Le Roi (1900)
Flammarion (p. 1-np).

LE ROI

L’ÉPOPÉE FRANÇAISE



LA SOLDATE (à paraître).
LE ROI.
LE TUMULTE (à paraître).
LA GUERRE EN DENTELLES.
LA LÉGENDE DE L’AIGLE.
LES DEMI-SOLDE.

DU MÊME AUTEUR


LES YEUX CLAIRS.
LES DERNIERS LYS.
LE CLOITRE DE L’ACTION (Légion Etrangère), sous presse.




Il a été tiré, de cet ouvrage, vingt exemplaires
sur papier de Hollande, tous numérotés.

ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)
GEORGES D’ESPARBÈS

LE ROI
POÈME ÉPIQUE
PRÉCÉDÉ
D’une préface de MAURICE BARRES
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue racine, près l’odéon

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.

Je dédie ce Livre
au
PEUPLE GASCON

INTRODUCTION


La Poésie Épique


L’acte d’un homme qui, abdiquant sa personnalité, se sacrifie à une volonté plus générale que la sienne ; les phénomènes généraux de la vie des armées, des foules, des peuples ; les phénomènes généraux de la nature, comme les tempêtes, l’éruption des volcans, les phases de la création, le mouvement des astres, toutes ces choses sont des sujets épiques.


Le Roi


La notion de Roi est donc une idée épique. Mais la poésie épique étant la poésie des phénomènes généraux du monde, pour que l’idée de Roi constitue un sujet essentiellement épique, il faut que ce roi soit un Roi d’Action ayant un objectif général.

Épopée du Roi d’Action


Elle comprend ici quatre divisions, correspondant aux quatre phases de la vie du Roi :

1o — La phase où il développe son corps, son cœur, son intelligence, son être entier.

2o — La phase où, développé, il prend une pleine conscience du milieu où il est appelé à évoluer.

3o — La phase où, ayant pris conscience de ce milieu, il développe autour de lui la force nécessaire pour le dominer.

4o — La phase où, ayant développé cette force dominatrice, il s’en sert pour sauver le milieu.

Les quatre divisions de l’épopée du Roi d’Action seront donc l’Enfant, l’Homme, le Capitaine, le Roi.

Mais dans chacune de ces divisions, pour que le tableau de la vie du Roi conserve son caractère épique, il convient de montrer, de chacune des actions du Roi, l’esprit général, extra-individuel qui les rend épiques ; il faut, pour que le Roi d’Action soit vraiment épique, qu’il vive, individu, d’une vie générale, et que tous les phénomènes de sa vie soient des phénomènes généraux.

Par suite, l’enfant ne sera pas un enfant ordinaire, mais un Prince, c’est-à-dire un enfant épique ;

L’homme ne sera pas un homme ordinaire, mais un Français, c’est-à-dire un homme épique ;

Le capitaine ne sera pas un capitaine ordinaire, mais un Héros, c’est-à-dire un capitaine épique ;

Et le roi ne sera pas un roi ordinaire, mais un roi agissant, un Sauveur, c’est-à-dire un roi épique.

Sans cesse, tandis que la vie de cet enfant, de cet homme, de ce capitaine, de ce roi se déroulera, il faudra que l’idée de patrie jette sur chacun des phénomènes de la vie de cet être vivant la lumière générale qui doit les rendre épiques. Et c’est ce but du salut national posé sans cesse comme objectif de l’action royale qui doit donner à l’œuvre son unité.


Quel personnage, dans l’histoire, a réalisé ce Roi ?

Quand on présente l’un à l’autre deux corps, l’un combustible et l’autre comburant, ils rayonnent avec violence. La combinaison de l’idée du Roi d’Action et de l’image du prince de Navarre est éblouissante. Henry IV est la réalisation historique du Roi d’Action théorique.

Le merveilleux se posait comme question accessoire. Il devait réunir les conditions suivantes :

1o — Ne pas appartenir à la théogonie chrétienne. Henry IV n’est pas un héros chrétien.

2o — Être dans le génie religieux des temps modernes.

Les Tisseuses réunissent ces conditions nécessaires pour que le merveilleux du poème soit une chose vivante, susceptible d’émouvoir les âmes.

L’ENFANT

I


Il fallut abattre une haie de piques et lever quatre canons d’arquebuses pour dégager la reine qui, équipée de buffle et de fer, avait voulu suivre son mari Antoine au combat. Quelques gros chevaux, rudement, bousculèrent les Espagnols ; de haut en bas, des épées tranchèrent, puis fauchèrent de droite à gauche, rythmiques, au-devant de la bonne Dame. Délivrée, elle se pencha aux lèvres d’un proche pour tâcher d’entendre, malgré le bruit, ce qu’on voulait d’elle, — et à reculons, jolie, toujours menaçante, flanquée de huit Gendarmes qui la garaient des bourrades, elle abandonna la mêlée.

— Où sont ces enfants ?

— Là-bas, dit le mestre de camp, assis pour vous attendre sous ces osiers.

Elle prit le trot. Au passage de cette femme, les troupes qui avaient chargé se levaient des herbes, ôtaient leurs chapeaux joyeux ! Mille casques grinçaient au bout des piques ! reîtres et corselets, superstitieux, tournaient vers ce doux sourire, en se préparant à combattre, le chanfrein hagard des juments, et de papillonnantes écharpes agitées par des mains ravies lui envoyaient l’âme des capitaines !

Je vais donc revoir mes Béarnais, haletait la Dame en trottant. Il faudra, monsieur, leur donner de bonnes granges, du pain chaud.

Elle dégrafait son corset du buffle :

— Ces démons d’Espagne m’ont toute froissée. Je suis lasse.

— Vos Gascons sont ici, dit enfin le mestre de camp.

Posée sur le poing de l’officier, lente, d’un effort de malade, elle toucha terre. Et des feuillages écartés, d’aigres hurlements retentirent :

— Aou ! âou Di biban ! la voilà ! elle ! C’est elle ! c’est notre Dame ! la bonne Jeanne, Jeanneton de Navarre ! Madame la Reine ! la Reine !

Debout sur le tertre, le flanc déceint, pâle de fatigue et de joie, elle les nomma mignonnement :

— Bérets… mes chers bérets…

Son émotion doublait sa fatigue, des perles de sueur sautaient dans son souffle :

— Béarnais chéris, mes bérets aimés, qu’êtes-vous venus de si loin ?

Tous voulaient voir la femme, la flairer, l’entendre, l’entouraient d’un sautillement de bouquetins. Mais quelques vieux, plus hardis, allèrent à elle, graves, trapus comme les jeunes, habillés de peaux de chèvres qui sentaient l’étable et la patrie :

— Nous prions notre Dame, dit l’un, de s’asseoir sur ce brassin d’herbes.

Les Gascons bondirent. Leurs mains de chambrières, soigneuses, la prirent à l’épousée, sous les bras, et trente frôlements posèrent sur la menthe cet abandon.

— Mettez-vous à votre aise, vous devez être lasse de porter…

Elle regarda cette foule courte, d’hommes turbulents et respectueux, vifs et naïfs, aux têtes noires percées de trous clairs, et se devina au milieu d’enfants. Sans honte, elle laissa choir son corselet de bataille, puis sa ceinture, respira longuement, détendit les rais de sa chemisole, — et son ventre lourd, bandé de toile fine aux agréments d’or, roula et s’immobilisa, délivré, sur les cuissards de son armure. La foule joignit les mains…

Cette reine, grosse de huit mois, qu’on venait d’arracher au feu, aux balles, aux morsures des piques et aux taillons des épées, cette petite femme qui portait un prince dans son sein et le conduisait avant sa naissance, pour viriliser son cœur, dans les lieux de mort, cette Dame de Navarre, sanglante, aux cheveux déchirés, cette « Reitre » inattendue avait effrayé d’abord les laboureurs béarnais ; mais lorsqu’elle fut à son aise, quand ils aperçurent ce ventre qu’elle voilait à peine, hardiment chaste, avec intention, comme pour dire à tous que leur prince était là, toujours, qu’elle l’entendait même, depuis la bataille, vivre d’une vie plus forte et impatiente, ils se rapprochèrent, silencieux, par groupes, les petits devant les plus hauts, étonnés, ravis, fiers de leur reine et de sa vaillance. Et l’artisan Urrubarru, découvert, commença ainsi sa requête :

— C’est le plus vieux des gens de bien qui vous entourent, Bonne Dame, sinon le plus éclairé, que les villes et les villettes de votre pays de Gascogne députent pour vous porter leurs exhortations, et c’est à quoi j’obéis, malgré que mon humble état de tisserand m’ait accoutumé plutôt à parler avec ma navette, en mon établi de Nérac, qu’aux seigneurs rois et aux dames reines ; mais à bis ou à blanc, que j’aie tort ou droit, je m’en acquitterai, net, pour le gain des suppliques qui nous chargent de vous retirer d’ici sans retard. (Oc ! interrompirent aussitôt des voix dans la foule, oe ! oc ! oc !) Vous entendez, dit Urrubarru, ces cris allègres de gais chevreaux qui vous réclament : ainsi, là-bas, les bergeries se désolent, et ne voit-on, d’Agen aux monts Pyrénées, que « bérets » se pignant par fureur de ne plus vous voir. Le temps où les Gascons, délivrés des leveurs de tailles, hersaient leurs guérets pour y jeter la graine semble nous avoir tiré le chapeau sans velléité de retour. Les soldats étrangers, pillards, coqueplumets, rodomonts, abattus sur nous comme gales, courent la vache et le manant, nous rançonnent, tellement qu’on nous voit réduits, par faute de vous, à manger du blé pilé à la turque. (Oc ! oc ! approuvait la foule) Tout cela pourrait se souffrir si nous avions l’espérance qu’un jour un prince de la meignée gasconne nous retirât du bourbier. Mais ne peut-il nous aimer s’il voit le point du jour dans une autre nation que la sienne propre qui est le valeureux pays de ses ancêtres. (La reine, émue, se souriait) C’est l’avis de M. d’Albret le vieux, c’est l’opinion du Béarn, c’est ce que disent les caquets des reposades de tous les bourgs, de tous les hameaux de là-bas, dont est : que cet enfant de Bourbon qui sera de sexe mâle et trapu naisse au milieu de nous qui le cajolerons comme nôtre. (Oc ! oc ! oc !) Et done, madame, puisque c’est exposé, laissez faire le reste à nous qui sommes forts de reins. C’est bon besoin, n’y a qu’à décider. Les Français, ici, se battent gaillardement comme toujours, leurs cœurs sont convoiteux de gagner la gloire, ils feront sans vous, laissez-les. (Oc ! oc ! oc ! oc !) Ce serait mal sage de discourir plus, les heures des parlements sont oiseuses : qui trop dit ne dit rien. Si nous avons été vifs, ayez égard, madame, aux complexions de Gascogne, nous sommes naturellement impatients. Venez, nous n’irons que le petit pas pour vous plaire. Si on vous cherche noise, vous nous reconnaîtrez aux coups. (Oc ! oc ! oc !) Les Gascons, vous le savez, 7 ruent grandes coutillades, nous combattrons pour votre amour à tous bras. (Oc ! oc ! oc ! oc ! oc ! oc !) Maintenant, soit le mal, soit le bien, nous avons parlé ; vous poserez l’oreille et agirez, chacun sait. (Oc ! oc !) Votre grossesse est au terme, notre prince est vivant, le berceau est prêt, les langes là-bas l’attendent, bués de fin, et les chambrières agiles préparent le feu : venez accoucher, madame, au milieu de vos champs et de vos enfants.

— Ainsi ferai, dit la reine.

Dressés sur les pointes de leurs pieds nerveux, ils la regardèrent, n’osant croire… Mais un cri, soudain, rompit leurs gorges, et pilés par leurs dents pointues les jurons gascons retentirent ! Une frénétique joie d’enfants sauvages les renversa, les tordit, les éparpilla par bonds dans les prés. L’orgueil de ramener, non une reine, mais le roitelet, de le créer « natif », d’en faire un Gascon comme eux dilatait leurs rates, enlevait ces sauteurs de gouffres, à califourquet, grimaçants, les uns par-dessus les autres, lançait, distribuait au hasard des volées de gifles malignes et de gros sobriquets joyeux, les bérets volaient, et les outres lourdes pressées s’esclaffaient contre les figures en virulents jets de vin noir, tant enfin qu’essoufflés, à bout, ils retournèrent à leur Dame.

— … Mais auparavant, dit-elle, il me faut consulter le roi.

— Nous attendrons en confiance, dit Urrubarru. (il désigna le campement) Votre garde est prête déjà.

Debout, elle regarda encore sa famille. Une odeur d’ail fuyait des pots qui ronflaient, les juments broutaient les luzernes et les selles pendaient aux arbres. Le camp semblait une mère assise, qui attendait. Et la reine partit avec ses pensées…

Ce fut à Compiègne, le 15 novembre, qu’elle salua le roi son mari. L’armée en armes, enseignes déployées, tambourins sonnants, honora cette reine qui allait porter sa douleur, faire ses couches à l’autre bout de la France pour donner un prince aux Gascons et une fleur de plus aux campagnes de la patrie. Elle passa, première, débarrassée de ses armes, vêtue de futaine comme la plus humble basquaise, en coiffe cornue, le ventre, le nid où dormait l’enfant protégé par un coussinet sur la selle, et suivie de tous ses « bérets ». La longue famille gasconne, à cheval, défila derrière sa reine, les vieux devant, les jeunes ensuite, le tout tumultueux, gai, narquois, petit, noir : une abeille lente escortée de mille grillons. Ce fut doux comme le voyage sacré. Attentive à ces images qui fondaient au loin, l’armée peu à peu tut ses tambourins, ses murmures. Devant la majesté grave de ce départ, tout fit silence, — et sous un ciel qui semblait d’Égypte, la Femme-à-l’Enfant et la caravane disparurent.

II


Escortée des Gascons qui la rapatriaient en Béarn, la reine songeait.

Le prince inconnu qu’elle emportait dans son flanc, sur le doux tapis de la selle, l’enfantelet mâle prédit par les « sorts », quelles seraient plus tard ses destinées ?

Ses deux premiers fils n’étaient plus, légères vies effacées, peut-être, pour faire place à l’autre, et le vieux d’Albret reprochait à sa fille ces deux morts. Dans un moment de dépit, même, il avait fait un testament dont Jeanne redoutait le mystère pour le troisième fils qui allait venir. Qu’y avait-il de tracé là-haut ? L’enfant une fois né vivrait-il ? Serait-ce une inutile fille, un net garçon ? et cette vie encore en les limbes ne serait-elle pas condamnée un jour, par la fureur du grand-père, à l’impuissance et à l’ombre ? Houssine pendante, silencieuse, la petite reine de futaine, la Dame de Navarre ne voyait rien : les villes avaient beau passer sous son cheval, ni fêtes ni discours ne l’otaient des craintes du testament de son père, et par les chemins du soir, tristes, s’égrenaient ses pensers brumeux… Auss i, la première question qu’elle fit à son père, un jour que rentrée à Pau elle causait avec lui en un cabinet, fut de lui demander, caressante, ce qu’il avait fait de ce dangereux testament. Le roi rude tira de ses coffres une boîte d’or :

— Je te la donnerai, Jeannoun, avec le testament qui est dedans, le jour où tu feras ce que je vais te demander.

— Et que faudra-t-il faire, monseigneur, pour détruire ce qui serait notre honte à mon enfant et à moi ?

Le vieux d’Albret prit les poignets de sa fille, et lui expliqua, lent, les dures conditions. Aucun témoin. Les murs eux-mêmes n’eussent pu entendre. Les paroles de ce contrat fondirent au feu du cœur de la reine ; et hagarde, les mains sur son pauvre ventre, elle eut peur du vieillard féroce :

— Oh ! cria-t-elle, non ! Je ne pourrai pas… jamais ! Non ! non !

— Tu obéiras ! dit rageusement le Pyrénéen. Lorsque tu naquis, ma fille, les Espagnols dirent de ta mère : « Voyez ! la vache a enfanté une brebis. » Eh bien ! je leur écraserai l’injure aux dents ; je veux qu’ils disent bientôt, lorsque ton enfant naitra : « Voyez ! voyez ! la brebis, cette fois, vient d’enfanter un lion ! » Si tu as du courage, si tu accomplis ce que je t’ordonne, j’aurai le lion de ma race, tu jetteras bas un héros, un homme, et non un enfant « pleureux et rechigné ». Mais il te faudra reprendre alors mes paroles, mes ordres, et les exécuter au serré, sans barguignades ni prières. Prépares-y ton cœur et tes reins ; va, et souviens-toi.

— Je me rappellerai, mon père, je me rappellerai…

Elle s’en alla, défaillante, aux bras des femmes, et se mit au lit.

Et dès lors, l’ours d’Albret se promena seul dans les salles, lugubre, une flamme inquiète dans l’œil. On n’entendait tout le jour, toute la nuit, que ce glissement de bête soupirante, de fantôme mince et courbé, à l’ombre longue. Le château averti faisait silence.

Pendant ce temps, brisée de fièvre, pâle en son lit, et faisant signe aux femmes qui la veillaient d’étouffer leurs pas, de se taire, la Dame de Navarre, en terreur, écoutait son enfant remuer, détordre lentement ses bras, ses jambes, relever la tête, et se préparer dans le mystère de son sein au règne et à la vie. Le 12 décembre, elle devina le roi prêt.

— Voici le moment… soupira-t-elle.

Une ombre ondoya au seuil de la porte ; Albret regarda sa fille, leva un doigt… Dressée dans le dégoût et la peur, elle eut l’épouvantable force de lui sourire.

— J’obéirai…

Comme si ce mot eût été le signe, le château, en bas, s’emplit de paysans, de gardes. Massé, assis dans les cours, dans les escaliers, dans les salles, le peuple attendait le prince.

Au milieu de la nuit du treize, un râle profond descendit, traversa les cœurs…

Et le chant promis, tout à coup, l’affreuse chanson de la reine en transes monta !


Ce furent d’abord des boquets, des souffles qui semblaient crever d’une caverne, des cris, le début d’un chant, des tronçons farouches de gaies paroles ; puis, longue et hennissante, une phrase entière, l’appel d’un cantique : Nousté Dame deü cap deü poun, et le peuple, reconnaissant la chanson patoise, tressaillit ! Ce qu’on devinait là-haut deux yeux terribles, des poings, une convulsion, tout cela mentait ; au lieu de sanglots, un chant. Chant d’espoir et d’horreur, chant d’obéissance, il montait plein de force, tombait, se cassait dans des trous de douleur, s’élançait aigu, ferme comme un appel en mer : adjudat me a d’aqueste ore, et ses accents se prolongeaient, cinglaient la nuit d’échos si joyeux qu’entraînés invinciblement mille bérets se dressèrent vers la chambre close. La voix, de plus en plus, bondissait haut, rageait de délices, filait en cris ténus, courts et rigides : c’était un mot, démaillé du chant, qui soufflait sur la chair en fusion du prince, ou sur un ramassement de souffrance éclatait contre les murailles en aboiments sombres ! À ces cris de douleur, d’autres s’ajoutèrent, tumultueux : Perçant la brouée d’hiver qui couvrait le château royal, une troupe de torches enflamba les noires arcades. Trépignante, une foule s’y anima ; et à poupe, à proue, grinçant et s’assaillant, les hommes des villes et des villettes, les laboureurs, les marchands, les soldats, les femmes et les valets bondirent, un rugissement à la gorge, vers ce roi qui naissait au monde dans un chant ! D’autres clameurs, encore, augmentèrent la hurlée sauvage : les orgueilleux cris terribles de l’accouchée qui battaient sans cesse les murs, le croulement de houle de la foule, aux torches qui traînaient du sang sur les marbres, le refrain de la reine vigoureusement appuyé, bramé, broyé, rejeté en éclats sonores vers les astres ivres énerva partout mille vies cachées ; tout fraternisa vers ce germe qui entrait dans la grande ronde éternelle, vers ce grain d’enfant qui s’ajoutait et se confondait, malgré son titre, à la terre, au rythme commun, à la Vie, et un énorme salut martial monta des alentours du château : Les nobles bœufs, faiseurs de force et de blé, meuglèrent vers la femme en couches et sortirent, se montrèrent dans les jardins ; les écuries, les bergeries, les porcheries ouvertes éveillèrent leurs voix paysannes, ce fut un désordre de foire, un tohu-bohu de bêlées, de rognonnements, de cris aigres ; la grosse vie animale, délivrée de ses liens par la frénésie des bergers, aborda familièrement les salles basses, les logis des gardes, les cuisines, creva les portes, et guidée par l’épouvantable chant, par les clameurs allègrement rauques de la reine, monta, comme encouragée par le futur maître, les escaliers de lune et de roc. Des raidillons qui allaient aux toits descendirent, subitement réveillées, criardes, trente chambrières et fileuses qui sentaient l’échalote, le graillon et le foin. Deux femmes s’étant abordées firent un murmure, quatre un caquet, dix un marché, trente une mêlée de guerre. Au son de ces cris, se précipitaient les seigneurs, les paysans, les gardes, et leurs bras à travers les bêtes se boutaient vainement dans l’espoir d’entrer, car c’était là, tout près d’eux, dans la joie rouge et le sang rouge, que se bâtissait le prince gascon ! Mais par-dessus ce hourvari d’autres voix tout à coup montèrent, à l’écho brutal, dur, souverain : au seuil de cette chambre close, la campagne conviée réclama aussi son jeune maître ; par ses groins, ses gorges, ses becs, ses mufles, ses naseaux, elle se mit à hulluler et à brâmer à son tour, grouma, renâcla, piailla sa supplique, son chant d’étable et de haute plaine. Des vaches pansues, des mules, d’entêtés porcs roses qui gaffaient les chiens malfaisants, an couple d’ânes de Navarre, des moutons, une autruche évadée du parc, des coqs, un nuage de poules noires, truies glouttes, oies égaillées dans les ruades des chevaux, chats d’écuelle et de paille, un ours, des lévriers, le singe d’Isabelle et des boues bleus en expectative sur les balustres confondirent l’ahurissant désordre de leurs voix au choc sourd des pieux, des hallebardes grinçantes, aux cris des capitaines, des femmes broyées, au sanglot tremblé des brebis, grogneur et sifflé des ânes, à l’insolite et profond appel des paons dardés, queues ouvertes, sur les hauts dressoirs, et au heurt, à l’ahan d’orage, au halètement de roue, au refrain régulier, féroce, mais quand même fier, joyeux « par ordre » de la mère qu’on délivrait ! Ces chants d’enthousiasme, de terreur et de joie grossiers annoncèrent le monde à l’enfant royal. On l’arracha de la reine horrible dont la voix se tut, cassée soudain, — et repoussant la tapisserie, blanc comme un fantôme, Henry II d’Albret, les bras hauts, l’éleva sur la foule humaine et animale :

Voici le lion ! cria-t-il, le lion de France enfanté en chantant par la brebis de Navarre !

Un silence tomba : gens et bêtes regardaient celui qui allait tous les aimer…

— Place ! commanda une voix.

Au signe de la canne blanche de l’huissier, une haie se creusa entre les animaux et les hommes, et on vit du fond de la salle s’avancer vers l’enfantelet deux domestiques de la bouche qui présentaient sur deux plateaux de vermeil, l’un la gousse d’ail, et l’autre le vin.

III


Il fut porté par son grand-père dans une écaille de tortue, et baptisé en janvier 1554 sur des fonts de vermeil qui représentaient Dieu le Père en armes, la lance et l’écu au bras, conduisant l’humanité aux batailles. Le cardinal de Bourbon le tint pour le roi de France, il eut pour second parrain Henri d’Albret, etsa marraine fut Isabelle, sœur du roi de Navarre et veuve du comte de Rohan. Lorsque l’eau tomba sur son front, une salivée maligne perla le fil de sa bouchette, il pelota son ventre et rit.

On l’appela d’abord prince de Viane. Comme sa mère souffrait toujours, épuisée par le suprème effort de ses couches, Henri d’Albret jeta un regard sur la vigoureuse étable gasconne, et désigna lui-même la nourrice.

C’était une femme de laboureur, du paysan Lassansaa, d’un bourg nommé Bilhères, limitrophe de la commune de Pau. Elle était jeune, forte, haute, avec des dents blanches, des seins gras, épais, glanduleux, aux mamelons saillants, simple et portant guimpe, de nature nette, d’intelligence pratique, l’appétit ouvert de bon matin, les lèvres fraiches et le pied sec, de ces rares et belles femmes dont on disait alors qu’elles ne mordaient pas leur bouche, ne balançaient pas leur derrière et ne portaient point de cochet à vent au cerveau. Choisie par un vieillard sage qui voulait infuser un sang peuple au roi, elle unissait en sa personne, comme un arbre chargé de fruits, les virilités et les grâces nationales. On l’accueillit comme une reine des champs, et ces deux sources pansues s’inclinèrent vers le princelet : il n’eut qu’à prendre.

— Higue ! hogue ! hagasset ! le petit chevreau. saute au chou ! cria le grand-père.

— Entre bouche et tétin n’y a pas d’encombre, dit une vieille duchesse.

À voir cet enfant si petit, si menu, si nu, aux yeux bleus comme des gouttes de ciel tombées, cette cour de Béarnais rudes s’amusait.

— Il pleurait, le voilà qui chante ! — Il se raccommode à l’écuelle, dit un capitaine.

— Crodi ! jura une voix gasconne, il lappe à grand gué, mais y a dans son plat plus de sauce que de chair !

L’enfant avalait par tétées goulues. — Bois, disait le vieillard, de bon sein bon boire, jamais tu ne boirás si jeune ; hélas… tu boiras encore après moi.

Il fit lever la tête de la paysanne, et au milieu. du silence la regarda devant tous :

— Enfants deviennent gens, ma bonne. Celui que vous portez doit un jour prendre taille, reins et cœur de héros, et par surplus nous venger des injures d’Espagne : soignez-le donc de votre lait et de vos veilles, il sera votre récompense. Je vous ôte de vos champs, non pour qu’il soit élevé comme ces jeunes seigneurs trop caressés, mal appris et mal réglés, mais pour ce que je veux, dès son premier jour, qu’il se sente et reconnaisse alimenté, chéri, bercé par le gros peuple qui est le nourricier des forts, et qu’il n’oublie jamais, par ainsi, de lui rendre dans le futur, expressément et filialement, l’amour qu’il reçut des humbles au berceau. Donc, n’échauffez pas vos sangs de chimères, faites la promenade et buez vos langes en paix ; vous êtes ce qu’il nous faut à nous : une maîtresse paysanne. (Il lui mit la main sur l’épaule) Voilà qui ne sent ni la marée ni le sermon, ce n’est pas viande de carême, mais de la belle chair impériale. Notre fils ne sera pas Chicheface, et il vous faut faire de lui plus qu’un roi : un homme. C’est dit maintenant. Retirez-vous, mère, et allez faire téter le prince sous les ormeaux.


Après avoir pris au peuple ce qui allait être le fond, la base, la vie ultime du roi futur, le vieillard rêva un intermédiaire ; il désira corriger cette nourriture paysanne, ce lait opalin qui, quoique doux et sucré, charriait trop brutalement les muscles, le souffle et le fer ; il chercha la matière qui aiderait à se combiner ce lait de campagne et ce sang royal ; entre la paysanne et les nobles, il pensa qu’il serait heureux, peut-être, d’insinuer les vertus moyennes du pays, solides et pratiques, et ce tiers dans l’éducation, il le découvrit aussitôt dans cette société sobre et sédentaire, de souche classée, issue du peuple, mais distincte de lui, aux costumes étoffés, amples et sombres, aux bas de laine, aux souliers carrés comme les idées, gens à bon sens, de mœurs simples, à mines replètes, qui glissaient aux oreilles des grands, déjà, leurs conseils muets et anonymes, et dont les femmes étaient le portrait plus pur et affiné. Ce projet fut une cour de jeunes « bourgeoises », et la reine l’approuva.

Vinrent alors, des régions gasconnes, une trentaine de filles d’antiques maisons marchandes, aux mains compteuses, au pied preste, au nez bougeur, avec d’intelligentes étincelles sur la figure, dans les fossettes, sur l’arc des lèvres et à chaque coin d’œil. Toutes portaient le bonnet cornu : les Basquaises légères à la corne d’abondance renversée, faite de toile fine, aux rubans tortillés autour, des femmes de Bayonne coiffées d’une guimpe roulée en turban où saillait la corne aiguë, d’autres de Bordeaux, d’Agen, de Montpellier, de Toulouse, et des filles de Dax, plus éventées, hardies, en chaperons nouveaux surmontés de la corne judaïque et infernale, de quoi, sans baisser un cil, répondaient aux gens étonnés que c’était un piège à pincer les fous. D’Albret leur montra de loin la paysanne.

— Approchez, gracieuses. Elles firent un rond. Le vieillard, un instant, observa ces belles figures, et se résignant, lui qui n’avait parlé qu’en combats, au dernier discours de cette bienvenue féminine, il commença, gravement enjoué, comme ceci :

— Entre toutes les fortunes, Damettes, dont me combla le Seigneur, celle de nous avoir donné cet enfant est sans contredit la plus merveilleuse. Le voici déjà aux mamelles, vif comme un saupiquet, montrant par là qu’il aimera le vivre et le rire ainsi soit fait. Mais il lui faudra bientôt, outre la pâtée, des exemples. Or, pour cela, ici vous êtes. Je vous ai dérobées à vos maisons closes, aux boutiques et cabinets de vos honorables pères maîtres et ouvriers des grands corps marchands, non pour discourir comptes de drapiers, pelletiers, orfèvres, découpeurs et autres, ni apporter en ma maison les plus hauts soucis de quelques familles dont certaines ont charge de robe, mais pour entourer l’enfant, chef d’un royaume présumé, d’une compagnie honnête et agréable ensemble, bonne, belle à voir, et par-dessus tout laborieuse, car le courage seul est la vraie décoration d’un visage. Quand il sera plus grand, vous lui parlerez de travail dont vous êtes au fait, vous qui avez aidé aux luttes de vos pères, mieux que les nobles qui, la guerre éteinte, pendent l’arme au crochet et se corrompent. Cependant, pour vous indiquer ici, par un mot, vos communes places, je vous subordonne dès cette heure à la commère qui nous arrive céans. (La nourrice entra, le mignon au sein) Inclinez vos jolis chefs de bon gré ; les moues gâtent les lèvres, et les vôtres, Dames, sont cerisettes matineuses. Que si la fierté vous ôte le sens, adieu vous dis. La belle que voilà, aux riches mamelles, représente l’image de la Terre dont nous tirons le sang, la force et la gloire des peuples ; elle est pour l’état présent la mère de votre prince, et il vous la faut entourer de soins comme les oiselets saluent la campagne au lever du jour. Après son service viendra le vôtre, personne ne sèchera sur pieds. (II leva les bras, parla plus fort) Je vous oblige ma vie et mon honneur que si vous m’obéissez comme je veux, je vous trouverai quand il le faudra renommée, privilège, pignon, dot et mari. Il n’y a pas en vous faute de cœur ; vous êtes Françaises, et de plus Gasconnes qui les surpassent. Pour commencer, je vous prie donc, Dames bourgeoises, d’aller faire vos révérences à la campagnarde qui tient le prince ; ainsi me plairez.

Les dames s’inclinèrent toutes, la corne en avant, par trois fois, se retournèrent ensemble, saluèrent la paysanne et sautèrent baiser l’enfant. Le vieillard, déjà, le cajolait.

— Glout-à-tout ! té ! té ! petit à petit vient l’appetit.

— Qu’il est beau ! crièrent vingt voix.

Calme comme une génisse empêtrée de chèvres curieuses, la « Terre » souriait aux dames.

Et dès lors la vie du château se groupa autour de son sein.


Cette femme d’un paysan qui, pour tout héritage, n’avait trouvé qu’un nid de bœufs à l’ombre de sa charrue, cette compagnonne du « pauvre laboureur » tint pendant trois ans, pressé contre sa mamelle, l’espoir d’une famille royale, et s’en montra digne. Un rêve de dentelle ennoblissait les salles où cette allaiteuse passait, lente, escortée de dames qui avaient pour mission de la distraire, car la joie fait le lait meilleur. Lorsque cette nourrice, appelée par tous la Terre, chaude, forte, massive et ensoleillée comme un coteau s’asseyait, le groupe des suivantes s’asseyait aussi. Avant que le sein füt donné, c’était une Quercinoise, ou une Basquaise, ou une accorte dame d’Agen, ou d’autres, vives artisanes de Montauban ou de Cahors, qui lotionnaient le mamelon, le plaçaient elles-mêmes sur la langue rose du prince ; et pour le mettre en goût de boire, la « Terre » en faisait jaillir de joyeuses fusées de gouttes. À huit mois, il mordit de deux dents, fines comme des aiguilles. Les dames appelèrent la reine, le vieux roi vint voir, et toute la Gascogne chanta ces perles ! À neuf mois il en eut quatre, à treize il en eut huit. Gros buveur a grosse bouteille de glougloutantes goulées, parfois, lui laictaient le larynx et le bouchaient, il éternuait en chat et lançait aux dames une bruine blanche ; on riait. Le prince de Viane, rebaptisé duc de Beaumont, marcha tout à fait à quinze mois. On le mit d’un palais dans d’autres, les champs ; il y but un lait nouveau, celui des cieux ; noircit, grandit, se corda de nerfs comme un isard. Cependant, il lampait toujours à ces vases de chair liquide, tétait encore, mais trépignant, debout, les mains brusques. À vingt mois, il frappait la « Terre » comme un soldat, et la nourrice, heureuse, recevait les coups comme des baisers. Le cheveu sur l’œil, fin, dur, la narine aiguë, il galopait entre les chevaux, se pendait aux éperons des capitaines et roulait les chiens. On l’adorait. Il avait des mines, choyait de caresses les joues râpeuses des paysans, et entrait le béret levé dans les échoppes de Pau. — À deux ans, son grand-père le devina bon pour la vie, le retira du sein, l’emporta en croupe et le conduisit à Jurançon. Vaste enfeuillement emperlé de bijoux vermeils : le vieux roi se pencha, saisit sans quitter la selle une poignée de grains, les broya, et enveloppant la vigne d’un long geste humide et amoureux :

— Plus de lait ! cria-t-il. Regarde, Henri, voilà celle qui sera maintenant ta nourrice !

Et les deux « hommes » s’embrassèrent.


Ce fut en ce temps-là, caressant son enfantelet posé près de sa main dans un corbillon, et regardant d’une chambre de la tour cet étroit royaume d’Agenais, de Condomois, de Gascogne, de Bazadais, de Guyenne et des Landes, que le vieillard consumé devina sa fin. Il n’appela personne. Il mourait d’avoir trop penché sa vie sur une autre vie comme une urne inclinée s’épand dans un creux. Sa tête retomba, hautaine, effleura la jeune chair dormante ; et comme se voilaient ses regards, leur dernière pensée s’en exhala, mystérieuse, allumant une autre âme de sa lumière envolée, lampe enfantine dont il pressentait que l’éclat, un jour,’plus loin que l’Albret natal, éclairerait ailleurs d’autres Frances.

IV


Sevré à deux ans, le prince de Navarre montra qu’il aimerait de bonne heure ce que son grand-père appelait « le vivre et le rire ».

Quand ce prince en blouse, en béret, les cheveux drus et frisés, l’œil clair et la patte noire s’avança vers les paysannots, ils s’assemblèrent craintivement :

— Qué boulès ? (Que voulez-vous ?)

— Jogua.

Ce fils du Château parlait gascon comme eux, il voulait « jouer » avec eux ; ces petites âmes s’ouvrirent.

— Aquéts soun manans, dit l’un en montrant les autres. (Ceux-ci sont des manants.)

Amits, dit le prince.

La troupe de moineaux, fière, entoura ce chardonneret. Alors, pour les décider, il tira de sa poche une fronde de cuir à gaufrures et des cailloux bleus. Un marmouset ébloui s’avança pour baiser sa jambe, mais le prince le saisit au cou, l’embrassa, et lui donna même la fronde. Immédiatement on le tutoya :

— Coumo t’appélan ?

— Hénric.

Cinquante bérets voltigèrent :

— Bibé nouste Hénric !

Et la bande eut un roi.


Ce fut sa première victoire. Ce garçon poussé par sa mère « en lieux fort rudes et pierreux », vêtu en hiver du sayon montagnard, de poil de chèvre ou d’agneau, en été d’une courte tunique de toile, volant dans le grésil comme une corneille et courant les rues dans des espadrilles, ce futur monarque eût indigné Marguerite, la gracieuse fleur de Valois chantée par les musettes et les flageols de Ronsard. Mais la cour de Pau, rude, s’en accommodait.

La reine aussi. Ayant dit un jour publiquement qu’elle « le voulait rendre capable et enseigné par les peines et le labeur », on conçut pour lui le plan d’une éducation qui pouvait d’abord se passer de maîtres : la morale, l’art de l’épée et la pratique du cheval. Et on commença par la morale.

Quatre des Dames bourgeoises, élues par la reine, assirent le prince au milieu d’une chambre, sur une jonchée d’herbes, de giroflées et de roses qui couvrait le sol, et sous l’œil du roi, ces femmes sans culture, mais intelligentes, imaginèrent de présenter à l’enfant les vérités universelles, sous une forme brève et large, à la fois solide et gràcieuse et autant qu’il se pouvait amusante. Elles n’eurent qu’à se rappeler le précieux trésor des sentences élaborées, retouchées par l’âme nombreuse du pays, les phrases toutes faites, hardies, et malignes, les admirables lieux communs qu’elles avaient entendus naguère, autour des établis, des comptoirs, dans les vieilles boutiques à cornières et à la table familiale. La leçon jaillit aussitôt comme un chant à mille couplets ; et ce n’était plus elles, ce fut la France, de tous côtés, qui parla au prince.

D’une voix douce, aidant leurs mémoires de l’une à l’autre, les mains égarées dans le flot des fleurs qui les entouraient et faisant de ces choses graves un jeu, elles initièrent le prince aux idées, aux personnages de l’Église, aux saints, aux prêtres, aux religions diverses, comme on cause : « Tel chapelain, disait l’une, tel sacristain ». « L’abbé mange le couvent », ajoutait une autre. Et encore : « En petite maison Dieu a grand’portion », « Péché enlaidit », « Il n’y a si petit saint qui ne veuille aussi sa chandelle », « Les laboureurs sont les évêques des champs », « Dieu donne le froid suivant la robe ». — À ces sentences, les bourgeoises toujours donnaient une explication, la plus simple, en souriant, et l’accommodaient parfois d’anciens contes. Ces histoires excitaient l’enfant à écouter. Les femmes, d’ailleurs, avaient la voix fraiche, pleine de mots drôles, vifs, saillants, qui peignaient : elles appelaient le derrière « l’arc Saint-Bernard », les cailloux « des miches de Saint-Étienne », le lâche « un bénitier de pleurs », et disaient des goutteux qu’ils avaient « le mal Saint-Genou ». Puis, des saints, elles passaient aux hommes, à la terre, avec l’enjouement tranquille de leur caste. Elles montraient au prince les fruits, les plantes, la culture, ce qui pénétrait le sillon, ce qui en sortait, les grâces d’en haut et la tâche humaine : « En petit champ croit bon blé », disait une voix. Suivaient une explication, un exemple. « Il ne change pas de pays celui qui voit toujours le soleil », « Faut un homme alerte pour semer l’orge, et un homme lent pour semer l’avoine », « N’est pas tout or qui reluit, ni farine ce qui blanchit ». Et ce qu’avaient dit et redit et tant de fois répété vingt générations travailleuses s’épurait à leurs lèvres calmes : « Petit homme abat grand chêne », « De bois noué court grandes vendanges », « Labour d’été vaut fumier », « Neige qui tombe engraisse la terre », « Le laboureur n’a rien, mais le monde a beaucoup de lois », « Fèves fleuries, temps de folies », « La faux paie les prés », « D’humble scintille s’enflambe une ville. »

— À la moindre lassitude du prince, ces femmes riaient soudain, se lançaient des fleurs et terminaient la séance par des contes de peau d’ânon. D’autres jours, elles parlaient à l’enfant des hommes, des femmes, des membres, des organes, des maladies, des médecins avec le même sens pratique, une rigoureuse vue augmentée encore par la concision des termes : « Dame qui se mire peu file », « Homme matineux, sain et affaireux », « Qui n’a qu’un agneau le fait gras », « Craintif et sans courage porte son cœur en son visage », « Est heureux qui a des enfants, n’est pas malheureux qui n’en a point », « Boire dans du bois vaut mieux que boire en or », « De parler aux fous vient mépris », « Le fol se coupe de son couteau », « De petit homme, grande ombre », « Au regarder, on connaît la personne », « < Plaideur, menteur », « Homme n’a nul demain », « Ventre plat trouve tout bon dans le plat », « Un homme qui dort est une bête morte », « De langue double, maint trouble », « Les gourmands font leur fosse avec leurs dents », « Douleur de tête veut manger, douleur de ventre veut purger », « L’occasion a tous ses cheveux au front », « Chaque homme est un petit monde », « De jeune médecin cimetière bossu », « Quand le médecin boit de son vin, il est malade », « Les médecins sont les notaires des apothicaires », « Trop de docteurs, peu de médecins », « Le mal vient à cheval », etc… Les commentaires qui accompagnaient ces pensées, tantôt graves, tantôt joyeux, bienveillants toujours, transportaient le prince, de conte en conte, jusqu’au tomber de la nuit, vers six heures ; et s’il paraissait un peu las :

— Hénric ! aou ! lui criait sa mère, héré pla ? (Est-ce que ça va bien ?)

L’enfant se levait, saluait les dames.

— Sai (Viens.)

Et sur un escabeau sans nappe, il allait manger aux pieds de la reine quelque bouillie gasconne, les choux de la garbure ou le maïs des armottes, et frotter son bœuf dans le sel.


Lorsque son entendement et sa mémoire furent un peu plus développés, au moment où ses regards, inhabiles encore, s’essayaient à des voyages, par delà l’horizon de Pau, vers le monde des hommes et des idées, le groupe des éducatrices, insensiblement, passa aux connaissances particulières ; après l’éternel vint le spécial, à l’univers succéda le pays, avec son défilé de provinces, de villes, de villages, de bourgs, de hameaux, de fleuves, de ruisselets. L’histoire et la géographie, par images, s’animèrent en cris de combats, en trots de coches, en rumeurs de marchés, en rires de festailles. On lui dit que la France, riche en pain et en hommes, était « un pré qui se tondait trois fois l’année », qu’il la fallait « avoir pour amie, non pour voisine », et que « noble n’était en France que pour la guerre ». Elles avaient d’absolues sentences qui contaient, mieux qu’aucune histoire, la patrie, des mots clairs, nets et logiciens qui portaient le manteau, la canne, marchaient comme un parlement, des phrases audacieuses qui semblaient brandir la hallebarde, d’alertes comme des dames qui brillaient et sentaient, d’autres plus pesantes, au ahanement campagnard, et toutes, chacune à sa façon, expliquaient au prince les cœurs et le sol « Quand le Français dort, le diable le berce. » « Paris est bon pour voir, Lyon pour avoir, Toulouse pour apprendre, et Bordeaux pour dispendre (dépenser). » Ou bien : « Il n’est Comté que de Flandre, Duché que de Milan, Royaume que de France. » Les quatre merveilles du Midi étaient « l’église d’Albi, le clocher de Rhodez, le portail de Conques et la cloche de Mende ». Trois choses, à leur avis, gâtaient la Provence : le vent, le Parlement et la Durance. On était vieux « comme le pont de Rouen », ingénu comme les Picards : « Picard, ta maison brûle ! — Fuch ! j’ai l’clef dins m’poke », usurier comme à Cahors, donneur comme à Péronne, gourmand comme à Bourges, buveur comme à Auxerre, glorieux comme à Laon, ahuri comme à Candas, jureur comme à Bayeux, de dure détente comme les arbalètes de Cognac, danseur comme en Lorraine, orgueilleux comme à Besançon, etc. Lentement, naturellement, tout cela était expliqué. Ce que le goût commun des hommes, peu à peu, avait transformé en habitudes, d’habitudes en coutumes, puis en lois, ce qu’elles avaient apporté, à la longue, de spécial aux villes, l’erreur ou la vertu qui symbolisait la cité, ces femmes le disaient et le commentaient : « Bon Breton de Léon, bon Français de Vannes », « Choux pour choux, Aubervilliers vaut Paris », « Pavé de Chaumont, forte médecine », « Tourangeaux et Angevins ; bons fruits, bons esprits, bons vins », « Domfront, ville de malheure ; pris à midi, perdu à une heure », Fronsac, Cropignac et Broue ont fait aux Anglais la moue », « Il est de Châteaudun, il entend à demi-mot », « Le hasard du Gascon, trouver la messe dite », « Qui bon vin veut boire, faut aller dedans Issoire », « Suzon quelque jour noiera Dijon », « L’hiver passe par Lorraine en France », « Gas normand, fille champenoise, dans la maison toujours noise », « La grande forêt d’Orléans, est mort qui est dedans », « Mortain, plus de roches que de pain », « Un Manceau vaut un Normand et demi », « Du Mans le pays est bon, mais aux gens ne se fie-t-on », « Vous êtes de Péronne, tout le monde vous donne », « Les manières de Saint-Quentin, toutes les paroles dans la main », « À Lyon, la Saône perd son nom », « En Beauce, bonne terre et mauvais chemins », « Femmes de Tours, notaires y habitent, » etc., etc… Elles prônaient les récoltes, les richesses provinciales, les biens des champs, ce qui faisait la renommée, l’orgueil des foires : il n’était moutons que de Berry, baudets que de Flesselles, oies que de Noyon, veaux que de Brou et de Bapeaume, agneaux que de Caumont : « C’est comme les agneaux de Caumont, il n’en faut que trois pour étrangler un loup », cervoise que de Cambrai, aloses que de Bordeaux, esturgeons que de Blaye, loches que de Bar, rougeots que de Beauvais, truites que d’Andelys, raves que d’Auvergne, pigeons que de Cléry, crème que dijeonnaise : mout-me-tarde, échalotes que d’Etampes, porreaux que d’Arras, ail que de Gandelu, bois qu’en Vosges, godes qu’à Beauvais, pâtés que d’Amiens, etc., etc… Abbeville pareillement avait ses draps bleus, Alençon plus de bossus que de maisons, Angers ses sonneurs, Antibes ses cordeliers, Bérisi son lin, Sancerre ses pistolets, Boulogne ses rogneux, Compiègne ses coiffes, Lyon ses marrons, Flandre ses belles femmes, Eure ses pimperniaux, Doullens ses tartes, Châtenay ses fressuriers, Dinant son cuivre, Gascogne ses jongleurs, Bourg-la-Reine ses boyaux verts, Soissons sa ribaudie, le Vexin son blé, Limoges ses convois, Lisieux ses notaires, Guingamp ses rasoirs, Saint-Dizier ses « braves gas », Bretagne ses amoureux, et Châtellerault ses c… (c… de Châtellerault, cornes à pleins bateaux). — Le prince écoutait tout, se faisait expliquer, redire ces choses ; les villes désignées, comme des bouches immenses, insufflaient leurs gloires, une à une, dans cette oreille d’enfant, et la Francé semblait lui dire : Regarde où m’ont élevée le travail et la bonne humeur de mes fils ; voilà ce qu’ils savent faire, ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent, voilà mes trésors, voilà ce que j’ai le long de mes routes, dans mes magasins, sur mes marchés ; de tout cela tu auras ta part, petitot, tu auras ce que tu voudras si tu m’aimes un jour, si tu sais t’y prendre et me plaire !


Et sous ces bonnes assaillantes, les yeux du prince s’éclairaient ; une pensée, déjà, faisait sa besogne dans cet aventureux de six pouces, hâlé, à l’œil vif, pêcheur de truites au « rapetout », aimable aux humbles, gorgé de pain noir, de bœuf au sel, de fromage, et dont les dents nettes, au flair, semblaient autant de gousses d’ail. Ces leçons le peuplèrent. Il fut, réfléchi à la fois et passionné, une humanité enfantine. Qu’eût-il vu de mieux dans la science ? L’esprit qui s’était élancé dans les provinces, de campanile en clocheton, les saurait un jour unifier. L’enseignement des femmes, naïf, simple et audacieux, occupa une place plus grande dans cet enfant qu’on n’avait soupçonné d’abord : il y fut le lit de tout ; — et cette séculaire morale dirigea ses sèves, dès lors, sur un seul bourgeon, vers cet Henriquet de quatre ans qui devait être un jour le Fruit de France.

V


Quand il sut redire les dictons par cœur, on ne lui demanda pas de les expliquer ; ces sentences étaient le dépôt de la philosophie populaire, et le prince semblait trop jeune pour en apprécier le fumet terrien, les grâces plaisantes et la bonne humeur héroïque. Une grande chose, cependant, s’était accomplie : la Race, vivement, venait de traverser ce sol vierge, comme une semeuse ; dans cette petite tête attentive, vingt ans avant la moisson, mille grains étaient tombés qui contenaient en germe tout le mauvais et tout le bon : les divers sens de la vie confuse des provinces, le conte merveilleux d’un peuple.

On espéra qu’il saurait engranger plus tard, ôter de la récolte, comme le paysan de l’Évangile, l’herbe pernicieuse et les épis nuls. Sitôt donc qu’il fut averti, quand se dégagèrent à ses regards, aux lueurs de la connaissance, les directions à choisir, on ne douta pas qu’il prendrait le meilleur sentier, le plus ravineux et âpre, et pour le précipiter plus vite en cette dure grande route de l’honneur, les mains de sa mère l’assirent sur un cheval.

Celui qu’il monta d’abord fut une lente bête romaine aux actions arrondies, au chanfrein de mouton, noire, qui rappelait les sancto spirito attelés aux voitures cardinalices. Avorton de quatre ans chichement posé sur ce large rein comme un pois, le jour qu’il apparut sur le marché de Morlas les poules elles-mêmes se mirent à rire.

— Hénriquét ! nouste agnélot ! (notre agneau !) criaient les femmes.

La présence de son père lui redoublant le cœur, l’enfant revint au trot, pendu comme un crabe aux nattes du cheval. Quinze jours après, on le mit sur un Espagnol de manège, pompeux et paradeur : il vit ainsi Orthez, Oloron, les vallées d’Oursan, de Barretous, d’Ayre, et traversa en chevauchée, accueilli comme Noël, tout un Bigorre aux mains jointes :

— Qu’ey fi ! qu’ey béroï ! (qu’il est fin, joli !)


Lorsque le prince sut parler aux bêtes le langage du poing, M. de Sainte-Christie, de la Sénéchaussée d’Armagnac, lui fit hommage d’un Navarin sans aspect, plongé, tranchant, grêle, qu’on plaisanta dans la cour, mais dont on applaudit au manège le relevé, le tride et la grâce noble et mignonne. Six mois l’enfant galopa sur lui, escorté d’une cavalerie de Gascons où pointaient les raides moustaches des capitaines d’Esquiédaze, d’Aventignan, de Faudoas, de Sahuguède, de Bramebaque, de Polastron, cent autres ; si bien qu’à force de sauter en compagnie son derrière s’écorna comme un tabouret et qu’il lui poussa deux tortues aux fesses.

— Ces emplâtres l’empêcheront de se gâter le corps, dit la reine.

On lui reprit le Navarrin, et on le lança sur un cheval celte acheté par le roi lors de sa campagne en Picardie, double bidet chevelu, carré, osseux, qui avait mené à la foire quelque marchande de beurre et de marrons. Son père l’accommoda comme à Ploërmel :

— Il faut qu’il sache monter à la rustique. Malgré le harnachement, deux cordes doubles qui levaient les genoux du prince à la hauteur de l’arçon, l’enfant piqua comme un épervier.

— Cap dé périclé ! (Tête de tempête !) il ne faudra pas trop le pousser pour le faire partir des mains ; voyez ce cavalcadour, il rase terre !

Les plumes des chapeaux gascons s’enflaient orgueilleusement.

Restait à l’aguerrir. On retira des écuries du château une bête fantasque, à peine domptée, surprise dans le creux d’un roc du grand désert forestier des Basses-Vosges, le descendant sauvage de ces petits chevaux fous au nez de renard, aux épaules chargées, au poil abondant, aux jambes fermes, qui broutaient autrefois les arbres en compagnie des urus et des bisons d’Austrasie : l’onagre.

— Yam ! Hénric ! yam ! (Allons ! voyons !) Il y avait au bout de la cour un fossé bordé de cabanes pour l’élevage des perdreaux. Le cheval, comme un vif esprit, sauta le fossé, les planches, traversa le parc et vint s’arrêter court à la pointe du soulier de la reine, le chanfrein bas, l’épaule sèche, avec ses quatre pieds durs enfoncés en terre comme des piquets. L’enfant n’avait pas frémi.

— Te voilà cavalier ! dit-elle en le baisant. Et vive Dieu ! petit, si tu t’envoles de ce pas sous les pastilles des canons, il fera chaud un jour sous ta cornette !



Entre temps, non loin du manège, les escrimeurs gascons de ce Béarn où pour un épi germait alors une épée, de jeunes et vieux maîtres, capitaineaux de fortune aux manoirs en débris, agaciers, chiches, rogneux, les Escanecrabes, les Etcharry, les Montbardon, les Parlebosc, les Poupas, toute l’héroïque séquelle des maigres chats qui lappaient en attendant mieux les fonds de marmites du château, vingt hommes qui avaient eu cent duels montrèrent au prince, une à une, les ressources de leurs épées. Les jambes nues, dressé sur ses deux orteils, un bouclier de veau dans la main gauche et la garde au genou droit, l’enfant apprit d’eux, d’abord, la hardiesse de l’attaque, son bondissement de détente, son filé rigide, et ce célèbre passez le pied, saut vertigineux en avant du talon d’arrière. Son père, parfois, venait l’exciter « Hasarde ! pousse ! ahute ! aou ! fort et roide ! courroux à la brèche ! » Ces cris soulevaient le prince la lame haute, l’écrasaient à l’italienne, ou le lançaient en sueur, coléreux comme une fourmi rouge, entre les éclairs de la rapière du maître. Déjà il « touchait ». Il ne put apprendre, trop jeune, à lire les passes d’armes ; mais dans ces assauts qui prêtaient alors à la taille et à l’estocade, il montra de bonne heure son instinct des jeux allongés, impromptus et secrets, des hautes et basses lignes, son goût des plans ; et si le professeur l’écornait : « Mutine-toi ! lui criait son père. Aou ! Hénric, le fer aujourd’hui est à bon marché ! Tire ! Mène-le battant tout au mur ! » L’enfant, à ces mots, s’amassait en boule ; c’était une étincelle, mise à terre, qui allait allumer quoi ?… Mais soudain, nerveux ; esquivant par voltes les coups d’allonge, il partait ! et le roi de Navarre, frappant ses paumes, cadençait ses jaillissements : « Aou ! aou ! pique ! estoque ! tue ! » Ou bien, plus rusé, l’élève cherchait un sillon au fer, pelotait, caressait la lame. Ses ténuités, déjà, son attaque droite, ses surprises étaient de l’escrime-pointe, et par là il révélait bien son vrai nom, son sang, sa race endurante et fine, toute la fleur de sa petite patrie gasconne. Au bout d’un an, il faisait l’assaut, cognait gentiment le sol de sa botte, saluait les dames de l’épée, à droite, à gauche, leur faisait l’hommage du meilleur coup de pointe. Et lorsqu’il sut à peu près ce qu’était un cheval et une arme, sa mère fit venir au château les gouverneurs des provinces :


— Voici le moment venu, leur dit-elle, de donner à cet enfant autres compagnies que les Dames dont Sa Majesté le roi de Navarre et Monsieur mon père d’Albret le pourvurent. Regardez-le de près. (Elle mit son bras sur le cou du prince) Il a l’air déjà de ces vieux routiers sans cesse au guet, le cœur et l’œil en alerte, jamais las ni recrus, et toujours levés au premier panpan de tambourin. Aussi lui a-t-on offert, dans l’espoir que tous trois vivent en loyal et bon voisinage, une épée de Florence pour le combat et un jeune onagre pour l’y entraîner promptement. (Ses doigts scandaient la marche dans les cheveux de l’enfant) Nous voulons donc honorer ces primes armes d’une manière qui enseigne à tous les Gascons du royaume l’emploi que leur prince compte faire un jour de son cheval et de son épée, qui sont encore plus votre défense que la sienne propre, car s’il est beau d’en venir aux mains pour la gloire et la richesse publiques, il est grandement détestable de se ruer, sans motifs que vols et méfaits, comme ces pillards faux soldats qui désolent notre campagne et tuent partout à foison. Cette fête aura lieu dans huit jours. Convoquez-y grand monde, et envoyez-nous pour compère et commère les plus pauvrement besogneux des laboureurs et vignerons du Béarn, l’un portant cruchette de vin première de sa tonne, et l’autre mesure d’avoine première de son champ. Sur ce, messieurs, je vous prie de vous départir, et d’annoncer qu’il y aura musique.


La fête dura trois jours. Il y eut pour les seigneurs comédie et danses, et pour la nation gasconne éparse dans la plaine de Pau vastes mangeailles et cavalcades martiales, en morions et jupes de fer, de tous les hommes d’armes du pays. Le soir de la troisième journée, le prince de Navarre, suivi de sa nombreuse maison, se montra aux foules vêtu à la Béarnaise du sayon pyrénéen, sans atour qu’une fleur de lis au béret. Huit violons et hautbois, deux tambourins et une flûte longue célébraient à ses côtés, en grand bruit, la « Marche de Marignan ». Derrière, quatre paysannelles apportaient l’épée florentine, aux quillons courbes, au pommeau noir, horizontalement étendue, et quatre malmouchés de cinq ans, ajustés de brides fleuries, entouraient l’onagre que le roi son père conduisait. En ce bel ordre, la procession s’arrêta. Aux acclamations rouges de dix mille Gascons enthousiasmés, devant les larmes des femmes et le soleil, le premier paysan, pieds nus et les mains terreuses, présenta au cheval du prince l’avoine de son pauvre champ, et l’onagre, le cou penché, l’avala jusqu’au dernier grain. Les hautbois et la flûte longue chantaient toujours. L’enfant, sans étriers, sauta sur sa bête, et on vit s’approcher le second paysan, le vigneron de misère. Alors, tandis que les musiques passionnaient en force, que les vieux soldats levaient leurs guidons, et que les femmes, à corbeilles, semaient des roses, un orage de voix patoises jaillit de la foule émue, s’arracha des gorges, monta, éclata dans l’air en tourbillons d’aigles, et vingt mille yeux noirs, brouillés et luisants de pleurs, observèrent de loin le prince… Lentement, avec joliesse et noblesse, répétant signe à signe la leçon sacrée, l’enfant prit l’épée neuve, la plongea dans le broc de vin, l’en retira ruisselante, — l’éleva d’abord vers le peuple, puis vers l’armée, ensuite vers les dames, assurant ainsi à la foule, par ces gracieuses images, qu’ils venaient de faire un pacte commun, de maisonnée, qui l’obligeait comme roi futur, par le galop et le glaive, à donner la justice aux âmes, l’ordre aux villes, la paix aux champs, et de rendre au peuple, en centuple, les vendanges et les moissons dont il avait reçu l’hommage. Le soleil tomba sur ce dernier geste, l’enfant remit l’épée au fourreau ; — et après ce coup, saluant le roi et la reine qui sourirent, émancipé par ces symboles, un tison dans l’œil et bravant en selle plus que dix-huit, il partit avec les gendarmes pour faire le tour de sa Gascogne.

