Le Roi/Le Capitaine IX

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 207-215).

IX


C’est en vain que le roi de Navarre tenta de recueillir d’une négociation avisée les avantages de son triomphe à Coutras. Le succès d’une longue campagne, loin du Béarn d’où il tirait ses ressources, n’était possible qu’avec des chefs solidaires les uns des autres et de l’argent, Or, le prince de Condé, las et jaloux, s’en allait à La Rochelle, et le vicomte de Turenne partait se rafraichir en Périgord ; les seigneurs endettés par la solde de leurs compagnies voulaient revoir leurs moulins, et à leur exemple, le soir venu, bon nombre de soldats s’enfuyaient en troupes vers leurs foyers. Les Gascons, seuls, souffraient leur nostalgie en silence. Le roi le comprit, céda une fois encore aux événements qui le détournaient d’un plan stratégique étendu ; et après la dislocation de son armée réduite aux douze cents hommes de sa garde, il donna le mot du départ :

— À la grange s’en va le blé. Marche !

Ils partirent l’avant-veille de la Saint-Martin, chargés des trésors de Joyeuse, qui sa belle vaisselle en sautoir, qui son sac d’écus dans une fonte, qui ses bijoux d’or dans les poches. Plusieurs, tels que dames en cour, avaient l’oreille emperlée. Aux boucles des chaussures, dans la corne des poignards et le bois des piques, par les fentes des boutonnières et les grossiers collets de toile écrue luisaient saphirs et cassidoines, hyacinthes cardinalices, opales, gérosoles, ambres et béryls, et sous leurs touffes poilues, de gros doigts laboureux montraient, enchâssés dans de délicates montures d’art, les yeux sanglants des escarboucles et les sourires mauves des améthystes. Le roi galopant aux ailes se frottait les mains :

— Toutes ces rigaudailles de bijouteries inutiles. vont se transformer là-bas en maisonnettes, pain, pitance, hangars, gerbiers et académies de pigeons et poules. Vois ces hommes mélancoliques, d’Aubigné, s’ils baissent paupière, c’est qu’ils, pensent à la femme abandonnée au logis, laquelle gargote en les attendant le bon pot de la bienvenue. La guerre nourrit la paix.

Allure rapide. Trois troupes : une pointe, le gros, l’arrière-garde. La première journée fut de huit lieues ; les hommes avaient la hâte de la patrie.

— Cette ardeur durera-t-elle ? vint dire M. d’Urgosse. La chaleur du ciel, en cette tardive saison, incommode les gens sous leur butin et leurs armes.

Le deuxième jour on fit sept lieues. Avant la halte du soir, le Gascon vit passer l’armée dans un lourd nuage, et appela ses capitaines.

— Les troupes martiales, dit-il, ne font point poussières. Nos hommes n’ont plus la force de lever le pied. Il faudra que chacun de vous, dès demain, divertisse les piétons par des amusettes.

Aucun ne comprit. M. de Lanjuzan osa dire : — Ce sont de braves cervelles, mais pesantes, peu sujettes…

— Pesantes ! cria le roi coléreux. C’est vous autres plutôt qui leur semblez tous des ignares ! Au lieu de vous adonner aux niaiseries, béatilles et baguenauderies courtisanesques, si vous étiez descendu comme moi dans ces bonnes âmes campagnardes, vous y auriez frais ! Je vais leur siffler un air de mon invention, et vous allez voir s’ils comprennent.

Le lendemain, suivi de ses gentilshommes, il assista au départ, trotta près des arquebusiers à pied silencieux, et avisa quelques Toulousains :

— Çà ! Cà ! Cà ! héla-t-il en frappant ses paumes allègres, vous marchez comme des fileuses ! S’il en est parmi vous qui ne veulent point revoir la fille, embrasser la maman et goûter le vin de Saint-Mathurin, qu’ils demeurent arrière à chercher les puces des mulets ! Nous allons ensemble chanter l’histoire de « Marion qui voulut mariage ». Les soldats du côté de Toulouse qui ont un nid d’oiseaux sous la luette m’accompagneront au refrain. Je commence.

Et les rênes pendantes, la tête haute, ouvert et familier, marchant tout près d’eux comme un compagnon, le roi chanta :


La mère et la fille, en fauchant le blé,

Refrain
Pécaire !

La mère et la fille, en fauchant le blé,

Le roi

Derrière un épi trouvèrent un garçon.

Cent voix, entonnant le refrain
Pécaire !

Derrière un épi trouvèrent un garcon.

Le roi

Ma fille, dit la mère, j’en veux la moitié.

Mille voix au refrain
Pécaire !

Ma fille, dit la mère, j’en veux la moitié.

Le roi

Allons à Rome chercher un avocat.

l’armée

Pécaïre !

Allons à Rome chercher un avocat.

Le roi

Ça, dit le Pape, nous faut bien partager.

l’armée

Pécaïre !

Ça, dit le Pape, nous faut bien partager.

le roi, braillard

Le blé à la mère, et la fille au garçon !

l’armée, enthousiasmée

Pécaire !

Le blé à la mère, et la fille au garçon !


La marche, peu à peu, devenait ardente. Plus de poussière sous les talons ; le rire enlevait le pas.

