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XIV


Pendant que nous faisions tant d’efforts pour monter passablement un ouvrage, que nous dépensions notre argent en costumes magnifiques et notre temps en répétitions ; enfin, pendant que nous bravions tant de peines pour nous donner l’apparence d’un plaisir, il y avait dans la même ville une société de petits bourgeois à qui nos représentations pompeuses avaient tourné la tête au point de vouloir les imiter. Mais comme il leur aurait paru très-fade de jouer des personnages tels qu’ils en rencontraient tous les jours, ou tels qu’ils étaient eux-mêmes, ils voulurent donner dans un genre plus relevé.

Le bel esprit de la compagnie, perruquier de son état, se disant coiffeur des dames, quand il en arrivait à l’auberge ; faisant de la littérature avec les uns, du commérage avec les autres, et de la politique avec tout le monde, avait été le premier à donner à ses pratiques l’envie de jouer la comédie.

De grandes difficultés se présentèrent d’abord contre ce projet. Les intérêts de commerce, qui ne permettaient pas de quitter la boutique ; les vieilles mères, qui craignaient pour la vertu de leurs filles ; les tantes dévotes, qui criaient à la damnation ; et puis les parents avares, ou sages, qui comptaient la dépense.

Ces obstacles réunis auraient été invincibles sans l’avis d’un vieux fou, qui, se joignant à tous les jeunes, finit par l’emporter sur les nombreux sermonneurs.

Ce bon M. Grignard avait été fort amoureux, dans sa jeunesse, d’une actrice de province ; il n’était alors que garçon épicier, et c’est en allant porter du sucre et du café chez la demoiselle, qu’il s’était épris de ses charmes. Comme elle payait rarement, elle lui prodiguait les billets de parterre ; et Dieu sait si Grignard allait chaque soir l’applaudir de bon cœur !

Sans la crainte de la misère et des coups de bâton dont son oncle l’aurait généreusement gratifié, le pauvre garçon aurait cédé aux sollicitations de la petite actrice ; elle prétendait qu’avec une figure aussi expressive, qu’avec la mémoire et les petits talents qu’elle connaissait à Grignard, il ferait un excellent jeune premier. Elle se réjouissait à la seule idée de lui voir quitter le tablier de toile pour revêtir l’habit brodé en paillettes, ou le frac élégant, et changer sa casquette de cuir contre le chapeau à plumet. Cependant, le garçon à la casquette était toujours certain de trouver un bon dîner à la table de son bourgeois, et l’acteur au plumet blanc était souvent exposé à dîner par cœur ; mais l’amour se livre-t-il à de semblables réflexions ?

C’en était fait des destins de Grignard, sans la banqueroute opportune du directeur de la troupe et le départ précipité de la jeune première, qu’un vieux célibataire des environs s’était chargé de faire engager à un petit théâtre de Paris.

Rendu à la raison par la nécessité, Grignard continua à se livrer au commerce ; mais ce ne fut pas sans garder un vif regret des succès qu’il s’était promis dans sa carrière dramatique.

Parvenu, par la mort de son oncle, au grade d’épicier, de chef de maison, il avait vieilli dans l’habitude des chiffres, sans préjudice de l’amour des arts, et c’est à sa passion connue pour le théâtre qu’il avait dû l’honneur d’être invité à nos représentations. Qu’on juge de sa joie en apprenant le projet qui circulait déjà dans plusieurs boutiques !