VI


La chevauchée du prince, précédée de huit fourriers des logis, escortée de quatre cents capitaines et d’un bagage de cent mules, mit de longs mois à traverser, par rocailleuses étapes, les vaillantes ovations gasconnes. Ce n’étaient partout que fêtes, jeux, parades militaires où le prince se montrait, d’après le dire du temps, « si agréable qu’on faisait la presse pour le mieux voir ». « Il entrait dans les conversations comme un fort honnête homme, parlait à propos, et ne disait rien que ce qu’il fallait dire en la place où il était ». « Il a le visage plein d’agrément, ajoute un autre, le poil enflammé, les yeux doux, le nez hardi, le teint brun, et tout cela est animé d’une vivacité si peu commune que s’il n’est pas bien un jour avec les dames, y aura malheur. » En attendant, le prince se livrait à la joie de découvrir sa Gascogne ville à villette, sente à sentier, âtre à tison, et quasi herbelette à herbe.


Tandis que les violes divertissaient le peuple sur la reposade du « Gravier », un jeune garçon qui musait dans les rues désertes, le long du rempart d’Agen, s’arrêta près d’un vieux paysan qu’il jugea, non sans quelque bout de malice, furieux et embarrassé.

— Eh done ! lui dit-il, à quoi pensez-vous devant ce tonneau, papette ? Vous voulez savoir, je devine, si votre vin est bon.

Le paysan regarda de travers celui qui parlait, il vit un enfant.

— Crodi ! donneur de conseils déjà ! Va-t’-en jouer sur la reposade, follet !

L’enfant quitta la rue, entra dans le courtil, et mettant un bras sur la pièce :

— Quand un homme du métier de la vigne va visiter une pièce de vin, il ne demande pas : Est-il blanc ? sent-il mauvais ? a-t-il les cerceaux brisés ? On ne juge les maladies que par l’intérieur. Il y regarde lui-même. (L’étrange enfant ouvrit la bonde) Puis, des deux mains, il donne un grand coup de poing de chaque côté du fond. Frappez de ce côté, grand-père, j’ai le bras trop court.

Les deux poings retentirent.

— Alors la vapeur s’en va par en haut, et ainsi on reconnaît…

L’enfant s’interrompit, flaira la bonde :

— Votre vin est un clairet de deux ans qui a mûri sur de la gravaille.

C’est la vérité, dit le paysan.

Mais il vous faudra le garder du vent de bise qui pourrait lui pincer la fleur ; c’est du bon.


Peu à peu, sans se faire entendre, une demoiselette s’était arrêtée au seuil du jardin, curieuse, le pied sur une planche comme un rossignol sur un brin d’épine. L’enfant l’aperçut, ôta son béret.

— Je rentre la barrique, dit l’homme. Quand on n’en a qu’une ! La vendange, cette saison, s’est laissée griller par l’été.

— Et le blé aussi a faussé promesse.

— Tu es donc de la « terre », pour savoir ça ?

— Oui, dit l’enfant.

Il sourit à la fille. Un coq traversa l’enclos, ils lui jetèrent des cailloux. Elle s’assit, il s’assit. Elle devint rouge, il l’était déjà. L’homme, hâtif, prit sa herse et poussa la porte du dehors : « Adieu bien ! cria-t-il de loin, merci, vigneronnet ! » Les enfants l’écoutèrent partir. L’heure était coite ; et bientôt il n’y eut plus d’en vie, près d’eux, qu’une cropetonneuse vieille ensommeillée sur sa quenouille, un fil à son doigt pendant.

— Vous êtes de la ville ?

— Oh ! non. Je demeure, dit le garçon, plus de trois fois loin que d’ici Savoie.

— C’est beau, chez vous ?

— Oui. Y a un castel, une rivière, des haies enjonchées, un parc myrtin, frais bocages aux cheveux verdelets, et des champs qui toutes choses produisent où l’on peut s’asseoir dessus l’herbe.

— Vous parlez comme Le Hamus le procureur, dit-elle. Et vous faites métier ?

— Oui, dit le garçon rougissant. (Après rêverie, il plaisanta) Je suis astucier.

— Vous ne faites que rire, dit-elle avec inquiétude. Et encore ?

— Chercheur de rébus, Allumeur de feux-follets. Ah ! dit-il soudainement, vous sentez bien bon !

— C’est un tortis de violettes que j’ai placé là.

— Les violettes, il y a des hommes qui en mangent.

— S’on peut dire ! qui mangent des fleurs ?

— J’en ai vu aux foires de Nérac, je sais faire comme eux.

Il en mangea une bravement. Mais d’un gentil coup de doigt mi-caresse, mi-gifle, la demoiselette ressaisit les autres. L’enfant frémit comme un luth, de toute sa peau effleurée.

— Demandez-moi plus près de vous, murmura-t-il.

— Oui, vous avez l’air d’un chien en reculet, venez çà ! Mais ne me faites plus de mauvaisetés. (Comme il s’approchait, elle rit) Vous avez mangé l’aillée à ce matin, garçon. Et dites un peu !

— À dix heures.

— Vous dînez si tôt chez vos grands ?

— C’est une règle de madame ma mère : lever à six, dîner à dix, souper à six, coucher à dix.

Elle moua sa bouche si dédaigneusement qu’il s’attendit presque à en voir tomber un pleur rose, comme d’une cerise écrasée :

— On ne badine pas ses parents, n’y a que les seigneurs qui disent madame à sa mère.

— Oui bien, dit l’enfant confus.

Étonné, il écouta, son cœur battre, en dedans, contre sa pochette, et regarda s’amie.

C’était une jolie chose, un caneton à la dodine, un pain perdu. Tandis qu’elle parlait, à genoux dans le jardinet, le soleil lui lançait au nez des pièces d’or neuves.

— Ah ! lui dit-il doucement, je ne sais pourquoi je voudrais être petit valeton qui n’aurait pas vaillant l’anse d’un seau, et m’engager auprès de votre père pour rester ici. (Elle se laissa prendre les doigts) Nous serions amis. Je vous aimerais loyaument. Je suis fort, expert en travail des champs, bon ouvrier de pain et de vin comme vous l’avez vu asteure.

— Plus de dits ! Vous vous plaisez de me déplaire.

Elle le regardait tout de même avec gentillesse, ses petits douze ans enchantés par ce gros amour inattendu.

— Votre main est mollette, dit le garçon, et blanche ; on dirait d’une poignée de neige. J’ai lu dans un livre que c’était la couleur des belles mains.

Elle éclata de rire, découvrit ses dents, toutes bien rangées, en habits de mai, comme des demoiselles qui feraient ronde, et puis tout à coup baissa les yeux.

— Vous me tracassez au dedans.

— Pourquoi cette bouche nouvelle ?

— Nous faisons mal.

Il fut effrayé, sans comprendre :

— Eh bien, il ne faudra le dire à personne.

— Oui, notre secret.

Ce mot les fit orgueilleux, ils se regardèrent comme des gens d’âge.

— Après mon partement, vous penserez à moi ?

— Toujours.

— Jusqu’au 1er août que les savetiers prennent leur bouillon, dit-il en la badinant ; mais n’importe ! faisons ménage : je suis le laboureur…

— Vous êtes le laboureur, et moi sa commère ; j’ai rangé la maison, les petits petiots sommeillent…

— Avant la retirade du soir et la prière, dit-il, on jouerait un peu. À quoi jouer ? C’est à vous à dire ; les garçons ne s’amusent qu’à l’escrépét ou à la matole.

— On jouerait sur l’herbe au cluquét.

— Oui ! au cluquét, le jeu que m’apprit M. le Cardinal !

— Le cardinal, rit-elle. Vous avez de la lune, au moins. Prenez garde que les sergents vous entendent. Pour le cluquét, mon mari, faut un peu d’herbe.

Ils roulèrent sur le gazon comme satyreaux, — mais soudain l’enfant se dressa, l’oreille à la ville :


Baom ! Pom ! Baum !


Ils se regardèrent, pâles.

— C’est la cloche de Saint-Caprais, dit-elle. On sonne à branle, à grands coups. Se passe un malheur…

L’ombre était venue, secrète. Autour des enfants levés, le crépuscule s’emplissait de bruits, de clartés fumeuses, d’oiseaux rouges. C’était l’orage. C’était aussi l’épouvante. Et se propageant de l’une à l’autre, les tristes et grosses cloches d’alarme sonnaient éperdument ensemble :

Baoum ! Bom ! Paaum ! — Pan ! Bamm ! Baaum !

— J’ai peur, dit la petite fille.

L’enfant lui donna son bras sec et ferme.

Les clameurs venaient à eux, houleuses, comme si la mer, par la Gironde, débordait la Garonne, se précipitait dans la ville. Le quartier devint rouge. Une trombe de flambeaux et de cavaliers rugissants creva la rue !

— Votre main, murmura-t-il, tout à plat, dessus la mienne.

Il avait poussé la claie du jardin. Un porteur de torches passait, il le saisit. Le soldat fit un brusque bond, le reconnut, lança au loin son râle de joie, et devant la porte, bientôt, vingt chevaux fumants s’arrêtèrent.

— Monsieur de Faudoas, dit l’enfant, pourquoi ce tumulte ? N’ai-je pas coutume d’aller promener seul ?

Le baron désigna la rue pleine de bourgeois et de peuple :

— Messieurs les magistrats désiraient souper avec vous, ce soir, en leur Maison de Ville, et le peuple ne vous voyant plus a sonné les cloches. Que Monseigneur pardonne.

— Un cheval, dit le garçonnet.

Le comte d’Esquiédaze donna le sien. L’enfant le monta, envoya bon soir à s’amie en larmes, et raide comme un écouvillon, brave pour deux, s’en alla sans tourner la tête.

L’histoire de ce prince qui au lieu de boire avec les seigneurs se sauvait lorsqu’il était libre, errait dans les faubourgs, pieds nus, donnait des conseils aux vignerons et jouait avec les paysannes, ce conte de fée passa de bouche en bouche, et dressé d’orgueil, inhabitué à ces caresses de prince, le populaire des échoppes, le bestial humain des labours accourut pour baiser l’enfant. Mais au geste qu’il fit, las, le front penché, on devina qu’il souffrait. Tout se tut. La foule misérable qui pactise avec la douleur dépassa le cheval du prince, raviva ses flambeaux, l’annonça et le précéda jusqu’à son logis sans rien dire ; — et dans le cours de sa difficile vie, rien, aucune expérience, aucun fait, aucune leçon de politique ne devait expliquer plus directement au prince la Bonne France que cet humble peuple s’instituant lui-même « silenciaire », et imposant par gestes, en redoutable avant-garde, le repos et la solitude, ch…… autour de la peine d’un enfant.

VII


Après la mort de son père, frappé d’un coup d’arquebuse au siège de Rouen, le prince de Navarre vint prendre logis à la cour pour y achever son éducation ; sa mère Jeanne laissait auprès de lui ses deux anciens précepteurs, La Gaucherie et Beauvoir.

Il ne déplaisait pas à Catherine, à ses desseins et à ses craintes que cet enfant redouté demeurât près d’elle, sous son contrôle. Hypocritement. tendre, elle l’établit à ses frais, créa sa maison, et pour éloigner toute défiance, permit aux éducateurs désignés par Jeanne de réglementer à leur opinion les nouvelles études du jeune, prince. Ils s’y émurent le jour même.

Incapables de soupçonner qu’un œil de femme, ouvert de sa croisée du Louvre sur les passions de Paris, s’attachait à la destinée de leur élève, ces bons hommes loyaux s’entendirent avec le savant Béroalde, précepteur d’un enfant déjà illustre, et ces trois hommes, dans le but d’ajouter l’émulation à leur influence, décidèrent de donner au prince, pour compagnon, le jeune d’Aubigné (Théodore Agrippa), de la noblesse de Saintonge.

Ce fut sa première amitié, elle ne devait finir qu’à la mort. Vite ils se plurent. Sur un monseigneur d’Agrippa, le Gascon lui meurtrit l’épaule : « Seigneur de quoi ? du fond de mes chausses ? Tutoyons-nous d’un tenant, camarade, je ne m’appelle aujourd’hui qu’Henri ! » Et il l’embrassa sur les joues.


Leurs études en commun avaient lieu après le souper, de huit à dix heures, dans une grande salle du Louvre, sous la direction de Béroalde assisté de La Gaucherie et de Beauvoir. Le mépris des princes et de la plupart des seigneurs pour les « bonnes lettres » isola encore plus ces solitaires, entoura leurs veillées du soir d’une paix pensive et charmante. Là se répétaient les leçons du jour, l’histoire universelle, les mathématiques, les langues. D’Aubigné qui n’allait plus au collège et qui était passé de Jean Cottin, homme « astorge et impiteux », à la science moins insensible de Morel, pour aboutir entre les mains de Béroalde, ne retrouvait son ami qu’à ces heures brèves. C’étaient les heures du revoir, des effusions fraternelles et des travaux, les meilleures du prince.

Pour ce montagnard de neuf ans tout en flambe, hâlé par la liberté, gras comme une gibecière de gueux où n’y a que nerfs, et qui n’aimait que piétonner et bondir, la vie assise de l’école fut une véritable prison. Dans ce collège de Navarre où sa mère l’avait placé, il eut comme voisins d’entraves, par un de ces hasards qui sont les préventives malices de la destinée, trois Henri qui avaient pour parrain comme lui le roi Henri II, qui devaient jouer un grand rôle comme lui dans les affaires du monde, et qui tous les trois comme lui devaient expirer tragiquement : Henri duc d’Anjou qui fut son roi, Henri de Guise qui voulut l’être, et Henri prince de Condé qui chevaucha sous ses armes contre les deux autres. Aucun signe fatal, mais des gentillesses apprises, pâles et lentes, indiquaient sur toutes ces trois têtes, et la quatrième, celle du Gascon, énergiquement disparate, faisait rire. Rires tôt venus, tôt partis. Rien d’eux, alors, ne faisait prévoir l’assassin tumulte, les démoniaques folies, l’effrayante ivresse de gloire et les milliers de pintes de sang qui jailliraient un jour de ces quatre bouches enfantines. Seul l’avenir, écartant un peu de son voile, eût frappé l’Europe d’une convulsion.

Le prince de Navarre ne retrouva pas au collège les familiarités de Pau. Dès le jour qu’il fut introduit, joyeux, la mine franche, alerte comme un fouleur de vin, la jeune noblesse s’étonna :

— C’est celui-ci dont parlent tant nos familles ?

— On dirait un bâton de lance noailleux.

Le prince, déjà subtil, comprit la moque. Il babouina de dédain et tourna talons. Les princes riaient.

— Ils te trouvent un peu trop martial, dit Anjou.

— Tu sens la chèvre, plaisanta Condé, l’agreste, le verjus, la vilenaille, et eux ne savent que baumes. Il faudra te faire à nos façons.

— Ce sont eux qui plieront aux miennes, dit le Béarnais.

Il regarda la troupe :

— Y en a-t-il d’entre vous qui veulent combattre à moi ? je suis prêt à leur chanter cinq et six !

Personne n’osa rire de cet aigre accent qui roulait les r en charroi, et trente saluades à la ronde avertirent le prince qu’on le respectait. Malgré tout, durant le mois, il distribua maintes gifles, et à chaque horion prévenait :

— Celui-ci pour avertir, pan ! que je n’ai pas d’eau rousse dans les veines ! zou ! zou ! zou ! (trois calottes). Et celle-ci aussi ! et cette autre encore ! Marcheront après dames culbutes qui sont de ma famille, vous entendez, coquarts !

Anjou voulut défendre un ami, les cousins se colletèrent, et d’un tour de bras le Gascon fut maître.

— Vive Bourbon ! cria Guise.

Cette scène, le soir, divertit la cour et humilia Catherine.

— Ce petit moricaud n’est que tempête, il faudra le veiller.

Mais la grande ville maligne s’en amusa, l’enfant plut aux Parisiens.

— Et tiègne ! éclataient de vieilles poissonnières, voilà notre mangeur d’ail qui part au collège !

Quelque tavernier s’avançait, hardi :

— Si Son Altesse a soif…

— J’ai un trop beau nez pour ne pas boire, souriait le prince.

Il vidait le blanc de Bagneux jusqu’au dernier glout, et suivi de ses gens confus rentrait en classe.

On l’adora.


Cependant, à la longue, le nombreux contact du collège le dégoûtait. Au lieu de s’assouplir, il raidit. Il avait trop d’angles sortants. Ses mots, ses gestes, ses pensées, s’ils ne blessaient plus, éloignaient de lui, avec les trois princes, la jeune masse de cette vaniteuse noblesse uniquement préoccupée déjà de cérémonies. Les professeurs, à leur tour, dont la robe cachait à peine les mignonneries courtisanes, remontrèrent avec gravité à ce princelet de neuf ans, quoiqu’il fut le plus « ententif », les écarts de ses manières, ses fautes contre l’usage, la mode, l’âpre goût de ses réflexions, la brutalité de son vivre et de son sonore parler. Il souffrit, écouta pieusement ce nouveau langage, et voulut comme les autres apprendre « la cour ». En vain. Une fraiche bouffée pyrénéenne, le parfum des vignes, un jus de grappes écrasées traversait ce cerveau d’enfant et nettoyait tout. Les heures récréatives s’écoulaient pour lui à entendre récriminer : « Monsieur de Bourbon, lui disait un maître, on ne doit point baisser la tête entre les épaules, c’est signe de lâcheté, ni se renverser ainsi car c’est arrogance. » (Il se redressait) « Ni ne sied guère à un enfant, ajoutait un autre, de tenir ses deux bras au sein car c’est paresse, ni de les tenir derrière car cela donne à penser qu’il soit un larron. » S’il éternuait dans sa main : « Etouffer le son qu’excite la nature, c’est attribuer plus à la civilité qu’à la santé. » S’il enflait ses joues : orgueil, s’il les désenflait : méfiance. Tout en lui était critiqué : « Il faut que les lèvres soient un peu conjoinctes, une bouche pincée ne convient qu’à ceux qui ne veulent pas prendre l’haleine d’autrui. » Ces conseils importuns le faisant bailler : « Mettez le mouchoir devant votre bouche, lui disait-on, et faites le signe de la croix. » On n’épargna pas non plus sa gaieté, cette joie gasconne au sourire toujours offert : « Il est déshonnête de rire en hennissant car quelqu’un de la compagnie peut avoir soupçon que l’on veuille le lanterner, ni de rire d’une bouche élargie, les joues rentrées, en montrant les dents, c’est un ris de chien et sardonien. » L’enfant rageur mordait ses lèvres : « C’est le geste d’un homme qui menace quelqu’un. » Alors, dépité, s’il faisait la moue : « Avancer les babines était une coutume bien reçue entre les Allemands comme il se peut voir en tableaux anciens. » Et si le furieux Gascon faisait la grimace : « C’est un tour de bouffonnerie de tirer la langue. — Ah ! Monseigneur, s’apitoyaient alors trente voix, devant que vous soyez prince d’aimable nature, vous faudra suivre nos préceptes, et qu’ils soient toujours sous vos yeux pour vous y régler. Mais y a crédit. »


Malgré ces persécutions, il était le mieux noté du collège, et le soir, à son seul ami Agrippa, il confiait ses naïfs chagrins et sa lassitude : « Morbleu ! jurait-il, je ne peux faire un pas dans la cour que je n’aie dessus moi quatre professeurs emmouflés qui me pignent tout le temps que nous récréons, voici leurs sottes balivernes : Et n’abusez pas du cracher dont le Clitipho de Térence est blâmé par un serviteur, ou tournez le visage pour lancer l’ordure, crainte d’offenser la compagnie. — Et si vous avez craché par terre, ajoute un griffart, convient marcher dessus pour que personne n’en ait mal au cœur, et tanti, et tanta, et c’est tous les jours même ritournelle, que la fièvre quarte les brûle tous ! (Dans la salle d’études, aux éclats de rire de d’Aubigné, le prince bondissant rejouait la pièce, avec gestes, nasillements, accessoires) Et n’avalez pas votre salive ! — Et ne toussez pas en parlant comme ceux qui veulent mensonger. (Il imita quelques professeurs qui pour plaire aux nobles juraient) Et si vous avez envie de vomir, tirez-vous tout seul à quartier. Eh ! sang bieu ! vertubieu ! charbieu ! suis-je entré au collège pour apprendre à faire des façons ! Voici mes notes : 1er en mathématiques, 1er en histoire. Tu crois qu’ils fièrent, qu’ils se soucient de moi, de mes progrès ? Par saint Rémy de Reims ! comme de l’écume d’un mulet ! Bichon me veulent, passementé, faiseur de guins d’œil qui sent l’anis et la mélisse. Mais nennil, d’Aubigné, j’ai beau être prince, je n’ai jamais eu mon pain cuit, moi, et me faudra plus tard l’acheter cher, au prix du travail. Ce n’est pas tout : — Et que faites-vous, Monseigneur ? — S’il vous plaît quoi, monsieur ? Il vous faut retenir les sonorités du ventre en serrant les fesses ; lâchez votre vent, je vous prie, étant à l’écart, ou déguisez-le par un bref toussement. Quels savants classiques ! voilà bien de nobles études ! gasconnait le prince. (D’Aubigné sautelait de joie) — Et il vous faut, me dit l’un, avoir les dents nettes et ne pas les frotter d’urine comme on fait par là en Espagne, mais d’alun. Et lavez votre bouche, me tue un autre. Et nettoyez votre tête, qu’il n’y ait ni poux ni lentes. Et ne la grattez pas. Et n’ébranlez pas vos cheveux. Et bran ! bran ! bran pour tous ! rugit à la fin le Béarnais, vit-on rien de pareil, camarade ! et n’est-ce pas supplice : vessir est condamné, ne pas être droit est un sacrilège, et ne point savoir la révérence est un meurtre. Bon ! j’envoie un courrier ce soir à Madame ma mère pour être vitement ôté de ces cérémonies. Et toi, mon frère et mon maître, tu suffiras bien à m’instruire ! »

Il bondit vers une table, écrivit une longue lettre, la lut à d’Aubigné qui y ajouta ses respects.

Le mois suivant, il abandonnait le collège. Et les professeurs s’aperçurent à ses révérences, malgré l’ironie moqueuse des balancements de son chapeau, qu’il était sous ses dehors rudes tout dressé déjà.

Sous la surveillance de Béroalde, de La Gaucherie et de Beauvoir, les deux enfants, dès lors, travaillèrent ensemble dans un pavillon isolé construit autrefois pour Diane. D’Aubigné avait douze ans, le prince en avait dix. Sous ces ombrages, dans ce froid retrait au silence de moustier, huit mois s’écoulèrent à traduire de vieux auteurs, à rêver sur les chants d’Homère et à s’enorgueillir de Plutarque. Trois pensées vigilantes, trois hommes, trois sages, près de la muraille, apaisaient ces enfants ardents, désattisaient le feu de leurs disputes, et les remettaient l’un devant l’autre, avec leurs erreurs, dans la clarté de la logique éternelle. Ravi de cette existence, le prince ressaisit son parler salubre, ses aises paysannes. Un seul danger : l’ombre de Catherine, présente partout, sinistre… Et plus d’une fois, curieuse non seulement de ce d’Aubigné qui avait à sept ans traduit Platon, mais de ce prince de Navarre, brusque et subtil, dont on citait des merveilles, la frivole Cour, écartant les feuilles, s’en alla surprendre ces jeunes dieux qui tour à tour juchés sur les fenêtres, les bosses des sculptures, les grilles et les balcons, grimaçaient, riaient, grattaient leurs pieds nus, étudiaient en s’entendant vivre, cabriolaient sur des jonchées de poèmes, commentaient les philosophes, les rabins, parlaient calcul et magie, causaient du ciel, des âmes, de l’histoire, et joyeux d’être délivrés du collège disputaient fraternellement en grec en mangeant des raisins de France.

VIII


Dès cette année-là, un grand trouble arrêta la vie française. La tyrannie de Catherine, les disputes des princes, les trahisons, les assassinats, les escarmouches religieuses et leurs brûlements contraignirent Béroalde à s’enfuir avec d’Aubigné. Le prince de Navarre les escortait. À Villeneuve-Saint-Georges, les enfants descendirent de cheval, et une immense mélancolie les accouda sur le parapet. Tout bas, le cœur enflé, ils se dirent des paroles douces. D’Aubigné se désespérait de quitter « un cabinet de livres couverts somptueusement, et autres meubles », mais la souffrance du prince, plus humaine, était plus profonde. Un bras autour de son ami, « et avançant la tête vers l’eau pour passer ses larmes qui tombaient en bas, il lui prit le désir de se jeter après elles ». Le vieux Béroalde sépara leurs jeunes sanglots, et triste, le front bas, l’oreille attentive aux tip tap de la cavalcade qui fondait dans la nuit venante, le Béarnais, seul sur la route, écouta s’enfuir son amitié.


Revenu dans son désert, à ses livres, une faiblesse arrêta ses doigts : les pages chantaient toujours, le cœur usé n’entendait plus. Il en pensa revivre l’ancien battement : Larochefoucauld, Ségur devinrent ses fidèles, mais d’Aubigné occupait son âme délicieusement. Sans ressort, sa vie traina. Lentement il se laissa gâter, prit d’injustes fureurs sans cause, ronfla quelque peu dans le jour et mollit. Il jurait à la courtisane par mordieux, têtedieux, milliers de sangdieux, et c’est pour rendre cette habitude inoffensive que La Gaucherie, avisé, inventa ce Ventre-Saint-Gris qui n’offensait que la raison. Ce retour par la traverse à de plus modestes langages fut le seul bien des années mortes qu’il passa loin de son ami. Après le décès de son précepteur, les gentilshommes gascons groupés en conseil pensèrent qu’il était grand temps d’isoler leur prince de la cour, et la reine de Navarre aussitôt prévenue vint à Paris pour le ramener en Béarn. Il avait treize ans.

L’errante maisonnée s’achemina sans croix ni pile, à la mode des cadets, du pain et de l’ail dans ses bissacs, néanmoins fière, hanchée sur ses courts chevaux, et plaisante en dits ; — gagna Nérac et y prit-demeure.

— À quoi vais-je m’y occuper ? demanda le prince.

— Voyagez les champs, lui dit sa mère, je ne vous veux pas voir enfumé dans un coin d’âtre ! Montez à cheval, je vous délivre. Allez apprendre les hommes, deçà et delà, et contrôler de vos yeux ce que vos « écoleries » vous montrèrent. Assez de grimoires, dans deux ans vous prendrez harnais.


Il s’évada. Pendant les deux ans qu’il vécut dehors, libre, au grand air des pensées, il pratiqua sur la vie elle-même. Il n’eut qu’à se montrer dans les maisons de ville, au milieu des camps, sous les chaumes, qu’à entrer derrière son sourire chez l’un et l’autre, pour glaner et dresser étroitement, par un sûr instinct de son avenir, la vermeillette gerbe dont il devait faire plus tard son glorieux « chapeau de laurier ». Le secret de cet unisson dans la ferveur des plus hauts comme des plus humbles, c’est qu’il fleurissait sur ses racines, qu’il était de la terre qui le portait : son regard lançait le beau temps aux yeux, son haleine montait du terrain, il avait dans la voix toute la rocaille de Quercy, ses gestes, son rire imitaient les zigzags et le bullement argentin des trépillantes eaux de l’Adour ; et il eût fait un signe, ses compatriotes, ensemble, se fussent levés ou retirés, comme on rentre à l’orage, comme on sort au soleil. Sa mère, dans l’espoir de l’armer plus vite, encourageait ces triomphes, lui facilitait la conquête par ses grâces simples. Il fut le nœud, bientôt, de ces innombrables petits centres. Les espoirs, les haines, les révoltes s’avertirent à travers son nom, il les devina. Mille solliciteurs qui escomptaient l’aventure supplièrent ce prince de quinze ans déjà gaillard, assez fort pour coiffer morion, porter rondache, et dont le poing s’impatientait sur l’épée. Quand Jeanne le vit à bout, excité à l’action par le pays même, lorsqu’elle sentit qu’allait enfin sonner l’heure, et qu’il l’attendait, bouillonnant, la main sur les rênes, prête déjà…, sans háte, elle le retira au château de Pau, lui fit la peinture désolée de France, lui marqua son rôle, en traits courts qui désignaient au prince une place modeste, en attendant que le sort, s’il le méritait, la lui fit meilleure, l’arma, lui montra la chemise d’Antoine de Bourbon son père, toute sanglante, et le matin de son départ, pendant que les gentilshommes qui devaient le suivre organisaient le bagage, l’amena solennellement à la grand’chambre où il était né.

À peine fut-elle ouverte que le jeune homme, muet, s’immobilisa sur le seuil ; il ne la reconnaissait plus…


Trois métiers à tapisserie, de haute-lisse, y étaient seuls installés. Rien n’y manquait : la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure et le peigne d’ivoire qui devait servir à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la grande salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs. Il regarda sa mère qui était grave, et reporta, frissonnant, ses yeux sur les trois métiers : alors il y vit des choses nouvelles.

À travers chaque trame, derrière les fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres féminins aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient les trois métiers vierges. Immobiles comme l’attente, ces femmes avaient une main levée sur le bâton de croisure, l’autre inerte, et regardaient, tragiques, par delà le prince et la reine, l’Invisible.

— Qu’est-ce ?… murmura l’enfant. Comme à l’âge de son berceau, il saisit le bras maternel. Mais la reine le poussa devant :


Voici que je suis seule, mon fils, et que vous venez d’atteindre quinze ans. Deux routes s’offrent à votre âge : à main droite est le bien, à main gauche est le mal ; vous savez déjà laquelle prendre, et irez avant. Il vous faut partir à la guerre, agir en prince. Le sang bout aux jeunes ; toutefois, pour mener des mains, sauter aux actions et aux entreprises, nécessaires sont les conseils, j’y ai pourvu. Entendez en bas, voyez ces chevaux qui piaffent et ces plumails dessus les casques, regardez tous ces guerroyeux : ils ont comme M. de Montluc notre ennemi, lequel passa par six mille canonnades et cinquante mille arquebusades, « robe blanche de loyauté ». (La reine les désignait par la fenêtre) Je vous abandonne à eux, mon fils, ç’ont vieils personnages d’expérience instruits par les faits et la réflexion. Ne vous montrez pas auprès, contre votre coutume, muable et léger ; s’il est difficile, Henriquet, de donner avis, est plus difficile aux autres de le savoir prendre. Questionnez donc en route maints et maints, écoutez disants et contredisants ; têtes blanches sont sages ; et tenez-vous ensuite de pied coi, car il vous faudra manger beaucoup de sel pour connaître un homme. Ils vont vous conduire à MM. de Condé et de Coligny qui vous attendent là-bas, le feu sur le serpentin, pour vous enseigner la guerre. Courez-y intrépidement ; il ne faut qu’un peureux pour retarder mille braves. Vous avez assez lu et fait écritures, celui qui se presse aux paroles doit s’empresser double vers les actes. Veuillez ce que vous pouvez, ce que vous devez. N’oubliez jamais que vous êtes pauvre : vous portez votre grange et votre cave sur la selle de votre cheval. Boutez fer et flamme tout en vous garant des écornes, et ne sortez des batailles que le dernier morceau à la bouche. Ça, m’avez compris ?

— Oui, dit l’enfant pâle.

Un silence étreignit la salle.

— Et celles-ci, questionna le prince en montrant les femmes, qui sont-elles ?

La reine baissa la voix :

— Je ne puis vous les, nommer, elles n’ont pas de nom.

Stupéfait, il demanda :

— Et leur pays ?

— Elles viennent d’on ne sait où, de loin, de derrière peut-être ce qui est loin, dit la reine. Elles disent qu’elles aidèrent le roi Attale à joindre les fils d’or aux broderies, qu’elles tissèrent jadis les histoires d’Orphée, d’Andromène et d’Amyone, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé, elles disent avoir posé l’écarlate à Jérusalem sur le Voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie ; elles savent le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

— Mais pourquoi sont-elles là ? dit l’enfant tremblant. Que feront-elles ici ?

Les femmes n’avaient pas l’air d’entendre. Indistinctes, rayées par les longs fils gris, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux. Et la reine les désignant prononça ces hautes paroles, lesquelles, pour à tout jamais, s’engravèrent dans le cœur du prince :

— Je puis me départir demain vers mon Juge, mais voici mes trois remplaçantes. À peine aurez-vous disparu d’ici qu’aussitôt portées à l’ouvrage ces ouvrières entreprendront sur les fils ce que leurs yeux perçants vous verront accomplir de bon et de mauvais, et aussi ce qui n’est ni bon ni mauvais. (La reine avança son bras) La première de ces trois femmes vous représente le Bien, la deuxième le Mal, et la troisième ce qui n’est ni le bien ni le mal ; c’est pour les princes la plus sinistre, car si les rois braves sont grands et si les làches sont infâmes, les chefs inutiles, inférieurs aux méchants, sont la honte des morts eux-mêmes ! Avant de me quitter, enfoncez-vous ce lieu, je vous prie, et gardez-en la mémoire : sont là rangées laines éclatantes, d’azur ou ténébreuses, que vos faits sur la trame soient toujours contés en fils clairs. (La reine secoua la torpeur du prince) Or, plus de paroles ! assez d’avis ! Je vous requiers seulement, dans le monde où vous allez vivre, de penser jour et nuit au travail des « haute-lissières » et qu’après chacun de vos combats vous redescendiez à ces femmes pour connaître sur leur ouvrage votre balance d’honneur. J’entends les trompettes, aou Henric ! est grand temps que partiez. Avancez votre front que je l’embrasse.


Leur baiser dura une vie. À travers la fenêtre, la reine fit un signe. Les clairons sonnèrent.

L’escorte attendait. Il se mit en selle et passa la grille.

Aussi longtemps qu’on put les voir, lui et sa troupe, les femmes ne bougèrent pas le regard dans l’invisible, elles tenaient en leurs mains les flûtes de laine…


Mais comme le prince disparaissait, elles commencèrent ; un fil courut sur les métiers.


FIN DU PREMIER LIVRE

L’HOMME

I


La bataille de Jarnac durait depuis plusieurs heures lorsque le prince de Navarre se fit conduire sur un tertre, non loin des arquebusades.

C’était le moment de la mêlée. Devant ce drame mortel dont il n’avait eu la vision qu’en des récits et des livres, une volonté supérieure fit deux parts du prince. Son sang, comme une rouge torche, éclaira les caves de son cerveau ; par les ouvertures des yeux, son esprit affolé s’élança comme un aigle vers l’ennemi, et il ne resta sur la selle qu’un corps en proie, cent vingt livres de viande, de sang, de nerfs.

Ce qui se passa dès lors dans le prince est comparable aux fureurs d’une servante jalouse qui voyant son maître parti, renverse tables et chaises, vide les armoires, trépigne sur le linge et désordonne la maison : ainsi s’accomplirent dans ce corps, sans que le cerveau s’y opposât, les ravages terribles de la « peur ». Le maître souverain, l’Esprit avait à peine fui cet enfant que l’épaisse servante aveugle, la Moelle, s’en empara, ébranlant ses centres nerveux pour la bousculade des muscles ; et l’agitation dérisoire, les mouvements irrésistibles de la déchéance du corps commencèrent.

Sous l’influence de cette peur qu’il éprouvait, inerte, la première fois de sa vie, de cette peur qui ne l’abandonna jamais et qu’il dut si souvent combattre au cours de son aventure, l’œil droit du prince de Navarre, sans force, palpita, puis les deux se fermèrent. Au moment de voir le danger, il avait du pain sur la langue ; les nerfs, aussitôt, avisèrent la moelle qui se fit sourde : aucune contraction, et la bouchée de pain s’immobilisa dans la gorge comme du bois sec.

Les coups de la servante ivre se précipitaient de plus en plus. Malicieux et vibrants, mille petits nerfs mordirent les canalicules du visage, le sang s’arrêta, la tête gasconne devint pâle. « Blanc comme un lâche ! » s’écrièrent-ils. Et déjà victime de ces minuscules démons, l’enfant ne bougea pas. Les autres nerfs, alors, imitèrent ceux qui avaient frappé au visage, écrasèrent les nombreux tunnels qui portaient la vie dans les membres, le dos du prince se glaça. « Vantard ! cria la moelle, tu froidis de peur. Aux jambes ! » les jambes devinrent raides. « Aux bras ! » les bras gelèrent. « Aux pieds ! » le sang disparut des pieds. « Aux mains ! » sous l’émotive contraction le poing se rapetissa, il se fit un changement brusque dans le volume des paumes, et une forte bague de chrysolites s’échappa d’un des doigts du prince et roula dans l’herbe.

Mais la peur ne désarmait pas, elle sentait le cadavre. Après l’afflux au cerveau, après la volte-face, la ruée hideuse en arrière qui avait ôté le sang des membres, après la pâleur, la dépression, le froid, restait la fin du sinistre. Rageuse, elle secoua le cœur, la pompe : « Vite ! appelait la bête, au cœur ! Au cœur, pour qu’il se désordonne et se convulse, poussons tous au cœur du poltron ! » et sur le flanc du prince une chaîne fit tinter ses mailles, le cœur horriblement sautela.

Volonté absente, vertige. Après la pompe, le soufflet souffrit à son tour. Avertie par les nerfs de la peau de ce qui se passait hors d’elle, des décharges de l’artillerie et du sifflement des arquebuses, la maritorne tout à fait saoule essaya d’un dernier effort, ébranla les murailles, fit vaciller la maison, râla aux centres nerveux : « Empoignez ! comprimez son ventre ! Que l’enfant souffle de terreur ! » et un spasme brisa la respiration du prince. « Qu’il tremble maintenant ! » cria la démonne affreuse, et arrêtant les ondes sanguines désarmées, elle agita les muscles d’une si infâme tremblote que perdant étriers et rênes le prince ne fut plus, au bout d’un instant, que de la gélatine sur un cheval.

La huée de la chair immonde, à ce spectacle, emplit toutes les provinces du corps, les lointaines contrées des membres : « Je le tiens ! cria la brute, le maître n’est plus là, ruez-vous contre ce visage ! souillez-le ! » Projetés par ce cri, les vautours nerveux de la peur bondirent aux traits du prince et y implantèrent leurs griffes. Sous ces pointes aiguës, l’anémie hanta son regard, sa pupille grossit, le front se troubla de mille plissures, les mailles de la peau des joues se contractèrent, les oreilles frémirent, signes sauvages, et hideux, masqué de vieilles rides, les mâchoires découvertes dans l’attitude d’un chien qui fait voir ses dents et veut mordre, le malheureux prince épouvanté se sentit glisser de la selle… Mais déjà le corps se lassait ; la chair en lutte devinait que l’Esprit absent, que le maître en voyage se hâtait, qu’il allait, aussitôt rentré, rouvrir les chambres du cerveau, chasser, renvoyer la Moelle à ses œuvres basses ; et l’écoutant revenir, la haineuse, un moment encore, bouleversa la maison : « Au cloaque, insinua-t-elle, salissons le prince, et que sa conscience, au retour, se refuse à réintégrer cet égout ! » Dernière révolte. On lui obéit. Les centres nerveux, fatigués, envoyèrent leur courant languide, pesèrent à regret sur les intestins… — et la servantasse riait déjà, lorsque tout à coup, dans une gloire, maîtrisant la chair comme un dieu et ouvrant les portes du front, le seigneur souverain rentra. Tout se tut.

— Eh bien ! dit une voix soudaine, je vois à votre contenance, Monseigneur, que ce combat vous occupe fort l’attention. C’est la première entreprise à laquelle vous assistez d’assez près, le malheur veut qu’elle nous soit devenue funeste…

Le jeune homme, immobile, regardait toujours l’ennemi.

— Et nous désirons tous entendre votre jugement, continua Coligny, afin d’y répondre, et qu’en semblable action vous ne commettiez point nos fautes, s’il s’en trouve.

Au signe du vieillard, les capitaines accourus avaient fait un cercle. Et tandis qu’insensiblement cette jeune chair en émoi reprenait son calme, l’Esprit qui avait tout vu, la conscience libre « et sans peur » qui venait d’apaiser la chair écarta les lèvres et parla.

— Si l’on m’avait consulté, dit le prince, je me serais opposé à cette attaque comme à Loudun. Nos troupes étaient trop divisées, celles des ennemies trop jointes ; c’était leur point fort. (Coligny, rêveur, approuvait) Aussi avais-je bien pensé, continua impassiblement le jeune homme, que nous nous amusions trop à Niort au lieu d’assembler nos troupes, puisque l’ennemi amassait les siennes. Pour combattre à cette heure, nous avons perdu les gens à crédit.


Exactes, sages paroles qui devaient faire leur tour de France. Les vieux capitaines, ceux qui s’étaient poudrés aux routes d’Italie, se les répétaient comme « les seules raisonnées » qu’on eût dites sur ces batailles, et s’émerveillaient de l’enfant. Mais tel n’était pas l’avis du prince. Le soir de Jarnac où il reposa dans une ferme, comme ses songeries de préférence retournaient au lieu de sa jeunesse, il revécut le trouble de sa chair, le drame. Indiciblement aflligé, les mains emplies de son visage et se croyant sans doute la risée des cieux et des hommes, il ne put, tout le temps qu’il passa seulet, exhaler que deux mots amers dont il écoutait le son se mourir, où il lui semblait que mille rêves, l’honneur en espoir de son enfance et la fierté des aïeux s’abimaient lamentablement : « Corps lâche, disait-il tout bas, misérable chair… faible chair… chair qui m’a trahi… » Et naïvement épouvanté, comme il se remémorait, dérisoires en l’occurrence, les vaillants discours de la reine Jeanne sa mère, voilà qu’il vit soudain apparaître, à un angle de sa rêverie, Celles qui avaient mission de peindre ses actes, les trois inconnues aux yeux d’avenir, les funèbres « haute-lissières » qui, là-bas, laborieuses sur leurs métiers, repoussant les laines vermeilles pour ne se servir que des noires, devaient en ce moment tisser sa peur. Et trop malheureux pour parler, souffrant trop, même, pour se plaindre encore, l’enfant coucha sa tête et pleura « une honte ineffaçable ».

II


Après les actions de 1569 où le prince, chaque fois, dès les premières balles de mort, eut à subir les assauts de la moelle, ces torturantes crises de peur qu’il lui fallait soumettre, à chaque rencontre, d’une âme de plus en plus ferme et d’une volonté jamais lasse, la paix de Saint-Germain l’écarta d’une armée qui se répétait ses avertissements « d’offensive » à Loudun, « de prévoyance » à Jarnac, « de retraite » à Montcontour, et le consacrait tacticien. Cette réputation de sagesse fougueuse et de bravoure raisonnée lui valut au cours de la trêve des triomphes qui ne l’amollirent pas : il était prévenu contre lui-même, la lâcheté de sa chair, à Jarnac, le rendait modeste. Mais sur les pas du héros dont elle craignait l’horoscope, la jalouse Catherine amoncelait ses fleurs vénéneuses. Un anneau d’hymen fut le carcan de milliers de braves qui voulaient la paix par l’effroi, la fin des guerres par la guerre ; et comme la lutte allait reprendre, avec Henri pour seul chef, une négociation où la politique réduisait l’amour fit du prince gascon le beau-frère de Charles IX et l’otage de l’Italienne. Le pays désarma encore son mousquet.

Il s’agissait d’allier la France à la Navarre, Marguerite la sœur du roi au Béarnais. Pressée par Coligny, ce vieux lion de la reforme dont les rudes crocs s’énervaient aux baisers de Marie de Clèves, harcelée en outre par d’insinuants serviteurs, la triste petite reine de Pau, inquiète pour son fils, manda la fleur de ses gentilshommes, les chefs de famille, anciens routiers du roi François, et débattit avec eux, en Chambre, le pour et le contre sur cette affaire.

La plupart de ces loyaux hommes n’apercevaient dans ce mariage que l’écroulement des Guisards, mais quelques-uns, « sages têtes blanches » comme disait Jeanne, objectèrent les beautés dangereuses d’une fille grandie en cour dissolue. À peine si on les écouta.

— Enfants seront bien jeunes, dit Louis de Nassau. — Les bagues nuptiales des rois sont dans leurs fonts de baptême.

— Allons, fit Rosny père du futur Sully, qu’on sonne les cloches et qu’ils s’épousaillent, puisque la reine nous a fait venir pour délibérer leur union, mais…

Et il s’écarta, disant :

— Cela ne m’empêche pas de prédire, messieurs, que si la noce danse à Paris, les pourpoints de bal seront rouges.

La reine avait écouté chacun. Résolue par mains levées à ce funeste mariage, mais sourdement remise en crainte, elle abandonna Pau, escortée du ban et de l’arrière-ban, camarades de cœur d’Henri : Ségur, Larochefoucauld, Piles, Lavardin, La Noue, Pardailhan. Et cette « route » vint loger à Blois où le prince gascon, malgré ses dix-neuf ans candides, procédait à ses besognettes aux alentours de sa fiancée.


Un peu avant le contrat marqué 10 avril, un soir de lune qu’ils se promenaient dans les jardins du château, ils interrompirent leur marche pour humer le jeune printemps, et confidencèrent à leur habitude, bouche à bouche :

— Mon souci.

— Mon bien, vous n’êtes donc plus chagrine et dépiteuse ?

— Je vous querellais tout à l’heure, mais les astres si beaux à voir m’ont remise en désir d’aimer. Respirez ces buissons, Henri, le vent ý haleine le cœur des fleurs.

Comme elle s’appuyait à son cou, il sembla au prince qu’il avait une rose à l’épaule.

— Vous avez raison ; au fait d’amour babil est peu, et puisque nos cœurs s’aisent ensemble, j’aurai bien le temps de vous décider à mon grand projet.

— Votre intention de m’emmener à Pau ?

— Je m’y entête. (Il sourit) Vous aimez caqueter, c’est permis à vous, mais en ma province et loin des faux-semblants de la cour qui ne sont que fraude et malice… De pardieu ! qu’ai-je dit ?

— Ah ! soupira-t-elle, votre jalousie me rompt l’âme. Si j’écoutais mon trouble, je retarderais ce mariage par crainte d’ensuivre un chemin où n’y a peut-être qu’embûches. Vous ai-je persécuté pour votre pucelette agenoise ? (Elle essuya ses yeux sans pleurs) Mentez point ! Voyez, mon tout, comme nos promenées se terminent : au lieu de colombeaux qui s’en vont se baisant et suçant le bec, vous me trépercez de vos plaintes. Faut connaître au voile la nonne. Je suis de ligne royale, gentilfemme qui ne peut aimer qu’un héros, et en mon cœur mien, déjà, votre nom s’écrivait ainsi.

Il lui prit la taille dans ses mains fortes, la courba comme un roseau frais :

— Pardon ! Pardonnez-moi ! Quartier à ma douleur ! Rendez à mes yeux votre doux visage ! (Elle se laissa recaresser) Ne soyez point triste ; me voici à vos genouillons, je suis sous le jet de votre flèche, je tremble… (Il parlait, essoufflé d’amour, par courtes phrases gentilles) Ah ! disait-il à demi-voix, mes paroles ne tournent pas au devideau, tant bondissent que je puis à peine les ressaisir. (Elle le frôlait de ses longs ongles) Que vous sentez fin, mie, le muguelias ? Penchez votre gorgerette, que vos beaux cheveux, fil à fil, je détorde en vous contemplant. Si vous saviez comme il vous aime, le Gascon, oui, si vous saviez, vous diriez un psaume. Il a beau sentir l’arquebuse ; malgré sa simplesse et son goût des armes son grand cœur s’enchante, lorsqu’il vous voit, comme le bourdon de Sorbonne et Orphée le ménétrier. (Il l’adorait des mille lumières de son regard) Mais déjà vous n’écoutez plus… Vos pensées sont-elles à moi ? La lune brille, demeurons. Les astres, cria-t-il, sont au commandement de ceux qui aiment ! pressez-moi jusqu’à l’ouverture du jour entre vos deux bras repliés. (Le prince s’étendit dans la robe de Marguerite) Vos mains… vos doigts mignots… Qu’y a-t-il dans votre boursette, mie : jolies choses ?

Il voulait éterniser l’heure.

— Mais, dit-elle en tirant la chaîne, ce qu’y portent communément les femmes ; ouvrez.

— N’ose.

Frivole, avec des souplesses de couleuvre, elle vida la bourse dans les mains du prince.

— Une pièce d’or ! deux ! trois ! cria-t-il. Vous êtes plus riche que le Béarnais dont est légende « rien en recette, tout en mise ». Quoi donc laissez là tomber ?

— Une aiguille.

— Et son fil. C’est bon à vous, murmura le prince, le travail agrémente un cœur.

Il fronça le sourcil.

— Qu’est ce message ?

— Jaloux, dit-elle en badinant le nez glorieux, c’est un billet de charlatan pour guérir la fièvre.

Mais tout à coup elle tressaillit, cacha la bourse, et une pensée vint à ses yeux qu’elle referma sur leur flamme.

— Que me célez-vous ! criait Henri.

Il lui leva les doigts :

— Un dé…

— Non, monsieur l’infidèle, un morceau de pain bénit de la messe.

Comme il reculait, grave soudainement, elle le pressa contre la fraise de son cou.

— Puisque vous m’aimez, à l’usage on voit les galants.

Elle mit le carré de pain sur sa bouche et le présenta, câline, comme une mie au bec d’un oiseau.

Il se détourna, les joues blanches.

— Mm… dit-elle en mimant le baiser.

— Non, dit le Protestant.

Elle l’attira. Sous cette haleine d’ambre sa volonté fondit. Éperdu, voulant des caresses, il toucha le pain, ôta ses lèvres, mordit l’obstacle, s’y obstina, et la bouche déclose enfin s’offrit au baiser d’adieu qu’il réclamait.

— Merci, glissa-t-elle en disparaissant.

Le froid des arbres remit le prince, et demeuré seul sur son banc, des soupçons bientôt l’assaillirent, les gestes et les paroles de la femme s’imagèrent : Cet infime morceau de pain, bénit par une église rivale, lui représenta en brûlant son corps le poison de l’hypocrisie religieuse et la duplicité de la reine-mère et de sa fille, mais ce qui surtout le peina fut de songer qu’il n’avait eu cette bouche que par une défection de conscience.

Donc, pensa-t-il, en ce mariage l’un calcule et l’autre aime. Lequel ? Fixé, il palpita. Certains hommes vont à l’inconnu comme à la bataille. Au lieu d’exhaler soupirs, de jouer le vague et la défaillance, le danger de la femme le haussa : il reprit jarrets, cœur, cerveau. Dans cette tête gasconne affutée, experte à se reprendre et qui savait si bien changer la douleur en tableaux comiques, une agacière vision se précisa qui faisait de lui l’assistant de ses propres peines, un défilé de tromperie, rêve qui levait un coin de son malchanceux avenir…, et c’était, là-bas, au bout de son regard, flottante dans l’imprécision de la nuit, une nombreuse troupe narguée des femmes, dindonnée des voisins, vêtue de jaune, et allègrement rythmée à travers les ruelles par une batterie d’aveugles qui faisaient pleurer leurs tambours à grands coups de cornes de cocuage.

— Le beau régiment, dit-il d’une voix surette.

Son colonel ne pourra point dire qu’il manque d’hommes ; réquisitionnés ou volontaires, y en aura toujours multitudes.

Fallait-il en rire ? s’en attrister ? Bah ! pensa le Gascon, n’est si grand’folie que d’homme sage, marions-nous.

Le château coiffait ses lumières, il rentra.

III


Près de l’eau, face à l’école Saint-Germain, comme il errait dans le désastre pour ôter ses amis de la pourriture des morts et les remettre, dessouillés, en terre paisible, Henri toucha un spectre qui cherchait, lui aussi, dans ces charognes, et reconnut aux lumières deux yeux qui s’étaient fermés à lui depuis neuf ans, son ancien compagnon d’études d’Aubigné.

— Mauvais temps pour les embrassades, dit le prince. Recule… nous nous caresserons un autre jour, tourne toi seulement de mon côté.

— Mais si votre escorte me reconnait ?

Le Gascon sourit tristement :

— Ils sont las, ils en ont trop tué au jour d’hier.

— La Seine ne roule plus ; on dirait, près des piles, d’un caillot tremblant.

— Je prévois, dit le prince, ce que tu faisais par ici asteure avec ta lanterne, tu cherchais quelque âme…

— Oui, dit d’Aubigné.

Leurs chevaux soudain s’arrêtèrent, englués dans une butte immonde, un tas mou et noir cerné de rigoles sèches.

— Eclaire.

La lumière de d’Aubigné fit saillir de l’ombre des visages verts.

— Du Briou ! gouverneur du marquis de Conty. Comment se peut-il faire qu’il gise là ?

Capitaine de Saguzan ! héla le Gascon, civière !

On cala Du Briou. Et la tournée continua, pénible, dans un échange vague de paroles.

— Vous avez un peu changé de face, disait Agrippa, et mon âme, sous la lanterne, s’est comme affaiblie en vous regardant. Les hommes vous auraient-ils manqué, sire ?

— Les hommes, dit lentement le Béarnais, et par surplus quelqu’un de plus haut placé que les hommes… Ma mère qui s’en vint de Béarn à mes fiançailles fut prise d’une fièvre au logis de Monsieur de Chartres, et y mourut le cinquième jour de sa maladie.

— Je le savais, dit d’Aubigné.

L’âpre et douloureuse voix du Gascon se lamenta :

— Morte comme je marchais à l’autel ; les livrées nuptiales ont caché le deuil de l’orphelin.

Il s’interrompit, reconnut une tête coupée, Téligny, gendre de l’amiral.

— Civière !

Puis il regarda le Louvre, haineux :

— Orphelin désarmé dans un palais de Furies. Deux jours passés à peine sur mon mariage, je devais assister à l’égorgement de mes frères. On dit tout bas cinquante mille, d’autres assurent pour quatre-vingts. Ce sang m’étouffe comme si j’en avais bu au broc depuis dix mille ans. Méchance ! d’Aubigné (Il tut le spasme qui montait) ; la malheure est sur le Gascon, sa mère est morte et ses amis sont morts !

Les yeux d’Agrippa luisaient en jets brusques. L’élan de son cœur semblait dire au roi de Navarre : Je suis là, je reste… Mais il n’osa pas s’attendrir.

— Moi aussi, me voilà de tout plaisir déchassé. (Sa lame grinça contre son éperon) Mais au lieu de m’abattre, ces tueries me haussent.

— Elles me navrent au contraire, et je me sens empli d’un grand trouble. Où est le devoir ? Je n’ai pas prié depuis hier.

— Mes esprits fument d’impatience ! Vengeons-nous !

— Ch… interrompit le roi gascon (Penché, de sa canne, il écartait des pourpoints) : Colombiers, Francourt.

— Beauvais, continua d’Aubigné, votre gouverneur !

— Aux civières, dit Henri.

L’escorte, derrière eux, faisait sa besogne. Une file de brancardiers, lugubre, suivait la compagnie des chevaux. Ils soupirèrent.

— Cesserons-nous pas d’en retrouver ! Ce ne sont que hachis d’entrailles et de membres, têtes poignardées, des morts partout, des âmes à la dérive dans le sang…

— Ne parlez pas des âmes, sire, les âmes, râla le sectaire, sont autour du Juge, et elles commencent le procès.

Le prince regarda le ciel, le vit sans astres. Non, il n’y avait d’étoiles qu’ici-bas, et il les vit, larmes saintes, dans les yeux offerts de l’amitié.

— Le Juge dont tu parles nous abandonne.

— Ne dites pas cela ! cria le croyant.

— N’a-t-il pas osé ces fureurs ?

— Il ne défend pas les représailles.

— Alors, dit le prince, notre Juge n’est pas le même.

— Il n’y en a qu’un ! protesta le poète ardent, je n’en veux connaître qu’un seul, que nous eussions dû écouter ! C’est le Juge Biblique aux leçons sanglantes, Celui qui nous abat et nous relève, le Dispensateur aux mains lourdes, le Guerrier, l’Aïeul enfin qui tient le glaive !

— On ne m’enseigna que le Fils.

— Il nous a trompés ! dit le sombre poète au prince. Dans la bataille humaine organisée par son père, il a fait le geste de la fuite, il a jeté aux lutteurs les mots de paix, de renoncement. Intervenir dans l’action avec ses seuls rêves, se défendre avec l’Evangile contre des épées et des haches, démence ! (Son cheval piaffa sur un mort ; une boue rouge creva d’un ventre, souilla Henri) Ce sang qui nous entoure, sire, lui seul l’a versé puisqu’il a permis qu’on nous le prenne !

Ces emportements lyriques choquaient le prince. Gêné, il regarda les morts :

— Antoine de Marafin…

— … sieur de Guerchy, dit d’Aubigné ; loyal homme, son cœur n’était pas vilain ni ingrat.

Ils marchaient toujours. Du sang dégorgeant d’entre les pavés, le long des ruisseaux, la mort devant, derrière, des cadavres blêmes au rire frappé court, des os cassés, des cervelles boueuses, des regards pourris, des mains pointues, un enchevêtrement de têtes sous des bottes et des couteaux clairs dans des plaies ; tant de morts, tant de frères aimés, gisants. Une écluse de dégoût barra le cœur du roi de Navarre, on y eût enfoncé la dague qu’il n’eut pas saigné.


Il n’avait pu sortir du Louvre, que sur le frison d’un garde, bête précautionneuse qui soufflait le long des dépouilles comme si elle eût pensé les reconnaître. Le roi qu’impatientait sa lenteur inspecta la bouche, la selle, et comme il observait les sabots, il vit, pendu par un fil de cuivre à l’arçon, un chapelet de boules noires que le maître du cheval, soldat fanatique et pauvre, avait dû tailler au poignard. Faite pour des doigts qui maniaient la pique, cette « patenôtre » était si grossière que son crucifix d’étain rasait le sol.

Le prince devenu rêveur n’écoutait plus d’Aubigné.

Ce chapelet qui faisait, lui aussi, sa ronde, cette image humaine traînante qui touchait les hideurs, trempait dans les blessures, promenait son sourire le long des morts, ce rosaire de fraternité l’étonna en l’épouvantant. Qu’indiquaient ces grains enfilés ? La vie ? la mort ? La jambe d’un cadavre qui raidissait en l’air une botte gluante les arrêta. « Rue du Crucifix. » Les chevaux repartaient, lorsque tout à coup le prince tendit l’oreille. Choc. L’éperon du mort avait accroché la patenôtre : deux boules s’égrenèrent.

