(p. 77-86).


X

DES VIEILLES FILLES


De toutes les conditions humaines la mieux en possession de la pitié moqueuse du monde, c’est celle d’une vieille fille. Est-elle encore jolie, la médisance ne tarit point sur son compte ; est-elle laide, on trouve tout simple que personne n’en ait voulu ; sa conversation est-elle enjouée, elle paraît trop leste ; est-elle sérieuse, on la trouve pédante ; fait-elle quelques frais pour paraître agréable, c’est la rage de se faire épouser qui l’anime ; n’en fait-elle aucun, sa présence est ennuyeuse, on la fuit. On fait des paris à côté d’elles sur sa virginité ; on tend des piéges à son expérience ; enfin, c’est un objet continuel de dédains ou de plaisanteries.

Ce cruel destin, auquel sont condamnées tant de filles sans dot, voulez-vous y échapper, vous que la pauvreté menace de l’indifférence des hommes ? Soyez ridicules.

Avez-vous passé l’âge de l’espérance ? établissez-vous dans votre désespoir, tranchez de la femme : sortez seule, rentrez tard, dites ce qui vous passe par la tête, en dépit des mots hasardés qui peuvent échapper à votre vieille innocence. Sont-ils un peu trop hardis ; eh bien, tant mieux ! on aime tout ce qui fait rire, et puis cette naïve gaieté détruit la contrainte insupportable qu’impose si souvent l’ignorance plus qu’incertaine de la plupart des vieilles filles.

Pour mieux rassurer sur votre renonciation à tous projets de mariage, affublez-vous de quelques-uns de ces chapeaux à plumes rouges, dont l’éclat fait mal aux yeux ; ne craignez pas de le porter avec une robe couleur de rose, une écharpe lilas : c’est au burlesque de votre parure que vous devrez l’attention des hommes et l’indulgence des femmes ; sûres de pouvoir se moquer avec eux de votre tournure, elles leur permettront de causer avec vous, et vous serez moins abandonnée qu’elles. Qui sait même si, dans le nombre de ceux à qui vous aurez répété cent fois que vous aviez horreur du mariage, que la seule idée d’avoir un enfant vous faisait frémir ; qui sait, dis-je, si parmi vos railleurs eux-mêmes, il ne se trouvera pas un taquin qui voudra vous contrarier, et triompher de votre antipathie matrimoniale !

Il est une autre espèce de vieilles filles qui échappent au malheur par l’illusion. Celle-là est la plus ridicule, et partant la plus heureuse. Elle a trente-cinq ans, n’a jamais quitté sa mère, ni renoncé à aucune des habitudes de sa jeunesse : elle tient ses yeux baissés, et ne répond que lorsqu’on l’interroge ; son front se colore au moindre récit amoureux ; apporte-ton le billet qui fait part de l’accouchement d’une amie de sa mère, elle se trouble, rougit, et mourrait plutôt que de demander des nouvelles de l’enfant.

Sa mère va-t-elle dans le monde, elle ne la quitte point, et se place à table à côté d’elle de peur de s’exposer à écouter le plus petit mot que sa mère ne pourrait entendre ; l’invite-t-on à danser, elle n’accepte qu’après en avoir demandé la permission ; glissant sur le parquet sans oser s’élever, elle conserve son attitude pudique jusque dans le désordre du galop ; puis, quand le danseur novice qui l’avait priée à défaut d’aucune autre, la ramène à sa place, elle montre la plus touchante confusion en traversant ainsi tout le salon au bras d’un jeune homme.

