Le Roi/Le Capitaine XI

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 225-234).

XI


L’esprit embesogné par les étendards de Coutras et la hardiesse de sa fière mie Corisande, le roi errait sous les chènes dans une avenue de son parc, lorsque tout soudain, regardant en l’air, le soleil qui frappait le toit du château éclaira de rouge l’une des fenêtres ; ce rayon sinistre le fit penser aux Tisseuses.

— Seraient-elles toujours là-haut ? se demanda-t-il en frissonnant.

Il monta le vieil escalier. À sa venue, comme naguère, s’émouvaient longuement les salles antiques. Des ailes de papillons se décollaient des murailles, le vol d’une chouette traversait un rais aérien et pourpre, et de minuscules rongeurs fuyaient dans les coins humides, comme ces premiers songes d’enfant qui s’effraient plus tard des pensées de l’homme.

À mesure qu’il montait, les fautes qu’il avait commises pesaient sur son cœur, des mots éclatants irradiaient la nuit de sa mémoire, il se mortifiait déjà, car il sentait bien, pour l’avoir éprouvé un jour, qu’il montait vers l’indivisible trinité, vers les trois visages de sa Conscience.

Debout devant les portes, le roi en poussa une, s’arrêta au seuil de la chambre.


Trois métiers à tapisserie, de haute lisse, y étaient seuls installés. Rien n’y manquait : la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure, et le peigne d’ivoire qui devait servir à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la grande salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs.

À travers chaque trame, derrière les fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres féminins aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient les trois métiers vierges. Immobiles comme l’attente, ces femmes avaient une main levée sur le bâton de croisure, l’autre inerte, et regardaient, tragiques, par delà le prince éperdu, l’Invisible.

On n’eût pu les reconnaître, on n’eut pu aussi les nommer ; elles manquaient de réel visage et n’avaient point de patrie. Elles venaient d’on ne savait où, de loin, de derrière ce qui est loin. Peut-être avaient-elles tissé dans les temps anciens les histoires d’Andromède et d’Amione, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé, peut-être les avait-on vu poser l’écarlate à Jérusalem sur le voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie. Indistinctes, rayées par les longs fils du métier, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux ; mais en contemplant leur travail, on voyait qu’elles savaient le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

Quinze panneaux, dans le clair-obscur, montraient en éblouissants jets de couleur une histoire figurée, incompréhensible d’abord, où revenait sans cesse le mâle visage d’Henri, au long des événements qui avaient en lien de 1569 à 1587, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au roi vainqueur à Coutras.

Un groupe de six tapisseries, celles déjà vues, représentait la jeunesse, l’apprentissage de l’ « homme » : Son effroi à Jarnac — Son hymen malheureux — La Saint-Barthélemy — Son passage au Louvre — Ses études — Sa fuite. — Ce n’étaient que tableaux grandioses, laines vermeilles. Une seule tache noire dans cet espace de huit ans : les Consciences ne lui avaient rien reproché, sauf une heure perdue au jeu.

Pour la seconde fois depuis dix-huit ans, il se ressouvint des graves paroles de sa mère : « Je puis me départir demain vers mon Juge, mais voici mes trois remplaçantes. »

Le Gascon regarda les femmes d’un œil d’effroi. et d’amour ; c’était elles que Jeanne lui montrait jadis :

« À peine aurez-vous disparu d’ici qu’aussitôt portées à l’ouvrage ces ouvrières entreprendront sur les fils ce que leurs yeux perçants vous verront accomplir de bon et de mauvais, et aussi ce qui n’est ni bon ni mauvais. »

Il pâlit, se rappelant encore :

« Avant de vous quitter, mon fils, enfoncez-vous ce lieu, et gardez-en la mémoire : sont là rangées laines éclatantes, d’azur ou ténébreuses ; que vos faits, sur la trame, soient toujours contés en fils clairs. »

— Que disent de moi leurs œuvres ? songea-t-il ; qu’ont écrit de mes fautes ces trois voyantes ?

Il tourna les yeux.

Vision vermeille ! Dix autres tapisseries, rangées contre la muraille, magnifiaient la conquête, le duel contre les ligueurs, le triomphe définitif du « Roi ». Il y alla en chancelant.

