(p. 226-231).


XXVII


À dater de ce jour, il se fit un changement remarquable dans les manières de madame de Vardennes avec Théophile ; sa froideur se changea en cordialité, sa contrainte en épanchements ; elle établit entre elle et lui une sorte de fraternité dont il s’affligeait et se félicitait à la fois. Souvent il se questionnait sur ce qui lui valait tant et si peu. Il ne pouvait l’expliquer qu’en supposant à madame de Vardennes plus d’amour qu’elle ne semblait en avoir pour Agenor.

Une autre remarque l’affermit dans cette idée : la mauvaise humeur, la jalousie d’Agenor, avaient fait place à la confiance et à une gaieté qui, sans être positivement offensante, avaient un air d’ironie dont M. de Renange se sentait blessé au fond du cœur. Il ne l’était pas moins de l’empressement que mettait madame d’Ermeuse à lui confier sa fille, soit pour aller au spectacle, soit pour les conduire toutes deux dans le monde ; enfin, c’était à qui le traiterait le mieux comme un homme sans conséquence.

Pendant ce temps Agenor faisait des progrès rapides ; sa fatuité ne les laissa point ignorer, et madame de Vardennes fut bientôt placée dans la nécessité de le prendre pour amant ou pour mari ; la sagesse qui l’avait dirigée jusqu’alors ne rendait pas son choix incertain, et le jour du contrat fut fixé.

L’amitié et la philosophie de Théophile succombèrent en cette occasion ; il s’avoua ses regrets, et la crainte de les trahir lui fit prendre le parti de s’éloigner pendant une année de Paris. Plusieurs missions lui étaient proposées, il accepta celle qui le forçait à partir sans délai, et cela pour n’être point témoin du mariage de son ami.

Malgré les lettres les plus tendres adressées par les nouveaux époux, tout le temps que dura cette absence, Théophile conserva un ressentiment d’autant plus vif contre Agenor qu’il se le reprochait comme une injustice. Un soupçon ridicule, dont il s’accusait en riant, revenait sans cesse à sa pensée, et il s’étonnait de tout ce que ce soupçon faisait naître en lui de désir de vengeance.

Dès que la pensée est sur la trace d’un fait, elle évoque les moindres souvenirs, tout lui sert d’indices, et l’on sait qu’il échappe peu de coupables à cette police du cœur.

À peine de retour auprès d’Agenor et de sa nouvelle famille, Théophile sut à quoi s’en tenir sur l’ingénieux moyen dont son ami s’était servi pour annuler toutes ses prétentions auprès de madame de Vardennes. Un mot de madame d’Ermeuse avait suffi à cette découverte. Les vieilles gens ont parfois des précautions indiscrètes, des égards humiliants. Le silence réclamé par madame d’Ermeuse sur une histoire dont tout le monde riait, ses regards dirigés du côté de Théophile comme pour demander grâce pour lui, confirmèrent tous ses doutes sur l’obligation qu’il avait à son ami.

Un sot s’en fût révolté ouvertement, aurait demandé vengeance bien haut, et n’aurait pas manqué de commettre cent extravagances pour se laver aux yeux du monde du plus malheureux des ridicules. Mais Théophile n’était pas homme à tomber dans ce tort ; son esprit juste et fin fut aussitôt frappé des profits qu’on pouvait retirer de ce ridicule ; il eût regretté d’avoir rien fait pour l’acquérir ; mais, puisqu’il le devait à la générosité d’un ami, il l’accepta avec reconnaissance, sauf à réclamer plus tard.

À la faveur de cette sage condescendance, Théophile s’établit dans la maison d’Agenor comme un ami sans conséquence. Il vit avec plaisir la sécurité qu’il inspirait à madame de Lauréal, passer à toutes les jeunes prudes de sa société. Improvisait-on un bal au piano, les plus jolies se disputaient à qui danserait avec lui. À la promenade, la moins hardie venait prendre son bras. Aux petits jeux innocents, il était de toutes les pénitences où l’on s’embrasse, et les maris, loin d’en témoigner de l’humeur, en riaient de ce bon rire conjugal qui cause tant de plaisir aux amants.

La crainte de perdre les avantages de sa position l’empêchait souvent d’en profiter ; il ne s’adressait guère qu’aux femmes aussi intéressées que lui à garder son secret, car il voulait surtout parvenir à la seule qu’il aimait. La moindre indiscrétion qui l’eût réhabilité l’aurait perdu sans retour. Amour, plaisir, vengeance, tout s’évanouissait avec son ridicule.

Que de raisons pour le choyer ! et qu’il trouvait de force contre les moqueries peu décentes de certaines personnes, dans l’abandon mystérieux du petit nombre de femmes qui tiennent à leur réputation ! Comme il suivait exactement la route qu’on lui avait tracée, qu’il se donnait bien tous les airs du grade qu’on lui avait conféré ! Il n’en oublia qu’un seul, il ne parlait jamais de ses prétendues conquêtes. Cette omission dans les habitudes des héros du genre aurait suffi pour le trahir ; s’il s’était trouvé dans les salons où il allait le plus souvent en observateur exercé. Mais madame de Lauréal, ne pouvant soupçonner cette double ruse ; croyait Théophile l’homme le moins dangereux du monde : c’était l’important.

Dire comment il s’y prit pour la ramener du dédain à la crainte, de la pitié à l’amour, et tout cela pendant qu’Agenor était avec son général en inspection, ce serait trop difficile et trop peu discret ; sans doute, il fallut bien des soins pour se faire écouter, des tournures bien ingénieuses pour se faire comprendre, et toute la pureté d’un esprit supérieur pour traiter un sujet si délicat. Enfin, Théophile parvint à exciter l’indignation de madame de Lauréal contre la calomnie dont elle avait été dupe et peut-être victime. Mais s’il s’était donné beaucoup de peine pour arriver là, il s’en donna bien davantage pour l’empêcher de rien tenter, même sans danger de se compromettre, contre son cher ridicule ;

« Songez, dit-il, à ce que je lui dois ! »