Il eût pu se pencher, saisir le chapelet, refaire un nœud, une force rabattit ses mains qui se décroisaient. Trois autres boules, détachées, roulèrent sur un dos, deux disparurent, et la dernière, lente, fondit dans une plaie. Il passa.

Les boules tombaient toujours. Il songeait, en les regardant, aux vengeresses paroles de d’Aubigné, tandis que lui, soldat, réclamait la paix religieuse. Mais où était-elle, cette paix ? vers quels horizons ? — Sous les armes du Père ? dans les bras du Fils ? — Non. Ils ne s’entendaient pas eux-mêmes. Ennemis ! ce père, ce fils. étaient ennemis ! Ils brandissaient leurs Testaments, l’ancien contre le nouveau, l’évangile écosuré par les massacres bibliques, et cependant c’était pour eux, pour ce Père et ce Fils, que des peuples défraternisés s’égorgeaient. Donc, qui croire ? Valait-il pas mieux s’abstenir, marcher librement. dans sa voie étroite d’honnête homme ? Tragiques vacillations. Il se fit en cette minute un froid silence dans le cœur du prince, et il se remit, au pas, à regarder la chute des boules. À chaque mouvement de la bête, elles quittaient le fil de métal, glissaient, se perdaient dans le sang, et avec les grains du rosaire d’autres choses mystérieuses allégeaient le prince, tombaient, roulaient aussi. Il les reconnut. C’étaient ses rêves d’autrefois, légers, qui ne résistaient pas à l’horreur… Une dizaine, deux dizaines… Les boules, les croyances enfantines s’égrenaient une à une du fil brisé. Trois pas, une dizaine encore, — et bientôt, au bout du fil nu, rien ne resta, dérisoire, qu’une image vaine, l’effigie de l’Impossible, le geste de détresse d’un petit homme en croix dont le regard, sans comprendre, s’épouvantait lamentablement sur son œuvre.

IV


Les dalles du Louvre et les ruisseaux de Paris nettoyés, le roi de Navarre, équivoque à tous, tenta de reconnaître dans la masse qui le cernait les premiers ennemis à combattre.

Mais il y en avait trop grand nombre, aucune trouée n’y était possible : Charles IX d’abord qui se reprochait sa clémence, puis Catherine qui se défiait, et derrière ce double danger, un autre plus redoutable qui rôdait partout, les haines alliées de deux religions.

Honni des catholiques qui le rencontrant à la messe avaient lieu de douter d’une foi si neuve, flétri des protestants dont les puritains lui reprochaient sa reculade, méprisé des uns, méconnu des autres, suspect à la cour et à la France, que faire ? Entre ces clameurs : « Renégat ! Lâche ! » entre ces deux blocs, opinions qui se combattaient, n’allait-il pas être écrasé ? Mais l’instant n’était pas venu. Il prévit l’imprudence d’un rôle quelconque, recula de la scène, amassa de l’ombre autour de lui, se creusa un gite, et le fils de Jeanne, l’élève de Coligny, cet amoureux d’amitié se reconnut seul.

Au lieu de l’abattre, cette solitude le haussa. Seul, mot des aventuriers, le plus mélancoliquement sublime, peut-être, du langage humain. Seul, mot qui exalte, coup de gong sur nos désespoirs et nos sommes, flamme qui tord nos nerfs comme des fils et roule son métal divin dans le sang páli de nos veines. Seul : puissance et silence, volonté et sérénité, attitude de Dieu.

— Que devient le roitelet ? chuchotait la cour, on ne le voit plus.

— Il était hier aux halles, très affairé sur les paniers de quelques marchandes ; on dit qu’il se fait construire un vivier pour l’élevage de certains poissons.

— Il n’est done plus ambitieux ? Et le grand rêve huguenot ? les projets de son maître l’amiral ?

— Abandonnés ! oubliés ! Il n’est plus l’homme que nous connûmes, hardi aubien, fier et jacassier comme un sifflet neuf. Un dégoût de lui-même, le désespoir de n’être ici qu’un nom sans poids et les humeurs de sa solitude, peut-être, l’ont rendu ivrogne et gourmand ; son seul plaisir est de boire du vin frais devant une alose de Bordeaux. Le voici…

Le roi de Navarre, seul, passait au fond de la galerie ; les causeurs hochèrent la tête :

— Vous avez raison, il mange trop. Le roi, en effet, parut gonflé.


À peine, cette année-là, si on l’aperçut. Ses gestes étaient lourds et sa botte appuyait au sol. Le grillon de Pau ne chantait plus.

— Serait-il malade ?

— Non pas, puisqu’il grossit !

Il s’était féru du jeu du paume. Au lieu de se passionner aux mathématiques et aux cartes, il boutait la balle avec les seigneurs.

— Votre Majesté se transforme, elle retrouve goût aux joies de son âge.

— Une pinte de vin de Beaune, une perdrix, disait le Gascon d’une voix terne, avec sur ses genoux quelque dame cointe et mignotte aux verdelettes beautés, c’est l’existence. Ça ! messieurs, jouons !

Et il empoignait le bilboquet.


Prompte métamorphose. Qui avait abattu ce cœur ? En face de ces reproches muets, il levait l’épaule, cynique :

— Rien ne me meut à vivre que le plaisir. Je n’ai pas le fiel d’un loup, moi. Que suis-je ? Un paysan poussé en simplesse.

Ses yeux s’assoupissaient, mornes, dans leurs nids de rides.

— Cependant, insinuait-on, vous aviez naguère une armée… La lutte, quoique dangereuse, serait honorable.

Las ! gémissait-il, j’en suis refroidi. Qu’on ne me parle plus que de repos.


Mais parfois, en de certains jours, rares, on lui voyait prendre son ancienne allure, saine, vigoureuse, gaie. Redevenu le Gascon, il sentait le thym de la montagne natale. Des vieillards s’y trompaient.

— Vous avez bon air, sire. Il serait temps, nous est avis, de tourner vos heures à l’étude.

Le roi fuyait :

— Ils me veulent faire prendre le ciel pour une poêle ! Les fâcheux ! À nous, d’Alençon ! que mettrons-nous ce soir au ballet ?

Ceux qui avaient eu foi, déçus, se vengeaient par de sourds brocards :

— Voyez le caquetier ! le soldat est passé muguet !

Et l’opinion de tous, méprisante, s’imageait ainsi :

— Il a plus de nez que de royaume.


Après les masques, les vers érotiques, les danses, après la paume et le bilboquet, une femme acheva de dissoudre Henri. Aux fêtes de cour dont le tumulte même le lassait succéda madame de Sauve. L’Italienne de Médicis, en la lui donnant, s’applaudissait d’avoir vaincu le stoïcien, souillé dans son germe une gloire naissante, amolli le héros. Cette jeune poitrine toute résonnante encore des commandements de bataille ne palpita plus qu’en des étreintes séniles. Et dans le Louvre où erraient en peine quelques vieilles et bonnes gens, compagnons de Montluc en Italie, les plus dures images de la douleur silencieuse s’offrirent désormais au prince, parfois obligé pour joindre sa dame d’écarter les rangs de ces vieux soldats.

— Il nous oublie.

En voyant ce visage mort, cette taille gâtée de graisse, la désolation de deux yeux dont le regard las s’endormait dans les molles poches des larmiers, ils se remémoraient, songeurs, le ferme enfant qu’ils avaient connu, le lionceau de Navarre, le gasconnet gorgé de joyeux discours et d’exemples. Tous avaient honte :

— Le petit n’est qu’apparence de lui-même.

— Nous n’avons plus qu’à reculer, inutiles, jusqu’en nos manoirs, pour pendre nos épées aux crocs.

— C’est la fin.


Depuis deux ans, on ne le voyait presque plus. La méfiante promenade quotidienne, par les galeries de silence, lui devint une insupportable fatigue. Il s’enfermait avec sa maîtresse, d’autres dames, deux ou trois amis corrompus comme d’Alençon, et pendant des semaines, des mois, on ne savait rien d’eux, sinon qu’ils paillardaient et buvaient, — jusqu’à l’heure étrange où, attiré par des cris sauvages, quelque gentilhomme écoutant aux portes s’en retournait apprendre à Catherine que le roi de Navarre, trop mignon sans doute pour monter en selle, se divertissait en sa chambre à faire « voler des cailles » par l’épervier.

— Il ne peut plus même chasser, se disaient les vieux. Où est le temps de Loudun, de Jarnac, de Montcontour ?

La reine-mère, joyeuse, s’impatientait :

— Encore un peu de cette vie, songeait-elle, et nous prendrons le deuil de Gascogne.

Ventru, blafard, l’œil clignotant et rouge, par les tentures écartées un petit vieillard surgissait, hideux, après ces mois de silence. Qui ? Était-ce là le Gascon, l’alerte Pyrénéen d’autrefois aux écarts de biche et aux cris d’aigle ? Fantôme…


On ne le craignait plus. Les dames et les seigneurs se dédommageaient en lazzis de la peur absurde qu’ils avaient eue d’un roi incapable de persévérance, et une veille de Toussaint, dit l’Estoille, que le Béarnais jouait à la paume, « le peu de cas qu’on faisait d’un prince que chacun galopait d’injures comme un domestique fit bien du mal au cœur à beaucoup d’honnêtes gens qui les regardaient ». Le peuple qui avait aimé le Gascon lui restait fidèle dans sa déchéance.


Une catastrophe, un moment, écarta du roi de Navarre l’attention moqueuse de la cour. Après avoir langui deux années, Charles IX mourut au château de Vincennes.

Le soir de ce jour-là, Henri comme d’habitude se retira dans ses appartements, où nul ne pénétrait que son camarade Agrippa et un autre jeune homme nouvellement à son service nommé Rosny. Tous deux, un bougeoir en main, l’attendaient.

— Charles est mort !

— Nous le savions, dirent les jeunes gens.

Le Gascon ota de ses épaules une sorte de reître à capuche, puis sa lourde casaque sans manches :

— Ventre Saint-Gris ! Encore un, et je les aurai tous enterrés.

Un secrétaire lui enleva sa cuirassine. Il sembla mince.

— Le roi de Pologne accourt, dit le Gascon, il sera sacré sous le nom d’Henri III, mais c’est un malade. Patience, le trône se déblaie…

Après la cuirassine, il fit glisser à ses bottes une jacques de mailles. Restait un gilet de buffle. Il le dégrafa, arracha un autre gilet. Sous la chemise de toile, creux et nerveux, ses flancs apparurent, le ventre encavé d’un loup qui n’aurait vécu que de neige. Libéré, son front s’éclaira, et les os de ses coudes, raidis en l’air, craquèrent.

— Que ce jeu est pesant !

— Il faut persévérer, sire, dit d’Aubigné. Les évènements vous servent. Les rois meurent, vous restez. Pendant ces deux ans de corruption feinte et de paresse apparente, vous avez haussé votre cœur au niveau de votre ambition. Attendez, souffrez les injures et simulez toujours le bon homme, le réveil sera plus terrible.

Le Gascon siffla boute-selle.

— Sire, dit Rosny, les courriers de Béarn ont déposé leurs « rôles » ce matin, ils sont là sur cette table.

— Bonnes nouvelles ?

— Excellentes.

— Combien de compagnies ?

— Cinquante-deux, non compris les capitaines, lieutenants, guidons, enseignes et maréchaux des logis. Le nombre des partisans s’augmente chaque jour.

Dispos, muscles bandés, prêt comme les autres nuits à ce labeur aux lumières qui le surmenait depuis deux ans, les bras et la poitrine nus, Henri consulta les rôles, déploya les cartes, songea, se mit allègrement à marcher en prenant des notes, et tandis qu’une intelligence énergique embrasait son saillant visage d’âpres éclairs, penché vers les deux ombres qui attendaient sous les lampes :

— Vos plumes, commença-t-il. Au travail !

V


À peine arrivé à la cour, l’ex-roi de Pologne, Henri III de France, s’informa de la conduite de son frère duc d’Alençon, et d’Henri de Navarre. Catherine les lui désigna : l’un inutile et irrité ; l’autre corrompu, mais toujours dangereux.

Car celui-ci pouvait se réveiller. Un geste de ce paysan, trop brusque, pouvait faire craquer la peau du prince, fine comme une taie neuve, sa botte de soldat écraser les pièges d’Armide.

— Voyez, disait l’Italienne en le lui montrant, lorsque le Gascon, qui les avait vus d’un guin d’œil, gonflait sa ceinture et glissait de faiblesse sur les parquets ; regardez, mon fils, le moricaud agonise ; un an, et son ombre elle-même s’effacera.

— À l’affût, sire, disaient au prince ses secrétaires. Courage ! Jouez toujours votre mauvais rôle ; l’heure vient…

Ils l’aidaient chaque soir à se dévêtir. Le héros s’exhalait de sa chrysalide de mailles.

— Il n’est rien de vrai que les images ! chuchota d’Aubigné rêveur. Lorsqu’on posa la couronne sur la tête du nouveau roi, il dit assez haut qu’elle le blessait, et lui coula du front par deux fois comme si elle eût voulu tomber. C’est augural.

— Poète, souriait Henri.

Débarrassé, à l’aise, le Gascon s’asseyait avec ses amis ; et lorsqu’ils n’avaient pas écritures, leurs causeries épuisaient le temps.


Quoique de sujets divers, elles revenaient toutes au même but. La préoccupation de ces trois hommes était la France, sa gloire, sa paix. Le pain des hameaux d’abord, joie universelle. Puis l’industrie, le commerce, les arts des villes, sources de la force, de la richesse et de la pensée nationales ; la vieille question du bonheur humain, un rêve qu’ils débattaient dans la solitude, à voix nerveuses et prudentes, unis, amicaux, enfants, les mains dans les mains, le roi entre ses deux conseillers, entre un calculateur et un poète : Rosny le futur Sully, et d’Aubigné.

— Parlez l’un après l’autre, disait le Gascon, et que le plus jeune des deux commence ; s’il discourait après, la hardiesse de ses conseils pourrait s’en gâter, et il n’est de franchise que libérée de la gêne. À toi, Rosny.

— Sire, dit le secrétaire, vous connaissez mes moraleries pour les avoir maintes fois baguenaudées, mais je m’y obstine cependant. Je suis le résumé d’une série de générations qui déposèrent en moi leurs mystérieux enseignements, et me firent tel que vous me voyez et me verrez toujours, fidèle au roi (il pensa bien dire au roi que j’ai choisi, mais se tut) et aussi fidèle à ma race. Ma famille se range, par les Coucy, dans l’ancienne Maison d’Autriche, et remonte par les comtes d’Alsace et d’Hasbourg à Ethie Ier, duc d’Allemagne. Malgré ces origines lointaines, nul n’ignore que depuis que la France existe, les miens ont été Français, et par eux je le suis, et vous me verrez à l’œuvre, sire, ou me faudra fendre le jarret ! Mais dans le legs d’idées que me transmirent mes proches, lesquels versèrent leur sang pour la gloire du sol que nous habitons, une part m’en revient de ces personnages du Nord. J’hérite d’une vieille race brutale et libre qui se réunissait autour des plats de bœuf et des pots de bière, et disait franchement ses opinions. J’aime l’indépendance. Je voudrais qu’on reconnût enfin la valeur d’un chacun vis-à-vis du roi et à l’égard de tous, et qu’en guerre comme en paix, comme jadis, les rois ne se pussent passer de l’assentiment de ceux qu’ils commandent. Un homme vaut…

— Je connais tous tes airs de flûte ! rit le Gascon ; un homme vaut un homme, c’est cela que tu allais dire ?

— Oui, balbutia l’enfant.

— Rêve de liberté. Individualisme des anciens Germains, folies !

— J’imagine, dit le secrétaire, le pays composé d’une foule d’hommes puissants et seuls.

— Et moi, dit d’Aubigné reprenant la phrase de Rosny, à votre place, sire, je voudrais à la France un groupe de familles puissantes et seules.

— Le vieux sol des Gaules, rêva le prince : des bandes inquiètes, de petites sociétés rivales les unes des autres, et qui ne s’unissaient qu’aux feux allumés par la main des brenns, lorsque l’étranger menaçait…

— Vous me prenez trop à ras, dit le poète ; non point un amas de petites familles, mais un groupe de provinces qui auraient chacune sa vie propre, et ne voisineraient que des coudes.

— Ce sont grands malheurs de France que tu nous contes là, d’Aubigné. Fédéralisme, c’est-à-dire morcellement, broiement de la patrie, les pouvoirs multipliés, mille seigneurs chefs, exploitation des faibles, rivalités haineuses plus terribles que dans l’orgueilleux système de Rosny, lequel au moins ne considérait que l’homme.

— Un homme ne se suffit pas, bon ; mais une province se soutient elle-même.

— Ni un homme ni une province ! s’impatienta le Gascon. Et puisqu’il faut faire ici ma partie, j’en vais dire enfin ma râtelée. L’arrosoir !

On lui passa le cruchon. Il but un verre de vin du Lot, rebroussa sa barbe soyeuse contre son grand nez, se leva et dit :

— Je n’ai point à vous convertir ni à démêler vos fumées. Je ne le voudrais point, car je vous sais pour francs hommes, d’opinions sincères et vigoureuses, et m’en remets à l’expérience qui vous fera connaître dans l’avenir qui de nous eut le mauvais jeu. Les divers avis, par surplus, m’ont semblé toujours excellents par la pique amicale dont ils excitaient notre cœur. Restez donc sur vos réflexions, voici les miennes.

Immobile, il toucha les fronts des secrétaires :

— Avant tout, en vous écoutant, m’est venu d’abord à l’esprit que nous représentions à nous trois les races mères dont fut élaborée au commencement de l’histoire l’âme de ce pays-ci. (Il secoua la tête de Rosny) Ce bavard est Allemand. (Le Gascon bourra d’Aubigné) Cet autre est Gaulois.

Après un silence :

— Et moi Latin.

Il sourit.

— Ainsi logé entre « monsieur et madame », je ne me dénouerai pas la hanche à vous bouter hors du lit commun, il est assez grand pour tous : c’est la France elle-même. Chacune de ces trois races a déposé sur le sol le blot d’instincts qu’elle amenait avec elle. Mais il m’apparaît à vous entendre que l’union de ces races n’est point faite encore, et qu’au lieu de simples Français il y a ici…

Au geste des secrétaires, il pressa le sol de sa botte :

— Me laisserez-vous finir ! Vous avez fait chacun le bon bec, c’est à ma salive de mousser ! — Je dis que Rosny vient de parler comme ces soldats farouches du Nord, sans règles ni mesures, et que d’Aubigné nous a servi le prêche d’un druide, l’impossible songe des tribus distinctes. Toi, Rosny, qui parlais de la liberté, du développement de l’homme solitaire, tu veux trop. Toi, d’Aubigné, qui n’exaltes que ta province, tu ne veux pas assez. Mon cœur proclame que vous vous trompez tous les deux, et que d’être né simplement pour soi ou pour sa famille, c’est en bon français être né une bête !

— Le Latin… murmura d’Aubigné.

— Oui, dit le roi qui avait l’oreille fine, je pense et agis comme un Latin : je suis l’homme du Sud, court, trapu, à tête carrée, organisateur et soldat. Ne vous plaignez pas, hommes blonds ! Que firent. ces petits noirauds de leur conquête ? un enchantement national. Ils jardinèrent la forêt gauloise où l’homme seul était viande à loup, ils y voulurent des routes, bâtirent des villes. Plus de dispersion, des centres. Et la province naquit pour s’élever plus tard au rang de nation : cela est l’œuvre du Latin.

— Et l’État ? questionna Rosny.

— L’État aussi est idée latine. L’État, c’est-à-dire pas d’états dans l’État.

— Une volonté, un seul maître, dit le secrétaire tout bas.

Le subtil Gascón vit la répugnance.

— En voilà d’une autre cuvée ! Est-ce done aussi effrayant, un maître ? Le roi en a un qui est son peuple, le peuple en a un qui est son roi. En un couplet n’y a qu’un bon mot, en un pays n’y a qu’un homme ! C’est pour l’avoir oublié que la France est en proie aux querelles. Tu voulais me mettre à cul, Rosny, avec ta question sur l’État. Je n’ai point eu besoin de faire écritures ni de lire des livres pour savoir de quoi l’État souffre  : il n’y a point de chef, ou s’il parle, est discouru par les autres et ne fait rien de bon !

Emporté de long en large, rêveur, par phrases nettes, rigoureuses, il fit le procès de l’époque :

— Les troupes dures au peuple, — les gouverneurs de provinces libres d’abuser, — les commissaires de l’impôt vendus, — cet impôt accidentel, sans force, démoralisation des privilèges, — multiplication, désordre, égoïsme, faiblesse des nombreux États, les municipalités tyranniques, deux cents législations différentes, — les bénéfices donnés à tort et à travers, — les cabales, les partis, les mécontents, — la vie voluptueuse des nobles, les cadets trop pauvres turbulents, les déclassés,

Un arrêt. Le roi soupira :

— … et la misère des paysans.

— Le remède ? fit d’Aubigné.

Une flamme rougit l’œil du roi. Il eut l’air d’un paysan-apôtre :

— Unitė.

Mais une fois le mot dit, preste, il le corrigea.

— Exemple : Du temps que je faisais médecine, j’étudiai dans l’œuf le magnifique rôle du cœur, qui est de s’empresser aveuglément à la circulation des atomes qui servent à faire un corps en utilisant les matières accumulées dans l’œuf. Ce cœur, malgré qu’il soit le père véritable, n’est point à l’abri pour cela des influences intérieures qui peuvent modifier le rythme et l’énergie de ses battements. Ainsi le roi, ainsi le pays. L’organisme humain montre cette heureuse autonomie dans laquelle la liberté et les fonctions des moindres organes sont subordonnés à l’intérêt de tous les autres, tandis que l’ordre général, dicté par le Cœur, maintient la vie et la prospérité de chacun. (Il haussa l’épaule) Le provincialisme d’Agrippa serait ainsi satisfait.

Les trois hommes rêvèrent.

— C’est peut-être là un remède, dit d’Aubigné, et si vous étiez roi de France un jour…

Ce mot fut une explosion dans le silence.


— Ah ! rugit le Pyrénéen, voilà le fameux mot prononcé ! Je l’attendais !… Eh bien, oui ! rien n’est dangereux ! Un désespéré vaut cent braves ! On doit faire éclat tout d’un coup, et j’ai l’âme qu’il faut pour exécuter ! (Il releva sa barbe du poing). Je ne sais qui me retient de fuir cette cour où je grince des dents d’inaction forcée, pour m’aller remettre en Béarn à la tête de mes Gascons, et jeter hors de France ce roi caduc qui nous est venu de Pologne et s’habille en femme, ainsi que sa séquelle de petits badins de salons, glorieux comme des pets, qui n’ont égards pour personne ! (Il reprit haleine comme un buffle). Si l’idée m’en prend un matin, camarades, je défie à feu et à sang qu’on m’en fasse écarter d’un pouce ! (Il frappa son cœur). Le moyen d’agir, je l’ai là ! Avec mes capitaines, lieutenants, sergents, caporaux et lancepassades, je remettrai l’ordre, et ferai taire les raisonneurs qui n’ont que brailleries au ventre ! En l’obéissance on voit la vertu, Que veut notre patrie vertueuse ? Obéir. Que demande-t-elle pour obéir ? Un homme à son image et qui soit à lui seul aussi fort qu’elle tout entière. Or, avec le droit sur ma selle et mes mangeurs d’ail à l’entour, je puis être demain cet homme-là ! D’Albret et la Reine qui s’y connaissaient m’ont taillé sur le patron-peuple je lui ressemble, je parle ses gaillards mots. Qu’il me voie monter à cheval, le pays saisira la bride et je n’aurai plus qu’à marcher, lui et moi sommes frères ! (Il s’échauffait par grands gestes). Une fois devenu l’État, que ferai-je ? N’est pas grand docteur qui devine. J’époussèterai l’Espagne à coups de canon, et j’unifierai après ce pays-ci. Grouper, lier. Tenir ce qu’on a lié d’une d’une main forte. Une seule loi. Si la gauche du pays chancelle, j’équilibre ; si la droite se plaint, j’accours. Dominant chacun, je dispense mieux. Ah ! vous vouliez un État nouveau, mais l’ar, moire sent toujours la pomme : on aura beau dire: la France est femme, lui faut un galant qu’elle aime, et n’a que faire de vos trop lourdes libertés. Du pain dans sa huche, un amour au cœur, des armes pour les défendre, voilà sa vie. (Il se calmait peu à peu) Problèmes, rêves, idées : philosophicailles que cela, abstractions chimériformes, du vent ! Faire de la politique m’a toujours semblé vaniteux, c’est gratter un quintal de marbre avec ses ongles. Au lieu de tant tournoyer, pourquoi ne pas aller au droit but, qui est de faire moudre les moulins ? Vivre ! crie la France, vivre en paix ; éteindre mes querelles religieuses, me débarrasser de la gale dont me rongent cent mille maîtres, n’en respecter qu’un : être une dans un. N’entendez-vous point par cela qu’elle veut demeurer latine, et que j’ai raison contre vous qui pensez et parlez comme des Germains et Gaulois ? Assez. Il me suffit de croire qu’à la besogne vous me soutiendrez de vos peines. Je n’ai jamais eu manque de hardiesse, et vous en faudra, compagnons. Après le jour mortel viendra le jour du triomphe : ce sera le jour de la paix. Je ferai alors comme Robin à la noce, du mieux que je pourrai ; et j’espère qu’avec vos conseils nous amènerons sur la France un temps de demoiselle : ni brouillards, ni vents, ni grésils. — Tous les diables ! Ma langue ! J’ai parlé comme une poissonnière du Petit-Pont !


Il s’assit. Sa figure animée redevint morne. — Faut s’aller coucher, dit-il au bout d’un instant.

Restés seuls, les jeunes gens émus tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Enfin ! murmura Rosny, la grande aventure va commencer, je crois qu’il nous faut faire nos bagages.

— Les miens sont prêts, dit d’Aubigné.

VI


Dès les premiers jours de cette année, 1576, à la suite d’un repas où le Gascon, s’oubliant à parler son ancien langage, s’émut et se montra tel qu’il était, Catherine épouvantée resserra les liens de sa surveillance ; et le roi de Navarre, gardé de tous côtés, se sentit bientôt dans le Louvre comme sous les murs d’une prison. Il résolut alors de s’enfuir.

D’Aubigné, Rosny l’y poussaient. Une fois la fuite décidée, ils entreprirent un complot. Doucement la partie se lia. Et on se mit à conférencer dans les ruelles, à la nomade, sous l’abri errant d’un carrosse.

Mais les aventureux ont besoin de se voir de près, l’œil dans l’œil. Henri le comprit, voulut la lumière. Il fut arrêté qu’on se réunirait « une après-soupée au logis de Fervacques, à la Consture-Sainte-Catherine » déserte en ce temps-là.

Ils y allèrent. Le plan convenu entre eux « fut qu’au vingtième jour de février, dix-huit jours après le complot, Lavardin se saisirait du Mans, Roquelaure assisté de Marolles et autres empoignerait Chartres, et le guidon de Fervacques aidé de Belle-Fontaine et de Poupelière prendrait Cherbourg ».

— Moi, dit le Gascon, j’étendrai ma longe jusqu’aux forêts de Saint-Germain, c’est de là que je partirai.

— Et ce sera l’unique occasion, dit Agrippa. Si vous la manquez, je ne donne pas pistole de votre tête, le poignard de la Reine-Mère fêtera ici votre bon retour.

— Il n’en faut pas tant, dit Henri. Nous nous enfuirons tous les huit au laisser-courre de demain.

Rapprochés les uns près des autres, ils s’assermentèrent, assavoir : les six conjurés au roi et lui à eux, de demeurer fermes sous les menaces, de n’avoir au cœur qu’une devise : Paix sûre, victoire entière ou mort brave. Cela prononcé, le Gascon les « baisa tous six à la joue et eux à lui la main droite. » Puis on attendit.


Le jour se leva.

Il partit sur un gras cheval hollandais, entre Saint-Martin d’Anglouse,’maître de la garderobe, et Spalungue, lieutenant des gardes. En le voyant traverser les rues désertes de Paris, mal réveillé, pansu, la cire aux yeux et la tête basse, on n’eût jamais dit qu’il allait chasser. Son escorte chuchotait de dédain :

— Il n’ira pas jusqu’au bout.

— Drôle de cadet ! Déjà recrus. Il rêve encore.

Le roi de Navarre entré en forêt fut rejoint par trente gentilshommes, y compta ses amis, salua quelques visages dans les carrosses et glissa lourdement à terre.

— Monsieur, dit-il à Spalungue, veuillez mener la chasse. (Il meurtrit un bâillement d’hyène) Je suis en mauvais arroi ce matin, on m’a réveillé sur mon somme. Qu’on me laisse donc reposer ici, mieux m’entends à rimer fleurettes qu’à courir un cerf.

Il avait la lippe pendante, l’air chigneux.

— Je garde avec moi trois trompes pour sonner aux dames la « Béarnaise ».

Roquelaure, d’Aubigné, Rosny, indifférents, muguetaient aux vitres des carrosses.

Spalungue, flatté, appela les quatre piqueurs :

— Qu’avez-vous ?

— Un dix-cors jeunement dans les massifs de Belle-Épine.

— Moi un daguet.

— Moi, dit le dernier, j’ai une troisième tête hardée de plusieurs biches.

Spalungue, passé maître d’équipages, donna le laisser-courre pour le dix-cors.

— Mille souhaits, murmura le Gascon. Morne, il assista au départ des chiens accouplés, des piqueurs, et lorsque les bruits de la chasse, décroissants, se furent tout à fait éteints. dans le bois, d’un geste imprudemment vif il s’approcha d’un carrosse.

— Sire, dit une voix inquiète, vous n’êtes pas à votre habitude ce matin, vos regards…

— C’est la fatigue. Las ! Depuis trois longs ans, je n’ai pu sommeiller en paix la moindre goutte de nuit. Votre main sur mon bras, dame vermeille.

La blonde de Sauve toucha le sol, regarda la neige :

— Les beaux tapis blanes, sire, courons y emmêler de poudre nos souliers !

— Vous n’aurez point froid ?

— Vos yeux amoureux me seront buchettes d’hiver.

Appuyée sur un doigt du roi, par-dessus les flocons de neige elle découvrait ses chevilles, l’éclair gris d’un bas bien tendu, de soie de Naples, et mordillait, coquette, ses gants chiquetés. Une robe de toile d’argent l’idéalisait.

— Vous semblez, m’amie, habillée de gel ; qu’au moins, sourit-il, ce frimas jamais ne vous pénètre, surtout lorsque je n’y serai plus.

Elle se pressa sur le sein du roi, toute blanche, plus blanche que le grésil et l’argent, et un stalactite lui roula des cils.

— Je devine ! Expliquez-moi !… Vos airs chagrins me mettent au mourir ! Qu’avez-vous ?

— Ne te doulouse pas, dit le Gascon triste. Je vous aime tout d’un tenant, madame, et le prouverai. (Il la caressait) Front joli (il baisa le front). Jointes oreilles roses (il baisa l’oreille). Dents en fleurs (il baisa les dents). Ces mignonneries, à jamais, me garderont en repentailles, et je souffre de les quitter. Mais ni moins ni mais, faut agir ! Je suis las de faire le cliquepatin, rebuffé, babillé, moqué par tous. Est grand temps de montrer au monde qui je suis et ce qu’il y a dans la musette du Gascon. (Ses yeux se firent durs) Le roitelet va quitter Paris, le loup saille de faim hors de son bois, il va galoper et sè battre. Sans vous, madame, je serais au large bien loin, mais mon cœur s’est rompu à l’idée de fuir sans viatique. Votre bouchette, belle, qu’encore un peu je m’y pose.

Comme il la baisait de mal gré dans le nid blond de ses cheveux, il écouta :


Espace, appels de trompes, abois des chiens découplés, murmures.


— Après votre départ, dit-elle, n’y aura relais, je mourrai. Il me semble que mon cœur ne tient qu’à un fil.

— Que diriez-vous, cria-t-il, d’un amant qui serait déchu de la gloire ! Honte à qui pourrit à faire l’amour ! (Il mit un doigt sur son cœur) Je vous ai donné le plus pur d’ici. Pendant longtemps je fus l’oiseau de vos pipeaux, vous m’aviez charmé, mais aujourd’hui j’échappe. Le Gascon est pressé, madame, mais reviendra.

— Nos cœurs se désassemblent à jamais.

— Point à jamais ! Ils s’uniront mieux un beau jour, j’espoir de vous aimer immortellement.


Un immense aboi monotone peuplait la grande forêt triste.


— Ah ! fit mélancoliquement le Gascon, les bêtes ne sont point les seules traquées.

— Emmenez-moi, Sire, je veux…

— Bon gré ma vie ! Voilà bien les riottes des femmes ! Plaisante, la guerre n’est point un champ où poussent les pâquerettes. Je vais aller aux combats pour tourner du glaive à deux mains, m’y pourriez-vous servir ?


Des appels de trompes sonnaient la « vue », les chiens lointains s’élançaient au cerf.


— Mes camarades vont arriver, ne perdons aucune caresse, dit le roi. (Il sonda les arbres avec inquiétude) Se faudra bailler l’un à l’autre, bientôt, un congé sans date, et j’en ai plus que vous mal au cœur.

Droite au milieu du chemin, elle pleurait dans ses mains longues.

— Je suis, continua-t-il, entre deux parts de mon existence. En deçà, votre amour écarté, j’ai connu le faux, je vais connaitre au delà ce qui est seul vrai, l’honneur, madame, et le danger. Courage ! toute vie n’est que peine. Voyez votre amoureux, n’est-ce pas lui le plus contraint ? Cependant il se raidit, et à l’après-quittée, ce soir, il clora la porte sur sa jeunesse dont la plus belle rose fut vous.

Ces paroles atterraient madame de Sauve. — Je vous ai servi tout sans cesse à votre contentement, sire, et vous me quittez. Je ne vous verrai plus…

— Gardez vos larmes diamantines, l’amoureux reviendra un jour.

— D’ici là je serai flétrie.

— La rivière qui mène et ramène ses flots, s’écria-t-il, ne connait point d’âge ! Les roses de vos joues pâliront que mon cœur fleurira encore, et vous resterez en lui, nouvelette, comme une relique au moustier ; je vous aime !


D’animales rumeurs erraient dans le vent, et les trompes de la chasse, en plainte, exhalaient un imperceptible « bien aller ». L’heure était morose comme ce qu’on quitte.


— Sire, pas encore… Soutenez-moi. Je suis si faible que rien plus.

— Non pareille ! doux bien ! ma fée ! cria le Gascon, c’est votre amour même qui me délie ! Il me donne force et ardeur. (D’Aubigné apparut dans les arbres noirs) Voici l’instant. Tarder me mettrait aux trousses la France entière, adieu vous dis qui m’est grand deuil. (Roquelaure surgit, un cheval au poing, puis Lavardin, puis d’autres) Holà ! camarades ! ici ! Par mon serment ! je vous ferai bien voir si je recule ! (Il prit le cheval ture que lui amenait Lavardin, écouta) Ch…

— Sire, sanglotait tout bas la maîtresse, attendez encore, y a danger…

Le roi courbé scrutait le silence.

— Les trompes, murmura-t-il, résonnent indistinctement ; dis-moi leur appel, d’Aubigné.

— La distance et le vent rompent le concert, je ne perçois qu’un écho menu, un souffle…

— Il me semble que la bête fait défaut aux chiens…

— La meute, chuchota Rosny, vient de perdre le cerf de chasse pour partir sur un nouveau cerf.

— Oui, rêva le Gascon baissé à terre, je n’entends à peine que la sonnerie des « foulées » >. Yam ! cria-t-il en se dressant, puisque la brigade se dérobe, bons garçons, voici l’heure de fuir. À vos chevaux !


Mais à peine s’ébranlaient-ils qu’une ondée de neige tomba des arbres, et dans un éclat de branches rompues, haut monté sur ses jambes fines, superbe, orgueilleux, roux, les côtes battantes, échevelé des lianes qui flottaient aux fourches de ses bois, un grand cerf dix-cors s’immobilisa devant eux.


Blancs d’une émotion inconnue, les quatre hommes n’osaient bouger. Comme Henri était en avant, le cerf aperçut le roi, et les deux « fugitifs » se regardèrent…

— Lui ! murmuraient les hommes, le cerf de chasse !

— Sire, râla madame de Sauve, voyez comme il tremble ; il chancelle… écoutez son soufflement, il va mourir. C’est vous, c’est vous qu’il regarde… J’ai peur.

Le roi se reconnut-il dans ce sauvage, dans ce fugitif traqué par les chiens, et désira-t-il absoudre à ses yeux, par une éclatante marque d’honneur, la honte de sa propre fuite ? On ne sait. Il fit seulement un pas vers le malheureux cerf, et se découvrit. Ce fut énigmatique, émouvant, simple : la tête royale s’inclina vers cet envoyé du mystère. Puis le cerf dans un bond farouche disparut !


Dès lors, il n’y eut plus de mots, plus de cris ; le signe était clair : En selle ! semblait avoir dit la bête, poursuivi comme moi, fais comme moi, pars ! Le Gascon prit son ture aux crins, et après un geste de baiser, net comme un rais, s’emballa dans le bois funèbre. Les sept aventuriers, vite, s’accrochèrent à leurs chevaux, et rapides comme la bise, à plat sur leurs bêtes, vite, plus vite encore, s’affolèrent sur la grande route, enivrés, dans le vertige d’une course qui semblait un vol. Des vêtements, un à un, tombaient du cheval d’Henri ; l’éperon plongé, le roi lançait sa casaque, sa cuirassine, ses mailles, ses gilets de buffle. À droite, à gauche, reculants, les arbres glissaient en arrière, fantômes, comme pour aller prévenir Spalungue, les piqueurs, la chasse. Il semblait au Gascon qu’il allait être ressaisi, poigné au cou, que l’haleine d’un garde fumait déjà dans son dos. Le turc, ventre en sang, volait sur terre, sautait les roches, les mares, crevait les buissons dont les fouets d’épines déchiraient le roi renversé. Sous la vitesse du galop, les choses fantastiquement rayées se transformaient en souvenirs. Les quatre hommes, bientôt, virent la fin des arbres, se dressèrent. Crispé sur l’arçon, égorgé de vent, tête biaise, le roi s’effila du bois, la barbe fendue, la bouche violette, les cheveux en l’air, fou de liberté, d’espace, de campagne ; et avant d’entrer dans le plat pays, soudain, apporté par la longue haleine d’un vent de bise, il put encore entendre, mi-tourné, la rumeur connue et dangereuse : les sonneries agonisantes, le hurlement vague et les minuscules sanglots des chiens qu’il compara, raide d’épouvante, mais pressé, fuyant et galopant plus fort, à la désolation de sa maîtresse,


… comme si l’amour, lui aussi, pleurait d’avoir perdu sa proie.

VII


La chevauchée du roi s’alentit un peu hors forêts. Là, il fut rejoint par d’autres fidèles : le comte de Grammont, Chalandrai, le Mont-de-Maras, Pondius, et Caumont fils de La Valette. Puis le roi, sur un nouveau cheval, repartit plus vite.

Il traversa l’eau avant jour levé, dans une nuit « obscure et glaceuse », près Poissy, perça d’une galopade le pays de Beauce tout semé de chevau-légers, reput deux heures, prit son maréchal des logis Lépine pour guide, entra le lendemain d’assez bonne heure dans Alençon, et respira.


Dès lors, à petites journées, il continua sa route, humant et devisant, droit comme un épi et l’âme pleine, passa Moncontour, Vouillé, le haut Poitou, l’Angoumois.

— Il me vient des idées qui ont les pieds blancs, dit-il, la liberté me gonfle.

Son soupir monta en hennissement.

— Quand done verrai-je poindre par-dessus les arbres les flèches du logis natal ?

— Bientôt, sire, nous voici en Périgord-Blanc, chaque pas vous y amène.

Ils s’entretenaient, paisibles, au pas des chevaux.

— Je vais revoir ma patrie en sa nouveauté, dit le Gascon, toute vêtue de vert pour ma fête.

— Y aura bataille à votre arrivée, sire, escopetterie de bourgeons.

— Terre d’enfance, murmura le roi enivré, ville entr’éclose aux pieds des monts, pays des cendres de mes pères…

— Vieilles voies sont meilleures que nouveaux sentiers, les choses d’antan ont des racines profondes.

— Ce qui est et sera, dit d’Aubigné, s’alimente en secret de ce qui fut. La vie s’en vient et revient et c’est la chanson de Ricochet, toujours à recommencer.

— La douce revenue, soupirait le roi. À chaque bois-taillis mon passé se dresse, écarte les feuilles, me fait signe.

Il respirait l’heure jeune.

— Herbelettes perlées, lavandes odoreuses, que la Gascogne sent bon ! Il me semble, dit-il à son escorte, que j’entre à cheval en paradis comme saint Martin. De dires en rêves, de souvenirs en devis, le voyage, tôt, fut à bout. Petits pas vont loin. À l’orée d’avril que les lilas mûrissaient, la troupe entra, en Gascogne, gagna Nérac, y vécut en liesse un dimanche, et débarrassé de ses compagnons, le roi de Navarre, entre ses deux secrétaires, s’en vint hâtivement à Pau.

Il y arriva dès l’aurore, le cœur éjoui dans la poitrine comme une soupe au chaud sous un linge, flaira le parc en paysan et sauta d’un bond les barrières.

— À la petite fortune ! cria-t-il.

Tout à son enfance, le roi crevait les massifs, ployait les arbustes, refaisait les anciens sentiers, et autour de ses grands gestes, pressés, de lointains menus souvenirs s’éveillaient des herbes.

— C’est là, montra-t-il du doigt, qu’en fourrageant au grand chaud le trou d’un grillon, j’attrapai la fièvre double-tierce.

Tout lui rappelait époques. Il vit une mare et s’émut :

— Ici, dans cette onde autrefois courante, j’établissais des moulins de paille. Autres lieux : ma mère me menait à cette avenue que vous voyez là-bas, contre ces ormes, pour bouqueter le soir aux violettes. Voici la route du logis. (Ardent, il enleva son cheval, annonça :) Et voici le château lui-même !

Il descendit, traversa la cour. Un chien maigre s’épuçait à coups de dents, une patte en l’air. Il poussa une porte près des cuisinęs, en ouvrit d’autres : solitude…

— Y a foire à Nérac où chacun vous sait, dit Rosny, la population doit y être.

— Personne, songea le Béarnais ; ainsi est mon cœur depuis la mort de ma mère, le logis fait bien d’être seul.

Il monta, humant les pierres, les ors ternis, les grands meubles. Après les chambres, d’autres chambres. Et mille petites ailes anciennes, de tous côtés, s’exhalaient en fredons subtils du grain des murailles, les rêves du berceau, les vieux contes du loup et de la commère l’oie.

À mesure qu’il montait, le récit martial de sa naissance brûlait son souvenir. La chanson gasconne où s’étaient mêlés, farouches, les appels de la malade et ses cris tragiques, l’effrayant accouchement de la reine l’hallucinaient d’orgueil ; il voulut revoir la grand’chambre où s’était élancée sa vie.

Debout au sommet du large escalier, pâle, le roi étudia les portes. Il en reconnut une, la poussa.

D’abord, il ne vit rien qu’une vague lueur terne et grise. Un souffle moite, le baiser amer des vieilles demeures lui toucha le front, et il entendit, lointain, le rire des fouines.

Arrêté au seuil de la chambre, il ne la reconnaissait plus.


Trois métiers à tapisserie, de haute-lisse, y étaient seuls installés. Rien n’y manquait la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure, et le peigne d’ivoire qui devait servir à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la grande salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs. Il regarda ses compagnons, qui étaient graves, et reporta, frissonnant, ses yeux sur les trois métiers ; alors, il y vit des choses nouvelles.

À travers chaque trame, derrière les fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres féminins aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient les trois métiers vierges. Immobiles comme l’attente, ces femmes avaient une main levée sur le bâton de croisure, l’autre inerte, et regardaient, tragiques, par delà le prince éperdu, l’Invisible.

On n’eût pu les reconnaître, on n’eût pu aussi les nommer ; elles manquaient de réel visage et n’avaient point de patrie. Elles venaient d’on ne savait où, de loin, de derrière ce qui est loin. Peut-être avaient-elles tissé dans les temps anciens les histoires d’Andromède et d’Amione, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé, peut-être les avait-on vu poser l’écarlate à Jérusalem sur le voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie. Indistinctes, rayées par les longs fils du métier, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux ; mais en contemplant leur travail, on voyait qu’elles savaient le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

— Les tisseuses… Pour la première fois depuis six ans, il se souvint de ces femmes et des paroles de sa mère :

« Je puis me départir demain vers mon Juge, mais voici mes trois remplaçantes. »

Le Gascon regarda les femmes d’un ceil d’effroi et d’amour, c’étaient elles que Jeanne lui montrait jadis :

« À peine aurez-vous disparu d’ici qu’aussitôt portées à l’ouvrage ces ouvrières entreprendront sur les fils ce que leurs yeux perçants vous verront accomplir de bon et de mauvais, et aussi ce qui n’est ni bon ni mauvais. »

Il recula, peureux, jusqu’à la muraille.

— Que disent de moi leurs tapisseries, songea-t-il, qu’ont écrit de mes fautes ces trois voyantes ?

« Avant de me quitter, mon fils, enfoncez-vous ce lieu et gardez-en la mémoire : sont là rangées laines éclatantes, d’azur ou ténébreuses ; que vos faits, sur la trame, soient toujours contés en fils clairs. »

— D’Aubigné ! râla le Gascon, je n’ose ; cours au fond de la salle… dis-moi…

Un sanglot d’admiration, tout soudain, l’arracha à son épouvante. Il releva la tête, bondit, bouscula d’Aubigné pleurant, et regarda…

Vision vermeille ! Six panneaux, dans le clair-obscur, projetaient en éblouissants jets de couleur une histoire figurée qu’il ne comprit pas tout d’abord, mais où revenait sans cesse son visage, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au présent homme.

Le roi vit cela d’un coup d’œil rapide.

— Le « Combat de Jarnac », dit d’Aubigné, vous y êtes superbe.

— Pourtant, murmura le Gascon, c’est en cette bataille que j’eus peur. (La peau de son visage blanchit comme une toile) Et la peur, ajouta-t-il, est infâme.

— Voyez, dirent les deux hommes.

La première tapisserie représentait l’enfant sur le terre-plein de Jarnac, entouré des héros antiques, respectueusement empressés, qui le couvraient de leurs palmes. Et Achille tenait la bride de son cheval, tandis que sa main gauche dardait une lance où ces paroles éclataient : « La vraie bravoure est de savoir vaincre sa peur. » La poitrine du roi s’ouvrit, allégée :

— Le deuxième panneau…

— Votre mariage. Le Gascon rougit.

Il était aux pieds de Marguerite, dans le pare de Blois, harnaché d’or et de velours, plus délicieux qu’Adonis ; et les soupçons qu’il avait soufferts cette nuit-là, ses craintes de mari futur et son malheur actuel étaient symbolisés par une banderole jaunâtre qu’agitaient dans les feuillages lunaires une troupe d’amours cornus. Il put lire : « La douleur agrandit les âmes, et c’est une sorte de noblesse que d’être trompé. » Le roi, qui ne se savait que ces deux fautes, regarda dès lors librement.

On l’avait représenté ailleurs dans le sang de la Saint-Barthélemy, avec le rosaire dont les grains, un à un, étaient tombés sans qu’il eût eu la force de les retenir. C’était l’histoire du chapelet. Il se souvint de son trouble, de sa foi gisante. « Que tes actes, avait dit la reine, soient toujours contés en fils clairs. » Il observa le tableau et n’y vit que laines lumineuses.

L’autre le montrait en une cour du Louvre, ballonné, gras, dolent, lippeux et rechigneux, jouant à la paume avec le roi de France. Au bas du tableau, un renard était peint qui mangeait les entrailles d’un lion, tout cela « conté » par des laines si éclatantes qu’on eût cru la trame ensemencée de pierres précieuses.

Le cinquième le montrait au milieu de ses livres, le front doré par l’éclair d’une lampe que le génie de l’étude projetait contre l’écritoire. Des cartes de Gascogne gisaient sur une table, et les rôles ouverts montraient des listes de soldats. Il ne vit là encore que laines claires.

Le dernier tableau figurait la chasse. Le roi, tête nue, saluait le cerf, et ses pas dans la neige formaient par leur assemblement ces mots-ci : « Fuir pour mieux revenir. » Les laines scintillaient de virginité.

— Ma vie, rêvait le roi immobile.

Pâle, ses yeux erraient sur les six tableaux, le long des six années qu’il venait de vivre, et le dernier conseil de la reine chuchotait tout bas à son âme : « Je vous requiers seulement, mon fils, de penser jour et nuit au travail des haute-lissières, et qu’après chacun de vos actes vous redescendiez à ces femmes pour connaître sur leur ouvrage votre balance d’honneur. »

— J’ai beau regarder, se dit-il, je ne vois là que tableaux grandioses, postures orgueilleuses, laines vermeilles.

Le visage approché des trames, il scruta en détail les tapisseries.

— Je n’ai done commis aucune faute ! Ma peur à Jarnac, mon cocuage, mon exil à la cour de France, mon doute religieux, mes ambitions de conspirateur, ma fuite, tout cela s’est-il pu passer sans qu’une tare…

— Sire, interrompit d’Aubigné, qu’est ceci ?

Sa main, sur le front du roi, désignait une tache de laine noire qui semblait un trou. C’était dans le tableau de l’étude qui le représentait assis au milieu des livres.

— Me semble, murmura le roi, que pendant ces ans de labeur je demeurai digne de mes anciens maîtres, j’instruisis mon intelligence et haussai mon âme.

Ils restèrent longtemps ainsi, regardant la petite tache sombre. Il parut au roi, à la fin, que le péché devait être immense, car ses yeux en larmes le multipliaient noirement. Immense, il avait raison. « Les choses inutiles, avait dit sa mère, sont plus sinistres aux rois que les mauvaises, prenez-y garde. »

— Quelle faute, réfléchit-il, a pu gâter ce tableau ?


Il ne se souvint pas qu’un jour du mois d’octobre de cette année d’études, 1575, comme on le venait prendre pour faire galoper de la cavalerie, son goût du jeu lui fit rompre le rendez-vous des gardes et remettre la manœuvre, afin de mieux finir sa partie aux dés.


C’était un de ces dés qui était la tache.

— J’ignore, balbutia-t-il, cette honte noire à mon front.

Il s’avançait vers les femmes ; peut-être allait-il. les interroger… Il se rappela qu’elles étaient muettes comme l’Histoire.

— Descendons, dit-il tout à coup. Le temps qu’il était resté dans la salle, les tisseuses n’avaient pas frémi ; chacune à son nouveau métier, elles tenaient en leurs mains de nouvelles laines…

Mais comme il disparaissait, elles continuèrent ; un fil courut le long des trames.


FIN DU DEUXIÈME LIVRE

LE CAPITAINE

I


L’évasion du roi de Navarre avait effrayé la cour. À peine eut-il fui qu’on le devina, on le dévêtit de ses allures. Au lieu du gras petit seigneur toujours en sommes et en amourettes, on l’aperçut tel qu’il était : nerveux, de viande coriace, tout souffle et nerfs, avec ce sourire de par côté où n’y avait qu’astuce. Que va-t-il nous siffler ? pensèrent les Guise. Les craintes, les ambitions se firent signe, et la France trembla pour sa religion séculaire : la Ligue était née.

Le roi de Navarre s’en souriait. Au chaud dans sa Gascogne, il laissait la France se couvrir d’associations. Il les connaissait. Ces agitateurs qui prenaient le manteau de Dieu pour couvrir leurs vues politiques, ce catholicisme et ce calvinisme qui affectaient de s’en vouloir ne l’émurent pas. Subtil, le Gascon pensa que cette lutte autour de la Messe n’était qu’une feinte, que les Français, gens de bon sens, nourris à l’auberge de Rabelais des fortes substances païennes n’étaient point âmes vaporeuses ni cerveaux hallucinatifs, et qu’il y avait sous ces psaumes une nichée de rongeurs : les Guise.

Ils sont huit ou dix dans cette famille, insinuait d’Aubigné, qui vous donneront un jour bien du mal, sire : Henri d’abord, le plus fameux, puis Mayenne, le Cardinal, ses frères d’Aumale et d’Elbeuf. Ils ont pensé que le trouble est le plus rapide moyen en France pour élever haut.

— Je les briserai.

— Le premier, dit Rosny, a de beaux talents militaires.

— Et moi ! interrompit le Gascon, suis-je de la barbe de singe ! Qui n’a qu’un œil souvent le soigne. Je n’ai qu’une petite armée, mais je la veux nette et alerte, bien pensante et marchante, invincible. Et sur ce propos, je vous prie de me dire si l’appel que je lançai parmi la Gascogne pour former ma garde a été de tous entendu.

— Les six compagnies ont été appelées à Agen, sire, et elles y attendent que vous les passiez en revue.

— Ainsi ferai, dit le Gascon, le quatrième matin du présent mois qui est Sainte-Jeanne, pour que la bénédiction de ma mère les fortifie. Combien d’hommes ?

— Douze cents, répartis comme vous l’avez ordonné entre Limousin, Auvergne, Guyenne, Béarn, Languedoc, Comté de Foix, Roussillon et Provence.

— Sont gens de bien ?

— Héros en quête de gloire, dit d’Aubigné.

— Des gloutons, ajouta Rosny, plus à plus veulent.

— Je les emploierai à mort, dit le roi. Mais il leur faut de bons chefs, quelques têtes avisées, entendues aux démêlements des batailles, sachant commander aux hommes, vivre avec eux dans les tranchées, tirer du canon sur les courtines, faire sonner tambours et mettre aux champs, aptes enfin aux contrebatteries, escalades et boutées à quoi mène le métier des armes. Je ne puis les trouver que dans la noblesse gasconne dont l’unique gloire, depuis des siècles, fut d’estocader hardiment dans nos disputes nationales. À cheval ! je vais faire le recruteur.

Et il se mit à galoper la province.


À son nom, les vieilles qui avaient aimé d’Albret son aïeul se soulevaient à demi mortes sur leurs grands sièges, le seigneur, la dame rougissante accouraient vers ce roi martial dont le rire s’était fait entendre, sonore, dès le pont-levis abaissé. Ni vaisselles d’argent ni verres de Bohême, point de cérémonies « et autres pompes et fanfares » : l’assiette, le fricot, la miche, mais tout le monde découvert, car au-dessus du bonhomme il y avait le roi.

— Mes troupes manquent d’officiers, disait-il au bout d’un instant. Les Gascons savent obéir, mais leur faut de bons enseigneurs, fermes du jarret, qui sauraient partout les conduire, même au ciel, jusqu’às’y faire demander par Dieu Qui va là ! C’est ainsi qu’arrêté céans…

On comprenait. Le fantôme des guerres amené par le roi s’asseyait au bout de la table. L’assistance devenait sérieuse.

— Sire, murmurait le maître, il y a longtemps que je n’ai combattu.

— Harnais à neuf sont meilleurs. Vous n’avez pas le sang accouardi, vous ferez merveilles !

Parfois, on objectait la pauvreté. Le Béarnais, levé soudain, montrait son costume :

— Et moi ! Malgré mon nom de Bourbon, n’ai couru fortune que de ma vie ! Voyez mon accoutrement : je ressemble à un amoureux de Bretagne, mes chausses tirent par le bas !

On riait. Les petits eux-mêmes s’approchaient de ce grand jeune homme osseux et barbu qui semblait un boue, dont la voix était d’un maître. Le Gascon en saisissait un.

— Voilà un bel enfant jusqu’aux dents.

— Sire, disait la dame charmée, il sera plus tard à vos dévotions.

— Que le père commence ! riait le roi. Voyons le conseil que donnera l’enfant.

Il l’enfourchait sur sa botte.

— Où aimerais-tu mieux voir ton papa, derrière ses chiens de chasse ou à la guerre ?

— La guerre ! criaient les enfants. À cheval ! La bataille !

Les salles du château résonnaient de belle jeunesse. Les vieilles, du fond de leurs fauteuils, près des âtres, ouvraient leurs yeux ternis, regardaient le roi, les enfants, souriaient comme à un souvenir et se rendormaient.

— Les enfants sont devins, concluait le roi, et ce qu’ils chantent au foyer se connaît bientôt au moustier. Armez-vous.

Ceux-là étaient les irrésolus, il finissait toujours par les vaincre. D’autres, quoique vaillants, opposaient leurs amitiés de cour. Quelques-uns avaient joué à la paume ou à la quintaine avec les Guise.

— Nous battre sous vos ordres, ce serait boire à tous gués.

— Je vous déchargerai près de Mayenne.

D’autres encore étaient catholiques.

— Ô bé ! je le sais. Mais souvenez-vous des rudes paroles de saint Paul : « Seuls les ivrognes, lâches, voleurs, médisants, avares et impudiques ne posséderont pas le royaume de Dieu. » Pour qui serait-il alors, sinon pour les braves ! D’ailleurs, j’ai des indulgences romaines établies en blane, vous en aurez dans vos fontes.

Tant de rais de soleil éclairaient ces yeux ! C’était si amènement dit qu’on s’exaltait à cette voix joyeuse, pleine et saine, qui roulait les mots comme un gave. Mais une fois qu’il était parti, les uns et les autres réfléchissaient. Charme rompu. À peine, ayant dit bonjour, n’étaient-ils qu’un léger point brun, lui et son cheval, dans la verte et claire campagne, que les châtelains, aux fenêtres, reprenaient leurs âpres défiances :

— Il est bien oseux.

— Peut-on ! s’écriaient les vieilles. Appartient-il à la religion dont nos rois ont été depuis Clovis !  !

— En outre, il est dans la succession de la couronne au-delà du septième degré.

— Ajoutez qu’il chevauche à plus de deux cents lieues de Paris, relégué dans un pauvre coin de Guyenne, et qu’il est aisé de l’y opprimer.

— Vous croyez alors ?

— Que ce sont aléas douteux, qu’il nous faut poliment aller à son rendez-vous, mais ne s’engager avec lui sur rien. C’est un homme d’illusion, d’humeur soudaine et qui prend Nérac pour Paris. Par improvidence ou trop de fougue, il pourrait y perdre son enjeu ; n’y laissons pas le nôtre. Et puis, on dit…

Sur ce mot, les fronts se troublaient ; l’ « on dit » avait cent mille bouches.

— Il est inconstant.

— Oui, disaient les anciens, et c’est le plus grand vice d’un général. Nous venons à lui un peu tard ; il est huguenot, et beaucoup de notre bord sont catholiques. Qui nous assure qu’après nous avoir entraînés aux guerres, il se remémore un jour nos services ? Il récompensera plutôt ceux de sa religion. Considérant, dit-on, les vertus courageuses comme obligatoires, nos éclats de bravoure peuvent lui rester inconnus, ou s’ils lui sont connus, son indifférence coupable les peut réduire à néant.

