Le Roi/L’enfant VIII

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 63-70).

VIII


Dès cette année-là, un grand trouble arrêta la vie française. La tyrannie de Catherine, les disputes des princes, les trahisons, les assassinats, les escarmouches religieuses et leurs brûlements contraignirent Béroalde à s’enfuir avec d’Aubigné. Le prince de Navarre les escortait. À Villeneuve-Saint-Georges, les enfants descendirent de cheval, et une immense mélancolie les accouda sur le parapet. Tout bas, le cœur enflé, ils se dirent des paroles douces. D’Aubigné se désespérait de quitter « un cabinet de livres couverts somptueusement, et autres meubles », mais la souffrance du prince, plus humaine, était plus profonde. Un bras autour de son ami, « et avançant la tête vers l’eau pour passer ses larmes qui tombaient en bas, il lui prit le désir de se jeter après elles ». Le vieux Béroalde sépara leurs jeunes sanglots, et triste, le front bas, l’oreille attentive aux tip tap de la cavalcade qui fondait dans la nuit venante, le Béarnais, seul sur la route, écouta s’enfuir son amitié.


Revenu dans son désert, à ses livres, une faiblesse arrêta ses doigts : les pages chantaient toujours, le cœur usé n’entendait plus. Il en pensa revivre l’ancien battement : Larochefoucauld, Ségur devinrent ses fidèles, mais d’Aubigné occupait son âme délicieusement. Sans ressort, sa vie traina. Lentement il se laissa gâter, prit d’injustes fureurs sans cause, ronfla quelque peu dans le jour et mollit. Il jurait à la courtisane par mordieux, têtedieux, milliers de sangdieux, et c’est pour rendre cette habitude inoffensive que La Gaucherie, avisé, inventa ce Ventre-Saint-Gris qui n’offensait que la raison. Ce retour par la traverse à de plus modestes langages fut le seul bien des années mortes qu’il passa loin de son ami. Après le décès de son précepteur, les gentilshommes gascons groupés en conseil pensèrent qu’il était grand temps d’isoler leur prince de la cour, et la reine de Navarre aussitôt prévenue vint à Paris pour le ramener en Béarn. Il avait treize ans.

L’errante maisonnée s’achemina sans croix ni pile, à la mode des cadets, du pain et de l’ail dans ses bissacs, néanmoins fière, hanchée sur ses courts chevaux, et plaisante en dits ; — gagna Nérac et y prit-demeure.

— À quoi vais-je m’y occuper ? demanda le prince.

— Voyagez les champs, lui dit sa mère, je ne vous veux pas voir enfumé dans un coin d’âtre ! Montez à cheval, je vous délivre. Allez apprendre les hommes, deçà et delà, et contrôler de vos yeux ce que vos « écoleries » vous montrèrent. Assez de grimoires, dans deux ans vous prendrez harnais.


Il s’évada. Pendant les deux ans qu’il vécut dehors, libre, au grand air des pensées, il pratiqua sur la vie elle-même. Il n’eut qu’à se montrer dans les maisons de ville, au milieu des camps, sous les chaumes, qu’à entrer derrière son sourire chez l’un et l’autre, pour glaner et dresser étroitement, par un sûr instinct de son avenir, la vermeillette gerbe dont il devait faire plus tard son glorieux « chapeau de laurier ». Le secret de cet unisson dans la ferveur des plus hauts comme des plus humbles, c’est qu’il fleurissait sur ses racines, qu’il était de la terre qui le portait : son regard lançait le beau temps aux yeux, son haleine montait du terrain, il avait dans la voix toute la rocaille de Quercy, ses gestes, son rire imitaient les zigzags et le bullement argentin des trépillantes eaux de l’Adour ; et il eût fait un signe, ses compatriotes, ensemble, se fussent levés ou retirés, comme on rentre à l’orage, comme on sort au soleil. Sa mère, dans l’espoir de l’armer plus vite, encourageait ces triomphes, lui facilitait la conquête par ses grâces simples. Il fut le nœud, bientôt, de ces innombrables petits centres. Les espoirs, les haines, les révoltes s’avertirent à travers son nom, il les devina. Mille solliciteurs qui escomptaient l’aventure supplièrent ce prince de quinze ans déjà gaillard, assez fort pour coiffer morion, porter rondache, et dont le poing s’impatientait sur l’épée. Quand Jeanne le vit à bout, excité à l’action par le pays même, lorsqu’elle sentit qu’allait enfin sonner l’heure, et qu’il l’attendait, bouillonnant, la main sur les rênes, prête déjà…, sans háte, elle le retira au château de Pau, lui fit la peinture désolée de France, lui marqua son rôle, en traits courts qui désignaient au prince une place modeste, en attendant que le sort, s’il le méritait, la lui fit meilleure, l’arma, lui montra la chemise d’Antoine de Bourbon son père, toute sanglante, et le matin de son départ, pendant que les gentilshommes qui devaient le suivre organisaient le bagage, l’amena solennellement à la grand’chambre où il était né.

À peine fut-elle ouverte que le jeune homme, muet, s’immobilisa sur le seuil ; il ne la reconnaissait plus…


Trois métiers à tapisserie, de haute-lisse, y étaient seuls installés. Rien n’y manquait : la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure et le peigne d’ivoire qui devait servir à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la grande salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs. Il regarda sa mère qui était grave, et reporta, frissonnant, ses yeux sur les trois métiers : alors il y vit des choses nouvelles.