— Quelle erreur ! répond-il aux gens qui en médisent ; c’est tenter le diable, dites-vous, c’est perdre son temps ! et quel temps est jamais mieux employé que celui qu’on donne à une leçon de morale ? Connaissez-vous une pièce où les défauts des hommes ne soient point bafoués, et où leurs crimes ne soient pas punis ? Ne sont-elles pas remplies de belles tirades sur la probité, la morale, et tout ce qu’on prêche de plus saint ? N’est-ce pas un sermon continuel qui ne diffère des autres que parce qu’il est amusant ? Croyez-moi, vous ne pouvez choisir un délassement plus propice à l’éducation de vos enfants. Cela leur apprendra les belles manières ; quand on a joué la comédie, qu’on a parlé en public, on est plus hardi avec le monde, l’on sait mieux vanter sa marchandise ; sans compter qu’on apprend l’orthographe sans s’en douter. Je vous en offre un exemple, ajoutait Grignard ; car je dois le peu que j’en sais aux rôles que me faisait autrefois répéter la charmante Aspasie.

Ces discours, appuyés par l’autorité d’une chevelure plus d’à moitié blanche, devaient triompher de toutes les objections, et nous reçûmes bientôt des billets d’invitation pour nous rendre au grand pressoir de la ville.

Les vendanges ne devant avoir lieu que le mois prochain, l’espèce de hangar destiné au pressoir se trouvait disponible. Grignard se chargea de le louer à ses frais pour trois semaines, et un des acteurs, garçon charpentier, y dressa un théâtre dont le perruquier, artiste, voulut peindre lui-même les décorations. Il avait pour enseigne un ancien tableau représentant la fête d’un village des environs d’E… Grignard y avait ajouté un homme auquel on fait la barbe, et, charmé d’avoir si bien réussi dans ce personnage, il s’était déterminé à copier le plus fidèlement possible le reste du tableau sur les châssis et la toile de fond du théâtre.

Pendant ce temps, la troupe assemblée faisait choix de la pièce qui devait exciter l’admiration des spectateurs. Le fils du seul maître de pension qui fût dans la ville devait avoir tout crédit sur les suffrages de l’assemblée ; aussi n’eut-il aucune peine à faire adopter à l’unanimité le Philoctète de La Harpe, car on ne saurait nier qu’il n’est pas celui de Sophocle.

Ce choix pourra surprendre, et pourtant rien n’était si simple. Le Cours de Littérature de La Harpe était alors la Bible des pédants de province ; on ne pouvait supposer qu’un homme qui jugeait de tout ne fît pas mieux qu’un autre, et l’on adoptait ses ouvrages sur sa parole : d’ailleurs le jeune professeur n’avait lu que ceux-là ; excellente raison pour leur donner la préférence.

Quant à ses camarades, ils en avaient une meilleure pour consentir à ce choix ; c’était l’ignorance complète où ils étaient de la pièce, de l’époque, du pays, du nom des personnages ; détails minutieux qui gênent plus qu’ils ne servent dans l’accomplissement d’une représentation bourgeoise. Ce qu’ils désiraient avant tout, c’était quelque chose qui les sortît de leurs habitudes ; un langage fort éloigné du leur, et des costumes comme ils n’en avaient jamais rencontrés. Philoctète remplissait à merveille toutes ces conditions. Mais trois actes ne pouvaient suffire à la soirée ; on décida qu’un drame du même auteur, compléterait le spectacle, et le rôle de Mélanie fut accepté par une petite marchande de modes très-avisée.

Le pressoir déménagé, le théâtre dressé, et les banquettes posées, on fixa le jour de la représentation, et nous dérangeâmes l’heure de notre dîner pour ne pas manquer le lever du rideau.

La Fête du village était parfaitement copiée, et la vue des enseignes de plusieurs cabarets connus du parterre excita tout d’abord les applaudissements ; c’était une joie générale.

— Tiens, vois-tu la maison au père François ? criait l’un.

— Et le nouveau cabaret des Labranche ? disait un autre ; et le jeu de boule de la grande place ? Ah ! c’est-y ressemblant !

L’artiste, qui avait prévu l’effet de son décor, voulait laisser au public tout le temps d’exhaler son admiration ; mais en vain il disait d’une voix étouffée aux Grecs impatients de se montrer :

— Pas encore ; Vous vous pressez trop.

En vain il les retenait par le bas de leur tunique : le bouillant fils d’Achille s’élança sur la scène, suivi d’Ulysse et des Grecs de sa suite.