Alors, excitées, dix voix parlaient :

— Il est tout promesses ! — Ingrat ! — Il se sert des catholiques, mais préfère les huguenots ! Il n’aime que les Gascons ! C’est pour cela que M. d’Aubigné son ami, qui est de Saintonge, n’a jamais rien pu obtenir ! — Il regarde comme exigibles les dévouements de la guerre ! — Il ne sait point gré de la vaillance ! — Un nom dans sa tête est vite effacé ! — On ne peut pas compter sur lui ! — N’y a rien de pire que les oublieux !


On allait dormir sur ce beau tapage, mais les rêves gascons bruissaient d’épées.

— J’ai vu, disait l’un, des plaines tumultueuses, des bannières claquantes, des chevaux lancés, des villes rouges…

— Et moi, chuchotait un autre, une géante Chimère qui tenait pendue à son bec la couronne de France, elle montrait la route au roi de Navarre.

— Croyez-vous qu’il nous attende ?

— Nous avons promis.

— Toutefois en nous réservant.

— Nous ferions peut-être bien d’y aller, ne serait-ce que pour mieux connaître qu’il nous faut rester à l’écart.

— Je suis de votre avis.

Ils se préparaient peu à peu.

C’était, non pour le roi, mais pour échapper aux appels du remords, aux violences sourdes de la race qui depuis le départ d’Henri hantaient les donjons de guerriers cauchemars.


Tous furent exacts. Rendez-vous : Agen. Seize cents nobles s’y rassemblèrent, de haute naissance et de reins durs, avec chacun trois valets comme gens qui viennent en chasse et pensent tôt s’en retourner. Le Gascon leur montra son camp :

— Vous verrez mes fieux sous les armes. Il y a là le suc de Gascogne seigneurs qui sont vos égaux et cadets qui le deviendront. J’ignore qui fait vos visages mornes et ne veux point le savoir. Suivez-moi seulement dans més entreprises prochaines, vous me jugerez aux bons coups et saurez après s’il vous faut rester ou partir. Je ne veux point derrière moi d’esclaves, mais des compagnons.

Les nobles, mortifiés, allèrent se loger dans les faubourgs de la ville. Convaincus cette fois que le Bourbon était fou, ils ne firent de pacte entre eux que celui d’assister de loin à ses premières batailles, et attendirent l’heure de la revue.

II


Le jour anniversaire de la naissance de Jeanne, dès l’aurore, la promenade du « Gravier » d’Agen retentit. Une joie gasconne montait de cette courte foule qui s’entrecroisait dans des bondissements, cherchait ses places, s’attardait à rire par groupes, s’éparpillait au signe des capitaines, mêlait et confondait ses accoutrements, ses panaches, ses types, ses jurons, ses gestes et ses voix. Dans la foule passaient au trot de claires armures ; la corne d’une moustache traversait une bourguignotte, un morion, le fermait d’un casque. À leurs plumes se reconnaissaient les chefs : le grand et fameux d’Aubeterre, Espaon, les deux Vic, comte de Cahuzac, baron de Castelferrus, Musculdy, Uzer, Biscarone, chevalier de Saint-Cricq, baron de Ponsempère, Argut-Dessus, marquis de Marestaing, les capitaines Encausse, d’Estancarbon, Loup, Sost, Illeu, Castetinerle, Attus et Le Puycasquier-de-Fleurance-Haute surnommé « Nocturne », les plus beaux poignets de Gascogne.

Enfin tout se rallia. Le tumulte peu à peu fondit en un murmure immobile. À gauche, sur deux rangs, trois cornettes de cavalerie s’avancèrent chevau-légers, gendarmes, arquebusiers à cheval ou carabins, et à droite, en même ordonnance, trois enseignes d’infanterie : deux de piquiers — officiers portant l’esponton — et une d’arquebusiers.

Ces bandes resplendissaient. Les chevau-légers, sur de bonnes bêtes osseuses aux reins doubles, apparaissaient armés de courtes arquebuses et de longs pistolets à rouet. Ils avaient, cuirasse et brassards, le hausse-col d’acier engravé de noms féminins, l’épée robuste et le marteau d’armes. Presque tous ceux-là étaient petits nobles.

Les grands gendarmes, armés à cru, l’écharpe flottante sur la cuirasse, bravaient en s’appuyant d’un poing sur leur épée d’arçon, lourde, à deux tranchants, et caressaient de leur main de bride les quatre longs coutelas destinés à couper les mailles des piétons et des cavaliers. Leurs chevaux terribles comme eux faisaient corps avec leurs armures, la plupart gris fer, aux yeux sortis, reins avalés, queues longues, la gueule fendue et les épaules droites, gros mangeurs qui savaient à fond les contremarches guerrières. Cent cinquante lances suivaient leur compagnie.

Les arquebusiers à cheval ou dragons, plantés sur leurs limousins souples, étaient armés de corselets, bourguignottes, manches de mailles, d’une arquebuse de trois pieds qu’ils portaient en gaine et du pistolet. Ils avaient des armes de main gauche, scies, dagues, et une bandoulière à fourniment d’où pendaient la poire à poudre et la flasque aux balles. C’étaient les plus utiles soldats. Ils servaient à entamer la bataille, à couvrir la retraite. Fallait-il tirer ? ils sautaient à bas des montures, se faisaient d’un coup fantassins. Outre leurs armes, ils portaient avec eux des cordes et des chaines pour lier leurs chevaux et les transformer en obstacles. La tactique les avait adjoints aux piquiers.

L’infanterie, épaisse, tortueusement dégauchie, courte de taille, de même que la cavalerie avait été levée à frais humbles dans les campagnes du Sud. Tous les hommes étaient de pauvres paysans, misérables enrôlés par faim et amour. Et à voir leurs yeux de demoiselles, leurs cous de hérons, leurs grands nez beccus et simplets, aucun n’eût voulu croire qu’ils allaient passer les héros antiques.

Les deux compagnies de piquiers, coiffées de morions, s’ornaient de corselets garnis de brassards et de demi-tassettes. Rangés en bataille sur front de treize, ces soldats redressaient leurs piques de dix-huit pieds, comme une forêt en hiver. Les capitaines et lieutenants portaient la demi-pique. Et devant, à vingt pas l’un de l’autre, les deux tambours-colonels attendaient avec leur bâton de trois pouces, le fifre prêt. Cette bande sentait la guerre, c’est-à-dire la discipline, l’ordre, la simplesse d’idées qui sont à eux trois le vrai courage.

Les arquebusiers à pied, rangés à la droite, montraient semblable ordonnance. Couverts de morions jusqu’à la racine du nez, ils avaient une main sur leur arquebuse à croc, l’épée courte au flanc, la rondache de fer à l’autre bras. Quelques-uns portaient aussi des épieux, fauchards, couteaux d’assaut, le fourniment pendu à un baudrier. Chacun, net et paré, avait sur lui ses six brasses de mèches, une livre de poudre et trente balles. Les yeux de ces soldats, grands ouverts, semblaient profondément tranquilles.


Tout à coup, la foule s’émut. À gauche, du côté de Saint-Caprais, un bruit monta de galops fougueux et d’acclamations ! Les cloches tintèrent le grand branle. Le soleil, demeuré voilé, se leva, recouvrit la ville d’un manteau d’or. Et annoncé par les tambourins des piquiers, suivi à la course de sa cornette de jeunes nobles, le roi parut !

Ce qui soulevait le peuple et dressait d’amour ses dix mille bras orgueilleux, ce qui arrachait les larmes des femmes et secoua d’étonnement, du premier soldat au dernier, la Garde Gasconne, c’est que le Béarnais, emporté en avant de sa somptueuse cornette sur un cheval sans bardes ni chanfrein, se montrait habillé de bure, en corset de combat, simple épée brunie, grosses bottes, le béret planté sur l’oreille, gaillard, de bonne avenance, tout passementé d’idées honnêtes et sans autre vain ornement qu’un sourire large en la bouche. Ce ne fut pas un roi ni un homme qu’on aperçut, mais bien le pays même sur une selle ; et le peuple et l’armée, au fond de ces deux yeux, s’embrassèrent silencieusement.

Henri passa au trot le long des troupes, retourna dans les rangs ouverts, sonda chacun, les bras, les cœurs, les volontés, revint face aux Gascons et fit signe qu’il allait parler. La foule se tut.

Henri, d’un coup d’œil, venait d’apprendre ces milliers de soldats. Issues des champs et des monts, ces âmes du terroir étaient comme eux solitaires.

Qu’allait-il leur dire ? Mais il fallait tout commencer. Il le devina. Et d’un geste qu’ils connaissaient bien, comme s’il parlait à des enfants, il jeta sur eux les premières paroles de son évangile : l’image du sol, la richesse de la terre, la gloire des cités, — toute la patrie.


— Compagnons !


Un silence étreignit la foule, et une lumière de regards sembla auréoler le roi. Il sourit.


— Avant de vous entretenir des pistolades, rencontres, escarmouches, combats et actions diverses où nous allons nous précipiter ensemble. botte à botte, il me prend opinion qu’une partie d’entre vous ignore pour quelle cause nous allons nous battre, et pour la gloire de quoi nous nous exposerons à mourir. Les vieux et avisés qui se sont trouvés en combats savent que ce n’est point pour s’enrichir qu’ils jouèrent du bâton à feu, mais pour une chose plus haute que je vais expliquer à ceux qui ne voient dans le monde que leur clocher, leur vache et rien autour. Ce qui suit est couché par écrit dans les histoires, et vous le faut chacun recueillir sur la plus belle page du cœur ; or done, qu’on tende les oreilles !

Il gonfla sa belle voix sonore.

— La France, commença-t-il, qu’on appelait la Gaule, a tiré son nom du peuple des Francs, vieilles gens d’Allemagne qui s’y établirent autrefois. Elle est au milieu de la zone tempérée, c’est-à-dire que l’air y est fort commode, et la terre fertile en toutes sortes de graines et vins excellents. (Il rit tout à coup) À vos bouches en gobelets je m’aperçois que vous connaissez ce devis !

Les armures écoutaient, penchées.

— On récolte aussi par ailleurs, dit-il, beaucoup de chanvre et de lin, voire de safran, quantité de sel le plus blane du monde. Y a aussi minerais de fer. Et il se fait en France, laquelle est votre toit comme Gascogne, un tel commerce d’eau-de-vie, de blés, d’huiles, camelots, rubans et autres étoffes de soie et de laine qu’on dit qu’il n’y a pas d’écu en Europe qui ne doive dix sous de rente aux Français. De cela vous devez braver comme d’un bien propre, car ayant ces choses à foison, et surabondamment tout ce qui est utile pour vivre ; la France peut se passer des autres peuples qui ne sauraient point se passer d’elle !

Le cœur des hommes palpitait.

— Les Français, continua le roi, ont un air libre, une humeur enjouée et agréable, ils sont les plus polis du monde, fort habiles à inventer mais surtout à perfectionner, braves, bons soldats, spirituels, adroits, généreux, magnifiques en leurs vêtements, et leurs femmes sont belles. Ils aiment les sciences, les arts, et les exercices du corps en quoi ils réussissent à miracle. La seule puce à ôter, c’est qu’ils sont parfois inconstants.

Un murmure orgueilleux montait du gros bloc de fer.

— Ce Royaume, scanda le roi, est le plus florissant du globe ; on peut dire qu’il est à l’Europe ce que l’Europe est aux autres parties du monde. Il a environ deux cents lieues en longueur et presque autant en largeur. Cent mille et autres faits d’une gloire émerveillable l’ont illustré en chaque endroit, c’est le plus ancien et le plus noble de la Chrétienté !

À ce moment il fit bondir son cheval, s’approcha étroitement des troupes et clama :

— Maintenant que je vous ai parlé de la France, grandissez vos cours ! oubliez au foyer l’aïeule gasconne et allez sauver votre mère qui vous tend les bras ! Il n’y a répit ; va falloir en prendre et donner, la lutte commence ! Ce pays heureux se trouve être en méchant danger, un gâteau où chacun veut prendre, la proie enfin des guerres civiles. Sûr de votre appui, j’ai délibéré d’y mettre ordre. Vous me connaissez, je suis pauvre. Je ne promets point au soldat, après la campagne, une mestrise de camp ni de le faire vivre à chère ouverte jusqu’en ses vieux jours. La faim épousera la soif. Vous aurez comme votre maître vastes fricassées de pain sec, item perdreaux de Gascogne qui sont ails et oignons, et mangerez à mon service plus de cuirs de bottes que de pois au lard. (Il partit d’un grand rire qui gagna l’armée) Ainsi donec cria-t-il en tordant sa barbe, nous allons pour la paix finale investir quelques villes et exécuter maints rebelles, ce à quoi les Gascons s’entendent, eux qui se sont trouvés en autant de combats ou plus que guerriers d’Europe ! (Un frisson leva les plumails, des chevaux bronchèrent) Mirez-vous en moi, compagnons ! Malgré les flèches qu’on aiguisa pour me percer : assavoir que je fus badin, juponneur et forceur de filles, n’y croyez mie. J’aime le baiser pour ce qu’il chante, mais aucune femme ne brisa mes coudes, et lorsque la reine ma mère me parlait, c’était l’éclair aux yeux. Ai-je l’air bigorne, amolli et gras ? (Levé sur les étriers, il sembla plus maigre) Voyez, saupiquets, qu’avons fait la noce tous ensemble, et qu’il n’y eut dans nos assiettes ni rots de Corbeil ni le moindre angelot de Brie. Les minces mieux bondissent et la bague est pour le sauteur, élançons-nous done ! Nous sommes faible bande, mais ce n’est pas tout le grand nombre ; si les caporaux vous font faute, appelez-moi, je ferai service à l’escouade, la pique en un poing, le couteau de l’autre, le cœur au ventre et l’aile au talon pour le salut de la patrie et le pain quotidien des gens ! (Il sourit, bonasse, et tourna son cheval) Et maintenant que j’ai parlé, activons les faits. Un acte vaut cinq dires. — Messieurs les capitaines, emmenez s’il vous plaît vos compagnies, et allons voir chacun si le pot bout.

III


Environ les cinq heures, par un de ces frais matins de mi-mai que les abeilles sucent les roses, le roi passait avec ses fourriers dans une rue d’Agen, lorsque tout à coup il s’arrêta.

— Qui m’émeut ainsi ? songea-t-il. Me semble lointainement reconnaître ces jardins pauvres, la fontaine que voilà, ces murs de maisonnées aux javelles d’avoine, la rue entière. Ceci est le rempart, quartier du menu peuple, j’ai dù venir en ces lieux dans un temps passé dont mon cœur bat aujourd’hui, mais quand ?

Il prit soudain parti, barra la troupe.

— Monsieur de Vielcapet, dit-il, allez au camp à ma place et ordonnez-y le départ de manière que tout soit paré pour l’après-dinée à trois heures, j’ai à faire ici.

Lorsque les quinze hommes eurent disparu, le roi descendit, engagea son bras dans les rênes et se promena le long des maisons, devant les treillages ; un tendre et doux souvenir le conduisait à la main.

— C’est là, fit-il en soupirant.

Il écarta du front les glycines et ses yeux rôdèrent dans le jardin. Le courtil était frais comme autrefois, comme autrefois il y avait un puits, du gazon, quelqu’un tel qu’autrefois y habitait en silence, — mais la fillette de jadis grande femme était devenue, et mélancoliquement enchanté le roi secret la contempla.

Il vit une belle ménagère, frisquement ordonnée quoiqu’il fut matin, mais blanche d’un souci qui l’avait pâlie comme sucre doux. Le roi douloureux songea.

Il y avait quatorze ans, il était entré en ce clair jardin ; et tandis qu’on le cherchait ailleurs, dans les rues, aux pieds de la fillette qui ne savait pas qu’il était prince il avait deviné l’amour.

Sous le scoffion de toile fine, il reconnaissait le visage ancien, la bouche, les yeux, le front. Quelques gestes particuliers, même, l’émurent. Il n’y put tenir, et cogna.

Mais comme elle le regardait, tranquille, en venant à lui du fond du jardin, il comprit qu’elle ne pensait pas à « l’autre », et un trouble obscur l’attrista.

— Le moustier de Saint-Caprais ? demanda-t-il au hasard.

— Hé bé ! dit-elle, vous lui tournez dos ! D’ici on ne peut vous dire. Mais allez par ce bout ; la rue passée s’aperçoit la cloche, et demandez alors aux matineux qui doivent y attendre le départ du roi pour la guerre.

— Le roi ? la guerre ?

— Vous ne savez pas ! Vous êtes done ici d’aiguillée ?

— Oui… seulement de passage. (Une pause : il attendit que son cœur se tût) Je ne connais pas la ville, je suis de loin. Et vous dites, demoiselle, que le roi de Navarre…

— S’en va faire des forcements du côté Gascogne. Qui terre a guerre a, dit-elle avec un soupir ; un prince comme lui doit ouvrager son royaume.

— Vous le connaissez ?

Elle regarda l’homme qui venait de toucher son cœur :

— S’aucun vous interroge, y direz nani !

— Défâchez-vous, balbutia-t-il. (Ses mains se croisèrent sur le treillage) Ne partez pas, venez ci.

— Laissez-moi en paix.

— Vous resteriez bien, avoua-t-il, si cette mouche que nous importune de ses fols zonzons (il fit mine de la saisir) bourdonnait dans la coque de votre oreille que le roi et moi nous connaissons bien (d’un air distrait), et que je fis campagne sous sa cornette, à l’échauffourée de Moncontour.

Curieuse, elle regarda l’étranger, ses yeux. simples, son corset de soldat, ses bottes tachées de boue, et revint vers lui à pas timides.

— De fausse langue méchants mots. Puisque vous étiez de son armée, dites-moi comment il était, je verrai si vous mensongez.

Il sourit.

— Bon comme saint Martial, et brave.

— Et beau ! fit-elle en confiance.

Hésitant, il osa un piège :

— Quoique j’aie le cuir boucané, d’aucuns qui nous ont vus m’ont dit que j’avais un peu son visage.

— Trinité ! (Son rire vola dans l’ombre comme un oiseau blane) Vous et lui semblables ! c’est caillou et verre de Vendôme !

Malgré lui, honteux, il tourna la tête.

— Beau, continua-t-elle, à défendre aux anges le dormir ; si vous l’aviez vu lorsqu’il vint !

Ses yeux bleuirent dans le passé.

— Il entra ici ?

— Oui, soldat.

Ils regardèrent le jardin avec émotion.

— Et y a longtemps ?

— Près de quinze années. Il vint et s’en revint et passa comme le soleil. (Montrant ses cheveux) Il me prit une fleur ici, car au temps jadis fus mignotte. Depuis, soldat, j’y pense tous mes jours.

— Il n’avait alors que neuf ans ; asteure, dit-il, c’est un haut homme.

Elle s’écria soudain, collée au treillage :

— Puisque vous suiviez son étendard, vous le connaissez done ! Gendarme qui venez des guerres, parlez-moi de lui !

Etait-ce pour céler un pleur, ou inventer sa réponse ? Le rude Béarnais, à ces mots, baissa le front, et ce geste lui découvrant ses grossiers habits campagnards de buffle éraflé, ses mains de laboureur et son béret de laine, il comprit. Fallait-il guérir cet aveugle oiseau qui vivait sur sa branche, depuis quinze ans, d’un souvenir de soleil ? Sa bouche palpitait déjà ; non, répondit le cœur. L’amour dont il venait d’entendre la plainte lui parut si chaste qu’il trembla même d’y toucher. En cette âme innocente, il laissa l’image du « Roi » telle que le rêve l’y avait écrite ; et la regardant toujours, les yeux dans les yeux, il écouta lentement s’éteindre, comme une voix mauvaise, les bouillonnements passionnés qui avaient envahi son sang. Lutte divine. Lorsqu’il óta ses mains du treillage, des rameaux broyés en tombèrent, mais il était sauf.

— Sa Majesté, dit-il, est à la semblance du beau songe que votre cœur s’en est fait ; Elle porte écharpes de satin et plumails glorieux. (Ardente, la jeune fille écoutait) Pour n’être plus d’un enfant, sa beauté s’est faite martiale. Faut admirer le roi quand il chevauche. Sa barbe mentonnière est d’or, et ses yeux sont fins comme argent de crépelle. Il parle, en surplus, comme le roseau du dieu Pan.

— Oui, dit-elle, du matin jusqu’à la nuictée, c’est bien ainsi que je l’aperçois. Discourez, monsieur l’officier, vos paroles me sont civettes !

— Un petit peu m’étonne, murmura-t-il doucement, c’est qu’ayant le malheur d’être rebuffé de la reine il n’ait rien entrepris jamais pour vous joindre.

— Que dites ? Un roi tomber dans mes cuveaux et poêlettes !

— Femme bonne vaut une couronne.

— Vous sifflez, badin ! Suis-je dame portant atours ?

— Achille aima Briséis qui était serve, et l’amour n’est jamais vilaine.

Elle regarda l’étranger, ignorante s’il se moquait.

— Voici le temps venu que partiez. La lune va finir là-haut son tour de charrette et les étoiles s’en vont. Il me faut ménager en hâte pour l’aller mieux voir.

— Qui ?

— Pardi, fit-elle étonnée, le Roi.

Il devint pâle.

— Or bien, haussa-t-il là voix, je vous adjure de garder la chambre. Suis au fait de la défilade : À trois heures, au son des tambours, l’armée viendra ici marchant au rempart. Restez donc. enclose et attendez-moi. Derrière votre chaise, je vous le montrerai au passage.

Elle vit qu’il disait vraiment, sourit, lut, les yeux au ciel, l’heure tardive, et s’effaça comme une ombre.

Il s’éloigna.


Le soir, au signal des chefs, une martiale sonnerie se mêla aux grands bourdons rauqués : tambours et fifres sonnèrent la « française », et tout s’ébranla. Neuf régiments partirent, groupés en compagnies de deux cents, les hommes cinq par cinq, jarrets tendus, leurs piques étincelantes redressées. La foule, silencieuse regardait ces milliers d’enfants qui allaient conquérir la paix par les armes et s’acheminaient à la mort, une miche dans le bissac, comme rémouleurs à la foire. Les femmes enthousiasmées leur lançaient des pots de confits, des pans de lard, de légères crêpes gasconnes qui papillonnaient comme des mousselines, les soldats leur renvoyaient des baisers. Jamais on n’avait vu troupes si hardies. Dans chaque régiment, d’abord, la compagnie d’arquebusiers d’avant-garde, les tambours, le tiers des piques. Intervalle. Puis le colonel, « visage gracieux et découvert », le panache au casque et l’épée en main, son second le sergent-major ; ensuite la masse des piquiers avec les enseignes, d’autres tambours, une compagnie et demie d’arquebusiers, les bagages en queue. Ces régiments traversèrent la ville, suivis des cavaliers, des canons. Les rues étroites ne pouvant contenir la foule, l’armée seule y entra. Un visage pâle, invisiblement auréolé dans l’air pur de pensées sublimes et souffrantes, regardait s’approcher les troupes. Lorsqu’elles marchèrent sous ses fenêtres, la femme prit le bras de son compagnon du matin debout derrière elle et les lui montra d’un radieux geste ébloui. « Voilà de braves compères », dit simplement l’homme. La femme regardait toujours. Après les régiments à pied, des écharpes blondes se montrèrent, si somptueuses que la rue humblette en était fleurie : c’était la Cornette Blanche ; et soudain, dans une lumière, en avant de la masse des gentilshommes qui formaient l’escorte du roi, un cavalier surgit, magnifique, à la barbe d’or, aux yeux bleus, aux oreilles ornées d’opalines perles, son cou blanc joliment assis dans une collerette à tuyaux de quinze lés de linon, godronné, frisé, ceint d’un buse de toile vermeille enrichi de beaux passements, guipures, récamures, de pierres en grand nombre du plus haut prix, et monté sur un vif cheval aux soies noires qui fanfaronnait d’un pied fier et semblait coursier d’empereur. « Il m’a trop bien écouté », pensa Henri. M. de Fonsorbes qui jouait la partie du roi ne s’était jamais aussi bien vêtu. L’économe Gascon haussa les épaules. Et déjà, machinalement, il comptait la somme qui avait dû être gaspillée, lorsqu’un bras fiévreux, tout à coup, lui saisit la nuque, le ploya par terre et l’y retint, tandis que haletante, rauque en ses sanglots, si sublimisée par l’amour qu’elle semblait un appel de sainte en extase, une immatérielle voix ingénue lui lançait ce cri impérieux :

— Le Roi ! — À genoux, soldat ! et disons un psautier pour lui !

IV


À cette époque, 1576, commença pour Henri sa réputation de « cavalier d’aventures, de batteur d’estrade et roi d’avant-garde ». Là, courant de Marmande qu’il prenait d’assaut à Nérac où chantaient les violes, de Nérac d’où l’ennui le chassait aux mutins d’Eause, il « conquesta » peu à peu, oubliant les dés et les danses, ses grades de soldat et de capitaine, et s’empara en passant des villes qui le recevaient en intrus.

Car tout le Midi était en fièvre ; la lutte religieuse avait si hérissé les âmes que l’accueil des cités s’y faisait du bout de la pique, et que le roi lui-même fut maintes fois obligé d’en forcer les portes.

La première et grave entreprise eut lieu à Cahors où M. de Vésins, gouverneur, commandait aux bourgeois en armes, à trois mille hommes de troupe et à cent cavaliers montés. Le roi de Navarre s’y arrêta de nuit à un quart de lieue de distance, et disposa l’ordre de l’attaque.

Deux pétardiers de l’artillerie de Gourdon et dix gardes s’en allèrent pour ouvrir passage, escortés de près par trente chevaux et vingt piques. Cinquante jeunes nobles de la Cornette Blanche commandés par Rosny et soixante soldats de la garde composèrent une troisième troupe. Le roi venait ensuite avec deux cents hommes, et un gros de mille arquebusiers fermait la marche. Ces hardis soldats, sourdement, purent s’approcher de la ville.

Il y avait trois portes à détruire, on y mit les pétards.

— Nargue aux rebelles, chuchota le roi, feu !

Trois détonations retentirent. Eclats de bois, nuage : les pétards n’avaient qu’entamé la porte.

— Vite, dit-il, laissez vos haches, passons !

Il rampa sous la brèche, disparut. Sa voix, de derrière la porte, monta tranquille et gaillarde :

— À vous autres.

Une couleuvre glissa, puis deux, trois, quatre. Mais le dixième homme se levait à peine qu’une clameur fouetta le silence, et que par cent portes broyées trois cents ennemis bondirent !


Aussitôt, la ville s’anima. Mille, mille croisées comme d’énormes yeux flamboyèrent, et d’étincelants regards en jaillirent, chargés de mort, par furibonds coups de mousquets. Une cloche appela, toutes grondèrent. Fantastique, brouillé de fumées rougeâtres et couvrant de ses bras ouverts le passage de ses quelques hommes, le roi hors de lui criait : « Alerte ! Tambourins, la charge ! (Quinze piques se groupèrent à ses côtés) Alignez-vous ! Qu’on se joigne collet à collet ! Voici l’heure ! Liesse ! (Il sembla grandir) Roquelaure ! Saint-Martin ! Rosny ! en bataille ! »

Un piétinement lui répondit. Comme on était près, les piquiers se mirent sur deux rangs étroits, l’arme basse, en défense. Au milieu des appels qui avertissaient la ville, trente arquebusiers de Navarre qui venaient de passer la porte enfoncèrent leur fourquine entre les pavés, tirèrent au-dessus des piques, et une charge d’hommes s’affala contre les maisons. Réveillé par l’embuscade, le gouverneur Vésins apparut, suivi d’un escadron de lances. Un lourd choc ferré laboura la rue aussitôt. D’un bond d’isard, le roi fit la moitié du chemin, emmena les arquebusiers au premier rang, et leurs cinquante balles, en pleine charge, démontèrent neuf cavaliers. « Aux piques ! » Lui-même en saisit une au poing gauche, l’arc-bouta contre son pied droit, le glaive à la hauteur du chanfrein, et fléchi sur ses durs jarrets, son épée royale en main droite, attendit la poussée des bêtes. Une seconde, deux secondes. Les pierres du sol tremblaient. À quatre pas se vit l’éclair : cent hommes. Reçues à longueur de bois par les piques, vingt lances éclatèrent contre les cuirasses ; les Navarrais en arrachèrent d’autres ; et emportée à fond, la charge tumultueuse, éventrant les rangs, vint se rompre aux portes contre la brèche, où les derniers qui passaient encore, déglués de l’ombre et levés en foule les servirent à coups de dagues. « Toujours va qui danse ! » plaisanta le roi. Un ban de tambourin : la rue était gagnée.

C’est alors que la grande action commença. Une deuxième escadre, divisée par groupes de vingt chevaux, fermait les voies de la ville ; deux attaques semblaient nécessaires. Le Gascon, vite, réfléchit. Soudain, comme il grommelait, la porte minée sauta. Par son ouverture fumante un flot hennissant bondit, deux cents cuirasses s’élancérent, et les cornettes de Navarre, au feu des torches, resplendirent. « Vingt chevau-légers ! » rugit le roi. Il les sépara d’un regard, fit signe à Rosny, entraîna dix hommes, lui laissa le reste, et allant chacune dans sa direction, ces fortes escouades, d’un trot calme, s’enfoncèrent dans les deux rues. Impatients sous les balles qui criblaient la soie de leurs écharpes, les hommes de la première troupe éperonnèrent. Faute sans excuse : L’usage défendant aux chevau-légers de galoper, Rosny l’oublia. Sa bande prit le galop, puis le train roulant du tonnerre et disparut à un angle. Le Gascon qui partait à peine entendit cette galopade furieuse, mâcha deux ou trois jurements, pâlit, bomba ses reins et cassa de rage une boucle de son arçon. À travers le feu sans arrêt, lui en tête, il menait sa troupe au clin d’œil, froidement, d’une splendide allure cadencée. Les décharges déplàtraient les murs, tintaient d’un son aigre sur les casques hauts. Un cheval, puis deux, puis un troisième tombèrent : le trot ne changea pas. Dans l’ombre, aux flammes qui brûlaient sur les serpentins des mousquets, l’ennemi parut. « Halte, la pistolade ! » commanda le roi. Les partis s’observèrent, graves, dans le noir des yeux. Au-dessus des chevaux arrêtés, les armes lentes s’étendirent… Feu ! Un braillement de mort saillit des pistolets rouges, et la lueur de ces dix décharges vacillait encore que les dix spectres de fer, emportés d’un élan farouche, s’éerasèrent dans la mêlée ! Aucune flamme dans ce grouillement, rien qu’un sourd travail d’épées pesantes, un choc d’estocs, parfois un cri, des froissures de cuirasses, les propos du roi, un sombre écho d’enclume : des bras qui heurtent, percent, fendent, un ahanement de poitrines dont les boucanières sueurs nuageaient aux éclats des torches. Ce petit combat, engagé par dix hommes contre cinquante, se précipita en bataille. Au bout d’une heure, comme Henri avançait toujours, une pertuisane à la main, la pistole de l’autre, avec sa poire à poudre en bandoulière, une enseigne de cent vingt soldats qui venaient d’écorner Rosny accourut derrière les piques. « C’est assez faire l’anspessade, dit Roquelaure, que Votre Majesté se tienne à l’écart, sa joue est blessée. — Non, dit le roi, c’est le sang d’un homme qui m’a sauté au visage. » Il s’effaça, vint à Gourdon qui avait un cheval, l’envoya aux autres pour pousser la ville, but un coup, ressaisit sa pique et tourna au loin pour se battre. Cinq heures après, jour levant, on luttait toujours. À midi, on luttait encore. Le soir, un quartier fut pris ; on se reposa. Une demi-fesse posée, chacun déficelait son bissac, lorsque tout soudain, d’une ruelle, l’ennemi reparut en nombre. Hou !… appela Henri. À l’allègre signal des tambourins et des fifres, l’armée se releva sans un murmure. « Nous sommes en cœur et eux en peur, dit le roi. Yam ! cria-t-il aux siens, la guerre est la fête des morts, va falloir besogner des poings ! » Il jeta la croûte qu’il dépiotait, bondit en selle et viola les rangs ; trois escadres, de divers côtés, intervinrent, cent rugissements brutalisèrent la ville et la cavalcade de fer se remit à vociférer. Soutenu par ses capitaines dont la presse entourait son cheval, le roi s’engouffrait dans le flot des piques, les abattait, gaillard, à grands coups de glaive, espadonnait au large, agrafait les hommes au passage, se câblait à eux, l’œil dans l’œil, et des morts tombaient de ses bras. Près de lui, lamentablement déchiré par les ongles des hallebardes, l’étendard navarrin, glorieux d’ordures, déferlait et claquait au vent comme un torche-pot de cuisine. « Chargez du côté nord ! gasconnait une voix. Baissons la tête ! Il faut combattre ! Hasarde ! Pousse ! Tue ! » Aux appels des clairons, d’énormes galops plombés s’effondrèrent vers les assaillants : c’étaient Saint-Martin et les gardes. La bataille se recourrouça, telle une meule qu’un fétu rallume. Máchurée par trois mille dents, une vaste clameur jaillit des casques, la haine venta de nouveau, et poussés les uns sur les autres, féroces, poitrails à poitrails, comme s’ils équarrissaient des charpentes, les soldats se remirent à estocader. Pantelants et suants, ceux de Cahors juronnaient « Non, de pardieu ! nous ne nous rendrons pas ! » Mais l’exemple de leur gouverneur qui blémissait à mesure les intimida, et Navarre, en moins de quatre heures, au son des tambours qui battaient la marche française, les mena tuant à la Cathédrale. Le soir, ils avaient perdu un second quartier. Dans les rues conquises, on voyait force gens à terre. Mais une lassitude, déjà, ralentissait les attaques. Les bruits du fer, discontinus jusqu’alors, se firent peu à peu moins lourds, s’espacèrent à la nuit tombante. On monta mollement aux barricades. Rosny, frappé d’une grosse pierre et blessé d’une balle à mi-cuisse, s’était écarté pour manger un peu. Tandis que la bataille continuait, d’une poignée d’hommes contre une ville entière, des soldats chancelants quittaient leurs escouades et s’allaient reposer au milieu du feu « en s’appuyant debout contre les boutiques ». Deux autres quartiers furent pris cette nuit même. Henri que rien ne lassait déshabilla une gousse d’ail, en frotta son pain et l’avala tout haletant, une botte sur la garde de son épée. À l’aube, les jambes raides, il reprit la selle. Une foi sauvage métallisait son cœur. On lui dit que la compagnie d’Herrebouc s’était rendue par la fatigue. « Il ne faut jamais s’excuser d’un échec sur les soldats, gronda-t-il, mais bien sur les capitaines, allons les venger ! » Trente fantômes le suivirent, mais n’en pouvant plus quelques-uns tombèrent. On regarda le roi, il fut un spectacle. Trois cents hommes le virent s’écrouler contre l’ennemi, gueuser à son habitude, à la taille, par larges coups, et se festiner dans les chairs vivantes un repas royal. L’encombrement s’ouvrait devant lui La Cornette Blanche, réduite à seize nobles, s’élança. Cinq furent blessés. Il s’acharna, héroïque, découpla les onze, et s’escrimant de plus belle, entamant les troupes et les renversant, il gagna la place. Aucun n’eut la force d’un salut, d’un cri ; à peine si quelques bras remuèrent. Hâve, en sueur, la barbe roussie, traînant pied et aile comme un jeune faucon glorieux, écorcé aux mâchoires d’un lambeau de chair qui pendait, l’air superbe encore, le front noble et l’épée vissée à son poing, le roi occupa la place tout seul. Heureusement, la nuit vint, les derniers ennemis partirent. Escorté de Rosny, du comte d’Arrengosse, d’Espaon et de son porte-étendard, géant des Landes tout éclaboussé de cervelles, le roi repassant les rues désira compter ce qui lui restait de valides. En vain. Il semblait qu’un morne enchanteur eût touché ces fronts. À droite, à gauche, le long des cornières, dans les ruisseaux, les hommes gitaient en tas sur les immondices et leurs armes. Henri s’arrêta, n’osant voir plus loin. Et comme il tournait la tête avec épouvante, il vit dans les ténèbres confuses, resté seul de toute l’escorte, un spectre fidèle et mince qui chancelait en soupirant, Rosny.

— Les autres ?

— Fatigués, sire…

Le Béarnais regarda les rues, blême de fureur. Mais après un geste désolé qui remettait tout au destin, il entraîna Rosny dans l’ombre.


Dès l’aube, averti par trois habitants, le gouverneur s’empressa vers la merveille. Tandis qu’il galopait, on lui fit croire que le Gascon avait été rejoint la nuit par de fraiches troupes, un millier de gendarmes dont l’air dispos faisait entendre qu’ils étaient tous prêts à recommencer. M. de Vésins, derrière son étendard blanc, regarda.

Il frémit.

Rangés en bataille sur leurs grands chevaux immobiles, immobiles eux-mêmes, deux régiments de gendarmes emplissaient la place et semblaient attendre, superbes, en de nobles poses d’orgueil. Le roi, vingt pas en avant d’eux, était formidable. Quand Vésins s’approcha, les huit hommes du premier rang firent un geste, mais les autres, plus fiers, ne bougèrent pas. Raides, fortement calés dans leurs selles par leurs lourds habits de métal, leurs terribles casques fermés penchaient en arrière, et sûrs de vaincre, dédaigneux des hommes, ils ne regardaient que le ciel.

— Sire, dit M. de Vésins, après dix-huit batailles qui durèrent cinq jours et cinq nuits, mes soldats mettent bas les armes et se recommandent à l’affection de Votre Majesté pour les braves ; cette énergique ville capitule, je vous la donne.

Un sourire éclaira le roi :

— Dites que vous me la rendez.

Il entraina le gouverneur trop curieux qui s’approchait des gendarmes, et la conférence finit à la Maison commune.


C’est ainsi que les quatre mille soldats de Vésins se rendirent à huit charretiers munitionnaires vêtus en gendarmes, au roi de Navarre, à Rosny ce qui faisait dix hommes éveillés et à neuf cent cinquante dormeurs liés en selle qui ronflaient de fatigue dans leurs cuirasses.

V


L’action de Cahors fit du roi de Navarre un prince militaire, le « chevau-léger » passa général.

Mais cette victoire elle-même l’arrêta. Il réfléchit à l’invincible sommeil qui avait immobilisé ses Gascons, et à la ruse finale, supérieure au droit et à la force, qu’il lui avait fallu imaginer pour prendre cette ville imprenable. Il sentit à temps que ses troupes recrutées à la cavalière, sans contrôle, n’avaient ni la discipline ni l’endurance exigées pour combattre des foules vingt fois plus nombreuses. Il résolut alors de leur faire lui-même l’instruction, de les ployer par l’exemple à toutes les charges et fatigues guerrières, de les « referrer », comme il disait. Et c’est dans ce but, pour mieux se donner le temps d’une si utile entreprise, qu’il signa très adroitement la paix de Fleix.

Dès lors, il mena la vie d’un mestre de camp, toujours en selle, halecret aux reins, casque en tête, accourant de Pau à Nérac et de La Réole à Béziers, impromptu, soit à l’aube du jour, soit à la nuit, réveillant chacun, entraînant les compagnies par les plaines, bondissant côtes et montagnes, buvant les fleuves et mâchant les lieues d’une si énergique allure qu’il y avait de quoi dire bien des diantres ! Les villes gasconnes joignaient leurs mains :

— Voyez donc la mine gaillarde ! Hé ! Dieu le bénisse !

Mais cette vie sans dangers lui était pesante.

— Tels oiseaux que moi, grondait-il, ne valent rien en mue ni à se cogner dans la cage ; nous allons bientôt actionner du côté de Paris, d’Aubigné.

— Tous ne vous y suivront pas.

— Lesquels ?

— Sire, je ne sais si vous vous souvenez de cette grande troupe de noblesse qui sortit de ses châteaux à votre appel pour venir assister orgueilleusement à la revue que vous nous passâtes sur le Gravier d’Agen ?

— Je me la rappelle.

— Sans prendre aucun parti, ni pour ni contre vous, cette multitude de nobles s’est logée dans les environs de Cahors quand nous y chauffions nos oreilles.

— Faut laisser aller, dit le roi ; quand ils nous auront assez applaudi, ils se décideront.

— C’est entendu déjà.

— Eh bien, je les attends.

D’Aubigné sourit :

— Vous confondez l’os et la chair, sire. Je me promenais l’autre jour où ils ont coutume d’aller, aussitôt je vis à leurs mines que quelque grain les travaillait. Voici, pensai-je, de grands braves par la doublure. Je les fis tâter par mes capitaines, et aux rapports qu’ils firent je compris qu’ils avaient toujours leurs pensées méchantes.

— Que disaient-ils ?

— L’ancienne chanson : que vous êtes un homme d’imprévoyance, tout éclair et bourrasque, un parpaillot, et que nombre d’entre eux sont apostoliques, que vous récompenserez plus sûrement ceux de votre foi, que vous êtes trop brave pour admirer la bravoure et que tout haut faitsera vain qu’on accomplira devant vous. Il me semble. que ce sont là, sire, de bonnes graines de traîtres.

Le roi s’était dressé ;

— Inconstant ? oublieux ? injuste ? Bon gré ma vie ! on ne me gratte pas cette fois où la peau me démange ; fais sonner le boute-selle !

L’armée se rassembla aux trompettes, le roi frémissant y accourut au galop.

— Messieurs ! cria-t-il aux nobles, rangez-vous à gauche et à droite, le visage aux troupes. (Il tira son épée) Mestres de camp, faites faire le demi-cercle !

Rapide, le mouvement s’exécuta. Et le front enflammé, raide sur sa haute selle, le roi clama par-dessus les piques :

— Que l’homme qui me combattit et me blessa d’un coup d’épée dans la tête à la pistolade de Cahors s’écarte de son rang et vienne ici !

Des derniers bataillons lointains, dans le silence, on vit une silhouette s’animer, sortir de la foule, glisser d’escouade en escouade, le long des chevau-légers, des arquebusiers, des gendarmes, remonter par les intervalles vers les compagnies de piquiers, entrer d’un pas de parade dans le grand demi-cercle vide et s’arrêter court, l’esponton en main, à quatre toises du roi.

— Parle sans crainte, dit le Béarnais. De quelle nation es-tu ?

— De la picarde, sire, du côté qu’on nomme la Thiérache.

— Quel était ton ancien état ?

— Apprêteur d’étoffes de serge.

— Et ta religion ?

— Catholique.

— C’est toi, n’est-ce pas, que je vis s’opiniâtrer contre ma personne dans une rue de Cahors ?

— Oui, Majesté.

— Conte-nous comment tu t’y pris. Je me souviens qu’au moment où mon cheval voltait…

— Au moment où voltaient vos chevaux contre le moustier, je vous écartai de l’escorte par un coup de mon pistolet.

— Oui, dit le roi, j’accourus donc, je te renversai contre terre et te pétillai sous mon cheval.

— De si belle façon, interrompit l’homme, que j’en eus le corps tantouillé de sang !

— C’est de là que tu te levas, quoique pétri, et me donnas de l’épée dans le gorgerin, d’un bon coup, puis d’un deuxième, ce dernier si bien appliqué qu’il m’ôta un pan du visage.

— Sire, c’est bien souvenu ; mais vous répondites bientôt par un franc coup de pistolet à ma lèvre de dessus, qui m’entra dans la bouche et vint me sortir derrière au chinon du col. J’en demeurai coi.

Il y eut un silence. L’œil d’Henri était tout orgueil, celui de l’homme tout amour.

— Et que fis-je après la bataille ?

— On me dit que vous m’appeliez, sire. Je me fis panser par les vôtres, et je vins.

— Que croyais-tu en venant à moi ?

Les nobles serrés en masse écoutaient.

— Que vous alliez me faire pendre.

— Et au lieu de te faire pendre ?

— Vous me nommâtes capitaine, sire.

Une grande émotion fit trembler l’homme.

— C’est fort bien, monsieur, dit le roi. (Une pause : il feignit de penser ailleurs) Vos armes sont propres et votre écharpe d’officier a grand air. (Soudain, il avança son cheval) Mais dites-moi si depuis que vous servez à mes ordres vous vous êtes demandé la cause de cet acte, et pourquoi j’en usai ainsi vis-à-vis d’un homme qui faillit me tuer ?

— Aussitôt dans mon régiment, j’appris de vos soldats que cette action était simple.

— Pourquoi ?

Un geste de fierté, un sourire haussèrent noblement le capitaine :

— Parce que vous aimez les braves de n’importe quelle contrée, bande, ou religion ; et les officiers ajoutèrent en m’offrant le vin qu’il vous suffisait d’entrevoir une fois les gens de courage pour ne plus jamais les oublier.

— Or bien, fit le roi, c’est ce qu’on appelle toucher au cœur. Je vous prie, monsieur le capitaine, de reprendre votre place au rang. — Et pour ce qui est de vous autres qui doutiez de moi…

Mais comme il tournait sur sa selle, il ne vit que pâleurs et larmes.

Et spontanément, d’enthousiasme, les nobles qui étaient venus s’enrôlèrent.

VI


Cette lutte épique dont la première grande mêlée devait avoir lieu à Coutras débuta d’abord par quelques expéditions militaires : embuscades sur la Dordogne, assaut d’Angers, prise de Talmont ; et la cour de France vit le roi de Navarre, à pas de tigre, resserrer le champ de bataille, ramper peu à peu vers elle.

Les nobles enrôlés le suivaient maintenant sans une plainte. Ils s’étaient honorablement montrés à Angers, mais le roi les voulait connaître de plus près, barbe à barbe, et savoir ce qu’il en pourrait tirer dans les occasións solennelles. Il en fit venir sous sa tente un groupe de vingt d’entre les meilleurs.

— Je vois depuis quelque temps, messieurs, que vous modelez vos conduites sur celles de mes plus chers officiers, lesquels, généreusement, au lieu de m’accabler de courbettes et autres virvoustes qui ne sont bonnes qu’aux bavards, m’aident de leurs fortunes aux actes solides et changent en artillerie et chevaux tous leurs bois de haute futaie. Je vous remercie de votre dévouement et de vos dons, et à présent que vous voici mes amis, je vous veux montrer ma confiance en vous établissant pour une heure juges de mes projets de guerre. (Les vingt hommes rougirent de plaisir, et le roi étala une carte) J’ai dessein d’approcher l’action de Paris. Nos bottes, déjà, sont en Poitou ; nous y avons quelques places, Talmont, Sanzay, Saint-Maixent ; ne nous reste plus que Fontenay à prendre, et c’est le second point de la province. Il nous faut cette ville, qu’en dites ?

Aucun n’eut d’hésitation :

— Prenons-la.

— C’est répondre en plein au droit but, fit Henri joyeux. J’estime ce langage ; et si l’on prétend jamais devant moi qu’un Gascon dit trois mots pour un, je me souffle au nez de mépris. À ce soir.


La ville, défendue par une garnison valeureuse, appuyait sa défense sur les Loges, vaste faubourg plus grand que la ville elle-même et entouré d’un fossé profond. À pic sur l’eau, une tour immense. dominait la ville. C’est là, par une nuit très noire, que les nobles qui avaient assisté au conseil du roi le matin s’arrêtèrent.

Ils étaient armés de couteaux et portaient chacun le pistolet. Le roi, dans l’ombre, les mit en cercle, et quand ils se furent touchés ensemble, poitrine à poitrine :

Monsieur de Challandeau, murmura-t-il, le soldat de la garnison ennemie corrompu par vous pour aider à notre escalade est-il homme sur lequel on puisse compler ?

— Je le crois, sire. C’est un Allemand qui veut laisser les armes pour les balances, il n’aime que le commerce. M. de Dangeau m’a remis pour lui sept cents écus.

— À quel moment doit-il nous jeter la corde ?

— À onze heures qu’il sera de veille sur le sommet de la tour.

— Comment recevrons-nous ce gros câble ?

— Attaché à une pierre pesante qu’il lancera par-dessus l’eau. Le bruit des hommes qui abandonneront la garde et redescendront dans la tour servira notre attaquement. Nous mettrons la passerelle que nous avons faite à l’endroit du fossé où la corde se présentera, et nous n’aurons plus qu’à grimper.

Aussitôt, clair dans le silence, un coup de baguette résonna sur la haute tour.

— C’est le signal… fit Dangeau.

Ils avaient à peine refoulé leur souffle qu’une pierre bondit dans l’herbe non loin d’eux. Un capitaine, M. de Verduzan, fut le premier qui la trouva.

— C’est le sort qui marque ma place, dit-il, je prie Votre Majesté de me la laisser.

— Vous savez, monsieur, ce qu’il faudra faire là-haut ?

— Commencer à tuer sur-le-champ, et avec l’aide de ces messieurs qui auront fini l’escalade se saisir des armes et de la poudre.

— Voici la corde, dit le roi.


La passerelle soutenue par quatre barriques vides s’engagea dans l’eau du fossé. M. de Verduzan y monta, la fit dériver à droite, s’assura enfin que la corde pendait naturellement au-dessus de lui, et prévint les autres.

— Avancez… dit-il à voix basse.

M. de Brasseuses lui toucha l’épaule dans la nuit :

— C’est moi Brasseuses ; tous viennent, monte.

Verduzan s’élança, Brasseuses le suivit.

Un à un les officiers traversaient la passerelle, fantômes d’ombre : MM. de Dangeau, d’Aubeterre, d’Avantigny, d’Etchebar, de Challandeau. Le murmure du roi, perceptible à peine, les désignait au passage : comte d’Arrengosse, huit ; capitaine Ohierp, neuf ; M. de Pouydraguin, dix ; capitaine Anla, onze ; Fontarailles l’enseigne, douze ; M. de Lanjuzan, treize ; M. d’Urgosse, quatorze ; le guidon Séméziès, quinze ; M. de Vielcapet, seize ; comte d’Hasparren, dix-sept ; Rosny, dix-huit ; d’Aubigné, dix-neuf….

À son tour il saisit la corde, et une lente ondulation, dans la nuit, balança l’immense grappe humaine le roi montait.

Au bout de quelques brassées :

— D’Aubigné…

— Qu’y a-t-il, sire ?

— Tu ne sais pas ce que je viens de faire ?

— Non, exhala une voix.

— J’ai repoussé le radeau, exprès.

Une courte sueur froidit les doigts de d’Aubigné.

— Et si nous échouons dans la tour ?

— N’ayant plus de chance par en bas, nous saurons bien mieux en ménager une par en haut. Le désespoir vaut le courage.

— Hélas ! sire, sont idées à vous, s’émut le poète ; mais n’importe, le clairet tiré faut le boire.

Au long de la grosse corde, pendant trois minutes, rien ne se devina qu’un raclement doux, le frottis léger des étoffes contre les spirales de ficelle, le heurt des cœurs, l’effort sourd des nerfs et des os. Aucun ne se voyait. En file ténébreuse on montait dans le noir, dans le vide, dans l’inconnu, et celui d’en bas ne commençait sa brassée que lorsque celui d’en haut remontait les jambes. Soudain, tout s’arrêta.

— ……

D’Aubigné, au-dessus du roi, se sentit cogner au talon.

— Qui nous arrête ?

— Je l’ignore, sire, mais la « passée » sans doute va nous l’apprendre.

Un avis descendait du haut de la corde, mystérieux, et « passait » de l’un à l’autre sur l’aile d’un souffle. D’Aubigné penché vers le roi traduisit ce pâle chuchotement.

— Mauvaise nouvelle, sire : M. de Verduzan ne peut plus monter.

— Ventre-Saint-Gris ! Et où en sommes-nous de notre voyage ?

— Environ moitié.

Ce fut au roi de frémir.

— Nous allons faire carême sur cette corde, grommela-t-il. Mais tâchons au moins de sauver le moule de nos chemises. (Il se haussa) Écoute, d’Aubigné, faut dire à ce Verduzan qu’il fasse encore un effort, que j’ai rejeté du pied le pont de barriques et que le salut de tous est en l’air. S’il ne peut, malgré l’injonction, se porter plus haut, que M. de Brasseuses qui se trouve au-dessous de lui franchisse son corps. Passe.

— Bien, sire. — Rosny ! fit doucement d’Aubigné.

— Hai ?

— Sa Majesté a repoussé la passerelle. Nous sommes donc sur vingt pieds de boue, et la santé des uns et des autres est dans le combat sur la tour. Si Verduzan ne peut bouger, que Brasseuses monte donc dessus, ainsi que nous autres. Passe vivement.

La nouvelle funèbre s’élança, et le long de la corde, dans l’obscurité, d’énergiques morbieux rálèrent.

— J’en ai la chair moette, souflla Rosny. Instant haletant, la corde ne bougeait plus.

Le Gascon toucha son ami.

— Je crois que va y avoir ici mauvaise nuitée, murmura-t-il. Sais-tu, toi qui es poète, comment le peuple nomme les os des morts ?

— Oui, sire, y a un proverbe qui les appelle les « tulipes des Saints Innocents ».

— Or bien, répondit le roi, si nous ne montons plus le fossé d’en bas va fleurir.

La « passée » revenait.

Rosny la reçut d’Hasparren, et la redit à d’Aubigné.

— Sire, trembla une voix basse, M. de Verduzan est tout à bout, accroché avec désespoir, et le suprême effort qu’il vient d’entreprendre lui a fait bondir le sang du gosier. En outre, M. de Brasseuses vous annonce que le moindre mouvement qu’il oserait sur lui jetterait M. de Verduzan dans le fossé.

Un sursant furieux secoua la corde.

— Vous êtes dix-neuf fagots de choux ! grogna le Gascon. D’Aubigné, passe-leur qu’ils tiennent le câble hardiment, de toute la force de leurs genoux et poignets. Ni remises ni temporisements. Au lieu de se désembarrasser des lourdes affaires, les faut accomplir au bref : je monte.

Pétrifié de stupeur, d’Aubigné sentit tout à coup que quelqu’un pesait sur son dos. Deux bras formidables happèrent ses bras, deux cuisses dures l’enveloppèrent, une haleine chaude et puissante lui passa le long du visage, et la masse s’aidant de ses épaules disparut au-dessus de lui. Il eut dans les narines, âcre et bestiale, l’impression qu’un bouc l’avait piétiné.

— Tiens bon, Rosny, exhala une voix, je vais m’assurer si la gaillardise de mes forces me poussera jusqu’au parapet. Gare à vous, monsieur d’Hasparren…

Des chuchotements s’élevaient, monotones, dans le silence :


— Le roi monte.
— Le roi monte.
— Le roi monte.


— Monsieur de Vielcapet, serrez, me voici.

Un soubresaut, il passa.

— Le guidon Séméziès, quinzième.

Machinal, pour détourner la fatigue, il les comptait en grimpant :

— Quatorzième, M. d’Urgosse. — Treizième, M. de Lanjuzan.

Un broncha.

M. de Fontarailles, dit le Gascon, vos mains se dérobent. (Ses cuisses l’enlacèrent) Serrez, ou aussi vrai que je suis le roi, je vous plante dans le dos l’apostille d’un coup de dague. Douze ! (L’enseigne dépassé, il fit effort des biceps) Capitaine Anla, onze !


— Le roi monte.
— Le roi monte.
— Le roi monte.


— Dix ! M. de Pouydraguin.

Le Gascon montait.

— Neuf.

Dès lors, essoufflé, il ne nomma plus aucun homme, des chiffres de feu lui saillirent des lèvres :


8
7
6
5
4
3
2


Arrêté, il se haussa. Du fond de ses yeux troubles que la sueur noyait, le roi vit un spectre vague : deux prunelles ivres de fatigue, un menton planté dans un cou, du sang et de la honte, une morne douleur crispée à un câble. Il en eut pitié.

— Par le corpsbieu, Verduzan, je vous croyais le bras plus solide !

Le menton ne se releva pas. Le roi tira son écharpe, et se suspendant à la béarnaise, ligotta l’officier muet.

— Tenez bon quand même, ajouta-t-il, car j’entends grimper tous les autres.

La mâchoire de Verduzan battit le tambour.

— Hé ! fit Henri, restez là coitement, je n’en aurai pas de rancune ; force n’est point bravoure, et je vous sais valeureux. Mais veuillez m’excuser si je passe, nous ne sommes point ici pour manger beignets. Hop !

Il était passé.

Dès lors, libre, il monta. L’écureuil pyrénéen fut bientôt sur le parapet. On le vit un rapide instant, dressé sur le bord du gouffre, immense, immobile, ciselé en ombre sur les nuées. Puis, comme un soldat s’approchait, dans le pourpre éclair de sa pistolade il bondit en hurlant Navarre !

Derrière le Gascon, aussitôt, lugubrement indécises, exhalées de la nuit par l’espoir d’un bain dans la flamme, deux salamandres apparurent, trois, quatre, puis douze, quinze, tout le chapelet, sauf un homme. Vite, les armes résonnèrent. La mort ouvrit l’escalier, et le feu y tomba en foudre !

La tour fut prise au bout d’une heure.

Le quartier des Loges au bout de quatre.

La ville un instant après.

VII


L’homme qui n’avait semblé que badin, trousseur de cottes et empanaché se montra dès lors tel qu’il fut toujours : politique avisé, général ardent, organisateur et soldat. La cour de France le comprit. Et c’est pour empêcher la continuation de tels progrès que le duc de Joyeuse, à la tête d’une formidable armée, s’achemina vers le Poitou.

Campée dans les environs de Coutras, la bande du roi de Navarre montra pour la première fois de la crainte.

— Sire, dit Turenne, les troupes de M. de Joyeuse nous sont bien supérieures en nombre et en qualité.

— Faudrait expliquer, monsieur, ce que vous pensez par la qualité ?

— De ce que les plus galants hommes de cour ont pris les armes.

— La poule à ma tante ! nargua le roi, et après ?

Ce ne sont, dirent Clermont-Gallerande et La Trémouille, que gens d’armes de satin et soie.

— En panaches par le visage.

— Pourpoints brodés.

Le Gascon riait.

— Quels dits bavardez-vous là ! Ignorez-vous que la faveur, l’aise et le luxe des cours rendent les soldats plus efféminés qu’héroïques. (Il montra le camp bourdonnant) En face des paladins qui s’approchent, j’ai bon espoir, moi, dans une armée saine de cœur comme d’esprit qui dédaigne aux batailles les ornements qu’on met aux salons, s’habille de buffle et d’airain et ne prise à la guerre que la parure des victoires !

— Sire, dit Condé, vous avez toujours le bon mot ; mais si vous n’y mettez ordre, les actes cette fois s’en iront au rebours des mots. Je viens d’inspecter les troupes, elles murmurent.

— Que veulent-elles ?

— Nos batteurs d’estrade leur ont dit que l’armée de M. de Joyeuse était de vingt-cinq mille hommes, que vous n’en aviez que cinq mille, et que vous seriez battu de ce fait ; c’est la cause des mutineries.

Inquiet, l’oreille ouverte et piquant son cheval d’un talon nerveux, le roi passa dans les compagnies. À sa vue, silence.

— Cette paix subite ne présage rien de bon, murmura Condé.

