Le Roi/Le Capitaine X

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 216-224).

X


Plus impatiente encore que la nation béarnaise, une femme attendait Henri à son retour de Coutras.

Née en 1554, mariée à treize ans à Philibert de Gramont tué au siège de la Fère en 1580, Corisande d’Andouins, fille du vicomte de Louvigny, était de noble race et de grand cœur. Heureuse de sacrifier sa fortune au service d’Henri, elle engagea ses terres pour lui procurer des soldats. Il l’aima comme il était capable, c’est-à-dire avec une constance qui dura dix ans. Chère entre les rares femmes qu’Henri ait bien aimées, elle suivit longtemps, du bord de son feu où la cloîtraient ses souvenirs, l’essor d’une gloire dont elle avait aidé les commencements, heureuse, en sa mélancolique retraite, d’une affection qu’Henri lui garda entière et qui survécut plus tard aux chers liens brisés.

En ce moment, clos en tête à tête dans une salle blanche de bougies, restaurés tous deux, ils causaient.

— La douce rentrée ! Après ces fatigues, mon roi, vous devez avoir envie de délassements.

— Point trop. Escalader, charger, tirer de la coulevrine, dormir sous la tente et trotter aux champs, c’est là mon fait.

— Glorieux aimé, je vous retrouve plus pâle ; vous avez souffert.

— Je me suis engagé dans cette lutte en volontaire (et démêlé en capitaine, dit-elle). Oui, sourit-il, en bon capitaine, faut croire. J’y fus saboulé sous les pattes des bêtes, matrassé de coups de glaives, et on m’envoya sans m’atteindre plusieurs coups de fusil par les cheveux. De toutes ces morts, voyez, je reviens sauf, le cœur debout dans la poitrine, sain comme un chou après la gelée.

Elle l’admira :

— L’univers s’entretient de vous, sire.

— Je ne veux entendre que vos caquets.

M. de Joyeuse battu entièrement, son armée défaite…

— Tous morts ou blessés.

— Morts et blessés, murmura-t-elle. Vous me faites songer, Henri, que ces vaincus étaient de France.

— Ennemis du repos ! Agitateurs qui lançaient cartel pour me tuer, voler le trône, y placer un Guise, et affamer la nation. Sont réduits à moitié déjà, mais un jour ou l’autre je ferai le reste !

— Sire, posez-vous. Pourquoi, sur tant de gloire, en désirer d’autre ?

— Pourquoi, étant si belle, mettez-vous encore de la poudre ? Tête de ma vie ! s’écria le rude Gascon, en choses de batailles, ma Dame, les pitiés sont vaines, car c’est amusette à mauvais médecins !

-Ces morts, cependant…

— Sont roidis sous terre en leurs chemises d’honneur, ne faut pas les plaindre.

— Vous avez noblement réponse, dit-elle. (Madame de Gramont quitta son siège et vint près du roi) Je m’enorgueillis, à vous entendre, de l’amour que vous m’inspirez, libéré de toutes vilenies et caresses dont usent les grossiers amants. (Hai ? bougea-t-il) Je vous aime, sire (Baissant la voix) ; je vous aime presque d’amour divin.

— Et moi, taquina le Gascon, d’amour libidin.

— Ch ! fit-elle en se dégageant ; vous n’avez point perdu, je le vois, cet âpre goût des plaisanteries militaires dont si souvent je vous fis reproche. Ne riez point de la destinée, Henri, le ciel a son effort dans vos triomphes, il faut y reconnaître le doigt de Dieu…

— Et un peu ma main, s’il vous plaît.

Elle le regarda :

— Depuis le grand massacre des protestants, sire, vous semblez tourner à l’impie. (L’éclair des yeux royaux lui fit peur ; elle changea de ton) Martine ! appela-t-elle, dites à M. le Maître d’apporter le vin de Sa Majesté ! (Madame de Gramont, d’un doigt rose, découvrit la barbe du Gascon, appuya sur ses mâchoires creuses) Vous avez maigri, cher aimé.

— C’est que je n’eus point chaque soir, comme ici, brouet d’Allemagne, tanche aux soupes (son sourire dansait sur la nappe claire, il énuméra) : pâté, venaison, rosé de lapereaux, queues de sanglier à la sauce chaude, crème de chevrettes et rasades d’antiques vins du Lot. (Il prit le cure-dent de fenouil que le Maître apportait dans un plat d’argent, et sourit) Minable Gascon, je me nourrissais comme le soldat.