C’est en ce moment que notre sérieux eut à supporter une première attaque qui faillit lui faire perdre contenance. Ulysse et son illustre compagnon étaient vêtus assez convenablement, sauf une perruque de paysan dont le plus vieux avait pensé devoir s’affubler, comme représentant mieux la sagesse du héros. Ces grands cheveux plats et blancs tombant sur un col brun tout nu, et se jouant par-derrière sur les plis d’un manteau antique, étaient d’un effet déjà assez burlesque ; mais nous nous attendions bien à quelques recherches de ce genre, et nous n’en témoignâmes aucune surprise.

Il n’en fut pas de même pour l’aspect singulier que présentaient les deux Grecs composant la suite de Pyrrhus. À leur vue, en dépit de notre savoir-vivre, il fallut pouffer de rire.

Un parent de la troupe se trouvait près de moi : c’était un de ces amis ardents à recueillir ce qui se dit de leurs protégés, à répondre aux critiques, à excuser les défauts, enfin, à tout expliquer.

— Cela vous étonne, nous dit-il de l’air le plus simple. Eh bien, il n’y avait pas moyen de faire autrement ; et quand vous saurez le fait, vous en conviendrez vous-mêmes.

Curieux de connaître la cause d’un effet si bizarre, nous nous penchâmes vers le voisin pour mieux l’entendre.

— Vous jouez la comédie, messieurs, continua-t-il ; par conséquent vous devez savoir toutes les contrariétés qu’on éprouve avant d’arriver au jour de la représentation ; on n’avait cependant rien épargné pour celle-ci : vous allez en juger, car tous les costumes que vous voyez, on les a fait venir de Paris. Vous pensez bien que des habits aussi bien troussés que ceux-là ne se trouveraient pas dans toute la Champagne. Eh bien, messieurs, ce maudit Babin, ce fameux costumier, qui fournit des habits même à des chambellans, n’a-t-il pas eu la bêtise de nous envoyer les tuniques, les manteaux, sans s’apercevoir qu’il oubliait les casques.

— Ah ! quelle horreur ! m’écriai-je.

— Encore si sa caisse était arrivée un jour plus tôt ; mais c’est la diligence d’hier soir qui l’a apportée : on n’avait pas le temps de renvoyer à Paris, et puis cela aurait doublé les frais ; dans cet embarras, la société s’est assemblée ; chacun a donné son avis sur le parti à prendre : les uns voulaient qu’on jouât tête nue, les autres en casquette. Cela n’est pas décent, leur ai-je dit : qu’est-ce que c’est que le costume grec ? C’est un ancien habit habillé, n’est-ce pas ? Eh bien, mettez des chapeaux à la Henri IV.

— Excellente décision ! parfaitement jugé ! dis-je en m’avançant de manière à cacher une jeune femme qui était à côté de moi, et qui riait à faire scandale.

Mais mon voisin, ne doutant pas que nous ne fussions très-satisfaits de son explication, ne prenait plus garde qu’à ce qui se passait sur le théâtre. Je le voyais surpris en écoutant ces vers dits avec une emphase fort excusable dans des acteurs de tradition :


Ulysse à Pyrrhus.


              Il s’agit de tromper Philoctète.
Je vois l’étonnement où ce seul mot vous jette ;
Mais, n’importe, écoutez. Il va vous demander
Qui vous êtes, quel sort vous a fait aborder
Sur les rochers déserts qui défendent cette île ;
Dites-lui sans détour : Je suis le fils d’Achille.

— Il appelle cela tromper, dit mon voisin ; diable ! il se trompe lui-même ; il ne peut y avoir rien de semblable dans la pièce.

— Non, dans celle de Sophocle, répondis-je, mais fort bien dans celle de La Harpe : je vous affirme que l’acteur n’est pas dans son tort.