— Oui, approuva Turenne, nous allons à un grand malheur. Joyeuse accourt, le temps presse ; il n’y a qu’un moyen de salut. Maintes fois, nous vous avons vu tourner l’opinion et changer les corbeaux en cygnes. Un discours de vous recalerait nos gens.

— Parlez, sire ! implora Rosny, jouez-leur le tour d’un homme fin. Les armées les meilleures sont faciles au désespoir, et si nous ne remettons point celle-ci dans sa première confiance, c’est au bout du bout la défaite.

— J’ai trouvé l’amorce, dit le roi rêveur ; faites ranger l’armée en bataille.


D’un bout à l’autre de l’aurore, les trompettes sonnèrent. Et devant les troupes rassemblées, à cheval, frane comme un écu au soleil, sans cérémonie et formalités le roi s’arrêta :


Mes amis !

— Je vous ai fait venir parce qu’une partie d’entre vous murmurait d’aller à l’action. En ceci vois-je une fois de plus que la malignité des hommes gâte les meilleures choses. Ne faut point se régler sur la badaudaille ou petit monde qui caquette à perte de salive sur les actes qu’elle voit faire, et n’en sait cependant rien plus. Sans vous précipiter à croire légèrement, vous allez juger s’il y a l’apparence, en mon intérieur, d’une crainte ou d’une panique, car étant d’éveillés Français, inhabiles à poser dans les garnisons, si je vous arrête en cette plaine dans la certitude de combattre, c’est que je sais bien que vous aimez l’honneur, que vous savez bien que je vous aime, qu’il n’est prodiges de vaillance auxquels vous ne soyez prêts, et qu’à vous tous, quatre mille qui valez cent mille, votre merveilleuse boutée hachera en pâte à corbeaux les jolis danseurs qui s’avancent. Glissez ce compliment-là dans vos pochettes, c’est à vous. Et puisque nous avons une heure à faire baguenaudes, suivez mon dire qui sera ce matin une histoire ancienne.


Allègres paroles, elles passèrent comme un vent frais sur des fumées.


— Y avait une fois ! s’écria le Gascon dressé, un général de la nation française, nommé communément Lonlenlas pour ce qu’il avait été reconnu par tous, au dire des vieillards comme des jeunets, l’homme le plus tranquille de sa province. Vos mères, dans le temps passé, vous prenant le soir en leurs bras pour vous endormir, ont dù vous chantonner ce merveilleux conte, entre autres la froideur que le général apportait en tout, l’immensité de ses réflexions, de ses gestes et de ses paroles ; et cette longitude, lenteur et lassitude dont le guerrier tirait son nom lui était devenue à la fin si familière, qu’élevant le bras sur le mail pour vous honorer d’un salut, on pouvait s’étendre et tirer son somme avant qu’il eût fini d’ôter son bonnet, et qu’on avait tout loisir d’aller mettre vin en bouteilles avant qu’il eût eu le temps de dire mon ami. Mais revenons à notre propos.

Quatre mille faces claires, déjà, souriaient au subtil Gascon.

— Tels chefs, tels soldats ! continua-t-il d’une voix forte. Ce général avait une armée à son image ; mais les longues troupes sont lentes, et lenteur est signe de lassitude. Longuement donc, lentement et lassement, ils vinrent se ranger par-delà frontières, en ordre de bataille ; mais la Germanie a des noms si revêches qu’il ne me souvient de ce lieu. (Tout embarrassé, le Gascon se gratta la tête ; on voyait qu’il improvisait) Sachez uniment qu’ils se présentèrent en si grand foule que leurs bataillons s’étendaient d’un côté du pays à l’autre, comme une roide corde d’arbalète. Ils étaient sur le champ quelque deux cent mille. habillés à la mode du mignon seigneur Lonlenlas, en pourpoints de toile d’argent, chausses de satin, plumails précieux, avec fusils gravés, canons à bonbons, drapeaux de dentelles, tout appesantis par leur nonchalance et fortune, et se bafouant et gaussant des autres qui n’étaient que quatre milliers, mais quatre milliers d’hommes trapus, agrestes, vifs comme des goujons dans la poêle. (Un grand silence montait des sombres troupes naïves, le roi satisfait piqua son cheval) Or done ! clama-t-il, voilà qu’au moment où les quatre mille gas se présentaient, le sempiternel général voulut faire tourner ses hommes pour qu’ils eussent l’ennemi dans le plein visage, et fort méthodiquement convia ses officiers en conseil. Y avait toujours conseil dans cette tête-là ! (Ce fut le tour de rire aux capitaines. À ce moment, le soleil se leva, il était six heures) Après avoir ouï chacun, scanda l’âpre voix, fut convenu ensemble de la manœuvre. S’étant bien curé la narine, amusette qui dura trois tours au cadran de la grosse horloge : « Vous n’ignorez point, messieurs, dit enfin le lent général, que pour exécuter ce face à droite, faut sur toutes choses que les rangs et files soient alignés, que les soldats gardent leurs distances, et mettre un capitaine entendu près du chef de file de l’aile droite, avec des sergents sur les ailes et à la queue des bataillons, et empêcher que les rangs, non plus que les files, se séparent, l’aile gauche partant la première et marchant le grand tour sans se rompre, tandis que l’aile adverse ne fera quel tourner sur place. » Après ce discours, les chefs s’en revinrent à leurs bataillons, escortant leur général qui cria pour lors à l’armée : Quart de conversion à droite ! Faut dire à sa décharge qu’il avait bon souffle et qu’on l’entendit jusques à la mer. Puis, s’élevant à cheval comme sur un tertre, aperçut aux diables, à cent lieues, tout à l’autre bout de la nation, l’aile gauche, fine comme une ligne, qui se commençait à ébranler. « Bien, dit le Lonlenlas ; messieurs les capitaines, surveillez la manœuvre, et à mon revenir me direz si le tour s’est proprement fait, je vais voir mes fermes. Le bonjour ! »

Rien ne frémit dans les régiments. Ces âmes de soldats erraient dans l’immense, dans le fantastique et le rêve. Les terreurs étaient oubliées.

— Les mutins se sont tus, souffla Rosny.

— Tout le monde écoute…

Pour saisir avec plus de force ces campagnards dépaysés, le royal terrien continua sur les champs qu’il connaissait mieux que personne, et d’un geste courbe de laboureur désigna le vaste horizon :

— Après ce salut à ses colonels, le guerrier partit au jour de Saint-Pierre, en janvier, dont on dit que s’il pleut en ce matin-là toute vigne est réduite au tiers, entra en France, lut sur l’almanach février : « Février le court, dit-il, ch’est l’pire ed’tous », s’achemina, promenant, vers ses fermes de Picardie, tâta la jeune avoine et les groseilliers, s’y applaudit du soleil qui lui promettait rouges pommes, continua son chemin, petits pas petits, avec ses valets, grogna sur le gel de mars, fit bombance dans les châteaux, erra par l’avril pluvieux en ses autres terres, y ordonnant de semer l’orge malgré la foudre, envoya missive à sa femme qu’il l’irait baiser à la Saint-Laurent que les noisettes sont creuses, tempêta par coups de gros mots contre la lune de mai dont allaient mourir ses bons fruits et reçut non sans grommeler dix-sept jours d’eau qui plurent à piques, de quoi, bien au contraire, eût dù s’enchanter, car la fange en mai donne épis en août. Pendant ce temps, l’armée tournait. Juin le fit triste : s’il pleut un 19, gare aux blés ; fit la fête des moissonneurs, et leur mit en juillet la faucille aux mains ; puis le Lonlenlas, fatigué, songea pour lors à madame. La Saint-Laurent d’août survenue, ressaisit la selle, entra au château, vint à sa vieille chatte, et malgré qu’elle eût les dents croches, l’embrassa en bouche, disant : « Je me suis absenté des guerres où maintes fois, pour l’amour de vous, j’entendis le tip tap sip sap de la mort ; oh ! les belles batteries ! » De quoi, vous le pensez, mentait effrontément par la gorge ; mais ce qui n’est vu n’est point su. (L’armée commençait à rire) Pendant ce temps, là-bas, en Allemagne, l’aile droite continuait toujours à marcher. (Les hommes rirent tout à fait) Or bien ! mugit le roi que ce conte égayait lui-même, M. de Lonlenlas qui n’était point homme à façons sortit de sa demeure à la Saint-Michel pour continuer sa visite, car l’air était beau et septembre est le mai d’automne, fit semer dans le mois suivant, dès le 4, pour avoir grains drus, assista aux lessives qui ont lieu en cette quinzaine, et y fit buer ses mouchoirs car il éterniflait à mort. Et donc, les charrues rangées, repassant en lui le trajet de ses bataillons, car faut dire que l’armée lointaine, sans cesse, exécutait son mouvement, il pensa soudain au départ, et comme il avait encore plusieurs fermes, ressema du blé, goûta le vin de novembre, mit les fruits en resserre, et à la Sainte-Luce que le jour croit, dit-on, d’un saut de puce, déboucha devant son armée à l’instant précis qu’elle terminait l’incommensurable manœuvre. Il redressa de sa belle voix, au juste alignement, le quarante mille cinq cent trente-cinquième homme du front des troupes qui sortait un nez de toucan, et demanda nouvelles de l’ennemi. — « N’est plus là, dit un officier. — Bien, monsieur, et où est ? — Établi en ses foyers. — Lesquels foyers, monsieur ? — Eh bien, ceux que nous devions prendre. — Lors, dit le général, puisque l’ennemi veut garder ce que nous venions lui saisir, quant et quant demi-tour ! » Et ils s’en allerent.


La foudre d’un énorme rire s’élança des quatre mille hommes ; les chevaux eux-mêmes, hagards, montrèrent joyeusement leurs dents, et les nerfs crispés en un spasme accolèrent les durs mousquets. Le roi sourit.

— Sire, l’heure approche… murmura tout bas d’Aubigné.

Le Gascon se dressa soudain, solennel :


— Ceci, hurla-t-il aux troupes, est pour vous montrer qu’il ne faut pas craindre le nombre ! À hardi homme court bâton ! À vif général fine armée ! Tel qu’Agésilas de Sparte qui pour encolérer ses hommes leur montra un Persan tout nu, si je pouvais jeter sous vos yeux quelques-uns de ces courtisans qui s’avancent et vous faire toucher leur chair délicate, vous bondiriez au devant ! (Un horrible frisson agitait déjà les cornettes) Les Romains et Grecs n’étaient pas nombreux, mais leur bande a couché à terre des multitudes. Les liseurs de grimoires savent que Pyrrhus se faisait honneur d’attaquer le monde avec huit mille hommes. L’histoire que j’ai dite est applicable à nous. Une courte armée se retourne en un bref instant, mais les foules sont lentes, comme vous avez pu voir. Notre Lonlenlas va venir. M. de Joyeuse a beau se faire suivre de douze mille badins, c’est un nouveau marié alourdi d’argent qui traine à la guerre, en coffres, les trésoreries de sa femme, et avant qu’il menacera nous aurons frappé ! (Sa voix mourut dans l’ardente huée des troupes) Donc, curée aux braves ! Il n’y aura si petit d’entre vous qui ne soit désormais monté sur vastes chevaux et servi en vaisselle d’or ! Aussi vrai que trois choses ne mourront jamais, qui sont le soleil, le feu et le cœur des hommes, l’ennemi est à nous, je le jure ! je le sens par l’envie que vous avez tous de combattre ! (Une rumeur de tambours, lointaine, précipita le roi en avant, il tira son épée soudain :) Mestres de camp, garde à vous !

Sa voix était changée. En une seconde, il devint tout flamme et tout nerfs :


Quart de conversion à droite !Marche !


D’Aubigné comprit. Destiné à tromper la terreur des troupes, le conte du roi, préparé, servait aussi la manœuvre, le mouvement le plus dangereux, celui qui découvrait l’armée catholique. L’ordre s’exécuta au pas de course, dans un hurlement ; et cette « conversion à droite » ramenant les yeux sur un nouveau point, les compagnies, sans trembler, aperçurent l’horizon plein d’hommes.

VIII


Henri, énergiquement, établit sa troupe en cinq escadrons, et la déploya.

À gauche, les deux cents cuirassés du comte de Soissons sur trois rangs. Au sommet d’une côte appelée Loupsil, la « Cornette Blanche » sur six rangs de cinquante chevaux. Quelques pas en arrière, la bande de Condé, de même force. Deux cents cavaliers gascons de Turenne, plus deux cents chevau-légers de La Trémouille ; et entre ces escadrons, les arquebusiers à cheval de Vignolles qui devaient servir d’enfants perdus. Cela fait, les trois régiments d’arrière-garde se placèrent aux ailes de la cavalerie.

— L’Etrier ! commanda le roi.

Cette troupe était de son invention. Chacune des escadres, pour « garnir ses étriers », devait avoir auprès d’elle vingt-cinq bons tireurs, pour le cas où les lances ne suffiraient plus. Sacrifiés aux chevaux, ces hommes devaient attendre la charge, tirer à cinq pas seulement, « dans l’œil », et n’avaient que très peu d’espoir de sauver leur vie. Après un ban de tambourins, M. d’Aubeterre, qui avait mission de porter les ordres, cria aux troupes :

— Que les braves et bonnes gens qui désirent. faire l’ « Etrier » sortent de leurs compagnies, s’avancent avec leurs mousquets, honnêtes charges de poudre et de balles, et munis d’affilés couteaux. D’ordre du roi : double part du butin, après la bataille, leur sera servie. Tambourins, un ban !

Quatre cents hommes s’approchèrent. C’était ainsi chaque fois, il y en avait trop du double. Les capitaines des compagnies, accourus, choisirent les meilleurs tireurs, cent cinquante ; et on les disposa, par groupes de vingt-cinq, entre les haies de gens d’armes. Les autres, grommelants, retournèrent à leurs bataillons.

Il était huit heures et la demie.

Aussitôt ses troupes rangées, le Gascon parut sur un tertre. Là, rêveur, comme il inspectait l’infanterie composée de gens de labour dont la masse voûtait en bas, humblement, ses deux mille épaules paysannes, il pensa soudain qu’il ne devait rien omettre avant coup ; et du haut de cette colline qui faisait du roi, dans le ciel, un fabuleux fantôme équestre, le sceptique de la Saint-Barthélemy, élevant la main, ordonna pour lors la prière.

Ce faisant, on le vit lui-même qui laissait son cheval, baissait le front. Les quatre mille hommes se mirent à genoux, avec leurs armes ; et non pas en latin, mais en bonne poésie française qui est la langue de la Force, dans un hurlement formidable, rauque et rythmé, comme une tempête aux larges cadences, les quatre mille hommes entonnèrent un sombre cantique, les beaux vers de Clément Marot !


Entendez le son de ces psaumes, dit au loin Joyeuse : voilà des trembleurs à moitié battus.

N’en croyez rien, monsieur, lui dit Lavardin ; les soldats du roi de Navarre font les pieux chevaliers, mais l’action venue, vous les verrez diables et tigres.


Il était neuf heures.

Pour la dernière fois, vivement, le Gascon étudia l’ennemi. Douze cents gens d’armes, près de Joyeuse, étaient formés sur trois rangs, en habits de parade, « empanachés de plumes de couleurs et armés de lances chevaleresques à banderole ». L’infanterie brillait à leurs ailes : à droite, deux mille arquebusiers ; à gauche, deux mille huit cents. Deux seuls canons. L’avant-garde, disposée de ce côté-là, comptait quatre cents lances et six cornettes de cavalerie légère. Les deux uniques pièces de cette masse furent un éclair pour le roi ; il bondit à ses artilleurs :

— Rosny ! Clermont-Gallerande ! Bois du Lys ! à vous !

Alertes, tous trois pointèrent. L’armée leva ses quatre mille têtes, pour voir… Trois cris de bronze retentirent ; une puissante fumée roula, et on aperçut dans les bataillons de Joyeuse trois passages clairs et profonds, déserts comme rues d’Afrique à midi. Un second feu ! cria le roi. Trois autres volées portèrent le nombre à six rues où pouvaient passer les charrettes ; et les suivantes, bientôt, y creusèrent un quartier tragique, de neuf rues vermeilles, que couvrit un tapis vivant de chair rouge.


Là-bas, dans l’armée ennemie, Lavardin criait à Joyeuse :

Monsieur ! Vous laisserez-vous détruire de pied coi ? il faut jouer !

Attaquons, Beaumanoir !

Et l’armée partit.


Cette charge de l’avant-garde qui emmenait avec elle une foule énorme de chevau-légers et d’Albanais soutenus de quatre cents lances accourut au roi de Navarre, culbuta les enfants perdus de Vignolles, fendit sous le grand train de sa galopade furieuse les escadrons de La Trémouille, et ne put s’arrêter, pantelante, qu’au bourg de Coutras, au milieu du parc à bagages. Le Gascon qui avait pâli remarqua que les Albanais, comme à Fornoue, se mettaient à piller les morts sans plus songer à la lutte ; un terrible rire méprisant rebroussa sa barbe.

— Salignac et Parabère ! hurla-t-il, alerte ! veillez vos arquebusiers !

La double masse ennemie s’avança contre la Garenne, hérissée d’airain ; on eût dit deux forêts en marche. Ces tumultueux bataillons, gigantesques, s’agrippant à ceux de Navarre, pénétrèrent le brasier gascon, s’y rôtirent. Le nombre, avait dit le roi, ne tient pas contre la vaillance. Le fourmillement dura un quart d’heure. Dans la nue épaisse envolée du feu on n’entendit rien qu’un grand râle, ensuite on n’entendit rien.

Les deux escadrons du roi et de Condé attendaient toujours.

— Hommes d’armes ! s’écria Joyeuse désespéré, suivez-moi !

Les douze cents chevaux s’ébranlèrent. En voyant accourir à lui, comme un monstre, cette charge poilue de lances, le roi, par-dessus l’épaule, regarda Soissons et Condé :

— Parents, n’oubliez pas que nous sommes du même sang ; je suis votre aîné.

Les cousins tranquilles saluèrent :

— Nous nous montrerons bons cadets.

C’est alors qu’entendant le galop de fer s’approcher, actifs et attentifs, tels qu’aux champs, sans une émotion, sans une faute, les fameux soldats de l’  « Etrier », encadrant les lances, firent leur mortelle manœuvre : ils plaquèrent la main droite à l’arme, saisirent leur mèche allumée, la soufflèrent jusqu’au charbon, l’engagèrent dans le serpentin fermement. (La charge accourait). Au bout de quelques secondes, tout à coup, on vit leurs premiers rangs s’abattre, la poitrine à terre ; les seconds se placer à genoux — le terrain sonore qui trépidait sous leurs os les étonna. À ce moment, leurs mousquets formaient deux étages. Contre les troisièmes qui penchaient leur col, les quatrièmes rangs un peu à droite s’effacèrent pour laisser viser les derniers. Puis, aucun mot. Tout se figea. Quand la charge fut à vingt pas d’eux, ils mirent la crosse au sein. Lorsqu’elle fut à douze, ils semblèrent, tant le sol trembla, piétiner sur place. À six pas, les caporaux dirent : « Tirez. » À trois pas, cinq cents hommes tombèrent. Et la bourrasque d’airain passa sur eux.

— Charge ! hurlèrent les trois Bourbons, accostez !

Les escadres muettes, à ce cri, pour venger ceux de l’ « Etrier », s’animèrent sinistrement comme des métaux à la forge. Leurs chevaux bardés, tout pesants de bronze, reçurent l’effroyable vague et y disparurent pour réapparaître, droits, tels que des rochers hennissants. Cette charge arrêtée, commença le dur corps à corps : « Pièce à pièce ! » mugit le roi. Lui-même, tournoyant l’épée à deux mains, se mit à battre. Du fouillis des lances, Saint-Sauveur qui le surveillait lui lança un coup. « Yam ! rit le Gascon, tu peux dire ton In manus. » Et cabré en selle, d’une balle de pistolet lui perça boyaux jusque près de l’autre côté. « Gardez-vous ! lui criaient des voix, on tire ! » Tourné sur les arquébuses, il bondit auprès, empoigna soudain leurs canons comme une gerbe d’épis tintants, de quoi l’heure était bien sonnée, car ils firent feu dans ses bras. Plusieurs de la « Cornette », trente jeunes cadets sans poil le voyant ruer au plus chaud s’élancèrent parmi les balles pour en faire ôter le Gascon ; Gallerande le prit par le faux du corps : « Arrière ! sire, vous courez danger ; ne voyez-vous pas qu’on vous guette ! » Le roi passa outre : « À quartier, messieurs ! (Un sang d’enthousiasme lui monta au front, son épée parut un éclair) Ne m’ollusquez pas, je veux paraître aujourd’hui ! » Tête nue, les armes faussées, il clamait au travers des glaives « Gascogne ! Provence ! Auvergne ! À toutes mains ! Sus aux ennemis du bon peuple ! Y en a-t-il parmi vous qu’on n’ait point nourris pour mourir ! En avant ! Action ! » Moissonnante, autour de son cheval, sa main gauche à travers la presse enfonçait de larges poignardades cependant que de l’autre poing son grand fer abattait les piques, broyait les morions, les têtes sous les morions, les vertèbres sous les crânes et les lourds chevaux sous les hommes. N’osant l’écarter, cent des siens le suivirent, leurs cent lames tendues en l’air, protectrices de celle du roi qui frappait seule. On s’écartait devant lui : cet incandescent visage au sourire rouge épouvanta la bataille qu’un mystérieux prodige ralentissait par ailleurs. C’est en vain, attaquant sans cesse, que le roi en chercha la cause. D’insolites vides, devant lui, creusaient les rangs ; des montures tombaient ; leurs cavaliers glissaient, raides ; et la terre à son tour exhalait la mort. C’étaient les survivants de l’  « Etrier », larves et couleuvres issues des cadavres, qui tranchaient les jarrets aux chevaux, massacraient les hommes. L’un d’eux, en avant des autres, malgré les cent mille écus de la rançon de Joyeuse, le frappa d’un coup de pistole qui lui émietta le garde-reins et perça son cœur. À cette nouvelle l’ennemi s’enfuit. Deux montagnes de fer girent funèbrement à Loupsil et à Aunebeau. Pour contraindre la fureur des troupes, le roi fit sonner à son étendard ; et triste de visage, souillé de son propre sang, inspecta ses bandes victorieuses « en donnant des regrets aux morts. »



Sire, lui vint dire Rosny, quelques-uns des hommes de l’  « Étrier » qui vous forcèrent la victoire n’ont point voulu de la double part que vous leur aviez fait promettre.

Étonné, le roi fit venir ceux-là.

Des cent cinquante, trente-huit restaient. Sur ces trente-huit, quinze qui étaient du même pays avaient refusé l’argent. C’étaient des Auvergnats aux faces carrées, aux yeux simples.

— Pourquoi n’avez-vous point accepté votre double part ? Vous êtes d’une nation économe…

Grande gêne, tous les yeux à terre.

— Puisque ce n’est pas l’envie de l’argent qui vous fit sortir de vos bataillons lorsque j’appelai ceux de bonne volonté, parlez, gens d’Auvergne, il n’y a plus de roi devant vous, mais un ami.

-… la Saint-Luc avant-hier, murmura un homme, les semailles, sire…

Etranges paroles. Le roi regarda le soldat ; il s’essuyait le sang du visage et souriait.

— Explique, compagnon. Pour vous être dévoués si bien à l’armée, il faut, je le redis, qu’une cause noble vous ait tous piqués sur le point d’honneur… Laquelle ?

Il sembla au roi qu’un rais de lumière, aérien, s’envolait de ces yeux candides et joignait le cœur de chacun, par le souvenir, à son modeste hameau ; et l’homme, souriant toujours, balbutia ; — Sire, c’était la fête dans nos villages.

À ces mots, qui n’avaient pour eux aucun sens, les gentilshommes chuchotèrent, mais le roi debout imposa silence. Avant de congédier ces soldats, il toucha l’épaule de chacun, familièrement, d’une caresse qui les enchantait ; — et lui seul, roi-paysan, comprit ces exilés des fermes qui, d’instinct, pendant que leurs familles, là-bas, autour des feux de chenevottes, s’égayaient en mangeant la poule, avaient à leur manière célébré la fête natale, s’étaient distingués au combat dans la naïve croyance que les vieilles et les petits, à travers l’espace, les reconnaissaient et les acclamaient, et qui, tous, orgueilleux seulement d’avoir une bataille à dire aux veillées, n’avaient point voulu de leur double part en argent, parce qu’ils avaient eu leur part de réjouissance, c’est-à-dire leur part de gloire… c’est-à-dire leur part de mort.

IX


C’est en vain que le roi de Navarre tenta de recueillir d’une négociation avisée les avantages de son triomphe à Coutras. Le succès d’une longue campagne, loin du Béarn d’où il tirait ses ressources, n’était possible qu’avec des chefs solidaires les uns des autres et de l’argent, Or, le prince de Condé, las et jaloux, s’en allait à La Rochelle, et le vicomte de Turenne partait se rafraichir en Périgord ; les seigneurs endettés par la solde de leurs compagnies voulaient revoir leurs moulins, et à leur exemple, le soir venu, bon nombre de soldats s’enfuyaient en troupes vers leurs foyers. Les Gascons, seuls, souffraient leur nostalgie en silence. Le roi le comprit, céda une fois encore aux événements qui le détournaient d’un plan stratégique étendu ; et après la dislocation de son armée réduite aux douze cents hommes de sa garde, il donna le mot du départ :

— À la grange s’en va le blé. Marche !

Ils partirent l’avant-veille de la Saint-Martin, chargés des trésors de Joyeuse, qui sa belle vaisselle en sautoir, qui son sac d’écus dans une fonte, qui ses bijoux d’or dans les poches. Plusieurs, tels que dames en cour, avaient l’oreille emperlée. Aux boucles des chaussures, dans la corne des poignards et le bois des piques, par les fentes des boutonnières et les grossiers collets de toile écrue luisaient saphirs et cassidoines, hyacinthes cardinalices, opales, gérosoles, ambres et béryls, et sous leurs touffes poilues, de gros doigts laboureux montraient, enchâssés dans de délicates montures d’art, les yeux sanglants des escarboucles et les sourires mauves des améthystes. Le roi galopant aux ailes se frottait les mains :

— Toutes ces rigaudailles de bijouteries inutiles. vont se transformer là-bas en maisonnettes, pain, pitance, hangars, gerbiers et académies de pigeons et poules. Vois ces hommes mélancoliques, d’Aubigné, s’ils baissent paupière, c’est qu’ils, pensent à la femme abandonnée au logis, laquelle gargote en les attendant le bon pot de la bienvenue. La guerre nourrit la paix.

Allure rapide. Trois troupes : une pointe, le gros, l’arrière-garde. La première journée fut de huit lieues ; les hommes avaient la hâte de la patrie.

— Cette ardeur durera-t-elle ? vint dire M. d’Urgosse. La chaleur du ciel, en cette tardive saison, incommode les gens sous leur butin et leurs armes.

Le deuxième jour on fit sept lieues. Avant la halte du soir, le Gascon vit passer l’armée dans un lourd nuage, et appela ses capitaines.

— Les troupes martiales, dit-il, ne font point poussières. Nos hommes n’ont plus la force de lever le pied. Il faudra que chacun de vous, dès demain, divertisse les piétons par des amusettes.

Aucun ne comprit. M. de Lanjuzan osa dire : — Ce sont de braves cervelles, mais pesantes, peu sujettes…

— Pesantes ! cria le roi coléreux. C’est vous autres plutôt qui leur semblez tous des ignares ! Au lieu de vous adonner aux niaiseries, béatilles et baguenauderies courtisanesques, si vous étiez descendu comme moi dans ces bonnes âmes campagnardes, vous y auriez frais ! Je vais leur siffler un air de mon invention, et vous allez voir s’ils comprennent.

Le lendemain, suivi de ses gentilshommes, il assista au départ, trotta près des arquebusiers à pied silencieux, et avisa quelques Toulousains :

— Çà ! Cà ! Cà ! héla-t-il en frappant ses paumes allègres, vous marchez comme des fileuses ! S’il en est parmi vous qui ne veulent point revoir la fille, embrasser la maman et goûter le vin de Saint-Mathurin, qu’ils demeurent arrière à chercher les puces des mulets ! Nous allons ensemble chanter l’histoire de « Marion qui voulut mariage ». Les soldats du côté de Toulouse qui ont un nid d’oiseaux sous la luette m’accompagneront au refrain. Je commence.

Et les rênes pendantes, la tête haute, ouvert et familier, marchant tout près d’eux comme un compagnon, le roi chanta :


La mère et la fille, en fauchant le blé,

Refrain
Pécaire !

La mère et la fille, en fauchant le blé,

Le roi

Derrière un épi trouvèrent un garçon.

Cent voix, entonnant le refrain
Pécaire !

Derrière un épi trouvèrent un garcon.

Le roi

Ma fille, dit la mère, j’en veux la moitié.

Mille voix au refrain
Pécaire !

Ma fille, dit la mère, j’en veux la moitié.

Le roi

Allons à Rome chercher un avocat.

l’armée

Pécaïre !

Allons à Rome chercher un avocat.

Le roi

Ça, dit le Pape, nous faut bien partager.

l’armée

Pécaïre !

Ça, dit le Pape, nous faut bien partager.

le roi, braillard

Le blé à la mère, et la fille au garçon !

l’armée, enthousiasmée

Pécaire !

Le blé à la mère, et la fille au garçon !


La marche, peu à peu, devenait ardente. Plus de poussière sous les talons ; le rire enlevait le pas.

— Lors, cria le roi en courant aux ailes, la marâtre et la fille s’en retournent en leur maison ; mais la mère oublie la sentence, renvoie le violoneux, et oppose encore mille empêchements. Tous vous savez ce devis pour l’avoir poussé en cadence sur les hauts remparts de maintes cités poitevines. Que les anspessades toulousains l’entonnent, je ferai moi-même les répons.

Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.
le roi, aigre et comique, les bras levés. (Parlé).
Ma fille, nous n’avons pas de pain !

l’armée, se precipitant à la suite du roi (Parlé.)
Mon Dieu, de pain ! Seigneur, de pain ! Le boulanger
          nous en prêtera, ma mère !


Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.

le roi, d’une voie forte et farouche (Parlé.)
Ma fille, nous n’avons pas de vin !

l’armée, en masse, répondant
Mon Dieu, de vin ! Seigneur, de vin ! Il en reste un plein
          pot, ma mère !


Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.

le roi
Ma fille, nous n’avons pas d’anneau !

l’armée
Mon Dieu, d’anneau ! Seigneur, d’anneau ! Nous pren-
          drons le cercle du cuveau, ma mère !


Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.

le roi
Ma fille, nous n’avons pas de lit !

l’armée, joyeusement
Mon Dieu, de lit ! Seigneur, de lit ! Nous coucherons
          dehors, ma mère !


— La mère, cria le Gascon, essaie une dernière fois de vaincre sa fille et de retarder la noce par des questions importunes. Vous savez aussi ce refrain-là ; c’est l’air du rebiroulé que vous chantâtes ensemble à la grande conquête de Cahors ! Mettez-y la flamme qu’il faut. Avis aux Toulousains. Et tendez jarrets, nous devons marcher plusieurs heures.


Chant du roi, qui accélère
Hélà, ma fille, veux-tu pas un mouchoir,
Un joli mouchoir ?

les douze cents hommes, tumultueux
Ma mère, non ! Méchante mère que j’ai ! Elle ne comprend pas le mal de sa fille, elle ne comprend pas la traque et la trique ! elle ne comprend pas le rebiroulé ! elle ne comprend pas le mal que j’ai !

le roi
Hélà, ma fille, veux-tu un cotillon.
Un clair cotillon ?

l’armée
Ma mère, non ! Méchante mère que j’ai ! Elle ne comprend pas le mal de sa fille, elle ne comprend pas la traque et la trique ! elle ne comprend pas le rebiroulé ! elle ne comprend pas le mal que j’ai !

le roi
Hélà, ma fille, eh bien, prends ton jeune homme,
Prends ton bel jeune homme !

l’armée en marche, brandissant piques et mousquets
Ma mère, merci ! Ah ! la bonne mère que j’ai ! Elle a compris le mal de sa fille, elle a compris la traque et la trique ! elle a compris le rebiroulé ! elle a compris le mal que j’ai !

— Halte ! commanda le roi.

Tandis que l’armée reposait à l’ombre, il appela ses officiers :

— Vous avez vu, messieurs, ce que je viens d’obtenir de vos compagnies. On gagne l’homme de guerre avec des mots, non par des rebuffades. Empressez-vous donc à m’imiter. Nous voici d’ailleurs en terre gasconne où chacun flaire son logis, vous n’aurez point peine à hâter la marche. (Il regarda le camp) Parce qu’ils m’ont vu chanter bouffonneries, croyez-vous que ces soldats m’en tiennent pour abaissé ? Ils me chériront d’autant plus, croyez-le. (Haussant l’épaule) Dignité, fille de l’orgueil et de l’ennui. D’Urgosse, servez-moi un verre de clairet, je vous prie, car j’ai grand chaud.

Il allait boire, lorsque tout à coup M. de Vielcapet vint l’avertir que le « bagage » était tombé, vivres et mules, à quatre lieues de là, dans un trou de ravin.

Brasseuses arrivait ensuite.

— Les vivres ne nous rejoindront qu’à la nuit, sire.

— Partout la plaine, dit le Béarnais tristement. Le sable, tant il fait soleil, semble cuit. Et nos hommes qui ont tant marché n’auront rien à boire…

Il versa son vin sur le sol.


Apprit-on cela ? Les douze cents hommes s’étaient à peine étendus dans l’herbe, agonisants de fatigue, qu’une délectable chose, aussitôt, les frappa d’immobilité. Au centre de leur troupe, si proche d’eux qu’il leur eût suffi d’avancer la main, une vigne retardataire s’élançait au ciel, tordue aux branches d’un prunier mort, et offrait à leur soif brûlante, comme une mamelle, la grappe d’un raisin unique. Fiévreuse, ivre de soif, ses lèvres sèches et gâtées, la foule en stupeur contemplait ce fruit magnifique… Aucun mot. Le raisin sauvage oublié là semblait un verre de clairet servi par les anges ; qui l’allait saisir ? — Mais a ce moment, le geste qui refusait le vin, le bras du roi se réfléchit comme une ombre sur le miroir clair de ces yeux. — C’en fut assez ; les mains retombèrent ; un clairon sonna…

On partit.

X


Plus impatiente encore que la nation béarnaise, une femme attendait Henri à son retour de Coutras.

Née en 1554, mariée à treize ans à Philibert de Gramont tué au siège de la Fère en 1580, Corisande d’Andouins, fille du vicomte de Louvigny, était de noble race et de grand cœur. Heureuse de sacrifier sa fortune au service d’Henri, elle engagea ses terres pour lui procurer des soldats. Il l’aima comme il était capable, c’est-à-dire avec une constance qui dura dix ans. Chère entre les rares femmes qu’Henri ait bien aimées, elle suivit longtemps, du bord de son feu où la cloîtraient ses souvenirs, l’essor d’une gloire dont elle avait aidé les commencements, heureuse, en sa mélancolique retraite, d’une affection qu’Henri lui garda entière et qui survécut plus tard aux chers liens brisés.

En ce moment, clos en tête à tête dans une salle blanche de bougies, restaurés tous deux, ils causaient.

— La douce rentrée ! Après ces fatigues, mon roi, vous devez avoir envie de délassements.

— Point trop. Escalader, charger, tirer de la coulevrine, dormir sous la tente et trotter aux champs, c’est là mon fait.

— Glorieux aimé, je vous retrouve plus pâle ; vous avez souffert.

— Je me suis engagé dans cette lutte en volontaire (et démêlé en capitaine, dit-elle). Oui, sourit-il, en bon capitaine, faut croire. J’y fus saboulé sous les pattes des bêtes, matrassé de coups de glaives, et on m’envoya sans m’atteindre plusieurs coups de fusil par les cheveux. De toutes ces morts, voyez, je reviens sauf, le cœur debout dans la poitrine, sain comme un chou après la gelée.

Elle l’admira :

— L’univers s’entretient de vous, sire.

— Je ne veux entendre que vos caquets.

M. de Joyeuse battu entièrement, son armée défaite…

— Tous morts ou blessés.

— Morts et blessés, murmura-t-elle. Vous me faites songer, Henri, que ces vaincus étaient de France.

— Ennemis du repos ! Agitateurs qui lançaient cartel pour me tuer, voler le trône, y placer un Guise, et affamer la nation. Sont réduits à moitié déjà, mais un jour ou l’autre je ferai le reste !

— Sire, posez-vous. Pourquoi, sur tant de gloire, en désirer d’autre ?

— Pourquoi, étant si belle, mettez-vous encore de la poudre ? Tête de ma vie ! s’écria le rude Gascon, en choses de batailles, ma Dame, les pitiés sont vaines, car c’est amusette à mauvais médecins !

-Ces morts, cependant…

— Sont roidis sous terre en leurs chemises d’honneur, ne faut pas les plaindre.

— Vous avez noblement réponse, dit-elle. (Madame de Gramont quitta son siège et vint près du roi) Je m’enorgueillis, à vous entendre, de l’amour que vous m’inspirez, libéré de toutes vilenies et caresses dont usent les grossiers amants. (Hai ? bougea-t-il) Je vous aime, sire (Baissant la voix) ; je vous aime presque d’amour divin.

— Et moi, taquina le Gascon, d’amour libidin.

— Ch ! fit-elle en se dégageant ; vous n’avez point perdu, je le vois, cet âpre goût des plaisanteries militaires dont si souvent je vous fis reproche. Ne riez point de la destinée, Henri, le ciel a son effort dans vos triomphes, il faut y reconnaître le doigt de Dieu…

— Et un peu ma main, s’il vous plaît.

Elle le regarda :

— Depuis le grand massacre des protestants, sire, vous semblez tourner à l’impie. (L’éclair des yeux royaux lui fit peur ; elle changea de ton) Martine ! appela-t-elle, dites à M. le Maître d’apporter le vin de Sa Majesté ! (Madame de Gramont, d’un doigt rose, découvrit la barbe du Gascon, appuya sur ses mâchoires creuses) Vous avez maigri, cher aimé.

— C’est que je n’eus point chaque soir, comme ici, brouet d’Allemagne, tanche aux soupes (son sourire dansait sur la nappe claire, il énuméra) : pâté, venaison, rosé de lapereaux, queues de sanglier à la sauce chaude, crème de chevrettes et rasades d’antiques vins du Lot. (Il prit le cure-dent de fenouil que le Maître apportait dans un plat d’argent, et sourit) Minable Gascon, je me nourrissais comme le soldat.

— De quels mets ?

— Tringue ! Zingue ! Pardi ! de ce que la guerre offre aux gens : côtelettes du Cheval de Troie ou rôtis de la Vache Io, nerveux comme l’on sait, avec par-dessus quelques pichets de vin soutirés au baril du sieur Diogène. En voilà, a, a, a, fit-il en badinant le nez joli, juste assez pour perdre un beau ventre.

— Vous êtes done toujours pauvre ?

— Coffre-fort du Gascon : trois grains de blé, les économies d’une année.

— Tête de bon fou ! dit en riant madame de Gramont, vous resterez jeune éternellement, sire.

Un bras sous son corps, il l’enleva tout à coup ; mais le devinant, confuse, elle glissa de l’étreinte et reprit son siège.

— Sommes-nous point bien ? (Pourpre, elle regarda le roi dont les tempes commençaient à suer) Vous n’avez qu’idées d’entreprises, assauts, forcements d’amour, murmura-t-elle, et votre cœur (elle s’allongea, caressante, sur la poitrine royale, on eût dit une pêche contre un grand mur), ce cœur dont j’entends la ronde me refuse le meilleur de lui. (Mélancolique) Las ! sire, vous me désirez à la ressemblance d’autres femmes qui souillèrent un instant vos bras et ne surent point vous chérir. Mon amour, s’il est d’une amante, s’illumine d’une flamme qui le rend plus noble ; je vous aime, mais je vous aime aussi tout en Dieu.

— En diable, m’amie, tout en diable ! dit le roi pressé en baisant la bouche tendue. Ces sentences sur l’amour divin m’apparaîtront mieux, je vous jure, au lever d’aurore, quand je partirai de chez vous ; mais en ce moment, caquetière, c’est moutarde avant le repas. (Il perlait son visage de petits baisers) Vos prédications entreprennent un converti ; vous êtes « divine » oui ! oui ! mais de belle chair d’ange, hé donc, agréable aussi à manier. (Quelques agrafes baillèrent) Je pensais en vous écoutant, dit-il, à ces savantins tondeurs d’œufs, Anaxagoras et Pythagoras, qui se disputaient à chercher si Madelon était sourde ou muette, flasque ou poupine, brune ou blonde, tandis qu’à leurs nez quinauds d’éveillés gaillards, sans balances, soupesaient ses gentils tétins. J’ai perdu à vos sermonées, mie, un temps précieux.

La comtesse, blessée au cœur, s’éloigna du roi.

— Sire, voici d’ingrates paroles, vous oubliez les Gramont !

Elle était charmante de courroux, de fièvre, de hauteur émue ; son sein essoufflé battait, et d’imperceptibles grises buées s’exhalaient de ses lèvres minces, par jets, sur le feu tremblé des bougies.

— La ! La ! fit le Gascon, vous mettez la ville dans. le faubourg ! Est-ce ma faute si je m’impatiente !

— Sire, nos cœurs…

— Je connais cette flûte : mon cœur ! votre cœur ! nos cœurs ! J’en ai plus que vous, madame, et ce cœur est parfois si gros qu’il me monte au nœud de la gorge ! Ici, autre ariette ; vous me dites que nos deux cœurs correspondent, mais je vois de quelle manière : comme la grand’route qui va de Paris à Pau, hélas ! sans toutefois bouger.

— Sire, je vous suis servante, non esclave ! Il rit. Mais toute sa tête s’était froncée comme un mufle, et ses oreilles rouges tressaillirent. Frissonnante, elle recula :

— Votre Majesté veut-elle comprendre enfin que je l’adore, prostrée devant le héros par la plus sainte admiration, et me retourner en échange un peu de mon humble amour pour son auguste personne ? (Madame de Gramont, exquise de dignité, se mit à genoux) Dieu voit mon âme, toute vide de coquetteries ; je lui fis un vœu lorsque vous allates en guerre, sire, et j’espérais ce soir vous en faire la confidence, mais nous nous sommes mal engagés. (Elle respira longuement) Je vous supplie de me dire si vous êtes prêt à m’aider dans l’accomplissement de ce vœu qui sauve mon honneur et anoblit votre goût pour moi. Quelque étrange qu’il vous paraisse, dominez votre fougue et ne brisez point mon espoir par vos fureurs emportées. Aussi vrai que vous êtes le premier gentilhomme en France, ma pensée n’est salie d’aucun faux orgueil. Je ne suis qu’un peu d’amour aux pieds de mon roi.

— Les vœux, dit-il, sont superstitions sauvagines qui nous viennent des temps barbares ; n’importe !

— Je vous le demande en grâce !

— Vous ne sauriez autrement me le demander, dit-il avec un sourire. Quel vœu fites-vous done ?

Toujours prosternée, la comtesse baissa la voix :

— Parmi les trophées gagnés à Coutras, outre les bijoux précieux, les dentelles, les plats d’argent, vous avez rapporté d’autres gages de la victoire.

— Trente grands étendards de belle soie toute blanche ! dit fièrement Henri.

— Eh bien, balbutia-t-elle, c’est là précisément qu’est mon vœu. Sire… sire… ne vous mettez pas en colère…

Et madame de Gramont ajouta d’une voix mourante :

— Je voudrais cette nuit vos drapeaux.

Un brusque étonnement mêlé d’inquiétude, de raillerie, de pitié, d’effroi, saisit soudain le Gascon. Penché sur sa maîtresse, il la pénétra d’un regard aigu, à fond d’âme, et y vit dans l’éloignement, légère comme la lueur d’un mystique autel, une pensée qu’il n’osa lire. — Je vous obéirai, dit-il au bout d’un instant ; ces drapeaux vont venir, mais n’y touchez point, car ils appartiennent au pays. D’ailleurs, je veillerai, j’ai cent yeux autour de la tête comme Argus le vacher de Junon ; prenez garde. — D’Aubeterre ! héla-t-il. (Un gentilhomme parut) Apportez-moi ici les étendards de Coutras. (L’officier inclina la tête, sortit) — Madame, murmura le Gascon, vous avez vu la honte de ce gentilhomme, vous porterez ce sourire triste dans vos remords, Plus un mot.

Ils s’assirent. Le roi sombre regardait la nuit. Madame de Gramont, à l’autre bout de la table, semblait ne rester vivante que par l’attention immobile, presque farouche, qu’elle prêtait aux plus légers bruits du dehors. Après un quart d’heure d’attente, du fond de la cour noire, un vigoureux ban de tambourins les fit tressaillir ensemble, M. d’Aubeterre, sans ordres, malgré qu’il fût dans les ténèbres seul avec trois soldats, procédait aux cérémonies en usage pour la remise des drapeaux. On entendit son pas. La porte s’auvrit sur un froissement blanc gigantesque. Le gentilhomme silencieux déposa les haillons sacrés contre la muraille, et toujours muet, redescendit. Le même roulement, dans l’ombre, gronda comme un reproche dans l’âme d’Henri ; — et trépidant d’affreuse rage, le terrible Gascon se redressait, lorsqu’il aperçut tout à coup, pantelante, la toison éparse, un sein hors de la robe et dardant ses bras derrière elle contre les drapeaux, sa maîtresse transfigurée qui le bravait :

— Sire ! clama-t-elle, je vous aime de toute l’ardeur de ma religion et de mon corps, mais j’ai fait serment d’effacer ce soir, à jamais, les scrupules de ma déchéance et la tache de ma Maison ! Veuve, l’honneur me refusait un second amour ; mais vous vintes, et j’allai à vous. (Comme une déesse guerrière, elle défaillit dans les étendards) Trop noble pour tomber, même dans les bras du roi, l’honneur de ma race me cria souvent d’en finir avec ces souillures, ou de magnifier en vos bras, par un acte digne des miens, l’état déshonorant de maîtresse. (À ce moment sublime, l’insupportable éclat de ses soleils bleus, ses rutilants yeux de triomphe incendièrent l’âme du roi qui la vit saisir à brassée le tas des drapeaux) Eh bien ! ce serment, je le réalise aujourd’hui : mon immortel amour, sire, je le puis maintenant proclamer aux astres (Haussant la gloire des hampes) ; car voici les complices dont je veux me faire une excuse, et les seuls rideaux, Majesté, sous lesquels une Gramont puisse vous attendre !

XI


L’esprit embesogné par les étendards de Coutras et la hardiesse de sa fière mie Corisande, le roi errait sous les chènes dans une avenue de son parc, lorsque tout soudain, regardant en l’air, le soleil qui frappait le toit du château éclaira de rouge l’une des fenêtres ; ce rayon sinistre le fit penser aux Tisseuses.

— Seraient-elles toujours là-haut ? se demanda-t-il en frissonnant.

Il monta le vieil escalier. À sa venue, comme naguère, s’émouvaient longuement les salles antiques. Des ailes de papillons se décollaient des murailles, le vol d’une chouette traversait un rais aérien et pourpre, et de minuscules rongeurs fuyaient dans les coins humides, comme ces premiers songes d’enfant qui s’effraient plus tard des pensées de l’homme.

À mesure qu’il montait, les fautes qu’il avait commises pesaient sur son cœur, des mots éclatants irradiaient la nuit de sa mémoire, il se mortifiait déjà, car il sentait bien, pour l’avoir éprouvé un jour, qu’il montait vers l’indivisible trinité, vers les trois visages de sa Conscience.

Debout devant les portes, le roi en poussa une, s’arrêta au seuil de la chambre.


Trois métiers à tapisserie, de haute lisse, y étaient seuls installés. Rien n’y manquait : la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure, et le peigne d’ivoire qui devait servir à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la grande salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs.

À travers chaque trame, derrière les fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres féminins aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient les trois métiers vierges. Immobiles comme l’attente, ces femmes avaient une main levée sur le bâton de croisure, l’autre inerte, et regardaient, tragiques, par delà le prince éperdu, l’Invisible.

On n’eût pu les reconnaître, on n’eut pu aussi les nommer ; elles manquaient de réel visage et n’avaient point de patrie. Elles venaient d’on ne savait où, de loin, de derrière ce qui est loin. Peut-être avaient-elles tissé dans les temps anciens les histoires d’Andromède et d’Amione, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé, peut-être les avait-on vu poser l’écarlate à Jérusalem sur le voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie. Indistinctes, rayées par les longs fils du métier, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux ; mais en contemplant leur travail, on voyait qu’elles savaient le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

Quinze panneaux, dans le clair-obscur, montraient en éblouissants jets de couleur une histoire figurée, incompréhensible d’abord, où revenait sans cesse le mâle visage d’Henri, au long des événements qui avaient en lien de 1569 à 1587, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au roi vainqueur à Coutras.

Un groupe de six tapisseries, celles déjà vues, représentait la jeunesse, l’apprentissage de l’ « homme » : Son effroi à Jarnac — Son hymen malheureux — La Saint-Barthélemy — Son passage au Louvre — Ses études — Sa fuite. — Ce n’étaient que tableaux grandioses, laines vermeilles. Une seule tache noire dans cet espace de huit ans : les Consciences ne lui avaient rien reproché, sauf une heure perdue au jeu.

Pour la seconde fois depuis dix-huit ans, il se ressouvint des graves paroles de sa mère : « Je puis me départir demain vers mon Juge, mais voici mes trois remplaçantes. »

Le Gascon regarda les femmes d’un œil d’effroi. et d’amour ; c’était elles que Jeanne lui montrait jadis :

« À peine aurez-vous disparu d’ici qu’aussitôt portées à l’ouvrage ces ouvrières entreprendront sur les fils ce que leurs yeux perçants vous verront accomplir de bon et de mauvais, et aussi ce qui n’est ni bon ni mauvais. »

Il pâlit, se rappelant encore :

« Avant de vous quitter, mon fils, enfoncez-vous ce lieu, et gardez-en la mémoire : sont là rangées laines éclatantes, d’azur ou ténébreuses ; que vos faits, sur la trame, soient toujours contés en fils clairs. »

— Que disent de moi leurs œuvres ? songea-t-il ; qu’ont écrit de mes fautes ces trois voyantes ?

Il tourna les yeux.

Vision vermeille ! Dix autres tapisseries, rangées contre la muraille, magnifiaient la conquête, le duel contre les ligueurs, le triomphe définitif du « Roi ». Il y alla en chancelant.

La première représentait l’ordonnance de l’armée gasconne, composée des chevau-légers, des arquebusiers à cheval et des gens d’armes, avec les piquiers. En avant des nobles de sa somptueuse Cornette, le roi parlait à ses troupes, en corset de combat, grosses bottes, épée brunie, le béret planté sur l’oreille, gaillard, de bonne avenance, et sans autre vain ornement qu’un sourire large en la bouche. Une chaîne presque invisible, aux maillons formés par les phrases, s’exhalait de son gosier d’or et faisait un tour au poignet de chaque soldat, les attachait l’un à l’autre et tous ensemble à leur chef.

— Et ils me l’ont bien prouvé, songea le roi. La deuxième le montrait, « par un de ces frais matins que les abeilles sucent les roses », arrêté dans une rue agenaise, et son cheval au repos. À travers la glycine tombante qui dérobe un gai jardinet, le royal promeneur parle à son amie retrouvée, la paysannelle de douze ans qu’il connut jadis en ce même enclos. Mais un Amour effrayé vole sur la jeune femme et l’aveugle de ses mains petites ; et elle rit en parlant à l’homme, sans savoir que c’est lui le roi.

Le Gascon baissa la tête.

La troisième tapisserie représentait la fin du glorieux assaut de Cahors. Le roi, seul, est en tête de ses deux régiments de gendarmes. Rangés en bataille sur leurs grands chevaux immobiles, les neuf cents hommes, alignés par fronts de huit, emplissent le marché désert, et semblent attendre en de nobles poses d’orgueil. Quand le gouverneur de la ville s’approche, une fumée moate de leurs casques, les fumées se joignent en l’air et forment ces mots : Rendez-nous Cahors, Le gouverneur épouvanté obéit.

— Ce symbole, murmura le roi, m’enseigne ce que fut l’affaire de cette ville, conquise par neuf cent cinquante « dormeurs », c’est-à-dire par du songe ou plus simplement de la fumée.

Il vint à l’autre tapisserie.

La quatrième montrait le roi aux prises, dans une mêlée, avec un soldat picard qui lui enlevait d’un coup de glaive un pan du visage. Le roi, dégouttant de sang rouge, le signait au front pour le reconnaître, et le déclarait prisonnier.

— C’est bien lui que je nommai capitaine après la bataille en souvenir des audacieux coups qu’il m’avait portés. Ce soldat picard était un poignet !

La cinquième professait l’énergie du corps et la décision de l’idée, montrait une grappe humaine, vingt hommes suspendus par une corde au-dessus d’un gouffre. On n’apercevait que leurs crânes ; mais une tête, en haut, tournée vers le spectateur, indiquait par son expression de lassitude l’effroyable effort entrepris. Vingt cercueils, dans l’ombre de l’abîme, étaient rangés l’un à côté de l’autre, et attendaient.

Le roi frissonna :

— Laid souvenir ! Passons au tableau suivant qui est plus aimable.

La sixième tapisserie, montrait la précieuse armée de Mayenne symbolisée par la masse confuse des deux cent mille hommes du sempiternel Lonlenlas, général en chef des Badins, lesquels, du mestre de camp de l’aile droite à l’anspessade de l’aile gauche, paraissaient occuper de front toute la largeur de l’Allemagne. Les quelques hommes du premier plan, distincts, arboraient plumails richissimes, étendards de dentelles et fusils vermeils, mais leurs pieds étaient des racines dont les nœuds enlaçaient la terre, indiquant que les troupes trop fortunées sont la proie de la nonchalance et qu’il est plus facile de déraciner un gros chêne que de déloger l’homme le plus humble du lieu où il s’accoutuma. Le Gascon hocha la tête.

Consacrées depuis par le succès, d’anciennes sentences lui revenaient en mémoire :

— À hardi homme court bâton, à vif général fine armée. Pyrrhus disait vrai : les foules sont lentes, mais une poignée d’hommes se retourne en un bref instant.

La septième tapisserie montrait les Auvergnats de l’  « Etrier » divisés par bandes de vingt-cinq entre les haies de gendarmes. Ils étaient sur le côté gauche du tableau, attendant la charge dont le tumulte entrait par le côté droit. Un groupe, le plus proche, s’ordonnait en quatre étages, mousquets tendus : le premier à terre, le deuxième à genoux, le troisième incliné, le quatrième, raide, dans les intervalles du précédent. À dix pas de l’ennemi, les bonnes et grosses têtes de ces hommes semblaient tranquilles. Des hameaux verdoyaient dans un nuage de fond, une Auvergne natale en fête d’où leurs parents et leurs femmes assistaient de loin au combat. La troupe de l’  « Etrier », sous ces regards, attendait fièrement Mayenne.

— C’était fête patronale chez eux, se souvint Henri, et ils la célébrèrent ce jour-là d’une héroïque façon ; je leur dus le gain de Coutras.

Il s’inclina devant ces paysans.

La huitième tapisserie montrait le Gascon à cheval, un poing sur la hanche, l’autre en l’air, braillard, entraînant par ses fariboles une multitude amaigrie. C’était l’histoire de « Marion ».

De son casque passé sous le bras, des martins-pêcheurs s’envolaient vers les compagnies, tournaient autour des visages, éventaient de battements d’ailes les fronts brûlants et les lèvres sèches ; et reprenant force et reforce, l’armée acclamait le roi et le suivait en chantant.

— Je leur sifflai ce jour-là un « rebiroulé » dont ils se souviennent, fit le Gascon ; qui bien chante bien plante.

La neuvième tapisserie, superbe entre toutes, représentait Corisande, la toison dénouée, le regard comme un soleil, fougueuse et amoureuse, embrassant contre ses seins nus les drapeaux ennemis gagnés à Coutras. Le roi, devant elle, palpita longuement.

— Voilà, se dit-il, la plus grave de mes erreurs ; ces drapeaux avaient couvert des soldats, et pour épargner le scrupule d’une orgueilleuse maîtresse j’en fis un lit à l’amour.

Il s’approcha du métier de l’or, de l’argent, de l’argent et de l’or, il n’y avait pas la moindre tache.

Ses yeux éperdus erraient sur les neuf tableaux, le long des ans qu’il venait de vivre, et le dernier conseil de sa mère chuchotait tout bas à son âme :

« Je vous requiers, mon fils, de penser jour et nuit au travail des haute-lissières, et qu’après chacun de vos actes vous redescendiez à ces femmes pour connaître sur leur ouvrage votre balance d’honneur. »

— J’ai beau interroger, je ne vois là que magnifiques laines.

Il s’accusa soudain :

— Mes mensonges aux troupes, mon indifférence pour une paysanne qui m’aime et qui reste pauvre malgré l’amitié du roi, le sang de Cahors répandu par ma hardiesse coupable, cet homme de la Picardie plus flatté par moi que beaucoup de bons serviteurs, cet imprudent assaut le long d’une corde où je risquai la vie de mes plus chers officiers, mon discours sur le Lonlenlas qui célait une feinte, ces cent cinquante braves de l’ « Étrier » que j’envoyai à la mort, ces chants de route indignes d’un prince, et surtout ces glorieux drapeaux dont je fis litière, n’y a-t-il point là quelque crime ?

Et tout à coup, il devint raide, les joues cireuses.

C’était dans la tapisserie de Cahors qui montrait le roi devant ses gendarmes ; la tache noire était sur sa bouche.

Longtemps il resta ainsi, regardant la marque du péché que ses yeux en larmes multipliaient noirement : « Les choses inutiles, avait dit sa mère, sont plus sinistres aux rois que les mauvaises, prenez-y-garde. »

Quelle faute, réfléchit-il, a pu gâter ce tableau ?

Il ne se souvint pas qu’un jour du mois d’octobre 1576, comme on le venait prendre pour l’assaillement de Cahors, son goût de la table lui fit remettre l’affaire au lendemain « pour ne pas manquer un souper aux truffes. »


C’était l’une d’elles qui était la tache.

— J’ignore, balbutia-t-il, cette honte noire à ma bouche.

Il s’avançait vers les femmes ; peut-être allait-il les interroger… Il se rappela qu’elles étaient muettes comme l’Histoire.

Le temps qu’il était resté dans la salle, les Tisseuses n’avaient pas frémi ; chacune à son nouveau métier, elles tenaient en leurs mains de nouvelles laines…

Mais comme il sortait, elles continuèrent ; un fil courut le long des trames.


FIN DU TROISIÈME LIVRE

LE ROI

I


Dès qu’elle eut appris la victoire du Béarnais à Coutras, l’année 1588 sentit remuer son sein.