— De quels mets ?

— Tringue ! Zingue ! Pardi ! de ce que la guerre offre aux gens : côtelettes du Cheval de Troie ou rôtis de la Vache Io, nerveux comme l’on sait, avec par-dessus quelques pichets de vin soutirés au baril du sieur Diogène. En voilà, a, a, a, fit-il en badinant le nez joli, juste assez pour perdre un beau ventre.

— Vous êtes done toujours pauvre ?

— Coffre-fort du Gascon : trois grains de blé, les économies d’une année.

— Tête de bon fou ! dit en riant madame de Gramont, vous resterez jeune éternellement, sire.

Un bras sous son corps, il l’enleva tout à coup ; mais le devinant, confuse, elle glissa de l’étreinte et reprit son siège.

— Sommes-nous point bien ? (Pourpre, elle regarda le roi dont les tempes commençaient à suer) Vous n’avez qu’idées d’entreprises, assauts, forcements d’amour, murmura-t-elle, et votre cœur (elle s’allongea, caressante, sur la poitrine royale, on eût dit une pêche contre un grand mur), ce cœur dont j’entends la ronde me refuse le meilleur de lui. (Mélancolique) Las ! sire, vous me désirez à la ressemblance d’autres femmes qui souillèrent un instant vos bras et ne surent point vous chérir. Mon amour, s’il est d’une amante, s’illumine d’une flamme qui le rend plus noble ; je vous aime, mais je vous aime aussi tout en Dieu.

— En diable, m’amie, tout en diable ! dit le roi pressé en baisant la bouche tendue. Ces sentences sur l’amour divin m’apparaîtront mieux, je vous jure, au lever d’aurore, quand je partirai de chez vous ; mais en ce moment, caquetière, c’est moutarde avant le repas. (Il perlait son visage de petits baisers) Vos prédications entreprennent un converti ; vous êtes « divine » oui ! oui ! mais de belle chair d’ange, hé donc, agréable aussi à manier. (Quelques agrafes baillèrent) Je pensais en vous écoutant, dit-il, à ces savantins tondeurs d’œufs, Anaxagoras et Pythagoras, qui se disputaient à chercher si Madelon était sourde ou muette, flasque ou poupine, brune ou blonde, tandis qu’à leurs nez quinauds d’éveillés gaillards, sans balances, soupesaient ses gentils tétins. J’ai perdu à vos sermonées, mie, un temps précieux.

La comtesse, blessée au cœur, s’éloigna du roi.

— Sire, voici d’ingrates paroles, vous oubliez les Gramont !

Elle était charmante de courroux, de fièvre, de hauteur émue ; son sein essoufflé battait, et d’imperceptibles grises buées s’exhalaient de ses lèvres minces, par jets, sur le feu tremblé des bougies.

— La ! La ! fit le Gascon, vous mettez la ville dans. le faubourg ! Est-ce ma faute si je m’impatiente !

— Sire, nos cœurs…

— Je connais cette flûte : mon cœur ! votre cœur ! nos cœurs ! J’en ai plus que vous, madame, et ce cœur est parfois si gros qu’il me monte au nœud de la gorge ! Ici, autre ariette ; vous me dites que nos deux cœurs correspondent, mais je vois de quelle manière : comme la grand’route qui va de Paris à Pau, hélas ! sans toutefois bouger.

— Sire, je vous suis servante, non esclave ! Il rit. Mais toute sa tête s’était froncée comme un mufle, et ses oreilles rouges tressaillirent. Frissonnante, elle recula :

— Votre Majesté veut-elle comprendre enfin que je l’adore, prostrée devant le héros par la plus sainte admiration, et me retourner en échange un peu de mon humble amour pour son auguste personne ? (Madame de Gramont, exquise de dignité, se mit à genoux) Dieu voit mon âme, toute vide de coquetteries ; je lui fis un vœu lorsque vous allates en guerre, sire, et j’espérais ce soir vous en faire la confidence, mais nous nous sommes mal engagés. (Elle respira longuement) Je vous supplie de me dire si vous êtes prêt à m’aider dans l’accomplissement de ce vœu qui sauve mon honneur et anoblit votre goût pour moi. Quelque étrange qu’il vous paraisse, dominez votre fougue et ne brisez point mon espoir par vos fureurs emportées. Aussi vrai que vous êtes le premier gentilhomme en France, ma pensée n’est salie d’aucun faux orgueil. Je ne suis qu’un peu d’amour aux pieds de mon roi.

