Le Roi/Le Capitaine III
III
Environ les cinq heures, par un de ces frais matins de mi-mai que les abeilles sucent les roses, le roi passait avec ses fourriers dans une rue d’Agen, lorsque tout à coup il s’arrêta.
— Qui m’émeut ainsi ? songea-t-il. Me semble lointainement reconnaître ces jardins pauvres, la fontaine que voilà, ces murs de maisonnées aux javelles d’avoine, la rue entière. Ceci est le rempart, quartier du menu peuple, j’ai dù venir en ces lieux dans un temps passé dont mon cœur bat aujourd’hui, mais quand ?
Il prit soudain parti, barra la troupe.
— Monsieur de Vielcapet, dit-il, allez au camp à ma place et ordonnez-y le départ de manière que tout soit paré pour l’après-dinée à trois heures, j’ai à faire ici.
Lorsque les quinze hommes eurent disparu, le roi descendit, engagea son bras dans les rênes et se promena le long des maisons, devant les treillages ; un tendre et doux souvenir le conduisait à la main.
— C’est là, fit-il en soupirant.
Il écarta du front les glycines et ses yeux rôdèrent dans le jardin. Le courtil était frais comme autrefois, comme autrefois il y avait un puits, du gazon, quelqu’un tel qu’autrefois y habitait en silence, — mais la fillette de jadis grande femme était devenue, et mélancoliquement enchanté le roi secret la contempla.
Il vit une belle ménagère, frisquement ordonnée quoiqu’il fut matin, mais blanche d’un souci qui l’avait pâlie comme sucre doux. Le roi douloureux songea.
Il y avait quatorze ans, il était entré en ce clair jardin ; et tandis qu’on le cherchait ailleurs, dans les rues, aux pieds de la fillette qui ne savait pas qu’il était prince il avait deviné l’amour.
Sous le scoffion de toile fine, il reconnaissait le visage ancien, la bouche, les yeux, le front. Quelques gestes particuliers, même, l’émurent. Il n’y put tenir, et cogna.
Mais comme elle le regardait, tranquille, en venant à lui du fond du jardin, il comprit qu’elle ne pensait pas à « l’autre », et un trouble obscur l’attrista.
— Le moustier de Saint-Caprais ? demanda-t-il au hasard.
— Hé bé ! dit-elle, vous lui tournez dos ! D’ici on ne peut vous dire. Mais allez par ce bout ; la rue passée s’aperçoit la cloche, et demandez alors aux matineux qui doivent y attendre le départ du roi pour la guerre.
— Le roi ? la guerre ?
— Vous ne savez pas ! Vous êtes done ici d’aiguillée ?
— Oui… seulement de passage. (Une pause : il attendit que son cœur se tût) Je ne connais pas la ville, je suis de loin. Et vous dites, demoiselle, que le roi de Navarre…
— S’en va faire des forcements du côté Gascogne. Qui terre a guerre a, dit-elle avec un soupir ; un prince comme lui doit ouvrager son royaume.
— Vous le connaissez ?
Elle regarda l’homme qui venait de toucher son cœur :
— S’aucun vous interroge, y direz nani !
— Défâchez-vous, balbutia-t-il. (Ses mains se croisèrent sur le treillage) Ne partez pas, venez ci.
— Laissez-moi en paix.
— Vous resteriez bien, avoua-t-il, si cette mouche que nous importune de ses fols zonzons (il fit mine de la saisir) bourdonnait dans la coque de votre oreille que le roi et moi nous connaissons bien (d’un air distrait), et que je fis campagne sous sa cornette, à l’échauffourée de Moncontour.
Curieuse, elle regarda l’étranger, ses yeux. simples, son corset de soldat, ses bottes tachées de boue, et revint vers lui à pas timides.
— De fausse langue méchants mots. Puisque vous étiez de son armée, dites-moi comment il était, je verrai si vous mensongez.
Il sourit.
— Bon comme saint Martial, et brave.
— Et beau ! fit-elle en confiance.
Hésitant, il osa un piège :
— Quoique j’aie le cuir boucané, d’aucuns qui nous ont vus m’ont dit que j’avais un peu son visage.
— Trinité ! (Son rire vola dans l’ombre comme un oiseau blane) Vous et lui semblables ! c’est caillou et verre de Vendôme !
Malgré lui, honteux, il tourna la tête.
— Beau, continua-t-elle, à défendre aux anges le dormir ; si vous l’aviez vu lorsqu’il vint !
Ses yeux bleuirent dans le passé.
— Il entra ici ?
— Oui, soldat.
Ils regardèrent le jardin avec émotion.
— Et y a longtemps ?
— Près de quinze années. Il vint et s’en revint et passa comme le soleil. (Montrant ses cheveux) Il me prit une fleur ici, car au temps jadis fus mignotte. Depuis, soldat, j’y pense tous mes jours.
— Il n’avait alors que neuf ans ; asteure, dit-il, c’est un haut homme.
Elle s’écria soudain, collée au treillage :
— Puisque vous suiviez son étendard, vous le connaissez done ! Gendarme qui venez des guerres, parlez-moi de lui !
