur nature ; mais rien n’avait pu ébranler sa résolution.

Quand un pressentiment s’empare du cœur d’une mère, il y règne comme la voix de Dieu ; c’est lui qui la guide, l’accable ou la soutient. Qui pourrait dire que cet avis secret ne lui vient pas du ciel ? Ah ! s’il daigne accorder parfois un secours surnaturel, n’est-il donc pas dû à la douleur d’une mère ?

Sur la réponse affirmative que madame de R… reçut de l’endormeur, elle sortit d’un sac de taffetas noir une écharpe, en disant :

— C’est elle qui l’a brodée, je la lui ai fait porter toute la matinée ; croyez-vous, monsieur, que ce soit suffisant pour ?…

— Nous allons voir, madame ; donnez-moi cette écharpe, reprit M. C… du ton le plus naturel.

Et l’écharpe déposée par lui dans la main du somnambule, il le questionna sur l’état de la personne qui la portait habituellement.

Après un silence assez prolongé, le jeune endormi proféra quelques mots sur le danger où se trouvait la malade, puis il ajouta qu’on pouvait la sauver en lui faisant boire chaque matin une forte infusion de plusieurs simples, dont un médecin qui se trouvait là prit note.

— En voici une qui ne croît point en France, dit celui-ci à propos d’une plante dont j’ai oublié le nom ; il faudrait la faire venir de l’Inde ; et comme elle n’entre pas d’ordinaire dans la composition des médicaments, je doute qu’il s’en trouve chez nos pharmaciens.

— Où pourrait-on s’en procurer ? demanda M. C…, au somnambule, qui répondit lentement et d’une voix oppressée :

Dans le jardin… d’un particulier… retiré dans un château… près d’Orléans… il en a rapporté deux pieds… à son retour de Calcutta ; ils sont… à l’heure même… en fleurs… dans sa serre…

En finissant ces mots, l’endormi se retourna, et laissa tomber l’écharpe de ses mains.

La mère, qui avait traversé le salon pour mieux entendre l’arrêt du somnambule, s’empara vivement du papier sur lequel l’ordonnance venait d’être écrite ; et elle sortit sans saluer même le maître de la maison, qui courait après elle pour l’aider à descendre.

— La pauvre femme est déjà sur la route d’Orléans, pensai-je, et je ne me trompais pas.