— Les vœux, dit-il, sont superstitions sauvagines qui nous viennent des temps barbares ; n’importe !

— Je vous le demande en grâce !

— Vous ne sauriez autrement me le demander, dit-il avec un sourire. Quel vœu fites-vous done ?

Toujours prosternée, la comtesse baissa la voix :

— Parmi les trophées gagnés à Coutras, outre les bijoux précieux, les dentelles, les plats d’argent, vous avez rapporté d’autres gages de la victoire.

— Trente grands étendards de belle soie toute blanche ! dit fièrement Henri.

— Eh bien, balbutia-t-elle, c’est là précisément qu’est mon vœu. Sire… sire… ne vous mettez pas en colère…

Et madame de Gramont ajouta d’une voix mourante :

— Je voudrais cette nuit vos drapeaux.

Un brusque étonnement mêlé d’inquiétude, de raillerie, de pitié, d’effroi, saisit soudain le Gascon. Penché sur sa maîtresse, il la pénétra d’un regard aigu, à fond d’âme, et y vit dans l’éloignement, légère comme la lueur d’un mystique autel, une pensée qu’il n’osa lire. — Je vous obéirai, dit-il au bout d’un instant ; ces drapeaux vont venir, mais n’y touchez point, car ils appartiennent au pays. D’ailleurs, je veillerai, j’ai cent yeux autour de la tête comme Argus le vacher de Junon ; prenez garde. — D’Aubeterre ! héla-t-il. (Un gentilhomme parut) Apportez-moi ici les étendards de Coutras. (L’officier inclina la tête, sortit) — Madame, murmura le Gascon, vous avez vu la honte de ce gentilhomme, vous porterez ce sourire triste dans vos remords, Plus un mot.

Ils s’assirent. Le roi sombre regardait la nuit. Madame de Gramont, à l’autre bout de la table, semblait ne rester vivante que par l’attention immobile, presque farouche, qu’elle prêtait aux plus légers bruits du dehors. Après un quart d’heure d’attente, du fond de la cour noire, un vigoureux ban de tambourins les fit tressaillir ensemble, M. d’Aubeterre, sans ordres, malgré qu’il fût dans les ténèbres seul avec trois soldats, procédait aux cérémonies en usage pour la remise des drapeaux. On entendit son pas. La porte s’auvrit sur un froissement blanc gigantesque. Le gentilhomme silencieux déposa les haillons sacrés contre la muraille, et toujours muet, redescendit. Le même roulement, dans l’ombre, gronda comme un reproche dans l’âme d’Henri ; — et trépidant d’affreuse rage, le terrible Gascon se redressait, lorsqu’il aperçut tout à coup, pantelante, la toison éparse, un sein hors de la robe et dardant ses bras derrière elle contre les drapeaux, sa maîtresse transfigurée qui le bravait :

— Sire ! clama-t-elle, je vous aime de toute l’ardeur de ma religion et de mon corps, mais j’ai fait serment d’effacer ce soir, à jamais, les scrupules de ma déchéance et la tache de ma Maison ! Veuve, l’honneur me refusait un second amour ; mais vous vintes, et j’allai à vous. (Comme une déesse guerrière, elle défaillit dans les étendards) Trop noble pour tomber, même dans les bras du roi, l’honneur de ma race me cria souvent d’en finir avec ces souillures, ou de magnifier en vos bras, par un acte digne des miens, l’état déshonorant de maîtresse. (À ce moment sublime, l’insupportable éclat de ses soleils bleus, ses rutilants yeux de triomphe incendièrent l’âme du roi qui la vit saisir à brassée le tas des drapeaux) Eh bien ! ce serment, je le réalise aujourd’hui : mon immortel amour, sire, je le puis maintenant proclamer aux astres (Haussant la gloire des hampes) ; car voici les complices dont je veux me faire une excuse, et les seuls rideaux, Majesté, sous lesquels une Gramont puisse vous attendre !