— Au fait, cela me surprenait beaucoup, reprit-il ; car c’est un gaillard qui a une mémoire d’enfer. Vous achèteriez à crédit un rat-de-cave ce soir dans sa boutique, qu’il s’en souviendrait dans dix ans.

En contemplant ces soldats grecs coiffés d’un chapeau à trois cornes, je m’attendais à voir paraître Philoctète en bonnet de coton. Son état de malade autorisait bien cette petite liberté ; mais Grignard, chargé de ce rôle important, avait trop d’expérience du théâtre pour tomber dans une telle faute : son costume était d’une exactitude merveilleuse, et bien plus comique que toutes les infractions des autres. D’abord, ayant entendu dire que Talma jouait autrefois les rôles antiques sans revêtir ses bras et ses jambes de tricot couleur de chair, Grignard, pour mieux peindre la misère où les perfides Atrides, comme dit la rime, avaient laissé ce pauvre Philoctète, s’était imposé la loi de paraître à moitié nu.

La saison rendait ce devoir facile ; cependant, en Champagne, les soirées commencent à être fraîches. On s’en apercevait au petit nez rouge du héros, et à la chair de poule qui recouvrait ses bras débiles ; car l’artiste Grignard n’était pas un de ces gros épiciers dont la rotondité remplit si bien l’habit d’un garde national. On voyait à sa petite mine ridée, à ses membres fluets, que plus d’une passion avait passé par sa grande âme. Ah ! si la noblesse des sentiments pouvait tenir lieu de celle des manières, il l’aurait emporté sur Talma lui-même ; mais par malheur ses yeux chinois et son nez retroussé offraient un contraste frappant avec les grandes lignes qui distinguent ordinairement un profil grec. L’illusion était difficile ; n’importe. Il beuglait comme un taureau, se démenait comme un possédé, et les applaudissements interrompaient chacune de ses tirades. Le fameux Tu me menaces, traître, le Qu’en dis-tu ? de Larive, fut vociféré par Grignard de manière à faire écrouler la salle ; aussi quels transports il excita ! C’étaient des trépignements, des exclamations interminables ; enfin, Grignard voyait dans ce triomphe dramatique sa grande destinée accomplie.

Heureusement tout ce bruit couvrait nos éclats de rire, qui redoublèrent à l’apparition céleste d’Hercule.

Si les costumes avaient causé quelque embarras aux acteurs, on pense bien que le char nébuleux dans lequel le demi-dieu vient débiter sa morale ne donnerait pas moins carrière à leur imagination : les uns proposaient un coffre recouvert de toile grise, qu’on pourrait, à la rigueur, prendre pour un nuage ; les autres, un petit tonneau, qui aurait fait un Bacchus d’Hercule ; mais le voisin, qui était déjà venu à leur secours avec ses chapeaux à trois cornes, devait encore les tirer de peine en cette circonstance. Il offrit de consacrer au dieu de la force le tape-cul dans lequel il allait chercher ses provisions à Reims ; on décida à l’unanimité que ce tape-cul ferait un char aérien très-supportable dès qu’on l’aurait débarrassé de ses roues et de son brancard. L’avis adopté, on passe deux grosses cordes au coin de chaque panneau, on les réunit sur un tourniquet placé au fond du cellier, et par ce moyen la caisse du tape-cul descend et remonte à volonté.

Rien de plus ingénieux, sans doute, mais c’est toujours par la négligence d’un petit détail que les plus belles conceptions avortent : on n’avait pas prévu que le tape-cul, chargé, produirait un tout autre effet que vide, et que les cordes réunies, se tordant par la pesanteur d’Hercule, il en résulterait un tournoiement continuel, qui montrerait alternativement le héros par devant et par derrière ; position fort gênante pour adresser la parole aux acteurs et au public. Tant que le char tournait du côté de la salle, on pouvait garder son sérieux, malgré la grotesque figure d’Hercule et sa peau de renard en manière de peau de lion ; mais quand la torsade ramenait le char vers le fond du théâtre, et que le demi-dieu perdait de vue ses auditeurs sans discontinuer son discours, il n’y avait plus moyen d’y tenir.