Des pronostics d’astrologues, naguère, avaient annoncé l’enfantement. Les douleurs de l’année qui portait un futur roi de France commencèrent par des prodiges dont l’Europe ressentit les secousses. La terre trembla tout le long des flots de la Loire ; six semaines durant, la mer fut battue de tempêtes qui unissaient le haut et le bas, les deux abîmes ; il parut dans le ciel des fantômes de feu, d’ardentes paroles rapidement écrites par les comètes ; des pierres qui brûlaient tombèrent en gémissant sur les blés ; on entendait, en posant la joue sur le sol, comme un grondement de galops, des voix humaines, la mystérieuse clameur d’armées en marche ; le 24 janvier, en plein jour, une fumée sinistre endeuilla Paris. L’âme de la race, frappée, prit un aspect sibyllin. Puis les désastres se précipitèrent. Ceux qui désiraient uniquement leur intérêt propre, sans souci du bonheur commun et pitié du mal national : rois, reines et princes disparurent cette année-là ; et réalisant l’espoir des mages, lesquels avaient prédit à la France « un Bourbon à la barbe claire », la Mort charmée enfin prit subitement fait et cause pour le soldat de Coutras, le héros joyeux à tête rouge, et en moins de quatre fauchées le débarrassa des puissants qui gardaient la route du trône. Le génie émeut la nature.

Cependant, cette triste année si fameuse ne débuta point aux souhaits du roi de Navarre. Paris catholique divisé en seize quartiers, en seize conseils, en seize maîtres, vingt mille hommes portant les armes complotèrent d’en chasser le roi roumain soupçonné par l’universelle folie « d’en vouloir à la religion », d’être hérétique. L’attentat des Barricades ayant échoué, le conseil des Seize écrivit à M. de Guise de sauver Paris. Après quelques tressaillements, le duc y entra, lundi, 9 mai, midi, escorté seulement de sept personnes.


Pendant ce temps, là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :

— Un bon coup de lance, quand l’homme et le cheval sont forts, se donne à pleine course, en plat pays, le cheval frais, le fer bien émoulu, l’arrêt certain. Si la lance est trop forte, le soldat qui s’en sert aime mieux la laisser couler à terre que de la rompre ; si elle est trop faible, elle vole en éclats sans effet. Compagnons, la manœuvre !


La force n’est pas une prostituée, elle se reprend vite et broie en poussière ses amants d’une heure. Henri de Guise n’entrait dans Paris que pour l’acheter, non pour le sauver. Aucune hauteur d’âme, une seule passion : le trône. Le peuple trompé se mit à genoux, lui fit palper ses chapelets et s’en frotta les paupières. À petits pas, comme les égoïstes, il disait à tous des choses galantes.


Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :

— Dans une charge contre la cavalerie, dirigez la lance de bas en haut en pointant à la visière de l’homme ou à la tête du cheval, contre le piquier ou l’arquebusier en visant la tête et le cou. — Compagnons, la manœuvre !


Paris fut à Guise. Le languissant roi de France, alors, sans cesser de flatter les quatre petits chiens qu’il portait tout le jour dans un panier suspendu à son col par des rubans, fit venir quatre-mille Suisses. Le peuple les chassa. Négociations. Guise triomphant voulut être nommé lieutenant-général du royaume, exigea Paris pour Brissac, et la Picardie et la Normandie pour ses parents. Verte comme l’herbe, Catherine quitta le due ; et suivi des gardes françaises, des courtisans et de la noblesse, le roi de France avec ses petits chiens s’évada vers Chartres.

Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :

— Faut frapper de la lance horizontalement pour désarçonner le cavalier, blesser son cheval au flane, ou transpercer l’homme à la ceinture ; et donner le coup du haut en bas pour frapper la bête au poitrail et l’ennemi gisant ou à genoux. — Compagnons, la manœuvre !


Le duc de Guise, redoutant que le roi ne revint en force pour le chasser de Paris, assembla le peuple, le Parlement, visita les ministres étrangers, s’empara de l’Arsenal, de la Bastille et rétablit la police. Après quoi, poussé par les ligueurs, il réitéra ses propositions au vaincu qui jouait à Rouen. Sa corbeille de petits chiens accrochée au cou, Henri demanda une plume, le nomma par lettres patentes généralissime des armées françaises, et chacun attendit les États-Généraux de Blois où devaient se confirmer en octobre les titres nouveaux conférés au duc.


Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :

— Les compgnies de gendarmes doivent charger en haie sur un rang, d’abord au pas, ensuite au petit galop, puis à soixante pas se donner carrière à pleine course, tandis que les chevau-légers chargeront au trot comme les reitres, en bandes rectangulaires serrées, et ne se serviront du galop que pour talonner une fuite. — Compagnons, la manœuvre !


On parla beaucoup aux États, on n’y fit rien de bon. Mais le drame se précipitait. Le duc agitateur se plaignit de ce que la Cour rendait son titre de généralissime illusoire en donnant à d’autres le commandement des armées. Paris le déclara Connétable, en attendant mieux. Une foule de partisans défendait sa cause, espérant de lui, sur promesses, toutes sortes de bénéfices, places, gouvernements et emplois ; il était maître, et la Dame de Montpensier, sa sœur, pendit à sa ceinture une paire de ciseaux d’or pour tonsurer le roi de France, vraisemblablement « destiné au monastère ». De sa fine main pâle, Henri III caressait toujours ses petits chiens.


Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :

— Les compagnies d’arquebusiers vont aux entreprises ; elles sont nécessaires pour former les avant-postes des méchants logis, et donner le temps de monter en selle. Une simple cuirasse de buffle allège les chevaux, et permet aisément aux hommes de manier l’arquebuse à rouet. — Compagnons, la manœuvre !


Audace et folie aux prises. Les amis du grand séditieux l’exhortèrent à ne point user la fortune, la patience du roi leur faisait peur. Guise brava. Retirant de sa serviette un billet qui l’avertissait de sa mort, il y inscrivit en marge : « Qui oserait me tuer ! » Le 22 décembre, jeudi, le roi fit mander à Guise qu’il tiendrait conseil le matin. Le duc entra au Château et entendit les portes se refermer. Blanc comme la mort, il salua gracieusement ; et comme il s’embarrassait à soulever la portière de l’antichambre du roi, quelques gardes qui étaient là lui plongèrent leurs épées dans le ventre, dans la tête et dans la poitrine. Il s’ôta de leurs mains, poussa un soupir ; les bras devant lui, la bouche ouverte, il alla au fond de la chambre, et comme on le touchait il mourut. Un garde, à ce coup, pénétra chez le cardinal de Guise son frère, lequel pria un peu, voila sa tête et dit à l’homme : « Mon ami, fais ta commission. » Henri III les vint voir avec ses petits chiens.


Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :

— Les arquebusiers marchent sur les deux côtés de l’escadron, et parfois on les couvre par un brave rang de cavaliers. Les tireurs fantassins n’exécutent leurs feux d’ensemble qu’à cinquante pas de l’ennemi, et la cavalerie ne s’avance qu’après la décharge des arquebusiers. — Compagnons, la manœuvre !


À la nouvelle de la mort de Guise, Paris pleura. Les Seize nommèrent gouverneur Aumale, frère utérin de l’audacieux duc. Catherine expira de rage ; et le roi de France, écartant sa corbeille de petits chiens pour mieux dessiner, crayonna le cérémonial de l’enterrement de sa mère. Les États terminés, Paris devint furieux. La Sorbonne décida « les Français déliés du serment de fidélité à Henri III » ; « qu’on pouvait prendre les armes » « et que tous moyens de défense étaient légitimes, depuis que le roi, sans respect pour la religion catholique, avait violé la liberté naturelle par les meurtres commis à Blois ». Le Parlement soupçonné de vouloir la paix fut emprisonné violemment, et le duc de Mayenne nommé Lieutenant-général du royaume. C’était le signe ; la meule s’alluma entière : provinces, capitales, villes, bourgs et hameaux se révoltèrent, et le pape excommunia Henri III. — Alors, il eut peur, et posa ses chiens.

— Sire, lui dit d’Épernon, autre nouvelle : le roi de Navarre s’approche.

— Que demande encore celui-là !

— Il vient vous sauver.

D’Épernon expliqua au roi le projet d’Henri, qui était d’établir « une trêve pour un an, d’unir les deux armées catholique et huguenote, et de combattre aussitôt Mayenne, l’ennemi de la France et du roi de France. » Le fou aux petits chiens eut un tremblement d’admiration.

— Il n’en veut donc pas à ma vie ? à mon trône ? Il n’est donc pas comme M. de Guise ? Je le croyais ambitieux.

— Il l’est, sire, mais point contre son honneur.

La conduite du Gascon ne variait jamais, probe, honnête, sans « trappes de côté ». Il s’agissait de sauver la France, d’étouffer la révolte, de donner la paix aux campagnes, il n’hésita pas ; et suivi de ses cinq mille hommes, vêtu en subalterne, le pourpoint usé aux épaules par l’usage de la cuirasse, en mante de drap rouge et coiffé d’un gros chapeau gris « où y avait très belle médaille », traversa le fleuve à Plessis-les-Tours. Le roi de France l’appela mon frère.

— Aujourd’hui qu’il ne fait plus froid entre nous, dit le Gascon, je prie Votre Majesté de me laisser faire un mariage. (Désignant les troupes défiantes) Elles se reconnaissent, dit-il, pour s’être déjà combattues, mais je veux les voir à pot et à rôt. — Compagnons !

Retourné en selle, les bras levés, il claqua une fois ses mains. À ce signe, les huguenots vinrent aux catholiques, et les deux armées se mêlèrent. Des larmes « grosses comme pois » roulaient aux joues du Gascon.

— Mon frère, demanda le roi de France, que faisiez-vous pendant nos disputes ?

— Mon métier de soldat, sire, je vous préparais une armée.

— Pourquoi, hésita le malade, pourquoi n’êtes-vous point, comme tant d’autres, avec Guise contre ma personne ?

— Parce que vous êtes le Roi, dit très simplement le Bourbon, et que M. de Guise n’est qu’aventurier.

Le tremblant roi de France, ému, regarda ce héros rieur qui flattait sa barbe et son épée, se sentit couvert par cette âme énorme et oublia tout.

— Ma corbeille… (Apercevant ses chiens, il se déganta) Et qu’allez-vous entreprendre, mon cher beau-frère ?

— Le plus pressé ! le plus bref ! rit le Béarnais ; laissez faire à moi, sire !

Déjà il était à cheval.


Sans perdre une seconde, le roi de Navarre assembla sa nouvelle armée, l’étourdit de discours gaillards, de familières caresses, d’éclats de rires et l’entraîna soudain, comme Lucifer ses sorciers, bataillant par les champs de Beauce, au galop, jusqu’à la campagne parisienne. Mille gentils-hommes accoururent, séduits par ces pipeaux héroïques. Étampes, Meulan, Poissy capitulèrent. Tout plia. Et les deux armées, essoufflées, mirent bas un instant les armes sur le plateau de Saint-Cloud. Le Gascon y alla un soir.

— Paris…

Le Sphinx de pierre grommelait au loin, réduit à ne se sauver que par le miracle ou le crime ; la violence prévalut : une sombre imagination s’éleva comme un feu subtil de ces pourritures de haine ; le 1er août, à son lever, on dit au roi de France qu’un religieux chargé de dépêches demandait à le voir et à lui parler. Il le fit venir, s’avança, prit les lettres, et reçut du moine « tout un grand couteau dans le bas-ventre ». Henri III, dégouttant de sang, retira le fer de la plaie, et tenant ses boyaux en mains s’alla coucher. La douleur lui rendit une âme. Il fit ouvrir les portes de sa chambre, entrer la noblesse, et serrant dans ses bras le cou du Gascon, supplia chacun de le reconnaitre après lui, « qu’il avait seul droit à la couronne de France, et qu’il ne fallait pas s’arrêter à la différence des religions ». Aussitôt sa tête roula ; ses yeux de monarque où s’étaient reflétés tant d’affreux drames rajeunirent en des souvenances ; ses lasses, lentes et longues mains remuèrent puérilement sur le drap de son lit de mort pour chercher les bêtes qui l’avaient aimé… et-jusqu’au moment où il expira, 2 août, il put entendre, comme naguère Dauphin surpris dans ses jeux par l’évolution d’une troupe sous ses croisées, les infatigables gens d’armes du roi de Navarre dont aucune mort n’interrompait la manœuvre s’aguerrir aux luttes prochaines, cavalcader dans la grande cour du Château, tandis… tandis qu’une voix… oui, qu’il reconnaissait… la voix d’un maître, âpre, accentuée, vigoureuse mais fine comme un fil à ses oreilles agonisantes, apportait dans sa chambre d’ombre ces imperceptibles paroles :


— Enfants, voici venus les malheurs de France, et demain nous allons combattre ; formez vos rangs ! La manœuvre du caracol s’exécute au champ de bataille en conversant à droite ou à gauche pour laisser passer l’agresseur ; achevant ensuite la volte, prend son adversaire au côté et le charge intrépidement. — Pour le caracol sur la droite, marche !


Un roi d’action commençait.

II


Après cette mort tragique, le Gascon sentit que son sceptre « n’était qu’une épée, son Louvre qu’une tente. »

Autour de lui, d’abord, tout chancela. Son camp fermentait sous les ambitions qu’échauffe tout avènement. Plusieurs de ses amis s’en allèrent avec leurs soldats rejoindre Mayenne ; d’autres comme Epernon, Nevers et le maréchal de Retz emmenèrent leurs troupes, en attendant qu’il abjurât sa « vilaine religion huguenote », et La Trémouille lui-même, l’éclaireur vaillant de Coutras, abandonna le camp de Meudon. En outre, il avait affaire à une capitale rebellée par « seize » factieux qui devaient préférer le joug espagnol à l’indisputable royauté d’un chef légitime. En face d’adversaires qui recommençaient à s’armer : Mayenne, Lorraine et Nemours, il connut qu’il fallait agir, bouter une fois de plus l’allumette aux pièces, rappeler vigoureusement à lui la victoire, et comme il redoutait d’assaillir Paris, dans la crainte que sa faible armée succombât sous les triples coups des trois ducs, il leva sans bruit le piquet et se déroba de la capitale, les babines froncées, comme un lion recule pour prendre élan.

— Autre effort, songea-t-il. Va falloir gagner le tout par petits morceaux, mais il est plus facile d’accomplir soudain tel grand acte que de faire quotidiennement de légers devoirs ; la vigueur est sourde et patiente.

Et sans se laisser éblouir par la vue d’un trône où le couteau l’élevait, il reprit les armées royale et huguenote, ajouta la bande de Navarre aux quatre vieux régiments entretenus des Gardes Françaises, de Piémont, de Champagne et de Picardie, en leva d’autres, catholiques, renforça la cavalerie protestante par, des escadrons de Gendarmes et les nobles du Languedoc, gagnant par les honneurs ceux qui les préféraient à l’honneur, écartant les suspects, et sondant chacun d’un irrésistible regard, avec ces yeux qu’on savait, clairs et souverains, qui perçaient la peau des figures pour mieux voir le fond des pensées. Une fois ses troupes dans le poing : vingt mille routiers à l’écharpe blanche, il envoya La Noue et Longueville surveiller dans la Picardie le duc de Parme, gouverneur des Pays Bas espagnols, chargea le maréchal d’Aumont de l’instruire des armements du duc de Lorraine sur la Meuse, posta un régiment des gardes à Meulan de manière à garder la Seine, et se faisant suivre seulement de quatre mille piétons et douze cents montures, marcha vers les pommiers de Caux et les garçailliers de Rouen pour se faire des camarades en Normandie.

L’épée en main, le morion sur le couvre-chef, allègre et simplet comme un capitaineau de fortune, il s’empara de Clermont, puis de quelques autres petites villes, rapidement, à la dague et à l’escalade, toujours sur les reins de l’ennemi, bien brave, bien découvert, en honnête homme. Il vint à Pont-de-l’Arche où on lui fit tant de bonhomies qu’il résolut de s’étendre. Ses cinq régiments à pied, de treize compagnies chacun, s’avançaient par les grandes routes en échiquiers deux pelotes d’enfants perdus à la pointe, une double colonne de dix compagnies de cinquante, soit cinq cents soldats, flanquaient la marche, et trois autres compagnies de même nombre, réunies au centre du régiment, formaient la réserve. Douze escadrons suivaient, d’arquebusiers à cheval, vivants et reluisants, forgés en selle, arçonnés, bouclés, sanglés, vissés, rivés, magnifiques : chaque capitaine de cent chevaux précédé par la troupe courante des arquebusiers à pied de l’Etrier, suivi de son cheval de main et de trois souffleurs de fanfares, ensuite le lieutenant, puis la compagnie par rangs de quatre, avec le guide porte-cornette au guidon de soie implanté dans son canon d’arquebuse. « Parbleu ! riait le roi de Navarre, que dira la ville de Gournay en apercevant ces fiers hommes : je la rends. » Il fit l’assaut, et après quatre heures de bataille, les gens dirent : nous la rendons. À cheval, un morceau de lard sur une croûte et le couteau à la main, le Gascon en reçut l’hommage. Le discours fut long.

— Sire, termina enfin le magistrat, veuillez prendre les clés de la ville ; nous rendons à César ce qui appartient à César.

— Ventre Saint-Gris ! rendu ? Dites qu’on me l’a vendu ! Voyez mes blessés…

Il ferma son couteau, frappa sa selle pour en faire tomber les miettes, investit la ville, et après deux jours de mal au ventre, car la pomme énervait ce buveur de vin, s’en alla devant Neuf-Chatel qu’il saisit à coups d’artillerie. Là encore les magistrats vinrent ; le roi se gratta la nuque.

— Voici l’embarras de telles affaires, dit-il à Rosny. Après avoir fait action, payé de nos personnes et reçu par les bras et réins mille écornes d’arquebusades, coups de piques et carreaux d’acier, nous faut subir les bavards. Parler, toujours parler ! la France n’est plus qu’un vaste moulin à salive.

— C’est, dit d’Aubigné, qu’on y tient en honneur la paperasserie, confondue par tous avec le savoir, comme dans les nations au déclin où y a plus de lois que d’habitants, trop pour le bien de l’État.

— J’y mettrai ordre. Au fait ! leur dirai-je ; apportez-moi des actes ! Les plus vilains malfaisants sont les gens d’administration, de justice, magistrats, parlementeurs, avocats et autres : ils n’ont qu’une plume, et cependant il n’y a personne qui se puisse vanter de voler aussi bien qu’eux. Gare à nous, les chafouins s’approchent.

Il était en tête, à cheval, cendré de poudre à canon, la veste en désordre, embarbouillé de sang glorieux, trop las pour entendre un prêche et fermé par avance aux déclamations. L’allure des robins l’impatienta.

— Messieurs, dit-il, mes hommes ont faim, soif et sommeil. Soyez brefs.

Les magistrats s’inclinèrent, un commença :

— Nous allons démontrer à Sa Majesté, en un exorde et trois points, que cette ville est assujettie à Elle par le droit divin et le droit romain, et…

— Ajoutez par le droit canon, dit le Béarnais, ce sera très bien démontré. S’il vous plaît, messieurs…

Et poussant son cheval au travers des robes, il vint à la ville, but, s’y établit quatre jours, y laissa garnison, fit sonner trompettes et partit en hâte vers la cité d’Eu. L’armée riait de ces façons.

— Voilà un roi !

— Avec vous, sire, les hommes ne marchent pas, ils bondissent, ils ne rêvent plus qu’escalades, on s’arrête à peine qu’ils grincent des dents. Rien qu’à vous regarder, les peureux deviennent bravaches, les bravaches se font une bravoure, et les simples courageux s’érigent en démoniaques Rolands. Vous avez refait bien des cœurs.

— C’est que je porte sans cesse en main le menton de l’armée, dit le roi ; ainsi je la soutiens, je l’entraine sans lui donner le temps de s’accouardir. Il s’empara de la ville d’Eu, à sa mode, en lui expédiant quelques pastilles chaudes. Ces volées de canon firent tomber les portes, hausser l’étendard blanc, et accourir au Gascon toute la séquelle des robes noires. Il rit, fit mettre bas les armes, reçut les magistrats en petite jaquette, au pied de sa tente : « Annibal partant de Carthage… » commencèrent-ils. Le roi haussa les épaules ; et comme Annibal partant de Carthage avait sans doute dîné, il rompit le cercle et alla s’asseoir à sa table où on lui servit un grand plat d’aillée. Puis il’ordonna la ville le lendemain, y laissa des troupes et s’envola au Tréport.

— Si l’on veut m’y faire des harangues, dit-il, je les convie tous’à manger quelque bonne salade de Gascogne.

— Cordes sans vinaigre ! rit d’Aubigné.

— Oui, et une fois la ficelle au cou, on verra si les mots passeront !

— Sire, faisons-nous le siège ?

— L’assaut ! Je n’ai point coutume de boire l’eau de rempart quand il y a du vin dans les villes !

Les hommes du Tréport mirent la main au sang ; il y eut à en donner et à en prendre, et les assiégés sur le soir aboyèrent à la petite mort. Dans une brouée si dense qu’à peine l’on se pouvait voir, le Gascon les repoussa jusque dans les rues de la ville, mais malgré le courroux des brèches la victoire fut aux royaux. Alors un bavard se montra.

— Point de phrases ! lui cria le Béarnais.

— Sire, dit le magistrat prévenu, quelques mots seulement. Nous sommes heureux de remettre les clés de la ville entre les mains d’un si grand monarque.

— Monsieur, trois : merci et bonsoir.

Il entra, se rafraichit, vaqua aux affaires solides, et voulut surprendre Darnétal.

— C’est une ville factieuse, nous la faut ajouter aux autres ; partons !

Il ploya ses tentes. On l’attendait. Les gens de Darnétal avaient bastionné le bout des rues et environné les remparts de gabions pleins de terre et de tonneaux. Le roi et d’Aubigné vinrent reconnaître où ils placeraient l’artillerie ; d’Aubigné avisa un tertre où se trouvait un moulin à vent.

— Ici nous pourrons faire brèche sur la tour.

Cette tour commandait au plus gros boulevard, l’idée de la détruire ne pouvait venir qu’au canon.

— Elle est si haute que les anges eux-mêmes se fatigueraient d’y monter ; il y faut creuser un grand trou, sire.

— Mords ! lui commanda le Gascon.

Un enfer de flamme, aussitôt, surgit des champs à la ville, s’élança de la ville au ciel. Le long des remparts, les habitants s’affûtaient pour tirer en bas, fort et raide. « Courage ! faites feu du poing ! clamait le roi, les longs sièges ne valent rien ! » Les quatre canons royaux, comme des cloches, grondaient depuis deux heures, et une brèche, déjà, de huit pas de long, s’ouvrait au pied des murailles, lorsque tout à coup, sur un geste violent du roi, muets, une fumée sinistre à la gueule, les canons retinrent leurs râles, les mousquets tombèrent, une angoisse arrêta les troupes, les pétrifia dans les champs, net ; puis un grand silence de peur monta de l’armée royale, et quatre mille mains suppliantes, dans un cri, se tendirent vers les assiégés ! Stupéfaits, ils cessèrent le feu.


À l’une des fenêtres grillées de la haute tour, sur l’appui de la deuxième, amusé par le tapage et ses petits pieds nus pendants sur l’abîme, un enfant de deux à trois ans se tenait assis, face aux canons, une pomme dans sa main rose, et contemplait ingénument les soldats. La ville, penchée au sommet des murs, regardait l’armée sans comprendre. Un bras parut enfin, retira l’enfant.


— Revenons aux canons ! ordonna le roi en soupirant.

Rosny se remit aux pièces, et les vieux routiers de Navarre saisirent les boulets… mais un bruit. insolite, soudain, les arrêta court.


C’était, là-haut, là-bas, le roulement de la capitulation, la chamade.

— Ouais, fit Henri, déjà ?

La cité entière chantait. Les portes bientôt s’ouvrirent sur un flot de clameurs joyeuses, et une alerte procession d’hommes, de femmes, de jeunes filles accourut en tendant les bras vers le Gascon étonné. Les vieillards marchaient têtes nues, des mères élevaient leurs petits, mille mouchoirs blancs semblaient appeler le bonheur, et de rieuses troupes enfantines voltigeaient sur l’herbe comme des oiseaux. Ce que n’avaient pu la force et la mort, quatre mille colères et huit canons, une larme le faisait. Séduite par la pitié, la ville apportait son cœur au roi de Navarre.

— Les quatre âges de ma vie, dit-il, se souviendront de cette heure.

Vêtu à son habitude, pauvrement, il se promenait de l’un à l’autre, une main sur les garçonnets, et se laissait voir dans le visage. Il alla ainsi jusqu’à Darnétal, y pénétra comme un laboureur, sa journée finie, rentre en sa maison, les agrafes défaites, sans armes, à pied, confondu dans le mouvement de la foule. Les mères lui faisaient toucher des langes, quelques soldats lui apportaient leurs épées qu’il frappait amicalement de la sienne, et un vieux paysan, par derrière, mit la main du roi sur un almanach « pour avoir moisson de froment ». La nuit tomba sur ces caresses. Il y était. habitué. Depuis si longtemps qu’il errait, riche de sa seule bravoure, les peuples peu à peu se laissaient convaincre, aux villes s’ajoutaient les villes ; il passait, on l’aimait. Après vingt ans de guerres dites « religieuses » qui n’avaient pour but qu’un bas intérêt, après tant de maux, un jeune frisson, enfin, déliait les membres de la France, le cœur envahi doucement battait vers ce grand soldat simple et brave, mais le cerveau : Paris, froidement théologien, demeurait toujours révolté. Il fallait donc en finir, courber la capitale ou la baiser de bon gré. C’est à partir de cette époque, août 1589, que le Gascon, universellement adoré mais réduit par l’Église à l’état de roi sans royaume, s’habitua secrètement à peser la Messe d’une main et Paris de l’autre : ce dernier plateau en tombant le mit à genoux, on ne lui en demandait pas davantage.

III


Tandis qu’il était encore à Darnétal, on vint apprendre au Gascon que Mayenne « amassait à Mantes une grandissime armée » dans l’espoir de le venir battre. Il sauta sur sa selle et vint loger sa petite troupe, le 8 septembre, en avant du confluent de la Béthune et de l’Eaulne, sur la lisière de la forêt d’Arques.

Il s’y fortifia, remédiant à son état numérique par des travaux de défense dont il fut, avec le maréchal de Biron, l’infatigable ingénieur. Pendant six jours, habitants et marins de Dieppe rompirent les gués, barrèrent les passages, creusèrent des fossés, bâtirent des parapets ; le roi n’abandonna point ses grosses bottes et ne cligna l’œil de ces six grands jours, il dormit seulement en envie, et retiré parfois à l’écart se piquait au sang le visage pour tenir ses nerfs en action.

Mayenne, plus lent, perdit quelques jours à ordonner son armée. Suivi de trente mille hommes d’infanterie, de dix mille cavaliers wallons, italiens, allemands et de quelques Français ligueurs, il se mit à la poursuite du roi par Gournay, Neuchâtel et Eu, d’où il étudia les positions navarraises, plaça son avant-garde au village de Martin-l’Église, et apprit soudain de M. de Nemours que cinq mille piétons et sept cents cavaliers royaux défendaient Arques.

— Nos éclaireurs ont vu le roi de Navarre : il est en gilet de buffle, armé d’une scie, d’une pioche et d’un sac de clous, botté comme un pêcheur d’huitres, la barbe emmêlée de copeaux, courant sans cesse et hurlant aux travailleurs des drôleries ; son ouvrage défensif est une merveille, solide et expertement sciencée.

— C’est le diable que ce Gascon, murmura Mayenne.

Le soir du 20 septembre, le roi s’en fut au camp d’Arques, visita ses troupes, appelant par leurs noms la plupart des hommes, s’informant auprès des plus humbles des nouvelles de Marion, si leurs mères n’avaient pas la fièvre, et quel temps il faisait chez eux. Comme il quittait les gens de pique, un groupe étrange l’arrêta soudain.

En arrière d’une compagnie gasconne d’arquebusiers, sur le dos d’un cheval immobile un cercueil était attaché, calé sur des traverses de bois, ceint par le milieu d’une écharpe blanche et orné à l’endroit où posait la tête d’un grand chapeau d’officier. Henri s’arrêta.

— Qui est celui, demanda-t-il, que la mort a couché en cet appareil ?

— Notre capitaine, sire.

— Son nom ?

— Nous l’appelions sans rien plus « le capitaine picard », dit un enseigne, de ce qu’il était né en Thiérache, ainsi que lui-même vous le répondit autrefois, lorsque vous le fites retirer des rangs pour montrer aux troupes l’homme qui avait osé vous combattre.

Le roi se rappela ce vaillant, ex-catholique, jadis son ennemi, qu’il avait nommé capitaine d’une compagnie d’arquebusiers en souvenir des grands coups qu’ils s’étaient donnés par le visage au siège de Cahors.

Il se découvrit tristement :

— Que veulent dire ces cérémonies ? et pourquoi ce soldat n’est-il pas en terre ?

Le lieutenant s’avança :

— Nous avions formé le projet, sire, d’amener le corps du capitaine en Picardie.

— Il aimait tant sa province ! s’écrièrent des sergents gascons, il nous en parlait du lundi mátines sonnantes jusqu’aux vespres du samedi, et encore les jours de fêtes !

— En quel lieu tomba-t-il ?

— Au siège de Darnétal, répondirent cent voix ensemble ; notre capitaine picard y fut atteint d’une balle qui lui perça le ventre, et c’est bien le plus grand malheur de la compagnie.

— J’aime ces discours honnêtes. Et donc, demanda le roi, ce Picard dut se montrer toujours héroïque ?

— Et juste et gracieux ! qui ne cachait rien sur le cœur, et faisait écritures avec nos familles pour leur raconter comment nous allions.

— Voilà un homme qui valait cher, conclut le roi ; compagnons, vous en ferez à votre aise et irez le conduire en Picardie, dans sa maisonnette, mais seulement après la campagne qui ne durera que quelques jours. En attendant (son glaive toucha le cercueil), il demeurera votre capitaine quoique défunt, et ne sera pas remplacé.

Cette brave idée joignit les mains de tous les hommes, et le roi partit pour aller dormir.

À l’aube du lendemain, chacun courut à son poste.

Pendant la nuit, l’armée de Mayenne avait franchi le pont de l’Eaulne en silence, s’était formée dans le brouillard en deux colonnes profondes au delà du ravin, à droite, quatre mille chevaux sur cinq lignes ; à gauche, quinze mille hommes d’infanterie et quatre canons. Sur le coup de dix heures la pluie tomba, et malgré le relâchement que produit l’eau froide sur les têtes, Mayenne darda son bâton bleu :

— Allez !

Neuf cents chevaux s’élancèrent dans les rais de pluie vers les tranchées royales. « Nous allons donc nous mouiller, dit Rosny en les voyant faire ; eau et sang vont joncher le sol de belles roses, allons les cueillir. Gens d’armes glorieux de Coutras ! cria-t-il aux siens, touchez-moi sans peur de l’arçon et passionnez-vous pour Henri ; vive le roi ! » Suivi seulement de cent cinquante hommes, il alla buter sur la charge dans un choc de fer qui fit écho à trois lieues : les uns contre les autres les premiers chevaux se broyèrent, on vit des hommes droits retomber chacun sur son cheval et de grands jets rouges bondir, à travers les mailles rompues, de leurs poitrines écrasées. Ils s’arrachèrent ensuite, à tout petits pas, tels deux gros vaisseaux transpercés de l’éperon. Profitant de ce recul, Rosny les galopa jusqu’à l’autre bout de la plaine, et ses hommes réduits à cent les allaient bientôt culbuter lorsque tout à coup quatre escadres neuves les enveloppèrent, et les époussetant de leurs pistolets les remirent. au grand galop dans leur premier poste. « Ho ! dit le comte d’Auvergne, c’était pourtant bien commencé ! » Il emmena cent cinquante chevaux, rejoignit ceux de Rosny, et la double bande, mousquets chargés, se précipita vers la charge en clamant à mort ! À cette vue, les ligueurs voltèrent, l’épouvante les prit aux reins, ils s’enfuirent, et les huguenots les poussèrent, conspuant à la confession, vers le tournant de la vallée où soudain, dans un hurlement, trois mille cavaliers, comme Méduse, s’élancèrent d’un retrait pour fouler Rosny. « Monsieur de Béthune, gare à vous ! » lui cria le comte d’Auvergne. Moment confus. Les troupes gasconnes, coupées et froissées, firent un caracol de retraite et revinrent alertement jusqu’au pied de la Maladrerie ; beaucoup, touchés dans le dos, firent le signe de la croix et restèrent sur le champ de bataille, les poumons troués, à mâcher solitairement des groseilles ; les arquebusiers de Brigneux qui garnissaient les tranchées firent une salve sur les ligueurs qui tournèrent bride aussitôt, et chacun s’essuyant regarda si son camarade était là. C’est alors que Mayenne, énervé par toutes ces trotteries, conçut un exécrable mensonge :

— La réserve ! Les lansquenets allemands partirent. On leur avait fait la leçon au lieu de piquer à la Chapelle, ils biaisèrent dans le champ, rompirent le pas, eurent l’air, par gestes furieux, de se mutiner, enlevèrent leurs casques au bout des piques et des arquebuses et vinrent à la tranchée navarraise en criant qu’ils voulaient se rendre. Ces voltes-face n’étonnaient personne. Les pistolets s’abaissèrent, mille mains se tendirent, et le roi s’avança pour faire accueil aux transfuges. À ce moment, ils emplissaient la tranchée ; on les vit échanger un signe, regarder le roi et le maréchal ; au lieu de s’unir aux autres ils s’accolèrent, et un de leurs lieutenants visa le Gascon… Vertige ! la vérité, la foudre et la mort tombèrent aussitôt dans le retranchement, le roi et son cheval plongerent dans les vagues des lances et on ne sut d’un quart d’heure s’il était blessé. Là, deux cents fantassins tombèrent. Étourdi de tumulte, le régiment de Brigneux, passant le pied, courut demander secours au bataillon suisse, lequel tint honorablement ; mais les cavaleries de Rosny et du comte d’Auvergne, dévoilées sur tout leur flane droit, durent comme Brigneux s’abriter derrière. Atteint par cette trahison, le roi pâlissait à plâtre. Mayenne, trépidant d’espoir, envoya cinq cents lances pour rompre un côté des Suisses, mais ses lourds lanciers, jusqu’aux sangles, enfoncèrent leurs chevaux dans un noir et vaseux marais où le plus grand nombre avala un coup. La victoire n’en était pas moins balancée. En selle sur son huitième cheval, épuisé de cris, de jurements, de prières, un pan de sa barbe rouge flambé, la tête nue, les mains noires, sa jambe gauche blessée, branlante et comme morte enlicotée à de fortes boucles devant lui, le roi de Navarre accourut au secours.

— Je n’ai personne à vous donner ! cria-t-il de loin à Rosny.

— Sire, dit quelqu’un, vous vous trompez.

Le fils de Coligny, Châtillon, lui montra un remous lointain dans l’armée.

— Qu’est cela ? Tout, devant cette chose, s’écartait, faisait silence ; c’était comme une terreur qui s’avançait.

— Le cercueil…

Désignée pour aller charger à son tour, la compagnie du Picard traversait l’armée derrière son « silencieux » capitaine. Le coffre de bois, lié en selle, orné de la longue écharpe et du feutre, était à son rang de bataille, en avant ; et l’arquebuse prête, coiffés du pot, réguliers comme un jeu de cartes, l’enseigne, la troupe, les sergents, le fifre et le tambourin s’en allaient en si martiale ordonnance qu’on n’eût jamais dit qu’ils suivaient un mort. Le roi fut stupéfait.

Mais presque aussitôt son cœur enfla, il comprit. Devant les troupes arrêtées, rapide, il enleva son écharpe blanche, la jeta sur le cercueil et clama : « Je nomme votre capitaine mestre de camp. Holà, qu’on se rallie ! Arquebusiers de Navarre, faites un régiment à ce nouveau colonel ! ils ne sont que cent, nous en faut cinq cents ! » Une cinglée de tempête creva le brouillard, et on vit Mayenne s’approcher en ordre de bataille. « Allons-y par le plus droit ! cria le Gascon, les morts eux-mêmes sortent de la tombe pour nous conduire. Cinq cents hommes ! » Une poussée de foule s’écrasa vers lui, et les blessés se décollèrent, tandis que le roi sauvage, les entraînant tous au combat, rugissait par le camp d’une voix terrible : « En colonne ! La cavalerie sur la gauche ! Et vous, les Suisses, mettez-vous arrière ! Capitaines, lieutenants, enseignes, ordonnez l’attaque, nous allons charger la Maladrerie ; il ne suffit pas d’avoir nombreux hommes, il en faut surtout du bon cru ! » Bondissant de fièvre enthousiaste, recrutant chacun au collet et hurlant autour du cercueil dont le vent fouettait l’écharpe royale, il marcha dès lors vers Mayenne, escorté d’une bande immense. Les canonniers de Rosny, placés au pont, et les pièces du château d’Arques ouvrirent en voyant s’avancer le roi quatre belles et longues rues dans les rangs ligueurs qui semblèrent tomber à genoux sur les jambes tranchées des chevaux. Pendant qu’ils s’arrêtaient, le tumulte arriva devant la Chapelle où le roi soudain montra les Allemands : « Pastoureaux, voilà de la laine ! » Il saisit le bridon du cheval qui portait le cercueil : Sera-t-il dit aujourd’hui que je n’aurai point osé ma personne ! Je vais faire enfin le bon compagnon ! Charge et recharge ! rugit-il vigoureusement, tue ! aux mains ! en avant de l’espadonnade ! aidez-vous ! » Un orage de sonneries furieuses, à son geste, s’en alla gémir dans la forêt d’Arques ; on vit le cercueil maîtrisé par le poing du roi s’enlever d’un bond dans le rouge éclair des arquebuses ; des voix crièrent : « Sire, vous êtes blessé ! » — « Non, c’est mon linge qui saigne ! » et les cinq cents hommes dans le braillement des tambours qui couraient comme chiens bergers s’élancèrent vers la Chapelle ! Le cercueil cahoté se montrait toujours en avant, criblé déjà par les balles, et guidant son porteur hagard le Gascon sans pouvoir se taire bataillait de sa formidable main droite : « Ici, ma noblesse ! Casques aux plumails blancs, pressez-vous autour de ce mort qui vous enseigne aujourd’hui ! » Quelques-uns des nobles, sanglants, mutinaient pour passer premiers ; entre les fauchées de son glaive le roi les vit : « Arrière ! leur commanda-t-il, arrière ! » Un poing sur le cercueil, il frappait dans les grands Allemands : « Qu’on ne devance pas celui-ci, c’est votre maître à cette heure ; il est de la province picarde qui aime le hachis, servez-lui-en donc à platée ! » L’assaut montait de plus en plus. Dans la boue et le sang qui gâtaient la terre le cheval au cercueil glissa ; une décharge de mousquets le prit en côté, retournant le mort dans sa boite et lui envoyant par le visage vingt-cinq ou trente balles dont il dut sourire. Le roi redressa la bête, et le misérable cercueil, becqueté comme un dé à coudre, se cabra tout raide dans les flammes ! Des jurons s’écrasaient aux barbes des capitaines, vieux routiers experts en assauts : « Morbieu la bourrasque ! Et je renibieu de mille sangbieus de bieus ! À vous, monsieur de Biscarone, gardez-vous d’une pique à droite ! » Le roi, combattant sans cesse, excitait chacun : « Peyretorte ! Etcherry ! Attus ! poussez avec vos Basquais ! Ferme ! Gascons, guide au mestre de camp qui vous voit dedans son cercueil ! » Il se fit alors dans les airs un tempétueux désordonnement ; le ciel tout à coup jaunit, l’eau tomba, le vent repoussant l’averse se lança sur les étendards qu’il mit en rubans, et de fantastiques nuées roussâtres, lourdes comme des peaux de veaux, semblèrent galoper au-dessus des cris et des armes à quelques toises des fronts. Malgré cette atmosphère obscurcie, la joie du roi, naturelle, soutenait la charge, haussait les épées, ramassait les nerfs, brûlait le sang et mettait les âmes en branle. Peu à peu la trouée devenait plus large ; chaque pas des royaux enlevait un lopin d’escouade aux godfordom lansquenets qui songèrent bientôt à fuir ; un signe courut leurs rangs, les derniers reculèrent et la peur gagna. « Boute ! hurla le Gascon. Aux figures ! l’engrais d’Arques ne sera point cher cette année ! » Le cercueil béant sautait les cadavres, éventré de coups de lances, hérissé d’échardes ; et miraculeusement sauf, écorniflé d’un seul plomb, galopant sur la débande comme si son mort le poussait, le cheval tel un vent altier s’engouffra de ses quatre fers dans la chapelle conquise ! Derrière lui, le roi parut ; ensuite vinrent les troupes. Le cercueil défait et posé à terre, chacun se laissa souffler ; assis entre les colonnes, les soldats défirent leurs agrafes, comptèrent leurs blessures, et on déplia les sacs pour dîner. Le roi qui songeait devant le cercueil releva enfin sa tête nue : « Faut faire à M. le mestre de camp qui est ici un cercueil plus noble. Gens de son bataillon, répondez ; Avait-il famille ? » — « Sa mère. » — « La bonne et honnête femme est-elle àgée ? » — Je connais pour avoir été son valet, dit un anspessade, que notre ancien capitaine avait vingt-trois ans, et que sa mère n’en a pas quarante. » — « Or bien, dit le roi, elle peut encore en faire un pareil ; Rosny, tu donneras au ventre la pension du fils ».

Et après avoir couché sur ses positions, l’armée en armes, le lendemain matin, éveillée des tentes et debout, regarda partir le cheval et les gens d’escorte qui de plus en plus minces et voilés par le brouillard des vallons emmenaient dévotieusement le héros pour le mettre en terre de Picardie.

IV


De la « grandissime » armée qui devait prendre l’ « agitateur » et l’emprisonner à la Bastille, il ne restait pas dix mille hommes. Mayenne les emmena pour s’allier à son grand ami espagnol le duc de Parme, et le Gascon qui ne voulait du titre de roi de France qu’avec Paris pacifié s’achemina vers la capitale.

— Faut jeter l’épouvante dans ses noirs faubourgs. Les Parisiens qui m’écartent sans me connaître apprécieront mieux, si la peau leur cuit, ma vigueur et mon honnêteté, et une simple visite en armes avec parole au canon les fera réfléchir sur moi plus que tous les manifestes, écritures et bulletins que j’expédierais. À l’action, messieurs, qui est le seul argument !

Il cantonna ses troupes à Montrouge, Issy, Gentilly, Vaugirard, et regarda Paris, comme naguère du plateau de Saint-Cloud, quelque temps avant la mort d’Henri III.

— La ferme, murmura-t-il, est voisine encore des batteurs, mais ce n’est pas le jour d’engranger ; avertissons-la seulement.

L’épée à la main, en quelques heures il emporta les héroïques faubourgs du côté de l’Université : Saint-Victor, Saint-Germain, Saint-Marceau, Saint-Michel, Saint-Jacques. Éperdue sous ce foudroiement, sans chefs, sans troupes régulières, la ville se défendit fort et dur, et le roi hésitait à lancer une autre escalade lorsque tout soudain, galopant le pont Saint-Maxent qu’on avait oublié de rompre, Mayenne fit son entrée dans Paris. Il ne rencontra de l’armée royale que l’écho d’un rire moqueur : le Gascon patriote à qui répugnait un siège en règle était déjà loin.

— Je sais à un écu près, disait-il à ses capitaines, ce que vaut la vie de mes Parisiens, lesquels sont deux fois Français, étant la tête.

— Voilà quand même un très bel atout perdu, dit d’Aubigné.

— Non, réfléchit le roi, je laisse Paris livré aux ambitions des ligueurs, aux menées du roi d’Espagne, des ducs de Savoie et de Lorraine qui prétendent ensemble à la couronne. Le malheur abattu sur les Parisiens, malmenés comme bois de forges, les rejettera dans mes bras au moment précis que je les tendrai. La ville est pleine de factieux ; y a là-dedans plus de paille que de grains, faut attendre. (Poussant son cheval) Mais comme il n’est rien pire que l’oisiveté, accourons dans l’Ouest forcer quelques villes.

Il saisit Etampes le lendemain.

— Au cœur du royaume ! s’écriait-il. Qu’on me voie ! Qu’on me craigne ou qu’on m’aime, c’est à choisir !

Il marchait bon train comme en Normandie, se présentait aux cités, campait devant les murailles et laissait voir ses canons. Une heure pour réfléchir, pour peser la paix ou la guerre, lui ou l’Espagnol. Si les habitants le réclamaient, il venait à eux, poussait la porte de leur ville et allait dîner ; mais si, trop catholiques, ils voulaient la lutte, le Gascon devenait soldat, et la terre et le ciel flambaient à son signe !

— Fallait-il tant tournoyer pour venir tomber si près ? raillait-il ensuite aux vaincus. Qui vous a mutinés contre moi qui suis un brave homme ?

Les gens de Sablé dirent : c’est la religion. Ce sont nos femmes, murmurèrent ceux de Laval.

— Or bien ! rit le roi, elles m’aimeront mieux l’année qui s’avance ! C’est égal, reprit-il, la sagesse du peuple enseigne qu’ « une femme, une chèvre et un puits sont pour tout gâter un pays », j’en aurai mémoire au besoin. Passez-moi les clés.

L’Ouest, à mesure, se tournait à lui. À travers mille milliasses de difficultés, il continua son grand trot, assaillit les villes comme un amoureux, par leurs corselets de bastions, violant leurs boulevards ou les embrassant à pleines rues, et criant à ceux qui s’émerveillaient :

— Mon travail n’est point un miracle : agir est comme respirer ! Quant à la hardiesse de mes courses, balancez mon œuvre dans vos consciences et dites-vous que les vrais soldats sont toujours les derniers à vouloir la guerre, mais sont les premiers à l’exécuter. N’y a que les paresseux qui ont envie de faire quelque chose !

Alençon, Le Mans, Falaise, Château-Gontier tombèrent dans ses fortes poignes. Il remit leurs maisons en ordre, nettoya leurs foyers du mauvais esprit de la Ligue, et courut ailleurs.

Lisieux tomba également, puis Pont-Audemer, puis Pont-l’Evêque. Comme en sa campagne normande, il y eut bien par là quelques bons bavards qui voulurent faire discours, mais il les prévint :

— Repliez vos langues prédicatoires ! N’est plus temps de parlementer, il le fallait faire avant mes canons. Voyez vos murs écroulés ; au lieu d’exposer la vie de vos habitants, que n’avez-vous fait comme les Toulousaines qui, le soir venu, pour mieux faire entrer leurs, amants, glissent les clés sous la chatière !

Bayeux et Honfleur suivirent. Il traversait les rues, inspectait les remparts et places en bon ménager.


— Goutte à goutte s’emplit la cuve, disait-il à ses deux secrétaires, j’aurai bientôt à moi tout le royaume.

Il l’avait déjà presque entier. Son droit et son glaive étaient établis dans les huit provinces contiguës du Nord et du Centre : l’Ile de France, la Picardie, la Champagne, la Normandie, l’Orléanais, la Touraine, le Maine et l’Anjou. Il était reconnu enfin par les neuf dixièmes du clergé, cent évêques sur cent dix-huit, et comptait à sa discrétion les fidèles parlements de Reims, de Grenoble, de Toulouse et d’Aix. Venise lui apportait l’amitié du doge ; l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Allemagne voulaient s’en faire un allié. Saisie d’une crainte admirative, l’Europe contemplait ce jeune soldat, ce roi-peuple « à l’aisselle surette et aux pieds fumants », champestre et campestre, aisé, solide, rude maître et gai garçon, qui ne désespérait de rien, s’exprimait avec des paroles qui semblaient cueillies à la terre, habitait son cheval six grands jours sur sept, mangeait des bouillies de gueux, se battait comme une recrue, vivait avec bonté, pensait avec génie, et agissait comme la mer, sans fatigue apparente, sans reculade, sans fin, toujours, en battant l’écueil flot á flot. — Il faillit s’arrêter tout net à Meulan.


L’armée ligueuse après avoir pris Pontoise était allée faire le siège de cette ville. Rosny qui commandait la place, craignant, vu le peu de troupes qu’il avait, d’être obligé de capituler, demanda du secours au roi qui accourut aussitôt. Mayenne, à la vue du Gascon en marche, ota son artillerie et la disposa derrière le fleuve ; le roi entra dans le fort de Meulan.

Entre le petit et le grand pont, dans la partie gauche de l’île, s’élevait un temple de Saint-Nicaise à deux tourelles. Il fit signe à Rosny et à d’Aubigné.

— Suivez-moi tous deux et montons pour voir nos ennemis, je veux leur jouer le tour d’un homme fin.

Ils gravirent les degrés de la haute tour de l’église et aperçurent dans les champs, derrière l’eau de la Seine, les bataillons campés avec nombreuses pièces sur les coteaux. Les trois hommes sortirent leurs têtes du clocher.

D’ici nous dominons tout ; une coulevrine montée sur ce temple enverrait bien du mal à M. de Mayenne. Qu’en pensez-vous ? fit le Gascon.

Un boulet soudain répondit, écharpa la tour, et un large pan de l’escalier s’effondra sur le toit de l’église. Rosny désigna une fumée :

— Sire, l’avis nous vient de cette batterie, là-bas, que les assiégeants ont pointée.

Un second boulet éclata plus près, dans une sauce de fer et de cailloux, et perça le chapeau royal.

— J’aimerais mieux recevoir des pois, grogna le Béarnais, même les plus gros qui se paient aux halles sept sous le litron. (Inquiet, il se pencha) Pourrons-nous sortir de cette embusquée ?

Un troisième, un quatrième boulet démolirent sous ses yeux l’escalier tournant, une colonnette broyée tomba en miettes, le cinquième boulet troua le clocher à jour.

— On vous a reconnu, sire !

À ces mots, le roi se sentit mal aise. Allait-il, après tant d’efforts, quinze ans de lutte, expirer dans le ciel comme un saint d’église, sous le coup d’un boulet sans gloire, en jaquette de camp et le glaive inerte. Il rougit :

— Tous les diables ! voici venue la malheure ! À main droite, compagnons, n’est rien qui puisse nous aider, à main gauche non plus. (Il baissa la tête) En dessous de nous, l’escalier qui conduit au sol est ruiné par la canonnade, et les pierres détruites obstruent la porte de la tour qui va dans l’église (Un sang blanc, peu à peu, recouvrait la face de Rosny) ; il ne reste pour nous sauver, dit le Gascon, que la grosse corde du sonneur, mais à cause de l’obstacle en pierres, nous faudrait la jeter dehors (un boulet fit trembler le clocher), et nous découvrir en nous enfuyant le long d’elle, ce qu’apercevant aussitôt le fâcheux canon tirerait sur nous à coup sûr.

Ayant épuisé les chances de salut à droite et à gauche, derrière et devant lui et sous lui, le roi regarda le coq du clocher…

Plus profonde que l’épouvante, les boulets, le gouffre et la mort, une campagnarde émotion, à cette vue, saisit l’âme du Béarnais. S’il n’est pas mensonge qu’en l’esprit des hommes en danger la mémoire au dernier moment dévide ses plus doux souvenirs, ce terrien plutôt « roi des fermes » que roi de France dut apercevoir autour du sonneur d’aurore les chantants paysages qu’il évoquait. Fasciné, un poing sur la hanche, son grand nez en l’air, il eût demeuré là toute une heure, mais une voix narquoise l’interrompit :

— Sire, dit d’Aubigné, je comprends ce qui vous occupe ; mais hélas, avez-vous des ailes, et espérez-vous comme un grand oiseau vous envoler dans l’espace ? (Un autre boulet fit chanceler la tour) Après avoir inutilement sondé l’environ, l’abîme et les côtés, vous cherchez maintenant en haut bonne précaution, sire, mais c’est temps à perdre que de regarder ce lourd coq de fonte duquel vous semblez attendre le salut, comme si sa reconnaissance pour vous, qui avez maintes fois protégé les fermes du pillage et tiré du feu multitude de ses pareils sans compter les poules et poussins, l’allait déterminer pour nous sauver tous à quelque merveilleux miracle ; mais il est matière, sire, et ne peut entendre un seul mot.

À peine terminait-il qu’un boulet siflla sur le clocher, cassa la lance, et le coq partit dans les airs. Coquerico !

— Il traversa la Seine, vola vers la batterie, et à la seconde où les bombardiers rechargeaient se posa sur la coulevrine.

— Un coq ! Vite, aux mains ! La belle soupe ! L’oiseau se laissa prendre et trancher la tête, on le pluma et le canon se tut,


… tandis qu’une corde, là-bas, sinuait le long de l’église, et que trois petits hommes fins accrochés glissaient comme au long d’un fil jusqu’à terre.

V


De Meulan, d’où les ennemis s’en allèrent par la peur qu’ils eurent d’être coupés, le roi partit vers Dreux à marches rapides.

Ces courses rappelèrent aux hommes celles d’après Coutras où le Gascon leur avait chanté le rebiroulé. Là encore, au bout de quelques heures, le roi s’aperçut qu’ils trainaient la jambe ; il vint à l’avant-garde, et s’arrêta de biais pour voir la colonne :

— Tête de ma vie ! Raidissez le jarret, braves gens, et courons à Dreux où nous trouverons du bon vin ! J’en vois parmi vous qui pendent la lippe ; point de désespérade, on n’a rien sans rien, chacun doit aider le ciel à faire son blé !

Il passa aux autres :

— Jeunes, faites voir que le sang vous brûle et tracasse ! En colère ! serrez vos armes, et mettez vos pieds en fureur ! Vous ne voulez done point de la victoire ?

— Sire ! meugla la foule, à Dreux, à Dreux !

Ceux-là relancés, il saisit les gris capitaines :

— À l’action, messieurs ! Attelez-vous à vos compagnies ! J’en connais qui sont las déjà, mais encore un effort, et Dreux est à vous ! Veuillez seulement, il n’en faut pas plus pour exécuter ! On disait quand j’étais enfant que je ne me contenterais pas d’une fraise à l’âge d’homme, et c’était raison ; faites comme moi !

La marche avalait les routes, et on voyait se cambrer les vieux mestres de camp. Le Gascon en désigna un au passage :

— Monsieur de Tourrenquets, il faisait plus chaud sous votre cuirasse le grand 21 de ce mois de septembre ! Capitaines Gramoulas, Loup, Ohierp, Soublecause, Artiguedieu, Puyssentut ! compagnons d’Arques, vous ne vous êtes point nettoyés ce matin, comme les dames, au blanc jus de coque d’œuf, vos visages flamboient si rouges qu’à plus d’un ennemi vous pourriez revendre de la santé !

— C’est mauvais commerce, sire.

— Et vous, monsieur l’enseigne dont les armes sont neuves, d’où êtes-vous ?

— Sire, dit l’officier, vous avez souvent mangé du pain de mon père.

La compagnie gronda de joie.

— Et où ?

— À Nérac, sire, où nous étions boulangers.

— La poule à ma tante ! jura le Gascon, tu as bien de l’esprit, camarade ! Et puisque vous êtes si digne d’être officier, monsieur, depuis quand l’êtes-vous ?

— Du jour de l’attaque de Ponteau-de-Mer, sire, que Monseigneur de Biron m’a fait cette grâce, et on ne l’a point faite à mon camarade Classac qui l’avait méritée plus que moi, parce que sûrement Monseigneur ne l’a pas connu.

— Oh ! la belle parole ! dit le Gascon ; et moi, ajouta-t-il, je fais officier votre Classac sans le connaître, et prendrai grand soin de vous, Ventre-Saint-Gris ! et de votre père le boulanger ! — Quel homme ! quels hommes ! dit-il en redescendant vers l’arrière-garde.

Elle râlait de lassitude ; il remit son cheval à un noble de sa Cornette et se mêla aux troupes.

— Et done, dit-il en prenant un caporal au collet, tu rechignes et murmures des baves sur tes officiers et moi-même à cause de la rapidité de notre marche. Vous auriez raison, fit-il à la compagnie, si c’était pour faire parade, mais nous allons à Dreux conquester la ville. (Des têtes en sueur se relevaient) Faut donc que chacun en donne, afin d’en reprendre après la campagne. Vous reverrez en ce temps-là vos anciens logis ; le soldat s’agrémentera près de sa femme d’une bourrée de cotrets, d’une miche et d’un flacon de vin ; alors seulement nous nous lèverons tard et ferons honneur au soleil. (Il activa insensiblement) Voyez le Béarnais : il mange en votre assiette, et cultive dans son jardin l’herbe habituelle à ses hommes qui est la petite plante des pieds. (On rit) Faites votre devoir vigoureusement, et vous me trouverez ; je suis du pays de Complaisance, il ne faut point être de celui d’Obstination, nous ne serions point compatriotes. (La marche se précipitait) Ameutez vos forces ! clama le roi en poussant les files au passage ; tirez le licol, et honneur aux braves entêtés ! Notre guerre durera jusqu’à la fin de la gloire, qui sera j’espère avant peu, et je jure que vous labourerez ensuite comme ces Romains conquérants dont parle Pline qui fendaient leur terre d’un soc tout embarrassé de lauriers !

Il parlait encore que l’arrière-garde, courante, dépassa le verveux Gascon. Satisfait, il reprit son cheval, effleura au trot la colonne, et trois cents familières mains s’offrirent à la sienne qui les toucha toutes. Le roi s’aperçut du dédain des nobles :

— Ho ! messieurs, je vous vois sourire comme après Contras où je braillai à mes hommes, pour désattrister leur esprit, des chansons de ferme et de grand-route. (Moqueur) Se croire personnages est commun en France, c’est un vice que je châtierai. (Il les regarda jusqu’au fond du ventre) Têtes raides de sots seigneurs qui semblent vouloir décoiffer la lune, décontenançer le soleil et dévisager les étoiles ; vous devriez connaitre, vous qui me servez, que je ne hais rien tant que la dissimulation et le faste.

Froideur des nobles. Dans les rangs de la Cornette, murmures : Nous autres gentilshommes, chuchota quelqu’un. Le roi entendit :

— Qui serait ici gentilhomme si ce n’est le prince. de Béarn ! Eh bien, ils n’étaient que trois dans l’arche, et je ne sais duquel je descends ! (Courroucé, le feu aux yeux, il avait grand air de monarque) Notre mère la Nature a fait tout pareils ses enfants, et aussi hauts barons que vous soyez tous, cria-t-il, vous n’avez que trois trous en tête. comme le plus humble de l’escouade, et un autre ailleurs qui n’est pas plus fier. Silence !

Beaucoup riaient, quelques-uns rougirent, les autres mâchonnèrent leur rage, et le roi les quitta sur un coup d’éperon.