La première représentait l’ordonnance de l’armée gasconne, composée des chevau-légers, des arquebusiers à cheval et des gens d’armes, avec les piquiers. En avant des nobles de sa somptueuse Cornette, le roi parlait à ses troupes, en corset de combat, grosses bottes, épée brunie, le béret planté sur l’oreille, gaillard, de bonne avenance, et sans autre vain ornement qu’un sourire large en la bouche. Une chaîne presque invisible, aux maillons formés par les phrases, s’exhalait de son gosier d’or et faisait un tour au poignet de chaque soldat, les attachait l’un à l’autre et tous ensemble à leur chef.

— Et ils me l’ont bien prouvé, songea le roi. La deuxième le montrait, « par un de ces frais matins que les abeilles sucent les roses », arrêté dans une rue agenaise, et son cheval au repos. À travers la glycine tombante qui dérobe un gai jardinet, le royal promeneur parle à son amie retrouvée, la paysannelle de douze ans qu’il connut jadis en ce même enclos. Mais un Amour effrayé vole sur la jeune femme et l’aveugle de ses mains petites ; et elle rit en parlant à l’homme, sans savoir que c’est lui le roi.

Le Gascon baissa la tête.

La troisième tapisserie représentait la fin du glorieux assaut de Cahors. Le roi, seul, est en tête de ses deux régiments de gendarmes. Rangés en bataille sur leurs grands chevaux immobiles, les neuf cents hommes, alignés par fronts de huit, emplissent le marché désert, et semblent attendre en de nobles poses d’orgueil. Quand le gouverneur de la ville s’approche, une fumée moate de leurs casques, les fumées se joignent en l’air et forment ces mots : Rendez-nous Cahors, Le gouverneur épouvanté obéit.

— Ce symbole, murmura le roi, m’enseigne ce que fut l’affaire de cette ville, conquise par neuf cent cinquante « dormeurs », c’est-à-dire par du songe ou plus simplement de la fumée.

Il vint à l’autre tapisserie.

La quatrième montrait le roi aux prises, dans une mêlée, avec un soldat picard qui lui enlevait d’un coup de glaive un pan du visage. Le roi, dégouttant de sang rouge, le signait au front pour le reconnaître, et le déclarait prisonnier.

— C’est bien lui que je nommai capitaine après la bataille en souvenir des audacieux coups qu’il m’avait portés. Ce soldat picard était un poignet !

La cinquième professait l’énergie du corps et la décision de l’idée, montrait une grappe humaine, vingt hommes suspendus par une corde au-dessus d’un gouffre. On n’apercevait que leurs crânes ; mais une tête, en haut, tournée vers le spectateur, indiquait par son expression de lassitude l’effroyable effort entrepris. Vingt cercueils, dans l’ombre de l’abîme, étaient rangés l’un à côté de l’autre, et attendaient.

Le roi frissonna :

— Laid souvenir ! Passons au tableau suivant qui est plus aimable.

La sixième tapisserie, montrait la précieuse armée de Mayenne symbolisée par la masse confuse des deux cent mille hommes du sempiternel Lonlenlas, général en chef des Badins, lesquels, du mestre de camp de l’aile droite à l’anspessade de l’aile gauche, paraissaient occuper de front toute la largeur de l’Allemagne. Les quelques hommes du premier plan, distincts, arboraient plumails richissimes, étendards de dentelles et fusils vermeils, mais leurs pieds étaient des racines dont les nœuds enlaçaient la terre, indiquant que les troupes trop fortunées sont la proie de la nonchalance et qu’il est plus facile de déraciner un gros chêne que de déloger l’homme le plus humble du lieu où il s’accoutuma. Le Gascon hocha la tête.

Consacrées depuis par le succès, d’anciennes sentences lui revenaient en mémoire :

— À hardi homme court bâton, à vif général fine armée. Pyrrhus disait vrai : les foules sont lentes, mais une poignée d’hommes se retourne en un bref instant.

