Le Roi/Le Roi I
LE ROI
I
Dès qu’elle eut appris la victoire du Béarnais à Coutras, l’année 1588 sentit remuer son sein.
Des pronostics d’astrologues, naguère, avaient annoncé l’enfantement. Les douleurs de l’année qui portait un futur roi de France commencèrent par des prodiges dont l’Europe ressentit les secousses. La terre trembla tout le long des flots de la Loire ; six semaines durant, la mer fut battue de tempêtes qui unissaient le haut et le bas, les deux abîmes ; il parut dans le ciel des fantômes de feu, d’ardentes paroles rapidement écrites par les comètes ; des pierres qui brûlaient tombèrent en gémissant sur les blés ; on entendait, en posant la joue sur le sol, comme un grondement de galops, des voix humaines, la mystérieuse clameur d’armées en marche ; le 24 janvier, en plein jour, une fumée sinistre endeuilla Paris. L’âme de la race, frappée, prit un aspect sibyllin. Puis les désastres se précipitèrent. Ceux qui désiraient uniquement leur intérêt propre, sans souci du bonheur commun et pitié du mal national : rois, reines et princes disparurent cette année-là ; et réalisant l’espoir des mages, lesquels avaient prédit à la France « un Bourbon à la barbe claire », la Mort charmée enfin prit subitement fait et cause pour le soldat de Coutras, le héros joyeux à tête rouge, et en moins de quatre fauchées le débarrassa des puissants qui gardaient la route du trône. Le génie émeut la nature.
Cependant, cette triste année si fameuse ne débuta point aux souhaits du roi de Navarre. Paris catholique divisé en seize quartiers, en seize conseils, en seize maîtres, vingt mille hommes portant les armes complotèrent d’en chasser le roi roumain soupçonné par l’universelle folie « d’en vouloir à la religion », d’être hérétique. L’attentat des Barricades ayant échoué, le conseil des Seize écrivit à M. de Guise de sauver Paris. Après quelques tressaillements, le duc y entra, lundi, 9 mai, midi, escorté seulement de sept personnes.
Pendant ce temps, là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :
— Un bon coup de lance, quand l’homme et le cheval sont forts, se donne à pleine course, en plat pays, le cheval frais, le fer bien émoulu, l’arrêt certain. Si la lance est trop forte, le soldat qui s’en sert aime mieux la laisser couler à terre que de la rompre ; si elle est trop faible, elle vole en éclats sans effet. Compagnons, la manœuvre !
La force n’est pas une prostituée, elle se reprend vite et broie en poussière ses amants d’une heure. Henri de Guise n’entrait dans Paris que pour l’acheter, non pour le sauver. Aucune hauteur d’âme, une seule passion : le trône. Le peuple trompé se mit à genoux, lui fit palper ses chapelets et s’en frotta les paupières. À petits pas, comme les égoïstes, il disait à tous des choses galantes.
Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :
— Dans une charge contre la cavalerie, dirigez la lance de bas en haut en pointant à la visière de l’homme ou à la tête du cheval, contre le piquier ou l’arquebusier en visant la tête et le cou. — Compagnons, la manœuvre !
Paris fut à Guise. Le languissant roi de France, alors, sans cesser de flatter les quatre petits chiens qu’il portait tout le jour dans un panier suspendu à son col par des rubans, fit venir quatre-mille Suisses. Le peuple les chassa. Négociations. Guise triomphant voulut être nommé lieutenant-général du royaume, exigea Paris pour Brissac, et la Picardie et la Normandie pour ses parents. Verte comme l’herbe, Catherine quitta le due ; et suivi des gardes françaises, des courtisans et de la noblesse, le roi de France avec ses petits chiens s’évada vers Chartres.
Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :
— Faut frapper de la lance horizontalement pour désarçonner le cavalier, blesser son cheval au flane, ou transpercer l’homme à la ceinture ; et donner le coup du haut en bas pour frapper la bête au poitrail et l’ennemi gisant ou à genoux. — Compagnons, la manœuvre !
Le duc de Guise, redoutant que le roi ne revint en force pour le chasser de Paris, assembla le peuple, le Parlement, visita les ministres étrangers, s’empara de l’Arsenal, de la Bastille et rétablit la police. Après quoi, poussé par les ligueurs, il réitéra ses propositions au vaincu qui jouait à Rouen. Sa corbeille de petits chiens accrochée au cou, Henri demanda une plume, le nomma par lettres patentes généralissime des armées françaises, et chacun attendit les États-Généraux de Blois où devaient se confirmer en octobre les titres nouveaux conférés au duc.
Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses
troupes :
— Les compgnies de gendarmes doivent charger en haie sur un rang, d’abord au pas, ensuite au petit galop, puis à soixante pas se donner carrière à pleine course, tandis que les chevau-légers chargeront au trot comme les reitres, en bandes rectangulaires serrées, et ne se serviront du galop que pour talonner une fuite. — Compagnons, la manœuvre !
On parla beaucoup aux États, on n’y fit rien de bon. Mais le drame se précipitait. Le duc agitateur se plaignit de ce que la Cour rendait son titre de généralissime illusoire en donnant à d’autres le commandement des armées. Paris le déclara Connétable, en attendant mieux. Une foule de partisans défendait sa cause, espérant de lui, sur promesses, toutes sortes de bénéfices, places, gouvernements et emplois ; il était maître, et la Dame de Montpensier, sa sœur, pendit à sa ceinture une paire de ciseaux d’or pour tonsurer le roi de France, vraisemblablement « destiné au monastère ». De sa fine main pâle, Henri III caressait toujours ses petits chiens.
Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :
— Les compagnies d’arquebusiers vont aux entreprises ; elles sont nécessaires pour former les avant-postes des méchants logis, et donner le temps de monter en selle. Une simple cuirasse de buffle allège les chevaux, et permet aisément aux hommes de manier l’arquebuse à rouet. — Compagnons, la manœuvre !
Audace et folie aux prises. Les amis du grand séditieux l’exhortèrent à ne point user la fortune, la patience du roi leur faisait peur. Guise brava. Retirant de sa serviette un billet qui l’avertissait de sa mort, il y inscrivit en marge : « Qui oserait me tuer ! » Le 22 décembre, jeudi, le roi fit mander à Guise qu’il tiendrait conseil le matin. Le duc entra au Château et entendit les portes se refermer. Blanc comme la mort, il salua gracieusement ; et comme il s’embarrassait à soulever la portière de l’antichambre du roi, quelques gardes qui étaient là lui plongèrent leurs épées dans le ventre, dans la tête et dans la poitrine. Il s’ôta de leurs mains, poussa un soupir ; les bras devant lui, la bouche ouverte, il alla au fond de la chambre, et comme on le touchait il mourut. Un garde, à ce coup, pénétra chez le cardinal de Guise son frère, lequel pria un peu, voila sa tête et dit à l’homme : « Mon ami, fais ta commission. » Henri III les vint voir avec ses petits chiens.
Là-bas, en Gascogne, le roi de Navarre instruisait ses troupes :
— Les arquebusiers marchent sur les deux côtés de l’escadron, et parfois on les couvre par un brave rang de cavaliers. Les tireurs fantassins n’exécutent leurs feux d’ensemble qu’à cinquante pas de l’ennemi, et la cavalerie ne s’avance qu’après la décharge des arquebusiers. — Compagnons, la manœuvre !
À la nouvelle de la mort de Guise, Paris pleura. Les Seize nommèrent gouverneur Aumale, frère utérin de l’audacieux duc. Catherine expira de rage ; et le roi de France, écartant sa corbeille de petits chiens pour mieux dessiner, crayonna le cérémonial de l’enterrement de sa mère. Les États terminés, Paris devint furieux. La Sorbonne décida « les Français déliés du serment de fidélité à Henri III » ; « qu’on pouvait prendre les armes » « et que tous moyens de défense étaient légitimes, depuis que le roi, sans respect pour la religion catholique, avait violé la liberté naturelle par les meurtres commis à Blois ». Le Parlement soupçonné de vouloir la paix fut emprisonné violemment, et le duc de Mayenne nommé Lieutenant-général du royaume. C’était le signe ; la meule s’alluma entière : provinces, capitales, villes, bourgs et hameaux se révoltèrent, et le pape excommunia Henri III. — Alors, il eut peur, et posa ses chiens.
— Sire, lui dit d’Épernon, autre nouvelle : le roi de Navarre s’approche.
— Que demande encore celui-là !
— Il vient vous sauver.
D’Épernon expliqua au roi le projet d’Henri, qui était d’établir « une trêve pour un an, d’unir les deux armées catholique et huguenote, et de combattre aussitôt Mayenne, l’ennemi de la France et du roi de France. » Le fou aux petits chiens eut un tremblement d’admiration.
— Il n’en veut donc pas à ma vie ? à mon trône ? Il n’est donc pas comme M. de Guise ? Je le croyais ambitieux.
— Il l’est, sire, mais point contre son honneur.
