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I

LE PRÉJUGÉ


Ainsi que la pauvreté, le ridicule n’est point un vice, c’est bien pis, a dit un bel esprit du xviiie siècle, et les gens du monde élégant, les philosophes de boudoir, les aristarques du foyer de l’Opéra, ravis de ce bon mot, ont établi en principe, que le plus grand des malheurs de la société civilisée était d’être ridicule. Ingrats ! comment la voix de la conscience, cette voix qui ne trompe jamais, ne vous a-t-elle pas imposé silence au moment de proférer un si grand blasphème ! Comment la réflexion, qui nous montre si cruellement nos déceptions en tous genres, et nous fait calculer si juste le peu que nous récoltons de nos avantages, ne vous éclaire-t-elle pas assez pour accorder à nos ridicules le respect et la reconnaissance qui leur sont dus. Ô vous que la nature et l’art ont tant favorisés ! descendez dans votre cœur, compulsez tous les souvenirs qui l’honorent le plus ; évoquez vos vertus premières, vos qualités acquises, vos agréments naturels ou étudiés, et dites si aucune de vos nobles facultés, aucun de vos dons précieux, vous a jamais rapporté autant que le moindre de vos ridicules ?

On s’en moque, direz-vous ; et c’est là le premier bienfait attaché à cette source intarissable de jouissances. Semblable à la vertu qui s’enrichit par des sacrifices, à la religion, qui met l’outrage et les humiliations au nombre des voluptés chrétiennes, le ridicule fait la joie de tout le monde et le bonheur de ceux qui en sont doués ; la gaieté qu’il inspire, toujours hypocrite, n’est jamais injurieuse, car le plaisir qu’il donne, comme tant d’autres plaisirs, a besoin du mystère ; il faut en cacher la cause, en rire furtivement, et flatter le ridicule pour s’en amuser encore et longtemps. Que de soins, de cajoleries, naissent du puissant intérêt de se conserver un sujet de médisance et de gaieté ! Il n’est point de grand personnage, de grand talent, plus choyé que l’homme ridicule dont la manie doit occuper et divertir pendant ses soirées entières toute une réunion de moqueurs. Voyez comme on l’entoure ; c’est à qui l’exploitera, le mettra en valeur : chacun veut provoquer sa verve, seconder son effet ; on le questionne avec bienveillance, on lui fait mille agaceries pour lui soutirer une sottise ; et la prévention est telle en sa faveur qu’on lui compte souvent pour des saillies originales et piquantes les platitudes reçues, qui font ordinairement la base des conversations générales.

Vu des hauteurs de la philosophie, le ridicule est le lien le plus solide de tous ceux qui unissent les hommes : c’est la seule réciprocité constante, inaltérable, à l’abri des caprices du cœur et des faiblesses de l’esprit. Les exemples d’amitié héroïque que nous ont transmis les anciens ne sont rien en comparaison de l’attachement dévoué de deux êtres enchaînés par le plaisir sans cesse renaissant de se dénigrer l’un l’autre. Avec quelle gaieté ils se bafouent, se taquinent, se trahissent ! quitte à se battre ensuite avec le mauvais plaisant qui rit des travers qu’ils dénoncent ! Comme ils se suivent, comme ils s’épient pour découvrir plus tôt la mésaventure ou le moindre désappointement qui peut les déconcerter ! Il n’y a guère qu’un grand succès ou une grande action qui puisse troubler cette harmonie parfaite ; et encore les grandes actions, les grands succès, sont si faciles à tourner en ridicule !

Il n’en est pas de même des hommes : l’ironie la plus ingénieuse ne peut les doter du ridicule qui leur manque.

Ce don précieux est-il échu par droit d’héritage ou bienfait de nature à une femme jeune et riche, c’est bien un autre triomphe vraiment ! Manières affectées, attitudes singulières, grands airs bourgeois, langage commun, parure exagérée, mots burlesques, tout devient succès pour elle : la curiosité lui assure une politesse, une prévenance, au moins de la part de toutes les femmes ; car ce qu’elle a d’étrange devant servir à la conversation de plusieurs jours, il faut l’avoir vue de près pour en pouvoir rire avec connaissance de cause. Mais comme l’esprit et les prétentions d’une femme ne sont jamais bien stimulés par une autre, et que la coquetterie est l’ingrédient le plus nécessaire aux développements des facultés ridicules, les jolies moqueuses en sont réduites à implorer le secours des hommes pour apprendre d’eux les bons mots comiques, les agaceries provinciales, les vanités grotesques, qui font le charme de la coquette ridicule. Comment celle-ci ne se croirait-elle pas l’oracle d’un salon, la reine d’une salle de spectacle, lorsqu’elle voit qu’on se porte en foule là où l’on a l’espoir de la voir, de l’entendre causer, et qu’on assiége sa loge pour obtenir un mot d’elle ? Mais on ne la recherche ainsi, direz-vous, que pour aller colporter de loge en loge, ou de maison en maison, ses questions saugrenues ou ses réponses niaises. Eh ! qu’importe le malheur qu’on ignore ? Les soins empressés, les hommages, l’effet sans cesse renaissant d’une surprise qu’on prend pour de l’admiration, ne sont-ils pas des joies positives, que chaque jour ramène plus douces et plus enivrantes ? Demandez à cette femme dont la coiffure est empruntée à la Diane antique, la robe imitée de celle de madame de Maintenon, ornée des larges manches du moyen âge ; demandez à cette poupée, habillée de toutes pièces et de tous siècles, si elle n’est pas cent fois plus heureuse, plus ravie d’elle-même que cette jeune personne assise à quelques pas de là, dont les beaux cheveux relevés simplement à l’air de sa physionomie, la robe blanche, la tournure élégante, l’attitude modeste et gracieuse, plaisent sans doute, mais ne se font pas remarquer ? Les danseurs passent devant elle sans l’apercevoir, tant leurs regards sont frappés de l’étrangeté d’une parure qui a mis à contribution tous les genres, toutes les époques et toutes les couleurs ! La pauvre enfant voit les contredanses se succéder, et personne ne vient l’inviter : ainsi délaissée, elle se croit laide ; elle en veut à sa mère de lui interdire les guirlandes dorées, les marabouts roses, les robes archidécolletées, enfin tout ce qui saute aux yeux des danseurs blasés ; elle donnerait une année de son innocente vie pour un quart d’heure d’enivrement pareil à celui qui brille dans les regards de la valseuse moitié grecque et moitié châtelaine.

Eh bien, depuis cette innocente créature jusqu’au brave député qui écoute l’orateur sans préventions, qui juge les discours sans esprit de parti, qui vote selon sa conscience, et qui par conséquent est dédaigné des ministres, oublié du pouvoir et presque toujours blâmé par ses commettants, tout subit le néant de la sagesse et du convenable. Un seul travers comique, insupportable même, les arracherait à cette mort civile ; mais leur nature timorée s’y oppose : semblables à la jeune vierge que la pudeur, encore plus que la religion, condamne à un célibat éternel, ils ignorent la vie.

C’est dans l’espoir de prouver cette grande vérité, et de combattre le seul préjugé qui ait survécu à nos révolutions, que nous offrons au public éclairé ces observations modestes, fruit de nos longues études dans la science si peu approfondie du ridicule ; heureux si, pour prix de nos travaux et des expériences faites sur nous-même, nous parvenons à vaincre les incrédules, à convertir les moqueurs, et à démontrer à tous le bonheur, la puissance et la gloire attachés au sceptre du ridicule.