(p. 158-167).
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XIX


Mais quelle rumeur dans le bal ? pourquoi se précipite-t-on vers les fenêtres des salons qui donnent sur la cour ? Qui provoque tous ces rires ? C’est l’arrivée d’une carriole d’osier, que le concierge de l’hôtel, aidé des gendarmes, n’a pu empêcher de parvenir jusqu’au grand perron, tant est la vitesse des chevaux attelés à ce bizarre équipage. Comme la cour est illuminée par un grand nombre de lampions, on distingue facilement la carriole ; d’ailleurs, un jeune plaisant qui arrivait en même temps qu’elle, saute en bas de son tilbury pour venir plus tôt donner dans le bal l’avis de cette entrée triomphale ; on l’entoure, on l’écoute.

— Imaginez-vous, dit-il, d’assez minces chevaux que des harnais de charrette attachent à une petite carriole peinte en vert, toute guillerette, de laquelle s’échappent trois grandes plumes blanches, une douzaine d’épis d’or, et des aigrettes en diamants ; enfin, tout l’attirail d’une coiffure de gala. Un gros homme, criant gare à tue-tête, est le phaéton de ce char élégant ; il le conduit de moitié avec une espèce de chasseur qui porte son chapeau sous le bras, probablement par l’impossibilité de le porter autrement dans la carriole. Ce singulier trio était en train de mettre pied à terre quand je suis arrivé : la pauvre femme faisait des cris affreux, et prétendait ne pouvoir sauter en bas de ce panier roulant sans courir le risque de se casser la jambe ; le chasseur recommandait au gros homme de mieux tenir les chevaux ; car, effrayés par les lampions qui fumaient sous leurs naseaux, ils gambadaient et ruaient à faire peur. J’avais bien envie d’aller offrir le secours de mon bras à la dame emplumée ; car, à travers le burlesque de sa situation, elle m’a paru fort jolie ; mais j’ai entendu le gros homme lui dire : « Prends bien garde en descendant, ma Minette. » Le fou rire m’a pris, et je l’ai abandonnée à son périlleux sort.

Comme ces mots finissaient, on annonça M. et madame Menival ; le jeune homme s’écria :

— Les voilà !

Et les rires redoublèrent.

— Je vois avec plaisir que l’on s’amuse ici, dit en entrant M. Menival sans se déconcerter ; par-bleu ! j’ai donc bien fait de tout braver pour y venir. Savez-vous bien qu’un autre que moi y aurait renoncé, et qu’il m’a fallu forcer ma femme à m’accompagner, elle qui aime le bal à la rage. Eh bien, nous avions tant d’obstacles réunis à vaincre, que son courage était à bout ; elle allait se décoiffer et se mettre au lit, car mon cocher venait de rentrer saoul comme une grive, après avoir mis ma voiture en cannelle à la sortie de l’Opéra, où j’étais allé un moment. Voyant qu’il n’y a pas moyen de s’en servir, j’envoie mon chasseur chez deux loueurs de voitures ; mais à dix heures du soir, un dimanche gras, on ne trouve ni bêtes ni gens ; enfin, pas même de fiacre. Dans cette extrémité, je me rappelle tout à coup la carriole que j’ai achetée pour conduire mes domestiques à la campagne ; elle est couverte, nous y serons à l’abri. Je n’hésite pas ; en cinq minutes, les chevaux sont attelés à la carriole ; mais le difficile était d’y faire monter Minette avec ses diamants, ses plumes et sa robe de crêpe ; elle s’en défendait comme un beau diable.

— C’est par trop ridicule, disait-elle ; on nous bafouera : jamais je ne monterai dans un tel brelingo.

— Bah ! lui ai-je dit, quand chacun se sera récrié une fois sur notre manière d’arriver, cela sera fini ; au bout du compte, tu n’en seras pas moins madame Menival, ta robe et tes diamants n’en seront pas plus laids pour être venus en carriole ; et tu verras la fête, et tu t’amuseras, au lieu de rester chez toi à pleurer de dépit ; sans compter que ce pauvre d’Aulerive, à qui nous avons donne rendez-vous au bal, serait d’une inquiétude affreuse s’il ne nous voyait pas arriver. Enfin, grâce à mon éloquence, elle s’est décidée.

— C’est fort bien à vous d’avoir employé toutes les ressources de votre imagination dans une circonstance si importante pour nous, dit M. de Rochebelle d’un ton affectueusement goguenard. Vous avez deviné à quel point votre présence était nécessaire à nos plaisirs, et je ne saurais vous en exprimer toute notre reconnaissance.

Puis se retournant du côté de sa femme :

— Madame de Rochebelle, ajouta-t-il, ayez soin de M. Menival ; veillez à ce qu’on arrange sa partie de whist.

Et M. Menival, entouré, choyé, complimenté, passa dans le salon où l’on jouait, ravi des frais qu’on faisait pour lui et de la résolution qui l’avait porté à tout braver pour venir prendre sa part des plaisirs de la fête.

— Voilà, sans nul doute, l’homme le plus sage qui soit ici, dit le jeune comte de M… à la spirituelle duchesse de Na…, car il se moque de la moquerie.

— Ah ! vous appelez cela être sage, dit en souriant la duchesse ; mais vous ne voyez donc pas avec qui sa femme danse en ce moment pour la troisième fois ?