Vingt ans se sont écoulés depuis qu’on lui a dit pour la première fois qu’elle était jolie ; elle croit que c’est hier, tant l’uniformité de sa vie en marque peu les jours. Ce sont toujours les mêmes occupations ; elle a conservé tous ses maîtres. Elle prend ses leçons de chant, de piano, de dessin, d’italien et d’anglais comme en sortant de pension ; voilà pour la matinée. Avant dîner, elle met sa robe à la vierge, son petit tablier de taffetas ; s’il vient du monde le soir, elle chante une ou deux romances en tremblant comme une pensionnaire ; puis on montre ses aquarelles aux derniers venus dans la maison ; car on pense bien que les amis qui les admirent depuis vingt ans en ont une idée suffisante. Elle reçoit les compliments avec un embarras modeste, qui s’augmente à chaque exclamation du nouveau présenté ; car c’est sur lui qu’elle vient de placer ses idées d’avenir, et ces chastes émotions qu’elle transmet depuis si longtemps d’un jeune homme à un autre. L’événement a déjà cent fois trompé son attente ; son cœur n’en est pas découragé. Le lendemain détruit le regret de la veille ; ainsi bercée par le charme d’une illusion sans cesse renaissante, elle arrive à la vieillesse sans avoir souffert du célibat.

La vieille fille de province, moins intéressante que celle-ci, a des jouissances inconnues de la célibataire des grandes villes. Sa domination ne peut se comparer qu’à celle des abbesses. Recueillie par l’aîné de ses frères, par celui qui tient le rang de chef de famille, elle commence par chercher à se rendre utile dans la maison : elle fait les confitures, surveille la lessive, et travaille à la layette des enfants. Mais son ambition ne s’en tient pas là ; elle rêve une autorité sans bornes sur tous les domestiques de la maison, et profite du premier moment où sa belle-sœur écoute la déclaration d’un jeune voyageur pour s’emparer des clefs du linge et des provisions. Munie de ce trésor, elle commande en reine : pas un morceau de sucre, pas une serviette ne se distribue sans son ordre ; c’est elle qui gronde les enfants, qui renvoie les domestiques, qui invite les voisins ou les brouille avec son frère. Est-elle mécontente des gens qu’il amène, elle leur fait faire un dîner détestable ; se trouve-t-il parmi ceux qui sont recommandés à son frère un homme sur lequel elle puisse fonder quelque espérance, on ne manque de rien ; le dessert est au complet, et les assiettes montées sont garnies de bonbons à devises qui peuvent au besoin servir d’aveux. La joie d’un bon repas commence à gagner les convives ; la vieille fille entend vanter ses fruits confits et sa marmelade ; elle prend un air modeste pour répondre aux compliments que lui en fait celui pour qui elle minaude ; mais quel son barbare a frappé son oreille !

— En vérité, ta femme n’en fait pas de meilleurs, lui dit un ami.

Sa femme ! ô découverte affreuse !

— Il est marié, pense-t-elle avec rage ; eh bien, qu’il aille prendre son café chez sa femme, il n’en aura pas ici.

En effet, l’eau n’est pas assez chaude, la cafetière filtre mal, enfin le café n’est pas prenable. En vain le maître de la maison s’en plaint ; on ne l’écoute pas. C’est à mademoiselle Dorothée qu’on répond ; c’est elle qui défend d’allumer le billard, de préparer les tables de jeux, de peur de retenir et d’amuser les convives ; et chacun lui cède, car elle a un entêtement despotique.

Nous avons encore la vieille fille dont la passion, toujours désappointée, a tourné à la politique : son opinion, acerbe dans sa forme, amère en ses discours, dépend toujours des opinions du dernier homme qui n’a pas voulu l’épouser ; était-ce un jeune libertin, elle est dévote ; un libéral, elle est ultra ; un vieux marquis, elle se fait jacobine. Dans toutes ces conditions, son intolérance est la même. Elle veut qu’on destitue tous ceux qui ne vont pas à confesse, qu’on mette en prison tous les journalistes, ou qu’on détrône tous les rois. La dernière de ces fureurs est la plus comique parce qu’elle s’étend jusqu’au plus petit gentilhomme. Elle accuse la caste entière de tous les maux qui ont depuis tant d’années affligé la France ; oubliant tous les frais qu’elle a faits pour se concilier l’amour d’un marquis, elle se pare d’une haine native contre tout ce qui a porté un titre ; ceux fondés sous l’Empire trouvent seuls grâce à ses yeux, car elle n’a point encore été délaissée par de vieilles moustaches : ces messieurs-là ne s’adressent guère qu’aux jeunes et jolies femmes.

