Le Roi/L’enfant VII
VII
Après la mort de son père, frappé d’un coup d’arquebuse au siège de Rouen, le prince de Navarre vint prendre logis à la cour pour y achever son éducation ; sa mère Jeanne laissait auprès de lui ses deux anciens précepteurs, La Gaucherie et Beauvoir.
Il ne déplaisait pas à Catherine, à ses desseins et à ses craintes que cet enfant redouté demeurât près d’elle, sous son contrôle. Hypocritement. tendre, elle l’établit à ses frais, créa sa maison, et pour éloigner toute défiance, permit aux éducateurs désignés par Jeanne de réglementer à leur opinion les nouvelles études du jeune, prince. Ils s’y émurent le jour même.
Incapables de soupçonner qu’un œil de femme, ouvert de sa croisée du Louvre sur les passions de Paris, s’attachait à la destinée de leur élève, ces bons hommes loyaux s’entendirent avec le savant Béroalde, précepteur d’un enfant déjà illustre, et ces trois hommes, dans le but d’ajouter l’émulation à leur influence, décidèrent de donner au prince, pour compagnon, le jeune d’Aubigné (Théodore Agrippa), de la noblesse de Saintonge.
Ce fut sa première amitié, elle ne devait finir qu’à la mort. Vite ils se plurent. Sur un monseigneur d’Agrippa, le Gascon lui meurtrit l’épaule : « Seigneur de quoi ? du fond de mes chausses ? Tutoyons-nous d’un tenant, camarade, je ne m’appelle aujourd’hui qu’Henri ! » Et il l’embrassa sur les joues.
Leurs études en commun avaient lieu après le souper, de huit à dix heures, dans une grande salle du Louvre, sous la direction de Béroalde assisté de La Gaucherie et de Beauvoir. Le mépris des princes et de la plupart des seigneurs pour les « bonnes lettres » isola encore plus ces solitaires, entoura leurs veillées du soir d’une paix pensive et charmante. Là se répétaient les leçons du jour, l’histoire universelle, les mathématiques, les langues. D’Aubigné qui n’allait plus au collège et qui était passé de Jean Cottin, homme « astorge et impiteux », à la science moins insensible de Morel, pour aboutir entre les mains de Béroalde, ne retrouvait son ami qu’à ces heures brèves. C’étaient les heures du revoir, des effusions fraternelles et des travaux, les meilleures du prince.
Pour ce montagnard de neuf ans tout en flambe, hâlé par la liberté, gras comme une gibecière de gueux où n’y a que nerfs, et qui n’aimait que piétonner et bondir, la vie assise de l’école fut une véritable prison. Dans ce collège de Navarre où sa mère l’avait placé, il eut comme voisins d’entraves, par un de ces hasards qui sont les préventives malices de la destinée, trois Henri qui avaient pour parrain comme lui le roi Henri II, qui devaient jouer un grand rôle comme lui dans les affaires du monde, et qui tous les trois comme lui devaient expirer tragiquement : Henri duc d’Anjou qui fut son roi, Henri de Guise qui voulut l’être, et Henri prince de Condé qui chevaucha sous ses armes contre les deux autres. Aucun signe fatal, mais des gentillesses apprises, pâles et lentes, indiquaient sur toutes ces trois têtes, et la quatrième, celle du Gascon, énergiquement disparate, faisait rire. Rires tôt venus, tôt partis. Rien d’eux, alors, ne faisait prévoir l’assassin tumulte, les démoniaques folies, l’effrayante ivresse de gloire et les milliers de pintes de sang qui jailliraient un jour de ces quatre bouches enfantines. Seul l’avenir, écartant un peu de son voile, eût frappé l’Europe d’une convulsion.
Le prince de Navarre ne retrouva pas au collège les familiarités de Pau. Dès le jour qu’il fut introduit, joyeux, la mine franche, alerte comme un fouleur de vin, la jeune noblesse s’étonna :
— C’est celui-ci dont parlent tant nos familles ?
— On dirait un bâton de lance noailleux.
Le prince, déjà subtil, comprit la moque. Il babouina de dédain et tourna talons. Les princes riaient.
— Ils te trouvent un peu trop martial, dit Anjou.
— Tu sens la chèvre, plaisanta Condé, l’agreste, le verjus, la vilenaille, et eux ne savent que baumes. Il faudra te faire à nos façons.
— Ce sont eux qui plieront aux miennes, dit le Béarnais.
Il regarda la troupe :
— Y en a-t-il d’entre vous qui veulent combattre à moi ? je suis prêt à leur chanter cinq et six !