On atteignit Dreux. Apprenant aussitôt que le duc de Parme envoyait à Mayenne un renfort de quinze cents lances wallonnes et de quatre cents carabins espagnols, le roi se prémunit contre une possible surprise et disposa sa cavalerie derrière l’Eure et la Veigre. Il envoya le comte d’Auvergne à Houdan et Givry à Berchères, chacun avec six compagnies de chevau-légers ; à Rouvres le capitaine La Curée avec quatre compagnies de chevau-légers et une cornette d’arquebusiers à cheval ; à Ivry et au château d’Anet le régiment de gendarmerie du maréchal d’Aumont ; à Pacy-sur-Eure Rosny avec sa compagnie de gendarmes et deux cornettes d’arquebusiers à cheval. — L’infanterie, seule, de six régiments français, Gardes, Saint-Jean, Termes, Vignoles, Saint-Denis et Argenton, de deux régiments suisse et grison, Clary et Galaty, campa devant Dreux, et six pièces battirent les murs de cette ville. Le roi travaillait lui-même aux tranchées.

— Courage ! criait-il aux hommes, montrez que pour savoir jouer du mousquet vos deux mains sont expertes à manier la pioche !

Le sol était plein de petits cailloux qui rendaient l’ouvrage difficile ; le Gascon frappait vigoureusement :

— Tant court chanson qu’elle est apprise, tant bat-on place qu’elle est prise ! Que les plus gaillards d’entre vous entreprennent les plus sérieux et bouffonnent en cognant la terre ! Camarade, dit-il à l’un, je viens de voir sous ma tente deux amis bouffis aux nez durs et rouges, habillés de blanc tous les deux, qui se sont fourrés dans mon lit par crainte d’être appréhendés ; ils avaient quatorze ans lorsqu’ils naquirent. Un poulet à celui qui dira leurs noms !

Des cent hommes d’équipe de la tranchée, personne ne devina.

— Les seins de ma maîtresse ! dit Henri d’une voix narquoise. À la pelle ! continua-t-il au milieu des rires ; hau ! pressez-vous, creusez ! (Donnant l’exemple, il piochait à coups coléreux) Qui de vous, cria-t-il encore, saurait dire aux autres à voix franche de quel bois sont faits le derrière et la tête des femmes ? N’interrompez point et frappez toujours, l’exercice amène les idées !

Aucun ne trouvant, le roi jeta sa pioche sur la tranchée terminée.

— La tête de buis dure comme tous les diables, cria-t-il à ses travailleurs, et le derrière en bois de tremble car elles ne font que le remuer ! Sur ce, compagnons, allez boire un pot de bon vin d’Arbois que je viens de faire servir, j’en vais faire autant !


Du premier enseigne au dernier valet des bagages il était aimé comme un père. Un fait bref et simple arrivé sous les murs de Dreux lui montra l’emprise qu’il avait sur le cœur des hommes.

Une nuit qu’il était allé visiter les alentours de la ville avec d’Aubigné, Brasseuses, d’Urgossé et Lanjuzan, quatre soldats choisis par M. d’Urgosse les accompagnèrent, armés de longues pistoles et de poignards affilés.

— Aucun bruit, leur dit-on ; vous vous tiendrez prêts, si l’on vous le commande, à égorger les sentinelles.

Le roi et deux de ces hommes marchaient par-dessus la contrescarpe, et les autres officiers par-dessous. Le Gascon arrêté mesura des yeux combien de terre il lui faudrait prendre pour mettre l’artillerie sur le bord du fossé. Soudain, dans les ténèbres, un homme toussa.

— L’imprudent ! murmura le Gascon ; l’haleine d’une sentinelle, subitement, peut nous roder au visage…

Ombres dans l’ombre, ils longèrent les fossés. Rien d’insolite. Mais comme ils rampaient, l’un des deux soldats du Gascon toussa encore. L’œil royal s’alluma d’un feu d’escarboucle :

— Je devrais percer l’importun, râla-t-il tout. bas, il attire le deuil sur nous.

Tels que des serpents à la file, les fantômes ployaient les herbes, s’avançaient. Dès lors, on n’entendit plus tousser. Cette marche nocturne dépassa la première des sentinelles aveuglée par le brouillard que soufflait sa bouche dans ses mains froides, et traversa le regard de l’autre qui songeait et parut de pierre. L’homme qui avait toussé semblait guéri. Le roi, qui venait de voir, s’en alla insensiblement dans un pré où son escorte vint le rejoindre ; on fit le cercle.

— C’est là qu’il nous faudra mettre nos canons pour couper cette contrescarpe. Et vous autres, dit-il soudain aux soldats, vous avez failli nous perdre par vos tousseries. Lequel d’entre vous nous mit ainsi en danger ?

— C’est mon camarade, sire, répondit quelqu’un, mais il n’est plus avec nous.

On se compta. Il manquait. Deux hommes refirent le chemin et le ramenèrent. On comprit alors. À la seconde observation du roi, il s’était silencieusement guéri de sa toux : le poignard était dans son ventre et sa main serrait le poignard.


Le roi partit, l’âme déchirée. Le 7 et le 8, l’événement attrista les troupes, mais l’assaut du 9 mars dissipa ces ombres. Les approches mor- telles remettaient le roi dans son habitude, en sa coutumière santé qui était d’agir ; cet esprit toujours en affaires ne pouvait garder la mélancolie ; s’arrête-t-il des corbeaux sur les ailes d’un moulin en marche ? Comment un pareil chef n’eût-il pas été en perpétuelle bonne humeur, au milieu d’une armée où se rencontraient sans se confondre les Picards mobiles et les hauts Normands, l’Angoumois dur à la main « et faisant un peu le gentilhomme », la Champagne fidèle, l’entreprenante Bretagne, les gens de la Marche et du Limousin, réfléchis et adroits, les Landais éleveurs d’abeilles, le Médoc ombrageux, les Périgourdins « de vie gaillarde pour leur naturelle sobriété », l’agréable Agenois et le Béarn turbulent, Montpellier amoureuse, les gesticulations du Languedoc, l’éloquence Provençale, Lyon sans cesse en révolte, les Dauphinois vifs et polis, l’Auvergne rudanière, âpre, tenace, et les Bourguignons affaireux ? Dans cette foule compacte, aux bigarrures diverses mais marquée du fort sceau gaulois, chaque douleur riait à l’envers, chaque drame montrait sa face de drôlerie : le héros de Béziers qui s’était si sublimement ouvert le ventre « pour ne plus tousser » fut reconnu par le roi comme il s’échappait d’une auberge, à peu près guéri de son affreuse blessure.

— Hé, compagnon !

Le soldat fit mine de s’enfuir. Mais le roi le joignit, le colleta, s’aperçut qu’il puait bouteille et lui appliqua une main sur la bouche.

— Il faudra condamner cette fenêtre si tu veux sauver la maison, dit-il en riant ; il me semble que tu es bien ivre.

— Ch… pas si haut ! Je l’avoue, sire, mais ne le dites pas à M. de Vignoles mon capitaine, il me punirait !

Telle était l’armée, tel était son chef lorsqu’ils s’acheminèrent pour le grand combat décisif.

VI


La troupe navarraise marchant dans l’ordre qu’elle devait garder à la bataille, selon cette théorie particulière au roi qu’  « il était plus avantageux de faire combattre la cavalerie en escadron qu’en haie », arriva le 13 mars 1590, à dix heures du matin, dans la plaine circulaire d’Ivry. Le Gascon l’ordonna en sept escadres flanquées de toute l’infanterie, et faisant l’office de « sergent de bataille », harassa trois chevaux à son inspection minutieuse.

Le maréchal de Biron, chef de l’aile droite, commandait aux trois cents reîtres de Schomberg, au bataillon de piquiers suisses de Clary encadré par le régiment de Termes, aux deux cent cinquante gendarmes de Biron et au bataillon de Balthazar protégés par le régiment de Saint-Jean.

Le duc de Montpensier menait l’avant-garde : aile gauche, comprenant les deux cents gendarmes du maréchal d’Aumont mêlés à deux cents. gentilshommes normands augmentés des régiments de Brigneux et d’Argenton.

MM. de Saint-Denis, de Vignoles et de Parabère fournissaient en avant des ailes deux bataillons de piquiers et d’arquebusiers qui devaient courir en « enfants perdus », et à droite de M. de la Guiche, Maître de l’artillerie, les quatre cents chevaux du comte d’Auvergne et du baron de Givry formaient deux grandes troupes qui devaient garder les canons.

Le roi s’était réservé le centre, une formidable escadre de six cents chevaux servie à droite par les gardes-françaises, à gauche par le bataillon suisse de Galaty, soutenue en arrière par les deux compagnies à cheval des arquebusiers de Rosny, et éclairée en avant par l’escadre cents cuirasses du baron de Biron.


Ces six cents Chevau-légers, sur six rangs, portaient en main une javeline de cinq pieds et demi, la bandoulière à l’épaule, le pistolet, et rien de plus. Au long de leurs combats, ces hommes avaient abandonné une à une les armes empêchantes : bourguignotes, casques pesants, dures épaulières fort mal aisées pour se mouvoir, et n’avaient comme défensive qu’un plastron de buffle à l’épreuve, avec simple toile derrière, marquant en cela qu’il est inutile aux braves de « garder leur dos », lequel ne doit point tourner à l’ennemi. On disait de leur bande : petit et bon. Hautains, jamais oisifs, n’ayant jamais su s’il était midi ou huit heures, l’air buté à tout sauf au roi, vertueux par-dessus l’épaule, sobres, les jambes d’une raide venue, le poing fait au maillet, le sang aux ongles et voyant d’un œil plus que de deux, ils apparaissaient sur leurs chevaux le vivant engin de la mort. Un détail de toilette, unique, désignait leur race, indiquait un frisson, un rêve, le point d’argile de ces blocs. En travers des plastrons, chacun à la couleur d’une Dame, de multicolores satins bouffaient sur leurs imployables thorax écharpes turquoise, zinzolin, orange, bleu-mourant, paille, écarlate, gris d’été, souci, ceil-de-nonne, argent, lin, perle, céladon. Fermes sur leurs bêtes nues qui n’avaient ni bardes ni chanfreins, ils montraient dans leurs rangs les divers types militaires, depuis l’adolescent cadet, échappé de manoir, à la dent plus longue que la moustache, jusqu’au vieux soudard d’Italie ; mais, anciens ou nouveaux, riches ou affamés, ardents ou moroses, qu’ils eussent coquette barbe « à la balayeuse » peignée en l’air, ou toute grise « à la savetière » qui ne croit que par les rivets, une vie commune, la même direction et discipline, cent assauts sous un chef et le compagnonnage du danger les faisaient magnifiquement reconnaître au milieu des autres : cette troupe de six cents hommes, arme du roi et fleur des batailles, était la Noblesse Française, la Cornette Blanche.

— Vous avez fort belle tenue, messieurs, dit le roi en les parcourant.

Il admira les écharpes dont les teintes vives ou mortes s’empressaient sur le cœur usé des vieillards comme au sein bondissant des jeunes, et sourit.

— Monsieur de Pouydraguin, dit-il, faites-moi l’honneur, je vous prie, de porter ma plus chère souvenue à la baronne.

À son passage, muet, chacun s’inclinait en selle ; il levait un peu son chapeau.

— Mettez-moi aux pieds de votre mère, monsieur d’Urgosse. Et vous, monsieur de Vielcapet, votre femme veut-elle toujours entrer en religion ?

— Hélas…

— N’est homme ni dame où n’y ait un si ; entreprenez-la au retour et faites-lui enfants, elle oubliera le ciel. — Comte d’Etchebar, je lis sur votre écharpe la devise des Faudoas, vous aimez leur fille, paraît-il ; morbieu ! je la connais bien, faudra l’épouser après nos batailles, c’est une belle marque de maison qu’une belle femme ! — Monsieur de Tuzagnet, monsieur de Castres (il les désignait en les saluant), monsieur de Maulichères, Chevalier d’Herrebouc, monsieur d’Armentules, je vois des noms sur vos poitrines qui me remémorent vos amoureuses. (D’un rang à l’autre, il les flattait tous) Marquis de Cazaril qui aimez encore à soixante-cinq ans, votre Dame du fond du cœur m’est connue, n’y a qu’elle pour porter atours. (Il salua un voisin plus vieux) Tête folle ne blanchit jamais ! Monsieur de Peysurdax, voici à votre écharpe un certain petit nom qui m’assure de votre goût. — Jeune comte de Rhodes, Apollon du camp, je n’ignore point où s’est posé votre amour, sur le sein de la plus mignote pucelette, églantier à peine verdi dont je tairai le nom aux jaloux. — Il termina la revue, parlant à chacun, riant et devisant sur les broderies des écharpes, saluant les vieux et pignant le nez aux plus jeunes, dévisagé par tous, en silence, d’un terrible regard d’adoration absolue. Soudain, des voix retentirent.

Une foule d’officiers se portait à l’entrée du camp. Le roi les vit ôter leurs chapeaux, faire mille cérémonies, virvoustes et saluades à la mode des gens de bien ; et comme il s’approchait à son tour, un gracieux visage par-dessus les autres lui sourit.

C’était madame de Gramont.

En robe blanche aux filures d’incarnadin, une gaze à la Romaine sur ses cheveux poudrés à l’iris, serrée dans une vertugale bouffante, un cerceau de linon à chaque épaule — deux ailes, — on eût dit qu’amenée au camp par une brise, ce souffle allait la ressaisir pour la rendre aux cieux d’où sa grâce semblait venue. Après le baise-mains, le Gascon, lui tenant le doigt, conduisit sa Dame à la ferme où était pour lors son logis. L’armée empressée suivait la Maîtresse et respirait son parfum simple et pur comme la fleur même ; elle le sentit, rougit, et en fut heureuse. Lorsqu’elle passa près des piquiers, quelques capitaines chenus, vieillards aux façons courtoises, firent battre les tambourins et plièrent le genou gauche. Elle marchait « à la colombine », balançant les jupes d’avant arrière, et levait sa robe par le bout, un peu, découvrant très gentillement une première cotte d’orangé, une autre à fleurettes vertes, une troisième couleur d’ormus, et l’ajustement d’un pied fin tendu de soie grise dans le plus petitot soulier qui eût fait plut pfut sur la terre. Autour d’elle les cœurs grillaient.

— Par saint Jacques la belle femme ! dirent de grogneux mestres de camp, le roi ne lui parlera pas latin cette nuit :

Pendant que l’armée apprêtait ses armes pour le grand et proche combat, les deux amoureux, clos dans leur ferme, répétaient la chanson connue où « couplet et refrain marchent tout ensemble », Mais après avoir fait caresses, sucé l’aile d’un canard jeunet cuit à la dodine et bu d’un vin vieux l’épaisseur de l’ongle, la maîtresse comprit qu’il fallait parler.

— Sire, dit-elle en se levant, je vois bien sous vos galantises, et malgré vos airs de muguet, que vous en avez contre ma personne depuis la glorieuse nuit (le roi devint triste) où je fis à notre amour l’héroïque litière de vos drapeaux de Coutras. Vou sm’en gardez toujours noise, et ne m’embrassez depuis qu’avec vos grosses dents (sa voix s’altéra), ce dont je peine et pâtis, car l’affection n’existe que main en main, et de bon compère à commère. (Elle se mit à genoux) Voyez et recon naissez mon cœur, sire ; je viens pour partager le plus dur, tracas et travaux, et jouir en mon secret de vos gloires. On dit que vous allez combattre dans peu (demain, fit le roi) ; eh bien ! s’écria madame de Gramont, je vous demande comme le plus grand bonheur qui me puisse venir de vous d’ordonner qu’on me laisse un coin dans la troupe de vos gentilshommes, au milieu de cette Cornette dont on dit partout les merveilles ; je m’y comporterai, sire, comme ceux de la maison de Gramont qui vivaient à cheval plus qu’à table et gardèrent toute leur vie leur habillement de loyauté. Pesez, sire, et veuillez répondre.

Le roi souriant la releva.

— J’aime ces résolutions ! cria-til. Y avait en l’antiquité d’accortes amazones qu’il m’eût plu à mener combattre, mais tous ces beaux temps sont finis. Vous seriez âprement déchirée des glaives.…

— Nani ! Et quand cela serait, je mourrai debout à vos côtés !

— Vous passez la neige en blancheur, un coup plein de poudre noircirait ces lis du visage.

Elle se jeta dans ses bras. Vaincu, il aceorda tout au baiser.

— Mais vous ne pouvez me suivre ainsi, dit-il, en vertugadin et dentelles de grand gala.

— Faites-moi donner l’armement, sire, la tête qui porte un pareil amour peut se coiffer de fer sans fatigue, et mon cœur plein de vous soutiendra fort bien la cuirasse.


Rendu par cet héroïque enjonement, le roi fit appeler le jeune comte de Rhodes, porte-cornette, qui avait la taille de sa maîtresse, et lui demanda sil avait un double armement. Le comte en apporta un qui lui arrivait d’Italie ; et Corisande de Gramont, qu’une fièvre enthousiasmait, s’écarta dans sa chambre où les filles de son service l’habillèrent. Lorsqu’elle revint, le roi la regarda longuement. Était-ce là sa maîtresse ? Un mince officier se tenait debout devant lui, casque en tête, l’épée au flanc, ceint d’une cuirasse que le feu des bougies allumait d’ardentes étincelles. Cet inconnu s’agenouilla, respectueux, pour baiser la grande main royale, mais le Gascon l’arrèta : « Non, dit-il, car comment vous appellerai-je pour vous faire lever d’ici ? vous voilà maintenant quasi-homme. » Immobile devant cette grâce en armes et sans sexe, il se rappela l’ « Ordène » de jadis, et dégaina : « Pour votre candeur en maints eôtés enfantine, je vous nomme page. » Il n’avait qu’étendu la main, il la lui donna tout à fait : « J’élève ce page à la dignité d’écuyer puisqu’il veut combattre et qu’il en est digne. » L’amant, alors, prit les deux éperons, et redit la formule ancienne : « Qu’ils vous servent à presser vos chevaux. » Il saisit l’épée de Corisande : « Je vous en pare pour défendre le bien français, empêcher les pauvres d’être malmenés par les riches, les faibles d’être opprimés par les forts. » Et brandissant enfin son épée d’Arques dont il effleura au cou sa maîtresse : « Madame de Gramont, s’écria-t-il d’une voix forte, je vous fais ce soir chevalier ; relevez la tête, et embrassons-nous comme deux hommes ! »

Ils s’élancèrent, émus : lui à la pensée de la voir combattre le lendemain, elle par ce nouveau titre qui la tirait de l’ombre, sanctifiait sa confusion et la replaçait dès lors, non comme maîtresse, mais en soldat, aux côtés de son rude amant. Minute mélancolique ; entre leurs cœurs joints, séparés par une simple feuille de métal, madame de Gramont ne vit pas qu’une séparation commençait, et n’entendit pas l’éternel adieu qu’échangeaient ces cœurs, rapprochés une dernière fois, chuchotants, comme s’ils savaient qu’ils ne battraient plus l’un vers l’autre et que c’était fini, à jamais fini. La brisure s’était faite, sourde, tout d’un coup ; le Gascon en eut seul l’avertissement. Comme il regardait par la porte ouverte la chambre où sa mie s’était dévêtue, il vit avec douleur les trois robes, les jupons brodés, l’intime chemisette, blanche et floconneuse. Ces atours parfumés, de couleurs tendres, gisaient comme les pétales tombés d’un vase, la rose était morte ; — et devinant qu’il n’étreignait plus qu’un soldat, ses mains retombèrent.

VII


À l’aurore du 14, le roi s’en alla aux champs et considéra l’ennemi.

Rangé en demi-cercle sur le plateau d’Epied, il comptait au moins treize mille hommes et quatre mille chevaux.

Le duc de Nemours, général de l’avant-garde, aile droite, avait en première ligne six cents chevau-légers italiens flanqués par deux escadrons d’arquebusiers à cheval et par deux bataillons d’enfants perdus ; sa deuxième ligne comprenait six grosses cornettes de reitres de Brunswick, un bataillon de lansquenets et deux régiments d’arquebusiers.

Le corps de bataille était formé du bataillon suisse de Pfeiffer gardé en flane par le régiment de la Chastelière, et une masse de dix-huit cents grands chevaux en quatre escadrons que Mayenne voulait opposer à la « Cornette » du roi ; mille lanciers de la Wallonnie, sous la bannière rouge du comte d’Egmont, plus quatre cents carabins d’Espagne et deux cent cinquante gentilshommes composaient le centre.

Le duc d’Aumale, chef de l’aile gauche, avait sous ses ordres trois cornettes de lanciers flamands, le bataillon suisse de Béraldingen, les régiments de Tremblecourt, Ténissé, La Chastaigneraie et les quatre cents reîtres de Bassompierre. L’artillerie placée bas, fort mal disposée entre les Flamands et les reîtres, montrait deux canons et trois coulevrines.


Le roi qui regardait attentivement se tourna vers ses officiers porteurs d’ordres.

— À présent que Mayenne a ses positions, dit-il, je vois bien que la nôtre est défectueuse. (Il tendit le bras) Nous sommes trop loin de lui de ce côté-ci, et le mauvais temps est sur nos visages.

Il fit exécuter un changement de front sur son aile gauche afin de se rapprocher de deux cent cinquante pas de l’aile gauche ennemie et de tourner le dos au vent et au soleil. Dans cette manœuvre, il laissa son aile droite un peu en arrière du centre, et avisa Biron.

— Monsieur le Maréchal, dit-il, « réservez » vos troupes comme François de Guise le fit à Dreux, elles frapperont avec plus d’ardeur !

À cheval sur un fort bai brun du haras d’Orange, au garrot élevé, durs crins, ceil vif, amples jarrets, front de bouc et aux lèvres si petites qu’il eût pu boire dans un verre, armé de toutes pièces, coiffé d’un casque de charge empanaché de plumes blanches qui montrait son dédain de l’incognito, le Gascon trotta selon sa coutume au ras des eseadres, bataillons et bandes, pour forcer chacun à bien faire :

— Ayez l’œil sur vos capitaines ! Le moment venu, partez d’un air libre, les organes bien jouants dans la machine du corps, la bouche entr’ouverte sans serrer les dents, comme gas qui vont à la fête !

Passant de l’avant-garde aux ailes de l’armée, quelques hommes grondèrent, et un vieux gendarme du maréchal d’Aumont dit tout haut :

— Ils sont plus nombreux que nous.

— Tant mieux ! rit le Gascon : moins de gens, plus de gloire !

Le ralliement des escadrons après la charge le préoccupait, il vint à la cavalerie.

— Mes bons compagnons ! cria-t-il, si vous courez ma fortune, je cours pareillement la vôtre ! Je me dresserai tout à l’heure ou tomberai avec vous ! (il galopait le long des visages) Gardez bien vos rangs, je vous prie ; et si la chaleur du combat vous les fait quitter, pensez au ralliement qui sera le gain de la bataille ! (L’éclair de son épée entoura un point de l’horizon) Vous le ferez entre ces trois arbres, là-haut, qui forment une masse distincte en arrière de l’aile droite ennemie. (Son cheval s’arrêta, enfoncé en terre) Et maintenant que tout est prêt, c’est à vous Monsieur de la Guiche !

Neuf grandes volées de foudre, à son ordre, s’abattirent dans l’armée ligueuse. Il était midi ; la bataille était commencée.


Le duc de Nemours que matrassait ce canon lança aussitôt les six cornettes de Brunswick contre la batterie royale. Le comte d’Auvergne et le baron de Givry, dégainant chacun, s’avertirent d’un bref guin d’œil, et massant leurs quatre. cents chevaux, accoururent contre les reitres. Affolés par ce grand bel ordre, les escadrons de Brunswick, en terreur, déchargèrent leur poudre. aux oiseaux et revinrent sur le front des Suisses qui serrèrent les intervalles pour ne pas les laisser passer ; l’ennemi les huant à honte, ils s’enfuirent de là vers les lansquenets allemands leurs compatriotes qui baissèrent aussitôt les piques, et après avoir mis l’aile droite de Mayenne en fâcheux désordre, on les vit disparaître enfin du champ valeureux d’Ivry où les deux armées, nauséant un même dégoût, respirèrent…

— Le vilain spectacle ! dit le roi outré. Attention ! s’écria-t-il aussitôt, il s’élance à nous une meute autrement gaillarde. Maréchal d’Aumont, baron de Biron, prenez partie !

— Charge ! cria le vieux maréchal.

Les deux troupes bondirent, sur un front unique, au martial galop, jusqu’à dix pas des ligueurs ; on eût cru, tant ils s’approchèrent, qu’ils allaient s’y briser et fondre ; mais une voix vieillotte, celle de d’Aumont, tintante comme un verre ancien, arrêta net la tempête : « Caracol par demi-escadron ! « La chevauchée s’ouvrit par le milieu, brutalement : les deux cents cuirasses du maréchal voltèrent à droite, les deux cents de Biron à gauche, et l’ennemi se précipita dans ce vide comme en un couloir. La manœuvre eut lieu ainsi qu’en place d’armes. Des ligueurs crièrent : « Halte ! gare sur les deux côtés ! » Mais d’Aumont et Biron étaient hors d’atteinte ; leurs deux troupes caracolantes pivotèrent ; chacune, nerveuse, fit le tour complet sur sa file externe et chargea en flane : ces deux fortes pinces, l’une dans l’autre, désossèrent effroyablement l’ennemi, — et le maréchal brossa son écharpe.

— Fort bel exercice, dit-il. Mais que va faire Sa Majesté de ce furieux comte d’Egmont qui s’approche ? (Un bruit lugubre s’arrachait du centre opposé) Revenons à notre place, monsieur de Biron, le roi peut encore avoir besoin de nous.

Les mille gendarmes lanciers wallons, frappant leurs armes à la barbare, s’ébranlaient sous leur bannière rouge. Le porte-cornette du comte ayant levé l’étendard, les chevaux cabrés sous l’éperon s’allongèrent comme des fumées, accoururent ; leur élan fendit les deux escadrons de MM. d’Auvergne et de Givry qui défendaient les six pièces, culbuta les pionniers et les canonniers ; trois coulevrines tombèrent, un vastadour y mourut, percé par une lance qui fila dans le ventre d’un canon et accrocha l’homme contre sa pièce ; puis les grands gendarmes s’en retournèrent : l’artillerie royale était prise.

Au lieu de s’en désoler, le Gascon se sentit la tête froide ; il y a toujours assez d’air, dans le feu des plus grands désastres, pour les poumons d’un stoïque. Voyant les chevau-légers de MM. d’Auvergne et de Givry et les régiments du vieux maréchal, du duc de Montpensier et de Biron remis en équilibre, il jugea le moment venu de mettre la main aux cartes « si chaudes qu’elles fussent », et murmurant à part lui ladéritampon tararère, s’en vint à ses gentilshommes qui s’impatientaient sur leurs chevaux :

— Glorieuse Cornette blanche, comtes et barons leur cria-t-il, vous êtes Français, je suis votre roi (dardant son glaive), et voici l’ennemi. À eux ! Si les cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon grand panache, vous le trouverez toujours en bon chemin ! En avant intrépidement, mort aux mauvais hommes et vive la terre !


Il y eut fâcheries comme à Arques, chacun voulait être premier ; mais monté sur un cheval mordeur qui flairait l’ennemi, le roi tint la tête de son escadron, énorme sous ses plumes blanches, emporté comme un cormoran dans l’orage. Le tumulte arrivait derrière, cliquetant, chargé de bruits tragiques et d’appels féroces où crevaient les rouges voix des chevaux, les unes montantes, joyeuses, pleines, terminées par de longs sifflets vers le ciel, les autres cassées de rage, broyées en morceaux, par cris courts, tandis que mille bribes d’écume, tourbillonnants papillons, s’enfuyaient élastiquement des mors mâchurés. La cornette-cyclone aborda l’ennemi-tempête ces deux vagues jointes jaillirent sous le choc, creuses et fumeuses, rejetant à droite et à gauche, dans un inextricable tohu-bohu d’écroulement, tronçons de pendants d’épées, hausse-cols, casques, bandoulières, bois de piques, du sang, du fer, de la confusion et de la mort et jusqu’à des miettes d’écharpes que ce heurt avait déchirées. Le roi meurtri cognait en avant, escorté à dix pas d’un jeune et inince officier que trente grosses poitrines protégeaient galamment des lances ; madame de Gramont, l’épée en gaine, une flamme à son bel œil bleu, traversa l’escadre wallonne sans qu’une seule pique l’atteignit. Les deux troupes furent face à face un quart d’heure, aucune ne céda. La cornette blanche aux fleurs de lis d’or brandie par le comte de Rhodes planait sur l’aile droite au-dessus du casque royal, en haillons de combat, sinistre, tout applaudissante de claquements et violée déjà par les balles. Le nombre enfin prévalut : Malgré la valeur du roi et la rage de ses gentilshommes qui frappaient en Vulcains farouches, l’énorme régiment d’Egmont, renforcé de douze cents reitres, démolit l’aile gauche de l’escadron noble. S’ajoutant au comte d’Egmont et à ses Flamands, la troupe de Mayenne surgit en charge, escortée d’une masse espagnole, et tomba sur les royaux reculants ; les six cents Navarrais se trouvèrent devant cinq mille hommes. Il y eut là un peu de boucherie : les carabins firent leur décharge à vingt pas ; un coup transperça la jambe de Rosny, un deuxième sa main, un autre fora son flanc, son cheyal tomba, frappé dans la bouche d’une balle qui ressortit sous la selle, et le jeune comte de Rhodes, tué sur son sourire, roula sous les chevaux avec l’étendard. Dans cet arroi de bataille, le Gascon courait à chacun, dépiécé de son grand manteau, de ses armes, et hurlait à tous des encouragements. Le désordre, peu à peu, — gagnait la Cornette-Blanche ; deux cents nobles étaient morts déjà ; quelques-uns, têtus, combattaient de la javeline et du glaive ; d’autres, pistolets chargés, en fractions de trois à huit files, rompaient sans rien entendre, couraient à l’ennemi, tirant en pleine chair, nez à nez, d’un entrain qui faisait merveilles. Cette pistolade héroïque, toutefois, leur était funeste : ils se faisaient fendre en long, en travers, et dégringolaient de leurs selles en perdant leur jus comme de braves pêches gâtées. De la civière où on l’emportait, Rosny le comprit enfin : « Messieurs, dit-il en se soulevant, veuillez m’attacher à cheval ; mes balles sont en bon lógis dans mon ventre, et tandis qu’elles dorment je veux revoir la Cornette. » Tout blanc et tout rouge, il s’assit comme il put sur un courtaud de Bretagne, piqua de l’éperon, vint aux gentilshommes, et rallia quelques-unes de leurs compagnies. Le roi, mêlé à eux, se battait aux places brûlantes. « Sire, dit Rosny en baissant son bras, vous faites la recrue et vos gentilshommes succombent ; les charges de M. de Mayenne déquillent nos rangs, m’est avis qu’il faut faire ici les « dragons », notre obstacle arrêtera tout. » Le roi essuyant sa sueur, ce revers de main l’éveilla, il fit grand soleil dans sa tête : « Vous avez raison, mon ami ; pistolant à cheval mes nobles ne font rien qui vaille, contraignons-les à descendre. » Bondissant au milieu des balles qui grêlaient à mort sur son buffle, le Gascon rugit par la plaine : « Gens de ma cornette, ralliement ! » Une foule vint à son cri. « À la dragonne, pied à terre. » Trois cents cavaliers massés descendirent, accrochèrent leur cheval par une longe du côté montoir, et chargèrent froidement leurs armes. « Tirez à balle sûre, avisa Rosny, la poudre est chère. » — « Le plomb aussi, » grogna Pouydraguin. Derrière ce rempart de chevaux, les gentilshommes attendirent, méprisants, guindés comme des piquets, la figure haute, la lèvre inférieure en l’air, un coin de moustache sous la dent. C’étaient les porteurs de noms historiques, les Manoirs de France. Largement bâtis, durs de base, ils symbolisaient chacun sa forteresse, et leur casque emplumé bougeait comme un haut pennon sur la tour. À la première charge, visant juste, ils firent boire à Mayenne une salve de trois cents coups ; la mêlée écorcha les autres. « Courage ! hurla le roi, le maréchal de Biron s’avance avec ses gendarmes ! » On se reforma. Quelques-uns, sans balles, volèrent des baudriers aux morts ; MM. de Vielcapet, d’Herreboue, de Maulichères et d’Armentules prirent des fusils à rouet. La seconde galopade, rageant sur terre, les renversa tous, mais dressés soudain ils firent feu et le poignement de la mêlée recommença. Rosny, raide comme un spectre, eut du pistolet dans l’autre cuisse, et un coup d’épée lui vola un pan de la tête, il s’assit et ne donna plus que des conseils « Gardez-vous, monsieur de Tuzagnet ! Vénérable comte de Peysurdax, mon père, voici un fer qui vous guette. » On entendait la voix du Gascon, ses coups de glaive « Paillard ! tu garderas cette marque au visage ! » Il en fendit un comme une bûche : « Les fous s’amendent par le bâton ; en voici du mien sur ton crâne ! Et toi, méchant ! tu en veux au ventre ! Et à toi ! (Les hommes, autour de lui, tombaient en grappes) Et à toi aussi ! vivants n’ont nuls demains, mourez tous ! » Vielcapet se battait près de lui, botte à botte : « Le secours, sire ? » — « Par la morbieu ! rugit le roi occupé, je vous dis que Biron s’approche, il est averti, il vient ! » La Cornette ne tirait plus. Comme une autre charge était imminente, les « Châteaux » désarmés, tels qu’édifices, vacillèrent sur leurs colonnes, chacun pensa à sa Dame et il y eut des signes de croix. Le Gascon que ces mines faisaient mourir s’empara soudain d’un mousquet, renversa les groupes, prit la tête, et chargea son arme. « Sire ! supplièrent les nobles, que faites-vous ? » — « Il n’y a plus de sire ! les races des petits et grands sont égales devant la mort, je vais faire ici le caporal ! » Des mains l’écartaient, il resta devant, la barbe à l’ennemi. « Arrière ! sire, gémit lamentablement la Cornette, n’ayez garde, nous mourrons en un tas ensemble pour votre vie (ils se pressaient tous vers le roi) mais combattre encore, c’est passer dessus l’impossible ; nous sommes tous démunitionnés, que mettrions-nous dans nos pistolets ?…

Un mousquet dardé, un grand front d’orgueil, d’héroisme et d’entêtement, une raillerie sauvage, un cri :

Vos dents !

Et ce qui restait de la Cornette, après ce mot, attendit la charge suprême.

À ce moment, le combat râlait d’allégresse. Toutes les compagnies étaient engagées, toutes les pièces tiraient à foudre ; on ne voyait qu’horizons de lances : métalliques forêts animées d’une vie lugubre qui se déracinaient tout à coup, s’inclinaient comme au vent d’autan et sur un signal de trompettes s’emballaient d’un lourd trot ferreux et se mettaient macabrement à charger les unes contre les autres pour s’abattre enfin en grand bruit sur leurs racines humaines. En tête de sa troupe réduite à deux cent trente nobles armés seulement d’une épée, le roi qui désespérait de Biron choisissait la place de sa mort et mesurait déjà d’un regard noir le terrain où allait tomber sa noblesse, lorsqu’une voix lointaine l’appela soudain :

— Sire !

Le Maréchal accourait.

Suivi des troupes de « conserve, », de ses régiments de gendarmes, de trois cents cavaliers picards, de deux cents poitevins et de tous les débandés de l’aile gauche et du centre, Biron vint s’ajouter aux survivants gentilshommes qui se raffermirent.

— Vous nous arrivez comme l’ange exterminateur ! lui cria le roi.

— Sire, je ne vois plus flotter la Cornette…

— Cet étendard est perdu, les coquins m’ont tué le comte de Rhodes.

— Et votre panache ? Le roi ôta son casque ; le porte-plumet, brisé, ne montrait qu’un tronçon de corne.

— Notre maître, dit malignement d’Aubigné, songez à votre discours d’avant la bataille : « Si vous n’avez plus de drapeaux, volez à mon plumail blanc ! » Comment nous rallierons-nous tout à l’heure ? les cornettes nous manquent, votre panache aussi.

Les nobles, riants, remontaient en hâte sur leurs chevaux. Le roi allait répondre une raillerie, mais il aperçut Corisande.

Belle, pâle, une goutte de sang au cou, énervée par la chevauchée, les brailleries des bombes et les grinçants glaives, madame de Gramont découvrait de petits crocs féroces et tirait machinalement son épée. Une seconde fois, comme la veille, le Gascon sentit qu’elle lui échappait, que l’exquise épouvante, l’aimable douceur et les faibles grâces féminines avaient déjà fui ce sein de soldat. Avec ses vêtements tombés, il lui sembla que la femme, elle aussi, gisait dans la petite chambre campagnarde où il l’avait armée chevalier. Il revit en fermant les yeux les trois robes, les jolis bas gris, la chemisette surtout, fine, si blanche…

Le regard de Biron demandait ses ordres, mais un ravissement soudain rougit l’amoureux :

— Formez régulièrement l’escadre, dit-il vite. L’occasion sera meilleure à mon retour pour battre l’ennemi de côté ; je reviens, monsieur le maréchal !

Il bondit aux retranchements, viola ses bagages, remonta en selle, arracha une lance au poing d’un soldat, et revint d’un furieux galop dans la troupe étonnée des nobles. Cette manœuvre s’était faite en quelques secondes, le temps d’un geste.

Dressé devant ses régiments, le roi mit la perche en terre, ouvrit sa main droite, déroula un frissonnant linge, une mousse — sire… gémit Corisande — quelque chose de blanc, de fin, de nué — sire… sire… que faites-vous ? — qui gardait dans ses plis secrets le dessin d’un cœur, et le suspendit par les épaulières, en faisant deux nœuds de batiste, sous le fer sanglant de la lance.

L’armée eut un choc.

— Or bien ! mes amis, clama le Gascon, direz-vous encore que nous manquons de Cornette (il brandit la lance dans le vent), et cet étendard que je hausse ne vaut-il pas mieux qu’un plumet ? Gentilshommes qui glorifiez aux combats les devises de vos amoureuses. Et vous, gendarmes. Et vous, chevau-légers. (L’escadron regardait le nouveau drapeau d’un œil ivre) Et vous, arquebusiers et piquiers, soldats picards et poitevins qui laissâtes par vos maisons de joufflues garcettes, contemplez, contemplez avant de bondir cet emblème qui est le vôtre, et qu’il vous évoque en particulier les commères de vos villages et tous les baisers de vos logis ! (La brise, à ce moment, gonfla l’étendard et anima les dentelles, on eût dit qu’une forme y ondulait) On va donc combattre maintenant, hurla le roi, chacun pour sa chacune, et chanter plus fort qu’au lutrin ! (Il montra la bataille dans un brave rire tout blanc) Pien n’est tel que taille de mars, nous allons avoir grande affaire ! Abordez l’ennemi d’un cœur en santé, galopez en ordre et suivez-moi bien ! Je récuse pour vous plaire la vieille maussade devise des Bourbons : Qui qu’en grogne » et je crie liesse à Cupidon qui est dieu ! (Tournant son grand cheval et levant au ciel son drapeau) Compagnons de la pierre qui roule, rugit-il soudain, n’y a qu’un mot à présent qui serve : Charge !

Il partit, l’étendard claquant, fier, joyeux, rigide sur son bai, le poil en révolte, sans casque, suivi par dix-huit cents hommes fascinés, le glaive en une main, pistolet de l’autre et poignard aux dents qui bramaient de mort et d’amour ! L’escadron royal enfonça la troupe d’Egmont dans un bruit qui passa sur Dreux. « Bucheronnez ! s’écriait le roi, l’ennemi déjà se désordonne ! Eau trouble, gain du pécheur ! » Il reçut une balle dans le haut du bras, ses yeux de basilic incendièrent l’homme qui avait tiré : « Que les fièvres quartaines te convulsent ! » Il dressa le drapeau dans l’air funèbre chargé de balles et tua l’homme, « Plus avant ! bravait-il sans cesse. Droit à ces gendarmes wallons qui n’ont plus que lances brisées ! Je suis chef ; croyez-en l’aboi d’un vieux chien : le champ est à nous ! » Son cheval rouait au milieu des glaives et balançait l’étendard que le vent gonflait de grâces subites. « Avancez ensemble, aumoureux ! À ma cornette ! » Les Wallons rompus et les Espagnols trop meurtris pour avoir le temps d’une recharge n’opposèrent plus que l’épée aux quinze cents pistolets de Biron. La poudre, en cet endroit, fit faire maintes grimaces et coiffa plusieurs capitaines de cagoules rouges, « Aux mains ! gasconnwit une voix ; six Senors et quatre Espagnols sont dix diables ! chantez-leur le romancero ! » Retournant aux Wallons à grands coups d’épée : « Le proverbe ne pourra plus dire qu’on s’en va en Flandres sans coutelas ! » Cimenté à son poing, le drapeau se tordait audessus des troupes ; des ondulations s’y jouaient, fuyantes : l’arc légér d’une épaule, le globe d’un sein, d’autres choses sous d’autres plis, et dans la tempête qui enflait ce voile une femme ailée semblait vivre. Cette persistante vision, à la fin, grisa la bataille. Autour du Gascon heureux, mille « amants » se pressèrent ; les blessés s’arrachaient du sol, jusqu’aux morts eux-mêmes dont on eût dit que les bras, crispés vers la tentation, démandaient un geste, un baiser, quelque fugitive et dernière étreinte. D’extatiques clameurs, d’effrayants rires, des voix de rut s’essoufflaient vers ce linge blane qu’une brise de plus en plus forte exaltait de frissons d’amour. Le roi pénétra l’ennemi, étouffé, comme un coin dans un arbre tendre. Il semblait que ce ne fût plus lui qui portât la lance, mais une foule de mains avides ineffablement attachées au voluptueux étendard. Cette charge « lente », ces horribles cris de tendresse, ces bouches, ces regards épouvantrent les superstitieux Espagnols et les gras Flamands. Comme il essayait un passage, le comte d’Egmont fut tué. Tout plia aussitôt : Wallons et carabins, tournant brides, brouillèrent l’escadron de Mayenne qui volta parmi les fuyards en abandonnant sa Cornette. Dans l’orage qui soufflait en force, la chlamide d’une Victoire, par moments, se convulsionnait au-dessus du roi, orgueilleuse, et se promettait impudiquement à l’armée. Des galops rompaient devant ce haillon : lansquenets, reîtres, les trois compagnies flamandes et celle de Mayenne se précipitèrent vers l’Eure, plongeant ou passant le pont dans la plus honteuse panique. Les fantassins suisses ligueurs, en rangs de bataille, allaient être brossés par les Navarrais, mais le roi leur cria de se rendre, et ils apportérent leurs vingt-quatre enseignes. À deux heures la Ligue n’avait plus d’infanterie, à cinq plus de cavalerie et agonisait, Le roi reposa sa lance.

Ses chevaux se ralliaient pour chasser Mayenne vers Nantes et Nemours vers Chartres : il vint aux trois poiriers désignés pour le ralliement et y aperçut, assise à l’écart, le visage dans ses longs cheveux, sa maîtresse confusionnée qui pleurait.

À pied, la Cornette au poing, il la regarda. Elle sanglotait de pudeur, inconsciente de sa part de gloire, et n’osait regarder le jour,

Il pensa :


« Souvenez-vous, madame, de mes étendards de Coutras que vos pieds foulèrent jadis. Vous les mites en grand’douleur, et j’eusse pu alors vous le reprocher, mais ce drapeau que je tiens est aujourd’hui ma réponse. (Toujours silencieux, il sourit) Vengeance qui nous honore l’un ét l’autre ; lorsque tout ployait dans ma main, lorsque tout était inutile : mon habileté, la bravoure française, mes canons, mes armes, jusqu’au sentiment de l’honneur, je fis avancer pour vainere Mayenne le plus cher allié aux yeux de ce pays-ci : l’amour ; le vôtre, madame, et vous pleurez ! »

Il eût pu lui dire ces paroles. Devinant qu’elle n’entendrait rien, il enferma tout dans son cœur, se remit en selle, s’éloigna ; — mais une brise plus fine, l’âme bonne du soir enflait sur son épaule la Cornette, et un coin de la chemise lui caressait la joue, comme une main.

VIII


La leçon de guerre d’Ivry résumait tous les progrès de l’art. Le roi, pour sa défense, avait divisé sa cavalerie en sept corps distribués eux-mêmes en escadres ayant cinq rangs de profondeur « pour qu’elle n’essuyât plus de front la violence d’un premier choc », et il avait entremélé les armes, infanterie et cavalerie, pour que ces deux forces, sans retard, pussent à l’occasion s’aider l’une l’autre.

À côté de ces précautions de défense, les mesures pour l’attaque indiquaient un génie de guerre supérieur. Il s’était d’abord assuré le gain du canon ; puis voulant « percer la ligne de Mayenne avec son centre renforcé », il avait peu étendu le front de ses troupes relativement à leur profondeur ; et préoccupé de rompre toute union entre l’infanterie et la cavalerie de Mayenne, il l’avait livré pendant la bataille, privé d’ordres et de secours, aux attaques combinées de ses carabins et de ses gens de pied navarrais. L’Europe admira ce plan qui avait si bien réussi.

— Vous voilà réputé pour l’Annibal de votre siècle, dit Biron :

Le roi qui regardait le camp sourit avec amertume.

— Les fatigues de la guerre dont les hommes ne voient point le but sont préjudiciables aux princes, dit-il lentement ; l’armée pense qu’elle est victorieuse et voudrait revoir ses foyers. Or, il me faut faire le siège de Paris où les Espagnols tiennent garnison.

— À la place de Votre Majesté, gronda le rude maréchal, me rappelant que l’humanité de Scipion causa la perte de ses troupes, je ferais abattre quelques têtes, les autres se sentant branlantes ne diraient plus mot.

— Déplorable onguent ! Je vous assure bien, dit le roi, que je ne suivrai pas l’ordonnance ; on se doit, au lieu de sévir, attirer le cœur de chaque homme : il ne pousse pas de fruits sur la haine.

Au pas de la promenade, il entra dans le camp, sans faste, en jaquette grise, parlant à chacun des dangers qu’il avait courus et vidant les pièces de sa poche entre les mains des blessés qu’il nommait en riant « chevaliers de Sainte-Souffrette ». Sa gaieté ranimait un instant les hommes, mais quand il était parti les fronts retombaient.

Il s’éloigna, songeur, plus las qu’il n’avait été depuis quinze ans, courbatu encore par les estocades du combat d’Ivry, et s’alla promener tout seul en campagne.

Une ferme était sur son chemin. Malgré sa préoccupation, il y entra, dit bonjour à tous, questionna le compère qui venait de semer son orge ; et sans doute qu’il voulait pousser plus loin sa promenade ou isoler sa rêverie, car voyant un cheval au fond du hangar, il l’emprunta.

— C’est un bidet qui sert au moulin, dit le fermier, il est tout vieux os et je n’ai pas de selle.

— Qu’importe ! Tu viendras me le réclamer au camp, dit le roi.

Dehors, il laissa tomber le bridon. Le cheval semblait suivre un sentier connu ; les champs développaient leurs lignes simples, et une bise venteuse nettoyait le gel du matin. Le roi se reprit doucement à rêver.

Après tant de guerres, il devinait enfin ses troupes lasses. Paysannes la plupart, elles avaient le mal du pays. Va-nu-pieds normands, comme on les appelait, Lanturlus bourguignons, Croquants du Poitou commençaient à regarder en arrière entre deux batailles, et regrettaient sans le dire encore leur logis lointain, « le pot, le feu, le chanteau », et leurs bonnes terres arables. Qu’ont-ils à mon service ? songea le roi : des coups, un étendard qui ne les chauffe pas en hiver et une gloire malaisée à mettre en marmite. Promenant toujours la tête basse, il réfléchissait à la différence des citadins qui gagnaient fortune, et des humbles « travailleurs de bras » dont tout l’espoir était le sol. Chétive ambition. Le clergé, les noblesses de cour et de donjon et les officiers de justice enchenillaient le bien campagnard ; l’an à bout, il ne restait au « pauvre homme » que sa maigre carcasse avec sa charrue, et du grain. Encore était-il rare. On lui avait dit que des Beaucerons chassés dans les bois par la peur des guerres et s’étant procuré — qui savait comment ? — quelques mesures de seigle « s’assemblaient la nuit comme des hiboux, à trois ou quatre, s’attelaient à la charrue et semaient dans l’ombre ce peu de grains ». C’était si lamentable que le roi ne l’avait pas cru, maintenant il croyait. Plusieurs choses apprises quand il était jeune, des dictons surtout, absolus, douloureux et brefs, remontaient du fond. de ses souvenirs : « Le laboureur n’a rien, mais le monde a beaucoup de lois. » On lui avait dit aussi que la France était un grand pré « qui se tondait trois fois l’année ». Ce pré, cependant, le peuple des campagnes le faisait riche. Un autre proverbe affirmait que « l’Empereur d’Allemagne était roi des rois, le roi d’Espagne roi des hommes, et le roi de France roi des bêtes », voulant dire par là que ses laboureurs travaillaient du matin au soir et prêtaient leurs dos sans regimber. Vertu de ma vie ! songea mélancoliquement le Gascon, y aura fort à faire quand je serai chef. (Le cheval allait au pas, monotone, et le roi de plus en plus abaissait son front) Des seigneurs qui avaient passé la grande Eau racontaient l’aisance du fermier anglais « qui mangeait de bon bœuf, buvait bonne bière en tasse d’argent et s’habillait de drap le jour des foires ». (Il soupira) Bien loin d’être au niveau du peuple voisin, ce qu’on appelait le « plat pays » agonisait silencieusement, défertilisé par le galop des reîtres, appauvri par les excès des gens d’armes, l’avarice des usuriers, la rapine des juges. Tout le mal s’accumulait : entraves au commerce des grains, mauvaises récoltes, famine, peste ; et lassée par tous ces fléaux, la chanson du paysan de France, de gaillarde qu’elle était jadis, était devenue basse, peureuse, comme le cri court du grillon tapi dans son gite. (La tête du roi, pesante, eflleurait le cou du vieux cheval, et le vieux cheval de la ferme, toujours, marchait de son pas puissant et régulier, comme va le bœuf au travail) L’homme de la terre, pensait le roi, est donc celui qui le plus souffre. Cette idée le pencha plus bas. En ce cerveau d’unitaire dont le mécanisme ramenait toutes choses à leur expression la plus simple, la France paysanne entière aux millions de vies gémissantes s’agrégea en un type unique ; le Peuple soudain lui apparut : ébauche humaine, ouvrier du champ tel qu’il le devinait, une sorte de Turlupin souffreteux, habillé de toile « comme un moulin à vent », courbé sur sa houe et chancelant contre la bise, esprit court muré entre son berceau et sa tombe, n’ayant que des souvenirs sans avenir, homme vite vieillard et toujours enfant, qui croyait aux fées, aux secrets des feuilles, à la bienfaisance des fontaines, aux maléfices, aux sorts, chantait au gui l’an neuf et adorait le feu le jour de Saint-Jean. Il nourrissait le pays, et le pays s’en riait. Les siècles, sans émotion, l’avaient vu chaque matin défoncer la terre, y recueillir la vie des autres, et à côté de son blé, parfois, paître l’herbe « à la manière des bêtes ». Epargneur, endurant, revenu sous son toit et mêlé à ses animaux, il vivait de pain noir, de la lourde « mache » cuite pour trois jours et de fèves « qui font gros souper ». Jamais d’âtre flambant, un feu de marionnette : trois tisons et une bûchette. Ni linge ni horloge. Amassées dans un sac de toile, les plumes des oiseaux lui faisaient un lit misérable où s’enfantaient par surprise de petits petiots sans gaieté, marmousets poussés à la hâte, n’ayant appris du recteur qu’un geste d’église et que quelques mots de latin : le signe de la croix et une vaine prière que Dieu n’entendait jamais. Un chant désolé que savait par cœur la campagne disait doucement d’eux : « Ce pauvre laboureur n’a trois petits enfants, les mit à la charrue à l’âge de dix ans. » Le père mourait enfin ; restait un dur parâtre : le sol. Chacun héritait d’un morceau de terre, tous d’une même douleur. Une seule éclaircie enchantait ce long crépuscule : l’amour. L’homme choisissait au village quelque maigre fille aperçue à la source battant son linge, mais elle avait comme lui la même histoire, les mêmes yeux résignés, la même âme dans la même prison ; tel grain, telle recueille, et ils faisaient comme leurs pères les mêmes apparences d’enfants. Ainsi était le campagnard, bienfaiteur de la France et son paria, celui qu’elle appelait railleusement « le Bonhomme ».


— Je te sauverai, dit le roi tout haut.


Il s’arrêta. Biron était devant lui.

— Sire, fit le Maréchal stupéfait, voici bien longtemps que je vous observe errant à la rustique mais sans faire un pas en avant. Que Votre Majesté regarde : Elle vient de tourner deux heures autour d’un moulin.

Le roi regarda. Son camp reposait à une demi-lieue, la ferme était près de lui, à portée de voix, et le vieux cheval du meunier, comme s’il avait tourné la grande barre et moulu pendant ces deux heures, commençait gaiement à brouter. Le Gascon eut envie d’en rire, mais il réfléchit.

Une lumière lente emplissait ses yeux ; à la fin, chargés de pensée, ils rayonnèrent.


— Mon ami, dit-il tout d’un coup, au lieu de trouver la chose risible, il nous faut remercier ce cheval qui me ramena au labeur quand je crus aller en promenade. (Il le caressait doucement) Semblable à cette bête que l’antiquité eût faite homme, à ce cheval qui pour mieux m’apprendre s’achemina de lui-même à son atelier quotidien, je reconnais aujourd’hui qu’il ne faut jamais « s’écarter » des projets qu’on doit accomplir. Compagnon, m’a dit ce vieux cheval, l’œuvre des monarques est de s’empresser à la meule, laquelle broie le blé, âme du pain où se rassasie l’univers, (Le roi rêvait) Conquêtes, renommées sanglantes, choses vaines, monsieur de Biron. Ce n’est pas inutilement que je viens de tourner deux heures autour d’une idée. Encore quelque temps, moi debout et Mayenne à terre, on verra nos rôles si la vilaineté de la Ligue transforma la France en place d’armes, c’est à moi d’en faire un moulin ; — hue !

IX


La victoire d’Ivry, glorieuse, devait être politiquement stérile, moralement féconde. La poussée vers la capitale répugnait aux catholiques qui ne voulaient pas d’un chef protestant, aux huguenots qui appréhendaient sa conversion ; il y eut alors des mutineries, chacun piétina. Pendant ce repos, du 18 mars au 1er avril, la cité se fit forte, appela des troupes, et se ravitailla pour un mois. Le duc de Nemours, les Seize, les chefs du Tiers avaient reprisé ses murailles, fondu de nombreux canons, surchauffé au moyen des prêtres la haine de ses habitants. Défendue par trois mille hommes réguliers, quarante mille bourgeois en armes, cette ville insultait aux treize mille soldats du Gascon trop faibles pour l’assaillir ou l’étreindre. Il fallait donc, songea le roi, tenter de la « soumettre sans navrer personne », et renoncer à son investissement. Le blocus eut lieu.

— Au moins, rit le Gascon, ceci est de la guerre miton mitaine qui ne fait ni bien ni trop de mal.

Une suite d’heureuses manœuvres le rendit maître de tout le cours de la Seine ; la nourriture n’afflua plus par eau, et l’appétit de la cité en quelques semaines épuisa l’Île-de-France. Dès les premiers jours de mai, ce fut la disette.

Aucun habitant n’ignorait que ce malheur était dù à la politique, et non à la différence de religion comme on le voulait faire croire aux gens simples. Le bien public fut l’ensorcellement, l’intérêt la cause. Un vrai roi attendait aux portes, on ne pensa point à les lui ouvrir. Les Parisiens eussent été heureux d’être assiégés, une fois assiégés d’être saisis ; au lieu de cette salutaire violence, ils brûlèrent jusqu’à la mort au petit feu. Abusant du roi, ses capitaines rebroussaient en se cachant les mesures qu’ils prenaient au jour, réduisaient les bonnes dispositions, fournissaient des aliments à la ville au lieu de l’en priver pour la vaincre, et commerçaient « sur les sauvegardes et les approvisionnements clandestins ». Le mal que l’on soigne est moins grave, Paris consolé par ces apparences résista longtemps. Givry lui-même, héros corrompu, fit entrer chaque soir des vivres dans la capitale par Charenton et Conflans, et permit aux assiégés d’attendre le secours du prince de Parme. Le 9 juillet 1591, Henri prit Saint-Denis, puis Dammartin. Un renfort, la double poussée du Centre et du Midi portant son armée à vingt-cinq mille hommes, il attaqua le 27 juillet les dix faubourgs parisiens, et s’en empara. Lorsque ces dix portes furent sous son canon, le moindre brin de paille n’y put entrer : régna la famine, et Paris eut la gale aux dents. Citadelle d’Espagnols, de Wallons, de Napolitains et d’une foule de roitelets tyrans, la ville bientôt ne fut plus qu’une plaie. Il sembla que Monsieur Saint Denis et Madame Sainte Geneviève, patrons de France, l’avaient abandonnée pour toujours. Paris, ayant faim, mangea de tout ; quand il n’eut plus rien à manger, il se mangea. Mais un homme nu ne peut s’habiller d’un homme nu ; le désordre, l’anarchie régnèrent : Hôtel de Ville vassal, Sorbonne déshonorée, princes et pairs, grands noms à litière « pour les chevaux de Messieurs d’Espagne et de Guise ». Pour subsister, on vendit meubles et vaisselles ; les chambres « tant bien garnies » furent dépouillées ; au fromage suisse réduits, les Parisiens blêmirent ; qu’importe ! au ventre tout entre on fit banquets de rats, réjouissances d’herbes crues, festins de chiens ; somptueux qui avait sa miche d’avoine et sa bouillie de son. La ville riait encore ; quand Paris pleurera le ciel tombera. Des charognes barraient les seuils, les femmes passaient dessus. Chaque Parisien eut six aunes de boyaux vides, et il sembla aux ventres que le diable avait cassé les mâchoires. Ne trouvant plus rien au logis, les épouses, moins stoïques, se révoltèrent. Un dicton affirmait que leurs cerveaux étaient « de crème de singe et de foie de renard », la douleur les fit fermenter. « Sous la peau de la femme, disait encore un proverbe, plusieurs bêtes marchent à l’ombre. » Mères, sœurs, filles, jusqu’à des vieilles, beaucoup s’échappèrent dans les hauts quartiers, vers les Halles, et se mirent à mordre leurs lèvres, à balancer leurs croupes et à semer des cornes. Une fois repues elles rentrèrent, criant d’une nouvelle ardeur contre le Gascon « huguenot ». Toutes étaient aux moines. Anges à l’église, diables en chambre, sapajous dans le lit, elles refirent par leurs caresses un plus fort tremplin à la haine. Paris qui succombait se redressa, le nombril collé au dos, l’arquebuse au poing. Corps vides : âmes désolées ; corps et âmes mouraient, mais les dents ne faisaient plus mal. Les cimetières avaient l’air de bossus couchés. Les petits enfants succombaient, surtout dans les classes nobles qui les nourrissaient de laits de poule : « À un pauvre homme sa vache meurt, au riche son enfant. » À travers les murs perça le squelette de Paris. Plus de Sorbonne ; des vaches maigres paissaient dans ses cours désertes, et çà et là quelque laboureur fou de faim y grognait au milieu des livres sa lente mélopée natale. Plus de collèges, plus de ces leçons en plein air où aux pieds d’un grave savant, accourus de tous les coins de l’Europe et assis sur la paille qu’ils apportaient, l’écritoire à la ceinture et la plume prête, les écoliers copiaient la chanson antique. Agité par les trois factions de Lorraine, d’Espagne et des Seize, le bâtiment parisien sombrait peu à peu. Dans les rues, au Palais, dans la galerie des Merciers autrefois grouillante l’herbe croissait, un zonzon de mouches malsaines succédait à l’activité artisane, les boutiques puaient la mort. Sur les ponts, aucune de ces nombreuses charrettes qui menaient à la cité la vie des campagnes, seul le carrosse du Légat, silencieux. Plus de blés dans les ports de Grève et d’École, rien qu’un dernier chat famélique qu’un dernier fantôme hagard poursuivait. Une femme mangea ses enfants morts et creva ensuite d’horreur. Avec les os pilés du cimetière des Innocents quelques malheureux se nourrirent ; ce fut, dit le peuple, « le pain de madame de Montpensier ». D’effrayants paquets humains gisaient dans tous les ruisseaux ; il périssait par jour cent, deux cents, parfois trois cents hommes, et ceux qui ensépulturaient se faisaient au bout de la route enterrer eux-mêmes ; trente mille succombèrent de faim.