Voici dans quelle disposition cette tirade fut prononcée par la petite voix grêle de l’apothicaire demi-dieu :


      Hercule, dans un nuage lumineux.

Arrête, et reconnais Hercule et ton ami :
Je descends pour toi seul de la voûte éternelle.
Je partage des dieux la grandeur immortelle ;
Tu sais par quel chemin je m’y suis élevé.

Et Philoctète, qui savait effectivement très-bien comment son ami était grimpé là, lui faisait signe de s’accrocher aux cordes pour les empêcher de tourner ; mais l’impulsion était donnée, et le char poursuivant sa carrière, ce fut aux cabarets peints sur la toile de fond que s’adressèrent ces paroles :


Par les mêmes travaux, tu dois être éprouvé.
Ton sort est de marcher dans les sentiers d’Alcide :
Suis ce jeune héros qui s’offre pour ton guide.
La Grèce sur tes pas conduira ses guerriers ;
               Ici le profil d’Hercule se montra.
Et le sang de Pâris doit teindre tes lauriers.

— Tudieu ! quel révolutionnaire ! s’écria un spectateur qui croyait qu’on parlait de la grande ville.


Sa vie est dévouée aux flèches que tu portes :
Du coupable Ilion tu briseras les portes.

Et le dieu s’interrompant :

— Détournez donc les cordes, vous autres, dit-il aux machinistes du tourniquet.

Et les machinistes, voulant obéir, donnaient des saccades au char, qui faisait trébucher Hercule.

Voyant quel danger le menaçait, et qu’au lieu de suspendre sa rotation la peine qu’on se donnait pour séparer les deux cordes en accélérait le mouvement, l’acteur se mit à débiter aussi vite qu’il tournait ; il en était à cette sentence finale de son rôle :


Et la pure vertu, le plus beau don des cieux,
Ne meurt point avec l’homme, et se rejoint aux dieux.


lorsque le char s’arrêta enfin ; mais l’amateur machiniste qui venait de s’en rendre maître n’avait point calculé le moment où il se fixerait, et notre bonheur voulut que ce fût justement lorsque le vainqueur du lion de Némée s’adressait à la toile de fond.

On ne voyait nécessairement plus que son dos lorsque Philoctète prosterné lui répondit :

Ô voix auguste et chère, et longtemps attendue, etc

À cette invocation, le rire devint général, et nous ne fûmes plus obligés de nous contraindre.

Sauf ce léger incident, rien ne troubla l’ensemble de la tragédie, qui finit au bruit des témoignages d’une admiration générale.

L’entr’acte fut long, mais il ne le parut pas, tant chacun était animé à vanter le talent des acteurs, à discuter sur ceux qui avaient le plus contribué au succès étonnant de la représentation. Que de compliments récoltèrent alors la mère et les bonnes amies de Pyrrhus, le seul jeune homme qui eût encore paru sur le théâtre ! Et combien madame Grignard dut-elle se féliciter des premières amours de son mari pour une comédienne !

Au lever du rideau, la scène n’avait subi qu’un léger changement : c’était toujours la Fête du village ; seulement on avait caché le bas de la toile de fond et celui des coulisses par un vieux fauteuil de velours d’Utrecht, une table et quatre chaises de paille ; cela était censé représenter le mobilier du couvent ; la grille d’une porte de jardin figurait la grille du parloir, et il aurait fallu y mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas se croire dans une chambre.

Je donne à deviner en mille quel est le premier personnage qui vint se placer audacieusement sur le devant du théâtre.

On devait jouer Mélanie.

— C’est monsieur ou madame de Faublas qui commencent la pièce par une scène de ménage passablement ennuyeuse, dira-t-on.