La conduite du Gascon ne variait jamais, probe, honnête, sans « trappes de côté ». Il s’agissait de sauver la France, d’étouffer la révolte, de donner la paix aux campagnes, il n’hésita pas ; et suivi de ses cinq mille hommes, vêtu en subalterne, le pourpoint usé aux épaules par l’usage de la cuirasse, en mante de drap rouge et coiffé d’un gros chapeau gris « où y avait très belle médaille », traversa le fleuve à Plessis-les-Tours. Le roi de France l’appela mon frère.
— Aujourd’hui qu’il ne fait plus froid entre nous, dit le Gascon, je prie Votre Majesté de me laisser faire un mariage. (Désignant les troupes défiantes) Elles se reconnaissent, dit-il, pour s’être déjà combattues, mais je veux les voir à pot et à rôt. — Compagnons !
Retourné en selle, les bras levés, il claqua une fois ses mains. À ce signe, les huguenots vinrent aux catholiques, et les deux armées se mêlèrent. Des larmes « grosses comme pois » roulaient aux joues du Gascon.
— Mon frère, demanda le roi de France, que faisiez-vous pendant nos disputes ?
— Mon métier de soldat, sire, je vous préparais une armée.
— Pourquoi, hésita le malade, pourquoi n’êtes-vous point, comme tant d’autres, avec Guise contre ma personne ?
— Parce que vous êtes le Roi, dit très simplement le Bourbon, et que M. de Guise n’est qu’aventurier.
Le tremblant roi de France, ému, regarda ce héros rieur qui flattait sa barbe et son épée, se sentit couvert par cette âme énorme et oublia tout.
— Ma corbeille… (Apercevant ses chiens, il se déganta) Et qu’allez-vous entreprendre, mon cher beau-frère ?
— Le plus pressé ! le plus bref ! rit le Béarnais ; laissez faire à moi, sire !
Déjà il était à cheval.
Sans perdre une seconde, le roi de Navarre assembla sa nouvelle armée, l’étourdit de discours gaillards, de familières caresses, d’éclats de rires et l’entraîna soudain, comme Lucifer ses sorciers, bataillant par les champs de Beauce, au galop, jusqu’à la campagne parisienne. Mille gentils-hommes accoururent, séduits par ces pipeaux héroïques. Étampes, Meulan, Poissy capitulèrent. Tout plia. Et les deux armées, essoufflées, mirent bas un instant les armes sur le plateau de Saint-Cloud. Le Gascon y alla un soir.
— Paris…
Le Sphinx de pierre grommelait au loin, réduit à ne se sauver que par le miracle ou le crime ; la violence prévalut : une sombre imagination s’éleva comme un feu subtil de ces pourritures de haine ; le 1er août, à son lever, on dit au roi de France qu’un religieux chargé de dépêches demandait à le voir et à lui parler. Il le fit venir, s’avança, prit les lettres, et reçut du moine « tout un grand couteau dans le bas-ventre ». Henri III, dégouttant de sang, retira le fer de la plaie, et tenant ses boyaux en mains s’alla coucher. La douleur lui rendit une âme. Il fit ouvrir les portes de sa chambre, entrer la noblesse, et serrant dans ses bras le cou du Gascon, supplia chacun de le reconnaitre après lui, « qu’il avait seul droit à la couronne de France, et qu’il ne fallait pas s’arrêter à la différence des religions ». Aussitôt sa tête roula ; ses yeux de monarque où s’étaient reflétés tant d’affreux drames rajeunirent en des souvenances ; ses lasses, lentes et longues mains remuèrent puérilement sur le drap de son lit de mort pour chercher les bêtes qui l’avaient aimé… et-jusqu’au moment où il expira, 2 août, il put entendre, comme naguère Dauphin surpris dans ses jeux par l’évolution d’une troupe sous ses croisées, les infatigables gens d’armes du roi de Navarre dont aucune mort n’interrompait la manœuvre s’aguerrir aux luttes prochaines, cavalcader dans la grande cour du Château, tandis… tandis qu’une voix… oui, qu’il reconnaissait… la voix d’un maître, âpre, accentuée, vigoureuse mais fine comme un fil à ses oreilles agonisantes, apportait dans sa chambre d’ombre ces imperceptibles paroles :
— Enfants, voici venus les malheurs de France, et demain nous allons combattre ; formez vos rangs ! La manœuvre du caracol s’exécute au champ de bataille en conversant à droite ou à gauche pour laisser passer l’agresseur ; achevant ensuite la volte, prend son adversaire au côté et le charge intrépidement. — Pour le caracol sur la droite, marche !
Un roi d’action commençait.