— Si vraiment ; c’est avec M. d’Aulerive.

— Eh bien, quand son mari se serait privé du plaisir de la conduire ici en charrette pour la voir coqueter ainsi toute la nuit, il n’y aurait pas eu grand mal.

— Ah ! mon Dieu ! dans quelle erreur vous êtes ! Le pauvre mari aurait passé une semaine cruelle : sa femme aurait été d’une humeur insupportable ; elle aurait fait quelque scène de jalousie à d’Aulerive, pour s’être amusé à un bal où elle n’était pas ; et Dieu sait ce qui s’en serait suivi. Croyez-moi, ce gros Menival est l’homme du monde qui arrange le mieux sa vie ; je n’en veux pour preuve que son air satisfait.

— Il me semble que ce bonheur-là est à la portée de beaucoup de gens ; que n’en essayez-vous ?

— Je le voudrais bien, vraiment ; mais ma stupide vanité s’y oppose : ne faut-il pas s’ennuyer comme tout le monde, aller bâiller aux Italiens, étouffer dans les routs, sourire à ses ennemis, vanter les sots à la mode, accepter des dîners d’apparat, répondre à de fastidieuses agaceries, se confondre en reconnaissance pour d’insipides fadeurs, leur en sacrifier de plus douces ? Et tout cela par ton, ou plutôt par lâcheté ; car, avec un peu plus de courage, on ferait, comme M. Menival, ce qui plaît le mieux, en dépit de l’usage et des ricanements.

Cette conversation fut interrompue par le maître de la maison, que les lois de l’étiquette obligeaient à s’occuper particulièrement de la duchesse de N… Il était pâle à faire peur ; sa respiration était courte, sa voix altérée ; son sourire grimaçait, et son affectation à dire des choses flatteuses, à paraître enchanté de réunir tant de personnes distinguées, trahissait un malaise invincible. Il venait de faire plusieurs robers contre Menival, et il les avait perdus ainsi que trois paris considérables ; car Menival, confiant dans son étoile, jouait aussi gros jeu qu’on voulait, ce qui lui procurait souvent l’honneur de faire la partie de grands personnages : sans être à beaucoup près aussi fort qu’eux, il les gagnait habituellement, tant l’absorption totale des plus minces facultés peut l’emporter sur la plus riche intelligence distraite.

Tout en causant avec la duchesse de N…, M. de Rochebelle cherchait des yeux sa femme ; celle-ci, qui sent un regard ennemi s’appesantir sur elle, quitte brusquement M. d’Arthenay pour se rapprocher de son mari et de la duchesse de N… ; mais M. d’Arthenay, fidèle à son système, la suit, et vient se plaindre à M. de Rochebelle du refus qu’on fait de danser avec lui le galop.

— En vérité, dit-il, madame m’accable du dédain le plus humiliant pour un pauvre valseur, et j’ai recours à l’autorité conjugale pour faire valoir mes droits de premier inscrit ; on veut me sacrifier au petit L… et cela parce qu’il est affreux. C’est un titre comme un autre ; mais je ne mérite pas d’être immolé à cette grande puissance ; j’en fais juge madame la duchesse.

— Comment donc ! répondit cette dernière, vous avez mille fois raison ; mais je trouve que vous vous plaignez bien haut du tort qu’on veut vous faire. Savez-vous, ajouta-t-elle d’un air malin, qu’à la place de M. de Rochebelle j’en serais jaloux.

— En effet, dit M. de Rochebelle en souriant de la meilleure grâce ; je crois que je vous devrais de m’en inquiéter ; de semblables rigueurs sont ordinairement des préférences à l’envers fort alarmantes. Mais que voulez-vous ? je ne sais point me révolter contre le destin.

— Et voilà ce qu’il y a de désagréable, reprit M. d’Arthenay ; que pouvons-nous tenter, nous autres pauvres aspirants ? Quand la mauvaise humeur d’un mari ne nous seconde pas, nous n’avons plus de chance de succès.

— J’en suis vraiment désolé, dit M. de Rochebelle sans quitter le ton ironique ; mais je ne saurais me donner ce ridicule en votre faveur.

— C’est aussi faire preuve d’une sécurité trop dédaigneuse, interrompit la duchesse ; cela m’indigne, et je passe à l’ennemi, je vous en préviens ; si je pouvais l’aider à vous tourmenter, un peu, j’en serais enchantée. Allons, ma chère Albine, prêtez-vous de bonne grâce à notre conspiration, et donnez-nous le plaisir de voir votre mari un moment jaloux ; c’est un petit châtiment qui est bien dû à son calme insolent.

Madame de Rochebelle savait à quoi s’en tenir sur ce calme affecté ; elle ne répondit que par un de ces sourires qui n’engagent à rien. L’embarras y fit succéder une petite toux, qui est la ressource ordinaire des femmes qu’un mot vient de déconcerter. Alors son mari prit la parole autant pour venir à son secours, que pour développer son système de philosophie conjugale ; il mit tant de soin à prouver l’inutilité de la surveillance et sa profonde indifférence des événements que tant d’autres redoutent, qu’il laissa la duchesse de N… convaincue de son inaltérable confiance en la vertu de sa femme, et M. d’Arthenay encore plus persuadé du parti qu’il pouvait tirer d’un orgueil si avantageusement placé.