— Oui, ordinairement cela se passe ainsi dans les théâtres soumis à un directeur dont l’absolutisme ne laisse aucun sentiment de son libre arbitre à l’homme qui se fait acteur ; mais il n’en est pas de même chez l’amateur indépendant. S’il consent à se prêter au plaisir public, c’est à condition que son métier, ses habitudes et ses affections n’en souffriront point ; loin de lui la pensée d’abandonner un ami, de l’affliger un instant pour la vaine gloire de paraître ce qu’on n’est pas ; d’ailleurs, un succès n’est doux qu’autant que celui qui nous aime en est témoin. C’est ce qui avait maintenu l’acteur chargé du rôle du marquis de Faublas dans la ferme volonté de ne point se séparer de Favori.

Or, Favori, chien moyen, à longs poils noirs et blancs, était de cette race consacrée aux savetiers qu’on voit tout le jour errer dans les rues sans crainte d’être volés, qui ne rentrent jamais au logis à jeun, tant ils seraient sûrs d’y rester dans le même état jusqu’au lendemain. Favori, mieux traité par le sort que ses pareils, était le tyran de son maître : celui-ci ne pouvait faire un pas sans en être suivi, il ne pouvait manger un morceau de chose que ce fût sans que Favori en dérobât une bonne part, ni même parler à personne sans que les aboiements de son chien voulussent bien le permettre.

Dans cette dépendance, il avait déclaré ne pouvoir se charger du rôle de Faublas. Ce rôle affreux, refusé par tout le monde, était pourtant indispensable. Comment faire ? Des ambassadeurs de tout âge, de tout sexe, furent dépêchés au maître de Favori, pour obtenir de lui le sacrifice momentané d’une présence aussi chère. Ce fut en vain ; il consentit seulement à enfermer son chien dans le foyer pendant les répétitions ; mais l’animal faisait de tels gémissements dans sa retraite qu’on ne s’entendait pas sur le théâtre. On lui rendit la liberté, il en usa depuis pour devancer ou accompagner son maître chaque fois qu’il entrait ou sortait, pour mêler quelques sourds grognements aux sermons du curé, ou aux imprécations de Mélanie.

Une si bonne conduite lui avait concilié tous les membres de la troupe ; habitués à voir Favori suivre exactement les répétitions sans jamais les troubler, ils ne pensèrent pas que ce personnage de plus dût faire aucun tort à la pièce.

J’avoue qu’il me captiva plus que tous les autres, et que sa manière d’écouter me parut un vrai modèle d’esprit et de politesse. Assis fièrement sur ses pattes de derrière, il suivait des yeux les plus en colère des interlocuteurs, comme pour se demander lequel il devait combattre ou défendre ; puis on le voyait céder à la réflexion toute simple que cette colère-là, revenant depuis quelque temps tous les jours à la même heure, sans qu’il en survînt rien de fâcheux pour personne, il pouvait se tenir tranquille.

Ce qu’il y avait de plus remarquable dans l’addition de ce rôle quadrupède, c’est, qu’excepté nous, personne n’en témoignait la moindre surprise ; tant ceux qui connaissaient le maître de Favori savaient que lui et son chien étaient inséparables.

Il n’y a que les grands caractères qui parviennent à faire tolérer ainsi leur manie, et tout en riant de l’attitude solennelle du chien, je pris le maître en grand estime, et cherchai à deviner à quelle corporation il appartenait : son habit de marquis et sa manière de porter l’épée ne pouvaient me l’apprendre. Une simple réflexion faite tout haut me tira de peine.

— Voilà un singulier goût, dis-je ; mettre des gants bleu foncé avec un habit de satin vert-pomme !

— Des gants ? répéta mon voisin, où lui voyez-vous des gants ?

— Mais où on les porte ordinairement.

— Ah ! je vois ce qui vous donne cette idée : vous trouvez qu’il a les mains un peu brunes, n’est-ce pas ?

— Pour un blond surtout, et un blond fort blanc, du reste.