— Lors, cria le roi en courant aux ailes, la marâtre et la fille s’en retournent en leur maison ; mais la mère oublie la sentence, renvoie le violoneux, et oppose encore mille empêchements. Tous vous savez ce devis pour l’avoir poussé en cadence sur les hauts remparts de maintes cités poitevines. Que les anspessades toulousains l’entonnent, je ferai moi-même les répons.

Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.
le roi, aigre et comique, les bras levés. (Parlé).
Ma fille, nous n’avons pas de pain !

l’armée, se precipitant à la suite du roi (Parlé.)
Mon Dieu, de pain ! Seigneur, de pain ! Le boulanger
          nous en prêtera, ma mère !


Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.

le roi, d’une voie forte et farouche (Parlé.)
Ma fille, nous n’avons pas de vin !

l’armée, en masse, répondant
Mon Dieu, de vin ! Seigneur, de vin ! Il en reste un plein
          pot, ma mère !


Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.

le roi
Ma fille, nous n’avons pas d’anneau !

l’armée
Mon Dieu, d’anneau ! Seigneur, d’anneau ! Nous pren-
          drons le cercle du cuveau, ma mère !


Chant des anspessades
Je veux, maman, me marier cette année.

le roi
Ma fille, nous n’avons pas de lit !

l’armée, joyeusement
Mon Dieu, de lit ! Seigneur, de lit ! Nous coucherons
          dehors, ma mère !


— La mère, cria le Gascon, essaie une dernière fois de vaincre sa fille et de retarder la noce par des questions importunes. Vous savez aussi ce refrain-là ; c’est l’air du rebiroulé que vous chantâtes ensemble à la grande conquête de Cahors ! Mettez-y la flamme qu’il faut. Avis aux Toulousains. Et tendez jarrets, nous devons marcher plusieurs heures.


Chant du roi, qui accélère
Hélà, ma fille, veux-tu pas un mouchoir,
Un joli mouchoir ?

les douze cents hommes, tumultueux
Ma mère, non ! Méchante mère que j’ai ! Elle ne comprend pas le mal de sa fille, elle ne comprend pas la traque et la trique ! elle ne comprend pas le rebiroulé ! elle ne comprend pas le mal que j’ai !

le roi
Hélà, ma fille, veux-tu un cotillon.
Un clair cotillon ?

l’armée
Ma mère, non ! Méchante mère que j’ai ! Elle ne comprend pas le mal de sa fille, elle ne comprend pas la traque et la trique ! elle ne comprend pas le rebiroulé ! elle ne comprend pas le mal que j’ai !

le roi
Hélà, ma fille, eh bien, prends ton jeune homme,
Prends ton bel jeune homme !

l’armée en marche, brandissant piques et mousquets
Ma mère, merci ! Ah ! la bonne mère que j’ai ! Elle a compris le mal de sa fille, elle a compris la traque et la trique ! elle a compris le rebiroulé ! elle a compris le mal que j’ai !

— Halte ! commanda le roi.

Tandis que l’armée reposait à l’ombre, il appela ses officiers :

— Vous avez vu, messieurs, ce que je viens d’obtenir de vos compagnies. On gagne l’homme de guerre avec des mots, non par des rebuffades. Empressez-vous donc à m’imiter. Nous voici d’ailleurs en terre gasconne où chacun flaire son logis, vous n’aurez point peine à hâter la marche. (Il regarda le camp) Parce qu’ils m’ont vu chanter bouffonneries, croyez-vous que ces soldats m’en tiennent pour abaissé ? Ils me chériront d’autant plus, croyez-le. (Haussant l’épaule) Dignité, fille de l’orgueil et de l’ennui. D’Urgosse, servez-moi un verre de clairet, je vous prie, car j’ai grand chaud.

Il allait boire, lorsque tout à coup M. de Vielcapet vint l’avertir que le « bagage » était tombé, vivres et mules, à quatre lieues de là, dans un trou de ravin.

Brasseuses arrivait ensuite.

— Les vivres ne nous rejoindront qu’à la nuit, sire.

— Partout la plaine, dit le Béarnais tristement. Le sable, tant il fait soleil, semble cuit. Et nos hommes qui ont tant marché n’auront rien à boire…

Il versa son vin sur le sol.


Apprit-on cela ? Les douze cents hommes s’étaient à peine étendus dans l’herbe, agonisants de fatigue, qu’une délectable chose, aussitôt, les frappa d’immobilité. Au centre de leur troupe, si proche d’eux qu’il leur eût suffi d’avancer la main, une vigne retardataire s’élançait au ciel, tordue aux branches d’un prunier mort, et offrait à leur soif brûlante, comme une mamelle, la grappe d’un raisin unique. Fiévreuse, ivre de soif, ses lèvres sèches et gâtées, la foule en stupeur contemplait ce fruit magnifique… Aucun mot. Le raisin sauvage oublié là semblait un verre de clairet servi par les anges ; qui l’allait saisir ? — Mais a ce moment, le geste qui refusait le vin, le bras du roi se réfléchit comme une ombre sur le miroir clair de ces yeux. — C’en fut assez ; les mains retombèrent ; un clairon sonna…

On partit.