À travers chaque trame, derrière les fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres féminins aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient les trois métiers vierges. Immobiles comme l’attente, ces femmes avaient une main levée sur le bâton de croisure, l’autre inerte, et regardaient, tragiques, par delà le prince et la reine, l’Invisible.

— Qu’est-ce ?… murmura l’enfant. Comme à l’âge de son berceau, il saisit le bras maternel. Mais la reine le poussa devant :


Voici que je suis seule, mon fils, et que vous venez d’atteindre quinze ans. Deux routes s’offrent à votre âge : à main droite est le bien, à main gauche est le mal ; vous savez déjà laquelle prendre, et irez avant. Il vous faut partir à la guerre, agir en prince. Le sang bout aux jeunes ; toutefois, pour mener des mains, sauter aux actions et aux entreprises, nécessaires sont les conseils, j’y ai pourvu. Entendez en bas, voyez ces chevaux qui piaffent et ces plumails dessus les casques, regardez tous ces guerroyeux : ils ont comme M. de Montluc notre ennemi, lequel passa par six mille canonnades et cinquante mille arquebusades, « robe blanche de loyauté ». (La reine les désignait par la fenêtre) Je vous abandonne à eux, mon fils, ç’ont vieils personnages d’expérience instruits par les faits et la réflexion. Ne vous montrez pas auprès, contre votre coutume, muable et léger ; s’il est difficile, Henriquet, de donner avis, est plus difficile aux autres de le savoir prendre. Questionnez donc en route maints et maints, écoutez disants et contredisants ; têtes blanches sont sages ; et tenez-vous ensuite de pied coi, car il vous faudra manger beaucoup de sel pour connaître un homme. Ils vont vous conduire à MM. de Condé et de Coligny qui vous attendent là-bas, le feu sur le serpentin, pour vous enseigner la guerre. Courez-y intrépidement ; il ne faut qu’un peureux pour retarder mille braves. Vous avez assez lu et fait écritures, celui qui se presse aux paroles doit s’empresser double vers les actes. Veuillez ce que vous pouvez, ce que vous devez. N’oubliez jamais que vous êtes pauvre : vous portez votre grange et votre cave sur la selle de votre cheval. Boutez fer et flamme tout en vous garant des écornes, et ne sortez des batailles que le dernier morceau à la bouche. Ça, m’avez compris ?

— Oui, dit l’enfant pâle.

Un silence étreignit la salle.

— Et celles-ci, questionna le prince en montrant les femmes, qui sont-elles ?

La reine baissa la voix :

— Je ne puis vous les, nommer, elles n’ont pas de nom.

Stupéfait, il demanda :

— Et leur pays ?

— Elles viennent d’on ne sait où, de loin, de derrière peut-être ce qui est loin, dit la reine. Elles disent qu’elles aidèrent le roi Attale à joindre les fils d’or aux broderies, qu’elles tissèrent jadis les histoires d’Orphée, d’Andromène et d’Amyone, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé, elles disent avoir posé l’écarlate à Jérusalem sur le Voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie ; elles savent le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

— Mais pourquoi sont-elles là ? dit l’enfant tremblant. Que feront-elles ici ?

Les femmes n’avaient pas l’air d’entendre. Indistinctes, rayées par les longs fils gris, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux. Et la reine les désignant prononça ces hautes paroles, lesquelles, pour à tout jamais, s’engravèrent dans le cœur du prince :

— Je puis me départir demain vers mon Juge, mais voici mes trois remplaçantes. À peine aurez-vous disparu d’ici qu’aussitôt portées à l’ouvrage ces ouvrières entreprendront sur les fils ce que leurs yeux perçants vous verront accomplir de bon et de mauvais, et aussi ce qui n’est ni bon ni mauvais. (La reine avança son bras) La première de ces trois femmes vous représente le Bien, la deuxième le Mal, et la troisième ce qui n’est ni le bien ni le mal ; c’est pour les princes la plus sinistre, car si les rois braves sont grands et si les làches sont infâmes, les chefs inutiles, inférieurs aux méchants, sont la honte des morts eux-mêmes ! Avant de me quitter, enfoncez-vous ce lieu, je vous prie, et gardez-en la mémoire : sont là rangées laines éclatantes, d’azur ou ténébreuses, que vos faits sur la trame soient toujours contés en fils clairs. (La reine secoua la torpeur du prince) Or, plus de paroles ! assez d’avis ! Je vous requiers seulement, dans le monde où vous allez vivre, de penser jour et nuit au travail des « haute-lissières » et qu’après chacun de vos combats vous redescendiez à ces femmes pour connaître sur leur ouvrage votre balance d’honneur. J’entends les trompettes, aou Henric ! est grand temps que partiez. Avancez votre front que je l’embrasse.


Leur baiser dura une vie. À travers la fenêtre, la reine fit un signe. Les clairons sonnèrent.

L’escorte attendait. Il se mit en selle et passa la grille.

Aussi longtemps qu’on put les voir, lui et sa troupe, les femmes ne bougèrent pas le regard dans l’invisible, elles tenaient en leurs mains les flûtes de laine…


Mais comme le prince disparaissait, elles commencèrent ; un fil courut sur les métiers.


FIN DU PREMIER LIVRE