Personne n’osa rire de cet aigre accent qui roulait les r en charroi, et trente saluades à la ronde avertirent le prince qu’on le respectait. Malgré tout, durant le mois, il distribua maintes gifles, et à chaque horion prévenait :
— Celui-ci pour avertir, pan ! que je n’ai pas d’eau rousse dans les veines ! zou ! zou ! zou ! (trois calottes). Et celle-ci aussi ! et cette autre encore ! Marcheront après dames culbutes qui sont de ma famille, vous entendez, coquarts !
Anjou voulut défendre un ami, les cousins se colletèrent, et d’un tour de bras le Gascon fut maître.
— Vive Bourbon ! cria Guise.
Cette scène, le soir, divertit la cour et humilia Catherine.
— Ce petit moricaud n’est que tempête, il faudra le veiller.
Mais la grande ville maligne s’en amusa, l’enfant plut aux Parisiens.
— Et tiègne ! éclataient de vieilles poissonnières, voilà notre mangeur d’ail qui part au collège !
Quelque tavernier s’avançait, hardi :
— Si Son Altesse a soif…
— J’ai un trop beau nez pour ne pas boire, souriait le prince.
Il vidait le blanc de Bagneux jusqu’au dernier glout, et suivi de ses gens confus rentrait en classe.
On l’adora.
Cependant, à la longue, le nombreux contact du collège le dégoûtait. Au lieu de s’assouplir, il raidit. Il avait trop d’angles sortants. Ses mots, ses gestes, ses pensées, s’ils ne blessaient plus, éloignaient de lui, avec les trois princes, la jeune masse de cette vaniteuse noblesse uniquement préoccupée déjà de cérémonies. Les professeurs, à leur tour, dont la robe cachait à peine les mignonneries courtisanes, remontrèrent avec gravité à ce princelet de neuf ans, quoiqu’il fut le plus « ententif », les écarts de ses manières, ses fautes contre l’usage, la mode, l’âpre goût de ses réflexions, la brutalité de son vivre et de son sonore parler. Il souffrit, écouta pieusement ce nouveau langage, et voulut comme les autres apprendre « la cour ». En vain. Une fraiche bouffée pyrénéenne, le parfum des vignes, un jus de grappes écrasées traversait ce cerveau d’enfant et nettoyait tout. Les heures récréatives s’écoulaient pour lui à entendre récriminer : « Monsieur de Bourbon, lui disait un maître, on ne doit point baisser la tête entre les épaules, c’est signe de lâcheté, ni se renverser ainsi car c’est arrogance. » (Il se redressait) « Ni ne sied guère à un enfant, ajoutait un autre, de tenir ses deux bras au sein car c’est paresse, ni de les tenir derrière car cela donne à penser qu’il soit un larron. » S’il éternuait dans sa main : « Etouffer le son qu’excite la nature, c’est attribuer plus à la civilité qu’à la santé. » S’il enflait ses joues : orgueil, s’il les désenflait : méfiance. Tout en lui était critiqué : « Il faut que les lèvres soient un peu conjoinctes, une bouche pincée ne convient qu’à ceux qui ne veulent pas prendre l’haleine d’autrui. » Ces conseils importuns le faisant bailler : « Mettez le mouchoir devant votre bouche, lui disait-on, et faites le signe de la croix. » On n’épargna pas non plus sa gaieté, cette joie gasconne au sourire toujours offert : « Il est déshonnête de rire en hennissant car quelqu’un de la compagnie peut avoir soupçon que l’on veuille le lanterner, ni de rire d’une bouche élargie, les joues rentrées, en montrant les dents, c’est un ris de chien et sardonien. » L’enfant rageur mordait ses lèvres : « C’est le geste d’un homme qui menace quelqu’un. » Alors, dépité, s’il faisait la moue : « Avancer les babines était une coutume bien reçue entre les Allemands comme il se peut voir en tableaux anciens. » Et si le furieux Gascon faisait la grimace : « C’est un tour de bouffonnerie de tirer la langue. — Ah ! Monseigneur, s’apitoyaient alors trente voix, devant que vous soyez prince d’aimable nature, vous faudra suivre nos préceptes, et qu’ils soient toujours sous vos yeux pour vous y régler. Mais y a crédit. »
