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XII

LE BIENFAITEUR CALOMNIÉ.


Quel est ce misérable avec son habit râpé, son chapeau à jour, ses bottes ressemelées, et son col sans chemise ?

C’est l’homme le plus passionné du monde ; celui dont l’amour est à l’abri d’un moment de froideur ou d’infidélité ; celui que la possession de l’objet aimé rend chaque jour plus ardent, plus craintif de le perdre. Soins, peines, privations, tout est volupté pour cette âme brûlante, lorsqu’il s’agit de conserver son idole. Jamais l’amitié, la dévotion, la maternité, ne produisirent une pareille abnégation de soi-même. Le froid, la faim, la misère, l’humiliation, il les supporte sans se plaindre, heureux de souffrir pour ce qu’il aime. Semblable au grand-prêtre d’un dieu insatiable, il entasse sacrifice sur sacrifice, pour mieux se prouver à lui-même l’excès de son adoration ; du haut de ce culte fanatique, comme il regarde en pitié les plaisirs du monde, ces joies fugitives payées si cher et dont il ne reste qu’un double vide dans le cœur et dans la bourse ! Tout ce que la fierté peut donner de courage, il le trouve dans sa passion effrénée ; enfin, il ne lui manque, pour être le plus grand homme de son siècle, que de consacrer sa patience et son génie à l’intérêt général.

Pourtant cet homme, objet de la dérision de tous les temps, de tous les peuples, mis en scène par les Romains, retracé vivant par le pinceau satirique de Molière, est l’éternel plastron des traits moqueurs de toutes les classes de la société ; la coquette le fuit d’une lieue, les enfants le suivent en ricanant, les domestiques n’ôtent pas leur chapeau en le voyant passer, les pauvres le maudissent, le prodigue l’insulte ; et pourtant, quand le jour de la mort arrive, demandez aux héritiers des deux, lequel mérite le plus d’éloges, de celui dont les caprices dispendieux ont causé la ruine de ses enfants, ou de celui dont les privations leur ont légué un trésor ?

Oui, nous posons en principe que l’avare de nature, celui que la société n’a pas corrompu, qui ne sacrifie ni au faste, ni à la crainte du ridicule, qui s’exile volontairement, par sa passion, du reste des humains, qui méprise la douleur et tous les besoins de la vie ; celui-là, disons-nous, est la seconde Providence de sa famille. Tant qu’il existe, cette famille, sûre de n’en rien obtenir, emploie toutes ses facultés à se créer une fortune ; excellent moyen pour former les bons sujets. Et quand sa mort vient livrer ses coffres pleins d’or à des mains actives, c’est le Nil qui se répand sur des rives fécondes, c’est la richesse qui vient au secours de l’industrie ; tandis que le prodigue, dont on ne s’est jamais moqué, fait succéder à tous ses vains plaisirs la honte et la misère.