Le roi regardait ce supplice.

Pour fatiguer sa douleur, il montait à cheval, tournait autour de la ville et séchait ses larmes dans le vent. Il n’osait regarder à gauche vers les lueurs de la cité, vers le drame. Cent fois il eut l’envie de lever le siège, de licencier ses troupes, de jeter son épée par-dessus la haie et de rentrer à Pau, le bâton en main, comme le garçon de l’Evangile au rêve brisé. D’autres fois, se sentant utile au bien de France, il lançait son cheval et frappait une porte dans la nuit.

— Au seuil du règne, hurlait-il, vais-je succomber ? Paris ! Paris ! qui te rendra le bon sens ?

— Courage, sire, dit Rosny, les Parisiens sont à bout. Point de faute, s’il vous plaît, il est plus facile de médiciner que de curer ; une fois les maîtres, nous raccommoderons. Ensorcelés par les moines prêcheurs, corrompus par l’appât de l’or espagnol et les espérances des princes qui ne veulent les rendre faibles que pour mieux les rouler à bas, ces malheureuses gens n’y voient goutte, mais ils se reprendront. Ce jour-là, sire, vous verrez les traîtres au bagage.

— Mais ces morts !

— Ce seront les derniers. (Rosny, ardent, tenait tête au roi) Si vous abandonnez la lutte, le roi d’Espagne prend la Navarre et le Béarn et aussi quelques bonnes villes de Champagne et de Picardie. L’argent d’Espague aide Mayenne qui s’en sert pour ameuter Paris contre vous ; Mayenne est l’allié de Parme.

— Mais ces morts !

— Et les vivants ! dit à son tour d’Aubigné, Rosny a raison, sire ; le roi espagnol trouve que la France engagée entre sa nation et les Pays-Bas est un beau morceau à saisir. Le malheur pousse la victoire aux épaules, persistez.

— Mais ces morts ! mais tous ces cadavres ! répétait le roi.

C’était son idée fixe. Blême, il regardait avec rage la ville entêtée. L’air vert qui s’en exhalait fluait par sa gorge, empestait son haleine. Paris souffrait dans son cœur ; et tous les bruits entendus, les manœuvres de son armée, ses murmures de foule et ses chocs d’armes lui semblaient un glas continuel, l’avertissement dans des cloches qu’une ville entière mourait par lui.

Bientôt il n’y tint plus. On le devina.

— Sire, dit le maréchal de Biron, vous allez manquer de rigueur envers les coupables ; Votre Majesté se trouve à mi-chemin entre les endurcis et les innocents, entre la miséricorde qui est à droite et le châtiment qui est à gauche. Garde à vous, sire, le salut est d’un seul côté…

Le Gascon qui avait bondi s’arrêta encore. Par les fosses de ses deux yeux, étincelantes, une lutte se devinait. Âme bousculée comme un champ de bataille, des anges y assaillaient des furies. À la fin le combat cessa.

— Il ne faut pas que Paris soit un cimetière, dit-il, je ne veux pas régner sur des morts.


D’un bond il disparut, et malgré les supplications de ses capitaines délia Paris du poteau. Préférant faillir aux lois militaires qu’à sa bonté, il accorda passeports aux femmes, filles, vieillards, malades, enfantelets et à tous les jeunes écoliers qui voudraient sortir. Une acclamation répondit ! Chaque cœur, chaque pierre de la ville frémit vers cet homme calomnié, vers ce maître inconnu encore, né des sucs du terroir français dans le vrai « parterre des lys ». La cité se débarrassa. Eut-elle conscience qu’un acte sublime, s’accomplissait ? On peut le croire. En congédiant ses malingres, ses femmes, ses petiots, Paris soudain s’était tu ; son silence fut l’adieu à sa douleur. Effacé dans l’ombre, les pieds et les mains froids, sans souffle, un dernier éclair de vie en ses yeux, le Gascon regardait l’horreur défiler. Ce qui fuyait la ville, c’était sa faiblesse. En longue colonne misérable, sous les torches des cavaliers, une foule de femmes s’en allaient, emportant entre leurs mamelles des enfants qui trouvaient à peine à sucer ; des êtres difformes les suivaient, bancals. et manchots, tristes fous, estropiés de l’âme et des membres, soldats fantômes chancelants sur leurs bâtons, des garçonnets en loques, toute une marmaille souffreteuse qui ne savait plus la couleur du pain et le son du rire, déchets de révolte, bouches inutiles qui épuisaient Paris sans l’aider. Non loin, un spectre, d’un geste émouvant, toujours le même, permettait à chacun le droit de gite, la nourriture, la liberté, la vie. Éperdu de pitié, ce geste s’élargit encore. Forcé par de violents mouvements, le Gascon accordait la fuite aux soldats, aux chefs, jusqu’à ses pires ennemis, commandant qu’ils fussent « humainement reçus en toutes villes où ils se voudraient retirer ». Il ne demeura dans Paris que les plus forts, les résistants, ceux qui pouvaient attendre, debout, la diversion libératrice. Alors la ville ressaisit ses armes, regarda du côté de Meaux, pardessus la bande gasconne, pour voir si les Espagnols arrivaient. Et ce fut à recommencer ; — tandis que sous le soleil dont la gloire couchante illuminait la campagne, le Béarnais qui venait d’agir par honneur contre sa fortune considérait tristement, du haut de son cheval, le troupeau des mères en fuite dont les bras croisés sur leurs petits semblaient irrémissiblement emporter, comme il allait s’y asseoir, les lambeaux de pourpre de son trône.

X


Sur la table du souper finissant, la lumière jaune des chandelles s’accrochait aux flacons à demi vidés, y enflammait quelques rubis de Bourgogne, et pâlie par la nappe en toile de Hollande élançait sa caresse blonde vers quatre visages, où vivaient immobilement quatre pensées.

Les yeux de ces hommes étaient à la fois clairs et très tristes, comme si le bonheur de réfléchir et de vivre eût été leur règle normale, troublé maintenant par un souci plus profond.

— Douterez-vous encore, monsieur l’avocat, que votre ami nous ait oubliés ? Vidons les dernières carafes, je vous prie, et que M. Pithou ôte son verre, son invité ne viendra plus.

Pithou, ex-procureur général à la Chambre de Guyenne, répondit simplement : qui sait ?

Il emplit la coupe de l’absent.

— Préparons sa part ; depuis tant d’années nous attendons, qu’un peu plus ou moins ne saurait nous guérir d’attendre.

— Vous avez donc tant de foi aux promesses des huguenots ? fit le chanoine. Je vous ai toujours soupçonné, monsieur Pierre, d’être un peu de « la religion », et vous me le donnez à croire davantage, quand je vous vois tenir tant de confiance en ceux-là qui promettent beaucoup et ne nous donneront peut-être pas plus que ne nous ont donné les Guise.

— Tout va si mal, monsieur l’abbé, que rien ne saurait aller pire ; et si j’aime mieux croire aux bienfaits de Bourbon, c’est que je suis bien sûr d’être leurré en ne croyant pas aux méfaits de Mayenne. Demandez à ce pauvre M. Nicolas Rapin ce qu’on doit redouter de ces gens-là.

L’ancien sénéchal baissa la tête :

— C’est vrai. Les messieurs de la Ligue m’ont tout volé (avec un soupir :) parce que je ne leur plaisais mie (avec un sourire :) et la seule chose qu’ils n’ont pu me prendre est la joie de rimer à loisir dans les loisirs qu’ils m’ont créés.

Deus nobis hæc otia fecit, dit le professeur d’éloquence Passerat.

Diabolus ! cria l’avocat ; ces Espagnols nous sont diables sous le couvert divin, et la queue leur fume !

— Mayenne nous a dépouillés. Nous voilà plus serfs que les chrétiens en Turquie ou les juifs en Avignonet ; nous n’avons aucune volonté, ni la moindre chose en propre dont nous puissions dire : c’est à moi. On nous met le pied sur la bouche, et nos franchises sont à vau-l’eau.

— C’est la triste vérité, rêva le chanoine, et pourvu qu’on affirme au peuple que son Dieu et sa terre seront en péril s’il se fie à d’autres qu’aux Guise, on peut aisément le tondre, piller ses gras pâtis et saccager ses herbages.

— Et nous autres, dit Pierre le Roy, nous la bourgeoisie, artisans, professeurs, magistrats, nous tous venus du peuple et qui sommes ses fils émancipés, qui nous écoute ? Le Tiers est comme un quart, s’écria-t-il plaisamment, qu’on ne saurait plus où mettre, tant sa place est prise ! Cette place du peuple qui souffre et des bourgeois. qu’on écarte, qui la leur rendra ?

— Henri le pourrait encore par la guerre. Pithou haussa les épaules. — Les guerres, dit-il, sont procès qui ruinent ceux qui les gagnent. Abandonné de tous, le roi est sans force. Comment sauverait-il le peuple et nous autres, quand on voit que ni la vaillance ni les conquêtes ne lui servent, et que Mayenne a beau rouler son gros ventre d’Arques à Ivry, et d’Ivry à sa prochaine défaite, sans que jamais, pourtant, les Parisiens se résignent à comprendre qu’ils sont des dupes sous la coupe de mauvais prêcheurs. Je sens qu’il faudrait pour sauver la France autre chose encore que la guerre…


— Ainsi pense-t-il ! fit une voix nouvelle.

Les quatre visages se tournèrent.

Un homme noir se tenait au seuil de la porte et regardait les convives. Sa lèvre était d’un soldat et son front songeait.

— Monsieur d’Aubigné ! s’écria Pithou, je savais que vous viendriez n’importe à quelle heure, et votre verre est là tout empli !

D’Aubigné prit la coupe et leva le bras :

— Avec vous, je viens boire au succès du seul qui ait tenté, en ces misères, de sauver le peuple qui peine, et à qui les hommes ont failli : au seul roi de France, mon maître !

Mais mul verre ne se leva contre son verre. Les yeux inquiets regardaient le fond de la salle où quelqu’un, derrière d’Aubigné, s’était silencieusement assis.

— Morbien ! je vous entends ; mes camarades ont peur ! et pour un laquais sur une chaise, voilà que le courage leur fault !

Les doigts, timides, reprenaient les coupes.

— N’ayez cure de cet homme-ci, dit allègrement d’Aubigné, car il vaut mieux que son habit. (Il posa son feutre) Dans l’état que nous faisons, tant de maux soufferts en commun font les serviteurs près des maîtres.

Les coudes aux genoux, dans l’ombre, le valet approuvait du chef.

Les verres furent levés, choqués, vidés. On oublia le laquais qui ne bougeait plus.

— Mon maître à vous m’envoie, reprit d’Aubigné, pour apprendre si ses amis du Tiers le sont autant qu’il souhaite et s’ils l’aiment comme il les aime, pour savoir de vous si comme lui et nous vous êtes las d’avoir pitié du bon pays qui se meurt, pour connaitre si la nation dont vous êtes l’écho réclame la paix comme les gens de guerre la veulent, et s’il n’est point temps que les haines finissent.

— Il est temps… murmurèrent les voix.

— C’est bien, dit le valet.

De nouveau, les visages tournèrent. Mais l’homme déjà baissait la tête, on ne vit que son crâne roux.

D’Aubigné continuait :

— Et vous voulez sortir, à quelque prix que ce soit, de ce mortel labyrinthe ? Vous aimez de cœur celui qui met tout le sien à vous aimer ?

— Nous le voulons et nous l’aimons, dit profondément le chanoine.

Aux lueurs de la table, d’Aubigné regardait les yeux des quatre hommes et y entrait, il n’y vit que pures images.

— Et vous reconnaissez pour votre roi légitime. Henri de Bourbon, ci-devant roi de Navarre : roi de France ?

— Oui, dirent d’un seul oui les quatre hommes.


Le valet, à ce mot, se leva contre la muraille.


— Et vous avez raison, messieurs du Tiers ! Vous qui l’aimez sans le connaitre, si vous le connaissiez vous l’en aimeriez triplement ! Le Gascon est un homme d’une seule flèche, brave comme un jour de Pâques, le vrai rejeton de la noble tige de saint Louis ! Vous n’avez idée de ce roi que d’après ses actes : c’est bien, car un fait juge l’homme. Considérez ses batailles, toutes sont des victoires ! (La face inconnue blanchissait dans l’ombre) Quelqu’un de son armée dirait-il qu’il ait vu le chef en sommeil ? Toujours en selle, en pensée, en devis, en carabinades. Jamais las, raide comme une lance, la main toute droite, la bouche ronde et les pieds chauds. Qu’a-t-il fait de la Ligue ? des éclats de coques de noix. Malgré ces vertus, qu’a-t-il récolté ? Rien. Pourquoi ? À cause de l’entêtement de Paris. (Le laquais, âpre, se moqua) Paris veut Mayenne, Mayenne conquistador, le victorieux général qui ne prit de sa vie que le donjon de Fronsac et une jeune dame qui était dedans, Mayenne, toujours Mayenne, Mayenne saoul de manger la France et de la voir s’entretuer pour le faire vivre à son aise. Aussi, le roi se lasse. À la fin, le voilà qui souffle. Buté, il regrette son temps perdu, ses plaies, ses veilles, ses soucis ; il bafoue son cœur, il se dit qu’un peu plus cruel il eût eu le trône de France. Paris qui l’éloigne rejette son effort cependant, messieurs, entre la bouche du roi et sa cuiller, que d’encombres de toutes sortes, assauts, rancœurs et vents de bise ! Par-dessus toutes, une peine s’est venue mêler à tant d’autres, et c’est d’être d’une religion différente ; mais nous savons au camp qu’il a fait porter parole au Saint-Père de son abjuration future. On le combat aussi de chercher les dames, et de n’acquérir de l’honneur que pour bien se faire aimer d’elles. Hé là ! messieurs, n’est-ce point qu’une armée de gens amoureux serait invincible, puisque tous y feraient mille beaux exploits pour intéresser leurs maîtresses, et Titus, le plus doux des princes, n’aimait-il pas éperdument Bérénice sans que jamais, toutefois, ses amours apportassent retardement à ses affaires ? (Le valet s’approcha d’une coupe, la saisit dans sa large main et sourit) Je vous devine : vous me reprochez en silence de parler un peu librement, n’étant que valeton fait pour obéir, non pour boire. (Il but) Mais chez le brave Gascon, il n’est seigneur ni laquais devant la tâche commune, et tous ceux de France doivent devant lui être égaux, comme il se fit d’abord leur égal. (Il essuya sa barbe et s’avança) M. Gillot, M. Chrétien, M. Passerat, M. Pithou, aidez-le donc à gagner Paris. L’homme est l’ennemi de l’homme, Paris se tue de ses propres armes, et sans vous le roi n’y peut rien. (Les quatre convives, pâles, s’étaient dressés) Debout ! Partez en guerre ! Hommes de la pensée, hommes de la parole, faites l’œuvre d’esprit comme il a fait l’œuvre d’épée ! (Les poings du valet luisaient aux lumières) Rien ne vaut en France qui ne soit compris, rien n’est sûr qui ne soit chanté, rien n’est durable qui ne soit prouvé. Travaillez de preuve et de chanson tandis qu’il travaille d’estoc, et qu’on apprenne à le connaître pour qu’il soit compris quand il arrivera, pour qu’il soit aimé quand il sera vainqueur ! (Une fièvre sacrée recula soudain les quatre hommes) Le roi maintenant s’efface ! clama le valet. Inutiles victoires ; il se sent désarmé dans son armée ! Pour vaincre, il lui faudrait un second Ivry, et qui fut gagné par les Mots, car la grande conquête ne sera que le jour où les peuples sauront comprendre ! Délivrer la France de l’Espagne, c’est bien ; mais la délivrer d’elle-même ! Le roi met bas son épée ; vite à vos plumes, messieurs ! Une satire vaut douze batailles. Le peuple n’aime pas le bruit du canon quand il dure, mais la bombarde des couplets se tire gaiement à toute heure et gagne enfin les esprits. Aux mots ! D’un petit gland croit grand chêne. Plus de combats, un livre ! La force crie à l’ironie : aidons-nous ! À l’aide, messieurs les bourgeois ! Bafouez ces princes qu’ensemble nous tenons pour sangsues du peuple ! Ahontez Mayenne à jamais ; et ce que les armes n’ont pu, que l’éclat de rire le fasse ! Ce jour-là, Paris sera sauvé. Le roi entrera en France pour y commencer le grand œuvre, y défricher, boiser, assainir. Le paysan prendra la terre, vous les idées, lui les balances et le glaive. Il dressera la table puisqu’il est laquais comme moi, et la poule qu’il veut mettre au pot sera grosse assez pour que s’esbaudissent au repas tous ceux qu’il convie ! Car je la veux la paix ! et je la veux l’aisance ! et je le ferai le bonheur ! (Les têtes épouvantées frémirent) J’abolirai la haine et le désordre et, valet, ce sera ma tâche de nettoyer la nation ! (Une lampe illumina l’homme, il eut l’air d’un saint) Poussières qui l’empestent, sang qui la souille, rongeurs qui la désolent, vermines qui l’obstruent, j’ai le remède et je l’apporte ! Pauvres gens de France mes frères, n’étouffez plus dans la demeure et après vingt ans de prison respirez la vie ; je suis celui qui ouvre les fenêtres !

Le geste balayeur de la main du roi dispersait des choses invisibles, et sa gauche s’étendait, bénissante, tandis que quatre visages rapprochés et bas mouillaient de larmes sa manche usée.

Ce soir-là, le plan de l’ouvrage[1] fut arrêté entre les quatre hommes. Gillot entreprit le Légat du Pape, Rapin l’Archevêque de Lyon, Pithou Claude d’Aubray, et Chrétien le cardinal de Pellevé. Tous les ennemis du Gascon, la Ligue, Mayenne, le parti des moines et leurs alliés étrangers y étaient sinistrement mis à nu. Rien ne résiste en France à la satire. Par son secrétaire, le roi surveillait ces pensées en marche. Quand fut terminé le chef-d’œuvre, il sourit, attendant le moment propice pour lancer à travers le monde ce magnifique cri de révolte ; et une main sur ce livre qu’il tenait prêt comme une arme, il reprit sa route en avant.

XI


Il recommenca d’entourer Paris, où le pain une fois de plus se fit cher. Il conquit les villes circonvoisines, ferma les rivières, occupa les grands chemins, et se retrouva en face d’alliés haineux, d’un groupe de trois forces qui s’apprêtaient à fondre de nouveau sur lui : l’Espagnol Philippe impatient d’usurper la France, le pape Clément VIII inféodé à l’Espagne, le duc de Mayenne, et une autre non moins redoutable qui allait combattre son cœur : Paris affamé pour la seconde fois.

Tous les périls, toutes les tristesses. Des États-Généraux se formaient qui allaient livrer à la multitude l’examen dangereux de son droit au trône. Déjà, le Légat disait que « les Bourbons étant hérétiques ne pourraient jamais être rois ». Et les Espagnols continuaient après le Légat : « Donc, si les Bourbons sont exclus, la loi salique est annulée d’elle-même, et l’infante Isabelle, fille de notre souverain, succède de droit à la couronne de France comme la plus proche héritière d’Henri III ; les Français la nommeront en chœur par reconnaissance pour le roi d’Espagne, sans qui la France serait depuis longtemps sous le joug du roi de Navarre, lequel, au dire du pape, est un homme « absurde, hérétique, schismatique, impie, et tout embrasé d’un esprit de révolte contre l’Église ».

— Moi ? souriait le Gascon étonné, c’est de moi ce portrait ?

Au fond, tout cela n’était qu’ambitions d’Espagne et terreurs françaises, épouvantes de factieux pour le maître juste dont ils craignaient les représailles.

— S’ils vous connaissaient pardonneur, dit Rosny, tous ensemble vous proclameraient. Mais ces catholiques vous croient un entêté protestant, et je sais, hélas ! (Rosny, sectaire, soupira), que vous n’êtes ni l’un ni l’autre.

— Un homme, murmura le Gascon.

Il reprit tout haut :

— Un homme, sans plus, désolé de voir souffrir les Français par la faute des méchants et des étrangers. Le bien du pays m’emplit la tête et le cœur, voilà ma foi, le reste n’y a nulle place.

— Je sais cela, sire ; hélas ! nous savons cela dans les compagnies.

— Et que dit-on de moi ?

— Rien, répondit Rosny, on souffre et on se tait ; on vous y aime tant qu’on ne sait s’il faut plus gémir de vous connaître sans religion que de vous voir perdre le trône à cause d’une religion qui n’est plus la vôtre.

Le Gascon se décida vite. Ce roi qui satisfaisait, sans croyances, aux deux morales, ce lutteur selon la Bible, ce pasteur selon l’Évangile fit appeler immédiatement les évêques pour s’  « informer ». L’archevêque de Bourges Renaud de Samblançay et le cardinal du Perron accoururent ; les conférences eurent lieu à travers les galops du camp.

— En sais-je assez ? demanda le roi un matin.

— Oui, sire, vous avez la grâce, mais…

— Mais ?

Le Gascon sourit.

— Justement, dit le cardinal, ce sourire

— Me préféreriez-vous chigneux ? D’ennui point de fruit, et qui a santé il a tout ! Que va penser le pape de mon abjuration, messeigneurs ?

Il prit machinalement une poignée de terre.

— Le pape ne s’y attend pas, dit Samblançay, et votre réconciliation avec lui s’embarrassera de quelques délais par la faute des étrangers.

— Il y a conférence des députés ligueurs à Suresnes, dit Henri. (La terre écrasée recélait un grain, il le détacha) Monsieur l’archevêque de Bourges, vous irez leur faire part de ma réconciliation avec l’Église (rêveur, il pesait le grain), et vous ajouterez aussi (le grain nu montrait son cœur blanc) que pour ne pas retarder, en continuant la guerre, une si louable détermination, je propose une trêve de trois mois, malgré que cette trêve suspende mes avantages et soit fâcheuse à mon but. (Il jeta le grain) Le peuple, pendant ce temps, recueillera le blé des campagnes.


La Ligue, étonnée, refusa la trêve ; mais le Parlement fit transcrire la déclaration du roi qu’il répandit dans le public. L’honnêteté du Gascon émut les faubourgs.

— Qu’on laisse entrer le Béarnais ! cria le peuple. Puisqu’il est converti, qu’attend-on ? Qu’il vienne ! Vive Henri !

La conférence de Suresnes, transportée boulevard Saint-Martin, activait l’œuvre de l’élection. Autre danger : les Espagnols qui avaient acheté le quart de la France et le Légat n’attendaient qu’un signe pour s’emparer des frontières. Feria, Taxis et Mendose, pour la troisième fois, déclarèrent « que si on voulait élire l’infante, Philippe II nommerait un seigneur français, parmi ceux de la maison de Lorraine, qui épouserait sa fille pour partager le trône avec droits égaux. Un mois après l’élection, ajoutaient-ils, il y aura une armée sur la frontière, deux mois après un second corps de troupes, de l’argent et de beaux honneurs pour les chefs. »

La main princière, le double trésor des Indes, une telle couronne alarmèrent Rosny et d’Aubigné, mais ne purent émouvoir le Parlement parisien.

— Ce serait la France espagnole, dit-il.

Hardiment, à la face des ligueurs et des étrangers, il leva le flambeau de la justice, et arrêta « qu’il fut enjoint au duc de Mayenne, lieutenant-général, d’assurer qu’il ne fut fait aucun pacte remettant la couronne à quelque prince ou princesse d’une nation étrangère ; déclarant au surplus que ces dits traités seraient nuls, contraires à la loi salique et autres lois fondamentales du royaume ». — « Nous sommes vrais Français, terminèrent les conseillers, et perdrons la vie et les biens devant que jamais être autres. »

Le roi, de son camp, assistait à ces courtes luttes.

— Voilà qui est répondre, approuva-t-il. Convient de humer les choses avant d’y goûter, car il y a toujours du poison dans un plat de figues d’Espagne.

Non découragés par l’arrêt, les Espagnols proposèrent cette fois, et sérieusement, le jeune duc de Guise. Acharnés à leur élection, ils demandèrent que les États « donnassent le trône aux deux époux, sans partage, et qu’Isabelle, épousant Guise, eût la Bretagne seule pour dot ». Harcelé par tous, le jeune duc allait accepter, mais Mayenne devenu jaloux l’arrêta : « Ne croyez point, dit-il à son neveu, que nous voulions nous mettre, nous autres princes, sous la domination de Philippe. Si vous acceptez ce trône, les protestants d’Allemagne, l’Angleterre et presque tous les Français se révolteront contre vous. » Le duc hésitait encore. Mais un homme se dressa soudain aux États, l’un des maréchaux de la création de Mayenne nommé La Châtre, qui représenta l’imprudence d’élire un roi tandis qu’on n’avait point de troupes, « que le Béarnais, pendant ce temps, préparait les siennes qui étaient fort bonnes et martiales, et qu’il fallait bien plutôt accepter sa trêve dont on avait grand besoin ».

Cette proposition était la seule sensée. Mais que d’heures perdues. Tant de cérémonies, tant de phrases pour tomber si bas. Un orateur de l’assemblée, finalement, remercia l’Espagne de ce qu’elle avait fait pour la cause, proclamant que la gravité des affaires ne permettait plus l’élection. Que dirent là-dessus les ambassadeurs ? On en attendait quelque éclat. Peureux, ils balbutièrent, assurant « que le roi leur maître n’avait travaillé que pour le bonheur de la France, et qu’elle ne l’avait pas compris ». Puis ils se turent.

Un pareil dénouement au drame le rendit burlesque, c’est ce qu’attendait le Gascon. Le livre qui flagellait les États, révélait les crimes et la bêtise espagnole était sous sa main, il l’ouvrit, lâcha la Satire Ménippée qui s’envola sur ses fortes ailes de chimère, et un inextinguible éclat de rire souleva la France :

— À bas les princes ! À bas les mauvais moines ! À bas le prévôt ! La trêve ! Nous réclamons la trêve ! Vive le brave homme !

Le roi, en son camp de Saint-Denis, écoutait ces acclamations.

— J’entends bien, disait son sourire, mais toutes ces clameurs n’ouvrent pas les portes.

Il vit à ses côtés le grave Rosny.

— Que ferais-tu à ma place ?

— Sire, je ne peux répondre, je crois.

— Et que ferais-tu, malgré ta foi ?

Une rumeur, à ce moment, roula au-dessus de Paris, plainte coutumière, long et sourd cri de faim. L’honnête protestant frissonna.

— Sire…

— Écoute ces échos ! (Le roi désignait Paris) Et après avoir entendu, que te vient-il au cœur, croyant ? Haine ou pitié ? Parle ! Que ferais-tu ?

Rosny n’hésita pas. — J’abjurerais au plus vite, murmura-t-il, je donnerais le bonheur au peuple, et j’attendrais le grand Jugement.

Il s’amincit, raide et pâle, comme si les langues de l’enfer léchaient déjà sa poitrine.

Le roi ne répondit pas d’abord il revoyait l’ancien drame, vision de ses vingt ans, la Saint-Barthélemy, sa tournée le soir du massacre, toute l’histoire du chapelet rompu dont les grains, un à un, tombant dans les plaies des morts, avaient emporté avec eux ses enfantines croyances. De ce soir-là, il avait douté. En butte aujourd’hui aux fureurs d’un pape, ces fulminations l’empêchaient d’entendre, il n’apercevait plus le ciel à travers ces torches, il ne croyait plus.

— Je reconnaîtrai, dit-il au bout d’un moment, l’obstacle d’opinions qu’il t’a fallu rompre pour me conseiller, toi protestant, de me convertir en catholique. Je suivrai ton avis puisqu’il va au-devant de mes projets : Credo en la seule France !

L’index de Rosny, à la dérobée, traça un signe de croix.

— Je vous en conjure, sire, ne dites à quiconque ces laides paroles.

— Ventre-Saint-Gris ! c’est seulement à toi que je parle, non à d’autres qui m’accuseraient, comme hier, d’hérésie, d’impiété, de schisme et autres fadeurs, sans comprendre que je suis Latin qui adore nombre de dieux, lesquels sont la beauté des femmes, l’art d’une ligne, la pensée d’un mot, l’héroïsme d’un cœur, l’honnêteté d’une âme et cent mille belles autres choses palpables et bien vivantes dont j’ai fait mes dévots autels !

— C’est de Dieu qu’elles viennent, murmura Rosny.

— Qu’en sais-je ? J’attends qu’il me le fasse savoir. Et, le saurais-je même demain, qu’y aurait-il de changé en moi ! (Coléreux, le roi se haussait) Je suis las de ton dur Très-Haut qui ne connaît plus que brouiller, menacer, punir ; il est temps de moraliser, et malgré que ce soit plus œuvre de prêtre qu’occupation de soldat, c’est l’ « excommunié », demain, qui va rappeler au monde l’Évangile ! (Il leva son bras vers la capitale) Fanatique cité, je cède ! J’humilie à la tienne la foi de mes troupes. Ma comédie pour ton repos ! la Messe pour ta gloire ! L’ours va passer sous la chatière, mais Rome, malgré elle, sauvera la France !

En dépit des empêchements du Légat, des menaces de Mayenne et des injures des moines, il convoqua les princes de sa suite et ses gentils-hommes, et le matin du 25 juillet, à huit heures, vêtu de blanc, se rendit à la grande église de Saint-Denis. L’archevêque de Bourges l’attendait à la porte, une main sur les Évangiles ouverts : « Qui êtes-vous ? » — « Le Roi », dit le Gascon. « Que demandez-vous ? » — Il sourit : « À être reçu dans le sein de l’Église catholique. » — « Le souhaitez-vous sincèrement ? » — « De tout mon cœur. » Et avec le même sourire aux lèvres, énigmatique, il prêta le serment et se mit à genoux.

C’est alors qu’eut lieu le prodige.

« Bon ou mauvais homme, songeait le roi, qu’importe au clergé, pourvu que j’assiste enfin à sa Messe. C’est l’objet de toute religion dogmatique où l’essentiel est de croire ou de le paraître, non d’agir selon la croyance ». Me voici agenouillé devant qui ? Des saints ? Non, des agitateurs. Je suis cependant plus éclairé que ces prêtres : la doctrine protestante dont toutefois je me gausse encore plus que de la catholique m’imposant de raisonner avec la Parole lorsque la doctrine des autres m’oblige à l’admettre. Et pourquoi suis-je alors ici ? Une voix me répond : « Monarque, c’est à l’Unité du royaume, à son indépendance compromise, à ton devoir de chef qui est de rendre la paix au peuple que tu fais un tel sacrifice ; il en coûte à ta vanité, rien à ton cœur, baisse done les yeux. » — Le roi, toujours à genoux, entendit rugir le Te Deum. — Générosité, humblesse, dévouement, vertus d’Évangile, cette âme excommuniée les avait toutes. Penché sur la patène que lui tendait l’archevêque, il les offrit au peuple dans un acte de foi sublime en l’inébranlable raison et l’universelle pitié ; mais comme il touchait la face de Jésus, l’or s’anima…, il sentit sous sa bouche que deux autres lèvres, longtemps fermées, s’avançaient soudain vers les siennes, et ces deux prisonniers de l’Église, le Chrétien et le Paien, se baisèrent.

XII


Après cette abjuration, le roi se sentit la bonne carte en main.

Frustré de l’espoir d’élever sa fille au trône de France, le roi d’Espagne ne soutenait plus les ligueurs, gardait rancune à Mayenne d’avoir fait échouer l’élection de l’Infante et n’ambitionnait plus de vaincre Henri. Le Gascon, dès lors, se hâta en besogne. Encouragé par les sympathies de Paris qu’un quadruple soulèvement parlementaire, municipal, bourgeois et plébéien mettait à sa discrétion, il prolongea la trêve, exhorta les peuples, dans un beau et ferme discours, à rentrer dans le devoir et à le reconnaître, promettant d’oublier le passé, confirmant tous les privilèges et accordant aux factieux une amnistie générale. À cette invitation, des provinces entières, Lyon, Aix, Orléans, la masse picarde et une foule de gentilshommes volontairement se rendirent ; la partie engagée depuis vingt ans tirait à sa fin : le royal joueur posa la carte sur Chartres.

— Atout ! railla d’Aubigné. C’est donc à Chartres que vous irez vous faire sacrer ?

— Reims est lorraine et appartient aux ligueurs, dit le Gascon. Mais ici ou là, que me fait ! L’homme brave porte avec lui son gain de cause. Ma couronne n’est ni à Reims ni à Chartres (il montra sa grosse main fermée) ; elle n’est, je pense, nulle autre part qu’en ce lieu.

Tous remarquèrent, pendant le sacre, qu’il avait ses habits de bataille, humbles, élimés aux épaules par le frottement de l’acier. Bonne tête endurante cuite par les soleils, grand nez d’aigle, barbe et moustaches d’épines, dents longues, ventre plat, ceil fixe et resplendissant glacé comme une pierre précieuse, ce n’était point là, on le comprit, un prince qui héritait d’un trône, c’était un lutteur qui le saisissait.

Après le sacre, il revint à Saint-Denis, au camp, pour épier l’occasion ; charmée par un tel homme, elle se présenta aussitôt.

Depuis quelques jours, les volontés éparses de Paris se réduisaient en une seule : soumission. Les chefs de ce mouvement royaliste n’ignoraient pas qu’ils jouaient leur vie, mais le bonheur de vaincre leur sembla plus doux que la vie. Dès le 1er mars, les confédérés s’entendirent pour favoriser l’entrée du Gascon dans la capitale. Parmi eux se haussèrent les échevins Langlois et Néret, le prévôt L’Huillier ; au Parlement et à la Cour des Comptes MM. le Maistre, Molé, du Vair, Damours, Marillac, Boucher d’Orsay ; et enfin, en masse, trente mille bourgeois énergiques se montrèrent prêts à attester, armes en mains, « leur lassitude des maîtres et leur désir d’un roi ». Henri, haletant, s’approchait peu à peu des portes.

— Je touche au but, j’arrive…

Il était si près que Mayenne, menacé à Paris. d’une insurrection, cerné par l’armée gasconne entre Meaux, Pontoise, Orléans et Bourges, s’enfuit précipitamment à Soissons pour y organiser une résistance plus sûre. La garnison espagnole et les terroristes de la Ligue se trouvèrent désormais entre deux ennemis un peuple orageux à l’intérieur, tandis qu’au dehors une armée martiale s’avançait. Ces deux forces convergentes, l’une morale, l’autre effective, qui se resserraient comme deux mâchoires d’étau, témoignèrent de la stratégie du Gascon. Le 20 mars, grâce à la connivence du gouverneur de Paris, M. de Brissac, le roi stipula « un pardon général » et ordonna aux troupes de se tenir prêtes pour leur entrée dans Paris.

Une fièvre soudaine saisit le camp et toute la nuit, on ne sut pourquoi, beaucoup d’hommes pleurèrent.

La plupart, les jeunes, se réjouissaient sous les tentes. L’entrée dans Paris, c’était le licenciement, un départ dans l’aurore, la besace au dos, vers le pays bourguignon, ou poitevin, ou dauphinois ou normand, c’était l’adieu à la solde, mais c’était la bienvenue au foyer, à la commère, aux petits, à l’étroit lopin où allait pousser le froment. Pour les autres, les plus anciens, pour les fidèles Gascons de la bataille de Coutras qui, depuis vingt ans, solde oubliée ou payée, avaient suivi par amour la gloire et les infortunes d’Henri, ce mot paix signifiait fin. « Fini, disaient-ils entre eux, plus de galops, plus de pistolades, plus d’assaillements, plus de combats, plus d’entrées dans les villes sous les étendards, plus de ces dîners sur les tertres, après la victoire, où notre Henriquet apportait sa croûte, l’huile, l’ail, un flacon du Lot et ses fariboles patoises. C’est en Parisien, c’est en roi qu’on a changé notre ami. » Ceux-là pleuraient.

Les officiers, taciturnes, s’occupaient à leurs escadrons. Accourus pour servir six mois et restés vingt ans sous les armes, après tant de fatigues le signal du repos sonnait enfin. Une rumeur montait en eux, le fifre attristé de la retraite, du relèguement au donjon solitaire depuis des ans, l’appel aux honneurs et aux récompenses qui était celui de la décrépitude, de la vieillesse et des regrets ; et ne sachant s’il fallait se féliciter ou se plaindre, ceux-là, mélancoliques, ne disaient rien.

— Zist, zest, il y a du nuage dans les braves cœurs de vos gens, dit Rosny au roi ; je viens de tournailler au bivac, on leur a conté que c’était fini, et ce mot qu’ils ne pénètrent pas les navre.

— Bien au contraire, s’écria le Gascon, cela commence ! Au câble de ce qu’ils appellent la fin je m’apprête à nouer l’avenir. N’importe, mes troupes et moi nous nous entendrons ensemble tout à l’heure. Il faut les ordonner en bataille, face à Paris.

L’armée se rangea en silence, les yeux tournés vers la capitale. Il était deux heures du matin.

Quelques lueurs indiquaient la ville. Las d’avoir tant crié, Paris essayait de dormir malgré ses misères ; il ne savait pas le complot.

À trois heures, le roi qui avait écrit toute la nuit demanda comme de coutume son harnachement de soldat, le haut-de-chausses feuille-morte en maint endroit rapiécé », la cape de drap rouge et le gros chapeau à médaille ; mais après un instant de rêverie, il óta le feutre et prit le béret gascon.

On était en plaine de Saint-Denis. Le roi, les princes, Rosny et d’Aubigné aux côtés du roi, les très hauts seigneurs et un grand nombre de noblesse attendirent au-devant des troupes que le jour commençât à poindre. Une ligne d’or cerna l’horizon.

— C’est l’espérance qui monte, dit le roi. Voici l’heure, messieurs ; à vos places !

Mais Rosny effleurait son maître :

— Sire, à côté de vous… cette charrue…

Laboureuse morte oubliée sur son champ de bataille aride, une charrue tendait dans les mauvaises herbes ses brancards meurtris et maudissait le ciel injuste. Devant cette vision désolée, le roi recula.

— Garde à vous ! cria-t-il soudain.

Une idée affluait en lui. Appelant les tambours d’un geste, il les bouscula près de la charrue.

— Aux champs !

Trente tambourins battirent la sonnerie glorieuse ; leur coquerico, comme un chant de paix, s’envola dans l’espace pur, et le soleil enfin déchira les ombres. « Soldats ! clama le Gascon après tant d’épreuves supportées par vous sans murmures, vos capitaines racontent qu’au moment d’entrer dans Paris à la suite de votre chef les opinions vous divisent, et que vous cherchez à connaitre quels merveilleux projets j’apporte sur ce trône que vous mîtes vingt ans de peines à me conquérir. À cela, je répondrai du collier que nos grandes batailles sont finies, que le sang a coulé assez, que la terre en a plein son ventre, et que dessus ce vilain engrais d’autres moissons qu’os de morts demandent à fleurir. (Il baissa sa mante enflée d’air) Mars venteux annonce un bon Mai ; toutefois, pour que germe un bien sur le mal de France, j’ai besoin encore de braves gens, non de ce courage militaire qui détruit au lieu d’entreprendre, mais de la valeur pacifiée. Le premier des soins de mon règne ira vers vous tous qui m’avez servi sans espoir. Au lieu d’armes, je vous octroierai de bons champs : vous m’en tirerez des conquêtes qu’en mon âge mûr ma pensée assagie marque pour certaines. Devenez laboureurs, soldats ! n’en soyez point tristes, et livrons aux campagnes un long combat enchanté ! Une fois posés dans vos fermes, oubliez vos reins courbattus, reprenez la herse des aïeux et retravaillez au bonheur du peuple dont vous commençâtes la gloire ! Maisons d’industries, de commerce, entreprises de bâtiments, terrains agricoles, vous aurez tout cela de moi qui vous aime. (Il regarda les seigneurs) Et ce n’est point tout : S’il me faut des mains, me faudra aussi quelques tètes pour tracer des routes, et m’édifier en bonnes phrases une littérature rurale qui nous enseigne le sol, car nous avons trop lu de Bibles, et trois onces de pain bénit n’ont jamais restauré un homme. (Il sourit) Y eut des rois qui comptaient pour deux la gloire et la paix, je pense autrement. Que me sert qu’Ulysse soit plus âgé que Patrocle ? Que sert de peser un mot quand y a le fait ? J’aime les choses utiles, et il n’est qu’une gloire : être heureux ! Vous l’êtes dès ce jour. Plus de sang ; essuyez vos barbes et dites que vous avez assez bu. La France n’est point la belle d’autrefois, les guerres l’ont harassée ; mais à faible champ fort laboureur j’en veux faire dans l’avenir une nation riante et travaillante, avec un œillet sur chaque joue ! (À ce moment, le roi s’avança, la face enflammée, le poing haut) Braves compagnons de Coutras, d’Arques et d’Ivry ! soldats de l’Œuvre future ! agriculteurs ! maçons ! formez-vous dans vos compagnies, reprenez une dernière fois vos glorieuses places de bataille ! (Il rugit :) Qu’on bouche l’âme des pièces ! Les pointes des épées, des piques, des hallebardes, les gueules des mousquets et des arquebuses et la lance des étendards dirigées par terre en signe de paix ! Tambourins ! trompettes ! massez-vous sur cette Charrue, et que chacun de vous la regarde pour y contempler en passant l’image de mon règne à venir ! Mestres de camp, garde à vous ! »

L’ordre s’exécuta dans une épouvante : les pointes des armes s’abaissèrent et on emplit de foin les canons.

— Vers Paris ! commanda le roi.


Tête découverte, à cheval derrière la charrue, l’épée pacifique, et cerné par les tambourins de la garde qui battaient la « marche française », le roi vit venir à lui l’Épopée Gasconne : En avant, la Cornette Blanche, seigneurs décimés, lambeaux d’escadrons où les jeunes ressemblaient aux vieux, où les vieux ressemblaient aux morts ; les chevau-légers, petits nobles, aux arquebuses courtes, aux longs pistolets à rouet ; un torrent de cuirasses : gendarmes sur gros chevaux gris, escortés de lances ; et trottant à leur suite, les arquebusiers à cheval ou dragons chargés de chaines. Les épées, en passant, saluaient la vieille charrue, et rythmiquement balancés, les tambourineurs, dix par dix, envoyaient aux héros l’adieu des batailles. Misérables comme le roi, les compagnies à pied s’avancèrent, hordes gascommes aux yeux enfantins qui n’avaient économisé des combats que leurs cicatrices. La plupart portaient la coiffe des camps, le béret, un bissac « où y avait gousses d’ail, fiolette d’huile, et la croûte de pain ». Les fers de leurs piques, hautes de dix-huit pieds, effleuraient la terre en grand deuil, et ceux-là qui étaient paysans palpitèrent à la vue du soc. Les arquebusiers à pied venaient ensuite, portant épieux, l’arquebuse à croc sous le bras, l’épée courte. Les derniers étendards, lamentablement meurtris par les balles, s’humilièrent vers la charrue ; et abandonnant enfin les autres troupes qui étaient de moindre importance, le roi au galop rejoignit la tête de l’armée.

Il allait, pâle, dans une fièvre, et regardait grandir Paris au soleil. Tout à coup, poussées par Brissac, les portes s’ouvrirent ; l’armée royaliste entra, silencieuse, en ordre de bataille, et occupa les rues. Entouré de sa noblesse, l’Agitateur marchait à la cathédrale. À ce moment, les Parisiens s’éveillèrent. Après le Te Deum, la ville ivre le poussa au Louvre et entra dans les grandes salles avec lui. La table était mise. Quatre mille hommes, vieux et jeunes, femmes et enfants, groupés contre les barrières, se pressaient pour voir entrer le Gascon. Il parut, sourit, salua la foule. Se retournant ensuite vers l’évêque de Chartres qui était à gauche, il dit au milieu des clameurs ces paroles simples :

— Entendez ces cris allègres de bergerie ; le pasteur revient et les loups sont morts : les pieds sont beaux de celui qui apporte la paix.

Et cet homme d’action fit alors une chose qu’il avait oubliée depuis vingt ans : il s’assit.


Une heure après, les boutiques étaient rouvertes et les faubourgs travaillaient.



fin du quatrième livre

LE GRAND

Au château de Pau, il y avait une chambre de mystère qu’aucun n’avait vue, sinon dans le temps jadis le roi de Navarre, et qu’on assurait pour déserte ou visitée seulement par les génies silencieux.

Dans cette chambre, trois métiers à tapisserie, de haute-lisse, étaient installés. Rien n’y manquait : la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure et le peigne d’ivoire qui servait à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs.

À travers chaque trame, derrière ces fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres aux visages féminins, aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient ces vastes métiers. Leurs mains allaient le long des trames, entraînaient les fils rouges, bleus, vermeils, les fils d’or comme les fils noirs, et en formaient par leur assemblage des événements et des figures. Une rumeur montait de leurs mains agiles, emplissait la grand’chambre d’un sourd écho d’atelier ; mais ces femmes ne regardaient pas leur travail entre leurs mains hautes et obéissantes, elles s’appliquaient à copier d’invisibles choses.

On n’eût pu les reconnaître, on n’eût pu aussi les nommer ; elles manquaient de réel visage, et n’avaient point de patrie. Elles venaient d’on ne savait où, de loin, de derrière ce qui est loin. Peut-être avaient-elles tissé dans les temps anciens les histoires d’Andromède et d’Amione, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé ; peut-être les avait-on vu poser l’écarlate à Jérusalem sur le voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie. Indistinctes, rayées par les longs fils du métier, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux ; mais en contemplant leur travail, on voyait qu’elles savaient le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

Vingt-cinq panneaux, dans le clair-obscur, montraient en éblouissants jets de couleur une histoire, incompréhensible d’abord, où revenait sans cesse le mâle visage d’Henri IV, au long des événements qui avaient eu lieu de 1569 à 1594, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au roi qui venait d’entrer dans Paris.

Un groupe de six tapisseries représentait les jeunes luttes, l’apprentissage de « l’homme » : Son effroi à Jarnac. — Son hymen malheureux. — La Saint-Barthélemy. — Son passage au Louvre. — Ses études. — Sa fuite. — Ce n’étaient que tableaux grandioses, laines vermeilles. Une seule tache noire dans cet espace de huit ans

Consciences ne lui avaient rien reproché, sauf une heure perdue au jeu.

Neuf autres tapisseries racontaient les premières batailles du « capitaine » : Le recrutement de l’armée gasconne. — La fin de son idylle avec la paysanne agenaise. — La prise de Cahors par des dormeurs. — La scène du Picard ennemi promu officier par le roi lui-même en souvenir des braves coups qu’ils s’étaient mutuellement portés par la tête à l’assaut de la ville. — L’épisode de la Corde. — L’histoire véridique du général Lonlenlas. — L’attaquement de Coutras. — Les chansons du roi après la bataille. — Les drapeaux espagnols chez sa belle maîtresse Corisande. Là aussi, ce n’étaient que visions grandioses. Une seule tache noire en cet espace de dix ans : les Consciences ne lui avaient rien reproché, sauf une heure perdue à table.

Les dix derniers panneaux magnifiaient la conquête, le duel contre les ligueurs, le triomphe définitif du « Roi » : La reconstitution de l’armée gasconne, ses manœuvres. — La ville de Darnétal sauvée par un enfantelet de deux ans. — Le cercueil du capitaine picard entraînant les hommes dans la plaine d’Arques. — Le coq de fonte, animé d’une vie soudaine, s’envolant de son haut clocher pour sauver le roi. — Corisande armée chevalière. — L’héroïque attitude des gentilshommes à la bataille d’Ivry, et la charge finale autour de la Chemise transformée par le roi en merveilleuse cornette. — La leçon politique d’un vieux cheval du moulin. — Le désintéressement du roi au siège de Paris. — L’échange des baisers entre Jésus et Bourbon. — L’entrée dans la capitale ; un soc de charrue, image du règne, glorifié par les troupes. — Comme dans les autres tapisseries, ce n’étaient partout qu’orgueilleuses visions. Mais une tache noire, là encore, gâtait son entrevue avec Corisande : à ce moment solennel, veille de bataille, les Consciences lui avaient reproché l’importunité de l’amour, une heure perdue au lit.

Ces simples traits, ces trois taches posées par les femmes enseignaient le sens de leur ouvrage, le stoïque évangile des hommes d’action. Au cours du période qui avait précédé son avènement, l’ex-agitateur devenu roi de France avait commis sans doute des fautes graves, mais elles n’étaient pas sur le métier. Vingt-cinq ans auparavant, la reine Jeanne, le bras tendu vers les ouvrières qui allaient représenter en images la vie publique de son fils, avait dit au prince ces paroles : « Regardez, Henri ; la première de ces femmes est le Bien, la deuxième le Mal, la troisième n’est ni le Bien ni le Mal, et c’est pour les hommes la plus sinistre, car si les braves sont grands et si les lâches sont infâmes, les chefs inutiles inférieurs aux méchants sont la honte des morts eux-mêmes. » C’est ainsi qu’indistinctement crimes et grandeurs, les triomphes et les désastres étaient tous marqués sur les fils par d’éblouissants écheveaux, et que les plus légères peccadilles, les moindres fautes contre l’action, les heures perdues seulement étaient en noir.

En face du troisième groupe de panneaux, les Tisseuses terminaient le couronnement du Gascon. L’œuvre le figurait au Louvre, assis sur ce trône que tant de peines lui avaient conquis. L’une des femmes, soudain, noua le fil, les deux autres reculèrent l’ouvrage au mur, et la salle s’emplit de fantastiques clartés.

Plus grand, plus large que les autres, un quatrième châssis apparut entre elles et le jour, muraille d’innombrables fils, vaste métier qui emplissait la salle et semblait attendre, comme une âme où rien n’est encore écrit, le rêve qu’y allaient chanter les laines d’or, les laines vermeilles et d’azur, les magnificences promises de l’idée, de la couleur, de la vie.

Ce n’est plus l’histoire du chevau-léger, ni du capitaine, ni du victorieux des grands combats d’Arques et d’Ivry, ce n’est plus le roi de Navarre qu’elles s’apprêtent silencieusement à imager ; le nouveau règne a fait un autre homme : c’est mieux que le roi de France, c’est Henri le Grand ; et malgré qu’elles soient à Pau, leurs yeux qui peuvent tout voir percent la matière, annulent la distance, touchent l’ame qu’elles ont mission d’observer ; actives, leurs mains posent le premier fil.

Il glisse, il court, il s’étend ; la laine s’ajoute à la laine, les couleurs pointent sur la trame comme l’aube dans les ténèbres, les réseaux d’azur apparaissent, l’or, l’argent, les teintes glorieuses, et le jour surgit sur le grand métier ; c’est que le roi, là-bas, œuvre dans la lumière, et que le travail des Tisseuses en est le reflet. Les mois passent, la vision s’ébauche : groupes, multitudes, événements, et le rêve historique s’exhale des laines superposées. — Soumission des ordres religieux et de la Sorbonne. — Intronisation du roi validée par le pape. — Une guerre imminente entre Henri IV et Philippe II se lit dans le galop du roi vers les Pyrénées. — Non loin, cinq femmes assaillies l’implorent : la Picardie, la Bourgogne, la Bretagne, le Lyonnais, la Provence. — Il coupe leurs liens dans la plaine de Fontaine-Française, et arrache le voile qui couvre l’est de la France. — La tapisserie se déroule ; au fur et à mesure les faits s’y posent, et il n’y a pas de taches funèbres. D’allégoriques voix l’acclament ; c’est Lyon, Marseille. — Les dues ligueurs sont à ses genoux ; — et la France des frontières, soudain, apparaît comme un groupe souriant, une ronde de cités aux mains unies : le territoire national est sauf, l’Unification est créée.

Les Tisseuses ne s’arrêtent pas, leurs mains. grises font courir les fils. Une image apparaît : le roi, pauvre comme son peuple, « en pourpoint troué aux coudes, assis devant une marmite renversée », tandis que l’ancien Rosny, le nouveau ministre Sully compte sur ses doigts la note du ménage français, car la dette de l’État monte à un milliard. — Tous deux, plus loin, se tournent vers l’Assemblée des Notables ; ils font voir leurs chiffres, et les conseillers signent la note pendant qu’on emporte en terre le spectre de la dilapidation « dame Grivelée ». — La tapisserie se couvre sans cesse : Amiens capturé ressaisi ; les Espagnols défilent devant les Français rangés en bataille, et la Ligue Bretonne se soumet au roi. — Les apparitions se succèdent : du tamis des trames s’envolent des figures ailées, la Tolérance et la Raison, vierges graves qui sourient au roi, mais qui semblent tout étonnées de leur venue en un siècle où un homme seul les comprend : c’est l’Édit de Nantes, la paix religieuse ; et tout à côté, réduisant l’Espagne aux pieds du roi de France, c’est le contrat de Vervins, la paix civile.

S’arrêtera-t-on là ? Les Tisseuses, sur ces hauts faits, vont-elles reposer leurs mains inlassables ? Tout ce que projette de lumière le code de l’Édit de Nantes a dù épuiser l’argent et l’azur, et les écheveaux vont manquer. Au contraire, les mains des Voyantes se précipitent, car le ton vermeil du modèle, l’aube montante de la patrie transfigurée veulent à présent des couleurs plus jeunes, et c’est dans une fièvre que les navettes bondissent ! Les peignes qui leur servent à tasser l’ouvrage font éclore un immense tableau heureux : les laines éblouissantes créent des cités, les maisons de travail murmurent, les édifices de la paix sortent de la terre aride, mille peintres et sculpteurs parent la nation. Mais les laines courent plus loin, descendent et affluent en des mers de blés, la campagne grouille d’un peuple libre et nouveau, de pacifiques hommes, aux blessures de soldat, sèment, vendangent ou labourent, des bœufs et des chars encombrent les sentiers, les canaux s’émeuvent dans un long mouvement d’échange et de transport, les collines apparaissent chargées de raisin, d’orge, de houblon, de maïs et de riz, les pâtures verdoient d’herbes nouvelles, les mûriers bordent les routes, les chaumines fument, les enfants jouent, les hommes et les femmes s’embrassent : la France chante !

Une flamme sacrée hâte les Tisseuses. Depuis quarante ans qu’elles travaillent, jamais plus splendides tableaux n’ont défilé sous leurs yeux. Voici quatorze ans que le roi entra dans Paris, et voici quatorze ans qu’au lieu de conter des guerres elles tissent, enthousiasmées, la fortune de France. Qu’y aura-t-il encore de plus grand dans cette œuvre d’Henri le Grand ? L’espace, devant leurs yeux, se déchire comme la nue, elles pénètrent l’âme royale…, et à ce spectacle, tout à coup, leurs fronts s’enchantent de pensées plus belles, leurs bras s’élancent plus rapides, et de vastes symboles naissent à nouveau sous leurs doigts tremblants. Elles en sont au fameux « Projet d’Henri IV », rêve de la confédération des États d’Europe contre l’orgueilleuse Maison d’Autriche pour le perpétuel établissement de la Paix. De tous les côtés du métier, à leur place géographique, en haut, en bas, des mains tissées se tendent : celle de l’Électeur Palatin liée par-dessus leurs peuples au bras du roi Jacques, des mains anglaises qui malgré la distance envoient des signaux, d’autres qui appellent du fond de la Suède, puis les gantelets d’Allemagne, de Savoie, des milliers de mains enchainées surgies du sol de la Hollande et d’autres encore, toujours et sur tous les points, des nuages, des foules et des multitudes de mains crispées vers la France libératrice ! Les Tisseuses éblouies continuent le Chef-d’Euvre. Au milieu des « mains » qui l’implorent, le roi est assis, il regarde l’Europe transformée, dans la sienne il va grouper ces étreintes, il va agir…

Mais à ce moment l’une des femmes qui tissait l’image du roi s’immobilise. Comme le couteau qui s’enfonce là-bas dans le cœur d’Henri, la navette perce la trame, s’échappe des mains, la laine rouge du peloton se dévide à terre.

Et poussant un long cri aigu, les trois Tisseuses s’envolent.


FIN


Mai 1898.

LE ROI



PREMIER LIVRE
L’Enfant.
     I. Supplique à la Reine 
 3
 10
   III. Ses nourrices 
 17
   IV. Son éducation 
 26
 36
   VI. Idylle 
 44
  VII. Au collège 
 53
 VIII. Les Tisseuses 
 63


DEUXIEME LIVRE
L’Homme.
     I. La peur 
 73
    II. Hymen 
 79
   III. La foi perdue 
 86
   IV. Simulation 
 93
    V. L’espérance 
 101
   VI. La fuite 
 112
  VII. Les Tisseuses 
 122


TROISIÈME LIVRE
Le Capitaine.
     I. Le recrutement 
 135
    II. La garde gasconne 
 143
   III. Le bon mensonge 
 152
   IV. Dormeurs 
 161
    V. L’homme de Cahors 
 171
   VI. La corde 
 177
 198
   IX. En marche 
 207
    X. Les drapeaux 
 216
   XI. Les Tisseuses 
 225


QUATRIÈME LIVRE
Le Roi.
     I. L’an fou 
 237
    II. Villes prises 
 247
   III. Bataille d’Arques 
 257
   IV. Le coq de Meulan 
 269
    V. Père des troupes 
 277
   VI. La chevalière 
 287
 296
 314
   IX. La famine 
 322
 331
   XI. L’abjuration 
 340
  XII. La charrue 
 350


CINQUIÈME LIVRE
Le Grand.
        Les Tisseuses 
 363
  1. Satire Ménippée.