Malgré ces persécutions, il était le mieux noté du collège, et le soir, à son seul ami Agrippa, il confiait ses naïfs chagrins et sa lassitude : « Morbleu ! jurait-il, je ne peux faire un pas dans la cour que je n’aie dessus moi quatre professeurs emmouflés qui me pignent tout le temps que nous récréons, voici leurs sottes balivernes : Et n’abusez pas du cracher dont le Clitipho de Térence est blâmé par un serviteur, ou tournez le visage pour lancer l’ordure, crainte d’offenser la compagnie. — Et si vous avez craché par terre, ajoute un griffart, convient marcher dessus pour que personne n’en ait mal au cœur, et tanti, et tanta, et c’est tous les jours même ritournelle, que la fièvre quarte les brûle tous ! (Dans la salle d’études, aux éclats de rire de d’Aubigné, le prince bondissant rejouait la pièce, avec gestes, nasillements, accessoires) Et n’avalez pas votre salive ! — Et ne toussez pas en parlant comme ceux qui veulent mensonger. (Il imita quelques professeurs qui pour plaire aux nobles juraient) Et si vous avez envie de vomir, tirez-vous tout seul à quartier. Eh ! sang bieu ! vertubieu ! charbieu ! suis-je entré au collège pour apprendre à faire des façons ! Voici mes notes : 1er en mathématiques, 1er en histoire. Tu crois qu’ils fièrent, qu’ils se soucient de moi, de mes progrès ? Par saint Rémy de Reims ! comme de l’écume d’un mulet ! Bichon me veulent, passementé, faiseur de guins d’œil qui sent l’anis et la mélisse. Mais nennil, d’Aubigné, j’ai beau être prince, je n’ai jamais eu mon pain cuit, moi, et me faudra plus tard l’acheter cher, au prix du travail. Ce n’est pas tout : — Et que faites-vous, Monseigneur ? — S’il vous plaît quoi, monsieur ? Il vous faut retenir les sonorités du ventre en serrant les fesses ; lâchez votre vent, je vous prie, étant à l’écart, ou déguisez-le par un bref toussement. Quels savants classiques ! voilà bien de nobles études ! gasconnait le prince. (D’Aubigné sautelait de joie) — Et il vous faut, me dit l’un, avoir les dents nettes et ne pas les frotter d’urine comme on fait par là en Espagne, mais d’alun. Et lavez votre bouche, me tue un autre. Et nettoyez votre tête, qu’il n’y ait ni poux ni lentes. Et ne la grattez pas. Et n’ébranlez pas vos cheveux. Et bran ! bran ! bran pour tous ! rugit à la fin le Béarnais, vit-on rien de pareil, camarade ! et n’est-ce pas supplice : vessir est condamné, ne pas être droit est un sacrilège, et ne point savoir la révérence est un meurtre. Bon ! j’envoie un courrier ce soir à Madame ma mère pour être vitement ôté de ces cérémonies. Et toi, mon frère et mon maître, tu suffiras bien à m’instruire ! »
Il bondit vers une table, écrivit une longue lettre, la lut à d’Aubigné qui y ajouta ses respects.
Le mois suivant, il abandonnait le collège. Et les professeurs s’aperçurent à ses révérences, malgré l’ironie moqueuse des balancements de son chapeau, qu’il était sous ses dehors rudes tout dressé déjà.
Sous la surveillance de Béroalde, de La Gaucherie et de Beauvoir, les deux enfants, dès lors, travaillèrent ensemble dans un pavillon isolé construit autrefois pour Diane. D’Aubigné avait douze ans, le prince en avait dix. Sous ces ombrages, dans ce froid retrait au silence de moustier, huit mois s’écoulèrent à traduire de vieux auteurs, à rêver sur les chants d’Homère et à s’enorgueillir de Plutarque. Trois pensées vigilantes, trois hommes, trois sages, près de la muraille, apaisaient ces enfants ardents, désattisaient le feu de leurs disputes, et les remettaient l’un devant l’autre, avec leurs erreurs, dans la clarté de la logique éternelle. Ravi de cette existence, le prince ressaisit son parler salubre, ses aises paysannes. Un seul danger : l’ombre de Catherine, présente partout, sinistre… Et plus d’une fois, curieuse non seulement de ce d’Aubigné qui avait à sept ans traduit Platon, mais de ce prince de Navarre, brusque et subtil, dont on citait des merveilles, la frivole Cour, écartant les feuilles, s’en alla surprendre ces jeunes dieux qui tour à tour juchés sur les fenêtres, les bosses des sculptures, les grilles et les balcons, grimaçaient, riaient, grattaient leurs pieds nus, étudiaient en s’entendant vivre, cabriolaient sur des jonchées de poèmes, commentaient les philosophes, les rabins, parlaient calcul et magie, causaient du ciel, des âmes, de l’histoire, et joyeux d’être délivrés du collège disputaient fraternellement en grec en mangeant des raisins de France.