— Ah ! c’est qu’il a mis une pièce d’étoffe à la teinture ce matin, et ce coquin de bleu-de-roi tient comme le diable après les doigts.

J’appris ainsi le métier du barbare père de Mélanie, métier dont le voile blanc de la novice porta bientôt les traces ; car, dans sa fureur, il la repoussait chaque fois qu’elle s’approchait de lui pour le fléchir, et chaque fois aussi le bleu d’une main cruelle laissait l’empreinte de cinq doigts sur les vêtements de la victime.

Elle seule ne s’en apercevait point, toute au soin de paraître pudique, ses regards ne quittaient la terre que pour s’élever vers les cieux. Sa voix un peu enrouée, s’entendait à peine ; avertie par Grignard des droits de l’hémistiche, elle s’y reposait outre mesure, et pour y arriver plus tôt, précipitait sa marche, en laissant de côté virgules, points, enfin tout ce qui aurait pu la retarder.

Cette diction faisait singulièrement valoir les vers de ce genre :

      On ne pardonne pas… à qui nous fait rougir…
      Un père quoi son sang… quoi ! je n’obtiendrai rien !

Ce père quoi dépouillé de toute exclamation, était d’un effet merveilleux. La chaleur du perruquier Monval, de l’Achille de ce drame bourgeois, pouvait seul balancer l’admiration que provoquait le débit cadencé de l’infortunée Mélanie. Mais ce qui dépassait tout ; c’était Favori : sa manière d’entrer en scène, de dormir pendant les sermons philosophiques du curé, de se lever précipitamment à chaque sortie de son maître, ajoutait un grand intérêt à celui de la pièce ; on voulait savoir s’il conserverait jusqu’au bout sa dignité : un seul moment la familiarité l’emporta. C’est lorsque M. de Faublas, apprenant qu’il n’a plus de fils, et que sa fille s’est empoisonnée, tombe accablé sur un fauteuil. Favori le voyant assis, s’élance sur ses genoux, et s’y établit en rond comme à son ordinaire, sans s’inquiéter des derniers soupirs de Mélanie. Cette faute lui vaut un coup de poing qui le précipite à terre, sa tête porte la première, il pousse des gémissements affreux. Monval, qui vient de tirer son épée pour son propre compte, veut la faire servir à chasser Favori ; mais le chien se révolte, il saute aux mollets de l’amant. Mélanie pousse un cri de l’autre monde, la bataille s’engage et Dieu sait ce qui en résulterait si Faublas ne prenait son chien par la peau du cou, et ne le mettait sous son bras à la place de son claque.

Mais le calme est rétabli, Mélanie est remorte, son père est traité de tigre par Monval, de pécheur par le curé, de converti, par l’auteur, et la toile tombe sur ce vers un peu mythologique :

      Dieu vengeur ! à quel prix vous m’avez éclairé !

Les applaudissements succèdent aux pleurs ; tout le monde s’accorde pour dire qu’on n’a jamais rien vu de plus intéressant, de mieux rendu. Mon voisin se frotte les mains en me disant :

— Vous n’oser pas aborder ce genre-là, vous autres ; le cothurne vous fait peur ; vous en restez aux petites comédies ; ah ! c’est qu’il faut se donner du mal pour produire de ces effets tragiques !

— Je conviens que nous ne saurions approcher de ce genre, et que de ma vie je n’ai passé une soirée plus amusante, ai-je répondu.

Comme tout atteste la vérité de ce suffrage, le voisin me quitte pour aller le répéter aux premiers de la troupe.

Il les trouve dans l’ivresse du succès, en attendant de se livrer à une autre ; il partage avec eux le jambon, le fromage et les pruneaux fournis gratis par Grignard ; et les joies du banquet comique égalent les sourires qu’excite parmi nous le souvenir de cette incomparable soirée. Incomparable en effet ; car les amusants et les amusés en sortirent également ravis.

Vivent les plaisirs ridicules pour divertir tout le monde !