La septième tapisserie montrait les Auvergnats de l’  « Etrier » divisés par bandes de vingt-cinq entre les haies de gendarmes. Ils étaient sur le côté gauche du tableau, attendant la charge dont le tumulte entrait par le côté droit. Un groupe, le plus proche, s’ordonnait en quatre étages, mousquets tendus : le premier à terre, le deuxième à genoux, le troisième incliné, le quatrième, raide, dans les intervalles du précédent. À dix pas de l’ennemi, les bonnes et grosses têtes de ces hommes semblaient tranquilles. Des hameaux verdoyaient dans un nuage de fond, une Auvergne natale en fête d’où leurs parents et leurs femmes assistaient de loin au combat. La troupe de l’  « Etrier », sous ces regards, attendait fièrement Mayenne.

— C’était fête patronale chez eux, se souvint Henri, et ils la célébrèrent ce jour-là d’une héroïque façon ; je leur dus le gain de Coutras.

Il s’inclina devant ces paysans.

La huitième tapisserie montrait le Gascon à cheval, un poing sur la hanche, l’autre en l’air, braillard, entraînant par ses fariboles une multitude amaigrie. C’était l’histoire de « Marion ».

De son casque passé sous le bras, des martins-pêcheurs s’envolaient vers les compagnies, tournaient autour des visages, éventaient de battements d’ailes les fronts brûlants et les lèvres sèches ; et reprenant force et reforce, l’armée acclamait le roi et le suivait en chantant.

— Je leur sifflai ce jour-là un « rebiroulé » dont ils se souviennent, fit le Gascon ; qui bien chante bien plante.

La neuvième tapisserie, superbe entre toutes, représentait Corisande, la toison dénouée, le regard comme un soleil, fougueuse et amoureuse, embrassant contre ses seins nus les drapeaux ennemis gagnés à Coutras. Le roi, devant elle, palpita longuement.

— Voilà, se dit-il, la plus grave de mes erreurs ; ces drapeaux avaient couvert des soldats, et pour épargner le scrupule d’une orgueilleuse maîtresse j’en fis un lit à l’amour.

Il s’approcha du métier de l’or, de l’argent, de l’argent et de l’or, il n’y avait pas la moindre tache.

Ses yeux éperdus erraient sur les neuf tableaux, le long des ans qu’il venait de vivre, et le dernier conseil de sa mère chuchotait tout bas à son âme :

« Je vous requiers, mon fils, de penser jour et nuit au travail des haute-lissières, et qu’après chacun de vos actes vous redescendiez à ces femmes pour connaître sur leur ouvrage votre balance d’honneur. »

— J’ai beau interroger, je ne vois là que magnifiques laines.

Il s’accusa soudain :

— Mes mensonges aux troupes, mon indifférence pour une paysanne qui m’aime et qui reste pauvre malgré l’amitié du roi, le sang de Cahors répandu par ma hardiesse coupable, cet homme de la Picardie plus flatté par moi que beaucoup de bons serviteurs, cet imprudent assaut le long d’une corde où je risquai la vie de mes plus chers officiers, mon discours sur le Lonlenlas qui célait une feinte, ces cent cinquante braves de l’ « Étrier » que j’envoyai à la mort, ces chants de route indignes d’un prince, et surtout ces glorieux drapeaux dont je fis litière, n’y a-t-il point là quelque crime ?

Et tout à coup, il devint raide, les joues cireuses.

C’était dans la tapisserie de Cahors qui montrait le roi devant ses gendarmes ; la tache noire était sur sa bouche.

Longtemps il resta ainsi, regardant la marque du péché que ses yeux en larmes multipliaient noirement : « Les choses inutiles, avait dit sa mère, sont plus sinistres aux rois que les mauvaises, prenez-y-garde. »

Quelle faute, réfléchit-il, a pu gâter ce tableau ?

Il ne se souvint pas qu’un jour du mois d’octobre 1576, comme on le venait prendre pour l’assaillement de Cahors, son goût de la table lui fit remettre l’affaire au lendemain « pour ne pas manquer un souper aux truffes. »


C’était l’une d’elles qui était la tache.

— J’ignore, balbutia-t-il, cette honte noire à ma bouche.

Il s’avançait vers les femmes ; peut-être allait-il les interroger… Il se rappela qu’elles étaient muettes comme l’Histoire.

Le temps qu’il était resté dans la salle, les Tisseuses n’avaient pas frémi ; chacune à son nouveau métier, elles tenaient en leurs mains de nouvelles laines…

Mais comme il sortait, elles continuèrent ; un fil courut le long des trames.


FIN DU TROISIÈME LIVRE