Etait-ce pour céler un pleur, ou inventer sa réponse ? Le rude Béarnais, à ces mots, baissa le front, et ce geste lui découvrant ses grossiers habits campagnards de buffle éraflé, ses mains de laboureur et son béret de laine, il comprit. Fallait-il guérir cet aveugle oiseau qui vivait sur sa branche, depuis quinze ans, d’un souvenir de soleil ? Sa bouche palpitait déjà ; non, répondit le cœur. L’amour dont il venait d’entendre la plainte lui parut si chaste qu’il trembla même d’y toucher. En cette âme innocente, il laissa l’image du « Roi » telle que le rêve l’y avait écrite ; et la regardant toujours, les yeux dans les yeux, il écouta lentement s’éteindre, comme une voix mauvaise, les bouillonnements passionnés qui avaient envahi son sang. Lutte divine. Lorsqu’il óta ses mains du treillage, des rameaux broyés en tombèrent, mais il était sauf.
— Sa Majesté, dit-il, est à la semblance du beau songe que votre cœur s’en est fait ; Elle porte écharpes de satin et plumails glorieux. (Ardente, la jeune fille écoutait) Pour n’être plus d’un enfant, sa beauté s’est faite martiale. Faut admirer le roi quand il chevauche. Sa barbe mentonnière est d’or, et ses yeux sont fins comme argent de crépelle. Il parle, en surplus, comme le roseau du dieu Pan.
— Oui, dit-elle, du matin jusqu’à la nuictée, c’est bien ainsi que je l’aperçois. Discourez, monsieur l’officier, vos paroles me sont civettes !
— Un petit peu m’étonne, murmura-t-il doucement, c’est qu’ayant le malheur d’être rebuffé de la reine il n’ait rien entrepris jamais pour vous joindre.
— Que dites ? Un roi tomber dans mes cuveaux et poêlettes !
— Femme bonne vaut une couronne.
— Vous sifflez, badin ! Suis-je dame portant atours ?
— Achille aima Briséis qui était serve, et l’amour n’est jamais vilaine.
Elle regarda l’étranger, ignorante s’il se moquait.
— Voici le temps venu que partiez. La lune va finir là-haut son tour de charrette et les étoiles s’en vont. Il me faut ménager en hâte pour l’aller mieux voir.
— Qui ?
— Pardi, fit-elle étonnée, le Roi.
Il devint pâle.
— Or bien, haussa-t-il là voix, je vous adjure de garder la chambre. Suis au fait de la défilade : À trois heures, au son des tambours, l’armée viendra ici marchant au rempart. Restez donc. enclose et attendez-moi. Derrière votre chaise, je vous le montrerai au passage.
Elle vit qu’il disait vraiment, sourit, lut, les yeux au ciel, l’heure tardive, et s’effaça comme une ombre.
Il s’éloigna.
Le soir, au signal des chefs, une martiale sonnerie
se mêla aux grands bourdons rauqués : tambours
et fifres sonnèrent la « française », et tout
s’ébranla. Neuf régiments partirent, groupés en
compagnies de deux cents, les hommes cinq par
cinq, jarrets tendus, leurs piques étincelantes
redressées. La foule, silencieuse regardait ces milliers
d’enfants qui allaient conquérir la paix par
les armes et s’acheminaient à la mort, une miche
dans le bissac, comme rémouleurs à la foire. Les
femmes enthousiasmées leur lançaient des pots
de confits, des pans de lard, de légères crêpes
gasconnes qui papillonnaient comme des mousselines,
les soldats leur renvoyaient des baisers.
Jamais on n’avait vu troupes si hardies. Dans
chaque régiment, d’abord, la compagnie d’arquebusiers
d’avant-garde, les tambours, le tiers des
piques. Intervalle. Puis le colonel, « visage gracieux
et découvert », le panache au casque et
l’épée en main, son second le sergent-major ; ensuite
la masse des piquiers avec les enseignes,
d’autres tambours, une compagnie et demie d’arquebusiers,
les bagages en queue. Ces régiments
traversèrent la ville, suivis des cavaliers, des canons.
Les rues étroites ne pouvant contenir la foule, l’armée seule y entra. Un visage pâle,
invisiblement auréolé dans l’air pur de pensées
sublimes et souffrantes, regardait s’approcher les
troupes. Lorsqu’elles marchèrent sous ses fenêtres,
la femme prit le bras de son compagnon du
matin debout derrière elle et les lui montra d’un
radieux geste ébloui. « Voilà de braves compères »,
dit simplement l’homme. La femme regardait toujours.
Après les régiments à pied, des écharpes
blondes se montrèrent, si somptueuses que la rue
humblette en était fleurie : c’était la Cornette
Blanche ; et soudain, dans une lumière, en avant
de la masse des gentilshommes qui formaient l’escorte
du roi, un cavalier surgit, magnifique, à la
barbe d’or, aux yeux bleus, aux oreilles ornées
d’opalines perles, son cou blanc joliment assis
dans une collerette à tuyaux de quinze lés de linon,
godronné, frisé, ceint d’un buse de toile vermeille
enrichi de beaux passements, guipures, récamures,
de pierres en grand nombre du plus haut prix, et
monté sur un vif cheval aux soies noires qui fanfaronnait
d’un pied fier et semblait coursier d’empereur.
« Il m’a trop bien écouté », pensa Henri.
M. de Fonsorbes qui jouait la partie du roi ne
s’était jamais aussi bien vêtu. L’économe Gascon
haussa les épaules. Et déjà, machinalement, il
comptait la somme qui avait dû être gaspillée,
lorsqu’un bras fiévreux, tout à coup, lui saisit la
nuque, le ploya par terre et l’y retint, tandis que
haletante, rauque en ses sanglots, si sublimisée
par l’amour qu’elle semblait un appel de sainte en extase, une immatérielle voix ingénue lui lançait
ce cri impérieux :
— Le Roi ! — À genoux, soldat ! et disons un psautier pour lui !