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XV

DES VIEUX PAPILLONS


Cette espèce est toujours maigre, quelquefois décharnée, mais leste et adroite ; elle se fait remarquer par des cheveux rares, et ramenés avec peine des confins de la nuque sur les glacis du crâne, ou bien par une chevelure couleur de fantaisie : les plus communes sont prunes-de-monsieur ; cette teinture s’harmonise parfaitement avec les creux de leur visage. La perruque n’est admise que chez les papillons invalides ; elle est l’enseigne des prétentions désespérées, car elle rend les dénoûments difficiles. Le moyen de se présenter à un rendez-vous nocturne, avec ou sans perruque ; et comment s’exposer aux lutineries d’une jeune folle, avec la crainte de se voir tout à coup séparé d’un ornement si indispensable !

Les mouches à poil, collées par brevet d’invention, offrent moins de danger ; et l’on voit tous les jours des papillons de cinquante ans s’en trouver à merveille.

Les mieux conservés de ces insectes sémillants sont d’un usage fort commode ; ils servent à tranquilliser les maris par leur présence inoffensive, et sont quelquefois l’espérance des mères. Arbitres des plaisirs des femmes près desquelles ils voltigent, ce sont eux qui font inscrire les noms des danseuses sur la liste des plus beaux bals ; ce sont eux qui louent les loges, qui forment les parties de campagne, qui servent d’écuyer aux jolies amazones : ils sont aussi les oracles des parvenus ; ce sont eux qui leur apprennent à dépenser leur argent. On les consulte sur les anciens usages et les modes nouvelles ; ce sont eux qui dirigent les jeunes mariées à leur entrée dans le monde, et qui, à force de leur répéter que les jeunes papillons sont indiscrets, finissent souvent par être le confident ou même le secret de celles qu’un mari désagréable ou volage livre aux dangers de l’ennui ou de l’abandon.

On rit de leur tournure adolescente, de leurs rides, de leurs regards amoureux, de leurs flatteries classiques ; mais comme ils sont aujourd’hui sans rivaux dans l’art de s’occuper des femmes ; qu’ils ne les sacrifient point à un déjeuner d’huîtres ou à une partie de whist, à la lecture de vingt journaux ou bien à des discussions politiques, ils jouissent de tous les profits attachés à la présence continuelle. Il n’est pas une femme bien élevée qui ne préfère leur galanterie surannée aux propos lestes, aux manières brusques, de la plupart des élégants du jour ; leurs soins assidus aux négligences humiliantes d’un mari, et leur reconnaissance pour la moindre faveur à l’ingratitude d’un joueur politique tout occupé du thermomètre de la Bourse.

Pendant que toutes les autres espèces s’agitent en sens contraire pour arriver à la fortune ou au pouvoir, celle des vieux papillons, fidèle à son ancien culte, ne pense qu’au plaisir. Philosophes sans le savoir, ils laissent se démener l’intrigant qui vole de ministère en ministère pour obtenir la destitution qui doit lui faire place ; l’ambitieux que de fausses promesses et de véritables humiliations ne dégoûtent pas du métier d’aspirant ; l’avare spéculateur que l’océan des affaires ballotte sans cesse des rives du Pérou aux bords funestes de Botany-Bay : et jetant sur tous ces damnés de la terre un regard de pitié, le papillon sexagénaire vole, avec le secours des ailes de son tilbury, du bois de Boulogne à l’Opéra, de l’Opéra au bal ; là, il se repose.

Campé auprès de la plus jolie danseuse, il cause avec elle tout le temps que les chassés ou la queue-du-chat le lui permettent ; car l’importance à la mode obligeant les jeunes hommes à s’interdire les plaisirs de leur âge, il n’y a plus que les écoliers en tout genre qui osent danser, et la conversation d’un écolier est au moins timide. Quel avantage pour le vieux papillon, qui sait depuis si longtemps ce qui est doux à l’oreille des femmes ! On ne parle qu’à lui.

Dans sa frivolité constante, il a effleuré tous les arts, il sait vanter à propos et flatter avec finesse ; c’est à coups d’éloge qu’il démolit un rival : tantôt c’est un bon garçon, un parfait honnête homme, ou bien un gaillard fort adroit, qui entend bien ses affaires ; d’un autre, il dit : c’est un charmant étourdi qui ne sait rien feindre ; enfin, c’est toujours d’une de ces qualités mortelles dont il les affuble, et qui tuent l’amour ou l’empêchent de naître.

Ces petits moyens, appuyés sur de grands ridicules, triomphent des plus rebelles. La jeune femme s’y laisse prendre d’autant plus facilement que l’appât lui semble moins dangereux ; la coquette y cède pour s’assurer le suffrage d’un de ces vétérans de la mode qui font encore les réputations galantes ; et la prude n’y saurait résister, car, quel asile plus sûr contre la malignité du prochain que l’amour d’un vieillard fashionable !