À l’affût des nouvelles, elle colporte de maison en maison celle qui doit le plus contrarier les sentiments ou les intérêts des opposants à sa dernière opinion ; entremêlant ses récits de légères personnalités pour les rendre plus piquants, elle se fait craindre, détester, mais elle échappe du moins à cette implacable ennemie des vieilles filles, à l’indifférence.

Sa vie, que l’inutilité devait condamner à l’ennui, est semée d’agitations, de tracasseries, de petits triomphes, dont sa malice fait des plaisirs. Elle est toujours là pour jouir des humiliations du parti qui succombe, et dit, avec l’accent d’une fausse pitié : « Hélas ! je l’avais bien prévu, » à chaque événement qui flatte sa politique vindicative ; enfin, elle donne à la haine tout ce qu’elle n’a pu dépenser en amour ; c’est vivre encore, et comme son talent de médire l’oblige à tout savoir, on l’invite comme on s’abonne à un petit journal qui dit du mal de beaucoup de monde.

La dernière espèce de vieilles filles et la meilleure, il faut l’avouer, est à peine ridicule ; mais aussi son bonheur n’est pas de ce monde. Tout aux intérêts d’autrui, celle-là se consacre aux soins qu’exige une vieille mère, un parent, une amie. A-t-elle une sœur belle, et qui aime à briller, elle immole ses jours, son avenir, au bonheur de cette sœur chérie ; elle élève ses neveux ; et si la dissipation de leur mère nuit à leur fortune, elle les dote de la sienne. On ne peut la flatter, lui plaire, qu’en louant ou en aimant sa sœur et ses neveux : elle n’a jamais dit le mot moi de sa vie ; son orgueil, sa sensibilité, sa coquetterie, ses succès, « elle a tout placé chez Adèle, » chez cette aimable sœur, qui semble l’avoir devancée de deux années dans ce monde pour être le premier, l’unique sentiment qu’elle doit éprouver. L’humeur, la jalousie, n’ont jamais altéré cette communauté de cœurs où l’un donne tout et l’autre quelque chose ; car, lorsqu’une femme a payé sa dette à l’amour, à la maternité, que lui reste-t-il pour l’amitié ?

N’importe, cette affection secondaire suffit pour alimenter le dévouement de son existence entière. D’abord, on médit d’un si parfait détachement de soi-même, on irait jusqu’à le calomnier, s’il n’était justifié par le respect qu’il inspire ; mais ce qui est bien a cela de bon qu’on ne peut en médire longtemps. Aussi la conscience du vrai agit en dépit de tout ; et, si elle force quelquefois à mépriser ce qu’on aime, elle conduit à l’estime et à l’admiration à travers la malveillance et le dédain ; ce n’est pas le moindre des miracles de notre organisation morale.

Cette vieille fille-modèle passe inaperçue dans le monde ; hors du petit cercle d’amis de sa sœur, personne ne sait ce qu’elle vaut ; on la traite comme une dame de compagnie. Son amour-propre n’en souffre pas : il n’est plus à son usage. Un seul chagrin peut l’accabler, ce n’est pas l’ingratitude ; elle ne demande rien que de pouvoir se dévouer. Mais que l’objet d’une telle amitié meure, que tant de sentiments placés sur un seul être refoulent sur le cœur qui reste, la pitié n’a pas d’expression assez forte pour peindre son malheur. Y succombera-t-elle ? Non, car le ciel lui offre encore un moyen de ne pas vivre pour elle : la charité réclame ses soins ; et c’est au milieu des souffrances, des plaintes des mourants, qu’elle achève sa vie de sainte.

Nulle pompe funèbre n’accompagne sa mort, nul article nécrologique n’apprend qu’elle a vécu. Les malheureux seuls la regrettent… Pourquoi ce silence, cet abandon ?… Vous le savez trop bien, vous que l’amour-propre, ou plutôt la passion de vous-même, rend si joyeux et si ridicule.